Ítaca: Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

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http://revistes.iec.cat/index.php/ITACA ISSN (ed. impresa): 0213-6643 ISSN (ed. electrònica): 2013-9519

Quaderns Catalans de Cultura Clàssica N. 35
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Catalans de Cultura Clàssica Núm. 35-36 2019-2020

Quaderns

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Objectius i temàtica / Goal and themes Ítaca és la revista anual de recerca en estudis clàssics que des de 1985 publica la Societat catalana d’estudis clàssics (SCEC), filial de l’Institut d’Estudis Catalans (IEC), adscrita a la Secció Filològica (SF). Ítaca pretén col·laborar en la redimensió de tota la cultura clàssica des d’una òptica interdisciplinària i amb rigor filològic. Aplega estudis i materials relatius a aquest camp del coneixement. Sotmet els treballs publicats a un procés d’avaluació extern i anònim.

Ítaca is a journal published once a year by the SCEC (Catalan Society of Classical Studies), a subsidiary section of the IEC (Institute of Catalan Studies) belonging to its SF (Philological Section). Ítaca wants to contribute to a higher dimension of the whole classical culture from an interdisciplinary perspective and taking much care of the necessary philological rigor. It covers studies and all sort of documents related to this field. All papers submitted undergo a double-blind peer review process.

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ISSN: 0213-6643

Dipòsit Legal: B. 35209-1986

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine épicurienne. X. Riu - M. Jufresa ........................................................................................ 9

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga o quan els filòsofs parlen en vers. S. Grau 31

La référence aux arts dans la rhétorique. Nam et oratio efficitur arte sicut statua (Quint., II, 21, 1). V. Naas 55

Les limites de l’écriture philosophique chez Cicéron (Lucullus) et chez Augustin (Contra Academicos). C. Lévy 71

La douceur dans les Épîtres d’Horace : un art de vivre entre poésie et philosophie. J. Houdenot 85

Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide: un traitement homéopathique de la passion amoureuse. D. Mézière 99

Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique : le De Architectura de Vitruve. A. Raffarin ............................................................................... 117

Hegemonia i imperi a l’Himne a Roma de Melinnó. C. Garriga 131

El motiu del ‘mirall de l’ànima’ en les Lletres a Lucili. J. Pià-Comella 143

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien. F. Mestre - P. Gómez 153

Le Pasteur d’Hermas: Autobiographie ou fiction littéraire? M. Camps-Gaset 171

Més enllà del document processal: les Actes del martiri de Justí. M.T. Fau 183

Renaissance de la poésie didactique : Homère philosophe et Empédocle poète E. Séris 193

Índex Presentació 7

Presentació

Tots els articles del present volum d’Ítaca són fruit de les sessions científiques Terceres trobades franco-catalanes sobre l’antiguitat clàssica / Troisièmes rencontres franco-catalanes sur l’antiquité classique que, sota el títol de “Formes del discurs literari i filosòfic a l’antiguitat” / “Formes du discours littéraire et philosophique dans l’antiquité”, es van celebrar a l’Aula Pi i Sunyer de l’Institut d’Estudis Catalans, els dies 25 i 26 d’octubre de 2018.

Com és habitual i preceptiu en la nostra revista, totes les publicacions són sotmeses a avaluació externa, cega i per parells, d’acord amb les regulacions generals en l’àmbit dels nostres estudis.

Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 9-29

DOI: 10.2436/20.2501.01.90

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine épicurienne

Xavier Riu et Montserrat Jufresa

Universitat de Barcelona

AbstrAct

The aim of this paper is to examine the relationship between the formal aspect — structure, composition, type of text — and contents of the extant writings of the Epicurean philosopher Philodemus of Gadara. This can be achieved only by putting his oeuvre in the context of its own time, 1st century bC, and its primary audience, Roman upper class. Our hypothesis is that the hypomnémata written by Philodemus adapt the form of the philological Hellenistic commentaries to the needs of a polemical stance aimed at updating and accommodating Epicurean philosophy to a new environment.

Keywords:Philodemus of Gadara, Epicureanism, hypomnémata, paideía,

Le but de cette intervention est d’examiner le rapport entre l’enveloppe formelle — structure, composition— et le contenu des œuvres qui nous sont parvenues du philosophe épicurien Philodème de Gadara (ca. 110-40 aC).

C’est pourquoi nous croyons qu’il faut faire d’avance quelques considérations à propos des circonstances dans lesquelles ces œuvres ont été écrites.

Philodème, un syrien hellénisé d’une des cités de la Décapolis, est allé d’abord en Alexandrie, puis à Athènes, où il est entré au Jardin d’Épicure. Le directeur de l’école était Zénon de Sidon (scholarque entre 120 et 79 aC), qui s’était proposé une rénovation de la doctrine par l’approfondissement dans l’étude des livres du fondateur, Épicure, et de ses premiers disciples, Métrodore, Hermarque et Polien. Ce renouvellement était nécessaire, à dire de Zénon, parce que pendant trop longtemps —sans doute dès la fin du IIIème

Xavier Riu et Montserrat Jufresa

siècle et tout au long du IIème— les philosophes du Jardin s’étaient laissés emporter par la paresse et n’avaient pas lu ni analysé suffisamment l’héritage écrit des Maîtres. Cela les avait conduit à n’utiliser que des formulations et des résumés de la doctrine épicurienne, ce qui a contribué à leur réputation de dogmatiques et probablement leur a gagné un peu du discrédit qu’on trouve dans quelques citations de la comédie nouvelle1. La concurrence avec les autres écoles de philosophie à Athènes et l’intérêt pour se défendre de leurs critiques, surtout celles des stoïciens, a stimulé sûrement aussi ce désir de rénovation, auquel a probablement contribué de même le besoin d’attirer des disciples parmi les nombreux romains qui se rendaient à Athènes pour étudier.

On ne sait pas très bien à quel moment, si avant ou après la conquête d’Athènes par Sulla, ou après la mort de Zénon, Philodème s’est transféré à Rome. On a supposé que c’était en 75 aC. Il est entré alors dans le cercle épicurien —un autre Jardin— constitué à la baie de Naples sous la direction du philosophe Siron, et a maintenu un rapport étroit avec le consule Lucius Calpurnius Pison, comme on sait par le témoignage de Cicéron et du fait que les papyrus carbonisés qui contiennent les œuvres de Philodème ont été trouvés à Herculanum, au cours des excavations d’une villa appartenant à Pison et que plus tard, en 79 pC, a été ensevelie par l’éruption du Vésuve2

Dans son Storia della letteratura latina, Augusto Rostagni3 commentait que, dans la période entre 90 et 50 aC, la philosophie épicurienne a joui d’une popularité incontestable à Rome, et qu’elle a attiré une partie des intellectuels qui aimaient l’exaltation de la tranquillité d’esprit, l’amour pour la nature et la culture de l’amitié. D’autre part quelques hommes d’affaires et politiciens ont vu dans le matérialisme, l’utilitarisme et la valorisation de l’individu des arguments pour détruire un ordre établi qu’ils voulaient changer. Par conséquent, au moment où Philodème est arrivé à Rome l’épicurisme jouait déjà un rôle dans cette société, un rôle que le fondateur du Jardin n’avait pas prévu. La tâche à laquelle le philosophe de Gadara a dû s’atteler a été celle d’adapter la tradition des enseignements d’Épicure, formulés deuxcents ans plus tôt dans un environnement différent, à une réalité nouvelle qui avait d’autres exigences comme la société romaine de son époque. Stoïcisme et épicurisme y rivalisaient pour offrir une doctrine utile à la préservation de la vie publique républicaine et de la vie privée des individus, comme on voit dans les écrits de Cicéron.

Ainsi, on constate d’abord en parcourant la liste des œuvres de Philodème, environ 30 à sujet philosophique conservées dans des papyrus, plus les 36

1. E.g. Damoxène, fr. 2 K-A, ap. Ath. 3.101f-102e; Baton, frs. 3 K-A (ap. Ath. 7.279ac) et 5 K-A ap. Ath. 3.103b). Cf. JufresA 1997.

2. Voir à ce propos, entre autres, Auvrey-AssAyAs ; delAttre (eds.) 2001 ; à propos de la villa et la « bibliothèque de Philodème », delAttre 2006.

3. rostAgni 1964, vol. I, pp. 507. À propos de l’épicurisme au monde romain, on peut voir entre autres gigAnte 1969, 1987 ; Armstrong, et al. 2004 ; vesperini 2009.

10

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 11 épigrammes recueillis dans l’Anthologie Palatine, qu’il n’y en a aucune à propos de la physique ou les sciences. On y trouve des écrits de logique — Sur les signes et les inférences —, à sujet esthétique et littéraire — De la rhétorique, Sur les poèmes, Sur la musique , théologiques — Sur les dieux, Sur la piété , des écrits historiques et biographiques — Revue des philosophes, Des Stoïciens, Aux amis de l’école, Sur Épicure à propos de l’épicurisme et des autres écoles ; un grand nombre d’écrits sur l’éthique — Des caractères et des genres de vie, Des vices et les vertus opposées, De la liberté de parole, Les Choix et les rejets, un écrit Sur la mort, et un autre sur le bon gouvernant Du bon roi selon Homère

Il est évident au premier chef que cette production est consacrée en grande partie à des œuvres de contenu éthique (il fallait s’y attendre, puisque l’éthique est une des parties fondamentales de la philosophie épicurienne), même si, comme on verra, la formulation de Philodème admet quelques concessions visant à la rendre plus accessible aux moeurs des romains qui fréquentaient son cercle, des gens riches et cultivés, pepaideuménoi. En un sens pareil, le De signis viserait à neutraliser les critiques sur la « pauvreté » de la théorie de la connaissance épicurienne moyennant une dissertation logique, matière qui était l’expertise des stoïciens. Les écrits sur des sujets littéraires et musicaux, voudraient démentir cette autre affirmation, selon laquelle les épicuriens étaient des rustres incultes —des ágroikoi—, formulée par des rivales, qui adduisaient l’exhortation d’Épicure à Pythoclès : παιδείαν δὲ πᾶσαν, μακάριε, φεῦγε τἀκάτιον ἀράμενος (« Fuyez à voiles déployées, heureux jeune homme, toute sorte de culture [ paideía] »)4, ou : Μακαρίζω σε, ὦ Ἀπελλῆ,

ὥρμησας (« Je vous tiens pour heureux, Apellès, parce que, épuré de toute éducation traditionnelle, vous avez entrepris la philosophie »5 . Or, on nous dit qu’Épicure avait utilisé les adjectifs ἀμαϑής et ἀπαίδευτος à propos de Pyrrhon6, ce qui veut dire qu’on ferait bien de ne pas donner trop de poids aux accusations des écoles rivales, si les épicuriens eux-mêmes employaient ces adjectifs par rapport à leurs adversaires. Et d’ailleurs, Philodème dit que pour comprendre les œuvres des maîtres il faut avoir une éducation grecque et non barbare :

Ad contubernales, col. XVI. 1-15 Angeli δ[ύ-]

4. D.L. 10.6 (= fr. 163 Us., [89] Arrighetti 1973), qui d’ailleurs inclut une référence à l’Odyssée, Odyssée qui fuit les Sirènes.

5. Athénée 12.588A (= fr. 117 Us., [38] Arrighetti 1973).

6. Cf. chAndler 2007, p. 3.

ὅτι καϑαρὸς πάσης παιδείας ἐπὶ φιλοσοφίαν
ναν̣[ται] μ[ὲν] τοῖς [β]υ̣βλίοις̣ παρακολουθεῖν οἳ καὶ

12

… Les gens en mesure de prêter attention aux livres, ce sont ceux qui, parce qu’ils ont eu la chance de fréquenter une école qui sied à des Grecs, non à des [lac. 1 mot]7, et sont formés aux disciplines scolaires, expliquent justement les propos des hommes qui se sont occupés d’élucider ce qui est obscur. Ayant étudié en philosophes — de l’enfance à la vieillesse — des considérations similaires du moins, à défaut d’autre chose, ils ont composé des écrits très nombreux et fort intéressants par leur précision8

Et il continue : ο[ἱ] δὲ δουλεύσαντες

|

γ[ω]γοι καὶ | γράμματα μὴ μ[α]θόντες. (« En revanche, ceux qui sont esclaves et accomplissent de durs travaux, ou qui sont privés d’éducation, et qui n’ont pas appris à lire et à écrire … »)9 .

Format des œuvres de Philodème

Pour achever cette tâche d’approfondissement et rénovation de la doctrine épicurienne, Philodème adopta dans presque tous ses ouvrages, qu’apparemment lui-même appela hypomnémata, une structure polémique, développée grâce à un schéma qu’il avait probablement appris de son maître Zénon 10 . Au début de ces ‘commentaires’ sont exposées les opinions de

7. Cette lacune a été supplémentée par Anna Angeli avec [Perses], ce qui est souvent accepté ; en tout cas, il s’agit de barbares.

8. Cf, Angeli 1988, p. 181. Traduction de Daniel delAttre et Annick monnet in delAttre ; pigeAud 2010, p. 739.

9. Ibid., ll. 16-18. Sur ce reproche comme une cause des discussions de Philodème sur la musique, voir De mus. 144, 1-6 : « C’est le reproche de rusticité qu’on <nous> a adressé qui m’a poussé, en vérité, à m’étendre autant sur ce point.» (Trad. Delattre) et cf. 140.14-32. Nous remercions Adrián Castillo pour cette référence.

10. Comme on peut conclure à partir d’un passage de À l’adresse des [amis de l’école] (PHerc 1005), col. X. 9-15 Angeli : « Pour répondre aux accusations portées contre le discours et le genre de vie d’Épicure et de son entourage, il [Zénon] s’est aidé du contenu même de leurs livres, dont il cite d’innombrables passages sur chaque sujet : ainsi sur la grammaire,

σι καὶ̣ [ο]ὐ̣ [Πέρσαις] πρεπού- 5 σης καὶ παι[δευθέ]ν̣τες ἐν μ[α]θήμασι, δι̣[δά]σκουσι καὶ [τ]ὰ τ̣ῶν ἐπιτετηδευκότων ἀσάφειαν ἐξευρίσκειν καὶ ὁμοειδῆ
γ’, εἰ μηδὲν ἕτερον, ἐκ παιδίου μέχρι γήρως φ[ι]λοσοφήσαντες καὶ τοσαῦτα καὶ τοιαῦτα ταῖς ἀκριβείαις συντεθεικότες· 15
τετυ[χ]ό̣τες ἀγωγῆς Ἕλλη-
10
ἐρ-
γατικῶς ἢ ἀν ά

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 13

l’adversaire, et ensuite Philodème les soumet à une critique détaillée et « en correspondance » qui applique les principes de la doctrine épicurienne. Quelquefois le texte de l’adversaire est copié entièrement11, d’autres fois il est peut-être seulement résumé. Finalement, il présente son opinion appuyée sur les textes des fondateurs et aussi sur d’autres philosophes, postérieurs ou contemporains de ceux-là, comme Zénon, Bromios ou Démétrios Lacon.

Voyons deux exemples de la dénomination :

De musica, col. CXLVIII. 19-22 Delattre12

De poematis 5, col. XXIX. 7-23 Mangoni

ημάτων, τίνος αὐτῶι̣

καὶ πόσης ἡδονῆς [γ]έμε[ι π]αρεστακότες ἐν

τ[ῶι] δευτέρωι τῶν ὑ-

πομνημάτων, διὰ τὸ 15

καὶ περὶ ποιήματος εἶ-

ναι κοινῶς, ἀποδοκιμά-

[ζομ]εν παλιλλογε[ῖ]ν,

ὥσ[τε] τὰς παρὰ Ζήνωνι δόξας ἐπικόψαντ[ε]ς 20

ἤδη [με]μηκυσμένον

τὸ σύνγραμμα καταπαύ-

σομεν13 .

Voilà la traduction de Mangoni:

Per quanto riguarda poi la sua teoria relativa alle parti elementari del linguaggio, sulle quali afferma che si fonda il giudizio dei pregevoli componimenti poetici, poiché abbiamo già mostrato di quale e quanto piacere essa sia piena per lui nel secondo libro, in quanto riguarda anche il componimento poetico

sur l’enquête historique, sur les proverbes et choses du même genre, sur le style, sur les [bons] poèmes, sur la piété » (trad. delAttre - monnet in delAttre ; pigeAud 2010, p. 738).

11. Comme un long passage de Théophraste dans l’Économique (voir après).

12. delAttre 2007, ii, p. 310. Cf. aussi col. CXXXVIII. 5-6 D, ἐν τῶι τρίτωι τῶν ὑπομνημάτων

13. mAngoni 1993, p. 156.

εἴρηται δὲ περὶ τοῦ μέρους κἀνταῦθα μέν, 20 ἐπὶ πλεῖον δ’ ἐν τῶι δευτέρω`ι´ τῶν ὑπομνημάτων.
τὰ δὲ περὶ τῶν σ[τ]οιχείων, ἐν ο[ἷς] τὴν [κ]ρί[σ]ιν εἶν̣α̣ί φη-
σι τῶν σπου[δ]α[ίων] ποι- 10

14

Xavier Riu et Montserrat Jufresa

in generale, non riteniamo opportuno ripeterci. Perciò concluderemo il già troppo lungo scritto con la confutazione delle opinioni raccolte da Zenone14 .

Mangoni croit que ὑπόμνημα « indica ovviamente qui il singolo libro (e non l’intero trattato), come, p. es., in De mus. IV, col. XXIV 5 »15. À vrai dire les deux options sont possibles : on peut comprendre ἐν τῶι δευτέρωι τῶν ὑπομνημάτων comme ‘dans le deuxième des hypomnémata ’ et interpréter que chaque livre est désigné hypómnema (comme apparemment fait Mangoni), ou bien ‘dans le deuxième livre des hypomnémata’ et interpréter que l’œuvre entière sont les hympomnémata et chaque livre est désigné par le numéro (comme semble faire Armstrong dans sa traduction : « in the second book of this work »)16. Il nous semble que la deuxième option est la bonne, puisque nous n’avons pas raison de croire que chaque livre était conçu comme un ‘commentaire’ à part, et que plutôt l’œuvre entière était nommée indifféremment hypómnema au singulier ou hypomnémata au pluriel.

Quant aux titres, un examen des subscriptiones sur les papyrus d’Herculanum 17 permet à Del Mastro (2010 : 141) conclure que dans les titres nous avons six témoignages du mot, le plus souvent sous la forme d’adjectif ὑπομνηματικόν (4x : PHerc 168 ; 1427 ; 1506 ; 1674), tandis que les deux autres pourraient être aussi bien ὑπόμνημα que ὑπομνηματικόν. Del Mastro, dans son livre de 201418, semble plutôt adhérer à l’hypothèse formulée par Dorandi en 2007 selon laquelle ὑπομνηματικόν désignerait les livres destinés à la circulation interne à l’école. De notre part, il nous semble possible de proposer une autre interprétation selon laquelle les deux mots ne seraient que des variantes formelles : dans les deux cas possibles de ὑπ ό μνημα (PHerc 182 et 89), ce mot se trouverait juste avant le titre, tandis que lorsque le mot apparaît en forme d’adjectif, il se trouverait juste avant le numéral du livre. Si cette distribution pouvait être avérée, cela signifierait que ὑπόμνημα se réfère à l’œuvre entière désignée par le titre, et qu’il faudrait interpréter ὑπομνηματικόν comme un adjectif avec le numéral du livre.

Si on se demande pourquoi est-ce que Philodème compose des hypomnémata, ou pourquoi ces œuvres sont appelées de cette façon, notre opinion est que ce nom probablement dérive des commentaires des philologues hellénistiques. On va essayer de montrer pourquoi. Ce type de commentaire est expliqué de la façon suivante par Fausto Montana19 :

14. Ibid., p. 177.

15. Ibid., p. 300.

16. Armstrong 1995, p. 266. De même porter 1989, 160-161.

17. Tous les matériaux exposés clairement et un examen complet chez del mAstro 2014 (discussion à propos de ὑπόμνημα/ὑπομνηματικόν, pp. 30-34).

18. del mAstro 2014, p. 33-34.

19. montAnA 2015, p. 92.

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 15

« (ὑπόμνημα, lit. “memory aid”), that is, a “commentary”, arranged on a separate roll. The extensive and erudite hypomnēma began to acquire importance not before the first half of the 2nd century through the work of Aristarchus. In the procedure Aristarchus devised, the link between main text and comment was accomplished by a system of marks or critical “signs” (σημεῖα): the same sign was set at the left of the line concerned, in the copy of the literary work, and at the beginning of the related annotation in the autonomous commentary. While the hypomnēmata were syntagmatic commentaries, or explanations word by word or phrase by phrase in the order in which they occurred in the commented text, the syngrammata (συγγράμματα) were monographs focusing on a specific topic. These syngrammata are also de fined as περὶliterature, or critical works “on” / “strictly concerning” a point of the text or a single question, taking the name from an usual feature of their titles, plausibly traceable to a Peripatetic usage ».

Montana ne le mentionne pas, mais il y avait aussi des commentaires suivis qui reproduisaient entièrement le texte à commenter. Pour comprendre ce procédé, la brève description de Francesca Schironi est utile:

« In the “continuous commentary” the lines were recopied in full and without gaps: in this way, a reader could have avoided the use of a separate edition because both text and commentary were part of the same “book.” An example of this type of commentary is P.Oxy. 19.2221 + P.Köln 5.206, where one can read all the lines being commented upon (Nicander’s Theriaca 377-395) without any need of a separate text of Nicander. »20

Si la « littérature du περί » est plutôt représentée par les συγγράμματα, comment est-ce que les ouvrages de Philodème, qui sont presque tous « littérature du περí », sont appelés en grande partie ὑπομνήματα ? Normalement il ne s’agit pas de commentaires sur une œuvre, mais de réflexions sur un sujet. À ce propos il faut remarquer que la terminologie n’est pas toujours constante, mais qu’il y a une tendance claire dans la direction signalée par Montana. Le sens de hypómnema oscille souvent entre ‘notes’ et ‘commentaire’ (plus ou moins suivi), mais la distinction en face de sýggramma est assez persistante. Cependant il est tout aussi vrai que σύγγραμμα ne perd jamais le sens général de ‘écrit’, ‘composition écrite’, qui peut se référer à n’importe quel texte21. En fait on a bien vu que Philodème appelle un même écrit ὑπομνήματα ou σύγγραμμα (Π. ποιημάτων 5. Col. XXIX. 22 Mangoni). Cela veut dire probablement que la différence entre ces deux mots n’est pas pertinente ici, mais il est toujours le cas que Philodème utilise hypomnémata pour faire référence à ses écrits et qu’on identifie aussi ce mot dans les titres, lorsqu’il est possible de le lire. Peut-être faut-il conclure que ses écrits sont conçus comme des

20. schironi 2018, p. 410.

21. Voir à propos des oscillations dans les usages de syggramma, lAndolfi 2018.

commentaires plutôt que comme des traités, puisqu’ils suivent la structure de citation plus commentaire critique (il s’agit bien sûr d’un autre type de commentaire que ceux des philologues alexandrins, mais il s’agit bien d’un commentaire critique)22

Le recueil et la critique d’opinions de philosophes antérieurs existait déjà : le premier livre de la Métaphysique d’Aristote en est un exemple. Mais dans ce cas les textes ne sont pas reproduits et par contre il y a un développement explicatif du commentateur-critique ; il se passe de même dans le De anima 1.2-5. Entre un livre comme la Métaphysique d’Aristote et ceux de Philodème, il y a la tradition de rédiger des commentaires et de réunir de l’information développée en époque hellénistique.

Markus Dubischar a décrit comme il suit les avantages du hypómnema du point de vue du commentaire philologique : « a physically independent commentary provides more space for the individual comments and elucidations. Paratextual annotations must be brief enough to fit in the primary Textträger’s interlinear or marginal spaces, which are especially narrow on a papyrus. By contrast, the commentary provides more room for both text-critical and exegetical explanations and arguments concerning any number of individual words, lines, or passages. This increase in available space has qualitative rather than simply quantitative effects because self-standing hypomnémata allow not only for extensiveness but also greater depth in the primary text’s treatment. The form of the commentary may thus be said to have a truly liberating effect on philological writing. »23 Puis il continue en disant que le but du commentaire détermine sa structure typique : d’une part, l’auteur dispose de plus d’espace pour les commentaires que lorsqu’il fait des annotations para-textuelles, mais d’autre part, s’agissant d’un commentaire indépendant, en principe le texte commenté n’apparait pas. Il le commente probablement dans le même ordre, mais on ne sait pas exactement qu’est-ce qu’il commente à chaque moment. Une solution sera faire apparaître le texte lemmatisé dans le commentaire : une référence habituellement brève au texte d’origine, un mot ou une phrase.

Il y a plusieurs études plus ou moins récentes sur le commentaire ancien 24 ,

22. Une observation de lApini 2015, p. 1054 à propos de Sénèque est pertinente ici : « This is the tendency Seneca was challenging when he wrote philosophia philologia facta est (Ep. Lucil. 108.23), remarking that it was by now an entrenched habit for thinkers to draw up erudite commentaries on the authors of the past rather than putting these authors’ precepts into practice. » Épictète, de sa part, distingue entre un grammairien, qui se borne à expliquer un texte difficile, et un philosophe, qui doit faire usage du texte (Manuel d’Épictète, chap. 49, voir hAdot 1997, p. 174). À propos de la dénomination hypomnema en rapport avec les citacions commentées et critiquées d’autres auteurs, voir aussi DelAttre 1996.

23. dubischAr 2015, p. 555.

24. bömer 1953 ; pfeiffer 1968, p. 146 et n. 2 ; montAnAri 1984 ; hAdot 1997 ; montAnA 2015 ; dubischAr 2015 ; schironi 2018.

16

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 17

chacune le définit à partir de certains critères qui parfois coïncident, mais pas toujours. Un aspect toutefois très commun est la structure lemmatisée avec texte et commentaire. L’origine de cette structure n’est pas claire, Hadot par exemple le ferait dériver de la méthode de l’enseignement oral25 ; Dubischar, comme on vient de voir, signale plutôt les avantages de cette forme par rapport à l’espace destiné au commentaire et semble concevoir la structure lemmatisée comme un développement écrit à partir du commentaire indépendant. Quoi qu’il en soit, ces processus se réfèrent au développement de la structure dans le commentaire philologique. Leur application au commentaire philosophique se produit probablement à l’époque où l’on trouve les hypomnémata de Philodème ou peu avant et ils pourraient être une évolution de ces procédures philologiques. Le commentaire philosophique continu deviendra courant, mais en fait ceux de Philodème sont les plus anciens que nous possédons26. Ce ne sont pas des commentaires sur un auteur, ils traitent des sujets, mais la structure est bien celle des commentaires lemmatisés. Il s’agit de commentaires critiques, polémiques27, parce que l’auteur répond à des adversaires, en s’appuyant sur d’autres auteurs épicuriens, afin d’expliquer la doctrine épicurienne, qui toutefois moyennant ce processus résulte en plusieurs aspects adaptée à son époque et à son contexte culturel (on y trouve par exemple une nouvelle valorisation de la paideía, dont on parlera plus tard).

À propos de la structuration, il n’est pas clair si Philodème classifiait les adversaires chronologiquement, par écoles, ou thématiquement. Mangoni 28 croit plutôt à ce dernier critère, thématique, qui permet d’expliquer pourquoi il s’oppose à Cratès de Pergame au 2ème livre du P. Poiemάton à propos des stoikheîa, et au 5ème à propos du rapport entre σύνθησις et διάνοια et des critères d’évaluation de la poésie. On peut ajouter d’autres exemples, qui se trouvent dans Les stoïciens, où il attaque en même temps les Repúbliques de Zénon et de Diogène comme étant trop immorales29 .

Un exemple illustratif de ce genre de structuration pourrait être Perì oikonomías de Philodème. Jensen a publié au début du texte de ce ‘commentaire’, comme colonnes A et B, une partie de l’Économique du pseudo-Aristote, ici attribué à Théophraste, que Philodème citait pour le discuter. Dans ce cas, le texte commenté-critiqué est reproduit in extenso, et le commen-

25. hAdot 1997, pp. 169-70.

26. Le commentaire anonyme au Théétète de Platon (PBerol. 9782) est tout au plus contemporain. Le papyrus est du IIème pC, mais le contenu a été conjecturalement daté du I aC par ses derniers éditeurs bAstiAnini et sedley 1995. Cette datation haute n’est pas acceptée par tout le monde.

27. Voir à propos du dégrée de proximité ou indépendance du commentateur par rapport au texte commenté, et du dégrée de polémique, vAllAnce 1999, p. 223-228 ; dubischAr 2015, p. 559-561.

28. mAngoni 1993, p. 23 n. 3.

29. Sur les stoïciens, cols. XV- XXII, 6-9. Cf. dorAndi 1982, p. 97 ; husson 2011, p. 21-27.

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taire arrive après, à partir de notre colonne I. Il y a une divergence entre le texte du papyrus et celui du pseudo-Aristote, mais il semble devoir être dû à une simple erreur de copie. Voyons le passage :

De œconomia, col. A. 11-18

En ce qui concerne leur [scil. des propriétés] conservation, il est avantageux de recourir aux [méthodes] perse et laconienne ; quant à l’économie [dite à l’athénienne], elle est utile également (on achète avec le produit de la vente), et il <n’>y a <pas> de chef d’exploitation dans les propriétés de petite taille30 .

L’expression « il n’y a pas » de la traduction ne se trouve pas dans le texte, et le papyrus, même si très abimé, ne laisse pas d’espace pour l’inclure. Néanmoins, il paraît nécessaire de l’intégrer et ceci pour deux raisons : d’une part, elle se trouve chez Théophraste (οὐκ ἔστιν, 1344b33), ce qui ne serait pas une raison suffisante, et d’autre part la discussion de ce passage dans la col. XI, paraît présupposer cette expression négative, puisque dans sa critique Philodème semble plutôt défendre la nécessité d’un chef d’exploitation dans les petits domaines.

De oeconomia, col. XI

30. Trad delAttre-tsounA, in delAttre ; pigeAud 2010, p.595, avec quelques modifications.

π̣ρ]ὸς
φυλ[ακὴν τοῖς Π]ε̣ρσικοῖ[ς] συμφέ[ρει χρῆσθαι] κ̣αὶ τοῖς Λα̣κωνικο̣[ῖς. καὶ ἡ Ἀττικὴ δ]ὲ̣ ο̣ἰκον̣ομία χρήσιμος (ἀπ]ο̣διδόμενοι γὰρ ὠ̣- 15 νοῦνται) καὶ ἡ̣] τοῦ τα[μ̣]είου [θ̣έσις ἐν ταῖς μ]ικ̣ροτέραι[ς] ο̣ἰ[κονομίαις.
δὲ
δυσχερ[ής, τ]άχα δὲ καὶ ἀλυσιτελής· καὶ [τ]ῆς Περσικῆς τὸ πάντ’ αὐτὸν] ἐ̣φορᾶν· γνωστὸν δὲ πᾶ]σιν τὸ δεῖν ἐπιβλέπειν ἀεὶ μὲν ἐ]ν̣ οἰκονομίαι μικρᾶι, πολλ ά̣]κις δ’ ἐν ἐπιτροπευομένηι·] ταλαίπωρον δὲ καὶ ἀνοί[κε]ιον φιλοσόφου τὸ πρότ̣[ερ]ο̣ν τῶν οἰκετῶν ἐγε[ίρεσθ]α̣ι καὶ καθεύδειν ὕστερο[ν̣·

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 19

…difficile à appliquer, et peut-être même dépourvue d’avantages, tout comme l’est la recommandation de ‘tout surveiller soi-même’, dans la méthode perse. De plus tout le monde sait fort bien qu’il faut ouvrir l’œil constamment lorsqu’on dirige un petit domaine, et souvent lorsque le domaine est dirigé par un intendant. Mais il est pénible, et inapproprié pour un philosophe, de se réveiller avant les domestiques et de se coucher après eux 31

La divergence entre le texte et le commentaire pourrait être due à plusieurs causes. Dans ce cas il semble plutôt une simple erreur de copie, mais les raisons habituelles pour ce genre de disparité ne sont pas à exclure, puisqu’on ne sait pas comment ce livre a été composé. I. Hadot (1997) en identifie deux : régularisation par un copiste du lemme original d’après d’autres modèles du texte, ou bien citation ou paraphrase effectuée par l’auteur, sans le nommer, d’un commentaire plus ancien, qui se fondait sur un texte différent de celui qu’il utilise.

Mise en valeur de la paideía. Connaissance des poètes

On va se concentrer maintenant sur les écrits à sujet éthique, qui sont les plus nombreux. Dans ses commentaires sur les vices, les vertus, les coutumes et les genres de vie, Philodème, comme l’observe Voula Tsouna32, ne questionne jamais l’idée d’Épicure que les vertus n’auraient point de valeur si elles n’étaient pas le moyen le plus efficace pour accéder au plaisir. Philodème, donc, insiste sur le calcul des plaisirs à travers la rationalisation du procès de choix de nos actions et d’évaluation des résultats obtenus, qui ne doivent jamais perturber la tranquillité d’esprit. Dans le but d’illustrer les différentes casuistiques, Philodème présente au lecteur différents types de conduite, bonne ou mauvaise. Ces exempla , que l’auteur appelle epilogismoí, sont une illustration du raisonnement basé sur les phénomènes —de comportement dans ce cas— nous permettant d’arriver à une conclusion susceptible de vérification au moyen de l’observation. Dans un contexte théorique, explique Michael Erler 33, l’epilogismós est utile pour discuter les opinions sur les principes physiques, mais dans un contexte éthique Philodème, et déjà Épicure, l’utilisent pour étudier sa propre conduite et celle des autres. Cela répond à l’importance qu’Épicure accordait aux données empiriques apportées par les sens, puisqu’il croyait que les phénomènes nous offrent assez d’information pour arriver à découvrir la réalité de ce qu’on analyse.

31. Trad. delAttre-tsounA, in delAttre ; pigeAud 2010, p. 603.

32. tsounA 2001, p. 167.

33. erler 2001, p. 176.

La nouvelle mise en valeur de la paideía entreprise par Philodème — une valorisation qui provoqua des polémiques avec d’autres communautés de philosophes épicuriens, comme nous apprend l’œuvre Ad contubernales ( Πρὸς τοὺς… )—, rend possible la présentation d’ epilogismoí extraits non seulement de l’expérience plus immédiate et personnelle 34, mais aussi de l’expérience d’autrui. Cela permet au philosophe épicurien citer des textes littéraires, épiques ou tragiques, ainsi que des textes historiques. Les œuvres classiques, en conséquence, deviennent une source d’exempla pour montrer des conduites convenables ou inconvenantes et cette approche morale justifie leur utilisation par le philosophe. Cette attitude, d’ailleurs, rapproche Philodème d’un type de pratique commune à d’autres écoles philosophiques.

Qu’il connaît les poètes, directement ou indirectement, c’est bien clair :

De Pietate, col. LXXXVI A-B obbinK

So I will begin with the self-important theologians and poets, since they are the ones who are especially praised by those who attack us, on the grounds we (sc. Epicureans) are setting forth views impious and disadvantageous to mankind. And I think it would not be a useless labor in general nor a long one to display them as archenemies for all time in a choros. And I appeal to those concerned with accuracy under all circumstances not to raise any quibbles against me, in case they find instances of words (i.e. in citations) which have been changed. For due to the multitude of editions, or more likely because of my anxiety that I should not appear to have spent much of my time on such matters, I cannot swear that what I say has not happened35

Dans la ligne 5 on lit : « And I think it would not be a useless labor in general nor a long one… », ce ‘long one’ [μα]κρός est un supplément de Bucheler, mais Delattre a suggéré (verbalement, paraît-il) à Obbink que [μι]κρός, ‘bref’, serait une bonne option et plus d’accord avec ce qu’on trouvera après, parce que la liste des auteurs qui seront mentionnés, cités, paraphrasés, critiqués est très longue (« plusieurs douzaines » dit Obbink). Ce n’est pas peu, pour un épicurien qui est censé ne pas accorder d’importance à la poésie.

34. Cf. De signis, col. IV-VI. 35. Ed. et trad. obbinK 1996, p. 276-277.

20
[κατάρ]ξομαι δ’ ἀπὸ τ[ῶν || σεμ]νῶν θεολόγων |[καὶ π]oητῶν, ἐπει|[δὴ μ]άλιστα τούτους |[ ἐγκω]μιάζουσιν οἱ |[κατ]α[τρ]έχοντες ἡ|[μῶ]ν ὡς ἀσεβῆ καὶ |[ἀσύ]μφορα τοῖς ἀν|[θρώ]ποις δογματι|[ζόν]των. ἀξιῶ͙ δ’ ὅ͙|[τι π]αν[ε]χθίστους |[ἀυτούς] ὡ̣ς̣ χορὸν | [διαδ]oῦναι πρὸς ὅ|[λον] χρόνον οὐ π͙ό̣|[νος] ἀνωφελὴς ἔσται |[πα]ν͙τάπασιν οὔτε |[μα]κρός. ἐντυγχά|[νω] δὲ καὶ τοῖς ἀκρει|[βέσι]ν ἐμ παντὶ μη|[δὲν] συκοφαντεῖν, ἐ|[ὰ]ν̣ εὕρω[σιν] ἐνηλ‹λ›α|[γμ]ένον ὄνομα. διὰ |[γὰρ] τὸ πλ[ῆ]θο̣ς̣ ἐκ̣[δό]|σεω͙[ν, μᾶλ]λον δ’εἰκ̣[ό]|τως διὰ τὸ σπεύδε̣[ιν| μ’ ἵν]α π͙ου μ̣ὴ φανῶ [τὸν| πο] λ̣ὺν̣ προσεδρεῦ|[σαι] τοιούτοις χρόνον |[ οὐκ] ἀπώμοτον ὃ λέ[γ]ω γεγονέναι·

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 21

Voilà quelques exemples de cet usage : Homère et ses personnages sont présentés comme exemples de conduite :

De bono rege, col. XXIV. 35

Παράδ[ει]γμα

« Que Télémaque soit un exemple pour nous — et cela en étant un jeune ».

De bono rege, col. XXX. 21-30

ἀθέμιστος, ἀνε[στιός] ἐστίν

Homère le montre très souvent, lorsqu’il dit ‘asocial, sans loi, sans foyer est celui qui aime l’affreuse guerre intestine’, et qu’il présente Nestor qui exhorte à abandonner les discordes… (cf. Il. 9.63-64 ; 1.247).

D’autres exemples à propos des mauvaises qualités des dieux des poètes (dans ces exemples ils ont des accès de colère et ils sont rancuneux) :

De ira, col. XVI. 11-16

Ὕπνοϲ ω[…] Ζεὺϲ ἐχθ̣[ρὸϲ] [ὢ]ν

[αϲ] ῥεῖψαι κἄπειτα πᾶϲ[ι]

[…]ον[… ἕ]τερο[ν] ‘θαῦμα [ἰδέϲθαι]’ …

18-37 :

[ἔνιο]ι δὲ καὶ τι[μω-]

ροῦνται καθάπερ Ἀπόλ-

τοὺϲ ἐπευφημοῦν- 20 ταϲ’αἰδεῖϲθαι θ’ ἱερέα{ι}’

25

Sommeil, à qui [du moins] Zeus était hostile … pour le premier motif venu jeter et ensuite pour tous … Tandis qu’il y a aussi [des dieux] qui se vengent — ainsi Apollon de ceux qui approuvaient qu’ “on ne respectât son prêtre”, sa sœur des enfants de Niobé ou Dionysos de Cadmos à cause de la médisance de ses filles36

36. Trad delAttre - monnet, in delAttre- pigeAud 2010, p. 577.

δ’ἡμῖν ὁ [Τ]ηλέμαχος γενέσθω· τοῦτον γὰρ καὶ νέον ὑπ[ά]ρχοντα :
δ]ὲ καὶ ταῦτα πο[λλοῖς Ὅμηρ]ος, « ἀφρήτω[ρ », λέγων,]
ἐπ[ιδηλοῖ
«
ἐκεῖνος ὅς πολ[έμο]υ [ἔ]ραται ἐπιδημ[ίου ὀ]κυόεντος », καὶ τὸν Ν[έσ]τορα παρεισάγων σπε[ύδ]οντα λύειν τὴν στάσιν […]ς πρὸς Ἁγ[α]μέμνονα
τῆϲ τυχούϲηϲ αἰτί-
<ἐκ>
καὶ
τέκνα
λων
τὰ
τῆϲ Νιόβηϲ ἡ ἀδελφὴ καὶ [τὸν] Κάδμον ὁ [Δι]όνυ[ϲοϲ] ἕνεκα τῆϲ τῶν θυγ̣[ατέ]ρων
αὐτοῦ βλαϲφη[μίαϲ]

Col. XVIII. 16-35 :

ἐπ[ειδὰν τὴν]

[γῆν οὐρ]ανῶι μιγνύωϲ̣ι

Puisqu’ils plongent terre et ciel dans la confusion si quelqu’un a omis de les inviter à diner, comme l’Achille de Sophocle, ou si, dans quelque circonstance analogue, on a fait trop peu de cas de leur personne, que serait-ce si on leur avait causé du tort ? D’ailleurs, pour parler des chiens, lorsqu’un chien de garde aboie sur le passage des chiens de chasse, ceux-ci ne se retournent pas celui d’Alexandre, dit-on, ne réagissait pas même quand un fauve bougeait, à moins qu’il ne s’agit d’un lion. Mais si les dieux des poètes sont disposés à la colère même contre les cochons (ou peut s’en faut !), à quoi bon parler des rois37 ?

Un exemple de l’utilisation d’Hésiode comme autorité se trouve dans l’ Économie, cols. VIII- IX. Dans ce passage Philodème recourt à une dispute philologique textuelle pour faire qu’Hésiode dise la même chose que lui et non pas le contraire, comme dit son adversaire (qui est toujours Théophraste).

De œconomia, col. VIII-IX

37. Trad delAttre - monnet, in delAttre- pigeAud 2010, p. 578.

22
[ὁ] ϲοφοκλέουϲ Ἀχιλλεύϲ,
[ἢ] κατά
τοιοῦτο παρολιγωρηθέντεϲ,
γ̣ὰρ ἀδικηθέντεϲ λέγω. καὶ τῶν μὲν κυνῶν οἱ πρὸϲ τὰϲ θήραϲ, ἂν οἰ- 25 κουρὸϲ αὐτοὺϲ ὑλακτῆ<ι> παριόνταϲ, οὐκ ἐπιϲτρέφονται τὸν δ’ Ἀλεξάνδρ̣ο̣υ̣ φαϲὶ μηδ’ [ὅ]ταν ἄλλο κ̣ιν̣ηθῆ<ι> θηρίον ἀλλ’ ὅ- 30 ταν λέων—, οἱ δὲ τῶν ποιητῶν θεοὶ μικροῦ καὶ τα̣[ῖ]ϲ ὑ̣ϲὶν ὀργίλωϲ διατίθενται. τί γὰρ δεῖ το[ὺϲ β]α̣ϲιλεῖϲ λέγειν; 35
[π]αραπεμφθέντεϲ ὑπό [τ]ινοϲ ἐϲτιῶντοϲ, ὥϲπερ
20
τι
οὔπω
Καὶ ἄξιον ἐπιζητεῖν πῶϲ ἐ̣[πέ]ζευκται τούτο[ιϲ]· “ὥϲτε καθ’ Ἡϲίοδον δέοι ἂν ὑπάρχει]ν ‘οἶκον μὲν πρώ̣τ̣ιϲ̣ τα γυν]αῖκά τε·’ τὸ μὲν γ̣ὰ̣[ρ] τῆϲ

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 23 τρο]φ̣ῆϲ

τὴν γυναῖκα, πολλ ῶν

καὶ φ̣αϲ[κ]όντων αὐτὸν γε-

γραφένα̣[ι] “κτητήν, οὐ γαμετήν”, καὶ τ[ί] τὸ κατὰ φύϲιν ε[ἶν]α[ι

τὴν γεωργικήν, διὸ πρώτην

ἐπ[ι]μέλειαν αὐτῆϲ, καὶ πῶϲ

De plus, vaut-il la peine de chercher à savoir comment Théophraste rattache ce début à ce qui suit : “Si bien que, selon Hésiode, ‘il faudra avoir en tout premier lieu une maison et une femme’, car l’une est première pour la nourriture et l’autre première pour les hommes de naissance libre”, sauf à admettre qu’une épouse ne soit, exactement comme la nourriture, qu’une possession, alors même qu’elle partage la gestion domestique ? et aussi de se demander en quel sens “la maison est première pour la nourriture et la femme première pour les hommes de naissance libre”, et comment se fait que Théophraste admette qu’Hésiode appelle “épouse” la femme, alors que beaucoup de critiques justement prétendent qu’il a écrit “une esclave ac -

πρῶτον, τὸ δὲ τῶν
εἰ μὴ κτῆϲιϲ, ὥϲ-
ἡ̣] τροφή, γαμετὴ καὶ ταῦτα ϲυ]ν̣οικονομοῦϲα· καὶ πῶϲ οἶκοϲ τῆ]ϲ τροφῆϲ πρῶτο[ν, κα[ὶ διὰ τί] γ̣υνὴ τῶν ἐλευθέρω[ν πρῶ]τ̣ον, καὶ π[ῶϲ] δέχετα[ι γ]α̣μετὴν ὑφ’ Ἠϲιόδου λέγε[ϲ]θ̣αι
ἐ[λευ]θέρων”,
π̣ερ
τὴν μ̣εταλλευτικὴν
ὁμοίαν ϲπουδαίων [οἰ]κείαν ὑπολαμβ̣[άν]ε̣[ι, κ]αὶ δ]ιὰ [τί] τῶν περὶ ἀνθρ[ωπο]υ̣ϲ τ]ὴν περὶ γαμετὴν πρώτ[ην, γί- col. IX νεϲθαι δυναμένηϲ εὐδαίμονοϲ ζωῆϲ καὶ χωρὶϲ αὐτῆϲ, κα[ὶ πῶϲ τὸ τίνα τρόπον γαμετῆ[ι δεῖ προϲφέρεϲθαι τ[ῶι] περὶ τῆϲ ϲ[υ̣ν]ήθωϲ νοουμένηϲ οἰκον[ο]μίαϲ λόγωι προϲήκειν, ὥϲτε καὶ διὰ τί πάντωϲ δεῖν παρθένον γαμεῖν, καὶ πῶϲ τῶν κτημάτων πρῶτον καὶ ἀναγκαιότατον πρὸϲ οἰκονομίαν τὸ βέλτιϲτον καὶ οἰκονομικώτατον, ὥϲτ’ ἄνθρωποϲ, καὶ π[ῶ̣]ϲ δούλουϲ πρότερον παρα[ϲ]κ̣ευαϲτέον ὧν Ἡϲίοδοϲ παραγγέλλει πρώτων,
καὶ πᾶϲα[ν τ]ὴν

Xavier Riu et Montserrat Jufresa quise, pas une épouse” ; pourquoi “l’art de l’agriculture est en conformité avec la nature”, ce qui lui fait dire que “la première chose à faire est de s’y appliquer” ; en quel sens “l’art d’exploiter les mines et tout [art] similaire sont proprement l’affaire de gens vertueux” ; pour quelle raison “parmi les attentions portées aux êtres humains, [col. IX] la première est pour l’épouse”, alors qu’il peut y avoir une vie heureuse aussi sans elle ; dans quel sens “la façon de se comporter avec son épouse convient à l’étude de ce qu’on conçoit habituellement comme économie ; et, par voie de conséquence, “il faut, dans tous les cas, épouser une vierge” ? Et encore ceci : en quel sens “la première des possessions, et la plus nécessaire pour l’économie, est-elle ce qu’il y a de meilleur et de plus économique, c’est-à-dire l’homme” ? En quel sens “faut-il se procurer des esclaves” avant les toutes premières acquisitions recommandées par Hésiode38 ?

La rhétorique

Nous avons signalé que l’un des objectifs de Philodème, à la suite de Zénon, était de récupérer et d’approfondir la doctrine des fondateurs de l’école, moyennant des explications qui dissiperaient les doutes des adeptes sur la vérité de la philosophie épicurienne. Ces doutes pouvaient survenir à cause de l’obscurité ou de la corruption des textes anciens, ou à cause des aporíai ou difficultés dénoncées par les adversaires de l’école faisant appel à des contradictions apparentes dans les enseignements d’Épicure.

L’un des motifs de confusion pouvait être l’ambivalence de l’usage de quelques termes ( De signis 3, col. XXXVI). Sur ce sujet, la référence fondamentale étaient les paroles d’Épicure dans la Lettre à Hérodote, (D.L. X, 37 ss.), nous incitant à utiliser les mots dans la signification principale que nous percevons sans besoin d’aucune démonstration, car cette signification correspond à une prolépsis ou prénotion, c’est-à-dire à la représentation générale d’une sorte de choses ou d’expériences qui peuvent être dites par un mot.

Épicure, dans son traité Sur la Nature (Nat. XXVIII, 31,10, 2-12) avait dit que « toute erreur humaine, si elle a une forme, n’est rien d’autre que la forme skhéma— produite par rapport à des prénotions et des phénomènes à cause des multiples conventions du langage » (πᾶσα

). On a supposé à partir de ces paroles que peut-être Épicure aurait voulu changer les usages linguistiques, mais que finalement il se serait limité à recommander d’utiliser et de comprendre les mots selon le sens habituel que nous leur attribuons, car il considérait que ce sens était plus proche de la prolépsis. Le souci afin que le langage ne se constitue comme une source

38. Trad. delAttre -tsounA, in delAttre- pigeAud 2010, p. 601.

24
ἡ ἁμαρτία ἐστὶν | τῶν ἀνϑρώπων οὐδὲν ἕτε-|ρον ἔχουσα σχῆμα ἢ τὸ ἐπὶ | τῶμ προλήψεων γιγν[ό|μενον καὶ τῶ φαιν[ομ] έ νων | διὰ τοὺς πολυτρ ό πους ἐ[ϑι-|σμοὺς τῶν λέξεων

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 25

d’erreur est très important chez les épicuriens plus anciens, car ils aspirent à la clarté — saphéneia — des mots et des concepts, mais ils ne nous offrent pas d’indications pour faire face aux problèmes surgis autour de la signification et de l’ambivalence du langage, sauf dans le cas de ce que nous venons de dire.

C’est ainsi que deux siècles après la mort d’Épicure ceux qui, comme Zénon ou Philodème désiraient renouveler l’approche à la philosophie des fondateurs de l’épicurisme, ont emprunté les méthodes de la philologie alexandrine —critique, lecture et interprétation du sens—, pratiques qu’en principe ils n’appréciaient pas beaucoup, pour les appliquer à une tâche vraiment importante, comme celle de rendre plus claire la prose d’Épicure.

Ils trouvèrent dans les textes du maître et des premiers disciples des arguments en leur faveur : Épicure, qui avait défendu au sage de pratiquer les arts, prononcer des discours de rhéteur, faire des panégyriques ou succomber à la fascination des artifices rhétoriques, lui recommandait cependant de « laisser des œuvres écrites », et considérait que seulement le sage pouvait parler de poésie et de musique39. En plus, dans son œuvre Sur la Rhétorique Épicure faisait allusion aux écoles de rhétorique (didaskaleía), aux capacités (dynámeis) qu’elles aidaient à développer, à l’élégance des produits (eumorphía) qu’elles contribuaient à créer, ainsi qu’à leur organisation et préceptes 40 , D’autre part, Hermarchus, dans une lettre rapportée par Philodème41, avait parlé de la tékhne rhétorique comme une discipline qui pouvait être utile, et Métrodore dans Sur les poèmes semble avoir considéré que la rhétorique sophistique était une tékhne . Sans doute l’acceptation d’activités en rapport avec la rédaction, la composition et l’interprétation de textes anciens trouvait son fondement dans le critère d’utilité, tel que nous le retrouvons dans un schólion à Dionysos Thrax : « Les épicuriens donnent cette définition de tékhne : tékhne est la méthode qui produit ce qui est utile à la vie »42

Appelant à ces précédents, Philodème, dans son œuvre De rhetorica, considère la valeur morale et éducative de cette discipline et tâche de construire une doctrine à ce sujet. En partant de la définition de tékhne ,

Rhet., 2. col. XXXVIII. 2-15

39. D.L. X, 118-120.

40. Cf. blAnK 2001, p. 253.

41. Rhet., IIa, col. XLIV. 19 ss.

42. Scholia Dionysius Thrax 108.27 = Epicurus fr. 227b u sener , 205 A rrighetti

Ἐσ[τὶ]ν τοίνυν [κ]αὶ λέγεται [τ]έχνη παρὰ τοῖ[ς Ἕλλ]η[σιν ἕ]ξις ἢ [δι]άθ[εσις] ἀπὸ παρ[α]τηρή[σ]εω[ς τιν]ῶν κοινῶν καὶ [σ]τοι[χειω]δῶν, ἃ διὰ πλειόν[ω]ν δι[ή]κει τῶν ἐ[π]ὶ μέ[ρους] καταλαμβάνουσά [τ]ι καὶ συντελοῦσα τοιοῦτον, [ο]ἷον ὁμοίως τῶν μὴ μαθόντων [οὐδείς], ἑστη[κ]ότως καὶ βε[βαί]ως [οὐδ]ὲ στοχαστ[ικῶς].
Οἱ μὲν <Ἐπικούρειοι> οὕτως ὁρίζονται τὴν τέχνην· «τέχνη ἐστὶ μέθοδος ἐνεργοῦσα τῷ βίῳ τὸ συμφέρον»
:

Parmi les grecs est appelé tékhne une aptitude ou disposition43 qui vient d’une observation de certains éléments communs qui se trouvent dans la majorité des cas particuliers; un art ( tékhne ) qui comprend et atteint quelque chose d’une manière telle que personne parmi ceux qui ne l’ont pas appris n’y parvient pas: une façon ferme et sûre, non conjecturale.

Philodème analyse le concept de rhetoriké, et accepte seulement de donner ce nom au genre qu’il nomme sophistiké rhetoriké, laissant de côté la rhétorique politique et la judiciaire, car elles ne seraient que le produit de la pratique et de l’expérience. Il comprend la rhétorique sophistique comme l’étude d’un petit nombre de règles qui permettent de s’exprimer et d’écrire avec clarté, comme il sied aux philosophes épicuriens. Par conséquent, d’après ce qu’on peut déduire d’autres morceaux du De rhetorica, les ornements, les variations, les subtilités et les arguties —tout ce qui peut être compris dans le mot poikilía— ne font pas l’objet d’un jugement favorable44

Dans un texte qu’on a cité au début, appartenant à l’œuvre Ad contubernales, où l’on parle d’une querelle entre épicuriens, probablement avec ceux de l’île de Rhodes, qui croyaient qu’Épicure avait condamné toute rhétorique, sans faire de distinctions, Philodème dit : « Seuls ceux qui ont reçu une éducation digne de Grecs, et non de [Perses], sont capables de comprendre les livres des fondateurs »45

D’autre part, dans une autre œuvre, Περὶ ποιημάτων, Philodème polémique avec le philosophe et critique stoïcien Cratès de Mallos et avec d’autres critiques littéraires, favorables à privilégier les sons et la musique des paroles comme moyen de valoriser la poésie. Pour Philodème, par contre, les rythmes et les mélodies qu’on peut percevoir dans un poème n’atteignent que l’oreille, et l’impression esthétique provoquée par la musique des mots appartient à l’irrationnel, car pour lui le sens de l’ouïe est álogos, c’est-à-dire qu’il est privé de la capacité de juger. Philodème croit que la poésie doit être jugée plutôt par l’intellect46, et que la bonne ou mauvaise qualité d’un poème est liée au contenu des mots, du lógos 47, même si pour saisir l’excellence d’une composition poétique il faut aussi tenir compte des détails de forme et d’expression conçus par le poète48 .

En somme, on peut observer chez Philodème une mise au jour de la doctrine et les procédés de composition épicuriens, avec un nouvel emploi de la tradition littéraire et rhétorique. On ne sait pas jusqu’à quel point c’est lui qui effectue cet aggiornamento, ou s’il le trouve chez ses maîtres, desquels nous n’avons presque aucun témoignage, mais ce changement d’attitude se trouve

43. Peut-être au sens de ‘manière dont les choses sont disposées’.

44. Cf. JufresA 2009, p. 286.

45. Ad contubernales, col. XVI. 16-18 Angeli

46. Cf. JAnKo 2001, p. 284.

47. De poematis, 5, col XXIV, Mangoni.

48. Cf. Armstrong 2001, p. 303.

26

La forme des traités de Philodème et la mise à jour de la doctrine... 27

certainement chez lui. Toutefois, comme on vient de le voir, cette valorisation de la paideía est limitée par l’exigence éthique qui donne priorité aux contenus du discours et leur subordonne la forme. L’origine, du point de vue formel, du commentaire philosophique continu n’est pas connue, mais en tout cas les hypomnémata de Philodème sont les exemples les plus anciens du genre que nous possédons, ce qui permet de supposer que cette forme s’est développée à son époque ou peu avant, comme une adaptation de la forme lemmatisée, bien répandue, des commentaires philologiques.

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 31-54

DOI: 10.2436/20.2501.01.91

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga o quan els filòsofs parlen en vers

Grau

de Barcelona*

AbstrAct

Ancient Greek philosophers, as it is well known, used many literary genres in their works: epic, lyric, drama, dialogue, epistles and, of course, treatises in prose. In their biographies, however, philosophers always appear talking to anonymous interlocutors or to each other using quick-witted answers in adverse situations, and they speak mainly in apothegms and maxims, syllogisms and more or less facetious word games or, specially, using quotations borrowed from verses by all kinds of poets—verses which preceded, but sometimes also followed the philosophers themselves who were supposed to cite them. These expressive forms allow for an interesting approach to the image of philosophers in non-philosophical environments, essentially in the field of rhetoric schools, which is where they very plausibly originated.

Keywords: Ancient Greek biography of philosophers – Diogenes Laertius –Rhetoric schools – expressive forms

Les biografies dels filòsofs grecs antics citen habitualment els ipsissima uerba dels personatges de qui componen la peripècia vital, quelcom que ens ha preservat, com és ben sabut, tot un plegat de fragments preciosos que altra-

* Aquest treball s’integra dins el projecte «Mecanismos de representación del pasado y dinámicas de la performance en la Grecia antigua», dirigit per J. Carruesco i finançat pel Ministerio de Economía y competitividad (FFI2015-68548-P) i també dins el grup de recerca SGR «Logotekhnia. Estudis de cultura grega antiga», dirigit per X. Riu (2017 SGR 894). Vull agrair també als dos revisors anònims els seus comentaris i suggeriments, que han contribuït a millorar l’article i a matisar-ne algunes afirmacions.

ment haurien desaparegut en el procés de transmissió dels textos. Els fragments citats pertanyen, és clar, pràcticament a tots els gèneres literaris: èpica, lírica, drama, diàleg, epístoles i, naturalment, tractats en prosa. Però les biografies, més amatents als detalls anecdòtics i fins i tot morbosos de la vida dels filòsofs que no pas a les subtileses de la seva doxografia1, cerquen sobretot de retratar el seu capteniment en les converses privades, particularment amb els deixebles, amb altres filòsofs d’escoles rivals i, d’una manera especialment significativa, amb els tirans. La imatge que en conserva la tradició biogràfica, de fet, és més aviat la d’una saviesa aplicada a les situacions concretes de la vida quotidiana i desenvolupada per mitjà del mot hàbil, ràpid i sovint punyent. El filòsof sempre té l’última paraula i sempre riu el darrer: és capaç de sortir-se’n de les situacions i les acusacions més compromeses mitjançant l’ús hàbil de la paraula. De vegades, a més, aquestes rèpliques ràpides i contundents són una mena de sistema filosòfic en miniatura, popularitzat i, per tant, simplificat, convertit en un tòpic: el filòsof de la tradició biogràfica no construeix un sistema doctrinal elaborat, sinó que diu la paraula justa en una ocasió molt concreta que se li planteja, habitualment en el context d’una χρεία —que podríem traduir, seguint alhora el seu ús i el seu ètim, per ‘anècdota o dita de profit’. I, és important de remarcar-ho, les seves respostes no depenen, habitualment, de l’escola a què pertany o del sistema doctrinal que professa, com escau al caràcter marcadament tipificat de les seves intervencions.

Normalment, aquestes χρεῖαι es desenvolupen en forma d’acció i reacció, pregunta i resposta o atac i rèplica, i sembla que són el resultat d’intentar explicar una anècdota ben coneguda de la manera més breu possible. La construcció del context, per aquest motiu, esdevé mínima: sempre és algú indeterminat (τις o un participi substantivat que defineix molt esquemàticament el subjecte), i en una ocasió igualment indeterminada, el qui interroga o fa quelcom o ataca el filòsof, i llavors aquest respon amb les paraules que convé preservar en la memòria col·lectiva, seguint un model formal sempre fix: ἐρωτηθείς … ἔφη, o bé πρὸς εἴποντα … ἔφη, o ἰδών … ἔφη, o un genitiu absolut, altres cops mitjançant un participi apositiu del subjecte, que indica breument la circumstància … ἔφη; fins i tot podem trobar la dita del filòsof sense cap context, amb un simple ἔλεγε, o bé ἐθαύμασε, si allò que vol expressar el filòsof és una crítica de costums. De vegades l’anècdota comença amb un blasme que algú fa al filòsof, del qual ell es defensa seguint la fórmula ὀνειδιζόμενος … ἔφη. Ni la situació ni els caràcters no cal que siguin expressament històrics: n’hi ha prou que resultin caràcters més o menys tòpics fàcils de reconèixer —com ara un tirà, un adúlter, un dilapidador de riqueses… que recorden els personatges tipificats de la Comèdia—, als quals el filòsof pugui adreçar el seu bon mot. En pocs casos, els personatges són coneguts i contemporanis del filòsof, normalment polítics, altres vegades filòsofs o oradors, que resulten també, malgrat el nom propi que hi apareix, perfec-

1. Vegeu, sobre aquest tema, grAu 2010a.

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Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 33 tament tòpics. L’espai on s’esdevé l’anècdota tampoc no importa gens: o no apareix en absolut, o n’hi ha prou amb un adverbi com ποτ έ , o es tracta també d’un escenari tipificat on l’anècdota pugui fer sentit, com en un banquet, a l’àgora, en un teatre, en un temple o a una ciutat. Tot plegat no té cap altra finalitat que la de donar un marc mínim a la dita del filòsof per posar en situació les seves paraules. A aquesta estructura formal tan constreta podem reduir pràcticament totes les χρεῖαι que conservem. El filòsof hi manifesta el seu saber fonamentalment mitjançant enigmes, jocs de paraules, apotegmes i màximes de saviesa de l’estil de les dels Set Savis, i molt sovint amb bromes i facècies que combinen acció i paraula; les respostes que podríem considerar més pròpiament filosòfiques per la forma són els raonaments en forma de sil·logisme que trobem en les biografies d’alguns autors, malgrat que també en aquests casos es tracta de respostes més aviat facecioses i que hauríem de qualificar de purs divertiments lògics. Citarem només alguns exemples breus d’aquesta mena de procediments. A un adúlter, de nom Dídim, que guaria l’ull d’una noia, Diògenes cínic li digué, aprofitant el doble sentit de κ ό ρη , que pot voler dir ‘noia’ i ‘pupil·la’ (DL VI 68): «Mira que, tot guarint l’ull de la noia, no corrompis la pupil·la» ( ὅρα

). Aristip de Cirene, als qui li retreien que hagués abandonat Sòcrates per Dionisi, el tirà de Siracusa, els responia amb el següent joc de paraules (DL II 80): «És que a ca de Sòcrates vaig anar-hi perquè necessitava educació, i a ca de Dionisi, per diversió» (ἀλλὰ

). Estilpó, molt versat en l’ús de sil·logismes, fou conduït a l’Areòpag acusat d’impietat per les següents reflexions dialogades (DL II 116):

“ἆρ ά

εἶπεν, “οὐκ ἔστι Διός, ἀλλὰ Φειδίου·” συγχωρουμένου δέ, “οὐκ ἄρα,” εἶπε, “θεός ἐστιν.”

«Atena, la filla de Zeus, ¿és un déu?» Respongué l’altre: «Sí.» «Però aquesta», continuà, «no ho és pas de Zeus, sinó de Fídias.» Com que l’altre ho va admetre, digué: «Aleshores ella no ho és pas, un déu.»

Quan l’Areòpag li demanà compte de les seves afirmacions impies, Estilpó es defensà dient que havia afirmat, en efecte, que Atena no és un déu, perquè és… una deessa (DL II 116). Diògenes cínic, a un tirà que li preguntava quin era el millor bronze per a fer-se una estàtua, li respongué que aquell amb què s’havien fet les d’Harmodi i Aristogíton, els famosos tiranicides (DL VI 50). I, per acabar amb alguns exemples significatius dels enfrontaments entre filòsofs, en citarem tres d’especialment cèlebres. Un dia que caminava sobre les catifes de Plató, Diògenes afirmà (DL VI 26): «Estic trepitjant la vanitat de Plató» (πατῶ τὸν Πλάτωνος τῦφον); Plató, usant ell també la tècnica de la resposta ràpida, punyent i capgiradora, li respongué: «Amb una altra vanitat, Diògenes» (ἑτέρῳ γε τύφῳ, Διόγενες). Diògenes, mentre pelava llegums, es

μὴ τὸν ὀφθαλμὸν τῆς παρθένου θεραπεύων τὴν κόρην φθε ί ρῃς
πρὸς Σωκράτην μέν ἦλθον παιδείας ἕνεκεν, πρὸς δὲ Διονύσιον παιδιᾶς
γε ἡ τοῦ Διὸς Ἀθηνᾶ θεός ἐστι;” φ ή σαντος
δέ γε,”
δέ, “να
,” “αὕτη

burlà d’Aristip, que passava per allà, tot dient-li (DL II 68): «Si haguessis après a passar amb això, no et caldria servir a la cort dels tirans.» (εἰ ταῦτα ἔμαθες προσφέρεσθαι, οὐκ ἂν τυράννων αὐλὰς ἐθεράπευες); a la qual cosa respongué Aristip, tot capgirant el discurs: «I tu, si sabessis conviure amb els homes, no hauries de netejar verdures.» (καὶ σύ, εἴπερ ᾔδεις ἀνθρώποις ὁμιλεῖν, οὐκ ἂν λάχανα ἔπλυνες). Finalment, un dia que Isòcrates explicava per què cobrava tan cares les lliçons als alumnes, afirmant que (Estobeu, Antologia II 31.110c): «Així, als que són aptes, els faig profit, i els ineptes els suporto» (τοὺς

, Plató li capgirà els verbs, tot conservant l’estil isocràtic típic amb dues clàusules equilibrades, i expressà una simple ironia basada en la caricatura: «És ben bé el contrari, això que fas, Isòcrates: els aptes no els suportes, i als ineptes no els fas cap profit» ( τοὐναντίον

Aquestes són, doncs, les formes que pren el discurs dels filòsofs en les biografies, força allunyades de la manera d’expressar-se en les seves obres i, com dèiem, sense cap característica que ens permeti remetre els seus mots a la seva doxografia particular o a l’escola a què pertany, si no és per estrafer una caricatura del filòsof i una paròdia de la seva doctrina, en alguns casos2 . Tanmateix, el recurs expressiu més usual dels filòsofs és adaptar o citar per a un context diferent de l’original —o bé retocats per a l’ocasió— versos de poetes, sobretot tràgics i èpics, de vegades amb una finalitat paròdica o burlesca. Aquests versos no sempre poden haver estat coneguts pels filòsofs, per qüestions de cronologia, com els famosos versos del còmic Filèmon (frag. 105, 4-5 Kassel-Austin) que, segons Diògenes Laerci, Sòcrates citava constantment per al·ludir a la seva senzillesa de vida (DL II 25):

Els joiells de plata i els vestits de porpra són bons per a les tragèdies, no pas per a la vida.

Si l’atribució és correcta 3, Sòcrates no havia pogut pas conèixer els versos: formen part d’un tòpic generat posteriorment i aplicat a la biografia dels filòsofs perquè encaixen bé amb el context i amb la caracterització general que en fa la mateixa biografia. La llista dels jocs de paraules i respostes punyents basats en l’ús de citacions, més o menys literals, és, en la tradició biogràfica, gairebé inacabable. La majoria, a més, es troben inserits dins d’una χρεία, de manera que els mots del poeta esdevenen equivalents, en boca del filòsof, a una màxima o un apotegma, unes vegades, o a una simple resposta faceciosa, unes altres.

2. Per a una anàlisi detallada d’aquests recursos expressius en les biografies dels filòsofs antics, remetem a grAu 2009b. 3. Així ho defensava gAllo 1985.

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μὲν γὰρ εὐφυεῖς ὠφελοῦν, περὶ δὲ τοὺς ἀφυεῖς πονεῖν)
ποιεῖς, Ἰσ ό κρατες· περὶ μὲν γὰρ τοὺς εὐφυεῖς οὐ πονεῖς, τοὺς δὲ ἀφυεῖς οὐκ
ὠφελεῖς).
τὰ δ’ ἀργυρώματ’ ἐστὶν ἥ τε πορφύρα εἰς τοὺς τραγῳδοὺς χρήσιμ’, οὐκ εἰς τὸν βίον

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 35

Arcesilau, per exemple, a qui agradava per sobre de tot d’expressar-se mitjançant axiomes i de manera concisa (DL IV 33), trià, en efecte, la citació de versos tràgics com a forma habitual d’expressió, sobretot per blasmar els vicis d’altri (DL IV 35). La forma, a més, és la d’un certamen de citacions tràgiques, com en el cas d’un que es vantava desvergonyidament i li digué (TrGF II, frag. 282 Snell-Kannicht):

Està permés preguntar, mestressa, o he de guardar silenci?

Arcesilau respon usant, ell també, versos tràgics ( TrGF II, frag. 283 SnellKannicht):

Dona, per què em parles tan ruda i no tal com solies?

En una altra ocasió, respon a un home vulgar que l’importunava amb una citació d’Eurípides (frag. 976 Kannicht):

Xerrar sense fre escau als fills d’esclaus.

Encara, a un usurer, amant de les lletres, que admetia que ignorava algunes coses, li diu, amb uns versos de l’Enòmau de Sòfocles (frag. 477 Radt):

Les direccions dels vents passen per alt fins i tot a les femelles dels ocells, llevat que hi hagi la fillada en joc.

La forma i el context de les citacions són, per tant, perfectament homologables al bon mot o a la màxima: s’insereixen en les χρεῖαι habituals, sovint com a certamen de paraules, en les quals la citació poètica ocupa el lloc que en altres anècdotes ocupava el bon mot del filòsof i li serveix, semblantment, per a riure el darrer i afirmar així la seva superioritat respecte de l’interlocutor. Tant és així, que les respostes en forma de citació tràgica i les respostes amb les pròpies paraules del filòsof s’alternen, com hem vist, al llarg de les anècdotes sobre els mots incisius i lliures d’Arcesilau (DL IV 34-36), sense que hom pugui apreciar cap diferència ni en el context ni en la construcció ni en el sentit, entre unes menes de resposta i unes altres: podríem afirmar, en conseqüència, que es troben exactament al mateix nivell. Així, quan, se-

4. La gràcia, és clar, rau en el joc de paraules amb τόκος, que vol dir tant ‘fillada’ com ‘interès’ d’un prèstec. Allò que interessa, doncs, és sobretot jugar amb el sentit de les paraules i si aquest joc es troba en mig d’una cita poètica, encara millor.

ἐρωτᾶν πότνιά σ’ ἢ σιγὴν ἔχω;
ἔξεστ’
γύναι, τί μοι τραχεῖα κοὐκ εἰθισμένως λαλεῖς;
ὁμιλεῖν γίγνεται δούλων τέκνα.
ἀκόλασθ’
λήθουσι γάρ τοι κἀνέμων διέξοδοι θήλειαν ὄρνιν, πλὴν ὅταν τόκος παρῇ4

guint l’esquema típic de les χρεῖαι, un li demana a Cleantes quin consell ha de donar al seu fill, ell li recomana els mots pronunciats per Electra en l’Orestes d’Eurípides, 140 (DL VII 172):

σῖγα, σῖγα, λεπτὸν ἴχνος. Calla, calla: pas lleuger!

Igualment, un xic més avall, a un espartà que li deia que l’esforç és un bé, el mateix Cleantes li diu, ple de joia, unes paraules homèriques (Od. IV 611):

αἵματός εἰς ἀγαθοῖο, φίλον τέκος. Ets de bona sang, fill meu.

Les citacions poètiques substitueixen clarament, en aquests contextos, les màximes i els apotegmes que la biografia posa habitualment en boca dels filòsofs. Els versos dels poetes, a més, s’usen sovint en un context que n’afavoreix el gir irònic simplement pel fet que són aplicats a realitats ben diferents, és clar, d’aquelles per a les quals foren compostos. Així, quan Aristòtil fou exiliat d’Atenes, després d’afirmar que és la segona vegada que la ciutat comet un tort contra un filòsof, al·ludint, és clar, al paradigmàtic procés contra Sòcrates (Vita Marciana 41 Düring = Vita Vulgata 19 Düring), fa un joc de paraules amb una lleu variant d’un vers homèric:

ὄγχνη ἐπ’ ὄγχνῃ γηράσκει,

La pera sobre la pera envelleix, i la figa sobre la figa.

on al·ludeix als sicofantes àtics ( Vita Vulgata 20 Düring), que l’han dut a aquella situació d’exili. El vers homèric diu en realitat (Od. VII 120):

ὄγχνη

La pera sobre la pera envelleix, i la poma sobre la poma.

de manera que Aristòtil en fa una adaptació per a l’ocasió, mantenint, però, el joc de paraules. Ja en el moment de fundar el Liceu, Aristòtil havia aprofitat per a aquella avinentesa uns versos del Filoctetes d’Eurípides (frag. 796 Kannicht), lleugerament modificats (DL V 3):

Fóra vergonyós callar, i deixar parlar Xenòcrates.

Allà on Eurípides es referia als bàrbars, Aristòtil hi posa Xenòcrates, la rivalitat amb el qual és un lloc comú de la tradició biogràfica. També Aristòtil utilitza uns versos homèrics (Il. XVIII 95) per amonestar Cal·lístenes a causa de la seva excessiva παρρησία davant d’Alexandre (DL V 5):

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σῦκον δ’ ἐπὶ σύκῳ,
ἐπ’ ὄγχνῃ γηράσκει, μῆλον δ’ ἐπὶ μήλῳ,
αἰσχρὸν σιωπᾶν, Ξενοκράτη δ’ ἐᾶν λέγειν.

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 37

ὠκύμορος δή μοι, τέκος, ἔσσεαι, οἷ’ ἀγορεύεις

Te’m moriràs ben prest, fill meu, per tal com parles.

El mateix vers l’empra Diògenes cínic (DL VI 53), en un context diferent, adreçat a un que comprava molts béns sumptuosos, tot i que Diògenes varia el verb final de l’original homèric:

ὠκύμορος δή μοι, τέκος, ἔσσεαι, οἷ’ ἀγοράζεις.

Te’m moriràs ben prest, fill meu, per tal com compres.

Aquest detall manifesta, altra vegada, la proximitat entre les màximes i les citacions poètiques com a formes de dicció dels filòsofs: ambdues són “fluctuants”, en el sentit que es poden atribuir a un o altre filòsof5, i les màximes i les citacions poètiques són intercanviables com a resposta. En Diògenes cínic, la força punyent de les citacions és deguda sovint a una forta càrrega obscena, com quan desperta a un noi de gran bellesa que reposava confiadament, prenent els versos de la Ilíada V 40 i VIII 95 (DL VI 53):

No fos cas que algú, mentre dorms, et clavi una llança per darrera.

La facècia rau, és clar, en el doble sentit de δόρυ, que tant pot significar ‘llança’ com ‘membre viril’. Diògenes, a més, ha canviat l’original homèric, que deia φεύγοντι, per εὕδοντι, a fi d’adaptar la citació a l’ocasió, tal com hem vist que ocorre freqüentment. Allò que interessa, per sobre de tot, és poder fer un joc de paraules. Així, el mateix Diògenes cínic, una vegada que li oferiren un pastís mentre menjava olives, llançà les olives exclamant amb mots d’Eurípides (Pho. 40):

ὦ ξένε, τυράννοις ἐκποδὼν μεθίστασο6 . Estranger, obre pas als tirans!

I encara, en la mateixa situació, modifica Homer (Il. V 366 i Od. VI 82) per dir (DL VI 55):

μάστιξεν δ’ ἐλάαν

En Homer, però, ἐλάαν és l’infinitiu del verb ἐλάω, de manera que l’expressió significa «va fuetejar els cavalls per tal de fer-los avançar»; Diògenes, en canvi, utilitza ἐλάαν com a acusatiu singular de ἐλάα, de manera que en ell significa

5. Per a una anàlisi més detallada d’aquesta característica de les màximes dels savis i els filòsofs en la tradició biogràfica, remetem a grAu 2009b.

6. Són les paraules que li adreça el cotxer de Laios a Èdip en el moment en què es creuen pels camins de la Fòcida. Hom veu ben clar que no importa gens el context original de la citació, sinó el nou ús, irònic, que se’n fa.

μή τίς σοι εὕδοντι μεταφρένῳ ἐν δόρυ πήξῃ

«va fuetejar l’oliva»: el vers és citat, doncs, amb l’única intenció de fer un joc de paraules. Succeeix el mateix quan, en veure un lladre vestit de porpra que era capturat en flagrant delicte, li adreça els mots d’Homer, Il. V 83 (DL VI 57):

ἔλλαβε

. La mort de porpra el prengué, i el destí puixant.

No hi ha cap altre motiu per citar aquests versos que el simple —i no gaire enginyós, en aquest cas— joc de paraules. En realitat, Diògenes es defineix a si mateix, en DL VI 38, utilitzant també uns versos tràgics (TrGF 88 F 4 Snell), aquests sí ben coherents amb la imatge del filòsof que ens ha transmès la tradició biogràfica:

ἄπολις,

Sens ciutat, sens casal, privat de pàtria, pobre, vagabund, vivint al dia.

7

També Sòcrates utilitza un vers homèric per a definir l’objecte del seu estudi, les qüestions ètiques, després de constatar, sempre segons Diògenes Laerci (II 20), que l’observació de la natura no té gens d’importància (Od. IV 392)

perquè és a les llars que tant el mal com el bé s’acompleixen.

Ja hem vist que Sòcrates citava també versos tràgics per definir-se ell mateix en relació amb les seves necessitats. El mateix fa Zenó, el qual afirmava que tenia prou béns, però afegia, amb Eurípides (Suppl. 862-863, en l’elogi de Capaneu), que (DL VII 22):

no exultava amb la riquesa; el que és d’orgull, poc més en tenia que un home sense béns.

En el marc d’aquesta forma de dicció basada en les citacions, és força habitual, a més dels petits canvis respecte de les paraules originals, la unió de versos diferents o les adaptacions a partir de mitjos versos: l’ús de centons, ni

7. No deu ser pas casualitat que Porfiri, Abst. (apud Hier., adv. Iouin. II 14, 4), anomeni Diògenes, seguint Sàtir, amb el sobrenom de ἡμερόβιος, que significa exactament el mateix que βίον ἔχων

8. El mateix vers és atribuït a Diògenes (DL VI 103), atesa la coneguda renúncia dels cínics a ocupar-se de qüestions de física o de lògica i la seva predilecció només per l’ètica. Altre cop trobem una fluctuació en les atribucions de citacions, com ocorre amb les màximes i els dicta en general.

38
πορφύρεος θάνατος καὶ μοῖρα
κραταιή
πατρίδος ἐστερημένος, πτωχός, πλανήτης, βίον ἔχων τοὐφ’ ἡμέραν
ἄοικος,
ὅττι τοι ἐν μεγάροισι κακόν τ’ ἀγαθόν τε τέτυκται8 .
ἥκιστα δ’ ὄλβῳ γαῦρος ἦν, φρόνημα δὲ οὐδέν τι μεῖζον εἶχεν ἢ πένης ἀνήρ
τοὐφ’ ἡμέραν

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 39

més ni menys9. En trobem un bon exemple a Carnèades, el qual, assabentat que el seu deixeble Mèntor de Bitínia venia a la seva escola únicament per rebre els favors de la concubina del seu mestre10, li etzibà durant una de les seves lliçons els centons següents per expulsar-lo de l’escola (DL IV 64):

Per aquí va errant un vell de la mar que no menteix, semblant a Mèntor pel cos i per la veu: aquest jo proclamo que sigui expulsat de l’escola.

Es tracta d’un centó, compost com un trencaclosques, a partir d’Homer, Od. IV 384, Il. II 268 i 401, i de Sòfocles, Ant. 203, tot i que també hi ha qui opina que prové d’alguna obra èpica perduda11. El deixeble tampoc no es queda curt a l’hora de respondre, indignat (cf. Homer, Il. II 52, 444; Od. II 8):

Ells van fer la crida, i els altres s’aplegaren de pressa.

És un bon exemple de la manera com els filòsofs utilitzen en els certàmens entre ells la citació lliure de versos homèrics i tràgics com a forma d’expressió, al mateix nivell que les màximes. També Zenó reescriu per a les seves necessitats uns versos d’Hesíode; allà on l’original diu (Op. 293 i 295):

Aquest és el millor: qui tot ho pensa ell mateix;

però és bo també aquell que fa cas de qui parla bé.

Zenó inverteix l’ordre dels hemistiquis per afirmar (DL VII 25):

El millor és aquell que fa cas de qui parla bé; però és bo també aquell que tot ho pensa ell mateix.

En aquest cas, tenim un ús dels versos èpics per tal de resumir la pròpia doctrina12, cosa que, en les biografies, no és habitual. La forma, malgrat tot, con-

9. Sobre els usos dels centons, amb un breu esment de Diògenes Laerci, vegeu prieto domínguez 2009.

10. Vegeu també l’anècdota a Filodem, Acad. Ind. 24, 1.

11. Vegeu gigAnte 1976, 193.

12. El mateix Diògenes Laerci ho explica tot seguit (DL VII 26): «Car el qui és capaç d’escoltar bé el que es diu i treure’n profit és millor que aquell qui tot ho concep ell mateix: a un només

πωλεῖταί τις δεῦρο γέρων ἅλιος νημερτής, Μέντορι εἰδόμενος ἠμὲν δέμας ἠδὲ καὶ αὐδήν· τοῦτον σχολῆς τῆσδ’ ἐκκεκηρῦχθαι λέγω.
οἱ μὲν ἐκήρυσσον, τοὶ δ’ ἠγείροντο μάλ’ ὦκα
Οὗτος μὲν πανάριστος, ὃς αὐτῷ πάντα νοήσει, ἐσθλὸς δ’ αὖ κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται,
κεῖνος μὲν πανάριστος ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται, ἐσθλὸς δ’ αὖ κἀκεῖνος ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ.

tinua essent la del joc de paraules. Un altre que aprofita els versos homèrics per a manifestar la pròpia doctrina és Pirró, que citava contínuament el famós vers (Il. VI 146): οἵη

com el llinatge de les fulles, així també el dels homes

i encara aquests altres (Il. XXI 106-107): ἀλλά,

Au, vinga, amic, mor tu també: per què has de plorar així?

Prou va morir també Patrocle, que era molt millor que tu

per tal de manifestar la incertesa i els esforços inútils dels homes, així com el seu vessant més pueril (DL IX 67)13 .

La citació dels poetes s’usa particularment per a capgirar una situació en què el filòsof ha rebut la pitjor part. Així, quan Crates, després de ser fuetejat pel gimnasiarc, és arrossegat per terra agafat per un peu, afirma, manllevant un vers d’Homer (DL VI 90):

ἕλκε

m’ha pres del peu i em tragina per l’estança divinal

una petita variació respecte de l’original homèric, que no aporta gaire diferència de cap mena, i que, potser, convé interpretar simplement com una variant deguda a la citació de memòria, o, tal vegada, del text homèric emprat (Il. I 591):

Xenòcrates, al seu torn, utilitza uns versos homèrics per aconseguir que el rei Antípatre, a la cort del qual havia acudit en una ambaixada a favor dels presoners atenesos capturats durant la guerra lamíaca, alliberi de seguida els seus companys, abans fins i tot de començar a dinar; només cal que li citi els mots d’Odisseu a Circe en Od. X 383-385 (DL IV 9):

li escau capir, mentre que al qui és obedient se li afegeix també la pràctica»

. Vegeu, també, l’explicació de l’escoli als versos hesiòdics 293-297 (= SVF I 235).

13. Sext Empíric (M. I 281) afirma també que Pirró llegia assíduament els poemes homèrics com si escoltés una comèdia, amb la intenció de divertir-s’hi.

40
περ φύλλων γενεή, τοίη δὲ καὶ ἀνδρῶν
φίλος, θάνε καὶ σύ· τίη ὀλοφύρεαι οὕτως; κάτθανε καὶ Πάτροκλος, ὅ περ σέο πολλὸν ἀμείνων
ποδὸς τεταγὼν διὰ βηλοῦ θεσπεσίοιο
,
ῥῖψε ποδὸς τετάγων ἀπὸ βηλοῦ θεσπεσίοιο.
ὦ Κίρκη, τίς γάρ κεν ἀνήρ, ὃς ἐναίσιμος εἴη, πρὶν τλαίη πάσσασθαι ἐδητύος ἠδὲ ποτῆτος
(κρείττονα γὰρ εἶναι τὸν ἀκοῦσαι καλῶς δυνάμενον τὸ λεγόμενον καὶ χρῆσθαι αὐτῷ τοῦ δι' αὑτοῦ τὸ πᾶν συννοήσαντος· τῷ μὲν γὰρ εἶναι μόνον τὸ συνεῖναι, τῷ δ' εὖ πεισθέντι προσεῖναι καὶ τὴν πρᾶξιν)

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 41

Circe, ¿quin home hi hauria, vull dir quin home amb dretura, que tingués el valor de tastar el menjar o la beguda sense haver alliberat uns companys i haver-los ben vistos? [Trad. C. Riba]

El rei, havent comprès de seguida la intenció dels mots, es convenç, sense cap més argumentació, de la necessitat d’alliberar immediatament els presoners atenesos. Semblantment, mentre discutia tranquil·lament amb un home, veient que l’aspror de la disputa augmentava i que la gent s’acostava, Crisip va dir-li (DL VII 182), manllevant uns versos de l’Orestes d’Eurípides (253254)14:

Ai las, germà, m’espantes, com se’t torba l’ull!

Tot d’una has mudat en ràbia el teu bon seny d’adés. [Trad. C. Riba]

El mateix Crisip utilitza les citacions per mostrar la gran seguretat que tenia en les pròpies capacitats. De Cleantes, el seu mestre, deia que només calia que li ensenyés la doctrina, perquè ja trobaria ell mateix les demostracions (DL VII 179); per això, citava constantment uns versos d’Eurípides (Or. 540-541):

En la resta sóc un home que he nascut sortós, tret amb Cleantes: en això no sóc feliç.

I Bió de Borístenes, quan li preguntaren si els déus existeixen (DL II 117), preferí citar un vers èpic per eludir una resposta que el podria dur de dret a l’Areòpag per impietat, com és habitual en tants altres filòsofs16:

; No dispersaràs lluny de mi la gentada, vell atziac?

Els versos permeten també donar solemnitat a determinades ocasions, com quan hom crema els seus propis escrits. Mètrocles, en el moment de lliurar totes les seves obres al foc, exclama (TrGF, frag. 285 Snell-Radt):

14. Eurípides, però, deia ἄρτι σωφρονῶν, no pas

. Un nou exemple d’adaptació dels versos per a l’ocasió.

15. A Eurípides, és clar, no apareix pas Cleantes, sinó θυγατέρας, les filles, és a dir Helena i Clitemnestra (qui parla és Tindàreu). La cosa té gràcia, és clar, venint del mestre, per a qui Cleantes seria com un fill, però quin fill, equiparable a les funestes Helena i Clitemnestra!

16. Bió de Borístenes, frag. 25 Kindstrand, vegeu-ne també el comentari, a les pàgines 224226. La resposta és un vers dels cants cipris atribuïts a Estàsinos de Xipre, autor del cicle èpic que se sol datar al segle VII aC: frag. I 16 Bernabé = adespota 5 Davies.

πρὶν λύσασθ’ ἑτάρους καὶ ἐν ὀφθαλμοῖσιν ἰδέσθαι;
οἴμοι, κασίγνητ’, ὄμμα σὸν ταράσσεται· ταχὺς δὲ μετέθου λύσσαν ἀρτίως φρονῶν
ἐγὼ δὲ τἄλλα μακάριος πέφυκ’ ἀνὴρ πλὴν εἰς Κλεάνθην· τοῦτο δ’ οὐκ εὐδαιμονῶ15 .
οὐκ ἀπ’ ἐμοῦ σκεδάσεις ὄχλον, ταλαπείριε πρέσβυ
φρονῶν
ἀρτίως

τάδ’ ἔστ’ ὀνείρων νερτέρων φαντάσματα

Això no són més que fantasmes de somnis infernals.

I, encara, a l’hora de cremar els apunts que havia pres de les lliçons de Teofrast, quan va deixar la seva escola (DL VI 95), afirma (Il. XVIII 392):

Ἥφαιστε, πρόμολ’ ὧδε, Θέτις νύ τι σεῖο χατίζει.

Hefest, acosta’t aquí, que ara Tetis et necessita!

És exactament el mateix vers que cita Plató en el moment de cremar, arran de la seva conversió a la filosofia, les tragèdies que havia escrit de jove (DL III 5; Olimpiodor 74-76 Westernik; Vida anònima 113-116 Westernik), tot i que allà Tetis se substitueix directament per Plató. Altre cop trobem exemples de fluctuació de les citacions dels poetes i, en aquest cas, fins i tot en les ocasions que donen peu a la citació.

Curiosament, és més aviat infreqüent que els filòsofs citin versos d’autors còmics, tot i que, en canvi, és molt freqüent que els biògrafs citin els versos on els comediògrafs escarnien els filòsofs i feien paròdia de les seves doctrines. Un dels pocs casos és Aristó, que cita el còmic Cratí (frag. 459 KasselAustin) contra un acadèmic que pretenia no aprehendre res de la realitat (DL VII 163):

Qui és que t’ha encegat? Qui t’ha pres el llum de la làmpada?

Un altre moment privilegiat per a l’ús de versos per part dels filòsofs en la biografia és durant les seves converses amb els tirans. L’escenari més famós, com no podia ser d’altra manera, és la cort del tirà de Sicília, Dionisi, on pel que diuen els biògrafs passaren diversos filòsofs. Inspirat en el cèlebre relat de la conversa entre Soló i Cresos (Hdt. 1.30-31), Dionisi el Vell enceta un diàleg amb Plató a base de preguntes i respostes, seguint la forma ben coneguda que pretén la submissió del filòsof al poder tirànic mitjançant el reconeixement, per part del filòsof, de la superioritat del tirà17; de fet, la qüestió és la mateixa que plantejava Cresos a Soló sobre qui és el més feliç dels homes, quelcom que demostra encara més el caràcter tòpic d’aquesta mena d’enfrontaments dialèctics. El filòsof, però, es nega a fer aquest reconeixement, demostrant així, com Soló, la seva absoluta παρρησία, que el fa parlar sempre en termes idèntics en contra de la tirania, sigui qui sigui el seu interlocutor; en aquest cas, la resposta de Plató és perfectament coherent amb la seva pròpia doctrina sobre el govern del savi: mai no pot ser considerat un bé suprem allò que respon únicament a l’interès d’un sol home, llevat que aquest home excel·leixi per la seva virtut. El tirà, enutjat, li adreça una frase breu i punyent, a la qual Plató dóna la volta (DL III 18): «Els teus mots són de

17. Vegeu grAu 2009a, 340-354.

42
τίς <δέ> σ’ ἐτύφλωσεν, τίς ἀφείλετο λαμπάδος αὐγάς;

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 43

vell!» i Plató va respondre: «I els teus, de tirà.» ( “οἱ λόγοι σου,” φησ ί , “γεροντιῶσι,” καὶ ὅς· “σοῦ δέ γε

). Al mateix nivell de disputa dialèctica, Dionisi diu en una altra ocasió a Aristip de Cirene, fent servir uns versos de Sòfocles (frag. 873 Radt):

ὅστις γὰρ ὡς τύραννον ἐμπορεύεται, κείνου ‘στὶ δοῦλος, κἂν ἐλεύθερος

Car tothom que es fica al casal d’un tirà és el seu esclau, per molt que hi vagi lliure.

A la qual cosa respon el filòsof, tot refent per a l’ocasió els versos de Sòfocles a fi de donar la volta als mots del tirà (DL II 82)18:

οὐκ

No és pas esclau, si se’n pot anar lliure.

Tanmateix, la relació més interessant i completa de respostes al tirà com a defensa dels atacs, en forma de citacions dels tràgics, posa en relació Plató i Aristip: l’un com a filòsof lliure que no se sotmet al tirà; l’altre, com a representant en la tradició biogràfica del paràsit, el qual, malgrat tot, es defensa amb plasenteries de les acusacions.19 Un dia que Dionisi ordenà als qui banquetejaven amb ell de vestir-se de porpra i dansar, Plató s’hi negà tot citant el vers d’Eurípides següent (Ba. 836):

οὐκ ἂν

No podria pas, jo, vestir roba de dona.

En canvi, Aristip ho acceptà sense problemes, citant, al seu torn Ba. 317-318 (DL II 78):

Car, fins en les bacanals, la que és assenyada no es deixarà pas corrompre20

18. Diògenes Laerci atribueix l’anècdota a Aristip, però afirma que altres l’atribueixen a Plató. Plutarc l’atribueix a Zenó (Moralia 33d; Pomp. 78), quelcom que torna a posar de manifest que les citacions dels poetes en boca dels filòsofs, com les màximes, són fluctuants. Tanmateix, podria tractar-se també, en Plutarc, d’una confusió en els manuscrits entre Ζήνωνα i Πλάτωνα

19. Vegeu DL II 66-83.

20. És digne d’esment el fet que Constantí Cèfalas citi aquests mateixos versos al final de la seva presentació del llibre dotzè de l’ Antologia Palatina, dedicat a la poesia pederàstica: «¿I de quina mena seria jo, si, després de fer-te conèixer el que fou pronunciat [sc en el llibre XI], t’hagués amagat la Musa dels nois d’Estrató de Sardes? Ell mateix s’hi divertia amb els del seu entorn, i va publicar-la com a entreteniment personal per l’estil dels epigrames, no pas pel seu sentit. Rep, doncs, el que segueix: que, fins en les baca-

τυραννιῶσιν”
μόλῃ.
μόλῃ
ἔστι δοῦλος, ἂν ἐλεύθερος
δυναίμην θῆλυν ἐνδῦναι στολήν.
καὶ γὰρ ἐν βακχεύμασιν οὖσ’ ἥ γε σώφρων οὐ διαφθαρήσεται

Altres certàmens entre filòsofs semblants són els que s’estableixen entre Hipàrquia i Teodor l’Ateu (DL VI 97-98):

Un cop que [Hipàrquia] anà a un banquet a casa de Lisímac, allà mateix confutà Teodor, que rebia el sobrenom d’Ateu, proposant-li aquest sofisma: «Allò que, fet per Teodor, no pot ser anomenat injust, això mateix, fet per Hipàrquia, tampoc no pot ser pas anomenat injust; si Teodor, doncs, en pegar-se ell mateix, no comet cap injustícia, llavors Hipàrquia, si pega Teodor, tampoc no comet injustícia» (ὃ

Hipàrquia fa provar, doncs, a Teodor, que era mestre en aquesta mena de sil·logismes, la seva pròpia medicina21. Teodor, veient-se vençut, li lleva la roba i se’n burla dient, amb paraules d’Eurípides (Ba. 1236), «és aquesta

la que ha deixat les llançadores vora el teler?»

Però Hipàrquia respon, sense emprar el vers (DL VI 98): «Sóc jo, Teodor; et sembla que he pres una mala decisió pel que fa a mi mateixa, si el temps que hauria d’haver perdut en el teler l’he emprat en la meva educació?» (ἐγώ εἰμί, Θεόδωρε·

κατεχρησάμην;)

La “captura” d’un filòsof per part del seu mestre se sol produir també mitjançant un joc ràpid de preguntes i respostes22. Així, Xenofont és “caçat” per Sòcrates quan tots dos es troben casualment pels carrers d’Atenes i el primer li pregunta: «On és que es fan bons, els homes?» (ποῦ δὲ καλοὶ κἀγαθοὶ γίνονται ἄνθρωποι;) i, en no poder respondre, Sòcrates l’insta a seguir-lo per tal d’aprendre-ho (DL II 48). Hom pot trobar, semblantment, l’ús de jocs de paraules en la forma habitual de la citació de versos tràgics; és així com Cràntor, enamorat d’Arcesilau, se li adreça (DL IV 29) amb uns versos de l’Andròmeda d’Eurípides (frag. 129 Kannicht): ὦ παρθέν’, εἰ σώσαιμί

Noia, si et salvava, m’estaries agraïda?

nals, segons diu el tràgic, la que és assenyada no es deixarà pas corrompre.» Tot indica que es devia tractar de versos recurrents en la formació retòrica, encara ben entrada l’època bizantina. O potser hem de pensar, simplement, que els compiladors de la Palatina estaven prou familiaritzats amb Diògenes Laerci, de qui van extractar nombrosos epigrames.

21. Vegeu grAu 2010b.

22. Vegeu grAu 2008.

44
ποιῶν Θεόδωρος οὐκ ἂν ἀδικεῖν λέγοιτο, οὐδ’ Ἱππαρχία ποιοῦσα τοῦτο ἀδικεῖν λέγοιτ’ ἄν· Θεόδωρος δὲ τύπτων ἑαυτὸν οὐκ ἀδικεῖ, οὐδ’ ἄρα Ἱππαρχία Θεόδωρον τύπτουσα ἀδικεῖ).
ἡ τὰς παρ’ ἱστοῖς ἐκλιποῦσα κερκίδας;
μὴ κακῶς σοι δοκῶ βεβουλεῦσθαι περὶ αὑτῆς, εἰ, τὸν χρόνον ὃν ἔμελλον ἱστοῖς προσαναλ ώ σειν, τοῦτον εἰς
ἀλλὰ
παιδε ί αν
μοι χάριν;
σ’, εἴσῃ

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 45

I Arcesilau, seguint el joc, li respon tot citant la mateixa tragèdia (frag. 129a Kannicht):

Endu-te’m, estranger, tant si em vols de criada com de companya de jaç.

Podríem afegir encara una restellera d’exemples, però basta constatar, per no allargar-nos més del compte, que aquesta forma d’expressió mitjançant citacions esdevingué tan tòpica per als filòsofs que Llucià de Samòsata la utilitza amb una clara intenció paròdica al principi d’ El pescador, un autèntic certamen de citacions homèriques i tràgiques entre filòsofs. Quan els filòsofs tornats a la vida discuteixen com castigaran la gosadia de Parresíades, s’estableix entre ells un joc dialèctic de citacions (Pisc. 2-3):

( adespota , frag. 291 Snell-Kannicht)

(Eur., Or. 413)

(Eur., frag. 938 Kannicht)

ἄγου με, ὦ ξένε, εἴτε δμωΐδ’ ἐθέλεις εἴτ’ ἄλοχον
ΠΛΑΤΩΝ Καὶ μὴν ἄριστον ἦν καθάπερ τινὰ Πενθέα ἢ Ὀρφέα λακιστὸν ἐν πέτραισιν εὑρέσθαι μόρον,
ἵνα ἂν καὶ τὸ μέρος αὐτοῦ ἕκαστος ἔχων ἀπηλλάττετο. ΠΑΡΡΗΣΙΑΔΗΣ Μηδαμῶς· ἀλλὰ πρὸς Ἱκεσίου φείσασθέ μου. ΠΛΑΤΩΝ Ἄραρεν· οὐκ ἂν ἀφεθείης ἔτι. ὁρᾷς δὲ δὴ καὶ τὸν Ὅμηρον ἅ φησιν, ὡς οὐκ ἔστι λέουσι καὶ ἀνδράσιν ὅρκια πιστά (Il. XXII 262) ΠΑΡΡΗΣΙΑΔΗΣ Καὶ μὴν καθ’ Ὅμηρον ὑμᾶς καὶ αὐτὸς ἱκετεύσω· αἰδέσεσθε γὰρ ἴσως τὰ ἔπη καὶ οὐ παρόψεσθε ῥαψῳδήσαντά με· ζωγρεῖτ’ οὐ κακὸν ἄνδρα καὶ ἄξια δέχθε ἄποινα, χαλκόν τε χρυσόν τε, τὰ δὴ φιλέουσι σοφοί περ. (cf. Il. VI 46, 48; XX 65) ΠΛΑΤΩΝ Ἀλλ’ οὐδὲ ἡμεῖς ἀπορήσομεν πρὸς σὲ Ὁμηρικῆς ἀντιλογίας. ἄκουε γοῦν· μὴ δή μοι φύξιν γε, κακηγόρε, βάλλεο θυμῷ χρυσόν περ λέξας, ἐπεὶ ἵκεο χεῖρας ἐς ἀμάς. (cf. Il. X 447 ss.) ΠΑΡΡΗΣΙΑΔΗΣ Οἴμοι τῶν κακῶν. ὁ μὲν Ὅμηρος ἡμῖν ἄπρακτος, ἡ μεγίστη ἐλπίς. ἐπὶ τὸν Εὐριπίδην δή μοι καταφευκτέον· τάχα γὰρ ἂν ἐκεῖνος σώσειέ με. μὴ κτεῖνε· τὸν ἱκέτην γὰρ οὐ θέμις κτανεῖν. (Eur., frag. 937 Kannicht) ΠΛΑΤΩΝ Τί δέ; οὐχὶ κἀκεῖνα Εὐριπίδου ἐστίν, οὐ δεινὰ πάσχειν δεινὰ τοὺς εἰργασμένους;
ΠΑΡΡΗΣΙΑΔΗΣ Νῦν οὖν ἕκατι ῥημάτων κτενεῖτέ με;
ΠΛΑΤΩΝ Νὴ Δία· φησὶ γοῦν ἐκεῖνος αὐτός, ἀχαλίνων στομάτων

ἀνόμου τ’ ἀφροσύνας τὸ τέλος δυστυχία. (Ba. 386-388)

plAtó: Certament, el millor serà, com en el cas de Penteu i d’Orfeu, «que trobi el seu destí esgarrat en les roques» i que prengui cadascú un tros de la seva carn.

pArresíAdes: No, no! Pel déu dels suplicants, respecteu-me!

sòcrAtes: Està decidit. No pots pas quedar lliure. Mira, ho diu Homer, també: «No hi ha entre lleons i homes juraments dignes de fe.»

pArresíAdes: També us citaré Homer, doncs, jo, per suplicar-vos. Potser reverireu els seus versos i no menyspreareu el qui els recita: «Deixeu viure un home no pas vil i accepteu el just rescat, bronze i or, que fins els savis s’estimen.»

plAtó: No ens quedarem pas enrere, nosaltres, en cites homèriques. Escolta això:

«No t’ho pensis pas, que fugiràs, maleït, en el teu ànim, per molt que ens parlis d’or, perquè has caigut a les nostres mans!»

pArresíAdes: Ai de mi! Homer, la meva gran esperança, és inútil. Em refugiaré en Eurípides; potser ell em pot salvar: «No em matis! Matar un suplicant és impiu!»

plAtó: I ara? No és pas d’Eurípides, això, també: «S’entén que sofreixi horrors el qui ha obrat horrors»?

pArresíAdes: «M’occireu, doncs, pels meus mots?»

plAtó: I tant, per Zeus! És ell mateix qui diu:

«De boques sense fre i follies sense llei la fi és la desventura.»

Sembla clar que allò que pretén parodiar Llucià al principi del diàleg és exactament aquesta forma de dicció mitjançant citacions èpiques i tràgiques que, com hem vist, era d’allò més habitual en la biografia antiga. Aquí els filòsofs fins i tot manifesten l’origen de les seves citacions i es veuen gairebé obligats a respondre sempre amb una altra citació que contradigui la del seu interlocutor, com si aquesta fos l’única forma de desmentir-lo. És el mateix procés que trobem en La venda dels filòsofs (9-10) del mateix Llucià, on Diògenes cínic resumeix la seva doctrina a partir d’un vers d’Eurípides lleugerament modificat, un fenomen, com hem observat, freqüent també en les biografies:

(Eur., Hipp. 612)

diògenes: Pren per model allò d’Eurípides, amb una lleu variació.

46
{ΔΙΟΓΕΝΗΣ} Τὸ Εὐριπίδειον ἐκεῖνο ζηλώσεις μικρὸν ἐναλλάξας. {ΑΓΟΡΑΣΤΗΣ} Τὸ ποῖον; {ΔΙΟΓΕΝΗΣ} Ἡ φρ ή ν σοι ἀλγ ή σει, ἡ δὲ γλῶσσα ἔσται ἀν ά λγητος.
ἃ δὲ μ ά λιστα δεῖ προσεῖναι, ταῦτ ά ἐστιν· ἰταμὸν χρὴ εἶναι καὶ θρασὺν καὶ λοιδορεῖσθαι πᾶσιν ἑξῆς καὶ βασιλεῦσι καὶ ἰδιώταις·

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 47

comprAdor: Què?

diògenes: «El teu cor patirà, però la llengua restarà sense dolor.»

El que has de fer és això: convé que siguis impúdic i atrevit, i que insultis tothom sense distincions, monarques i gent corrent.

També Filòstrat posa en boca d’Apol·loni de Tíana una citació de Sòfocles, precisament quan es disposa a anar a Roma per enfrontar-se a Neró, que és presentat clarament amb els trets d’un tirà (VA IV 38):

Anem, doncs, cap a Roma, si ens sentim enfortits, que, contra els bans de Neró pels què es proscriu la filosofia, hem de dir allò de Sòfocles:

«Car no era Zeus, qui m’ho ha anunciat, això,» ni les Muses, ni Apol·lo oracular.

La cita és de l’Antígona (450), i evoca el contrast entre la llei divina i la que proclamen els governants, que aquí a Apol·loni li encaixa molt bé per treure legitimitat als bans contra els filòsofs que havia promulgat l’emperador: Apolloni està disposat com Antígona, si cal, a donar la vida pel simple fet de ser filòsof. Novament, oposat a Domicià, anys més tard, Apol·loni respon citant un vers de l’Èdip rei (410):

No t’és ma vida esclava, ho és de Lòxias.

D’aquesta manera, explica Filòstrat, Apol·loni manifestava que la seva saviesa estava ben lliure de la influència de Domicià (VA VII 4). Tot just a continuació, es rememora una vegada en què, mentre representaven, al teatre d’Efes, l’Ino d’Eurípides, Apol·loni va recriminar a crits al governador d’Àsia que no fes cas dels versos euripideus ( VA VII 5). Semblantment, Filòstrat també presenta Damis i Apol·loni modificant versos en el fil d’una controvèrsia a propòsit de la manera d’engendrar les cries en diverses espècies d’animals (VA II 14):

Damis li va respondre:

—Admetràs, doncs, que lloï Eurípides per aquell passatge en iambes en què fa dir a Andròmaca (418):

«Per a tots els homes

la vida són els fills.»

—Ho admeto —va dir—, perquè ho diu de manera sàvia i divinal, però molt més savi i veritable seria si la lloança fos per a tots els éssers vius.

—Em sembla, Apol·loni —va respondre—, que reescriuries els iambes per recitar-los així:

οὐ γάρ τί μοι Ζεὺς ἦν ὁ κηρύξας τάδε,
οὐ γάρ τι σοὶ ζῶ δοῦλος, ἀλλὰ Λοξίᾳ.
δ’ ἀνθρώποις ἄρ’ ἦν ψυχὴ τέκνα
ἅπασι

ἅπασι δὲ ζῴοις ἄρ’ ἦν ψυχὴ τέκνα.

«Per a tots els vivents la vida són els fills.»

Semblantment, en les Vides dels sofistes del mateix Filòstrat, Antifont cita Eurípides (Or. 1-3) en la presentació que fa d’ell mateix (499), o Secund d’Atenes i el seu deixeble Herodes polemitzen tot citant Hesíode, Op. 25 (544), per posar només els exemples més interessants. Naturalment, la presència de les citacions de poetes antics, considerats canònics, és constant en tota la prosa grega, ja des dels sofistes i Plató, i és evident que Sòcrates practicava l’exegesi —sovint interessada— i amb variants textuals dels versos dels grans poetes de la tradició. Tenim fins i tot notícia, més tard, dels excessos d’alguns filòsofs a l’hora de citar les obres dels poetes: és particularment significativa l’anècdota, reportada per Diògenes Laerci, segons la qual Crisip en un dels seus escrits va arribar a citar gairebé sencera la Medea d’Eurípides, fet que féu exclamar a un dels seus lectors que estava llegint la Medea de Crisip (DL VII 180). En els casos que estem comentant, però, tenim una altra mena de fenomen: la biografia posa en boca dels filòsofs els versos dels poetes de la tradició, fonamentalment Homer i els tràgics, quan afronten tirans, conversen entre ells o han de defensar-se d’acusacions diverses. Aquest recurs expressiu a base de versos, propis i aliens, sembla, doncs, habitual de les converses dels filòsofs, tal com es retroba en la biografia i també en les paròdies llucianesques, així com en Filòstrat, però ja no, significativament, en el segle V dC, en l’obra sobre filòsofs, metges i sofistes d’Eunapi de Sardes. Altrament, no parlen tampoc així altres personatges de les biografies antigues: ni els homes d’estat, ni, precisament, els poetes o els autors d’obres literàries en altres gèneres. Paga la pena demanar-se com i a partir d’on penetrà, doncs, en la tradició erudita antiga aquest costum de representar els filòsofs conversant en vers i la resposta ens sembla prou clara: de l’escola de retòrica on els autors d’aquesta mena d’obres van completar la seva παιδεία, entre molts altres exercicis o προγυμνάσματα, mitjançant l’aprenentatge i l’elaboració de χρεῖαι, que potser ja incloïen les citacions dels versos. En efecte, sabem que les χρεῖαι foren molt utilitzades, especialment durant l’època hel·lenística, com a repertoris per als exercicis de retòrica de les escoles, on els alumnes eren entrenats a allargar o reduir aquesta mena de contalles, alhora que eren proveïts de materials anecdòtics per a poder utilitzar-los durant les seves exposicions. En paraules d’Alexandre Júnior, «a cria era útil, nâo só como inspiraçao formal de base para o treinamento retórico, através dos seus múltiplos exercícios, mas também como veícolo dos mais elevados valores éticos, culturalmente convencionados e perpetuados na sociedade helénica»; a més, «existe, de facto, uma relaçâo íntima entre a cria e a cultura na Segunda Sofística»23. En efecte,

23. Júnior 1989, 48, per a ambdues citacions.

48

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 49

el mateix Diògenes Laerci cita sovint obres que constitueixen florilegis o reculls de χρεῖαι, sobretot atribuïts a Aristòtil24, però també a altres autors hellenístics, en especial de les escoles cínica i estoica 25. En aquest context de transmissió i canvi constant del material, «an anecdote could be abbreviated into a pure saying or a saying developed into an anecdote, not to mention changes of attribution»26. Les col·leccions de χρεῖαι formaven part, doncs, dels diferents nivells educatius i podien ser utilitzades com a introducció per a l’estudi de la filosofia o bé com un manual ètic, i constituïen així un sistema literari en ell mateix que entretenia i edificava els lectors27

El mateix Diògenes Laerci devia utilitzar col·leccions d’aquesta mena; de fet, segons Jan Fredrik Kindstrand, «he obtained them from a different source, i.e. a pure collection, and he included them in his compilation in this way, sometimes under the influence of associations, as they did not have a definite place within the biography»28. En efecte, pràcticament totes les paraules dels filòsofs apareixen integrades en el context d’aquesta mena de construccions narratives de saviesa pràctica, que constitueixen la part principal i més llarga de les seves biografies, palesant així l’interès fonamental dels biògrafs per aquestes manifestacions quotidianes més que no pas per llur sistema doctrinal. Les χρεῖαι s’acumulen en llargues llistes inacabables al bell mig de les biografies, i de vegades, en les biografies més breus, són gairebé l’únic que hi figura; també la biografia llucianesca de Demònax, per exemple, no és res més que una sèrie ininterrompuda d’episodis de la seva vida, tots amb l’estructura formal d’una χρεία . En la consciència col·lectiva, aquestes colleccions de χρεῖαι eren percebudes com un dipòsit significatiu i marcadament pragmàtic de la tradició filosòfica29. L’ús tan abundant de les χρεῖαι que fa la biografia, doncs, s’ha d’entendre com el resultat de la voluntat expressa dels biògrafs d’entretenir els lectors amb anècdotes sobre els personatges en aquest cas els filòsofs— més famosos30, a la vegada que els fornia d’elements culturals significatius: «A intençâo didáctica da sua estrutura nâo era tanto a de chamar a atençâo do leitor/ouviente para o que se dizia, mas para o modo como isso era dito e quem o dizia»31. D’ací que sigui una tasca especialment interessant analitzar quins són els modes de dicció que empren els filòsofs de manera habitual en aquestes anècdotes biogràfiques. Tenim, a més, alguns bons exemples dels contactes, en altres contextos i funcions, entre la tradició erudita de les biografies, en concret les de filòsofs, i els tractats de retòrica. Per posar només dos exemples significatius, és

24. Sobre aquestes obres suposadament aristotèliques, vegeu seArby 1998, 71-89.

25. Vegeu-ne l’anàlisi i el comentari a KindstrAnd 1986, 226-229 i 230-233.

26. KindstrAnd 1986, 232.

27. Cf. KindstrAnd 1986, 233. Vegeu també, més recentment, luzzAtto 2004.

28. KindstrAnd 1986, 241.

29. butts 1986.

30. Convé no oblidar que el títol de l’obra laerciana no és altre que βίοι

. Resulta ben clar què és allò que més interessa dels filòsofs a l’autor.

31. Júnior 1989, 61.

καὶ γνῶμαι τῶν ἐν φιλοσοφίᾳ εὐδοκιμησάντων

oportú de llegir en paral·lel aquest fragment de la vida d’Estilpó de Mègara (DL II 118):

I encara, una vegada que va veure Crates arraulit a l’hivern32, li digué: «Ai, Crates, em sembla que et cal un mantell nou» (“ὦ Κρ ά της,” ἔφη, “δοκεῖς μοι χρείαν ἔχειν ἱματίου καινοῦ”), ço és, intel·ligència i un mantell. I ell, ofès, en féu una paròdia d’aquesta faisó33:

De cert he vist Estilpó que patia dures penes a Mègara, on conten que hi ha el catau de Tifó34 . És allà que solia disputar, i eren molts els companys que el voltaven: passaven el temps percaçant la virtut tot canviant lletres35

O aquell altre en què Antístenes respon a un que volia fer-se deixeble seu que necessitarà βιβλαρ

καινοῦ, on cada vegada que diu καινοῦ, convé entendre també καὶ νοῦ: allò que el deixeble necessitarà per sobre de tot és, doncs, intel·ligència (DL VI 3). És bo, dèiem, de contrastar-los amb el següent passatge dels Προγυμνάσματα d’Eli Teó (100, 15-20): Κατὰ

L’amfibologia: una persona que presenta un infant a l’orador Isòcrates li demana què li cal a l’infant: «una tauleta nova / i intel·ligència, respon ell, i un estilet nou / i intel·ligència.»

També aquell en què, a un adúlter de nom Dídim, Diògenes cínic li dedica un joc de paraules quan s’assabenta que ha estat arrestat: mereixeria de ser

32. El text no és segur: o bé Crates passava molt de fred perquè el seu mantell no l’abrigallava prou, o bé s’havia abrusat el mantell en acostar-se massa al foc per fer-se passar el fred, o, encara, se l’havia doblegat massa, perquè estava desgastat de vell.

33. Els versos són, de fet, un centó homèric: el primer vers imita Od. XI 582; el segon, Il. II 783; el tercer, Il. VIII 537. El poema està recollit en el Supplementum Hellenisticum 347 = Crates frag. 1 Diels.

34. Tifó és el monstre de cent caps de Cilícia. Com que no tenim cap constància de la seva vinculació amb Mègara, el més plausible és que es tracti d’una plasenteria a partir de la seva relació amb el τῦφος, la vanitat: Estilpó hauria fet de Mègara el catau de la vanitat, l’altivesa i la prepotència.

35. Arist., Rh. 1412a26-b3, dóna nombrosos exemples d’aquests jocs de paraules canviant lletres; de fet, aquí mateix el joc deu ser entre τὴν δ' ἀρετὴν i Νικαρέτην, la meuca que cohabitava amb Estilpó (DL II 114), tal com ho assenyala dudley 1937, 57. Segons el joc malèvol del poema, els companys i Estilpó mateix passaven el temps, doncs, percaçant la meuca.

50
καὶ μὴν Στίλπων’ εἰσεῖδον χαλέπ’ ἄλγε’ ἔχοντα ἐν
ὅθι φασὶ Τυφωέος ἔμμεναι εὐνάς. ἔνθ’ ἔτ’ ἐρίζεσκεν, πολλοὶ δ’ ἀμφ’ αὐτὸν ἑταῖροι· τὴν δ’ ἀρετὴν παρὰ γράμμα διώκοντες κατέτριβον.
Μεγάροις,
ί ου καινοῦ καὶ γραφε ί ου καινοῦ καὶ πινακιδ ί ου
ἀμφιβολίαν δέ, οἷον Ἰσοκράτης ὁ ῥήτωρ συνιστἀντος αὐτῷ παιδίου καὶ ἐρωτῶντος τοῦ συνίσταντος, τίνος
ΚΑΙΝΟΥ.”
αύτῷ δεῖ, εἶπε· “πινακιδίου ΚΑΙΝΟΥ, καὶ γραφιδίου

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 51 penjat pel seu nom, afirma, ja que δίδυμοι, en grec, significa ‘testicles’ (DL VI 51). És exactament el mateix que esmenta Teó, en posar un exemple de χρεία passiva (99, 1-4):

Les [χρεῖαι] passives són aquelles que posen en escena una acció rebuda: el flautista Dídim, sorprès en flagrant delicte d’adulteri, fou penjat pel seu nom.

Bastin aquests exemples tan concrets per constatar que les fonts d’on beu l’erudició antiga són molt sovint els repertoris retòrics usats a l’escola, que construïen per pura invenció, amb els recursos de l’amplificació i la reducció, les diverses anècdotes que ens han pervingut. No és gaire aventurat afirmar, per tant, que els reculls d’anècdotes i χρεῖαι podien contenir ja els versos i devia ser comú reelaborar-los, citar-los literalment per a determinades ocasions, o adaptar-los, si convenia, en forma o no de centons. No és casualitat, és clar, que els poetes més llegits i treballats en els exercicis de retòrica fossin, precisament, els tràgics i els èpics, en particular Homer36. Segons Filòstrat (VS II 27 = 620.6), quan Nicàgoras d’Atenes va anomenar la tragèdia «la mare dels sofistes», μήτηρ σοφιστῶν, Hipòdrom de Larissa va rebatre’l adduint que més aviat el seu pare era Homer. Citar poetes, en especial els tràgics i Homer, era, doncs, un exercici recomanable per als rètors37, i així ho feren també els màxims exponents de la Segona Sofística, que citen sobretot la Ilíada, l’Odissea, Eurípides i, a distància en freqüència, Hesíode, Píndar, Èsquil, Sòfocles, Aristòfanes i Menandre, en proporcions que varien segons cada autor38: exactament la mateixa proporció i autors que citen els filòsofs de les biografies. Aquest és també el referent poètic dels autors de novel·la, formats, és clar, a les mateixes escoles de retòrica: tant en Caritó com en Aquil·les Taci o Heliodor, posem per cas, trobem exactament els mateixos autors citats en diversos contextos, tot i que mai amb la mena de procediment conversacional que hem analitzat aquí per als filòsofs de les biografies39 . Tanmateix, malgrat que aquesta constatació, com tantes altres40, pot enterbolir els desitjos d’historicitat aplicats a les biografies antigues, creiem que el més important és analitzar la mena d’imatge del filòsof que construeixen aquests usos de citacions en vers en les converses de filòsofs, perquè manifesten la seva recepció en l’àmbit concret de les escoles de retòrica, que val a

36. Vegeu especialment cribiore 2001a i 2001b; morgAn 1998; wissmAnn 2014. Per a l’ús de la tragèdia en els tractats de retòrica, és especialment interessant cAstelli 2000. A propòsit de l'ús pedagògic de les tragèdies d’Eurípides vegeu també gAngloff 2004.

37. És encara ben aprofitable l’estudi clàssic de north 1952.

38. Vegeu bowie 1989.

39. Vegeu, per exemple, els estudis de doulAmis 2000-2001; briAnd 2006.

40. Vegeu, per a la χρεία, luzzAtto 2004. Per a una anàlisi dels altres elements de la tipificació retòrica que enterboleixen notablement el nostre accés a la historicitat de les biografies dels filòsofs, remetem a grAu 2010a.

Παθητικαὶ [χρεῖαι] δὲ αἱ π ά θος τι σημα ί νουσαι, οἷον Διδύμων ὁ αὐληὴς ἁλοὺς ἐπὶ μοιχείᾳ ἐκ τοῦ ὀνόματος ἐκρεμάσθη.

dir, doncs, en l’erudició antiga. El filòsof hi és percebut com un individu especialment dotat per a dir sempre la paraula justa en una ocasió difícil concreta, i també per a dir sempre la darrera paraula, breu i concisa com una màxima, que constitueix justament el seu mode d’expressió per excel·lència. Així ho defineix clarament Llucià (Pisc. 17): Parresíades demana ajut a Filosofia, perquè «no hauré pas d’enfrontar-me a bèsties ordinàries, sinó a uns homes fatxendosos i difícils de refutar, que sempre troben alguna escapatòria» (

). A més, aquesta paraula del filòsof es percep com un joc del llenguatge, en el qual s’adapten sovint paraules dels poetes i que té la virtut de dur els interlocutors allà on vol el filòsof: l’interlocutor queda, de fet, atrapat per les paraules del filòsof, de la mateixa manera que queden lligats per les paraules aquells que s’enfronten amb un enigma. Els filòsofs es mostren, d’aquesta manera, savis en el coneixement de la tradició poètica, d’una banda, i, de l’altra, hàbils per a utilitzar-la amb finalitats personals adequades a l’ocasió. No es tracta en absolut de reinterpretacions dels versos d’Homer o dels tràgics amb finalitats metafòriques o simbòliques que ajudin al desenvolupament del propi sistema filosòfic d’un autor, com havia esdevingut comú en algunes escoles, sobretot entre els estoics41, ni tampoc de màgia simpatètica o catàrtica a través dels mots dels grans poetes de la tradició, com sembla que era practicat en alguns ambients, principalment pitagòrics, segons alguns estudiosos42: l’única finalitat, en la majoria dels casos, és poder fer un joc de paraules o etzibar un bon mot a l’interlocutor, amb la gràcia afegida, podríem dir, de fer-ho mitjançant les paraules, més o menys adaptades a l’ocasió, dels grans poetes de la tradició, amb un notable component de pur joc i divertiment, que devia fer les delícies de les escoles de retòrica on, molt versemblantment, foren inventades en darrera instància aquesta mena de converses, en el context dels diversos exercicis preparatoris. Encara més si parodiaven d’aquesta manera el recurs d’alguns filòsofs a la citació de vegades excessiva, com en el cas de Crisip— dels poetes antics.

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41. Vegeu un bon exemple d’aquest procés d’interpretació al·legòrica per part dels estoics a gilAbert 1986, i, més recentment, gourinAt 2005.

42. Vegeu boyAncé 1972, 126 ss., i delAtte 19882 [1922], 110-111.

52
οὐ γὰρ τοῖς τυχοῦσι θηρ ί οις προσπολεμῆσαι δε ή σει με, ἀλλ’ ἀλαζόσιν ἀνθρώποις καὶ δυσελέγκτοις, ἀεί τινας ἀποφυγὰς εὑρισκομένοις

Les converses dels filòsofs en la biografia grega antiga 53

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54

Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 55-70

DOI: 10.2436/20.2501.01.92

La référence aux arts dans la rhétorique. Nam et oratio efficitur arte sicut statua (Quint., II, 21, 1).

Valérie Naas

Sorbonne Université

EA 4081 Rome et ses renaissances

AbstrAct

References to art in texts about eloquence are a major source of information for historians of art in Antiquity, but they also inform us about rhetoric. This paper aims to reflect on references to art in latin texts on rhetoric, questioning what the artistic topic brings to rhetoric and what this says about the links between rhetoric, art and philosophy. These comparisons will be studied in Cicero and Quintilian: artes remain classified in a hierarchy -with rhetoric at the top-, but the comparison with artists, and especially with Phidias, contributes to a philosophical thought on creativity, which is related to Platonism, Aristotelianism and Stoicism.

Keywords: art, rhetoric, Cicero, Quintilian, Phidias

Introduction

Variation du paragone, la comparaison entre le discours et la statue ouvre le dernier chapitre du livre II de l’ Institution oratoire , intitulé « Quelle est la matière de l’éloquence » (Quae materia eius)1. Pour définir l’oratio, Quintilien distingue le sermo et les uerba et, pour expliciter le premier de ces termes, il procède à une comparaison avec l’art : le sermo n’est pas la matière de la rhétorique, mais son œuvre.

1. Quint., II, 21.

Materiam rhetorices quidam dixerunt esse orationem : qua in sententia ponitur apud Platonem Gorgias. Quae si ita accipitur, ut sermo quacumque de re compositus dicatur oratio, non materia, sed opus est, ut statuarii statua ; nam et oratio efficitur arte sicut statua.2

Les références à l’art dans les textes sur l’éloquence en sont surtout présentes chez Cicéron et Quintilien. Elles ont suscité peu d’intérêt pour elles-mêmes, et c’est surtout comme une source d’information pour les historiens de l’art qu’elles ont été exploitées3. Ce n’est pas le point de vue que l’on adoptera ici : on se demandera ce que le registre artistique apporte à la rhétorique et ce qu’il nous dit sur les liens entre rhétorique, art et philosophie. Que signifie le recours, par des théoriciens de l’éloquence, à des comparaisons avec l’art ?

Les deux registres sont-ils mis sur le même plan ? Quels artistes sont choisis et pourquoi ? Il ressortira de cette réflexion que l’art, plus qu’un ornamentum, est au cœur d’une pensée philosophique sur la création.

L’art, un registre de comparaison pour la rhétorique

Retraçant l’histoire de la rhétorique, Cicéron et Quintilien comparent les progrès entre les orateurs à ceux des artistes entre eux. Ces comparaisons apparaissent dans des contextes variés et avec une signification spécifique. Cicéron, dans le Brutus , estime que, dans toute discipline, le moment de l’invention n’est pas celui de la perfection ( nihil est simul et inuentum et perfectum), mais que des qualités et des progrès apparaissent dès le début : ainsi pour les premiers orateurs (qui ont précédé Caton l’Ancien) comme pour les premiers artistes et les poètes, les catégories citées étant orator, signa, pictura, poetae.

Nec uero ignoro nondum esse satis politum hunc oratorem et quaerendum esse aliquid perfectius; quippe cum ita sit ad nostrorum temporum rationem uetus ut nullius scriptum exstet dignum quidem lectione quod sit antiquius. Sed maiore honore in omnibus artibus quam in hac una arte dicendi uersatur antiquitas. Quis enim eorum qui haec minora animaduertunt non intellegit Canachi signa rigidiora esse quam ut imitentur ueritatem, Calamidis dura illa quidem, sed tamen molliora quam Canachi; nondum Myronis satis ad

2. Ibid.,1 : « La matière de la rhétorique, pour certains, c’est le discours : tel est l’avis de Gorgias chez Platon. S’il en est ainsi et que, par ‘discours’, on entende un enchaînement organique de mots sur un sujet quelconque, ce discours n’est pas la matière, mais l’œuvre de la rhétorique, comme la statue est l’œuvre du statuaire ; car un discours aussi, comme une statue, est un produit de l’art ». Sauf indication contraire, les traductions sont celles de la Collection des Universités de France, publiée à Paris par les Belles Lettres, sous le patronage de l’Association Guillaume Budé.

3. Voir pollitt 1974, 58-63; A. reinAch, 19852 [1921]; par exemple rouveret 2014 [1989] s’appuie beaucoup sur ces textes.

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La référence aux arts dans la rhétorique 57

ueritatem adducta, iam tamen quae non dubites pulchra dicere; pulchriora etiam Polycliti et iam plane perfecta, ut mihi quidem uideri solent ? Similis in pictura ratio est: in qua Zeuxim et Polygnotum et Timanthem et eorum qui non sunt usi plus quam quattuor coloribus formas et liniamenta laudamus; at in Aetione, Nicomacho, Protogene, Apelle iam perfecta sunt omnia. Et nescio an reliquis in rebus omnibus idem eueniat: nihil est enim simul et inuentum et perfectum; nec dubitari debet quin fuerint ante Homerum poetae, quod ex eis carminibus intellegi potest, quae apud illum et in Phaeacum et in procorum epulis canuntur.4

De même dans un passage maintes fois commenté de l’Orator — c’est sur ce texte que s’ouvre Idea de Panofsky5 —, Cicéron, en quête de l’orateur parfait (in summo oratore fingendo), se réfère par analogie au sculpteur Phidias.

Atque ego in summo oratore fingendo talem informabo qualis fortasse nemo fuit. Non enim quaero quis fuerit, sed quid sit illud, quo nihil esse possit praestantius, quod in perpetuitate dicendi non saepe atque haud scio an numquam, in aliqua autem parte eluceat aliquando, idem apud alios densius, apud alios fortasse rarius. Sed ego sic statuo, nihil esse in ullo genere tam pulchrum, quo non pulchrius id sit unde illud ut ex ore aliquo quasi imago exprimatur; quod neque oculis neque auribus neque ullo sensu percipi potest, cogitatione tantum et mente complectimur. Itaque et Phidiae simulacris, quibus nihil in illo genere perfectius uidemus, et eis picturis quas nominaui cogitare tamen possumus pulchriora; nec uero ille artifex cum faceret Iouis formam aut Mineruae, contemplabatur aliquem e quo similitudinem duceret, sed ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quaedam, quam intuens in eaque defixus ad illius similitudinem artem et manum dirigebat. Vt igitur in formis et figuris est aliquid perfectum et excellens, cuius ad cogitatam speciem imitando referuntur ea quae sub oculos ipsa non cadunt, sic perfectae

4. Cic., Brutus, 69-71 : « Je sais bien que cet orateur n’est pas encore assez châtié et qu’il y a lieu de chercher quelque chose de plus parfait ; cela tient à ce que, par rapport à notre temps, il est ancien, et si ancien qu’il n’existe aucun écrit, digne d’être lu, qui remonte à une date antérieure. Mais l’art de la parole est, de tous les arts, celui où l’antiquité est le moins considérée. Parmi les personnes qui ont des regards pour des œuvres d’un ordre moins relevé, quelle est celle qui ne se rende compte que les statues de Canachos ont trop de raideur pour reproduire la réalité vivante ; que celle de Calamis, avec de la dureté, sont cependant plus souples que celles de Canachos ; que celles de Myron, si elles n’atteignent pas encore tout à fait la vérité de la nature, sont pourtant des œuvres qu’on n’hésiterait pas à appeler belles; que plus belles encore sont les statues de Polyclète, véritables chefsd’œuvre, du moins à ce qu’il me semble. De même en peinture : Zeuxis, Polygnote, Timanthe et les artistes qui n’ont employé que quatre couleurs, sont cités avec éloge pour leur modelé et le trait de leur dessin, au lieu que dans Aétion, Nicomaque, Protogène, Apelle, tout est déjà parfait. Et peut-être en est-il ainsi de toutes choses : le premier essai et la perfection ne sont jamais simultanés et il n’est pas douteux qu’avant Homère il y a eu des poètes, témoin les vers qu’il fait chanter dans les festins des Phéaciens et dans ceux des prétendants ». Sur l’orateur dans le Brutus, voir notamment nArducci 2002a.

5. pAnofsKy 1989 [1924], 27 ss. (il s’agit du chapitre 1, consacré à l’Antiquité). Voir aussi, entre autres, degl’innocenti pierini 1979, mAy - wisse 2001, nArducci 2002b

eloquentiae speciem animo uidemus, effigiem auribus quaerimus. Has rerum formas appellat ἰδέας ille non intellegendi solum sed etiam dicendi grauissimus auctor et magister Plato, easque gigni negat et ait semper esse ac ratione et intellegentia contineri.6

Dans sa recherche de l’orateur idéal, Quintilien pratique l’imitatio et l’aemulatio avec Cicéron7. Dans le chapitre De genere orationis, il souligne la diversité des styles et des jugements sur les différents discours, et il les met en parallèle avec les statues et tableaux8 : Plurimum tamen inuicem differunt: nec solum specie, ut signum signo et tabula tabulae et actio actioni, sed genere ipso, ut Graecis tuscanicae statuae, ut Asianus eloquens Attico9 .  Suit une rapide histoire de la sculpture et de la peinture : Primi pictores… Post Zeuxis atque Parrhasius… Floruit pictura… Similis in statuis differentia. … In oratione uero… Cette histoire des arts est calquée sur un modèle rhétorique, puisque Quintilien parle des uirtutes -qualités- des peintres10, terme qui traduit les aretai du style chez Aristote11 .  Quelle est l’origine de ces comparaisons ? Lorsque la culture grecque classique est devenue un patrimoine idéalisé, se sont peu à peu constituées des sélections — canons — d’œuvres et d’auteurs, qui s’accompagnent d’une

6. Cicéron, Orator, 7-10 : « Quant à moi, en imaginant l’orateur suprême je vais le dessiner tel que personne peut-être n’a jamais été. C’est que je ne me demande pas qui l’a été, mais quel est ce à quoi rien ne peut être supérieur, chose qui dans la continuité d’un style ne se trouve pas souvent, et peut-être jamais, mais qui brille parfois en quelque partie, avec plus de densité chez les uns, plus rarement peut-être chez les autres. Mais je pose en principe qu’il n’y a rien, dans aucun genre, de si beau, qu’il ne soit encore inférieur en beauté à ce dont il n’est que le reflet, comme le portrait d’un visage, à ce que ni les yeux, ni les oreilles, ni aucun sens ne peuvent percevoir, et que nous n’embrassons que par l’imagination et la pensée. Ainsi pour ce qui est des statues de Phidias, auxquelles nous ne voyons dans leur genre rien de supérieur en perfection, et pour les peintures que j’ai citées, nous pouvons cependant en imaginer de plus belles, et cet artiste, lorsqu’il créait son type de Jupiter ou de Minerve, n’avait sous les yeux personne pour lui servir de modèle, mais c’est dans son propre esprit que résidait une vision à part de la beauté qu’il contemplait et sur laquelle il fixait son regard en dirigeant selon la ressemblance de celle-ci son art et sa main. De même donc que dans les formes et les figures il y a quelque chose de parfait et d’excellent que nous ne voyons qu’en imagination et à quoi nous nous référons pour imiter ce dont le propre est d’échapper à notre regard, de même il y a une image de l’éloquence parfaite que nous voyons en esprit et dont nos oreilles attendent le reflet. Ce sont ces modèles des choses qu’appelle ‘idées’ le garant et maître le plus profond non seulement de la spéculation intellectuelle, mais aussi de l’expression, Platon ; il dit qu’elles ne sont pas engendrées mais éternelles et qu’elles résident dans notre raison et notre intelligence ».

7. Voir tAisne 1997.

8. On retrouve la même perspective chez Denys d’Halicarnasse et Démétrios, voir pollitt, 19952 [1965], 223-226

9. Quint., XII, 10, 1 : « Elles (les formes de la rhétorique) diffèrent beaucoup entre elles, non seulement par l’espèce, comme une statue d’une statue et un tableau d’un tableau et un plaidoyer d’un plaidoyer, mais aussi par le genre même, comme les statues étrusques des grecques, comme un Asiatique éloquent d’un Attique <éloquent> ».

10. XII, 10, 6 : Floruit […] pictura praecipue, sed diuersis uirtutibus.

11. De même Cicéron parle des uirtutes dicendi, dans l’ Orator , 139 ; voir aussi Quint., II, 13, 8-13.

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La référence aux arts dans la rhétorique 59 histoire du progrès dans les disciplines concernées12. Ainsi, dans les traités de rhétorique, on voit apparaître des canons des meilleurs orateurs, et l’histoire même de la rhétorique vise à définir les progrès de la discipline à partir des qualités — et des insuffisances — de chacun. Il en va de même pour le progrès dans les arts, sculpture et peinture. Les canons d’orateurs et d’artistes seraient apparus dans un centre culturel comme, vraisemblablement, Pergame (ou Alexandrie) au IIe siècle avant notre ère, dans le milieu stoïcien (c’est là aussi que se développe un important courant artistique néo-attique). Des traces de ces canons se retrouvent chez Cicéron et Quintilien, mais les comparaisons entre orateurs et artistes y sont réactualisées et adaptées dans le contexte romain, comme on l’a vu à l’instant chez Quintilien (XII, 10, 1), qui met l’accent sur la différence entre asianistes et atticistes.

La rhétorique et l’art : des artes hiérarchisées

Ces comparaisons entre orateurs et artistes présupposent que leurs disciplines sont conçues et fonctionnent de la même manière. Cela n’est guère étonnant, puisque la rhétorique, ars bene dicendi, et l’art sont tous deux des artes (ou technai ), même si cette question reste discutée dans les traités d’éloquence : ainsi Quintilien consacre un long chapitre à la question An ars, « Si la rhétorique est un art », et conclut par l’affirmative13. Ce débat est récurrent chez les orateurs, qui ont toujours discuté de la définition de la rhétorique comme ars (techné) ou scientia (epistémé)14

Cependant, les traités de rhétorique prennent bien soin de distinguer les deux disciplines sur une échelle de valeurs. Dans son parallèle du Brutus entre les premiers orateurs et les premiers artistes, Cicéron désigne ce dernier domaine comme haec minora 15. La hiérarchie ne vaut pas seulement pour les beaux-arts, puisque, toujours dans le Brutus, Cicéron emprunte un exemple aux leuiores artes 16 , en l’occurrence la poésie. La comparaison entre deux registres hiérarchisés est validée comme un lieu commun dans l’Orator (il s’agit ici du philosophe et de l’acteur) : parua enim magnis saepe rectissime conferuntur17 .

Cette différence de catégorie est formalisée par Quintilien : après avoir établi (en II, 17) que la rhétorique est une ars, Quintilien distingue (en II, 18) trois types d’ artes, qu’il définit en employant les adjectifs grecs θεωρητική (ces

12. Voir rouveret 2014 [1989], 440-453.

13. Quint., II, 17 ; ce chapitre occupe quarante-trois paragraphes.

14. reinhArdt - winterbottom 20122 [2006], xxxviii.

15. Brutus, 70 : « œuvres d’un ordre moins relevé ».

16. Brutus, 3 : « arts secondaires ».

17. Cic., Orator , 14 : « On peut en effet souvent très justement comparer les petites choses aux grandes ». Cicéron justifie par ces mots une comparaison entre l’orateur et l’acteur : la philosophie est indispensable à l’orateur, de même que la gymnastique est utile à l’acteur. De même, Virgile, Georg., 4, 176 : si parua licet componere magnis

« arts théorétiques » consistent en spéculation, en activité purement intellectuelle), πρακτικ ή (une action, comme la danse) et ποιητικ ή (une activité créatrice, comme la peinture) ; pour l’auteur, la rhétorique se rattache aux trois catégories, mais plus particulièrement à la deuxième. Par ailleurs, il faut surtout tenir compte d’une différence essentielle dans l’Antiquité : la rhétorique est une activité intellectuelle et l’art une activité manuelle, considérée comme inférieure. Ainsi l’aspiration des artistes à la reconnaissance est bien notée par Cicéron (et d’autres) à propos de Phidias : Opifices post mortem nobilitari uolunt. Quid enim Phidias sui similem speciem inclusit in clupeo Mineruae, cum inscribere nomen non liceret18 . C’est au point que Phidias aurait inséré dans sa Minerve un dispositif tel que, si on enlevait l’image de son visage sur le bouclier, la statue se défaisait complètement. Selon Renaud Robert, c’est précisément sur la rhétorique que les artistes grecs se sont appuyés pour gagner leurs lettres de noblesse : ils ont indirectement favorisé le rapprochement avec le modèle du rhéteur pour acquérir une certaine dignité, qui les éloigne de leur enracinement dans l’artisanat19. À Rome cette dignité n’a pas été reconnue, d’où un déclin de la pratique artistique20. Au début des Tusculanes, Cicéron rend compte de la supériorité de la Grèce sur Rome dans la culture par le fait que les arts y ont été en honneur plus tôt. Ainsi l’absence de grands artistes romains s’expliquerait par l’absence de considération pour l’art :

An censemus, si Fabio, nobilissimo homini, laudi datum esset quod pingeret, non multos etiam apud nos futuros Polyclitos et Parrhasios fuisse ? Honos alit artes, omnesque incenduntur ad studia gloria, iacentque ea semper quae apud quosque improbantur21

La valorisation de Phidias

En dépit de cette hiérarchie, le registre de l’art permet des choix entre artistes qui renvoient à des préférences en matière de rhétorique (ce point, annexe à notre propos, sera traité rapidement). Tout d’abord, les textes latins témoignent d’un parti pris dans le jugement sur les artistes. Outre Cicéron et Quintilien, on dispose aussi de classements entre les artistes grecs chez Pline l’Ancien : ces trois auteurs présentent un schéma de progrès entre les artistes,

18. Cic., Tusc. , I, 34 : « Les sculpteurs veulent qu’on parle d’eux après leur mort. N’est-ce pas pour cela que Phidias grava son effigie sur le bouclier de Minerve, car il était interdit d’inscrire son nom sur la statue. »

19. robert 2018, 285-297 ; voir aussi tAnner 20092 [2006], 175 et muller-dufeu 2011, 230.

20. Voir tAnner 20092 [2006], 280.

21. Cic., Tusc ., I, 4 : « Pense-t-on par hasard que si l’on avait fait honneur de son talent de peintre à Fabius, personnage de la plus haute noblesse, nous n’aurions pas eu en nombre des Polyclète et des Parrhasius ? L’honneur est l’aliment des arts ; seule la gloire inspire la passion des études, et l’on voit partout que ce qui n’a point de considération est toujours négligé ».

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La référence aux arts dans la rhétorique 61

mais on constate qu’ils ne situent pas la perfection de l’art au même moment, et que celle-ci peut varier chez un même auteur, en fonction des sources utilisées. La critique a reconstitué deux traditions sur la place de Phidias dans ces classements22 : la tradition technique, issue des artistes, qui valorise la similitudo (assignant à l’art la mimesis ), place Phidias au début du classement des cinq meilleurs, qui va jusqu’à l’excellence avec Lysippe et Apelle : on retrouve cela chez Pline l’Ancien23. La seconde tradition, présente dans les textes de rhétorique, insiste sur la pulchritudo, l’idée de la beauté, qui est atteinte lorsque l’artiste dépasse le visible24. Ainsi pour Quintilien la pulchritudo mène à la ueritas et est en cela opposée à la similitudo :

Phidias tamen dis quam hominibus efficiendis melior artifex creditur, in ebore uero longe citra aemulum uel si nihil nisi Mineruam Athenis aut Olympium in Elide Iouem fecisset, cuius pulchritudo adiecisse aliquid etiam receptae religioni uidetur, adeo maiestas operis deum aequauit. Ad ueritatem Lysippum ac Praxitelen accessisse optime adfirmant: nam Demetrius tamquam nimius in ea reprehenditur, et fuit similitudinis quam pulchritudinis amantior.25

Ce passage porte sur Phidias, qui est précisément reconnu comme le meilleur sculpteur pour sa représentation des dieux26. La valorisation de Phidias à ce sujet ne lui est pas contemporaine, elle daterait de la fin de l’époque hellénistique27 ; mais elle a fait l’objet d’une projection rétrospective, si l’on en croit la remarque anecdotique rapportée par Quintilien : le Zeus d’Olympie réalisé par Phidias aurait même ajouté à la piété des Grecs. L’Athéna Parthénos et le Zeus d’Olympie comptent parmi les œuvres les plus fameuses de Phidias. Son talent insurpassable est loué par Cicéron28 comme par Pline qui le place « avant tous »29 ; Quintilien fait de la pulchritudo la caractéristique de son Zeus. En réalité, Quintilien, dans le texte cité à l’instant, reprend les deux traditions (technique et rhétorique)30, puisqu’il affirme la supériorité de Phidias dans la représentation des dieux, mais reconnaît aussi

22. Voir pollitt 1974, 61-62, 52-55.

23. Pline l’Ancien, nat., 34, 65 ; 35, 79 ; voir nAAs 2018.

24. pollitt 1974, 425 sq. et 131 ss.

25. Quint., XII, 10, 9 : « Phidias est considéré cependant comme un artiste mieux doué pour représenter les dieux que les hommes : pour le travail de l’ivoire, il est de loin hors de pair, même s’il n’avait rien fait d’autre que sa Minerve à Athènes ou son Jupiter Olympien en Élide, dont la beauté semble même avoir ajouté au sentiment de la religion établie, tant la majesté de l’œuvre s’égalait à celle du dieu. Ce sont Lysippe et Praxitèle, à ce que l’on dit fort bien, qui ont approché de la vérité, car Démétrius est critiqué pour être allé trop loin et s’être plus attaché à la ressemblance qu’à la beauté ».

26. Voir notamment Papini 2014 ; Platt 2011, 226-227 ; vAn mAl-mAeder 2004-2005.

27. Robert 2018, 300.

28. Cicéron, Brutus , 70 ; et Orator , 8 : Phidiae simulacris, quibus nihil in illo genere perfectius uidemus.

29. Pline, nat., 34, 49, ante omnis. Voir notamment i männlein-robert 2003.

30. Voir Austin 1944

la réussite de Lysippe (et Praxitèle) dans la ueritas, qui vient précisément de la pulchritudo : de fait, selon Pline, Lysippe se vantait de se détacher de la similitudo, en représentant les hommes non tels qu’ils sont mais tels qu’ils semblent être31

De plus, on observe une différence entre Cicéron et Quintilien eux-mêmes32 : ils effectuent des choix qui non seulement concernent l’histoire de l’art mais renvoient aussi, à travers elle, à la rhétorique et aux débats qu’elle a pu connaître. Ainsi la comparaison entre les textes33 montre des différences au sein d’un principe d’organisation commun, celui du progrès entre les orateurs et les artistes. Cicéron définit, selon un schéma répandu au Ier s. avant notre ère, deux stades, l’invention et la perfection, alors que Quintilien définit trois temps. Les mêmes artistes ne se trouvent donc pas à la même place chez les deux auteurs34. Pourquoi cela ? Selon Agnès Rouveret, c’est que leur classement des artistes doit suivre le même principe que celui des orateurs : or l’histoire littéraire de Quintilien présente trois phases, alors que celle de Cicéron est binaire. La raison en est que cette dernière s’inscrit dans la querelle entre atticistes et asianistes35 : dans ce contexte, Cicéron modifie les données d’histoire de l’art pour servir son propos et défendre l’atticisme (la distinction entre ligne et couleur renvoie à celle opérée entre inventeurs et perfectionneurs). Quintilien se réfère aussi à ce débat, mais il le dépasse immédiatement en insistant sur la variété des opinions et des paramètres mêmes qui entrent dans un jugement. À un moment où cette querelle est apaisée, Quintilien corrigerait la présentation biaisée de Cicéron (notamment sur Zeuxis).

La réflexion sur la perfection dans l’art et dans la rhétorique

La capacité de Phidias à se détacher du modèle, donc du sensible, et à se référer à l’immatériel ne pouvait qu’enrichir une réflexion sur le beau et le vrai, qui sont aussi au cœur de la théorie rhétorique. Il s’est produit une idéalisation de l’art de la Grèce classique dès l’époque hellénistique, et a fortiori à l’époque romaine. La proximité plus ancienne entre artiste et rhéteur, et le déplacement, opéré dans les textes, de l’artiste du matériel vers le spirituel, ont favorisé l’intégration de l’artiste dans la réflexion sur l’éloquence, et l’émergence de l’art comme paradigme de ce débat.

Deux passages de Cicéron sur Phidias nous permettent de montrer que l’art, plus qu’un point de comparaison, participe pleinement à cette réflexion sur la rhétorique36. Dans l’Orator37, Cicéron, « en imaginant l’orateur suprême »

31. Pline, 34, 65.

32. Voir rouveret 2014 [1989], 424-453

33. Quint. XII, 10, et Cic., Brutus, 70 (cités en notes 4 et 9).

34. Voir le tableau de rouveret 2014 [1989], 432.

35. Voir nArducci 2002a, 408-412.

36. Voir mottA 2018

37. Le texte complet est cité en note 4.

62

La référence aux arts dans la rhétorique 63

(in summo oratore fingendo) utilise l’exemple des statues de dieux réalisées par Phidias pour amener une conception ‘platonicienne’ de la perfection : le discours parfait est pour l’orateur comme le modèle de la statue que Phidias avait dans son esprit. On est frappé par la grande proximité dans les termes appliqués à l’artiste et à l’orateur :

À propos de Phidias : ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quaedam, quam intuens in eaque defixus ad illius similitudinem artem et manus dirigebat38. On notera que la similitudo contribue à la pulchritudo, elle n’est pas son opposé.

Et à propos de M. Antoine, très bon orateur : Insidebat uidelicet in eius mente species eloquentiae, quam cernebat animo, re ipsa non uidebat39 .

Les deux passages ne se suivent pas, il ne s’agit donc pas d’une symétrie voulue par la proximité, mais, pour ainsi dire, d’un même schéma de pensée. L’expression in mente insidebat species pulchritudinis/eloquentiae fait évidemment référence à l’Idée platonicienne. Cicéron explicite, si besoin, la référence à la fin du passage : Has rerum formas appellat ideas ille non intellegendi solum sed etiam dicendi gravissimus auctor et magister Plato40 Mais Cicéron modifie le jugement de Platon sur l’art, et en particulier sur le rapport de l’œuvre d’art à l’Idée. Ce passage a été beaucoup discuté : Panofsky y voyait la preuve d’un « compromis entre Aristote et Platon »41. Pour E. Narducci 42, Cicéron contamine la pensée de Platon avec celle de son école et avec l’aristotélisme : les Idées sont ici non des archétypes transcendants, mais sont immanentes à l’intellect ; et ce passage illustre l’importance de la réflexion sur l’art pour la pensée de Cicéron, à travers la notion de convenance (decorum, ou prepon), la faculté d’adapter l’œuvre d’art, tout comme le discours, à son sujet43. R. Degl’Innocenti Pierini 44 a proposé une exégèse très fine de ce passage en le contextualisant dans l’évolution du platonisme et l’histoire de l’esthétique antique. Elle montre que Cicéron est ici directement tributaire du Timée, mais qu’il a une conception élargie du démiurge platonicien, l’étendant à toute activité créatrice de l’homme, comme l’art ou le discours45 .

En quoi le registre artistique permet-il d’expliciter l’idéal oratoire et le rapprochement que Cicéron effectue avec les Idées de Platon ? L’orateur comme l’artiste se réfèrent à un idéal (désigné par species ) qui est supérieur à leur production (discours ou statue). La différence, c’est que le discours est immatériel, alors que la statue est visible. Elle fournit un sup-

38. Cic., Orator, 9 (traduction en note 4).

39. Ibid ., 18 : « Il y avait dans son esprit une idée de l’éloquence que son intelligence discernait, mais qu’il ne voyait pas dans la réalité ».

40. Ibid., 10 (traduction en note 4).

41. Voir pAnofsKy 1989 [1924], 28-29 et 33-37 (cit. 36).

42. nArducci 2002b, 431-432.

43. Voir l’introduction d’A. Yon à l’édition de Cicéron, L’orateur 2008 [1964], XXV-XXVII.

44. degl’innocenti pierini 1979.

45. Ibid., 92-93. Voir aussi pAquet 1973, 357-415 : chapitre « La ‘vision’ de l’artiste ».

port concret à la réflexion et facilite ainsi le passage du sensible à l’Intelligible 46 .

C’est ce que confirme un autre passage de Cicéron47, où il utilise aussi le registre artistique pour expliciter son raisonnement sur la rhétorique, par la célèbre anecdote sur l’Hélène de Zeuxis : le peintre, chargé par la ville de Crotone (ou Agrigente selon les versions) de faire un tableau d’Hélène, la plus belle femme, fit défiler devant lui les jeunes filles de la cité, nues, et en choisit cinq, pour représenter ce que chacune avait de plus beau.

Dans le De inuentione, l’Arpinate ne propose pas de modèle unique et parfait d’orateur, mais sélectionne ce qu’il y a de meilleur chez chacun. Et pour illustrer son propos par un exemplum , il développe longuement l’anecdote. Or dans la version cicéronienne, les habitants de la ville, priés par le peintre de leur montrer des modèles pour son Hélène, ne lui présentent pas immédiatement des jeunes filles, mais d’abord de jeunes garçons à la palestre et lui disent : Horum sorores sunt apud nos uirgines. Quare, qua sint illae dignitate, potes ex his suspicari48. Voilà qui est bien compliqué, et l’on peut s’étonner de la réponse placide de Zeuxis : Praebete igitur mihi, quaeso, ex istis uirginibus formosissimas49. Ce procédé alambiqué n’est pas insignifiant, et Carlos Lévy en a fourni une exégèse dans Cicero Academicus : le choix de montrer non directement les jeunes filles, mais leurs frères, constitue une « propédeutique platonicienne », au sens où les habitants veulent préparer Zeuxis « à percevoir le Beau par l’esprit autant que par les sens » 50 . Ce texte permet ainsi de préciser la réflexion sur le rapport entre l’œuvre, le modèle et l’idée.

Cependant, Cicéron ne suit pas Platon à la lettre, puisque pour le philosophe grec, l’artiste est trois fois éloigné de l’Idée et donc du vrai. Les deux passages (celui de l’Orator sur Phidias et l’Hélène de Zeuxis du De inuentione) se complètent : l’artiste a dans son esprit une idée parfaite de la beauté et trouve dans la nature non pas des modèles parfaits, mais des éléments qui le mènent à cette Idée. Montrer à l’artiste non les jeunes filles, mais leurs frères, c’est le détacher du réel, le mettre sur la voie de l’Idée, le faire passer du sensible à l’intelligible : l’idée de la beauté sera ainsi déjà dans son esprit lorsqu’il verra les modèles vivants qui peuvent la nourrir. Zeuxis le dit lui-même : ce qu’il va trouver dans ces modèles, c’est la vérité, qu’il pourra transférer dans son œuvre (mutum in simulacrum ueritas transferatur) L’utilisation de cette anecdote illustre selon C. Lévy l’éclectisme de Cicéron, qui intègre au néoplatonisme des éléments pris à la tradition rhétorique, mais qui donne aussi

46. Dans cette évolution entre les Idées platoniciennes et Cicéron, il faut faire intervenir les notions de mimesis et de phantasia, et l’évolution de leur signification : voir notamment rouveret 2014 [1989], 381-401 ; hAlliwell 2002.

47. Cic., inv., II, 1-3.

48. Ibid ., II, 2 : « Nous avons chez nous des jeunes filles, les sœurs de ces jeunes gens. Tu peux, d’après leurs frères, juger de leur beauté ».

49. Ibid. : « Amenez-moi donc les plus belles de vos filles ».

50. C. lévy 1992, 101.

64

La référence aux arts dans la rhétorique 65

à la pensée de l’éloquence une dimension philosophique51. On pourrait approfondir la réflexion sur la création artistique en la mettant en relation avec la théorie cicéronienne de la connaissance, telle qu’elle est exposée dans les Académiques  : l’œuvre vraiment belle ne peut provenir d’une perception sensorielle ; elle provient d’une intuition de l’esprit, à travers l’imagination de l’artiste52. On se réfère ici à la φαντασία, terme que Cicéron a, le premier, traduit en latin, par cogitatio, en associant des éléments platoniciens, aristotéliciens et stoïciens.

Le passage de l’Idée à l’œuvre d’art est explicité chez Sénèque. Dans la réalisation d’une œuvre d’art, il distingue l’eidos et l’idée platonicienne53 ; l’eidos est la réalisation de l’idée dans l’œuvre, dans un processus d’imitation :

Paulo ante pictoris imagine utebar : ille cum reddere Vergilium coloribus uellet, ipsum intuebatur. Idea erat Vergilii facies, futuri operis exemplar : ex hac quod artifex trahit et operi suo imposuit, idos est. Quid intersit, quaeris? Alterum exemplar est, alterum forma ab exemplari sumpta et operi inposita : alteram artifex imitatur, alteram facit. Habet aliquam faciem statua : haec est idos. Habet aliquam faciem exemplar ipsum, quod intuens opifex statuam figurauit: haec idea est. Etiamnunc si aliam desideras distinctionem, idos in opere est, idea extra opus, nec tantum extra opus est, sed ante opus 54

Cette idée que l’artiste a dans son esprit est, chez Cicéron, rendue par l’expression species pulchritudinis. Mais par ailleurs, Sénèque reprend aussi des éléments aristotéliciens dans le processus de création. Dans la Lettre 65, il définit, comme Aristote, l’activité humaine comme imitation de la nature, et il prend l’exemple de la sculpture :

Omnis ars naturae imitatio est : itaque quod de uniuerso dicebam, ad haec transfer, quae ab homine facienda sunt. Statua et materiam habuit, quae pateretur artificem, et artificem, qui materiae daret faciem : ergo in statua materia aes fuit, causa opifex. Eadem condicio rerum omnium est : ex eo constant, quod fit, et ex eo, quod facit.55

51. Voir aussi schofield 2013, 82.

52. Voir mottA 2018, passim et en particulier p. 330 ; et rispoli 1985, 74-81.

53. Voir rispoli 1985, 81-83, et pAnofsKy 1989 [1924], 37-39.

54. Sén., epist., 58, 20-21 : « J’employais plus haut la comparaison du peintre. Quand il voulait avec ses couleurs représenter Virgile, il portait les yeux sur lui. L’idée, c’était la figure de Virgile, modèle de l’œuvre future. Ce que l’artiste tire de cette figure, ce qu’il en a fait passer dans son ouvrage, c’est l’eidos. Tu veux savoir où gît la différence ? L’un est le modèle, l’autre est la forme prise au modèle et passée dans l’œuvre. L’artiste imite l’un ; l’autre est son ouvrage. La statue présente une certaine figure : c’est l’eidos. Mais le modèle lui-même sur lequel le sculpteur a tenu les yeux pour façonner sa statue, présente une certaine figure : c’est l’idée. Veux-tu encore une autre distinction ? L’eidos est dans l’œuvre, l’idée hors de l’œuvre, et non seulement hors de l’œuvre, mais antérieure à l’œuvre ».

55. Ibid., 65, 3 : « Tout art est une imitation de la nature : applique donc ce que je constatais dans l’univers à ce qui doit être fait par l’homme. La statue suppose à la fois une ma-

Par rapport à la téléologie artistotélicienne, Sénèque définit uniquement deux causes, la matière, principe passif (ex eo quod fit), et un principe actif (ex eo quod facit) qui donne forme à la matière. Il s’agit du bronze et de l’artiste dans l’exemple de la statue.

Conclusion : retour à Quintilien II, 21, 1.

Quintilien lui aussi se réfère à la téléologie à propos de la création d’un discours, qu’il compare à celle d’une œuvre d’art. La définition de la matière de la rhétorique se fait sur un fondement philosophique, aristotélicien et stoïcien, que vient expliciter l’exemple de la statue, selon le texte déjà cité au début de notre propos :  Quae si ita accipitur, ut sermo quacumque de re compositus dicatur oratio, non materia, sed opus est, ut statuarii statua ; nam et oratio efficitur arte sicut statua. Ce texte, qui se réfère directement à des passages cicéroniens 56, se signale aussi à la fois par son aristotélisme 57 —son ancrage dans la téléologie 58 — et par ses références stoïciennes 59 L’oratio correspond, selon le sens qu’on lui donne, à deux causes aristotéliciennes : la cause matérielle en tant que uerba, et la cause finale en tant que sermo. L’orateur produit un opus, le discours, comme le statuarius réalise une statua. L’orateur et le sculpteur sont la cause efficiente (le principe moteur que l’on peut aussi définir comme l’ ars ), les uerba et le métal ou la pierre sont la cause matérielle, le discours ( sermo) et la statue sont la cause finale. Il manque une cause ici, la cause formelle, mais elle apparaît à la fin du chapitre. En effet, après un long exposé sur la matière de la rhétorique, Quintilien conclut en revenant précisément à la comparaison avec l’art et à Aristote. Tout d’abord, il se réfère à Aristote pour appuyer sa réponse à la question initiale : la matière de la rhétorique, ce sont tous les sujets qu’elle traite60. Puis il s’interroge sur l’instrument de la rhétorique, ce qui l’amène à revenir à la matière et à la comparaison avec l’art :

tière soumise à l’action de l’artisan, et un artisan disposé à prêter figure à cette matière. Ainsi donc dans la statue, c’est le bronze qui est la matière : la cause, c’est l’ouvrier. Il en va de même de toutes choses ; elles sont constituées de ce qui est mis en œuvre dans une création et de ce qui crée ».

56. Cic, inv. 1, 7 et de orat., 1, 45-47.

57. Voir Kennedy 1994.

58. Voir follon 1988.

59. Voir G. b ec A tti 1951 , 159-160, 181 : « Quintilien suit le schéma de répartition péripatéticienne et stoïcienne, diffusé dans la Poétique et la Rhétorique » ; « comme Cicéron et Horace, Quintilien distingue les 3 catégories ars, artifex, opus (poièsis, poiètès, poièma) où ars et opus se retrouvent en une seule catégorie » (cf XII, 10).

60. Quint., II, 21, 23 : Aristoteles tris faciendo partes orationis, iudicialem, deliberatiuam, demonstratiuam, paene et ipse oratori subiecit omnia. « Aristote aussi, en distinguant trois genres de discours, le judiciaire, le délibératif, le démonstratif, a presque tout soumis lui-même à l’orateur ».

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La référence aux arts dans la rhétorique

Quaesitum a paucissimis et de instrumento est. Instrumentum uoco, sine quo formari materia in id quod uelimus effici opus non possit. Verum hoc ego non Artem credo egere, sed artificem. Neque enim scientia desiderat instrumentum, quae potest esse consummata, etiam si nihil faciat, sed ille opifex, ut caelator caelum et pictor penicilla. Itaque haec in eum locum, quo de oratore dicturi sumus, differamus 61

L’instrumentum, c’est ce qui sert à travailler la matière, à la mettre en forme, c’est donc la cause formelle, que l’auteur avait laissée de côté dans sa comparaison initiale. Or une différence est posée ici entre la rhétorique et l’art : l’orateur n’a pas besoin d’instrumentum, mais l’artiste oui, qui utilise un pinceau ou un ciseau. Quintilien s’écarte-t-il de la causalité aristotélicienne en déniant à l’orateur la cause formelle ? Il faut, semble-t-il, comprendre ici instrumentum au sens concret d’outil. L’orateur n’a pas besoin d’objet de cette sorte, selon Quintilien, car il dispose de la scientia. Celle-ci constitue la cause formelle par laquelle l’orateur agence les uerba de façon à produire un sermo . Or Quintilien, lorsqu’il réfléchit à la définition de la rhétorique (II, 15), pose l’équivalence scientia = uirtus, le choix du terme dépendant précisément de l’école philosophique : scientia est le terme aristotélicien, uirtus le terme stoïcien. Quintilien se réfère en effet à la définition de la rhétorique comme scientia par le péripatéticien Ariston, et il précise à son propos : Hic scientiam, quia peripateticus est, non, ut stoici, uirtutis loco ponit62 .  Cette définition se trouve déjà chez Cicéron63

Dans le contexte aristotélicien du texte (II, 21, 23), Quintilien emploie scientia. Mais par ailleurs, on sait que sa conception de l’orateur parfait est marquée par le stoïcisme, en ce qu’elle intègre une dimension morale. C’est en effet la condition indispensable pour que l’éloquence soit utile :

Huic eius substantiae maxime conueniet finitio « rhetoricen esse bene dicendi scientiam ». Nam et orationis omnes uirtutes semel complectitur et protinus etiam mores orationis, cum bene dicere non possit nisi bonus. Idem ualet Chrysippi finis ille, ductus a Cleanthe, « scientia recte dicendi ».64

61. Quint., II, 21, 24 : « Un très petit nombre d’auteurs se sont aussi posé la question de l’ instrument de la rhétorique. J’appelle instrument ce qui est indispensable pour mettre en forme la matière en vue de la fin à atteindre ; mais ce n’est pas l’art, je crois, c’est l’artiste, qui a besoin d’un instrument. En effet, la science n’en demande pas, puisqu’elle peut être parfaite, même sans rien produire ; l’artiste, au contraire, le ciseleur, par exemple, a besoin du ciseau et le peintre du pinceau. Reportons donc l’examen de ces considérations au moment où nous parlerons de l’orateur ».

62. Quint., II, 15, 20 : « Comme il est péripatéticien, il dit ‘science’ et non, comme le ferait un stoïcien, ‘vertu’ ».

63. Cic., De orat ., III, 65 : Soli ex omnibus eloquentiam uirtutem ac sapientiam (stoici) dixerunt.

64. Quint., II, 15, 34 : « La définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, c’est ‘la science de bien dire’. Car elle embrasse à la fois toutes les qualités du discours, et, par suite aussi les mœurs de l’orateur, puisqu’on ne peut bien parler sans être

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Cette intrusion de la scientia, pour conclure la réflexion de Quintilien sur la causalité aristotélicienne, témoigne non seulement des contacts et évolutions des doctrines philosophiques, mais aussi de l’influence stoïcienne, bien établie, sur Quintilien65

La référence à l’art permet de donner aux traités de rhétorique une dimension concrète, qui ouvre à la philosophie, dans une réflexion sur la causalité (chez Quintilien et Sénèque), et sur le beau et le vrai (chez Cicéron). Ces comparaisons illustrent aussi, chez l’élite romaine — attachée au stoïcisme —, l’éclectisme philosophique tel qu’il a évolué et s’est adapté pour constituer à Rome une doxa mêlant philosophie, morale et pragmatisme. Dans une conception de la rhétorique marquée par le stoïcisme, la comparaison avec l’art, par son aspect concret, introduit un arrière-plan philosophique aristotélicien ; celui-ci permet, par la notion d’instrumentum, d’affirmer la différence entre la rhétorique et les autres technai, et la supériorité absolue de la rhétorique comme scientia

La scientia , étant parfaite, signifie la prééminence incontestable de l’éloquence parmi les artes. Seul en effet le Sage possède la scientia, les autres disposant de technai, selon les Stoïciens66. L’orateur parfait est donc aussi le Sage. Mais l’art, parce qu’il touche au concret — l’œuvre — et à l’abstrait — le modèle dans l’esprit — permet aussi une réflexion néo-platonicienne sur le modèle, l’idée et la vérité.

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65. Voir reinhArdt – winterbottom (ed.) 20122 [2006], xxxvii: « In Quintilian’s day Stoicism was part of the mental habitus of an educated Roman ». Et xlii-xlv : en plus de cette influence diffuse, le stoïcisme constitue la source principale de la conception de l’orateur parfait chez Quintilien, qui se différencie de Cicéron par l’intégration de la morale (voir inst., II, 20) et de la réflexion sur la techné (p. xlii).

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Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 71-84

DOI: 10.2436/20.2501.01.93

Les limites de l’écriture philosophique chez Cicéron (Lucullus) et chez Augustin (Contra Academicos)

Carlos Lévy

Université Paris IV

AbstrAct

The aim of this article is to show both Augustine’s dependence on Cicero and his independence from his model. In the Lucullus , Cicero divides his discourse into two parts, one dialectical, the other much more literary, because he believes that philosophical reflection should not do without the resources of persuasive and eloquent speech. In his Contra Academicos III, Augustine goes from the refutation of skeptical theses to a sort of explanatory myth, which he recognizes as subjective but it seems to him necessary to mark the limits of reason. The purpose of Cicero is literary and aesthetic, that of Augustine has a much clearer historical and ontological ambition. Neither admits that dialectical reason can be the only requisite of a discourse in search of the truth.

Keywords : Augustine, Cicero, skepticism, New Academy, literarity, rhetoric.

Le Contra Academicos augustinien suscite actuellement de plus en plus de recherches 1 , alors qu’il fut un temps où il apparaissait comme le parent pauvre d’une recherche universitaire plutôt centrée sur les Confessions et la Cité de Dieu. Cet essor est dû à plusieurs facteurs parmi lesquels nous mentionnerons le spectaculaire développement des recherches sur le scepticisme, et donc sur la Nouvelle Académie 2 et la réévaluation de Cicéron

1. Voir notamment les travaux de bouton- touboulic 2009 ; fuhrer 1997, 1999 ; pizzolAto 1987.

2. Le dernier en date à notre connaissance est c A pello 2019 où l’on trouvera une très riche bibliographie concernant le scepticisme de la Nouvelle Académie.

dans le contexte de la philosophie ancienne, avec la prise en compte du sérieux de sa documentation, de la qualité de sa réflexion et de son rôle de pionnier dans la création d’une philosophie de langue latine 3 . À cela s’ajoute le fait que, comme cela a été souligné par Anne-Isabelle TouboulicBouton, le Contra Academicos est le seul texte qui regroupe en son sein tous les grands moments de l’histoire du platonisme 4 : Platon lui-même, l’Ancienne et la Nouvelle Académie, le moyen et le néo-platonisme. Tout cela semble laisser peu de place à l’analyse littéraire de l’œuvre, et c’est pourtant cet angle d’attaque que nous avons choisi. Nous comparerons l’attitude de Cicéron et celle d’Augustin par rapport à l’articulation entre ce qui est spécifiquement argumentatif, philosophique, et ce qui laisse plus de place à la subjectivité, à l’inventivité, donc à l’imagination, et, chez Augustin, à la foi.

1. Le modèle cicéronien.

Nous commencerons donc par Cicéron et puisque, à propos d’un tel sujet, il fallait faire un choix, tant la matière est riche, nous nous contenterons d’évoquer ici trois textes :

1.1. Les Paradoxes des Stoïciens.

Le premier est sans doute le plus connu. Il s’agit des Paradoxes des Stoïciens, pour l’étude détaillée desquels je renvoie au livre remarquable de Diane Demanche, consacré à la présence des paradoxes dans la poésie latine, mais qui contient des pages lumineuses sur l’attitude cicéronienne face aux paradoxes 5 . C’est une œuvre que l’on a trop souvent tendance à considérer comme un exercice scolaire, Pierre Grimal va jusqu’à parler d’un exercice ludique, tout en y voyant un moment important de l’évolution de l’Arpinate6 . À vrai dire, Cicéron lui-même paraît aller dans ce même sens en qualifiant ce traité de parvulum opusculum, avec un redoublement du diminutif, à visée dépréciative, mais dont il n’est pas exclu qu’il relève de la fausse modestie. En tout cas, nous ne sommes pas tenus de penser que ce « tout petit ouvrage » ne recèle pas un enjeu important. À travers ce court texte, Cicéron prétend démontrer le caractère non-nécessaire du langage technique, que les Stoïciens avaient les premiers appliqué à la philosophie, par la création de néologismes, comme sunkatathèsis pour désigner l’assentiment et par la

3. Voir poncelet 1953 ; lévy 1992 ; powell 1995 ; white 2015.

4. bouton-touboulic 2016, 175-176 et, en particulier, 176 : « L’histoire de l’Académie devient ainsi celle d’une sorte de “culte à mystères”.

5. demAnche 2013, 153-167.

6. grimAl 1984, 103 : « hommage ultime rendu à Caton, mais aussi, pour lui-même, premiers pas vers ce stoïcisme d’action qui animera ses derniers dialogues. »

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Les limites de l’écriture philosophique chez Cicéron 73

mise en œuvre d’une dialectique rejetant tout enrichissement verbal 7. Nous renvoyons sur ce dernier point au beau livre de Gabriella Moretti, Acutum dicendi genus8. C’est un défi que Cicéron se lance à lui-même en affirmant être en mesure de rendre aisément intelligible la partie la plus rebutante, à la fois sur la forme et sur le fond, de la doctrine stoïcienne, à savoir les fameux paradoxes de Zénon 9 . La finalité d’une telle démarche paraît avoir été triple : -il s’agissait d’abord de rendre accessible au plus grand nombre ce que l’hermétisme de l’expression réservait à un petit nombre d’initiés, philosophes en quelque sorte professionnels ; -en second lieu, par cette initiative Cicéron manifestait son refus de séparer la vérité, ou en tout cas ce qui s’en rapproche, et la beauté : « il n’y a rien de si âpre, de si grossier que le langage ne lui donne de la splendeur et une perfection »10. Le travail littéraire se trouve ainsi comparé à celui du paysan sans qui le champ resterait en friche et ne donnerait pas ce qu’il pourrait donner ; -enfin, Cicéron a voulu illustrer une idée qui lui était chère, à savoir que le stoïcisme avait des racines platoniciennes, qu’il s’était efforcé de dissimuler en procédant à des changements terminologiques, autrement dit en rendant obscur ce que Platon avait admirablement exprimé11. Le platonisme est ainsi défini comme « cette philosophie qui a engendré l’abondance oratoire» ce qui pose le problème de l’hermétisme que Platon a pu pratiquer dans certains de ses dialogues, le Sophiste ou le Parménide par exemple, mais que Cicéron n’a jamais voulu prendre en compte12. Nous ajouterons un élément d’ordre idéologique qui nous semble avoir une réelle importance dans ce contexte. Admettre comme allant de soi le divorce entre une érudition refermée sur elle-même et la popularis oratio , c’était porter atteinte, au moins symboliquement, à la souveraineté du populus, considérer celui-ci comme

7. Voir lévy 1992b.

8. moretti 1995.

9. Sur les paradoxes et les syllogismes de Zénon, qui paraissent souvent absurdes à celui qui n’est pas familiarisé avec la doctrine stoïcienne, voir schofield 1983.

10. Parad proem. 3 : nihil tam horridum, tam incultum, quod non splendescat oratione et tamquam excolatur. Traduction personnelle.

11. Sur le stoïcisme comme se réduisant à des changements terminologiques, voir l évy 1984.

12. Sur la richesse d’expression de Platon, malgré sa sévérité pour l’éloquence, voir le célèbre passage du de orat. I, 47 où il met en évidence ce qu’il considère comme une sorte de paradoxe. Crassus y raconte en effet qu’il avait lu à Athènes le Gorgias avec Charmadas et qu’il s’étonnait de voir à quel point Platon était éloquent dans la dénonciation même des orateurs. Voir également ce qui est dit en de orat. III, 60 de Socrate comme étant à la fois l’inventeur de la copia oratoire et celui qui dissocia la philosophie de l’éloquence : quorum princeps Socrates fuit, is qui omnium eruditorum testimonio totiusque iudicio Graeciae cum prudentia et acumine et venustate et subtilitate tum vero eloquentia, varietate, copia, quam se cumque in partem dedisset omnium fuit facile princeps, eis<que>, qui haec, quae nunc nos quaerimus, tractarent, agerent, docerent, cum nomine appellarentur uno, quod omnis rerum optimarum cognitio atque in eis exercitatio philosophia nominaretur,hoc commune nomen eripuit sapienterque sentiendi et ornate dicendi scientiam re cohaerentis disputationibus suis separavit.

une foule d’ignorants, constat exclusivement de fait, mais qui ne tenait pas compte de la dynamique pédagogique, autrement dit de ce qu’il pouvait comprendre, si on lui expliquait convenablement de quoi il s’agissait. Il s’agissait donc, mutatis mutandis, de reproduire ce qui est présenté au début du D e inventione comme l’acte fondateur de la civilisation, à savoir le moment où un individu d’une qualité exceptionnelle a éduqué une foule errante et misérable, la conduisant vers un état de civilisation toujours instable13. Au cœur du problème des Paradoxa se trouve donc celui de l’éducation, le probabile apparaissant comme étant nécessairement le lieu de transition du savoir 14. Différent du pithanon néacadémicien, même si Cicéron l’a utilisé pour traduire ce terme15, le probable est à la fois une fenêtre incertaine sur la vérité et la tribune à partir de laquelle celui qui sait peut et doit s’adresser à celui qui ne sait pas. Une fois encore visionnaire, quoi qu’on en dise, Cicéron a compris la tension à l’intérieur de la philosophie entre deux tendances, l’une conduisant à la création d’une forme d’expression inaccessible aux non-philosophes, l’autre cherchant à atteindre un public beaucoup plus vaste. En termes antiques, cela correspond à la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique. Aujourd’hui, cela donnerait, d’un côté, le Descartes du Discours de la méthode, Rousseau, Camus et parfois Sartre, de l’autre, Hegel, Husserl, Heidegger, pour ne citer que quelques noms. Cicéron se trouvait pris entre son respect pour la souveraineté du populus et le constat amer que l’adjectif popularis avait été monopolisé par des gens comme Clodius, ou de manière beaucoup plus subtile, César, dont les idées politiques et la pratique de l’action publique étaient aux antipodes des siennes. Dans un passage célèbre du De lege agraria 16, il avait exprimé son désir d’être perçu comme un consul popularis dans la réalité et non seulement dans les mots. Les malheurs de la République, en l’écartant progressivement du forum, allaient lui permettre d’approfondir sa réflexion et d’affirmer que, contrairement à l’usage du forum, le discours pouvait être popularis dans un sens noble, à condition qu’il permît de transmettre au peuple des notions sinon philosophiques, du moins abstraites, et par là même de contribuer à combler le fossé existant entre les lettrés et le peuple. Être « populaire » dans la formulation de la philosophie, cela supposait aux yeux de Cicéron une exigence et un effort. D’où sa condamnation des Épicuriens Amafinius et Rabirius17, qui , pour tenter d’attirer le plus grand nombre vers la doctrine épicurienne, s’étaient crus autorisés à pratiquer une expression

13. Voir sur le prooemium du premier livre lévy 1995.

14. Sur le probabile cicéronien, voir glucKer 1995.

15. Sur la différence entre le probabile et le pithanon , l’étude la plus pénétrante demeure celle M. B urnyeAt , « Carneades was no probabilist », malheureusement non publiée, mais dont le PDF est maintenant accessible en ligne sur fr.scribd.com.

16. leg. agr . 2, 15 : Itaque hoc animo legem sumpsi in manus ut eam cuperem esse aptam vestris commodis et eius modi quam consul re, non oratione popularis et honeste et libenter posset defendere.

17. Sur la polémique cicéronienne contre ces deux Épicuriens, voir h owe 1951, g A rgiulo 1980.

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relâchée, aussi peu soucieuse de creuser le sens des mots que de donner de la beauté à des exposés doctrinaux pour lesquels Cicéron n’a pas de mots assez durs18

1.2. Le Lucullus.

La datation des Paradoxes stoïciens n’est pas absolument certaine, on s’accorde en général à la fixer à 47. Cicéron parle au présent de Caton au début de son ouvrage, donc sa rédaction est antérieure à la mort de ce dernier, survenue en avril 46 av. J.-C. et qu’il avait apprise quelques semaines plus tard. Deux ans plus tard, Cicéron allait pouvoir mettre en pratique ses idées sur la question lorsque, tout de suite après l’Hortensius, il s’attacha dans les Académiques à présenter le plus difficile des débats qui opposèrent les Académiciens aux Stoïciens, celui portant sur la connaissance et plus particulièrement sur la gnoséologie, l’étude des processus qui rendent celle-ci possible ou impossible selon que l’on choisit un camp ou l’autre. Comme cela a été montré par Michel Ruch dans un article trop peu connu au regard de ses mérites 19, dans le Lucullus , le seul dialogue des Academica qui nous soit parvenu intact20, le discours néo-académicien de Cicéron présente une articulation nette entre une partie dialectique, donc difficile à comprendre pour le non-philosophe, et une seconde partie dans laquelle l’Arpinate se dégage de ce mode d’expression pour laisser libre cours à cette abondance verbale que les Stoïciens avaient refusée. Le point précis de ce changement se situe au § 112, lorsque lui-même s’exclame21 :

Même maintenant, j’ai l’impression de plaider trop sèchement. Quand s’ouvre un champ dans lequel l’éloquence peut s’élancer librement, pourquoi lui assignons-nous les coupe-gorge et les broussailles des Stoïciens ?

Le verbe exultare est intéressant. Il indique une jubilation parfois liée au sujet lui-même, comme ce sera le cas en fin. 1, 54, lorsque Cicéron dit qu’à part les Epicuriens tous les philosophes exultent dans l’évocation des vertus 22. Toutefois, dans le contexte d’un thème reconnu comme aride, il indique plutôt la décision de se libérer du réseau serré de la dialectique d’ins-

18. Cic., Ac. I, 5 : didicisti enim non posse nos Amafinii aut Rabirii similes esse, qui nulla arte adhibita de rebus ante oculos positis vulgari sermone disputant, nihil definiunt nihil partiuntur nihil apta interrogatione concludunt, nullam denique artem esse nec dicendi nec disserendi putant.

19. ruch 1969.

20. Le Lucullus est le second dialogue de la première version des Academica.

21. Cic., Lucullus 112 : Ac mihi videor nimis etiam nunc agere ieiune. Cum sit enim campus in quo exultare possit oratio, cur eam tantas in angustias et Stoicorum dumeta compellimus ? Trad. Kany-Turpin.

22. Cic., fin. I, 54 : Quodsi ne ipsarum quidem virtutum laus, in qua maxime ceterorum philosophorum exultat oratio, reperire exitum potest, nisi derigatur ad voluptatem…

piration stoïcienne pour aller vers une écriture plus libre. Cette liberté va se manifester de différentes manières. Tout d’abord, par l’élargissement du sujet, puisqu’il ne s’agira plus d’évaluer le degré de vérité des représentations, thème particulièrement abscons aux yeux de Cicéron lui-même23, mais de peindre une vaste fresque du dissensus des philosophes dans les trois parties pour ainsi dire canoniques de la philosophie, en esquissant, si notre hypothèse de lecture est exacte, l’itinéraire qu’il va suivre dans les ouvrages suivants24 . Last but not least, la libération de la parole va permettre le recours à d’autres formes d’expression que le probare , et tout particulièrement le mouere , quand il évoque son ancien maître, Antiochus d’Ascalon auquel, non sans théâtralité, il reproche sa trahison25 :

Aussi subtil qu’il (Antiochus) ait été, et il l’était, cette inconstance diminue le poids de son autorité. Car je vous le demande : a-t-il connu une aube radieuse, révélant soudain à ses yeux ce qu’il avait refusé d’admettre durant tant d’années, la marque du vrai et du faux (veri et falsi nota) ? A-t-il produit une pensée nouvelle ? Il ne fait que répéter les Stoïciens !

1.3. Les Tusculanes

Cette idée que la philosophie peut être traitée selon deux modalités différentes sans qu’à aucun moment elle ne soit pour autant dénaturée, va reparaître dans les Tusculanes, au début du quatrième livre, lorsqu’il demande au §9 à son évanescent disciple26 : « je demandais donc si je devais déployer sur-le-champ les voiles de l’éloquence ou prendre un peu d’élan auparavant, en maniant les rames de la dialectique » . Ici encore il ne s’agit pas véritablement d’une alternative bien tranchée, mais de l’interrogation sur la manière d’articuler deux manières de philosopher dont Cicéron pense qu’elles ne sont nullement incompatibles sur le fond. Simplement, il expose les débats dialectiques par devoir, tandis qu’il prend un évident plaisir à laisser se déployer « les voiles de l’éloquence ». Mais on remarquera également qu’à la fin du premier livre, il souligne que pour que les hommes commencent à désirer la mort, lorsqu’elle est glorieuse, ou, en tout cas à ne pas la redouter, il estime qu’il est nécessaire de faire usage d’une grande éloquence, comme si l’on haranguait du haut d’une tribune27. La référence à la rhétorique et à la

23. Voir Lucullus 147, où il invite ses interlocuteurs à discuter dans l’avenir de thèmes plus importants que celui « des illusions de la vue et des autres sens, du sorite, du « menteur », tous ces pièges que les Stoïciens ont tendus contre eux-mêmes. »

24. Voir lévy 1992, 337-376.

25. Cicéron, Lucullus 69.

26. Cicéron, Tusc. IV, 9 : quaerebam igitur, utrum panderem vela orationis statim an eam ante paululum dialecticorum remis propellerem

27. Cicéron, Tusc . 117 : Quae cum ita sint, magna iam eloquentia est utendum atque ita uelut superiore e loco contionandum, ut homines mortem uel optare incipiant, vel certe imere desistant.

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Les limites de l’écriture philosophique chez Cicéron 77 politique est ici explicite. La pensée de Cicéron se veut ainsi profondément unitaire : en même temps qu’il balise les voies d’accès à la vérité, ou en tout cas à la plus grande vraisemblance, ce sont tous les aspects de sa vie qu’il cherche à présenter dans la plus grande cohérence. Nous remarquerons donc que, dans les trois textes que nous venons d’évoquer, il y a entre le discours philosophique et son expression littéraire une modification de forme qui n’affecte pas en profondeur le continuum de la pensée. En somme, c’est la même inspiration, mais exprimée par d’autres moyens.

2. Le Contra Academicos d’Augustin ou la subversion du modèle.

C’est précisément ce rapport de la philosophie à la littérature que nous allons interroger à travers une brève analyse du Contra Academicos augustinien, œuvre qui conserve une part de mystère, puisqu’elle fut écrite à Cassiciacum, peu après la révélation du jardin de Milan et donc la conversion, à un moment où on s’attendrait plutôt à voir Augustin se retirer pour écrire une œuvre de nature théologique, ou en tout cas religieuse28. Au lieu de quoi, il se lance dans une grande exploration des problèmes philosophiques en accordant une importance toute particulière à la controverse entre la Nouvelle Académie et le stoïcisme, alors même que, dans les Confessions, il présente la crise sceptique qu’il vécut en 384-385 comme un événement qui serait à comprendre dans le contexte de la rupture avec le manichéisme 29. Douter de tout, à la manière des Académiciens, aurait donc été une réaction de déception par rapport à cette secte manichéenne à laquelle il avait adhéré pendant si longtemps mais qu’il qualifie désormais de ‘superstition’  :

Ainsi, doutant de tout, suivant les maximes de l’Académie ( Academicorum more), telles qu’on les interprète d’ordinaire, et flottant à toute incertitude, je résolus de quitter les Manichéens, ne croyant pas devoir, dans cette crise d’irrésolution, rester attaché à une secte qui déjà le cédait à mon estime à telle école philosophique (cui iam nonnullos philosophos praeponebam) 30 .

Nous examinerons deux aspects sur lesquels il nous semble qu’Augustin a innové, tout d’abord ce que nous appellerons la subversion du rapport de la philosophie par rapport à elle-même, puis la réflexivité par rapport à l’œuvre dont il est l’auteur.

Tout commence pourtant de manière classique autrement dit cicéronienne. En effet, Augustin, constatant que ses amis, comme cela avait été le cas pour

28. Sur les circonstances de l’éc riture du Contra Academicos , et, plus généralement sur la retraite à Cassiciacum, voir brown 1967, 111-127.

29. Augustin, conf. V, 19. Voir MArchAnd 2013.

30. Augustin, conf. V, 25, trad. de Labriolle 1977.

lui-même dans sa jeunesse, avaient été convertis à la philosophie par la lecture de l’Hortensius, décide de passer à l’étude du problème de la connaissance, exactement comme l’avait fait Cicéron en écrivant les Academica après avoir rédigé son protreptique31. On remarquera que les deux premiers livres sont d’une écriture philosophique extrêmement serrée. Cela ne signifie pas évidemment qu’il ait oublié la réflexion cicéronienne sur la nécessité de ne pas séparer la philosophie et la rhétorique. Le caractère très vivant des dédicaces à Romanianus, la mise en scène extrêmement soignée des dialogues, la profusion des métaphores, comme celle de la philosophie nourricière, auprès de laquelle on vient étancher une soif longtemps supportée 32 ou celle du port accueillant de la sagesse 33 , ou encore celle de Protée34, qui occupe une place importante dans l’œuvre comme représentation du caractère insaisissable du scepticisme, tout cela témoigne d’une attention particulière à faire en sorte que l’ornatus, qui est tout autre chose qu’une fioriture 35 , ne fasse jamais défaut à l’écriture. Et s’il en fallait une confirmation, le passage si célèbre sur philosophie et philocalie, où les deux termes sont présentés comme presque synonymes et les deux réalités intellectuelles comme étant sœurs issues d’un même père, prouve, si besoin était, que le problème de la relation de la philosophie à la beauté était intensément présent chez celui qui avait écrit auparavant un De pulchro et apto Signalons au demeurant que, dans les Retractationes36, il critiquera avec vigueur ce qu’il avait écrit dans le Contra Academicos, disant qu’elles ne pouvaient être sœurs puisque ou bien la beauté se trouvait à la superficie des choses et dans ce cas elle n’avait aucun lien avec la philosophie, ou bien si elle se trouvait dans le monde des idées, elles correspondaient à une même et seule réalité. Donc le souci de la beauté apparaît périodiquement, mais de manière ponctuelle, dans les deux premiers livres du Contra Academicos qui sont dominés par la mise en évidence de ce qu’Augustin considère comme une contradiction majeure, à savoir que le sage puisse ne pas avoir au moins une certitude, celle de sa sagesse. Ainsi commence le long cheminement qui aboutira à Descartes, vers ce point fixe dont l’avènement marquerait la ruine du scepticisme.

À l’intérieur du livre III, après avoir épuisé tous les arguments contre le scepticisme néo-académicien, et établi que la sagesse est certaine pour le sage,

31. Augustin, c. acad. I, 4 : …praesertim cum Hortensius liber Ciceronis iam eos ex magna parte conciliasse philosophiae videretur.

32. Augustin, c. acad. I, 4 : Philosophia est enim, a cuius uberibus se nulla aetas queretur excludi. Comme cela est mentionné par C AtApAno 2005, p. 46, la métaphore a des antécédents épicuriens, voir Epicur., Ep.Men . 122. Voir aussi II, 7, 18 : quo nemo philosophiam est post tam longam sitim hausturus ardentius,

33. Il est fort possible qu’Augustin ait trouvé la métaphore du port de la sagesse en Tusc. V, 5.

34. Augustin, c. acad. III, 11, 13. Sur l’utilisation de Protée dans différentes figures métaphoriques, voir rolet 2010.

35. Sur l’ornatus verborum, voir orat. 80.

36. Augustin, retract. I, 1, 3.

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Augustin, qui aurait pu se satisfaire de ce qu’il considère comme une victoire, va suivre à sa manière le modus operandi cicéronien que nous avons mis en évidence dans le Lucullus et dans les Tusculanes, autrement dit, il introduit un changement dont il souligne clairement la présence. Il ne s’agit plus seulement de comprendre comment échapper à la dialectique sceptique mais de se demander comment des hommes aussi éminents ont pu se perdre dans une doctrine dont la conséquence ultime serait l’amoralisme, puisque, si rien n’est certain, comment construire une action éthique ? Du point de vue méthodologique la démarche ne saurait être blâmée. Une doctrine n’est jamais un être désincarné, il s’agit non seulement de comprendre l’argumentation et, lorsque c’est nécessaire, de la réfuter, mais de chercher, en dernière instance comment son surgissement a été possible. Augustin déclare donc37 :

Écoutez maintenant un peu plus attentivement non ce que je sais, mais ce que je crois ; car je laissais cela pour la fin, afin d’expliquer, si possible, dans sa totalité le dessein des Académiciens.

Dans cette phrase, la relation à Cicéron apparaît clairement. À un moment donné la parole dialectique, ou si l’on veut la parole techniquement philosophique, doit s’arrêter et laisser la place à autre chose. Le problème est que la nature de cet autre n’est pas exactement la même chez les deux auteurs. Du point de vue cicéronien, cela s’explique aisément puisque, en tant qu’académicien, et donc platonicien, mais aussi en tant qu’orateur, il estime que la recherche ne doit pas rester bloquée sur la réfutation d’un seul adversaire. Au contraire, il faut qu’elle se poursuive selon sa propre logique et qu’elle se déploie dans des champs toujours plus amples, ce qui, de surcroît, permettra d’effectuer la jonction entre la philosophie et la parole oratoire. Dans le cas d’Augustin, la césure est certes tout aussi nette et, chez lui comme chez Cicéron on va passer à un autre type de parole, mais fondée cette fois sur la question des motivations, exprimées ou secrètes, de l’ennemi. A vrai dire, la question de l’intentionnalité était déjà présente chez Cicéron, toutefois de façon marginale et polémique. En effet, au § 70, donc au tout début de son discours dans le Lucullus, et cette place n’est pas indifférente, Cicéron affirme à propos d’Antiochus d’Ascalon, l’ Académicien qui était passé du scepticisme au dogmatisme, prétendant ressusciter l’Ancienne Académie38 :

Mais pourquoi avoir soudain fait appel à l’Ancienne Académie ? On pense qu’il voulut garder le prestige du nom, tout en abandonnant la doctrine. Certains soutenaient qu’il agissait ainsi en vue de la gloire et qu’il espérait même que ses disciples seraient appelés Antiochéens. Moi je pense plutôt qu’Antiochus était incapable de soutenir l’assaut groupé de tous les philosophes… voilà pourquoi il battit en retraite.

37. Augustin, c. acad. III, 37, trad. personnelle.

38. Cicéron, Lucullus 70, trad. KAny-turpin

L’écriture polémique laisse à l’adversaire le faux choix d’une explication : ou c’était un ambitieux sans scrupule, ou c’était un lâche. Cette attaque ad hominem est, si l’on peut dire, de bonne guerre, elle n’introduit aucun bouleversement sur le plan des principes. Il n’en est pas de même avec Augustin et cela au moins à trois niveaux : -celui du passage d’une parole rigoureuse, celle de la dialectique, à une parole de croyance incertaine, celle d’une hypothèse personnelle, présentée à plusieurs reprises comme telle39 ; -celui de la relation à Cicéron, qui, à cet endroit, pose problème. En effet, au § 43 Augustin dit :

Quiconque estime que les Académiciens ont eu cette opinion, qu’il écoute Cicéron lui-même. Il dit en effet que leur coutume était de dissimuler leur doctrine et qu’ils avaient l’habitude de ne la révéler à personne, sauf à celui qui aurait vécu avec eux jusqu’à la vieillesse.

Il est exact que les Academica nous sont parvenus dans un état lacunaire et que l’on peut toujours imaginer que cette citation, si tant est qu’il s’agisse d’une citation, se trouvait dans quelque page perdue de ces dialogue40. Cela est toutefois assez peu probable, puisque à aucun moment de son discours, Cicéron ne considère les Académiciens autrement que comme étant les philosophes d’une suspension du jugement répétée à l’infini. Il s’en prend même à son propre maître, Philon de Larissa, qui avait tenté d’atténuer le doute radical d’Arcésilas et de Carnéade, en affirmant que la Nouvelle Académie n’avait pas été sceptique, mais simplement anti-stoïcienne41. Il est plus vraisemblable qu’Augustin invoque Cicéron en interprétant à sa manière un passage qui ne disait rien de tel. Le seul endroit où l’on trouve quelques lignes qui pourraient évoquer un enseignement ésotérique se trouve dans le Lucullus42 :

« Nous n’avons pas pour habitude », dit-il, « de faire étalage ». Quels sont enfin ces mystères ou pourquoi cachez-vous ce que vous pensez, comme s’il s’agissait de quelque chose de honteux ? . « Pour que nos auditeurs soient conduits plus par la raison que par l’autorité », dit-il.

39. Voir en particulier le § 43.

40. cAtApAno, 2005, 365, nous objecte qu’Augustin s’exprime comme s’il se référait à un passage précis de Cicéron, ce qui l’exposerait aux critiques des lecteurs si ce n’était pas le cas. C’est nous semble-t-il ignorer le caractère assez confus d’un passage dans lequel Augustin s’exprime de manière contradictoire sur sa relation à Cicéron.

41. Voir sur ce point Lucullus 78 et sur Philon de Larissa la monographie, valable surtout sur le plan historique, de brittAin 2001.

42. Cicéron, Lucullus 60 : “Non solemus” inquit “ostendere”. Quae sunt tandem ista mysteria, aut cur celatis quasi turpe aliquid sententiam vestram? “Ut qui audient” inquit “ratione potius quam auctoritate ducantur”.

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On remarquera que le terme mysteria n’est employé ici que de manière métaphorique, comme c’est le cas ailleurs chez Cicéron43, pour désigner quelque chose qui est plus proche de ce que nous appelons des ‘cachotteries ’ que des cultes à mystères. Par ailleurs, celui qui s’exprime ici n’est pas Cicéron, en tant que porte-parole de la Nouvelle Académie, mais Antiochus, qu’il combat et qu’Augustin lui-même présente comme une figure négative puisqu’il le qualifie de « Antiochus, ce vil Platonicien »44 C’est en tout cas ce que l’on peut déduire de ce qu’il dit lui-même45 :

Voilà la conviction probable que je me suis faite pour le moment, au sujet des Académiciens. Si c’est faux, peu m’importe à moi, pour qui il suffit désormais de ne pas juger que l’homme est incapable de trouver la vérité.

Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail du récit élaboré par Augustin pour contrecarrer l’image exclusivement sceptique de la Nouvelle Académie. Nous dirons qu’il présente deux aspects, l’un philosophiquement soutenable, l’autre relevant de la fable46. On était effectivement en droit de se demander comment les philosophes de la Nouvelle Académie pouvaient à la fois défendre la suspension du jugement généralisée et se situer dans la tradition de Platon, dont la dialectique ne correspond pas au principe d’isosthénie, d’égalité des discours contraires, défendu par Arcésilas, puis, d’une manière quelque peu différente, par Carnéade. La fable, que l’on serait tenté aujourd’hui de qualifier de conspirationniste, consiste, elle, à prétendre que des philosophes qui professaient le scepticisme, n’étaient pas en réalité sceptiques, mais qu’ils révélaient à un petit nombre de disciples une doctrine dont Augustin affirme lui-même qu’il ne sait pas quelle elle est, mais qu’il suppose être celle de Platon, un Platon transformé donc en penseur sinon dogmatique, du moins bien plus affirmatif que ses successeurs de la Nouvelle Académie47. On remarquera qu’Augustin efface ainsi la frontière entre les deux Platon qui lui sont familiers : celui, cicéronien, de la Nouvelle Académie et celui, médio et néo-platonicien, d’Apulée et de Plotin qu’il connaît à travers la traduction de Marius Victorinus. Selon lui, la doctrine platonicienne fut conservée par les successeurs de Platon comme s’il s’agissait de mystères. Il ajoute qu’à l’arrivée de Zénon, qui devait par la suite fonder le

43. Voir de orat. I, 206 ; III, 64.

44. Augustin, c. acad. III, 41 : faeneus ille Platonicus Antiochus. Feneus signifie littéralement ‘de foin (fenum)’, mais il n’est pas impossible qu’Augustin ait voulu faire un jeu de mots suggérant la vénalité d’Antiochus, puisque fenus signifie ‘le gain’, ‘le profit’.

45. Augustin, c. acad. III, 43 : Hoc mihi de Academicis interim probabiliter, ut potui, persuasi. Quod si falsum est, nihil ad me, cui satis est iam non arbitrari non posse ab homine inveniri veritatem.

46. Sur le dogmatisme ésotérique, voir l évy 1978. Le seul à avoir défendu la thèse du dogmatisme ésotérique est gigon 1944.

47. Augustin, c. acad. III, 43 : Ait enim illis morem fuisse occultandi sententiam suam nec eam cuiquam, nisi qui secum ad senectutem usque vixisset, aperire consuesse. Quae sit autem ista, deus viderit ; eam tamen arbitror Platonis fuisse

Portique, celui-ci ne fut pas jugé digne d’accéder à ces mystères. Il créa donc sa propre école, et c’est en réaction à ses innovations immanentistes qu’Arcésilas et ses successeurs immédiats auraient pratiqué le dogmatisme ésotérique, enfouissant les idées platoniciennes, « comme de l’or que doivent un jour découvrir les successeurs », ne révélant ces mystères qu’aux meilleurs des disciples. Selon Augustin, cette occultation demeura jusqu’au moment où Plotin, un Plato redivivus , restaura dans sa vérité la doctrine platonicienne.

À partir de là, ce qui paraissait clair devient plus problématique. Les Académiciens n’étaient des sceptiques que par opportunisme stratégique, dans leur lutte contre un stoïcisme conquérant. Et la dialectique augustinienne, qui a tenté de démontrer dans quelle aporie ils se sont eux-mêmes enfermés en prétendant que rien ne pouvait être connu, s’achève en une construction mythique à vrai dire assez confuse, mais qui remonte à la source commune à la fois aux Académiciens, à Cicéron et à Augustin. La voie de la transcendance est donc ouverte, une transcendance encore païenne qui annonce la foi du nouveau converti.

À cela il faut ajouter la réflexion d’Augustin sur sa propre œuvre48, qui représente également une innovation importante par rapport à Cicéron, lequel s’était contenté, pour l’essentiel de récapituler au début du second livre du De divinatione les titres de ses œuvres philosophiques 49. Nous nous référons particulièrement à la première lettre à Hermogénien, où, à côté d’un aveu, celui de son échec à réfuter rationnellement et définitivement le scepticisme, il énonce deux principes50 : celui de la réactivité par rapport à une situation donnée et celui de l’utilité. Il fallait donc susciter le désir de vérité et combattre l’incurie intellectuelle, en prenant le risque de passer outre quelques vérités ponctuelles. Dans l’Enchiridion, écrit en 422, où, toujours à propos du Contra Academicos, la personnalisation se fait encore plus présente51, il n’y est plus question du projet de conduire les autres vers la vérité, mais de la volonté de se débarrasser des doutes qui l’assaillaient, tamquam in ostio, comme sur le pas de la porte. Par ailleurs, Augustin utilise un terme à beaucoup d’égards redoutable : utique, que l’on peut traduire par ‘de toute façon’ ou ‘par tous les moyens’. Le caractère intrinsèquement insupportable du scepticisme, menace à la fois pour la connaissance et pour la foi, justifie donc que tout est mis en œuvre pour le ruiner.

Revenons donc à notre comparaison entre Augustin et Cicéron. L’un comme l’autre sont d’accord pour affirmer que la dialectique stoïcienne, forme suprême d’une rationalité qui est à elle-même sa propre fin, puisqu’elle se déploie dans l’immanence absolue, ne peut suffire à satisfaire ni le désir de vé-

48. Nous avons développé ce point dans Lévy 2005.

49. Cicéron, div. II, 1-4.

50. Augustin, Epist. I, 4.

51. Augustin, Enchir. 7, 20.

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Les limites de l’écriture philosophique chez Cicéron 83 rité qui est en l’homme ni son appétit de beauté, compte tenu notamment du fait que la beauté de la parole n’est pas une préoccupation des penseurs stoïciens, puisque pour eux elle découle nécessairement de la vérité. Mais Cicéron reste dans le domaine de la recherche philosophique, alors qu’Augustin, qui affirme qu’il faut concilier la raison et l’auctoritas, ne va pas hésiter à faire prévaloir celle-ci, sous une double forme : autorité du christianisme qui, par la Révélation, affirme que la vérité peut être connue ; autorité de grands philosophes, dont il estime qu’ils n’ont pas pu sincèrement désespérer de la vérité. A partir de là, la parole et l’imagination se déploient à l’abri d’une transcendance qui considère qu’elle peut faire fi de vérités textuelles, historiques, considérées comme ponctuelles. Ce que je crois devient supérieur à ce que je sais, et ce que je veux lire dans Cicéron est supérieur à ce qui s’y trouve. On a souvent affirmé qu’Augustin a été l’un des grands précurseurs de l’existentialisme, que l’on songe aux écrits d’Hannah Arendt sur la volonté, l’amour, le temps chez l’évêque d’Hippone. Ce qu’inaugure le Contra Academicos , c’est une pensée de l’ urgence comme préalable à la pensée d’une temporalité autre. Pour que les Confessions , la Cité de Dieu fussent possibles, pour qu’il y eût l’avènement d’une temporalité d’un autre type, il fallait faire sauter, dans l’urgence, et c’est là le paradoxe, l’obstacle du scepticisme, qui au nom d’une rationalité inquisitrice, hypothéquait par avance toute tentative pour sortir de l’espace de la raison cloisonnée dans ses propres normes. Notre propre époque est celle de la dévalorisation de vérités vérifiables au nom d’un relativisme universel. Ce que la fin du Contra Academicos veut nous apprendre, c’est que ces mêmes vérités peuvent être également ignorées au nom d’une vérité proclamée transcendante. La différence et la complexité supérieure de la pensée d’Augustin résident dans sa capacité à accorder une attention soutenue à ce qu’il présente comme une apparence construite à des fins particulières, avant de passer à ce qui ne peut être compris par une raison qui s’en tient à ses propres normes.

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Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 85-97

DOI: 10.2436/20.2501.01.94

La douceur dans les Épîtres d’Horace : un art de vivre entre poésie et philosophie

Julie Houdenot

Sorbonne Université / La Sapienza

AbstrAct

In this study, we wish to bring to light various expressions of the notion of mildness in Horace’s Epistles. Not only is mildness to be found in the poet’s self-representation and in his depiction of his own environment, the domain of Sabine, but mildness is also part of the poet’s parenetic strategy that aims at teaching a pleasant art of life. We wish to demonstrate that the significance of mildness in Horace’s Epistles, both in terms of content and writing, is directly inherited and adapted from Epicurean philosophical conceptions and from Lucretius’s poetics. From this perspective, we shall argue that poetry and philosophy cannot be dissociated in Horace’s work.

Keywords: Horace, Epistles, ethics, mildness, Lucretius

En 19 avant J-C paraît le premier livre des Épîtres d’Horace, quatre ans après les trois premiers livres des Odes. Or à nouvelle œuvre nouvelle formule : après s’être illustré dans la poésie lyrique, notre poète fait le choix de proposer des lettres à caractère didactique, rédigées en hexamètres dactyliques, et semble le premier, à Rome, à avoir emprunté cette voie que M. Citroni qualifie de « nouvelle forme de sermo méditatif »1. En effet, l’objectif des Épîtres est différent des œuvres précédentes : Horace tente ainsi d’inviter ses amis au recte uiuere, à vivre droitement, correctement, en dotant ses lettres d’une dimension parénétique Pour ce faire, il opte donc pour une nouvelle écriture et se pose lui-même comme le modèle vivant et évolutif d’un art de vivre.

1. citroni 2017, 64.

Ainsi, dès le début de sa première Épître à valeur programmatique, il s’adresse à Mécène et lui déclare abandonner la poésie pour étudier et pratiquer la philosophie.

Nunc itaque et uersus et cetera ludicra pono, quid uerum atque decens, curo et rogo et omnis in hoc sum.

(Épîtres I, 1, 10-11)

C’est pourquoi à présent je laisse de côté les vers et tous les amusements ; ce qu’est le vrai et le convenable, voilà mon souci, ma quête, et tout ce qui m’occupe2 .

Il s’agira pour Horace, comme le montre l’adjectif decens, à forte connotation stoïcienne et panétienne3, de s’intéresser plus spécifiquement à la philosophie morale en ce qu’elle a de pratique et d’applicable dans la société romaine du Principat, et de faire part de ses réflexions à ses différents amis. Comment comprendre alors les deux dernières épîtres du premier recueil, vouées à des perspectives beaucoup plus littéraires ? Est-ce un retour sur le fait littéraire et un abandon de la philosophie qui marque l’échec d’Horace ? Ou cela rend-il compte de la nature double des Épîtres, à la fois poétiques et philosophiques, telles qu’elles nous exposent sous forme de poème un sujet éminemment éthique, le recte uiuere ? Longtemps les deux aspects ont été étudiés séparément ou de manière circonscrite dans les Épîtres 4, or l’examen du modèle du De rerum natura de Lucrèce dont Horace s’inspire par certains aspects a déjà montré que philosophie et poésie ne peuvent être dissociées : elles se conjuguent pour créer chez le poète épicurien une alliance novatrice qui modèle l’une et l’autre de ces composantes, les rehaussant toutes deux 5. Nous voulons ainsi montrer que, concernant la thématique de la douceur dans le premier livre des Épîtres, l’intrication de la philosophie et de la poésie façonne l’œuvre à plusieurs niveaux. Cela est révélé d’abord dans les représentations que donne Horace de lui-même, poète à la fois magister et proficiens, qui s’adapte à son lectorat dans un but parénétique, celui d’enseigner le recte uiuere, mais aussi dans la représentation de son domaine de Sabine, guidée autant par un souci éthique qu’esthétique, et qui reflète les préoccupations morales d’Horace ; enfin nous verrons que la revendication d’une douceur de l’écriture, héritée de Lucrèce, dévoile autant un idéal éthique que poétique propre au poète augustéen.

2. Sauf mention contraire, les traductions sont miennes.

3. L’adjectif au neutre singulier renvoie ainsi au πρ έ πον grec, et notamment à la notion employée par Panétius. Voir par exemple moles 2002, 146 et 150.

4. Voir par exemple g rim A l 1978, m A yer 1986 , ou m A cleod 1979. Plus récemment : m c c A rter 2015

5. Amory 1969, gAle 1994, 1-5 et 138-155; schriJvers 1970 ; volK 2002, 94-118.

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La douceur dans les Épîtres d’Horace

La philosophie dans les représentations horatiennes du narrateur et de la campagne

La présence de la philosophie en effet ne se réduit pas à l’incorporation de maximes ou d’exemples à l’hexamètre dactylique. Elle informe les représentations horatiennes et guide notre poète dans ses choix esthétiques, que ce soit dans l’image qu’il nous donne de lui-même ou dans la mise en scène de la campagne qui l’environne, lieu central pour sa réflexion philosophique.

La construction de la persona d’Horace, en tant que poète converti à la philosophie, est guidée par un souci philosophique et didactique : il se donne luimême en exemple, détaillant rapidement ses caractéristiques physiques6 , mais brosse surtout un portrait moral, adapté au gré des circonstances7. Ainsi, tantôt rieur8, tantôt en proie au désarroi9, il ne se représente pas comme un sage omniscient, et partage les défauts des amis qu’il conseille, cette posture le rendant plus « humain » et proche de l’imperfection de ses lecteurs, aboutissant à susciter la sympathie et l’adhésion pour ainsi favoriser son projet didactique. Son instabilité et sa faillibilité aident donc à exprimer son message protreptique10. Il n’hésite pas, bien loin du ton affirmatif de la première épître, à se présenter comme inquiet dans l’Épître I, 8 :

Celso gaudere et bene rem gerere Albinouano Musa rogata refer, comiti scribaeque Neronis. Si quaeret quid agam, dic multa et pulchra minantem uiuere nec recte nec suauiter, haud quia grando contunderit uitis oleamque momorderit aestus, nec quia longinquis armentum aegrotet in agris, sed quia mente minus ualidus quam corpore toto nil audire uelim, nil discere, quod leuet aegrum, fidis offendar medicis, irascar amicis, cur me funesto properent arcere ueterno, quae nocuere sequar, fugiam quae profore credam, Romae Tibur amem, uentosus Tibure Romam. (Épîtres I, 8, 1-12)

À Celsus Albinovanus, je souhaite la joie et la prospérité ; Muse, sur ma demande, rapporte cela au compagnon et secrétaire de Néron. S’il demande ce que je fais, dis-lui que tout en faisant la promesse de nombreux beaux projets, je ne vis ni correctement ni avec douceur, non parce que la grêle a saccagé mes vignes ou que la chaleur a asséché mes oliviers, ni parce que mon troupeau est malade dans des champs lointains, mais parce

6. Hor. epist. I, 20, 19-28.

7. citroni 2017, 72.

8. Hor. epist. I, 4.

9. Hor. epist. I, 8.

10. hArrison 1995, 51.

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que l’âme étant moins bien portante que le corps tout entier, je ne veux rien entendre, rien apprendre qui allègerait un malade, je m’offusque contre mes fidèles médecins, je m’emporte contre mes amis parce qu’ils s’empressent de m’écarter d’une funeste léthargie ; je recherche ce qui me nuit, je fuis ce que je pense être profitable, à Rome j’aime Tibur et telle une girouette, à Tibur j’aime Rome.

À l’instar de la progression philosophique du disciple représentée par son avancement sur un chemin donné, Horace montre ici son inconstance, présentée comme une maladie de l’âme et se qualifie de uentosus : son instabilité émotionnelle prend ici la forme poétique d’une errance géographique. Il refuse de consulter les médecins de l’âme, les philosophes, allant jusqu’à s’emporter contre ses amis, et son entêtement et son animosité s’expriment dans le parallélisme de construction nil audire nil discere appuyé par la répétition des sonorités [i] et [s] du vers suivant, le tout allant à l’encontre de l’art de vivre qu’il énonce dans les Épîtres . Cependant, outre le fait qu’il montre un état d’esprit potentiellement semblable à celui de son lectorat novice dans la pratique du recte uiuere11, c’est en partant de son désarroi que le poète va pouvoir montrer ses efforts et ses progrès : il se met en scène comme un proficiens sur la voie de la sagesse, avec ses avancées et ses reculades, ses évolutions et ses fluctuations :

Nimirum hic ego sum; nam tuta et paruola laudo, cum res deficiunt, satis inter uilia fortis; uerum ubi quid melius contingit et unctius, idem uos sapere et solos aio bene uiuere, quorum conspicitur nitidis fundata pecunia uillis. (Épîtres, I, 15, 42-6)

Eh bien, cet homme, c’est moi-même : je loue les choses tranquilles et insignifiantes de la vie quand je n’ai pas d’argent, et je suis assez courageux au milieu de ces vilenies ; mais quand ma situation est meilleure et plus savoureuse, je dis que vous seuls êtes sages et vivez bien, vous dont on voit la fortune fondée sur des villas resplendissantes.

C’est donc parce qu’il se montre faillible, qu’il a expérimenté l’échec et ses remèdes, enfin parce qu’il a côtoyé la bonne société de Rome qu’Horace se permet de conseiller ses amis et de leur proposer un art de vivre dont il n’a pas atteint la perfection :

Viue, uale ! si quid nouisti rectius istis, candidus imperti ; si nil, his utere mecum. (Épîtres, I, 6, 67-68)

11. Dans la poésie didactique, le maître-poète dispense un savoir à son apprenti. Pardelà ce dernier, c’est le lecteur qui est visé. La constellation ‘maitre-disciple’ intra-textuelle caractérisée par K. Volk entre ainsi en interaction avec la relation extra-textuelle poètelecteur. Voir volK 2002, 73-83.

88

La douceur dans les Épîtres d’Horace 89

Vis, porte-toi bien ! si tu connais des principes plus adaptés que ceux-là, partage sans arrière-pensée ; si tu n’en as aucun, utilise ceux-là avec moi.

Il s’agit donc d’un savoir expérimental, d’une expérience personnelle méditée qu’Horace met ici en forme et non un savoir dogmatique hérité d’un maître, selon le modèle du magister lucrétien du De rerum natura . Cette constante remise en question de sa part, et le questionnement de ses amis se rapprochent ainsi de la méthode socratique. C’est en effet en questionnant sans cesse, à la manière de Socrate, ses pratiques et celles des autres, sans pour autant prétendre détenir la vérité, qu’Horace s’engage sur la voie du progrès. Les doutes et les revirements font donc intrinsèquement partie de l’expérience philosophique vécue par Horace et qu’il tente de mettre en mots. Le chemin vers la sagesse, vers le recte uiuere, n’est donc pas si direct qu’on pourrait le penser. Le choix des Épîtres, courts poèmes variés destinés à des lecteurs tout aussi différents se prête alors bien à l’exercice, et permet à Horace de se constituer habilement l’image d’un proficiens sur la voie de la sagesse, questionnant souvent, conseillant parfois. Enfin, à la façon de Socrate, ou de l’idée de ce sage qui était alors véhiculée à Rome12, Horace recherche une philosophie efficiente. Le recte uiuere dans sa perfection n’est jamais atteint chez notre poète et il s’agit pour lui de s’accommoder du temps présent et de la société du Principat. Nous assistons donc à l’assouplissement et à l’adoucissement de la persona archétypale du maître forgée par Lucrèce13 : lui qui fournissait sans doute un premier modèle latin aux poètes didactiques du Ier siècle avant J.-C. se voit ainsi adapté à l’auditoire augustéen et à l’urbanitas de la société intellectuelle romaine. Aussi pour Horace la philosophie théorique doit-elle pouvoir s’appliquer, tant sur le plan du comportement que sur celui de l’écriture. Or la représentation du poète à l’écart, dans une posture de méditation et écrivant des lettres, ne peut être dissociée de la représentation de son domaine de Sabine.

La représentation d’une campagne moralisée

En effet, la philosophie joue un rôle dans la représentation de la campagne chez Horace qu’il présente tout d’abord comme un lieu de retrait, propice à la méditation14, et sans lequel notre poète ne peut philosopher, la ville étant vue comme un lieu d’agitation et d’inconstance. En particulier, la figuration de la campagne incarne l’idée de juste milieu, centrale chez Horace. Il s’agit

12. morgAn 2007, 286 : bien que nos sources soient un peu postérieures (Sénèque, Plutarque), nous pouvons sans doute considérer, étant donné le traitement horatien de l’image de Socrate, que la représentation du philosophe comme incarnation d’une sagesse pratique était déjà présente à Rome au début du Principat. Voir aussi morisson 2007, 113-123.

13. volK 2002, 73-93 : le ton de Lucrèce se fait urgent et paternaliste : le maître ne cesse de rappeler l’élève à sa concentration.

14. citroni 2017, 62-63.

de fuir les deux excès : Virtus est medium uitiorum et utrimque reductum, « La vertu, c’est le milieu entre deux vices, à égale distance de l’un et de l’autre » (Hor. epist. I, 18, 9). C’est donc une campagne ni trop chaude ni trop froide, ni trop sauvage ni trop civilisée qu’il nous dépeint dans l’Épître I, 16, et qui incarne les valeurs philosophiques qu’il défend, en d’autres termes un lieu de mediocritas :

Continui montes, ni dissocientur opaca

ualle, sed ut ueniens dextrum latus aspiciat sol, laeuum discedens curru fugiente uaporet.

Temperiem laudes. Quid, si rubicunda benigni corna uepres et pruna ferant, si quercus et ilex multa fruge pecus, multa dominum iuuet umbra?

Dicas adductum propius frondere Tarentum.

Fons etiam riuo dare nomen idoneus, ut nec frigidior Thraecam nec purior ambiat Hebrus, infirmo capiti fluit utilis, utilis aluo.

Hae latebrae dulces et, iam si credis, amoenae incolumem tibi me praestant septembribus horis.

Tu recte uiuis, si curas esse quod audis. (Épîtres, I, 16, 5-17)

Ce sont des montagnes, sans interruption, si ce n’est par une vallée ombragée, mais de sorte que le soleil, à son arrivée, éclaire le côté droit et qu’à son départ, sur son char en fuite, il provoque des vapeurs du côté gauche. Tu louerais la tempérance du climat. Que dirais-tu, si tu voyais les buissons offrir généreusement des cornouilles et des prunelles, le chêne et l’yeuse contenter le bétail par une grande quantité de fruits, et le maître par son ombre ? Tu dirais que c’est Tarente, transportée plus près de Rome avec son feuillage. Il y a aussi une source digne de donner son nom au ruisseau, tel que l’Hèbre ne serpente pas à travers la Thrace, plus frais et plus pur, utile aux maux de tête, utile aux maux d’estomac. Voici ma douce et charmante cachette, et si tu m’en crois à présent, celle qui me garde à toi en bonne santé aux heures de septembre. Pour toi, tu vis correctement, si tu as le souci d’être ce que tu entends de toi.

Sont en effet présents tous les éléments du locus amoenus bucolique, en germe chez Lucrèce et développés par Virgile dans ses Bucoliques, et à qui l’adjectif rubicundus pourrait rendre hommage15 : région ombragée, chaleur tempérée, feuillage, eau, ou encore esquisse du berger et de ses bêtes au vers 10. Ces éléments, qui constituaient le cœur des vignettes graphiques appuyant le propos didactique du poète et servant de modèles de vie chez Lucrèce 16 sont ici réélaborées pour devenir le cadre même de la pratique

15. La formule « Rubicunda Ceres » est présente dans Verg. georg. I, 297. 16. gillis 1967.

90

La douceur dans les Épîtres d’Horace 91 philosophique et donc d’un art de vivre qui s’y épanouit pleinement. Les adjectifs qui soulignent le caractère amène et engageant de cet espace abondent : purus, amoenus, idoneus, dulces. La volonté de fuir les extrêmes se mue ainsi en idéal de tempérance et de modération pour prendre ici la forme d’un lieu accueillant du fait de sa mediocritas. Ainsi, le substantif temperies, en tête de vers, renvoie autant à la température modérée qu’à cette tempérance, c’est-à-dire la limitation des excès, la fuite des extrêmes et la recherche d’un juste milieu. Le lien entre la physique et l’éthique, cher aux épicuriens et mis en poésie par Lucrèce, est ici réactivé et réactualisé. La limitation des températures rend possible l’expérience de la douceur du climat (suauitas) et du plaisir ressenti (uoluptas), de la même manière que la limitation des désirs prônée par les épicuriens rend la uoluptas possible. Nous pouvons ainsi dire que le paysage d’Horace, cadre de sa pratique philosophique et de sa réflexion morale, est pour ainsi dire moralisé, informé à la fois par l’éthique épicurienne et l’importance qu’elle accorde à la notion de limite, que par Lucrèce17 et Virgile. En témoigne le terme latebrae, qui outre le fait qu’il souligne l’obscurité, rappelle le λάθε βιώσας 18 cher à Épicure. Néanmoins, le thème de la lumière, caractéristique de la poésie lucrétienne19 , est ici réinterprété 20 . En effet, la lumière lucrétienne émanait seulement d’Épicure et de sa philosophie et était l’arme et le symbole de la lutte contre l’ignorance et la religion : but de l’entreprise poétique de Lucrèce21, elle était le moyen de parvenir à ses fins ainsi que l’état obtenu grâce à la philosophie épicurienne. Dans les Épîtres, elle devient le symbole de la douceur du lieu encourageant la vie philosophique, l’image d’un bien-être physique et spirituel, la promesse d’une vie douce. Enfin, l’amitié épicurienne n’est pas mise de côté, puisque dans le cadre de sa retraite, c’est la lettre qui remplira cette fonction : s’adresser à ses amis pour parler de philosophie et pallier leur absence, mais aussi, dans un sens plus romain, s’adresser à son patronus, et entretenir ses relations. L’Épître I, 9, en ce sens, sert à remplir les devoirs d’amicitia romaine.

La dulcedo : une éthique et une esthétique de la douceur héritée de la suauitas lucrétienne ?

La volonté de fuir les extrêmes, de trouver un juste milieu pour atteindre une tranquillité d’âme, mais aussi l’idéal d’amicitia que recherche Horace dictent ainsi les règles d’un art de vivre faisant une grande place à la douceur qui se trouve aussi au principe de son écriture22 .

17. Le verbe uaporare se retrouve aussi chez Lucrèce, dans Lucr. V, 1132.

18. Fr. 551 Usener.

19. cAsAnovA-robin 2018, clAssen 1968, lévy 2004.

20. Je remercie C. Lévy pour cette suggestion.

21. Lucr. I, 146-148 et 933-934.

22. cAsAnovA-robin 2017.

Non satis est pulchra esse poemata : dulcia sunto et, quocumque uolent, animum auditoris agunto. (Art poétique, 99-100)

Ce n’est pas suffisant que les poèmes soient beaux : qu’ils soient doux, et où ils le désirent, qu’ils conduisent l’esprit de l’auditeur.

Dans cette citation bien connue de l’Art poétique, l’adjectif dulcis est à comprendre en complément de l’adjectif pulcher, caractérisant une beauté formelle, mais qui peut être froide. La dulcedo, qui se distingue de la beauté23 , se caractérise donc comme le résultat du travail effectué par le poète sur le vers pour lui donner un caractère agréable. Il s’agit, par la dulcedo instillée aux vers, d’en appeler à la sensibilité du lecteur, d’où la revendication de son rôle psychagogique contenue dans l’expression animum auditoris agunto24 . Horace l’utilise ainsi à des fins qualifiées d’utiles :

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, lectorem delectando pariterque monendo. (Art Poétique, 343-344)

Il emporte tous les votes, celui qui mêle l’agréable à l’utile, lui qui charme le lecteur tout en l’instruisant.

L’utile peut être ainsi compris comme utile à la communauté ou à soi-même, dans un but de connaissance, de compréhension du monde ou encore de perfection morale, afin d’acquérir une sagesse. Surtout, le verbe miscere démontre les liens étroits qui se créent par le mélange entre l’ utile et le dulce, les rendant indissociables grâce à l’alchimie poétique opérée par notre poète. Or ce mélange de doux et de sec, d’aride, auquel fait référence l’utile n’est pas sans rappeler la métaphore de la coupe d’absinthe enduite de miel chez Lucrèce25 pour symboliser l’union de la suauitas poétique et de la doctrine philosophique. La douceur instillée au poème, sa suauitas, chez Lucrèce, avait ainsi pour but de procurer la uoluptas chez le lecteur, que tout homme recherche naturellement selon la doctrine épicurienne. Grâce à la lecture du poème, le plaisir ressenti par le lecteur le pousse à persévérer dans sa lecture, afin qu’il s’imprègne mieux du savoir dispensé. Or cette suauitas lucrétienne ne s’adresse pas directement à la ratio ‘raison’ : si les Épîtres comme le De rerum natura relèvent de la littérature didactique26 car elles se proposent

23. leroux 2016, 42.

24. rudd 1989, 167.

25. Lucr, I, 921-950 et IV, 1-25.

26. volK 2002, 42 : pour K. Volk, les Épîtres et les Satires d’Horace ne sont pas des œuvres relevant du genre didactique car elles se présentent elles-mêmes comme sermo . Il conviendra donc de parler d’ « œuvres écrites dans le mode didactique ». Néanmoins, elle attribue le genre didactique aux Travaux et les Jours d’Hésiode, même si l’œuvre ne se présente pas comme poésie, car le ‘je’ du poème se présente comme poète. Ce critère pourrait aussi être appliqué aux Épîtres d’Horace. Cf. Hor. epist. I, 7, 10-11 : Quod si bruma niues Albanis inlinet agris, / ad mare descendet uates tuus et sibi parcet… « Mais quand

92

La douceur dans les Épîtres d’Horace 93

d’enseigner au lecteur une sagesse, la poésie, par la douceur des vers, conférant au propos sa dimension parénétique, encourage le lecteur à reconsidérer ses valeurs morales et son comportement 27. Ainsi cette suauitas de la poésie, forgée par le travail du langage porte en elle un pouvoir de persuasio ‘persuasion’ que Lucrèce revendique, et qui est reprise par Horace dans sa dulcedo :

Sed tua me uirtus tamen et sperata uoluptas suauis amicitiae quemuis efferre laborem suadet et inducit noctes uigilare serenas quaerentem dictis quibus et quo carmine demum clara tuae possim praepandere lumina menti, res quibus occultas penitus conuisere possis. (Lucr. I, 140-145)

N’importe, ta vertu, le plaisir escompté

De ta douce amitié m’incitent à fournir

N’importe quel effort, me poussent à veiller

Dans le calme des nuits, cherchant avec quels mots

Et ensuite quels vers je pourrai bien répandre

Au sein de ton esprit d’éclatantes lumières,

Pour que tu puisses, toi, voir les choses cachées

Et les examiner jusques en leur tréfonds28 .

La persuasion et le fait de persuader, suadere, vont donc de pair avec la suauitas en tant qu’elle procure au lecteur de la uoluptas, un plaisir l’incitant à donner son assentiment au contenu du poème29. Ainsi chez Horace comme Lucrèce, nous avons cette conception de la poésie en tant que miel propre à charmer le lecteur : mais il n’est pas seulement la forme poétique, il est théorie mise en mots, séduction provenant du langage.

Cependant, là où Horace emploie systématiquement le terme de dulcis, Lucrèce lui préférait le terme de suauis dès lors qu’il traitait de l’expression poétique30. Quelle différence ? l’adjectif dulcis renvoie chez Horace de manière indistincte à une expérience agréable 31, qu’il s’agisse d’une victoire athlétique32, de la relation entre une nourrice et son enfant33 ou entre deux

l’hiver répandra une couche de neige sur les champs albains, ton poète prophète descendra jusqu’à la mer et se ménagera… ».

27. Armisen-mArchetti 1994, 9.

28. Traduction Pautrat.

29. gigAndet 1998, 403.

30. Pour l’expression poétique, je renvoie à l’utilisation de l’adjectif composé suauiloquens en IV, 20 et suauidicis en IV, 180 et 909, mais aussi les suauis loquelae de Vénus en I, 39 et la lingua suauis du poète en I, 413.

31. Hor. epist. I, 18, 86 et 102.

32. Hor. epist. I, 1, 52.

33. Hor. epist. I, 4, 8.

amis 34 , la façon de s’exprimer 35 ou de vivre 36 . Chez Lucrèce cependant, l’adjectif dulcis renvoie de manière générale au domaine des sensations 37 quand suauis faisait signe vers le domaine du sentiment et de l’intellect 38 : ainsi, on trouve de préférence l’adjectif suauis dans les passages méta-poétiques du De rerum natura pour renvoyer au caractère plaisant de l’expression, de l’amitié motivant l’écriture du traité. Le miel lucrétien est ainsi dit dulcis quand la poésie est dite suauis39 Ainsi, si chez Lucrèce la suauitas semble davantage d’ordre intellectuel, un mode d’appréhension de la vérité par la voie de la sensation dans le but de parvenir au souverain bien, la dulcedo horatienne semble se démarquer de la suauitas lucrétienne et s’affranchir du contenu doctrinal proprement épicurien ainsi que de sa justification physique et anthropologique par la uoluptas L’homme poursuit sa lecture grâce au plaisir mesuré engendré par la douceur, mais celle-ci n’est plus uniquement liée au principe de plaisir épicurien et lucrétien, et s’ouvre alors à d’autres théorisations du plaisir et du bonheur, permettant à Horace de composer un art de vivre original et une esthétique personnelle La dulcedo, chez Horace, semble donc subir une inflexion, pour répondre à l’idéal de mediocritas, au cœur du recte uiuere. L’aurea mediocritas40 semble ainsi avoir fécondé un terrain pour cette douceur, tant dans l’écriture que dans le comportement : la volonté de se situer au plus loin des deux extrêmes pour éviter les vices opposés, et donc de se trouver dans un juste milieu favorise l’apparition de comportements et d’une écriture sans excès, sans heurts, qui ne dépasse pas la mesure. L’idée de modération et de tempérance chère à Horace va donc ici de pair avec son idéal de douceur, de dulcedo, dont le but est d’expérimenter un plaisir diffus mais continu, tant dans la lecture que tout au long de la vie de l’individu raisonnable. Ainsi, là où Lucrèce associait la suauitas au concept éminemment épicurien de uoluptas, principe de vie et sentiment de plaisir régi par le phénomène physique de la satietas, fait de combler les désirs sans en dépasser la limite41 , nous retrouvons chez Horace cette association, l’idée de mesure liée à la

34. Hor. epist. I, 7, 12.

35. Hor. epist. I, 7, 28.

36. Hor. epist. I, 11, 23.

37. Voir Lucr. I, 886 les dulces guttae à la saveur semblable au lait, le « doux miel » I, 938, 947, IV, 13, ou le « doux lait » V, 814, les dulcia poma V, 1377, ou encore les éclats de rire V, 1397 et les dulces querelae IV, 584 et V, 1384. L’adjectif dulcis qualifie aussi l’eau et son écoulement en II, 474, VI, 637, 890. Pour la douceur de l’existence : III, 66, V, 21 et VI, 4 ; pour celle du travail poétique II, 730 qui semble donc ici du ressort de la sensation.

38. Voir, chez Lucrèce, outre l’utilisation de suauis pour l’expression poétique, l’ amicitia suauis Lucr. I, 141, ou le suaue mari magno II, 1-4. L’emploi de suauis par opposition à amarum en Lucr. IV, 658, renvoie selon moi à la métaphore du miel et de l’absinthe, ainsi qu’à son parallèle avec la poésie et la philosophie épicurienne. En revanche, l’adjectif suauis en III, 222 semble renvoyer au domaine des sensations.

39. Armisen-mArchetti 1994, 11.

40. Hor. carm, II, 10.

41. Lucr. II, 23-33.

94

La douceur dans les Épîtres d’Horace 95

douceur et au plaisir, mais débarrassée de l’appareil conceptuel épicurien, et davantage appliquée à l’écriture elle-même.

Il en va ainsi des conseils donnés à son ami Bullatius dans l’Épître I, 11, 22-30 :

Tu quamcumque deus tibi fortunauerit horam grata sume manu neu dulcia differ in annum, ut quocumque loco fueris, uixisse libenter te dicas: nam si ratio et prudentia curas, non locus effusi late maris arbiter aufert, caelum, non animum mutant, qui trans mare currunt. Strenua nos exercet inertia: nauibus atque quadrigis petimus bene uiuere. quod petis, hic est, est Vlubris, animus si te non deficit aequus.

En ce qui te concerne, toutes les heures que le dieu aura pu t’offrir, prendsles d’une main reconnaissante et ne remets pas d’année en année les douceurs, que tu puisses dire que tu as vécu avec plaisir où que tu te sois trouvé ; en effet, si la raison et la sagesse emportent les soucis, le lieu qui commande la vaste étendue de mer ne le peut pas ; ils changent de climat et non d’esprit ceux qui courent au-delà de la mer. Une forte incapacité nous tourmente ; nous recherchons la bonne façon de vivre sur des navires, sur des chars. Mais ce que tu cherches est ici, à Ulubres, si l’égalité d’âme ne te manque pas.

Horace invite ici son ami à jouir de l’instant présent dans un passage à forte coloration épicurienne. C’est néanmoins davantage l’idée de modération et de douceur plus que de suauitas et de uoluptas épicuriennes qui transparaît ici. La vie est présentée comme offrant à celui qui la vit des dulcia, moments ou expériences agréables, qu’il ne faut pas différer. L’assonance en [a], conférant à ces vers une tonalité lumineuse et sereine accompagne l’expression d’un calme qui prépare à la conclusion prônant l’égalité d’âme. Car contre l’instabilité, reprise ici aussi par la métaphore de la navigation, c’est bien l’ancrage dans l’instant présent et dans un lieu unique qu’Horace recommande, pourvu qu’on réussisse à y ressentir tous les plaisirs et les douceurs modérées que la vie nous offre : la parénèse rejoint ici les conseils qu’elle préconise.

Les liens entretenus par la poésie des Épîtres avec la philosophie sont donc inextricables et le traitement de la thématique de la douceur, héritée de la suauitas lucrétienne, en est une illustration : informant la persona même du poète ou la représentation de son domaine de Sabine, la poésie véhicule un art de vivre qui s’incarne dans le comportement comme dans l’écriture — cette écriture prônant la dulcedo dans un but parénétique à l’instar de la suauitas lucrétienne, et dont on ne sait plus vraiment si elle est cause ou résultat de l’art de vivre horatien.

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Núm. 35-36 (2019-2020), p. 99-116

DOI: 10.2436/20.2501.01.95

Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide: un traitement homéopathique de la passion amoureuse1

AbstrAct

This paper examines the relationship between the poetic form and the didactic purpose of Ovid’s Remedia amoris. Beyond the paradox well noted between the elegiac form and the poet’s intent to cure one’s love, I wish to explore the extent to which poetry is part of the praeceptor ’s therapy. How does the illusion produced by the conjuring power of poetry constitute a key element of the therapy developed within the treaty? If the poetic language participates in the rhetorical strategy of the praeceptor to teach his students how to fall out of love, poetic delusion and self-deception are also revealed as being central to the therapeutic process presented by the poeta-medicus From this perspective, the nature of the treatment offered by the poet is homeopathic in so far as love’s illusions are healed by poetic illusions. Thus, the poetic form acts as an ambivalent pharmakon since its consolatory virtue precisely relies on its deceitful and illusionary effects.

Keywords : Ovid, Remedia amoris, poetics, elegiac couplets, illusion.

Dans le prolongement des Medicamina et de l’ Ars amatoria , les Remedia amoris d’Ovide clôturent le cycle éroto-didactique qui vise à maîtriser l’art

1. Je souhaite ici vivement remercier les organisatrices des troisièmes rencontres franco-catalanes, Francesca Mestre et Valérie Naas, ainsi que l’ensemble de l’équipe de philologie et philosophie antiques de l’Université de Barcelone pour leur accueil extrêmement chaleureux et amical.

100

d’aimer2. Dans le cas des Remedia amoris, il s’agit pour le praeceptor de proposer un traitement thérapeutique à la passion amoureuse jugée néfaste pour le disciple qui se mue ici en véritable patient, destinataire de la science médicale du poeta-medicus. Aussi le poète poursuit-il, avec les Remedia amoris, son entreprise de réélaboration du modèle didactique en l’inscrivant, cette fois, dans la tradition des traités médicaux3, mais aussi de la poésie didactique médicale4. Si la poésie didactique n’est pas définie et codifiée en tant que genre littéraire dans l’Antiquité, l’hexamètre dactylique constitue néanmoins, depuis Hésiode, la forme privilégiée de son écriture5. En composant les Remedia amoris en distiques élégiaques, Ovide renouvelle ainsi la forme poétique traditionnelle de la poésie didactique. Mais, si elle se révèle originale, la forme des Remedia amoris semble bien plus encore paradoxale6. En effet, comme le poète le met en scène de manière humoristique en ouverture des Amores7, l’écriture élégiaque constitue — du moins à Rome — la forme la plus apte à exprimer le sentiment personnel amoureux et semble ainsi entrer en contradiction avec le propos des Remedia amoris qui vise précisément à soigner l’amant de sa passion. La forme paradoxale du traité est reconnue par Ovide lui-même vers la fin des Remedia amoris, lorsque le poète déconseille la fréquentation des élégiaques (et de ses propres œuvres !) pour qui veut guérir de la passion amoureuse :

Eloquar inuitus: teneros ne tange poetas! Summoveo dotes impius ipse meas.

Callimachum fugito: non est inimicus Amori: Et cum Callimacho tu quoque, Coe, noces. 760

Me certe Sappho meliorem fecit amicae, Nec rigidos mores Teia Musa dedit.

2. c onte 1986 interprète ainsi les Remedia amoris comme la pièce finale d’un cycle qui détruit la logique d’un genre, celui de l’élégie. Voir aussi fréchet 2006.

3. Sur ce point, voir l’analyse de pinotti 1988 dans son introduction et commentaire aux Remedia amoris.

4. On a ainsi souvent rapproché les Remedia amoris de l’œuvre poétique pharmacologique de Nicandre composée en hexamètres dactyliques (exceptés les Ophiaka, vraisemblablement rédigés en distiques élégiaques). La structure en diptyque de l’ Ars et des Remedia fait en effet écho à celle des Theriaka et des Alexipharmaka qui traitent successivement des morsures et poisons puis de leurs antidotes. Voir pinotti 1988, 15 ; lAzzArini 1986, 59 ; henderson 1979, xiv ; socAs, 1998, xxiii-xxiv.

5. volK 2002, 29 ; 59.

6. Voir en particulier la démonstration de brunelle 2000.

7. Dans la célèbre première pièce des Amores, le poète justifie, par une forme d’étiologie mythologique à valeur humoristique, les conventions génériques propres à l’élégie — le distique et la matière amoureuse — à travers l’intervention de Cupidon qui retranche un pied au deuxième vers du poème et inspire l’amour au poète en le blessant de sa flèche. Par ailleurs, l’adéquation entre la forme élégiaque et la matière amoureuse est elle-même formulée dans les Remedia amoris : Blanda pharetratos elegia cantet Amores / Et levis arbitrio ludat amica suo (rem. 379-380), « Que la caressante élégie chante les Amours de l’enfant au carquois et qu’une amie changeante s’amuse selon son bon vouloir ». Sur l’adéquation entre la forme élégiaque et la matière amoureuse, voir aussi Ov. am. 3,1.

Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 101

Carmina quis potuit tuto legisse Tibulli, Vel tua, cuius opus Cynthia sola fuit? Quis poterit lecto durus discedere Gallo? 765 Et mea nescio quid carmina tale sonant.

Je le dis à contre cœur : ne touche pas aux poètes qui traitent de l’amour ! Moi-même impie, je repousse mes propres talents. Fuis Callimaque : il n’est pas un ennemi de l’Amour. Et en compagnie de Callimaque, poète de Cos, tu es également nocif. Sappho m’a assurément rendu meilleur amant auprès de ma maîtresse, et la Muse de Teos ne m’a pas enseigné des mœurs sévères. Qui a pu lire sans dangers les chants de Tibulle ? ou les tiens, dont l’œuvre a été consacrée à la seule Cynthia ? Qui, après avoir lu Gallus, pourrait en ressortir insensible ? Et mes propres chants ont un je ne sais quoi de semblable dans leurs accents8

En détournant son élève des poètes qui ont chanté l’amour, qu’il s’agisse des poètes lyriques grecs (Sappho et Anacréon), des poètes alexandrins (Callimaque et Philétas de Cos) ou encore des élégiaques romains (Tibulle, Properce et lui-même), Ovide souligne combien la passion amoureuse est le sujet central de l’élégie et combien cette forme poétique est appropriée pour la dire. Comme le suggère C. Brunelle9, le lecteur est même invité à identifier parmi les poèmes d’Ovide (mea … carmina10), évoqués dans le dernier pentamètre du passage, les poèmes élégiaques du poète de Sulmone: les Amores, les Héroïdes , mais aussi l’ Ars amatoria et les Remedia amoris eux-mêmes, composés en distiques élégiaques. Ovide se plaît ainsi à mettre en évidence la forme paradoxale de son traité composé en distiques élégiaques et visant à guérir de la passion amoureuse. Mais dans le même temps, en soulignant le pouvoir charmant attribué à la poésie élégiaque, à ses carmina , le poète semble reconnaître la portée d’une parole poétique efficace qui agit sur le lecteur11. Comment Ovide peut-il alors faire le choix de la forme élégiaque

8. Toutes les traductions sont miennes, sauf mention contraire.

9. brunelle 2002, 130.

10. La formule du dernier pentamètre du passage cité ci-dessus est à cet égard particulièrement ambivalente et nous semble une illustration significative de la duplicité ironique qui caractérise les Remedia amoris. L’affirmation, marquée par l’emploi de l’indicatif dans Et mea … carmina tale sonant, est dans le même temps immédiatement atténuée, voire niée, par l’expression à valeur nominale nescio quid qui rend compte d’une forme d’incertitude. Je remercie ici vivement C. Lévy pour cette remarque très éclairante sur ce passage lors de l’échange qui a suivi notre présentation.

11. La question de l’efficacité des enseignements du praeceptor amoris a beaucoup divisé la critique. Pour brunelle 2002 et fulKerson 2004, le poète des Remedia amoris échoue dans son projet thérapeutique et réélabore le motif d’une impossible renuntiatio amoris fulKerson 2004 conclut à l’inefficacité des remèdes du poète du fait de la contamination, au sein même du traité, des motifs amoureux emprunté à l’univers élégiaque : « the remedies suggested by the praeceptor in the Remedia cannot avoid being deeply implicated in erotic discourse, and therefore, I suggest, cannot work […] » (222). De manière analogue, les préceptes de l’Ars amatoria ont parfois été lus comme étant inopérants car délivrés par un

102

pour exposer dans son poème didactique les remèdes à la passion amoureuse ? En quoi l’écriture poétique peut-elle servir la finalité thérapeutique des Remedia amoris ? Par forme poétique, nous entendrons ici, de manière extensive, non seulement la composition en distiques élégiaques, mais également l’ensemble des procédés d’écriture, du recours au mythe, à l’allitération, qui contribuent à conférer une expressivité et une musicalité propres au langage poétique 12. À ce titre, on cherchera à être particulièrement attentif aux effets produits et aux émotions suscitées par les différents procédés poétiques dans le cadre de la thérapie amoureuse délivrée par le praeceptor. Au cours de cette étude, nous souhaiterions ainsi évaluer dans quelle mesure la poétique élaborée par Ovide constitue un pharmakon dont l’efficacité repose sur sa vertu illusionniste profondément ambivalente.

1. Un langage poétique au service du traitement thérapeutique

Dans son étude sur la fonction du mythe dans le De rerum natura de Lucrèce, M. Gale a montré en quoi le langage poétique, loin de s’opposer à la philosophie qu’entend dispenser le poète à son disciple, sert la démonstration didactique13. De manière similaire, dans les Remedia amoris d’Ovide, le recours au mythe et l’emploi d’un langage imagé participent à éclairer les préceptes enseignés et ne semblent pas uniquement détenir une fonction ornementale ou esthétique14. Nous nous attacherons en particulier dans les pages qui suivent à démontrer comment la force évocatoire et l’expressivité du langage poétique peuvent agir sur l’esprit du lecteur-patient dans une perspective thérapeutique.

À plusieurs reprises au cours de son exposé, le magister fait usage de comparaisons poétiques sous la forme d’analogies naturelles15 dans le but d’am-

maître se révélant lui-même incompétent (wAtson 2007). Nous considérons, pour notre part, dans le prolongement de la thèse soutenue par volK 2002, 188-195, que l’efficacité des remèdes proposés par le poète-médecin des Remedia n’est pas à remettre en cause et qu’il peut difficilement être prêté une intention ‘véritable’ ou cachée tant au praeceptor qu’au poète. Suivant la seule logique du poème, nous suggèrerions plutôt que la nature ambivalente des remèdes, fondés en grande partie sur la capacité à s’illusionner soi-même, n’exclut pas l’efficacité de leurs effets. Sur ce point, voir notre développement infra, 110-114.

12. Rappelons cependant qu’exceptée la versification en distiques élégiaques, les procédés d’écriture dont il est ici question ne sont pas le propre du genre poétique et sont bien sûr utilisés ailleurs de manière importante, notamment en rhétorique.

13. gAle 1994.

14. Dans la Rhétorique 1394a 4-5, Aristote fait reposer la fable sur le principe de l’analogie que le philosophe décrit comme un exercice proprement intellectuel : ποιῆσαι γὰρ

« Il ne faut les [les fables] inventer, tout comme les paraboles, que si l’on a la faculté de voir les analogies, tâche que facilite la philosophie. » (trad. M. Dufour).

15. Concernant les analogies naturelles, outre le passage cité ci-dessous, voir aussi rem 45-46 ; 97-98 ; 107 ; 117-122 ; 141-142 ; 235-236 ; 369-370 ; 421-422 ; 445-448 ; 516 ; 531536 ; 617-618 ; 631-634 ; 649-652 ; 731-734 ; 807-808. On note, de manière intéressante, que les deux comparants naturels qui prédominent, la flamme et le fleuve, sont aussi des

ὥσπερ καὶ παραβολάς, ἄν τις δύνηται τὸ ὅμοιον ὁρᾶν,
ῥᾷόν
δεῖ
ὅπερ
ἐστιν ἐκ φιλοσοφίας.

Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 103

plifier la portée de ses préceptes. Aussi le poète développe-t-il, au début du traité (rem. 83-88), une comparaison végétale pour inciter son élève à couper son mal d’amour à la racine :

Nam mora dat uires, teneras mora percoquit uuas, Et ualidas segetes quae fuit herba, facit.

Quae praebet latas arbor spatiantibus umbras, 85 Quo posita est primum tempore uirga fuit ; Tum poterat manibus summa tellure reuelli: Nunc stat in inmensum uiribus aucta suis.

Car le temps donne de la vigueur, le temps fait mûrir les grappes délicates, et ce qui fut de l’herbe, il en fait d’importantes moissons. L’arbre qui étend sa large ombre sur les passants quand il fut d’abord planté, n’était qu’une pousse. Alors il pouvait être arraché par la main de la surface de la terre ; maintenant il se tient, augmenté par ses propres forces, vers l’immense hauteur.

L’analogie de la croissance naturelle qui est ici développée vise à mettre en évidence et à valider la gnomê exprimée sous la forme de sentence au début de l’hexamètre, à savoir que le temps fortifie les choses (nam mora dat uires). Les différents exemples choisis, qu’il s’agisse des grappes qui mûrissent, des champs rendus fertiles ou encore de l’arbre qui se développe, illustrent la loi naturelle de la croissance de toutes choses avec le temps, y compris de l’amour, et légitiment le précepte à valeur générale du magister amoris. L’analogie est développée sur un mode poétique qui fait appel à la sensibilité du lecteur invité à visualiser une nature qui s’épanouit. Aussi les deux adjectifs, teneras, 83, et ualidas, 84, produisent-ils un effet de contraste éloquent qui tend à rendre d’autant plus prégnant le processus naturel de développement. Le sens du toucher est par ailleurs évoqué à travers la possibilité d’arracher à main nue une jeune pousse de la terre (Tum poterat manibus summa tellure reuelli, 87) afin de souligner la fragilité de la tige qui s’oppose au constat visuel, au pentamètre suivant, d’un arbre qui désormais se déploie dans toute sa magnificence. L’ensemble du passage est ainsi construit sur un jeu de contraste sensoriel qui exploite la dynamique binaire des distiques élégiaques (Quae Quo …, 85-86 ; Tum Nunc…, 87-88). Le poète semble ici emprunter un procédé poétique et didactique proprement lucrétien qui relève d’une véritable rhétorique de l’euidentia: il s’agit par l’analogie poétique de donner à voir et de rendre évident un point de l’enseignement qui est professé16

éléments naturels importants dans le DRN de Lucrèce non seulement au sein de l’exposé matérialiste sur la physique, mais aussi dans les analogies naturelles qui visent à rendre visibles dans l’esprit du lecteur des phénomènes imperceptibles. Voir notamment Lucr 1, 277-297 ; 1, 487-497 ; 3, 622-623 ; 4, 928 ; 5, 294-301.

16. h A rdie 2007, 118-119 : « Lucretius offers us vivid pictures of the phenomenal world, and he finds ways of making us see into the invisible world of the atoms themselves, not least through a use of poetic simile that functions as scientific analogy. »

Chez Ovide, le langage et la forme poétique semblent avant tout s’inscrire dans une stratégie rhétorique illusionniste qui vise à persuader le lecteur du danger qu’il y a à laisser se développer la maladie d’amour.

D’autre part, les récits poétiques des exempla mythologiques détiennent une fonction didactique et thérapeutique essentielle dans les Remedia amoris17 . Le recours au mythe, sous forme d’excursus, est ainsi propre à susciter des émotions susceptibles d’agir de manière efficace sur le patient pour le guérir de sa passion amoureuse. Nous nous appuierons ici sur l’épisode mythologique de Phyllis, tel qu’il est développé vers la fin des Remedia (591-608), afin de montrer en quoi la poétique pathétique déployée agit comme un traitement thérapeutique efficace pour le disciple invité à fuir la solitude:

Quid, nisi secretae laeserunt Phyllida siluae?

Certa necis causa est: incomitata fuit.

Ibat, ut Edono referens trieterica Baccho

Ire solet fusis barbara turba comis,

Et modo, qua poterat, longum spectabat in aequor, 595 Nunc in harenosa lassa iacebat humo.

‘Perfide Demophoon!’ surdas clamabat ad undas, Ruptaque singultu verba loquentis erant.

Limes erat tenuis longa subnubilus umbra, Quo tulit illa suos ad mare saepe pedes. 600

Nona terebatur miserae uia: ‘uiderit!’ inquit,

Et spectat zonam pallida facta suam,

Aspicit et ramos; dubitat, refugitque quod audet

Et timet, et digitos ad sua colla refert.

Sithoni, tum certe uellem non sola fuisses: 605

Non flesset positis Phyllida silua comis.

Phyllidis exemplo nimium secreta timete, Laese uir a domina, laesa puella uiro.

Qu’est-ce qui, si ce ne sont les forêts isolées, a perdu Phyllis ? La cause de sa mort est certaine : elle n’était pas accompagnée. Elle allait, comme la troupe barbare a l’habitude d’aller quand elle célèbre les fêtes biannuelles de Bacchus Édonien, les cheveux déployés. Et, tantôt, là où elle pouvait, elle regardait la vaste mer, tantôt, fatiguée, elle s’allongeait sur le sol sablonneux. « Perfide Démophoon ! » criait-elle aux sourdes ondes, et ces mots qu’elle avait prononcés étaient interrompus par son sanglot. Il y avait un chemin étroit, qui était rendu obscur par les larges ombres, et qu’empruntaient souvent ses pas

17. Dans une perspective complémentaire, selon p inotti 1988, 20-21, le recours aux exempla mythologiques dans les Remedia amoris fait écho à la fonction du deuxième élément de la tripode dans la doctrine médicale empirique, l’ἱστορία, fondée sur l’observation à partir de l’expérience d’autrui. Cette interprétation ne nous semble pas contradictoire avec le fait que les exempla développés dans les Remedia détiennent également une fonction poétique et rhétorique au service de la thérapie médicale du praeceptor

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Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 105 pour aller vers la mer. Pour la neuvième fois, le chemin était foulé par la malheureuse : « Ah, qu’il voie alors ! » dit-elle, et, devenue pâle, elle observe sa ceinture, elle regarde aussi les branches ; elle hésite, et recule vis-à-vis de ce qu’elle ose, et elle craint, et elle porte ses doigts à son cou. Alors, vraiment, fille de Sithon, je voudrais que tu ne fusses pas seule : la forêt n’aurait pas pleuré Phyllis déposant ses feuilles au sol. Par l’exemple de Phyllis, jeune homme blessé par ta maîtresse, jeune femme blessée par ton amant, craignez trop la solitude.

L’exemplum mythologique de Phyllis, déjà traité par Ovide dans la deuxième Héroïde sous la forme d’une plainte proprement élégiaque, est ici réélaboré et détient une fonction didactique : il s’agit de mettre en garde le disciple contre les dangers de la solitude. La poétique à l’œuvre dans la réécriture de l’épisode mythologique tend alors à dramatiser le suicide de Phyllis de façon à faire percevoir, par l’illusion poétique même, les périls d’une passion amoureuse destructrice. Le praeceptor déploie dans le récit de la mort de Phyllis une poétique picturale qui s’appuie sur de nombreux détails visuels qui donne à voir au lecteur-disciple une représentation pathétique de Phyllis : comme l’Ariane de Catulle ou des Héroïdes , Phyllis est dépeinte sous l’emprise de la passion amoureuse les cheveux dénoués (fusis … comis, 594), un trait visuel topique de l’héroïne élégiaque abandonnée. Le pathos de l’épisode est accentué par la description poétique de la scène. L’immensité de l’environnement naturel dans lequel se trouve Phyllis met alors en exergue sa profonde solitude. La jeune femme est dépeinte comme étant tantôt face à l’étendue de la mer (longum … aequor, 595), lançant des mots s’évanouissant dans les flots sourds (surdas …undas, 597), tantôt comme arpentant l’étroit chemin traversant une vaste forêt ombragée et obscure ( limes erat tenuis longa subnubilus umbra, 599). Le travail poétique sur les sonorités est ici particulièrement éloquent : la série d’occlusives contenues dans le distique ( limes erat t enuis lon g a su b nu b ilus um b ra / Quo t uli t illa suos, ad mare sap e p edes) exprime avec force le désarroi dans lequel se trouve plongée l’héroïne thrace. Notons également le contraste visuel produit dans la dramatisation poétique du mythe entre la pâleur de Phyllis ( pallida facta, 602) et l’obscurité environnante de la forêt (limes … longa subnubilus umbra ). Le lecteur est même invité, aux vers 602-3, à épouser le regard vertical de Phyllis depuis sa ceinture (et spectat zonam) jusqu’aux branches des arbres (aspicit et ramos) laissant deviner la pensée suicidaire de l’héroïne. Ce tableau poétique du suicide de Phyllis acquiert, par ailleurs, une vivacité particulière par son rythme même. Les brèves paroles de Phyllis sur le mode exclamatif (Perfide Demophoon ! ; uiderit !) entrecoupent brutalement le récit et laissent entendre le cri de rage et les sanglots de l’héroïne abandonnée. À la fin du court excursus, le suicide de Phyllis est évoqué de manière elliptique mais il est rendu particulièrement prégnant par le rythme saccadé du distique : Aspicit et ramos; dubitat, refugitque quod audet / Et timet, et digitos ad sua colla refert, rythme marqué par l’emploi répété de la conjonction ‘et’, l’accumula-

tion de verbes, et l’allitération en [t] qui expriment avec force l’intensité dramatique de la scène. Dans l’hexamètre, les coupes penthémimère et hephtémimère encadrent le terme dubitat, qui suspend l’action avant de la précipiter accentuant plus encore le pathétique de la scène.

Le récit poétique du suicide de Phyllis procède ainsi d’une véritable écriture de l’enargeia qui tend à rendre la scène particulièrement vivante18. L’illusion produite par la forme poétique dans l’exemplum de Phyllis vise ainsi à émouvoir le patient en suscitant chez lui la crainte19 . Phyllidis exemplo secreta nimium timete, exhorte le poète en conclusion du récit mythologique. On voit alors combien le recours au mythe et à l’illusion poétique est ici investi d’une fonction thérapeutique: la portée illusionniste de la forme poétique, en somme ce qui touche au mouere, sert la finalité didactique du poème, qui relève du docere. Aussi le langage poétique acquiert-il une portée psychagogique qui agit sur le disciple à travers l’expérience de la lecture capable de susciter des émotions. En évoquant la réaction attendue du disciple qui doit craindre (timete, 607) le sort de l’héroïne thrace, le poète met ainsi en scène l’effet émotionnel produit par la lecture20. Cette réaction affective constitue alors en elle-même une thérapie homéopathique pour guérir d’une souffrance amoureuse précisément de nature émotive21 . La réélaboration poétique au sein des Remedia amoris de l’épisode de l’aban-

18. Dans sa discussion sur les passions et sur les différents moyens de les susciter par le discours ( De diuisione adfectuum et quomodo mouendi sint), Quintilien, dans le deuxième chapitre du livre VI de l’Institution Oratoire, définit en partie la rhétorique de l’enargeia par sa capacité à émouvoir : Insequetur enargeia, quae a Cicerone inlustratio et euidentia nominatur, quae non tam dicere videtur quam ostendere, et adfectus non aliter quam si rebus ipsi intersimus sequentur (inst. 6, 2, 32)

19. Notons que, dans les textes théoriques portant sur la rhétorique, la crainte constitue une catégorie des πάθη ou des adfectus que l’orateur peut chercher à susciter dans ses discours (voir Arist. Rh. 1378a30-1388b28 ; Cic. de orat., 2, 185 ; Quint. inst. 6, 2). Au sein des Remedia amoris, l’écriture poétique des exempla ne nous semble pas pouvoir être dissociée de la stratégie rhétorique déployée par le praeceptor

20. Cela n’exclut pas, bien sûr, une lecture ironique du mythe de Phyllis dans les Remedia du fait du décalage produit entre le caractère pathétique du suicide de l’héroïne et le prosaïsme du précepte illustré : ne pas rester seul. Cependant, ces deux lectures ne nous semblent pas irréconciliables. Le traitement thérapeutique par le pathos poétique repose sur l’ambivalence propre à l’illusion, qui demeure efficace tant que le lecteur place sa fides dans la fiction mais devient inopérante lorsqu’il s’en détache. Sur la duplicité de la poétique ovidienne de l’illusion, voir hArdie 2002, 1-29.

21. La portée thérapeutique d’un discours faisant naître des affects peut être rapprochée de l’effet psychologique produit par la mélodie musicale, tel qu’exposé par Aristote (Pol. 8, 7, 1341b 5 ):

précisément le même effet que doivent nécessairement éprouver les gens enclins à la pitié ou sujets à la crainte et les tempéraments émotifs en général, et les autres dans la mesure où ces émotions peuvent affecter chacun d’eux ; et pour tous se produit une sorte de « purgation » et un soulagement mêlé de plaisir » (trad. J. Aubonnet).

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καὶ γὰρ ὑπὸ ταύ της τῆς κινήσεως κατακώχιμοί τιν ές εἰσιν, ἐκ δὲ τῶν ἱερῶν μελῶν ὁρῶμεν το ύ τους ὅταν χρήσωνται τοῖς ἐξοργιάζουσι τὴν ψυχὴν μ έ λεσι καθισταμένους ὥσπερ ἰατρείας τυχόντας καὶ καθάρσεως· ταὐτὸ δὴ τοῦτο ἀναγκαῖον πάσχειν καὶ τοὺς ἐλεήμονας καὶ τοὺς φοβητικοὺς καὶ τοὺς ὅλως παθητικοὺς τοὺς ἄλλους καθ᾿ ὅσον ἐπιβάλλει τῶν τοιούτων ἑκάστῳ, καὶ πᾶσι γίγνεσθαί τινα κάθαρσιν καὶ κουφίζεσθαι μεθ᾿ ἡδονῆς. « C’est

Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 107

don de Phyllis par Démophoon de la deuxième Héroïde est à cet égard intéressant en ce que la figure élégiaque, caractérisée par sa passion destructrice, devient dans les Remedia un contre-exemple didactique pour soigner sa passion. Le récit poétique de la mort de Phyllis peut alors être considéré comme un pharmakon aux effets inversés dans la mesure où le pathétique élégiaque est ici un instrument didactique mettant en garde le disciple contre la passion d’amour. La souffrance amoureuse, entendue comme pathos dans son sens le plus littéral, est ainsi paradoxalement soignée par l’expérience poétique du pathos éprouvée par le lecteur ou l’auditeur22. Le récit d’exemples participe alors de la thérapeutique mise en place par le praeceptor pour guérir son patient malade.

2. Parole poétique et illusion thérapeutique

Loin d’être la simple mise en vers d’un traitement de la passion amoureuse, il semble que la forme poétique participe en elle-même de l’efficacité thérapeutique au sein du cadre didactique des Remedia amoris. En ce sens, l’invocation à Apollon, dieu de la poésie et de la médecine, peut être lue comme l’expression symbolique du projet littéraire du praeceptor :

Te precor incipiens, adsit tua laurea nobis, 75 Carminis et medicae, Phoebe, repertor opis.

Tu pariter uati, pariter succurre medenti: Utraque tutelae subdita cura tuae est.

Commençant je t’invoque : puisse ton laurier m’assister, Phébus, inventeur de la poésie et du bienfait médical. Oui, toi, viens en aide aussi bien au poète qu’au médecin : l’un et l’autre de ces soins sont placés sous ta tutelle.

Poésie et médecine sont présentées ici comme intimement liées et comme des attributs indissociables de Phébus. Aussi le passage est-il construit sur un rythme binaire (répétition anaphorique du pronom personnel tu en début d’hexamètre, balancement pariter uati pariter … medenti) qui souligne la double fonction du même dieu. Dans l’invocation adressée à Apollon, le poète se met par ailleurs en scène sous les traits de la figure prophétique du uates, auteur d’un carmen, qui doit être ici entendu dans son acceptation la

22. De manière intéressante, Quintilien établit une analogie entre l’illusion produite par le discours de l’orateur et celle produite par la passion amoureuse : toutes deux relèvent d’une forme d’affect qui rend aveugle : Nam cum irasci, favere, odisse, misereri coeperunt, agi iam rem suam existimant, et, sicut amantes de forma judicare non possunt, quia sensum oculorum praecipit animus, ita omnem veritatis inquirendae rationem judex omittit occupatus adfectibus ; aestu fertur et velut rapido flumini obsequitur (inst, 6, 2, 6). Puis plus loin : ut amor πάθος, caritas ἦθος, interdum diversa inter se, sicut in epilogis ; nam quae pathos concitavit, êthos solet mitigare.(inst, 6, 2, 12).

plus forte au sens de chant magique 23. Dans cette perspective, le carmen acquiert une valeur incantatoire qui tend à rendre le discours poétique performatif. Pourtant, du fait qu’elles concurrencent l’ars du praeceptor amoris, les pratiques magiques sont systématiquement condamnées et rejetées par le poète dans son œuvre éroto-didactique24. Mais, il apparaît en réalité que les attaques contre la magie s’inscrivent dans la construction de l’éthos scientifique du magister amoris : les correspondances lexicales ou métaphoriques entre les pratiques magiques et poétiques, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans les Remedia ou dans l’Ars25, invitent au contraire à considérer le carmen magique et poétique à la lumière de leur pouvoir de séduction26. La vertu performative du carmen poétique se trouve ainsi au centre du traitement thérapeutique des Remedia amoris dont la forme poétique agit directement sur le patient. Aussi faut-il lire les déclarations méta-poétiques du poète sur l’efficacité de son enseignement, non comme de simples artifices didactiques, mais comme de véritables assertions à valeur performative, à l’instar de l’annonce faite par le praeceptor à la fin du proème (rem. 71-72):

Naso legendus erat tum cum didiscitis amare ; Idem nunc uobis Naso legendus erit.

Il fallait alors lire Nason lorsque vous avez appris à aimer ; de même, il vous faudra lire encore maintenant Nason.

L’antépiphore quasi exacte qui ouvre et clôt le distique sur une formule similaire27 , Naso legendus erat … Naso legendus erit , est révélatrice du pouvoir

23. Voir ernout – meillet 2001 [1932], 100-101. Sur les affinités complexes entre carmen magique et carmen poétique, voir également moreno soldevillA 2011, 251.

24. Voir Ov. medic. 35-42 ; ars 2, 99-106, 415-425 ; rem. 249-290.

25. En particulier, bien qu’étant rejetées par le praeceptor amoris , les pratiques magiques sont désignées paradoxalement par l’expression de magicas artes (am. 3, 7, 35 ; medic 36 ; ars 2, 425 ; rem. 250) et sont ainsi élevées au statut d’ars au même titre que l’art de la séduction enseigné par le magister amoris ou que l’art poétique déployé au sein de l’œuvre. Le recoupement du lexique poétique avec celui recouvrant les pratiques magiques est particulièrement éloquent dans un passage des Remedia amoris (249-290) : le chant poétique est évoqué par la formule de sacro carmine (252) tandis que le chant de la magicienne est désigné dans le pentamètre suivant comme infami carmine (254). A la fin du passage, le poète illustre l’inefficacité des pratiques magiques en évoquant la figure de Circé incapable de retenir Ulysse malgré son recours aux adsuetas …artes (287) ; le terme d’ars est alors employé à l’hexamètre suivant pour désigner l’art du poète-médecin, nostra … arte (289). Les échos lexicaux tendent ainsi à associer le carmen poétique au carmen magique dont la parole est caractérisée par sa performativité. Sur ce point, voir shArrocK 1994, 50-86.

26. À ce sujet, nous renvoyons à l’étude très convaincante de shArrocK 1994, en particulier 50-86, sur les correspondances entre amour, magie, poésie et médecine dans la poésie élégiaque latine. De manière complémentaire, rosAti 2006, 150, n.16, observe que « the rejection of magic is also an important theme in the Ars, and one of the reasons for this is the fact that the real magic, which really does work, is the poetry itself”.

27. On trouve un procédé poétique similaire dans l’écho de la formule qui clôt le deuxième livre de l’Ars (Sed quicumque meo superarit Amazona ferro, / Inscribat spoliis 'Naso

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Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 109 de réversibilité associé au carmen. C’est dans l’acte même de la lecture de l’Ars amatoria que le disciple a appris à aimer28 et c’est par la lecture même des Remedia amoris que le même lecteur apprendra à se défaire de sa passion amoureuse. Comme le chant magique, le carmen poétique est efficace dans sa lecture performative et est capable tour à tour de faire et de défaire ce qui a été créé. La disposition sous forme de chiasme du distique29 relève d’une véritable écriture formulaire qui confère une valeur performative au distique. En particulier, l’emploi du parfait, didiscitis, dans l’hexamètre, induit l’idée que le lecteur a été effectivement rendu savant dans l’art d’aimer grâce au carmen précédent, l’Ars, tandis que l’emploi du futur, erit, souligne le fait que le lecteur sera effectivement guéri de sa passion amoureuse au terme de sa lecture des Remedia amoris

De manière analogue, le praeceptor revendique l’efficacité thérapeutique de son poème didactique à la fin des Remedia (811-14):

Hoc opus exegi: fessae date serta carinae; Contigimus portus, quo mihi cursus erat. Postmodo reddetis sacro pia uota poetae, Carmine sanati femina uirque meo

J’ai terminé cet ouvrage : couronnez ma barque fatiguée. Nous avons atteint le port où j’avais fixé le terme de ma course. Par la suite, vous rendrez au poète sacré de pieuses offrandes, hommes et femmes guéris par mon chant.

Pour aussi topique qu’apparaisse cet envoi final, il nous semble cependant révéler un trait propre à l’écriture poétique didactique, ce que K. Volk définit comme une « poetic simultaneity » 30 . Le praeceptor amoris affirme ici l’efficacité de son enseignement et au terme de la lecture du poème, les disciples, hommes et femmes, sont déclarés guéris dans le dernier vers du poème (sanati femina uirque), précisément grâce à l’action du chant poétique, carmine … meo, qui encadre de manière éloquente le dernier pentamètre du poème dans un effet de clôture efficace. Le verbe poétique détient ainsi une valeur d’actualisation en ce que les amoureux malades sont rendus sains par la lecture même du poème. La métaphore de la naviga -

magister erat' ars 2, 744) à celle qui achève le troisième livre ( Ut quondam iuuenes, ita nunc, mea turba, puellae / Inscribant spoliis 'Naso magister erat.', ars 3, 811-812).

28. L’ Ars amatoria s’ouvre sur la promesse d’une lecture performative : Siquis in hoc artem populo non nouit amandi, / Hoc legat et lecto carmine doctus amet (1, 1-2). Le polyptote (legat / lecto) met ici en relief l’effet de réalisation produit par la lecture du poème.

29. Sur l’analyse de ce distique comme « serpentine couplet » aux effets réversibles, voir hArdie 2006, 169-171. Sur l’emploi de versus recurrentes et leurs effets dans la poésie élégiaque, voir wills 1996, 432-34.

30. vol K 2002, 39-40, note ainsi que les poèmes didactiques « frequently comment on the process of the poet’s 'singing’, which in their case is at the same time the process of the teacher’s teaching ».

tion, caractéristique de la poésie didactique 31, tend ainsi à faire du poème une quête, un parcours (cursus), qui trouve son point d’arrêt lorsque l’objectif didactique est atteint, une fois arrivé à bon port. La clôture de ce parcours produit un effet de circularité qui confère une forme d’autonomie au poème didactique dont l’efficacité ne repose en somme que sur sa fiction formelle 32 . Les préceptes didactiques sont efficaces en ce qu’ils sont dits efficaces.

La valeur performative du chant poétique se fonde alors sur la disposition du lecteur à se fier à la parole du poète. Dans la première lettre du troisième livre des Pontiques, Ovide exhorte sa femme à se persuader de la portée véritable et réelle de ses mots pour qu’ils soient efficaces auprès de son auditrice : profectura aliquid tum tua uerba putes 33. Aussi l’efficacité poétique repose-t-elle sur la disposition du lecteur à croire la parole poétique et à s’illusionner lui-même. Or, l’illusion de soi, au cœur de la dynamique de la vraisemblance et du pacte de lecture, constitue également un précepte central dans les Remedia amoris pour qui veut guérir de l’amour34. Il s’agit de se tromper soi-même en croyant à sa propre guérison : Qui poterit sanum fingere, sanus erit35 (rem. 504). La fiction, et en particulier celle produite par le carmen poétique, constitue en cela un pharmakon efficace pour soigner la passion d’amour. Le poète invite ainsi son disciple à se tromper lui-même en tournant les qualités de sa puella en défauts, renversant ici la démonstration lucrétienne que l’on trouve à la fin du chant IV du DRN36:

Profuit adsidue uitiis insistere amicae, 315 Idque mihi factum saepe salubre fuit.

‘Quam mala’ dicebam ‘nostrae sunt crura puellae!’ Nec tamen, ut uere confiteamur, erant.

‘Brachia quam non sunt nostrae formosa puellae!’ Et tamen, ut uere confiteamur, erant.

31. Voir volK 2002, 180 ; pinotti 1988 ad loc. ; lAzzArini 1986 ad loc.

320

32. Nous rejoignons ici la thèse de v ol K  2002, développée dans son chapitre intitulé « The Poem’s Success : Ovid’s Ars amatoria and Remedia amoris » et selon laquelle l’efficacité de l’enseignement didactique amoureux doit avant tout être envisagée à partir du discours de la persona du praeceptor amoris et non selon des intentions prêtées à l’auteur.

33. « Alors pense que tes paroles auront quelque succès », Ov. Pont. 3, 1, 138. La dimension performative de la parole est un élément essentiel dans la formulation des prières adressées aux amis et au prince, mais aussi dans l’évocation des triomphes à venir annoncés sur le mode prophétique dans les lettres du poète en exil. Sur ce point, voir hArdie 2002, 307-322.

34. Voir en particulier rem. 513: te quoque falle tamen.

35. « Celui qui pourra feindre d’être guéri, sera guéri ». Notons l’emploi du futur qui acquiert ici une valeur actualisante entre l’état sain simulé (fingere) et l’état sain devenu effectif (erit), le passage de l’un à l’autre étant souligné par l’usage du polyptote (sanum sanus …) dans le même vers. Pour un procédé poétique similaire, voir ars 1, 616-18 : Saepe, quod incipiens finxerat esse, fuit […] / Fiet amor verus, qui modo falsus erat.

36. Sur ce point, voir l’article de shulmAn 1981.

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Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 111

Il m’a été utile de m’arrêter continuellement sur les défauts de ma maîtresse, et ce procédé m’a plus d’une fois été secourable. “Combien sont méchantes les jambes de ma maîtresse !” me disais-je. Cependant, à dire vrai, elles ne l’étaient pas. “À quel point ne sont pas gracieux les bras de ma maîtresse !”. Cependant, à dire vrai, ils l’étaient.

Le distique élégiaque est ici investi d’une vertu illusionniste qui doit tromper l’amant lui-même sur l’objet de son amour et fonctionne sur le mode de l’inversion et de la négation de ce qui est. L’action mentale qui vise à inverser les qualités en défauts s’illustre dans la dynamique binaire propre au distique élégiaque. Si les deux derniers hexamètres énoncent, sous la forme du discours direct au présent, les défauts de la puella imaginés par le poète, les deux derniers pentamètres, quasi identiques, viennent immédiatement nier l’affirmation précédente par un retour au passé qui tend à mettre en exergue sa valeur mensongère. Le fonctionnement binaire est renforcé par les rimes croisées dans les deux derniers distiques (puellae … erant // puellae … erant). Cette disposition poétique produit ainsi une certaine efficacité rhétorique dans la formalisation de l’enseignement didactique du praeceptor amoris Mais, dans le même temps, l’exploitation qui est ici faite du distique élégiaque tend à mimer l’effort de l’amant pour se tromper lui-même. Elle est en cela révélatrice de l’ambivalence propre au mécanisme illusionniste : l’amant impute des défauts imaginaires à l’objet de son amour en rappelant immanquablement dans le même temps, dans le pentamètre, qu’ils visent à nier des qualités qui sont, elles, bien réelles. La forme poétique élégiaque participe donc de l’illusion thérapeutique proposée par le praeceptor  tout en soulignant son artificialité.

3. Forme élégiaque et poétique de la rupture

Le distique élégiaque, caractérisé par son rythme inégal, constitue alors dans les Remedia amoris, un mètre propre à exprimer toute l’ambivalence de la rupture amoureuse représentée comme à la fois nécessaire et impossible, souhaitable mais douloureuse. Ce mouvement37, qui confine à la contradiction, fait écho à la définition du distique élégiaque donnée par Ovide luimême dans la première pièce de ses Amores (1, 1, 17-27):

Cum bene surrexit versu nova pagina primo, Attenuat nervos proximus ille meos. […]

Sex mihi surgat opus numeris, in quinque residat !

37. Voir en particulier thorsen 2013. Sur la dynamique du distique élégiaque comme écriture du désir, voir rimell 2006, 21 ; 66.

Lorsqu’une nouvelle page s’est ouverte en s’élevant bien par un premier vers, le suivant vient attendrir mes forces […] Que mon œuvre s’élève sur six pieds et s’affaisse sur cinq !

Dans la définition du distique élégiaque que donne Ovide, l’hexamètre est caractérisé par son élan (surrexit, surgat est-il dit à son égard) brisé par le pentamètre qui vient l’atténuer et l’attendrir (attenuat, residat). Cette définition se révèle particulièrement heuristique si l’on relit de nouveau le passage précédent qui est extrait des Remedia amoris, 315-320 (voir supra). En effet, la portée des deux derniers hexamètres, dans lesquels le poète attribue des défauts à sa puella sur le mode exclamatif, est immédiatement amoindrie par le constat des qualités, en vérité réelles, de la puella dans les deux pentamètres. La dynamique du distique élégiaque exprime ici avec force la tension paradoxale propre à la rupture amoureuse, tension entre la volonté de se séparer de l’être aimé et le sentiment amoureux irrationnel. Cette dialectique propre à la rupture amoureuse se trouve ainsi au cœur de la poétique déployée par Ovide dans les Remedia amoris. Aussi, lorsque le magister amoris invite son disciple à s’éloigner malgré lui de l’être aimé, il ne fait que souligner le désir latent du patient malade : Sed quanto minus ire voles, magis ire memento ; / Perfer et invitos currere coge pedes38 (rem. 217-18).

Ce précepte semble, par écho intertextuel, rappeler l’épigramme 72 de Catulle, elle aussi composée en distiques élégiaques, dans laquelle le poète, rendu malade par son amour, avoue à Lesbia, malgré l’outrage qu’elle lui inflige, la difficulté éprouvée à se déprendre de sa passion39:

Qui potis est ? inquis. Quod amantem iniuria talis

Cogit amare magis, sed bene velle minus40 .

Comment cela est-il possible ? demandes-tu. C’est qu’un tel outrage pousse un amant à aimer davantage, mais à moins vouloir être gentil.

Tant le distique d’Ovide que celui de Catulle exposent la tension qui caractérise la dynamique paradoxale du désir et qui place l’objet aimé au centre d’un mouvement contraire d’attraction et de répulsion. Logique paradoxale qui est exprimée dans les deux distiques par un balancement inversé (minus … magis chez Ovide, et magis … minus dans le texte de Catulle) et par une opposition similaire entre velle et cogere qui traduit l’impuissance à cesser d’aimer malgré sa volonté 41. Mais chez Ovide, la douloureuse renuntiatio

38. « Mais, moins tu as envie de partir, plus tu dois te rappeler de partir ; sois fort et force tes pieds, malgré eux, à courir. »

39. Dans la pièce 76 de ses Carmina , dans laquelle le poète compare l’amour à une maladie, Catulle énonce: Difficile est longum subito deponere amorem (Catull. 76, 13).

40. Catull. 72, 7-8

41. On trouve une réélaboration similaire de l’opposition catullienne entre la contrainte et la liberté du sentiment amoureux dans les Amores (3, 11, 49-52) : quidquid eris, mea

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Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 113

amoris s’inscrit dans un discours didactique qui vise au contraire à affermir le disciple dans sa décision de s’éloigner de sa puella. Dans les Remedia amoris, l’art de la rupture prend alors l’aspect d’une lutte difficile au cours de laquelle le poète-médecin n’a de cesse d’encourager son élève et où la forme du discours professé acquiert une importance fondamentale dans sa vertu consolatrice. Aussi le poète, tout en reconnaissant la difficulté d’une telle rupture, formule-t-il des exhortations et des encouragements à l’égard de son élève : Perfer et invitos currere coge pedes (218). Le poète réitère son exhortation Perfer, « tiens bon ! », (rem. 640)42. Plus loin, il invite son disciple à résister : o fortissime, pugna ! (675). Vers la fin du poème, le praeceptor fortifie une dernière fois son étudiant : Et poteris ; modo velle tene. Nunc fortiter ire, / Nunc opus est celeri subdere calcar equo43. Le praeceptor tend par ailleurs à tisser une relation de sympathie avec son disciple en lui avouant lui-même les difficultés auxquelles il a été confronté pour guérir de ce mal dont il entend maintenant enseigner les remèdes 44. L’expression poétique de la rupture s’inscrit ainsi dans une véritable rhétorique de la consolation qui vise la guérison du disciple. De ce point de vue, la thérapie proposée par le praeceptor s’apparente étroitement au pharmakon dont fait usage le cyclope de la XIe Idylle de Théocrite: le chant poétique agit comme seul remède consolatoire à la passion d’amour, mais se révèle être de nature ambivalente en ce qu’il repose sur un mécanisme illusionniste45. Aussemper eris; tu selige tantum, / quoque velle velis, anne coactus amem! / lintea dem potius ventisque ferentibus utar, / ut, quam, si nolim, cogar amare, velim. L’intertexte catullien des deux passages ovidiens, qui, à notre connaissance, n’a pas été relevé jusqu’à présent, nous paraît ici hautement significatif de l’ambivalence du traitement thérapeutique reposant sur l’illusion de soi dans les Remedia amoris : il s’agit de se tromper soimême, contre son gré.

42. L’exhortation «  Perfer  » dans le contexte de la renuntiatio amoris fait également écho à la célèbre formule de Catulle (8.11) : sed obstinata mente perfer, obdura . Voir pinotti 1988 ad loc. ; ferguson 1960, 342, 354.

43. « Et tu le pourras : veuilles-tu simplement persister ! Maintenant il faut tenir sa route avec courage, c’est maintenant qu’il faut éperonner un cheval rapide ! »

44. Curabar propriis aeger Podalirius herbis , / Et, fateor, medicus turpiter aeger eram (rem. 313-314) ; Exiguum est quod deinde canam ; sed profuit illud / Exiguum multis, in quibus ipse fui (rem. 715-716).

45. De manière singulière, tout comme dans les Remedia amoris , la passion amoureuse est évoquée dans une perspective médicale dans la XIe Idylle de Théocrite. Dans l’idylle, le cyclope Polyphème s’adresse à Nicias, médecin et poète originaire de Milet, et, rejetant la médecine conventionnelle, affirme que le chant poétique constitue le seul remède possible pour guérir de la pathologie amoureuse :

(Theoc. 11, 1-4), « Il n’est contre l’amour aucun remède, Nikias, ni onguent, à mon avis, ni poudre hors le commerce des Piérides. C’en est là un doux et agréable ; il est à la disposition des hommes ; mais le trouver n’est pas chose facile » (trad. Ph.-E. Legrand). La pièce poétique se clôt de manière humoristique sur la consolation trouvée par le cyclope dans le chant poétique :

ἔδωκεν (ibidem 80-81), « Voilà quelle pâture Polyphème donnait à son amour : des chansons. Et il s’en trouvait mieux que s’il avait dépensé son argent » (trad. Ph.-E. Legrand).

L’emploi du verbe « ποιμαίνω » est à cet égard particulièrement intéressant en ce qu’il fait

Οὐδὲν ποττὸν ἔρωτα πεφύκει φάρμακον ἄλλο, / Νικία, οὔτ’ ἔγχριστον, ἐμὶν δοκεῖ, οὔτ’ ἐπίπαστον, / ἢ ταὶ Πιερίδες· κοῦφον δέ τι τοῦτο καὶ ἁδύ / γίνετ’ ἐπ’ ἀνθρώποις, εὑρεῖν δ’ οὐ ῥᾴδιόν ἐστι
Οὕτω τοι Πολ ύ φαμος ἐπο ί μαινεν τὸν ἔρωτα / μουσίσδων, ῥᾷον δὲ διᾶγ’ ἢ εἰ χρυσὸν

si, la forme élégiaque, expression traditionnelle de la passion amoureuse, constitue-t-elle, dans les Remedia amoris, l’expression d’un renoncement à l’amour douloureux mais dont la poétique même est source de consolation pour qui veut soulager sa blessure d’amour. Si le patient en proie à la passion a été rendu aveugle par son amour46, il s’agit encore, dans les Remedia amoris, pour qui veut guérir de ce mal de s’aveugler et de se tromper soi-même pour soulager sa blessure. En choisissant la forme élégiaque pour composer un traité dispensant des remèdes à l’amour, le poète prescrit un traitement de nature homéopathique en soignant le mal par le mal. Susceptible de charmer, de manière éphémère, son auditeur ou lecteur, l’illusion poétique du carmen élégiaque constitue un antidote à l’illusion amoureuse. Mais, c’est précisément parce qu’ils reposent sur un mécanisme illusionniste que les remèdes proposés se révèlent être profondément ambivalents dans leur nature même47. Aussi le traitement ne peut-il être efficace que si l’amant-lecteur parvient à se tromper lui-même, le temps de la fiction poétique, sans ressentir et percevoir le caractère artificiel de sa démarche. À la fois remède et poison, la poétique des Remedia amoris agit comme drogue soulageant la douleur de la passion amoureuse tant que l’illusion opère48

Au terme de cette étude, nous espérons avoir démontré comment la forme poétique du discours didactique des Remedia amoris participe efficacement de la thérapie de l’illusion prescrite par le praeceptor. Par sa capacité à susciter des émotions ou des représentations mentales, la forme poétique, qu’il s’agisse de l’écriture de l’enargeia ou encore de l’exploitation qui est faite du distique élégiaque, agit sur l’esprit du lecteur et possède une vertu à la fois référence, en premier lieu, à l’activité pastorale du cyclope qui fait paître ses troupeaux, mais il désigne aussi, en second lieu, de manière métaphorique, le fait que Polyphème se console de son amour pour Galatée en se repaissant d’illusions et en se trompant luimême par son propre chant poétique. Tant dans la onzième Idylle que dans les Remedia amoris d’Ovide, l’illusion poétique constitue un pharmakon ambivalent dont l’effet consolatoire et analgésique fonctionne de manière éphémère. Voir aussi Hor. epist. 13, 8-18 ; Verg. georg. 4, 464-66. On retrouve une réélaboration, mais davantage empreinte de pessimisme, du motif de l’écriture poétique comme pis-aller consolatoire dans les Pontiques  : quid nisi Pierides, solacia frigida , restant , / non bene de nobis quae meruere deae ? (Pont. 4, 2, 45-46).

46. L’idée que la passion amoureuse est aveuglante et source d’illusions constitue un lieu commun de la littérature antique. Symbole de l’aveuglement des amants, Cupidon est ainsi fréquemment représenté les yeux bandés. Sur l’aveuglement amoureux voir notamment Lucr. 4, 1120, 1153-54 ; Verg. ecl. 8, 109 ; Prop. 2, 14, 18. Ovide exploite, lui aussi, ce thème dans les Remedia amoris, voir notamment rem. 346 : decepit hac oculos aegide dives Amor.

47. Sur ce point, notre démonstration rejoint en grande partie le développement consacré aux manifestations du pharmakon au sein de l’Ars amatoria dans l’analyse de shArrocK 1994.

48. Mais, à l’image du mythe de Pygmalion, on retrouve de manière récurrente dans le corpus ovidien l’idée selon laquelle ce qui relevait alors de la feinte et de l’illusion peut devenir réel. Dans l’œuvre éroto-didactique d’Ovide, voir notamment ars 1, 618 : Fiet amor verus, qui modo falsus erat, ou encore rem. 504 : Qui poterit sanum fingere, sanus erit (voir développement supra ). Aussi la thérapie par l’illusion du praeceptor amoris peut-elle apparaître, de manière paradoxale, comme réellement efficace.

114

Poétique et thérapeutique dans les Remedia amoris d’Ovide 115

thérapeutique et consolatoire. La forme apparemment paradoxale du traité est donc avant tout le reflet du traitement par les semblables, lui aussi paradoxal, préconisé par le poeta-medicus des Remedia amoris. Cette thérapeutique, qui repose sur la capacité du patient à s’illusionner soi-même pour son propre bien, vise bien, en définitive, à détruire l’illusion produite par l’aveuglement de la passion amoureuse.

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 117-130

DOI: 10.2436/20.2501.01.96

Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique : le De Architectura de Vitruve

Anne Raffarin

Université Paris-Est Créteil

AbstrAct

The notion of symmetria and its place in Latin literature concern various forms of artistic expression from a lexical and conceptual point of view. This notion requires us to think about the balance and the right proportion which is the base of the beauty in a building, in rhetoric, and in the human body. The hesitation of Vitruvius in the De architectura to adapt in Rome this notion from Greece reveals the complexity of the challenge faced by the Romans to create a conceptual vocabulary in their own language.

Keywords: architecture; symmetry; Vitruvius; proportion

Dès les premières années du principat d’Auguste, qui marquent l’ouverture d’un nouveau cycle historique, le monument se voit chargé non seulement de fonctions mais d’une valeur symbolique renouvelées qui nécessitaient l’invention d’une terminologie adaptée, précisément au moment où Vitruve entreprend la composition du De Architectura. Cette période d’activité urbanistique intense suscite notre réflexion sur la relation entre langage et architecture et plus particulièrement la constitution d’un vocabulaire abstrait : celui de la conceptualisation des rapports entre la partie et le tout. L’utilisation du vocabulaire grec pour l’élaboration d’une théorie de l’architecture en latin conduit à s’interroger sur la constitution d’une notion qui fonde notre lecture et notre perception du travail de l’architecte : la symétrie, dont la définition ne peut être ni immédiate ni univoque, et dont on relève par ailleurs 57 occurrences dans le De Architectura de Vitruve. La question se pose de savoir d’où vient à l’architecte cette intuition que la symmetria est

une notion clé, de quelles lectures, de quels courants de pensée ? Le premier traité théorique qui ait employé le concept de symmetria est le Canon de Polyclète, écrit vers 440 av. n.è. dont la matérialisation physique, le Doryphore ou ‘Porte-lance’ est l’une des statues les plus célèbres et les plus commentées de l’Antiquité 1 . Cette notion ne peut être envisagée sans un examen des sources connues de Vitruve dans le domaine des mathématiques, notamment de la géométrie. La préface du livre VII2, dans laquelle il exprime sa reconnaissance aux savants de l’Antiquité nous permet de nous faire une idée de ses sources : en effet, il déclare connaître les théories des ‘physiciens’ sur la nature (Thalès, Démocrite, Anaxagore), des philosophes (Socrate, Platon, Aristote, Zénon, Épicure), il dresse enfin une liste imposante d’architectes grecs et semble avoir beaucoup emprunté au traité des sciences de Varron dont un livre était consacré à l’architecture3. De plus, certains aspects précis de l’œuvre comme le calcul de l’ombre du gnomon d’un cadran solaire permettent d’affirmer que Vitruve connaissait la théorie du calcul du mathématicien grec Eudoxe de Cnide relayé par les commentaires d’Hipparque 4 . C’est surtout le livre IX, le plus mathématique, qui donne une indication de la base mathématique sur laquelle Vitruve échafaude sa théorie : notamment Platon et la duplication du carré, Pythagore et le théorème du carré de l’hypoténuse, Archimède, Aristarque de Samos inventeur de la théorie des phases de la Lune. Pour évaluer la connaissance que pouvaient avoir les Romains des mathématiques grecques, il faut se souvenir que Cicéron, dans les Tusculanes5, déplorait que les Romains, auxquels étaient parvenus les éléments d’Euclide, aient borné leur curiosité pour les mathématiques à leurs applications pratiques. Je renvoie sur ce sujet à J.-Y. Guillaumin qui écrit, notamment au sujet des théories pythagoriciennes6 :

1. Pline l’Ancien, nat., XXXIV, 55.

2. [1] Maiores cum sapienter tum etiam utiliter instituerunt per commentariorum relationes cogitata tradere posteris, ut ea non interirent, sed singulis aetatibus crescentia voluminibus edita gradatim pervenirent vetustatibus ad summam doctrinarum subtilitatem. Itaque non mediocres sed infinitae sunt his agendae gratiae quod non invidiose silentes praetermiserunt, sed omnium generum sensus conscriptionibus memoriae tradendos curaverunt. [2] Namque si non ita fecissent, non potuissemus scire, quae res in Troia fuissent gestae, nec quid Thales, Democritus, Anaxagoras, Xenophanes reliquique physici sensissent de rerum natura, quasque Socrates, Platon, Aristoteles, Zenon, Epicurus aliique philosophi hominibus agendae vitae terminationes finissent, seu Croesus, Alexander, Darius ceterique reges quas res aut quibus rationibus gessissent, fuissent notae, nisi maiores praeceptorum comparationibus omnium memoriae ad posteritatem commentariis extulissent.

3. moAtti 1997, 111-117, 131-145.

4. Hipparque est un astronome grec du II e s. av. n.è., connu pour avoir découvert le phénomène de précession des équinoxes et dressé le premier catalogue d’étoiles. De son livre, il ne reste que le commentaire.

5. Tusc., I, 2, 5 : in summo apud illos honore geometria fuit, itaque nihil mathematicis illustrius; at nos metiendi ratiocinandique utilitate huius artis terminauimus modum

6. guillAumin 1994, 285.

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Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique 119

On ne voit guère comment les amateurs d’hellénisme de la Rome du IIe s. av. J.-C. (que l’on pense simplement au ‘cercle des Scipions’) auraient pu les ignorer. Au siècle suivant, des personnages comme Pompée ou César sont pénétrés de philosophie grecque et l’on ne voit pas comment le domaine de la philosophie mathématique, avec ses implications idéologiques, leur serait resté étranger.

Les définitions et les usages proprement vitruviens du mot symmetria impliquent un retour aux sources grecques et aux lexiques des différentes formes d’art afin d’établir des rapprochements entre la littérature technique, la rhétorique et la philosophie.

Tentatives de définition de la symmetria

Le sens moderne de symétrie comme reflet parfaitement identique (on songe à la symétrie du reflet dans le miroir qui permet l’inversion et la réversibilité) remonte au XVII e siècle avec le commentaire de Claude Perrault, célèbre créateur de la colonnade du Louvre, sur les Dix livres d’architecture de Vitruve (I, 2) : il fait le choix de présenter la symétrie entendue au sens moderne de l’équilibre des volumes de part et d’autre d’un axe, au détriment de la symmetria comprise dans son sens antique, ce qui justifie selon lui qu’il s’abstienne d’utiliser le mot français symétrie pour traduire symmetria7 :

parce que symétrie en français ne signifie point ce que symmetria signifie en grec et en latin, ni ce que Vitruve entend ici par symmetria, qui est le rapport que la grandeur d’un tout a avec ses parties lorsque ce rapport est pareil dans un autre tout, à l’égard aussi de ses parties où la grandeur est différente.

Un siècle plus tard, dans l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Louis De Jaucourt écrit :

Pline dit que de son temps la langue latine n’avait point de terme propre, pour exprimer le mot grec, quoique Cicéron8 se soit servi du verbe commetiri d’où vient commensus dont Vitruve use et qui contient toute la signification du mot grec : car commensus , de même que symmetria , signifient l’amas et le concours, ou rapport de plusieurs mesures, qui dans diverses parties ont entre elles une même proportion, qui est convenable à la parfaite composition du tout. Il est à remarquer que nous entendons à présent par symétrie autre chose que ce que les Anciens entendaient par symmetria : car leur mot grec et latin ne signifiait que proportion, au-lieu que symétrie, dans notre langue, désigne un rapport de parité, soit de hauteur, de largeur, ou de longueur de

7. Claude Perrault, Les dix livres d’architecture de Vitruve, Paris, 1684, 11, n. 9. 8. inv., I, 39.

parties, pour composer un beau tout ; en un mot, en architecture, c’est une disposition régulière de toutes les parties d’un bâtiment.

L’expression ‘rapport de parité’ introduit en effet une simplification à l’extrême de la notion puisqu’elle implique que pour être équilibré, un édifice devrait n’inclure que des composantes disposées selon un rythme régulier et de dimensions équivalentes qu’il s’agisse de la hauteur, de la largeur, ou de la longueur. C’est pourquoi le savant encyclopédiste opère un retour vers l’étymologie de symmetria, notion bien plus complexe, qui implique la commensurabilité à son environnement immédiat, c’est-à-dire la possibilité de comparer un élément à d’autres éléments de l’environnement, ce qui supposait de pouvoir disposer d’une mesure commune (sym-metron ) entre des choses disparates de telle manière qu’elles puissent être comprises et exprimées les unes par rapport aux autres. Vitruve se trouve donc dans l’obligation de proposer un équivalent le moins approximatif possible du mot grec. Pourtant, selon ce qu’écrit Pline l’Ancien au sujet de la sculpture de Lysippe, il n’y a pas d’équivalent latin pour symmetria9. De surcroît, dans le livre XXXV consacré à la peinture, symmetria est invariablement employé dans le sens de ‘proportion’, ce qui peut désigner à la fois un rapport de proportion entre les éléments appartenant à un même tout et un rapport de proportion entre des ensembles distincts. Or, nous le savons, la définition de proportio se trouve chez Varron, que Vitruve a lu, comme il l’indique lui-même au livre IX10. Cet effort d’adaptation transparaît à travers l’analyse de la notion d’analogia, relation entre deux entités entretenant entre elles un rapport de proportion, notion connexe à celle de symmetria , dont les linguistes se sont emparés mais dont les liens avec l’architecture apparaissent dans les tentatives de traduction que les auteurs latins en ont proposé : en effet, si Varron traduit analogia par proportio, Cicéron et Quintilien suivis par des grammairiens postérieurs traduisent par ratio (dans le cadre de la définition de la Latinitas11). Au livre X du De lingua latina, Varron précise ce qu’il entend par λόγος ratio en latin, ici entendu au sens de ‘rapport’ ou ‘relation’ et par ἀνὰ λόγον proportio en latin, lien de parenté/commensurabilité en français12 :

9. nat. , XXXIV, 65 : Non habet Latinum nomen symmetria quam diligentissime custodit, noua intactaque ratione quadratas ueterum staturas permutando…

10. IX, 17-18 : Item plures, post nostram memoriam nascentes, cum Lucretio videbuntur velut coram de rerum natura disputare, de arte vero rhetorica cum Cicerone; multi posterorum cum Varrone conferent sermonem de Lingua Latina : non minus etiam plures philologi cum Graecorum sapientibus multa deliberantes, secretos cum his videbuntur habere sermones : et ad summam sapientium scriptorum sententiae, corporibus absentibus, vetustate florentes quum insunt inter consilia et disputationes, maiores habent, quam praesentium sunt, auctoritatis omnes. Itaque, Caesar, his auctoribus fretus, sensibus eorum adhibitis et consiliis, ea volumina conscripsi.

11. F. schironi 2007.

12. Varron, ling., X, 2: Dicam de quatuor rebus, quae continentur declinationes verborum, quid sit simile ac dissimile, quid ratio quam appellant λόγον, quid pro portione quod dicunt ἀνάλογον, quid consuetudo ; quae explicatae declarabunt ἀναλογίαν et ἀνωμαλίαν, unde sit, quid sit, cuiusmodi sit.

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Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique 121

Je définirai les quatre notions qu’implique la déclinaison des noms: premièrement, la similitude ou dissimilitude; deuxièmement, le rapport qu’on appelle λόγος; troisièmement, le lien de parenté qu’on appelle ἀνάλογος; enfin, quatrièmement, l’usage. Leur définition permettra de comprendre l’origine, la nature et la forme de l’analogie et de l’anomalie.

Et plus bas au §3713:

Je suis arrivé à la troisième partie, qu’on appelle analogia (analogie), analogos (analogue), qui ne doit pas être confondue avec son dérivé. Deux ou plusieurs mots sont analogues, lorsqu’ils ont entre eux un rapport fondé sur une étymologie commune (logos); mais ce n’est pas ce rapport qui constitue l’analogie : elle consiste dans la comparaison de ces mots corrélatifs avec d’autres mots qui ont entre eux un rapport de même nature.

Au paragraphe suivant (38), Varron précise encore sa pensée en faisant de la notion de ‘lien de parenté’ ou ‘commensurabilité’ le pivot de la définition de l’analogie : « une conformité de rapport, une corrélation qui est proprement l’analogie. » D’ailleurs, la traduction du Timée par Cicéron 14 confirme la validité de cette définition :

Le lien parfait est ce que les Grecs nomment ἀναλογία, ce que nous pouvons rendre en latin par les termes de rapport et de proportion. Je me trouve obligé de forger des mots nouveaux pour exprimer des idées neuves.

Cette terminologie, qui a pu être rapportée aux questions linguistiques chez Varron mais aussi chez César, renvoie proprement au vocabulaire mathématique dans le De Architectura, où elle constitue le cadre d’un raisonnement sur le rapport entre les éléments d’un ensemble construit, édifice ou ville.

Elle introduit une pensée de la proportion, c’est-à-dire de la symmetria conçue comme l’équilibre entre les parties au sein de la totalité. Toutefois, le problème ne se limite pas à sa dimension architecturale ; il est également éthique puisqu’il implique le rapport entre le metron grec, le modus latin (et non mensura, plus strictement mathématique) accompagné de ses dérivés modestia et moderatio15 et la notion de mesure en architecture.

13. Varron, ling., X, 37: […] quid ratio quam appellant λόγον, quid pro portione quod dicunt ἀνάλογον. Sequitur tertius locus, quae sit ratio pro portione; ea Graece vocatur ana logon; ab analogo dicta analogia. Ex eodem genere quae res inter se aliqua parte dissimiles rationem habent aliquam, si ad eas duas alterae duae res allatae sunt, quae rationem habeant eandem, quod ea verba bina habent eundem logon, dicitur utrumque separatim analogon, simul collata quattuor analogia.

14. Cic., Tim., IV, 13, 14: Id optime adsequitur, quae Graece ἀναλογία, Latine (audendum est enim, quoniam haec primum a nobis novantur) conparatio proportiove dici potest.

15. lévy 2006, 571.

Les équivalents latins de symmetria dans le De Architectura

Les tentatives de traduction révèlent des tâtonnements et des efforts d’adaptation réitérés pour que la notion coïncide avec la théorie et la pratique architecturales car cette notion n’est pas opérante que dans l’abstraction16. En effet, chez Vitruve, la définition de la symmetria intervient au livre I, 2, 417:

La symétrie est la proportion qui fait correspondre toutes les parties de l’édifice, et le rapport de ces parties séparées avec l’ensemble, grâce à l’uniformité des mesures. Dans le corps humain, le coude, le pied, la main, le doigt et les autres membres, offrent des rapports de grandeur ; ces mêmes rapports doivent se rencontrer dans toutes les parties d’un ouvrage. Pour les édifices sacrés, par exemple, c’est le diamètre des colonnes ou un triglyphe qui sert de module…

La symmetria repose donc sur la cohérence rationnelle entretenue par la proportionnalité des diverses parties entre elles et de ces parties avec le tout. De plus, pour Vitruve, elle tire sa légitimité du fait qu’elle se vérifie dans le corps humain : III, 1, 218 :

L’ordonnance des édifices religieux est fondée sur la symétrie dont les architectes doivent respecter le principe avec le plus grand soin. Celle-ci naît de la proportion, qui se dit en grec analogia . Il faut entendre par proportion la convenance de mesure qui existe entre une partie considérée des membres (module) et le reste de tout le corps de l’ouvrage, convenance de mesure par laquelle toutes les proportions sont réglées. Aucun temple ne peut effectivement présenter une ordonnance rationnelle sans la symétrie ni la proportion, c’est-à-dire si ses composantes n’ont pas entre elles une relation précisément définie, comme les membres d’un homme correctement conformé.

Dans cet extrait, c’est l’expression ratae partis qui définit le module base de la mesure des éléments constitutifs du tout. Commodulatio et commensus

16. Occurrences de symmetria: I, 2, 4; II, 1, 4; II, 2; II, 3, 2; II, 4, 1; III, 2; VI, pr; VI, 1,12; VI, 2,1; VII, 2.

17. Item symmetria est ex ipsius operis membris conveniens consensus, ex partibusque separatis ad universae figurae speciem ratae partis responsus : ut in hominis corpore e cubito, pede, palmo, digito ceterisque particulis symmetria est eurythmiae qualitas; sic est in operum perfectionibus. Et primum in aedibus sacris, aut e columnarum crassitudinibus, aut e triglypho embates; in ballista autem e foramine, quod Graeci περίτρητον vocitant, in navibus interscalmio, quod διπηχαῖκη dicitur; item ceterorum operum e membris invenitur symmetriarum ratiocinatio.

18. Aedium compositio constat ex symmetria, cuius rationem diligentissime architecti tenere debent. Ea autem paritur a proportione, quae graece ἀναλογία dicitur. Proportio est ratae partis membrorum in omni opere totiusque commodulatio, ex qua ratio efficitur symmetriarum. Namque non potest aedis ulla sine symmetria atque proportione rationem habere compositionis, nisi uti hominis bene figurati membrorum habuerit exactam rationem.

122

Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique 123

peuvent apparaître comme des équivalents, comme des tentatives de traduction de symmetria. Commensus, qui dérive du verbe commetior, correspond au grec sym-metron, cette exacte correspondance justifiant que Vitruve ait employé le substantif alors que seul le participe commensus est attesté dans la langue latine en dehors du De Architectura19. Vitruve emploie le substantif commensus tantôt seul tantôt accompagné de symmetriarum, ce qui révèle l’insatisfaction du Romain face à cette traduction. Ainsi Vitruve20 a-t-il recours à une association des deux langues nécessaire pour préciser sa pensée, puisque le mot technique grec devient le complément du substantif latin: commensus symmetriarum que L. Callebat traduit par « les rapports de commensurabilité. » Plus loin dans le même livre VI, 2, 1 21 symmetriarum ratio et commensus désignent deux notions distinctes : « Une fois ces proportions bien établies, une fois toutes les mesures parfaitement prises sur le plan… »

Pourquoi cette périphrase commensus symmetriarum, traduite par ‘relations modulaires’ ou ‘équilibre des proportions’ ? C’est que Vitruve ne semble pas tout à fait à l’aise avec ce mot symmetria comme le prouvent les approximations dans sa traduction et l’emploi tâtonnant de ce mot d’origine étrangère qui tantôt se suffit à lui-même, tantôt se voit adjoindre un mot latin pour désigner une réalité ou une notion conforme à sa pensée. À plusieurs dans le De Architectura mais surtout dans le prologue du livre V 22 , Vitruve s’explique sur la difficulté qu’il éprouvait à exprimer sa pensée dans la langue latine:

Les mots techniques qu’on est obligé de forger, jettent, dans un langage qui n’est point ordinaire, beaucoup d’obscurité sur leur propre signification. […]

19. I, 3, 2 : membrorum commensus iustas habeat symmetriarum ratiocinationes »; I, 7, 2 : « commensus aedificiorum et ordines et genera singula symmetriarum peragere et in singulis voluminibus explicare ; III, 1, 2 : membra suas habeant commensus proportiones. III, 1, 3 : membra habere commensus responsum. III, 1, 4 : ut etiam in operum perfectionibus singulorum membrorum ad universam figurae speciem habeant commensus exactionem  ; III, 1, 9 : ad universam corporis speciem ratae partis commensus fieri responsum. V praef. 2 :  occultas nominationes commensusque e membris operum pronuntians. VI praef. 7 : aedificiorum ratiocinationes et commensus symmetriarum. VI, 2 : symmetriarum ratio fuerit et commensus ratiocinationibus explicati.

20. VI pr. §7: commensus symmetriarum (igitur, quoniam in quinto de opportunitate communium operum perscripsi, in hoc volumine privatorum aedificiorum ratiocinationes et commensus symmetriarum explicabo).

21. Quum ergo constituta symmetriarum ratio fuerit, et commensus ratiocinationibus explicati…

22. V, pr. §2 : Id autem in architecturae conscriptionibus non potest fieri, quod vocabula ex artis propria necessitate concepta inconsueto sermone obiciunt sensibus obscuritatem. Cum ergo ea per se non sint aperta nec pateant eorum in consuetudine nomina, tum etiam praeceptorum late evagantes scripturae, si non contrahentur, et paucis et perlucidis sententiis explicentur, frequentia multitudineque sermonis inpediente incertas legentium efficient cogitationes. Itaque occultas nominationes commensusque e membris operum pronuntians, ut memoriae tradantur, breviter exponam; sic enim experitius ea recipere poterunt mentes.

Aussi, pour que la mémoire puisse conserver ces termes peu connus que j’emploie pour expliquer les proportions (commensus) des édifices, je serai court : ce sera en effet le moyen de les faire entrer plus facilement dans l’esprit.

Commensus n’est que partiellement satisfaisant, c’est commodulatio ou encore commoditas (employé en I, 2, 2 traduit par « adaptation convenable des mesures ») qui rendent en latin l’idée de symmetria, la commensurabilité. D’où les traductions ‘relations modulaires’ puisque la commodulatio est fondée sur la référence à une unité modulaire, la rata pars équivalent latin du grec τὸ ῥητὸν μέρος que l’on doit retrouver dans chaque élément, notion à laquelle Aristote oppose l’incommensurable ( ὡ r ί smenon ) 23 . La conséquence qui en découle est la primauté du logos , du lien nécessaire entre les parties dont dépend la beauté. C’est donc l’exactitude numérique, la précision géométrique qui vont engendrer la beauté esthétique désignée plus haut par eurythmia : « C’est l’apparence gracieuse et l’aspect bien proportionné qui réside dans la composition des membres. » (cf. définition supra n. 17 : I, 2, 4)

Les implications des choix de traduction des mots grecs faits par Vitruve.

On s’accorde aujourd’hui à admettre que l’auteur du De architectura rédigea son ouvrage au cours des années 30-25 av. J.-C, dans la dernière phase de sa vie; cela implique que sa période de formation, celle à laquelle il doit les orientations essentielles de sa pensée, remonte aux années 60-40, soit à une époque où la philosophie grecque était diffusée à Rome par Lucrèce et Cicéron, et où les connaissances historiques, religieuses ou linguistiques étaient aux mains des ‘antiquaires’ comme Pomponius Atticus, Asinius Pollion mais surtout Varron. Dans l’une des Satires Menippées intitulée Manius24, l’encyclopédiste fait l’éloge de la symétrie qui caractérise une demeure construite à l’antique suggérant ainsi que les Romains n’ont pas eu besoin des théories échafaudées par les architectes grecs pour bâtir des structures qui ne manquaient ni de solidité ni d’harmonie. D’ailleurs, l’éditeur J.P. Cèbe 25 fait très justement remarquer que la graphie archaïque summetria (et non symmetria, graphie employée par Vitruve) situe dans un passé italique lointain l’art de l’architecture, bien plus ancien en tout cas que l’art hellénistique transmis aux Romains.

De surcroît, les arrière-plans philosophiques des notions qu’il adapte à la théorie architecturale sont bien connus de Vitruve : en utilisant la notion de

23. Métaph., IV, 15, 2 ; Pol., X, 46, 10 …

24. Harum aedium summetria confutabat architectones

25. ibid., p. 1194.

124

Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique 125

ratio, il plaçait sa réflexion dans la perspective d’un logos qui, à cette époque, renvoyait à la philosophie stoïcienne. Ainsi, l’organisation du cosmos constituait à la fois l’arrière-plan intellectuel et le modèle de sa réflexion sur l’architecture.

L’architecte étant par définition chargé d’organiser le monde à travers l’aménagement de l’espace, l’acclimatation dans la langue latine technique de l’héritage philosophique grec était une nécessité. Commodulatio, la convenance de mesure, c’est le commensurable, ce qui n’échappe pas à la raison humaine, ce qui a un début et une fin. Le terme s’inscrit de ce fait dans l’entreprise d’organisation maîtrisée et régulée qu’entreprend Vitruve 26. La commodulatio revêt une importance toute particulière car elle est première et elle conditionne la symmetria, de même que la symmetria, loin d’être un simple synonyme d’eurythmia, en est la condition première. Si commensus est attesté seulement dans le De Architectura, comme nous l’avons vu, commodulatio n’est attesté qu’une seule fois en latin, employé une seule fois dans le De Architectura , un hapax en somme, formé sur le substantif modus. Or, un rapide tour d’horizon des emplois de modus permet de constater que modus est loin de n’avoir que le sens de limite, de mesure à ne pas dépasser. Modus indique une taille, une longueur, non pas en soi mais par rapport au tout27. Ainsi chez Cicéron, modus définit la longueur et les proportions d’un membre dans une période oratoire. Modus est en outre un attribut de la raison 28 : « Il faut en toute chose se contenir dans une juste mesure ; chaque chose a la sienne sans doute mais le trop choque toujours plus que le trop peu. » Si les connotations éthiques du substantif modus , sont suggérées dans cet extrait du De Officiis29, nous les voyons associées à la notion d’ordre.

Ce n’est pas non plus une médiocre prérogative pour l’homme d’avoir le sentiment de ce qu’est l’ordre, de ce qui convient, de ce qu’est la juste mesure des choses dans les actes et les paroles.

Cette citation nous paraît centrale dans la mesure où elle introduit une notion qui ne pouvait que retenir l’attention du théoricien de l’architecture : ordo est tout naturellement la notion autour de laquelle s’articule le développement de Vitruve sur les ordres ionique, dorique, corinthien. Ce passage mis en rap-

26. III : proportio est ratae partis membrorum in omni opere totiusque commodulatio, ex qua ratio efficitur symmetriarum.

27. Autres exemples chez Cicéron : non defensionis tuae modus, sed nox tibi finem dicendi fecit, Tull. 6 ; statuarum modum quendam esse oportere, Verr. 2.143 ; uoluptatis cuius est…quidam naturalis modus, Cato. 46.

28. de orat.73 : etsi…suus cuique modus est, tamen magis offendit nimium quam parum.

29. I, 14 : Nec vero illa parva vis naturae est rationisque, quod unum hoc animal sentit, quid sit ordo, quid sit quod deceat, in factis dictisque qui modus. Itaque eorum ipsorum, quae aspectu sentiuntur, nullum aliud animal pulchritudinem, venustatem, convenientiam partium sentit.

port avec le De Oratore 30, fait apparaître la nécessité de mettre de l’ordre dans les activités créatives ou spéculatives : « En effet, pour réduire en art des observations éparses, il ne suffit pas de bien connaître le sujet qu’on traite; il faut encore avoir le talent de réunir ces observations dans un corps de doctrine. » Par exemple pour Vitruve, le rôle de l’intelligence rationnelle est à la fois de créer un discours autonome sur la structuration de l’espace et de conférer une dignité à cette catégorie de textes pour faire entrer l’architecture dans la catégorie des arts libéraux. De même que chez Cicéron le modus est un attribut de la raison, la ratio se place au centre du concept clé de symmetria : en tant que ratio, elle transforme l’aedificatio en un système rationnel, permettant un saut qualitatif décisif puisque ce qui n’était jusqu’alors qu’un ensemble de recettes devient ars liberalis. La légitimité de la symmetria est, aux yeux de Vitruve, son caractère ‘naturel’comme l’indiquent sans ambiguïté les notices de I, 2, 4 et de III, 1, 1-2 : les relations proportionnelles qui doivent présider à l’ordonnance de toute œuvre ne relèvent pas de l’arbitraire d’un créateur isolé, si génial qu’il ait pu être, puisque le corps humain, envisagé dans son développement le plus accompli, est organisé selon les mêmes principes. Les rapprochements qui peuvent être établis entre des lexiques appartenant à différentes catégories d’arts montrent que les perspectives de Vitruve pour l’architecture étaient comparables à celles de Cicéron pour l’art oratoire, ce rapprochement étant d’autant plus évident que le mot architectura apparaît pour la première fois en latin sous la plume de Cicéron (off., I, 151). La prise en compte de la place de l’élément par rapport au tout, de l’équilibre de l’ensemble architectural comme de l’équilibre d’un discours, qui se traduit nous l’avons dit, par une définition de l’eurythmie, exprime bien la préoccupation de faire exister la symétrie : pour l’architecte en la faisant apparaître, pour l’orateur en la faisant entendre. Si Alain Michel31 fait remarquer que la doctrine de la symétrie définie par Polyclète « est peu valable pour un orateur », nous pouvons néanmoins nous référer au passage du De Oratore où Cicéron compare le travail de l’orateur à celui d’un modeleur qui façonne sa phrase32 :

Les mêmes mots seront en effet employés dans le style familier et le style relevé, et l’on ne va pas en chercher d’autres pour les besoins de chaque jour ou

30. I, 186 : primum, quia veteres illi, qui huic scientiae praefuerunt, obtinendae atque augendae potentiae suae causa pervulgari artem suam noluerunt; deinde, postea quam est editum, expositis a Cn. Flavio primum actionibus, nulli fuerunt, qui illa artificiose digesta generatim componerent; nihil est enim, quod ad artem redigi possit, nisi ille prius, qui illa tenet, quorum artem instituere vult, habet illam scientiam, ut ex eis rebus, quarum ars nondum sit, artem efficere possit.

31. michel, 2003, 307.

32. Cic., orat., III, 177 : Non enim sunt alia sermonis, alia contentionis uerba neque ex alio genere ad usum cotidianum, alio ad scaenam pompamque sumuntur ; sed ea nos cum iacentia sustilimus e medio, sicut mollissimam ceram ad notrum arbitrium formamus et fingimus

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Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique 127 pour la représentation et l’apparat ; mais ces mots qui étaient devant nous, à notre disposition, nous les ramassons, nous les adoptons, et, comme une cire très molle, nous leur donnons la figure et la forme qui nous plaît.

Comme le modeleur, comme le sculpteur, l’orateur se fait créateur de formes (les unités sémantiques et syntaxiques) qui, une fois modelées, doivent trouver leur place dans l’architecture globale de la phrase. Au-delà, c’est l’ensemble d’un discours ou d’un ouvrage qui s’édifie selon des plans soigneusement établis. Cicéron applique d’ailleurs à la composition des différentes parties d’un ouvrage les principes de l’architecture33 :

Il faut que tout exorde contienne comme en germe la cause entière, facilite et fraye l’accès auprès d’elle, serve déjà à la parer et à l’ennoblir. Mais il faut aussi qu’il soit proportionné au sujet, de même qu’un vestibule, que l’entrée d’une maison ou d’un temple le sont à l’édifice.

Si la symétrie n’est pas un but en soi, elle est la condition sine qua non de l’harmonie, de la concinnitas, ce qui n’a pas échappé à Léon Battista Alberti, héritier de Vitruve, dans son effort de définition d’une théorie de l’architecture et de la peinture. Le De pictura (1435) présente la symmetria comme une juste proportion, une égalité des rapports de proportion obtenue par le report d’une unité de mesure unique, exactement comme chez Vitruve 34 où la notion de modus était au cœur de cette conception des rapports de proportion. De plus, dans le De Re Aedificatoria écrit en 1452, Alberti résout le problème de la traduction de symmetria en recourant à la notion de concinnitas35 Dans le De Re Aedificatoria, Alberti voit dans le principe de symétrie la loi la plus parfaite de la Nature, gardant sans doute présente à l’esprit la référence aux proportions naturelles du corps humain introduite par Vitruve au livre III36

Significatif également l’emploi de concinnitas (harmonie, arrangement harmonieux) pour qualifier la beauté d’un tableau. Ce vocabulaire apparaît deux fois dans le texte latin du De pictura, dans des parties où Alberti traite de la composition (compositio), c’est-à-dire, pour utiliser ses propres termes, « cette façon réglée de peindre par laquelle les parties sont composées dans l’œuvre de peinture. » Le terme technique latin est si difficile à traduire qu’ Alberti a

33. Cic., orat., II, 320 : Omne autem principium aut rei totius, quae agetur, significationem habere debebit aut aditum ad causam et munitionem aut quoddam ornamentum et dignitatem. Sed oportet, ut aedibus ac templis uestibula et aditus, sic causis principia pro portione rerum praeponere.

34. p. 75, n. 5.

35. De re aedificatoria, IX, 5 : Pulchritudinem esse quemdam consensum et conspirationem partium in eo cuius sunt ad certum numerum finitionem collocationemque habitam ita uti concinnitas hoc est absoluta primariaque ratio naturae postularit. Hanc ipsam maiorem in modum res aedificatoria sectatur ; hac sibi dignitatem gratiam auctoritatem uendicat atque in praetio est.

36. Cf. supra la référence de Vitruve à la nature (De architectura, III, 1, 2), n.18.

supprimé toutes les phrases qui s’y rapportent dans sa version italienne. En rhétorique, la concinnitas désigne la beauté qui résulte de l’arrangementcompositio des mots selon une certaine régularité.

Alberti reprend à son compte la définition technique de la concinnitas et la présente comme ratio symmetriarum, cause et principe des accords harmonieux que l’architecte doit s’efforcer de produire37 : « De la composition des surfaces émergent cette élégante harmonie dans les corps et cette grâce que l’on appelle beauté. »

En faisant le choix de ce champ lexical, Alberti rapproche le travail de l’artiste de celui de la divinité qui, par la puissance de l’Intelligence divine, parvient à établir le règne de la concinnitas là où il n’y avait que chaos.

Dans le Commentaire sur le banquet de Platon, Marsile Ficin présente la concinnitas comme le reflet de l’Intelligence divine à l’œuvre dans le monde pour l’ordonner et conférer sa juste place à chacune de ses parties38. Cette conception de la beauté qui repose sur une parfaite harmonie du fonctionnement des éléments pris dans la globalité qu’ils constituent renvoie à la beauté du corps humain telle que la conçoit Galien : la beauté n’est pas qu’une façade offerte à un regard extérieur, bien au contraire, elle réside dans un accord parfait des éléments internes du corps en médecine, de la période en rhétorique, des composantes ornementales dans la réalisation architecturale. C’est ce qui conduit A. Michel de rapprocher les notions de beauté et de santé : la beauté organique présuppose en effet une harmonie interne conditionnée par la juste répartition des fonctions dévolues aux éléments 39 . La beauté se définit donc comme un juste équilibre (symmetria ) entre les parties du corps et des organes. Cette notion d’équilibre présente dès le début de l’Art médical (II, 1) fonde une conception dont le point de comparaison est tout naturellement l’art de la sculpture. En effet, comme l’écrit Galien, le canon de Polyclète et le Doryphore qui l’illustre, tout parfaits qu’ils fussent, ne visaient pas la perfection de la complexion intérieure du corps humain. Dans cette conception, la beauté ne peut en effet procéder que d’une parfaite proportionnalité de chaque élément par rapport au tout. Galien fait de l’art du démiurge qui crée le corps humain un art supérieur à celui du sculpteur40 :

Est-il juste d’admirer Polyclète pour la symétrie des formes dans la statue qu’on appelle Canon et non seulement de ne pas célébrer la nature, mais de lui refuser même toute espèce d’art, quand, loin de se contenter de créer les

37. De Pictura, II, 35 : Ex superficierum compositione illa elegans in corporibus concinnitas et gratia extat quam pulchritudinem dicunt.

38. In Conuiuium, I, 4 : humani autem corporis pulchritudo in quadam concinnitate consistit, concinnitas temperantia est… ed. Pierre Laurens, 2002, p.17.

39. michel, 2003, 308.

40. Gal. De usu partium, XVII, 1 (Kühn, IV, 350, 14 ss.). Citant Polyclète, le médecin Galien définissait la beauté comme « la symétrie de toutes les parties du corps, du rapport de ces parties entre elles et de chacune d’elles au tout. », voir boudon-millot 2003.

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Les formes de la conceptualisation dans la littérature technique 129

parties proportionnelles à l’extérieur comme le font les statuaires, elle a encore établi la même proportion à l’intérieur ?

De même que, dans le corps humain, le dysfonctionnement d’un organe provoque le déséquilibre qui remet en cause l’existence même de la beauté, dans la période oratoire (ou dans une partition musicale) au même titre que dans le monument, la rupture de proportionnalité engendre la disharmonie et donc la laideur. C’est cette exigence d’équilibre et de respect de la proportion organique qui permet à Galien d’affirmer la supériorité de la création naturelle sur la création artistique41 :

Un Praxitèle, un Phidias ou quelque autre statuaire se bornent à former la matière extérieure, celle qu’on peut toucher ; quant à la partie profonde, ils la laissent privée d’ornement, brute, non travaillée et ne s’en préoccupent même pas, incapables qu’ils sont d’y pénétrer, d’y descendre et de toucher toutes les parties de la matière.

Les tâtonnements linguistiques de Vitruve pour acclimater à Rome la symmetria des Grecs ainsi que les rapprochements qu’ils suggèrent avec la peinture et la rhétorique, mais également avec la musique à laquelle renvoie nécessairement la notion d’eurythmie, dessinent un modèle de perfection global dans lequel le rythme et la composition fondent une certaine idée de la beauté. La particularité de cette notion que des formes d’arts si divers se sont appropriée, consiste en une double présence : d’une part dans le champ de la théorie pour penser un art, en définir la nature, les règles et les objectifs, d’autre part dans la mise en œuvre pratique afin de produire des œuvres harmonieuses réglées sur des pratiques propres à produire la beauté. Les traités de Leon Battista Alberti constituent une parfaite illustration de ce double point de vue, L’art d’édifier et La peinture offrant à la fois une dimension théorique et un modus operandi fondés sur une ratio : le système de la peinture et le système de l’édification n’ont de sens que pour l’établissement d’une pratique réglée seule susceptible de les faire admettre au rang des arts libéraux.

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DOI: 10.2436/20.2501.01.97

Hegemonia i imperi a l’Himne a Roma de Melinnó

Carles Garriga

Universitat de Barcelona

AbstrAct

Melinno’s Hymn to Rome adapts the ancient hymnic tradition to the celebration of Roman imperialist hegemony. Beside, and beyond, other comparable texts, this hymn takes up the function of images, clichés, and traditional expressions to suggest that the acceptance of Roman rule is already foreshadowed in the Greek mentality.

Keywords: Melinno, Hegemony, Rome, Greek culture.

Χαῖρέ μοι, Ῥώμα, θυγάτηρ Ἄρηος, (1) χρυσεομίτρα δαΐφρων ἄνασσα, σεμνὸν ἃ ναίης ἐπὶ γᾶς Ὄλυμπον αἰὲν ἄθραυστον. σοὶ μόνᾳ, πρεσβίστα, δέδωκε Μοῖρα (5) κῦδος ἀρρήκτω βασιλῇον ἀρχᾶς, ὄφρα κοιρανῇον ἔχουσα κάρτος ἁγεμονεύης. σᾷ δ’ ὕπα σδεύγλᾳ κρατερῶν λεπάδνων στέρνα γαίας καὶ πολιᾶς θαλάσσας (10) σφίγγεται· σὺ δ’ ἀσφαλέως κυβερνᾷς ἄστεα λαῶν. πάντα δὲ σφάλλων ὁ μέγιστος Αἰών καὶ μεταπλάσσων βίον ἄλλοτ’ ἄλλως σοὶ μόνᾳ πλησίστιον οὖρον ἀρχᾶς (15) οὐ μεταβάλλη. ἦ γὰρ ἐκ πάντων σὺ μόνα κρατίστους

Jo et saludo, Roma, d’Ares nascuda, animosa reina cenyida d’or, que en la terra vius a l’Olimp sagrat sempre infrangible.

A tu sola, augusta, el Destí donà règia glòria d’invicte imperi per tal que amb potència sobirana senyoregessis.

Sota el teu jou de pitrals poderosos el tors de la terra i del mar canut resta lligat: tu amb fermesa governes pobles i alcàssers.

El temps infinit que tot ho capgira i contrafà la vida amunt i avall sola a tu l’imperi amb vent favorable no te’l canvia.

Car entre tots, tu sola, potentíssims herois, bel·licosos i grans, infantes, fent, com Demèter, brostar bella espiga, un fruit d’herois.

Estobeu (III 7, 12 [III 312s. H.]), que ens ha preservat el poema, el va incloure en la secció ΠΕΡΙ ΑΝΔΡΕΙΑΣ del seu florilegi. L’homonímia del nom de la ciutat de Ῥώμη com a ῥώμη ‘força’ va permetre-hi la inclusió dels versos; hi ha qui diu que fou per error, però no es pot assegurar: potser va comprendre, igual que nosaltres, el propòsit poètic de l’homonímia 1. No és aquest l’únic detall estrany. També hi ha incertesa sobre l’autoria dels versos2 , l’època en què va ser compost3 i les circumstàncies de performance — si és

1. Vegeu AleKniené 2006. Però sense dades concretes sobre els criteris de la compilació resulta impossible saber els motius de la inclusió del poema en aquesta part de l’antologia.

2. Estobeu (l. c.) atribueix el poema a una tal Melinnó de Lesbos. El fet que estigui escrit en estrofes sàfiques, que la poesia en aquest metre sigui representada emblemàticament per Safo, i que les poetesses reals escassejaven a Grècia, pot haver determinat una invenció d’autora femenina, amb un nom parlant al·ludint a la dolçor dels seus versos. Una altra cosa és imaginar qui hauria pogut o volgut escriure un poema en aquesta llengua dialectalment composta de dorismes i d’eolismes i en estrofes sàfiques; evidentment, havia de ser algú que tenia coneixement de la tradició poètica, però no necessàriament adscrit a cap àrea poeticodialectal en concret.

3. Si suposem que el poema respon a una situació política present i no a un desig de futur, caldrà situar-lo en una data relativament tardana, almenys posterior a la derrota de Perseu i la fi de la dinastia macedònica.

132
ἄνδρας αἰχματὰς μεγάλους λοχεύεις εὔσταχυν Δάματρος ὅπως ἀνεῖσα καρπὸν ἀπ’ ἀνδρῶν. (20)

Hegemonia i imperi a l’Himne a Roma de Melinnó 133

que van ser presentats en un acte públic alguna vegada o no; i, naturalment, sobre el sentit real de la composició.

També és peculiar que l’edició de referència, que és la que dono aquí, es trobi dins de la magnífica edició de Camillo Neri dels fragments d’Erinna, en la secció dels spuria. La conseqüència és que molts estudiosos semblen ignorar-la i, per tant, desatenen aspectes lingüístics o informació continguts en el comentari imprescindibles. Per la meva part, dono per sabut el que es llegeix en l’edició i comentari de Neri4, i em centraré a desenvolupar algunes qüestions que considero importants en el sentit de fons del text5

Els temes que hi són al·ludits corresponen bé a la imatge que els grecs es podien fer d’una potència que venia a substituir les formes de domini polític conegudes fins aleshores. No és estrany, doncs, que tant la celebració del nou imperi com les imatges literàries i culturals que hi eren associades continuessin una tradició present ja en la glorificació de les monarquies hellenístiques6 d’acord amb tòpics que els tractadistes van acabar codificant7 . Des del punt de vista del lèxic, se succeeixen les paraules del camp semàntic de la força i del poder 8, com és esperable en un poema que precisament juga amb l’homonímia entre el nom comú grec i el nom propi de la ciutat. Aquesta acumulació lèxica i una certa ampul·lositat expressiva han suscitat el disgust de no pocs crítics, com per exemple Lloyd-Jones i Parsons, que denuncien els defectes d’estil i els consideren indici d’una datació tardana: «nobis quidem turgidus iste stylus et inanium iterationum strepitus aetatem Hadriani sapere videntur» (Lloyd-Jones – PArsons 1983, 269); altres, en canvi, hi veuen una tècnica refinada i una cultura literària que practica amb seguretat les al·lusions a un ampli rang de textos anteriors. Les dues opinions no tenen per què ser mútuament excloents; però l’estil no era, crec, la primera preocupació de l’autor, que es fixava sobretot en l’exposició del poder romà mitjançant l’acumulació de termes fortament evocadors. També s’ha volgut fer servir com a criteri de datació el fet que entre les estrofes no hi hagi

4. neri 2003, 167-168 (edició més precisa que totes les anteriors) i 442-448 (comentari amb bibliografia exhaustiva). lloyd-Jones – pArsons 1983, 268-269 és en molts casos l’edició de referència, probablement per desconeixement de la de Neri.

5. A part de l’edició de n eri , són importants o ldf A ther 1931 (una lectura general del poema, encara vàlida), diehl 1942, 209-210 (edició amb un ric aparat de llocs paral·lels), bowrA 1957 (un estudi de conjunt del poema), gAuger 1984 (estudi sobre els temes més importants de l’himne), giAngrAnde 1991 (introducció i comentari del poema), rAimondi 1995/1998 (una bona explicació del contingut del text).

6. Vegeu c h A niotis 1988, 124-131. Sobre la relació amb la tradició hímnica, vegeu t orres guerrA 2003, 761-772.

7. Cf. Quint., inst. III, 7, 26: Laudantur autem urbes similiter atque homines. Nam pro parente est conditor, et multum auctoritatis adfert vetustas, ut iis, qui terra dicuntur orti, et virtutes ac vitia circa res gestas eadem quae in singulis: illa propria, quae ex loci positione ac munitione sunt; Men. Rhet. 361, 20; 353, 5; 346, 27; 360, 25.

8. V. 1 Ῥ

μα
πρεσβ ί στα , v. 6 κῦδος ( ) βασιλῇον , ἀρρ ή κτω (…) ἀρχᾶς , v. 7 κοιρανῇον (…) κάρτος, v. 8 ἁγεμονεύης, v. 9 κρατερῶν λεπάδνων, v. 11 κυβερνᾷς, v. 17-18 κρατίστους / ἄνδρας
, v. 5

Garriga

encavalcaments i siguin relativament autònomes les unes de les altres, però Safo i Alceu també presenten estrofes autònomes. Si de cas, la tècnica estròfica de Melinnó sembla més aviat obeir a una voluntat de donar al poema un aire solemne i cerimonial, com podem veure també en el Carmen saeculare9; en el nostre cas, la solemnitat ve també marcada per l’ús d’una tècnica com és la repetició de paraules que es refereixen al caràcter únic del laudandus, habitual en el gènere hímnic: vv. 5, 15 σοὶ μόνᾳ, v. 17 σὺ μόνα10, així com els ecos interns de determinades paraules clau11 . Els grans motius en què se centra la composició són el de la condició divina de Roma —v. 1 filla d’Ares i v. 3 resident a l’Olimp— i el de la grandària del seu poder: una grandària geogràfica —vv. 9-12—, concretada en el tema del control de la terra i del mar, és a dir, el conjunt dels territoris continentals i insulars, i una de temporal —vv. 13-16—, amb la indicació que el pas del temps no cancel·larà el seu domini. La relació entre la divinitat de Roma i el seu poder polític s’expressa en el període introduït per la conjunció final ὄφρα al vers 7: a Roma, emparentada amb els déus —filla d’Ares—, el destí Μοῖρα — li ha concedit una « règia glòria d’invicte imperi » per tal de ὄφρα, v. 7— ser hegemònica, senyorejar (v. 8). La seguretat del seu domini en el temps futur depèn de la força militar garantida pels « herois bellicosos » celebrats a l’última estrofa, que està connectada amb l’anterior per la conjunció causal γάρ, al v. 17. És a dir, Roma domina el món perquè és voluntat divina que així sigui, i en el futur el poder romà no desapareixerà perquè estarà garantit per la força militar. A continuació exposaré el significat d’aquest conjunt d’idees tal com és desenvolupat en el poema.

L’oració final introduïda per la conjunció ὄφρα culmina en la forma verbal ἁγεμονεύης (v. 8). El Destí, amb el do que fa a Roma d’una « règia glòria d’invicte imperi », legitima la ciutat per tenir imperi i hegemonia sobre la resta del món. És remarcable que Melinnó parli de ‘Destí’ i no de ‘Fortuna’, Τύχη, que és el terme amb què alguns, esperant la fi de la dominació romana, n’explicaven la causa; Melinnó, en canvi, usa el terme Μοῖρα, fortament associat a creences religioses arcaiques, per afirmar la inevitabilitat i la perennitat de l’imperi12. En resulta l’hegemonia, un terme no del tot precís, que porta a l’oïda grega ressons d’èpoques passades en les quals es deia que diferents ciutats s’unien en un objectiu comú; ara, l’objectiu, sigui quin sigui, és comandat per Roma.

En el poema, ἁγεμονεύης ocupa l’adoni clausular de l’estrofa, l’únic cas de

9. La comparació ja la va fer o ldf A ther 1931, col. 522: «Mir scheint es genau so gut als der grössere Teil von Horaz’ Liedern, besonders Carmen Saeculare und die politischen Oden überhaupt, und der gewönliche Poeta Laureatus dürfte stolz auf eine ebenso gelungene Leistung sein».

10. Per a llocs paral·lels i sobre la filiació estoica de l’expressió, vegeu n orden 1913, 155156; 160 i 240-250 (esp. 244-246).

11. neri 2003, 443.

12. Vegeu, a propòsit, ferrAry 1988, 270-271.

134

Hegemonia i imperi a l’Himne a Roma de Melinnó 135

tot el poema en què ho fa una sola paraula. És possible que Melinnó hagués volgut donar èmfasi al concepte, que, entre tots els que pertanyen al camp semàntic del poder, és l’únic que suggereix una certa aquiescència per part dels governats. La paraula ἡγεμονία apareix per primera vegada amb sentit polític en Heròdot, per referir-se a una posició de supremacia o d’autoritat entre dinasties o nacions; en el context de les guerres contra els perses, s’associava clarament amb la imatge de la lliga, una associació de ciutats lliures unides amb un interès comú sota el comandament d’una. Molt sovint els textos presenten una clara concurrència d’aquesta paraula amb una altra, força més usual: ἀρχή 13. En diferents llocs de Tucídides es pot observar com l’historiador passa de l’una a l’altra sense que, aparentment, es marqui una diferència de significat apreciable14, tot i que sembla possible que el tipus de domini exercit sigui en un cas més acceptat i en l’altre més imposat. Amb el temps es va anar perfilant la idea que l’hegemonia és una forma d’autoritat que pretén ser beneficiosa per als governats, encara que en la pràctica venia a ser una forma d’imposició dels propis interessos.

Dos passatges de la Política d’Aristòtil són clars al respecte. En un (1333b 38 1334a 2), el filòsof explica per què el legislador ha de preveure la preparació per a la guerra:

[el legislador] no ha de preveure l’exercici de la guerra amb el fi d’asservir aquells que no ho mereixen, sinó, en primer lloc, per no caure en servitud d’altri, en segon lloc per exercir una hegemonia que sigui en benefici dels que hi són sotmesos i que no sigui un despotisme indiscriminat, i en tercer lloc per ser amo d’aquells que mereixen ser esclaus.

El correlat de l’hegemonia és el fet de ser sotmès (τῶν ἀρχομένων), la qual cosa confirma la pràctica sinonímia dels dos termes, ἡγεμονία i ἀρχή. A més, en tots els casos es parla de desplegament de força militar, que s’anomenarà

13. En Heròdot els dos termes apareixen diferenciats, però en Tucídides i en Xenofont la distinció és imprecisa; en altres historiadors la distinció simplement desapareix. Cf. wicKershAm 1994, 20-21, 45-47, 58-61, 82-84, 126-127; també ‘General Index’, s.v. hegemony. 14. m A rch A nd 1891, 169: «Pericles avoids stating the steps by which the Athenian ἡγεμονία was turned into an ἀρχή». L’observació és molt pertinent, encara que segurament els passos que porten de la ἡγεμονία a la ἀρχή són més conceptuals que no materials. Les paraules de Tucídides són aquelles en què Pèricles, al començament del Lógos epitáphios, afirma que els pares dels atenesos que l’estan escoltant els van llegar el gran imperi que ara posseeixen (ὅσην ἔχομεν ἀρχὴν, II, 36, 2).

τ ή ν τε τῶν πολεμικῶν ἄσκησιν οὐ τούτου χ ά ριν δεῖ μελετᾶν, ἵνα καταδουλ ώ σωνται τοὺς ἀναξ ί ους, ἀλλ ’ ἵνα πρῶτον μὲν αὐτοὶ μὴ δουλεύσωσιν ἑτέροις, ἔπειτα ὅπως ζητῶσι τὴν ἡγεμονίαν τῆς ὠφελείας ἕνεκα τῶν ἀρχομένων, [1334a] ἀλλὰ μὴ πάντων δεσποτείας: τρίτον δὲ τὸ δεσπόζειν τῶν ἀξίων δουλεύειν

‘hegemonia’ quan algú (qui?) considera que és en benefici dels que han estat sotmesos o que aquells que són dominats no mereixen altra cosa. D’aquesta manera, l’hegemonia pot abraçar tot l’espai que va des de la protecció benèvola fins l’esclavatge més cru.

En un altre lloc, també de la Política, Aristòtil fa entrar en l’argument la lluita de classes15. Deplora que la classe mitjana és quasi inexistent, la qual cosa fa que la política es dirimeixi entre els rics i el poble, amb el resultat que cadascun dels bàndols mira només pels seus propis interessos i estableix, si guanya, el sistema que més li convé, o oligarquia en un cas o democràcia en l’altre. I afegeix (1296 a 32-34):

I encara, també entre les ciutats que tenien l’hegemonia a Grècia, com que mirava cadascuna a la seva forma de govern, unes van instaurar en les ciutats democràcies, altres oligarquies, sense fixar-se en allò que era útil a les ciutats sinó en el seu propi interès.

És a dir, l’hegemonia és inherentment intervencionista i la política internacional és una extensió de la lluita de classes. O dit més clarament, l’expansionisme reprodueix les condicions socioeconòmiques de la potència dominant

15. Sobre l’analogia entre la descripció dels conflictes de classe que Aristòtil fa a la Política i les anàlisis de Marx, vegeu de ste croix 1981, 69-80, que explica també les raons per les quals l’analogia és defensable. Naturalment, la diferència és que Aristòtil, tot i constatar l’existència de la lluita de classes, la deplorava; en això, sembla que no diferia del pensament dominant entre els grecs. Eurípides, per exemple, també fa la mateixa descripció de les classes socials a Suppl. 238-245:

Sí, hi ha tres classes de ciutadans: d’antuvi els rics, inútils, sempre amb el delit d’acréixe’ els guanys; els pobres, que no tenen per anar vivint, temibles, car l’enveja els omple i, seduïts per l’oratòria de perversos campions, ataquen els qui tenen amb fiblons cruels. És la mitjana, en fi, que salva les ciutats, que guarda l’ordre i el que està constituït (trad. ribA 1977, 105).

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ἔτι δὲ καὶ τῶν ἐν ἡγεμον ί ᾳ γενομένων τῆς Ἑλλ ά δος πρὸς τὴν παρ ’ αὑτοῖς ἑκ ά τεροι πολιτε ί αν ἀποβλέποντες οἱ μὲν δημοκρατ ί ας ἐν ταῖς πόλεσι [35] καθίστασαν οἱ δ’ ὀλιγαρχίας, οὐ πρὸς τὸ τῶν πόλεων συμφέρον σκοποῦντες ἀλλὰ πρὸς τὸ σφέτερον αὐτῶν
τρεῖς γὰρ πολιτῶν μερίδες· οἱ μὲν ὄλβιοι ἀνωφελεῖς τε πλειόνων τ’ ἐρῶσ’ ἀεί· οἱ δ’ οὐκ ἔχοντες καὶ σπανίζοντες βίου δεινοί, νέμοντες τῷ φθόνῳ πλέον μέρος, ἐς τούς <τ’> ἔχοντας κέντρ’ ἀφιᾶσιν κακά, γλώσσαις πονηρῶν προστατῶν φηλούμενοι· τριῶν δὲ μοιρῶν ἡ ‘ν μέσῳ σῴζει πόλεις, κόσμον φυλάσσουσ’ ὅντιν’ ἂν τάξῃ πόλις

Hegemonia i imperi a l’Himne a Roma de Melinnó 137

i es mostra més o menys suau depenent del grau en què les elits del països sotmesos acceptin la dominació.

Els romans no van necessitar adaptar el concepte d’hegemonia a la seva acció i teoria política: els bastava la idea d’imperium. Això no obstant, el poema de Melinnó ens parla d’una Roma exercint l’hegemonia: la intenció ha de ser simular que el domini de Roma sobre les ciutats gregues és en interès d’aquestes. En la pràctica, és clar, no es tractava d’una aliança, sinó que tota Grècia venia a ser una espècie de protectorat de Roma. El fet era que s’havia passat de la política internacional a la política interior. Les teories modernes sobre l’hegemonia tenen quelcom a dir sobre aquesta qüestió. Es reconeix a Lenin el pas de traslladar la noció d’hegemonia des del camp de les relacions de política exterior entre estats a la relació entre diferents col·lectius en l’interior d’un estat 16. Gramsci, seguint Lenin però transformant els agents implicats en el fet de l’hegemonia, va fer servir el concepte per expressar les relacions entre classes antagòniques: la burgesia i el proletariat. Va observar que en les societats capitalistes avançades la burgesia ostentava el poder havent-se guanyat el consens de la classe treballadora; el sistema capitalista es veia així legitimat pels propis oprimits, que havien adoptat els punts de vista dels seus enemics de classe. D’aquesta manera, doncs, l’hegemonia era l’expressió del domini ideològic d’una classe social17; i en aquest sentit, l’imperialisme romà, amb la seva combinació de força i de consens, és un cas perfecte per mostrar el funcionament de l’hegemonia entesa d’acord amb (part de) la teoria de Gramsci. Cert, els romans a Grècia no van imposar els seus costums (tot i que sí que hi van implantar determinades formes de gestió de la cosa pública que van perdurar: sense anar més lluny, legislació i estructures governamentals, que no és poca cosa); aquesta imposició es reservava a pobles amb cultures que podien considerar inferiors o més febles. En el cas de Grècia, el consens, per continuar amb el terme gramscià, s’obtenia fent referència a imatges de la

16. Per dir-ho breument, segons Lenin l’hegemonia és la direcció política en el si d’una aliança de classes; concretament en el cas de la revolució russa, Lenin aspirava a unir els camperols i els obrers sota la direcció política d’aquests, que així resultaven ser hegemònics. Sobre el pensament i la pràctica de l’hegemonia en Lenin, és fonamental shAndro 2014 (i sobre l’hegemonia en el sentit esmentat, cf. sobretot. 205-216).

17. Per això Gramsci, fent servir una distinció que ja havia anticipat Kautsky — encara que en aquells temps de presó la ignorava— entre ‘guerra de maniobra’ i ‘guerra de posició’, propugnava practicar una política de desgast contra el règim capitalista a fi de bastir una contrahegemonia ideològica que hauria d’acabar donant el poder a la classe obrera. Hi ha qui pensa que, per desgràcia —vegeu Anderson 2017, 76-96—, Gramsci, tot i saber que el poder també és coercitiu, va invertir l’ordre de combat de Lenin, per a qui l’acció directa de la ‘guerra de maniobra’ era la culminació de la revolució, i va donar tanta importància a l’hegemonia ideològica que va acabar per minimitzar l’acció revolucionària de la ‘guerra de maniobra’ en resposta a la força repressora de l’Estat i per confiar el triomf de la classe obrera a la construcció d’una ‘guerra de posició’ creadora d’una contrahegemonia que, per ella mateixa, hauria de convertir en merament subsidiària la ‘guerra de maniobra’ (grAmsci 1975, 802).

138 Carles Garriga

cultura grega prou intenses i compartides per suscitar l’activació de representacions a propòsit de Roma que un grec pogués sentir com a pròpies.

En el poema de Melinnó l’hegemonia romana, essent com és un do del Destí, de la Moira, es revesteix de contingut religiós fins ser-hi equivalent. La idea de fons és la que també escrivia Titus Livi al proemi de la seva obra (1, 7):

si cui populo licere oportet consecrare origines suas et ad deos referre auctores, ea belli gloria est populo Romano ut cum suum conditorisque sui parentem Martem potissimum ferat, tam et hoc gentes humanae patiantur aequo animo quam imperium patiuntur

si algun poble té el dret de presentar com a sagrat el seu origen i de fer remuntar als déus la seva creació, tanta és la glòria bèl·lica del poble romà que quan sosté que Mart és el seu pare i el del seu fundador els altres pobles han de suportar aquesta pretensió de tan bon grat com en suporten la dominació.

Livi legitima la dominació imperial —l’hegemonia diríem en grec— assegurant l’ascendència divina de Roma, que fa que el seu domini es presenti com natural i indiscutible. A més, fent ús d’un argument exquisidament circular, l’historiador romà afirma que l’origen diví de Roma és perfectament lògic si es té en compte la normalitat amb què els altres pobles accepten la dominació romana18

El poema de Melinnó, com hem vist, també es construeix d’una manera circular: el caràcter diví de la ciutat, que en política s’expressa per la possessió d’una força incontestable —vs. 1-8—, té com a finalitat —ὄφρα, v. 7— l’exercici d’una hegemonia que s’estén per l’espai i pel temps —vs. 9-16—; la causa d’aquesta hegemonia — γάρ, v. 17— resideix en el fet que Roma genera uns guerrers invencibles, també assimilats a la divinitat, en aquest cas Demèter: vs. 17-20.

La primera i l’última estrofa, doncs, proclamen circularment com la força romana es basa en les armes i en el favor diví. L’esment de Demèter a l’última estrofa pot semblar sorprenent si tenim en compte la seva tradicional associació amb l’agricultura i amb la pau; de fet, Melinnó agrupa en una mateixa expressió, d’una manera aparentment paradoxal, el creixement dels cereals amb la formació de guerrers: la imatge tan grega de la eiréne kourotróphos és aquí plenament operativa 19 . El concepte dominant, vist el to general de l’himne, és probablement que per assolir la pau cal haver guanyat la guerra, o que la pau i la guerra — se suposa que victoriosa— són característiques essencials de la imatge de Roma. Així es pot veure en els relleus de l’Ara Pacis Augustae , amb la representació, a la cara est, de la Mare Terra —Terra

18. Per al context ideològic en què s’inscriu la reflexió de Livi, vegeu pAnoussi 2009, 218226 i cAnforA 2014, 124-126.

19. Ja des d’Hesíode: cf Op. 228 i el comentari, amb els llocs paral·lels, de west 1978, 214.

Hegemonia i imperi a l’Himne a Roma de Melinnó

139

Mater, o Tellus Mater—, que en grec seria naturalment Demèter20, flanquejada per una Aura i una Nereida, com per indicar un caràcter còsmic anàleg al representat per l’al·lusió al domini de terra i mar que llegim al nostre himne. Aquest relleu es troba a la cara est de l’altar; a la seva esquerra hi ha un altre relleu, lamentablement mutilat, que, amb tot, els especialistes coincideixen a considerar una representació de la deessa Roma, asseguda sobre una pila d’armes; el simbolisme, prou transparent, és el d’una Roma guerrera que es fa correspondre amb la pau representada per la deessa que li és al costat. En conjunt, una noció, que un grec podia conèixer prou bé, la de la Martia Roma, on el déu Mars, originàriament una divinitat agrària, completa la seva acció estenent-la a l’àmbit militar. El missatge, igual que en el poema de Melinnó, és que no hi ha pau i prosperitat fora de l’imperi romà.

La comparació dels guerrers que sorgeixen amb les espigues que van creixent és ben testimoniada a la literatura grega. Bowra, entre altres llocs, es fixava en un passatge d’Apol·loni de Rodes en què els Spartoí als quals s’havia d’enfrontar Jàson són, efectivament, descrits d’aquesta manera21. Però pel sentit i la intenció el passatge d’Apol·loni no sembla el millor candidat per haver influït en l’himne de Melinnó: no s’entendria que els herois romans es comparessin als Spartoí evocats per Apol·loni, destinats a ser abatuts per Jàson.

Més clara és, crec, la relació amb l’Himne a Zeus de Píndar (fr. 29 Maehler5)22 , tan conegut i celebrat pels antics i per tant recordat evidentment per Melinnó. L’himne pindàric comença esmentant els Spartoí, però aquí es posa l’èmfasi en la llegenda de la fundació de Tebes i en la seva condició d’antecessors de la noblesa tebana. En el mateix context, Píndar esmenta Harmonia, la de “braços d’or”:

20. Altres identificacions, com Venus , Tellus , Italia o Pax són, en realitat, complementàries a Demèter, o Ceres, en la mesura que se’ls atorga la mateixa funció en el relleu. La hipòtesi de Ceres és defensada per spAeth 1996, 125-151, que compara la representació escultòrica amb el poema de Melinnó.

21. bowrA 1957, 26-27. Els versos són aquests:

(Arg. III, 1354-1358).

22. Per a l’ Himne a Zeus de Píndar és fonamental s nell 1946, que va fer notar com el poema fonamentava l’estreta relació entre l’ordenació del món i la poesia que s’hi celebrava; també hArdie 2000, que en desenvolupa alguns aspectes importants.

Ἰσμηνὸν ἢ χρυσαλάκατον Μελίαν ἢ Κάδμον ἢ Σπαρτῶν ἱερὸν γένος ἀνδρῶν ἢ τὰν κυανάμπυκα Θήβαν ἢ τὸ πάντολμον σθένος Ἡρακλέος ἢ τὰν Διωνύσου πολυγαθέα τιμὰν ἢ γάμον λευκωλένου Ἁρμονίας ὑμνήσομεν;
οἱ δ’ ἤδη κατὰ πᾶσαν ἀνασταχύεσκον ἄρουραν γηγενέες· φρῖξεν δὲ περὶ στιβαροῖς σακέεσσιν δούρασί τ’ ἀμφιγύοις κορύθεσσί τε λαμπομένῃσιν Ἄρηος τέμενος φθισιμβρότου, ἵκετο δ’ αἴγλη νειόθεν Οὔλυμπόνδε δι’ ἠέρος ἀστράπτουσα

Harmonia, filla d’Ares, possiblement figurava en la imaginació de Melinnó com a complementària a l’altra filla d’Ares, Pentesilea, a la qual sens dubte al·ludeix en els dos primers versos de l’Himne a Roma. En el poema de Melinnó, Roma, la filla de Mars, qualificada com a δαΐφρων, un adjectiu que pot significar ‘guerrera’ o ‘prudent’ i que he traduït ‘animosa’ amb la voluntat de recollir els dos sentits, és Pentesilea en allò que té de guerrera, però si pensem en la figura d’Harmonia, en les seves noces amb Cadmos i en el sentit de l’himne pindàric, no és absurd imaginar que Melinnó obria la possibilitat de suggerir que Roma, amb el seu imperi, també posava d’alguna manera ordre al món: el mateix Píndar, a la Pítica IX (v. 84 Maehler5), qualifica també de δαΐφρων Alcmena, que, unida a Zeus, va generar Hèracles, l’heroi civilitzador; el passatge és en el context d’un breu excurs sobre Tebes, on també s’esmenten els Spartoí.

El conjunt, doncs, funciona com un elogi de Roma que literàriament és el resultat d’una curiosa reinterpretació de la tradició literària grega sota el format d’un himne encomiàstic amb la pretensió de contribuir a una hegemonia, en sentit gramscià, més sòlida com més integrada en les representacions tradicionals gregues. En aquest sentit, els punts de contacte del poema amb el complex imaginatiu present en l’ Ara Pacis ho són en allò que el monument romà té de cultura grega i en la mirada grega que observa les glòries romanes; i és així que alguns grecs readaptaven la seva pròpia cultura per complir una funció que la portava a mirar-se a si mateixa i les seves llegendes més il·lustres projectant-se i projectant-les al servei de la nova potència hegemònica. Aquells grecs devien sentir un especial orgull en activar de nou la vella tradició, però qui sap si d’alguna manera no se’ls feia estrany l’objectiu amb què la usaven23

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23. Agraeixo als revisors els seus valuosos suggeriments.

140

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Núm. 35-36 (2019-2020), p. 143-152

DOI: 10.2436/20.2501.01.98

El

motiu del ‘mirall de l’ànima’ en les Lletres a Lucili1

A l’Albert, A la meva mare, Al meu pare, A l’Òscar, Al Carlos

Jordi Pià-Comella

Sorbonne-Nouvelle/St Andrews

Institut Universitaire de France

AbstrAct

According to the Socratic tradition, the mirror is considered the metaphor of self-knowledge, which is indispensable to any politician to be. Indeed, if one wants to rule his fellow-citizens one needs first to rule himself by knowing his real-self, real nature. In his Letters Seneca gives the Socratic topic of the mirror a parenetic function. His correspondence can be considered as one’s mirror because the reader is invited to “mirror” his mistakes and correct them. This paper aims at showing the innovative approach of this topic in Seneca’s Letters: at the moment when Seneca introduces the Socratic image of the mirror into Latin correspondence he radically dissociates it from any participation into Roman political life. Moreover, through the Socratic topic of the mirror Seneca explores his divine origin and also faces his mortal condition and therefore his future death.

Keywords: Death, epistolary genre, politics, self-knowledge, Seneca,

1. Aquest article sintetitza i aprofundeix les anàlisis d’un article publicat recentment : piA-comellA 2018, en particular la qüestió de saber perquè Sèneca no qualifica mai de “speculum” la seva correspondència quan compleix la funció de mirall de l’ànima en totes les seves dimensions.

Com a símbol de les trobades franco-catalanes — ‘mirall’ del meu ésser—, he decidit escriure l’article en català i proposar les traduccions en francès.

La carta és un ‘mirall de l’ànima’ no només perquè fa present l’amic absent sinó també perquè ens dona la imatge de la seva interioritat. En el cas de Sèneca, la metàfora del mirall de l’ànima presenta un caràcter filosòfic2: en l’Alcibíades de Plató, Sòcrates mostra que amb l’ajuda del mestre, el deixeble aprèn a conèixer-se contemplant en l’ànima de Déu la imatge de la seva verdadera naturalesa, la imatge del jo ideal.

La correspondència de Sèneca amb el seu amic segueix aquest model filosòfic. Per exemple, en la carta 118, l’autor subratlla la singularitat del seu projecte filosòfic i l’oposa al projecte ciceronià: en lloc de mencionar, com ho feia el seu predecessor, fets trivials o comentar l’actualitat política, Sèneca centra l’intercanvi epistolari sobre l’examen minuciós del jo («se excutere») i de les seves passions3

El filòsof francès M. Foucault recorda que el motiu del mirall de l’ànima en la correspondència presenta una dimensió parenètica 4. Sèneca es converteix en el mestre que, a igual que un mirall, observa i corregeix els defectes dels seus deixebles. No només es tracta doncs de contemplar l’ànima sinó també de modelar-la mostrant al lector-deixeble la imatge dels seus vicis. És més: l’autor reconeix ser no un savi sinó un simple proficiens, el doble, en realitat, del lector. Sèneca no representa doncs simplement el mirall de l’ànima perfecta sinó el reflex de la nostra imperfecció i dels nostres defectes.

En aquest article voldria analitzar un altre aspecte del problema: a saber, que el motiu socràtic del mirall de l’ànima es desenvolupa en un context de crisi. Primer, en perdre tota esperança en la monarquia neroniana, Sèneca va decidir retirar-se de la vida política i dedicar-se totalment a una sola i única activitat: prendre cura de la seva ànima i de la del seu amic Lucili. En aquesta situació de tensió extrema, Sèneca podia simplement reprendre el motiu socràtic del mirall? Segon, quan el filòsof estoic escriu les Lletres a Lucili, sap que li queda poc temps de vida, no només a causa de la seva edat sinó també perquè el poder neronià esdevé cada dia més opressiu. Així doncs, si per a Sòcrates el coneixement de si mateix representa la virtut per excel·lència de l’home polític —per governar els altres hom ha de saber governar-se ell mateix—, per a Sèneca, que viu en una mena d’exili interior, les càrregues polítiques i les relacions amb la massa representen un perill i un obstacle per al coneixement d’ell mateix.

Allò que ens agradaria mostrar és que en el moment en el qual Sèneca introdueix en la correspondència romana el motiu platònic del mirall, l’exclou de tota participació a la vida política romana. A més, quan Sèneca contempla el seu jo, es confronta a l’experiència de la seva finitud i de la seva mort.

2. Sen., epist. 40, 1.

3. Sen., epist.. 118, 2. Sobre aquest punt vegeu: rosAti 1981; foucAult 1983; grimAl 1984.

4. f ouc A ult 2001. Sobre les Lletres a Lucili com a teràpia contra les passions: e dw A rds 1997; hAdot 2014

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El motiu del ‘mirall de l’ànima’ en les Lletres a Lucili 145

I. El motiu del mirall en l’obra de Sèneca

Abans de contestar a aquestes preguntes ens sembla important recordar que Sèneca ha desenvolupat una reflexió acurada sobre les virtuts morals del mirall5. El mirall permet a l’home veure la seva imatge. El Primer Alcibíades és a l’origen del motiu del mirall com a mitjà de coneixement. Sòcrates diu a Alcibíades que l’home que vol governar els altres ha de començar per governar-se ell mateix, la qual cosa implica conèixer-se un mateix segons el famós precepte dèlfic 6. Sòcrates utilitza el motiu de l’ull i del mirall. Així com un ull només es pot veure a través d’un altre ull, l’ànima es veurà reflectida en la contemplació d’una altra ànima. L’ull mira la pupil·la que és la part on es troba la virtut de l’ull: la visió. De la mateixa manera, l’ànima està composta d’una part divina superior a la resta: Déu o una ànima més perfecta que jo per exemple el mestre— permet a l’home veure la imatge no del que és realment sinó de la seva verdadera essència, la raó7

Sèneca proposa una reformulació retòrica i parenètica original d’aquest motiu. El tractat De clementia es presenta com un mirall que permetrà a Neró contemplar amb plaer la imatge de la seva perfecció 8 . De fet, per a Sèneca el mirall mostra al Príncep la imatge no del que és realment sinó del que hauria de ser: té un valor normatiu. Per exemple, quan l’autor analitza la titulatura imperial Pater patriae no és simplement per adular Neró («non adulatione uana ») sinó que incita el Príncep a comportar-se de manera exemplar amb els seus súbdits. El príncep els tractarà com ho faria un pare: amb moderació i posant l’interès general per damunt dels seus propis interessos9 .

En el De Clementia, el mirall no designa simplement una activitat contemplativa com ho era en el cas de Sòcrates, és a dir, mirar i conèixer l’essència divina del jo, sinó que serveix també de suport a la introspecció moral. Neró es lliura a un examen molt minuciós de la seva ànima. De la mateixa manera, en les Qüestions naturals, en estudiar les propietats òptiques del mirall, Sèneca associa explícitament l’objecte amb la pràctica de la introspecció moral:

Les miroirs ont été inventés pour que chacun se connût lui-même, afin d’en tirer bien des choses : d’abord la connaissance de soi, ensuite, dans certains cas, de sages conseils : beau, il évitera ce qui le dégraderait ; laid, il sait qu’il faut compenser les défauts de son corps par les qualités morales ; jeune, l’épanouissement de l’âge l’avertit que c’est pour lui le moment d’apprendre et

5. Per a una anàlisi acurada d’aquest punt vegeu: pià-comellA 2018, 83-86.

6. Pl., Alc. 1, 132d-133c. Sobre aquest punt vegeu pépin 1971; giovAnnAngeli 2001.

7. Sen., Clem.1, 1 : Scribere de clementia, Nero Caesar, institui, ut quodam modo speculi uice fungerer et te tibi ostenderem peruenturum ad uoluptatem maximam omnium (edició i traducció de Chaumartin, 2005).

8. Reprenc les anàlisis de Armisen-mArchetti 2006.

9. Sen., Clem. 1, 9, 2-3.

d’oser de vaillantes actions ; vieillard, il renoncera à ce qui déshonore ses cheveux blancs et tournera quelquefois sa pensée vers la mort10 .

L’autor oposa el mirall d’Hòstius Quadra (un depravat que durant l’acte sexual exhibeix els cossos sota totes les perspectives possibles) a l’ús que en fa el filòsof, centrat en la reforma interior. Sòcrates assignava al mirall aquesta mateixa funció, segons testimoni de Diògenes Laerci, però amb una diferència important: el mirall ha de conduir l’home no només a corregir-se sinó també a meditar sobre la mort11

En conclusió, per a Sèneca, el mirall és el jutge i espectador de les nostres passions, el doble de la nostra consciència moral. Serveix d’objecte d’autoanàlisi, una funció que trobem també en el De Ira 12. Però en el cas de les Cartes, quin significat presenta el motiu socràtic del mirall? Com Sèneca el readapta al gènere de l’epístola filosòfica: una obra que 1. escenifica l’exili polític de l’autor i que 2. es caracteritza pel sentiment de finitud?

II. El motiu socràtic del mirall de l’ànima en les Lletres a Lucili: coneixement d’un mateix i rebuig de l’activitat política romana

Entre totes les obres de Sèneca, les Lletres a Lucili és l’obra que millor compleix la funció de mirall de l’ànima 13. Determinat a convertir la seva ànima i la del seu amic Lucili, Sèneca vol revelar al lector, el seu doble, no només la seva essència sinó també la imatge dels seus propis defectes. A diferència de la pintura o de l’escultura, la correspondència no ens mostra una imatge estàtica, definitiva de l’ànima —la de Déu o la del savi— sinó el reflex mòbil d’una ànima en constant mutació: en realitat la de Sèneca, simple proficiens, sotmès a les seves passions. Això no obstant, si bé és cert que les Lletres a Lucili compleixen la funció de mirall, paradoxalment l’autor no les descriu mai de manera explícita com a mirall. Podríem trobar una explicació possible d’aquesta paradoxa en la singularitat del projecte epistolari de Sèneca, que dissocia el que fins aleshores, en el Primer Alcibíades o en el De Clementia, estava íntimament lligat: el coneixement de si mateix i l’activitat política. D’una banda, Sèneca mostra al lector la imatge d’un home que s’ha retirat de la vida política i, d’altra banda, les Cartes a Lucili presenten una ànima que s’esforça per reconquerir la seva divinitat renegant del model de divinització humana que reivindic,a a la mateixa època, l’emperador Neró.

10. Sen., nat. 1, 17, 4 : Inuenta sunt specula, ut homo ipse se nosset, multa ex hoc consecuturus, primum sui notitiam, deinde ad quaedam consilium ; formosus, ut uitaret infamiam ; deformis, ut sciret redimendum esse uirtutibus quicquid corpori deesset ; iuuenis, ut flore aetatis admoneretur illud tempus esse discendi et fortia audendi ; senex, ut indecora canis deponeret, ut de morte aliquid cogitaret (edició i traducció de Oltramare, 1961).

11. D.L., 2, 33.

12. Sen., de ira 2, 36, 1

13. Sobre la carta com a mirall: hAroche-bouzinAc 1999.

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El motiu del ‘mirall de l’ànima’ en les Lletres a Lucili 147

Per reconquerir la seva divinitat Sèneca es proposa rebutjar implícitament el model politico-religiós de l’emperador.

La metàfora socràtica del mirall era perfectament legítima en el De Clementia: Sèneca incitava el príncep a conèixer-se per tal d’exercir correctament la clemència. El pensador romà esperava conciliar la figura politico-religiosa del príncep, que el culte imperial tendia a divinitzar, amb el model estoic del savi, que deu la seva divinitat a la seva racionalitat. En el cas de les Lletres, en canvi, l’autor ha perdut tota esperança en el poder i s’ha retirat de la vida política. En les Lletres a Lucili passem doncs del model institucional de l’imperator al model del proficiens que intenta conquerir la sola i única divinitat que valgui: la raó.

Per començar, les Lletres a Lucili són un mirall en el sentit que ens permeten seguir el moviment, la transformació d’una ànima —la de Sèneca o la de Lucili— que malda per assolir la perfecció moral del savi. L’autor empra, en les cartes 18 i 31, la citació virgiliana ‘modela’t per ser digne de déu’ (dignum finge deo) que pronunciava Evandre per exhortar Eneas a menysprear l’opulència14. La metàfora de la ceràmica indica que no s’ha de contemplar simplement l’ànima divina sinó reconquerir-la mitjançant la pràctica constant d’exercicis espirituals.

Tanmateix, en centrar-se sobre l’ascesi moral del subjecte, la correspondència dissocia la contemplació de l’ànima del context polític de l’època, com suggereix la carta 73. El text es situa molt probablement l’any 62: la mort de Burrus ha afeblit Sèneca, i els aduladors de Neró en critiquen cada vegada més l’activitat filosòfica com una forma de neglegentia envers al Príncep. Per dissipar tot dubte sobre el seu otium, Sèneca expressa el seu profund agraïment al Príncep citant el principi de la primera Bucòlica, on Virgili eleva a rang de déu l’emperador August 15 . La comparació entre els dos sobirans alaba Neró, segons un argument a fortiori. Així com Virgili dona les gràcies a August pels bens materials que l’hi ha concedit, amb més raó el savi es mostrarà agraït amb el Príncep ja que, en garantir la pau, el Príncep li permet dedicar-se plenament als estudis. En realitat, la significació del text és més complexa. D’una banda, la referència a Neró i a la ideologia imperial és només implícita i serveix per legitimar l’otium filosòfic de Sèneca. D’una altra banda, si mirem de més a prop el text que compara implícitament Neró amb August, ens adonem que en les línies següents l’autor passa de la figura del Príncep a dos altres models d’homes divins, el savi i el proficiens:

Oui, Lucilius, je t’invite à entrer toi aussi par un court chemin au ciel. Sextius aimait à dire que Jupiter n’est pas plus puissant que l’homme de bien […] Le sage voit toute possession échue aux autres avec autant d’indifférence et de mépris que Jupiter ; et il est d’autant plus fier de lui-même que Jupiter ne peut pas user de ces choses tandis que le sage, lui, ne veut pas. Croyons ainsi Sex-

14. Sen., epist. 18, 12; 31, 11 (edició i traducció de préhAc - noblot 1961).

15. Sen., epist. 73, 9-11.

tius qui s’écrie en nous montrant une route si belle : c’est par là ‘qu’on s’élève aux astres’, par là, par la modération, par la tempérance…16 .

En considerar la immortalitat com un indiferent en la definició de la divinitat, Sèneca fa de l’home l’igual i l’imitador dels déus: a diferència dels déus, l’home adquireix la perfecció divina, no li es innata. El vers de Virgili: «és així com s’accedeix als astres» sembla implícitament oposar la figura institucional del Príncep a la del proficiens. En l’Eneida, Apol·lo utilitza la mateixa expressió per lloar el coratge de Iulus i recordar la seva ascendència divina: «fill de déus i futur progenitor de déus (Dis genite et geniture deos) »17. Virgili participava així en la promoció de la ideologia imperial18. En canvi, Sèneca atribueix la cita aquesta vegada al filòsof Sextius i li dona una nova significació en aplicar-la a la divinització filosòfica, adquirida només a través del combat permanent contra les passions. Sèneca ofereix així al lector un model d’home-déu diferent: el de l’individu que aspira a la divinitat racional del savi. Per acabar, el filòsof romà no sols desplaça la mirada del príncep al proficiens sinó que basa el coneixement de si mateix en el rebuig implícit de la figura imperial. Oposa a la divinitat racional de Déu i del savi la irracionalitat d’Alexandre el Gran, doble de Neró; en la carta 119, per mostrar la paradoxa estoica segons la qual el savi és feliç i ric, Sèneca oposa la felicitat d’aquest últim i la de Júpiter amb la d’Alexandre, que, segons ell, és incapaç de satisfer la seva cupiditat 19. És possible que Sèneca pensi aquí en Neró, ja que unes línies més avall l’autor denuncia la felicitas factícia dels grans 20 . A l’època imperial la ‘felicitas’ és una de les divinitats associades al culte imperial: celebra la fortuna privilegiada del sobirà romà. Sèneca opta així per una critica velada i fragmentada de la ideologia imperial.

III. Temporalitat i obsessió de la mort en la contemplació de si mateix

L’altra particularitat de l’ús del motiu platònic del mirall rau en l’obsessió pel temps que és omnipresent en les Cartes, tal com ha estat analitzat per c. lévy i fr delpeyroux21. Sèneca ensenya a Lucili la seva pròpia imatge en un clima d’urgència, essent conscient que ja no li queda gaire temps per viure: « Je n’ai

16. Sen., epist. 73, 12-15 : Ita dico, Lucili, et te in caelum compendiario uoco. Solebat Sextius dicere Iouem plus non posse quam bonum uirum. Sapiens tam aequo animo omnia apud alios videt contemnitque quam Iuppiter et hoc se magis suspicit, quod Iuppiter uti illis non potest, sapiens non vult. Credamus itaque Sextio monstranti pulcherrimum iter et clamanti: « hac 'itur ad astra,' hac secundum frugalitatem, hac secundum temperantiam, hac secundum fortitudinem »

17. Virg., Aen. 9, 642.

18. Sobre la qüestió del culte imperial: grAdel 2002

19. Sen., epist. 119, 7.

20. Ibid. 12.

21. delpeyroux 2002; c lévy 2003

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El motiu del ‘mirall de l’ànima’ en les Lletres a Lucili 149

pas de temps pour ces âneries : j’ai sur les bras une grande affaire. Comment m’y prendre ? La mort me presse ; la vie me fuit »22 .

Intentaré mostrar que les Cartes a Lucili són el mirall de l’ànima en el sentit que ens confronten amb la imminència de la mort. Compleixen així la mateixa funció que Sèneca atribueix al mirall en les Qüestions naturals.

El cos malalt de Sèneca com a mitjà per conèixer-se

Per començar, quan l’autor es presenta com un model moral, ho fa en un context molt particular, el de la lluita de l’home contra la malaltia i la por a la mort:

Je te disais naguère que la vieillesse était devant moi ; je crains aujourd’hui de l’avoir laissée derrière moi.

[…] Compte-moi donc parmi les décrépits, touchant à leur terme (inter decrepitos … extrema tangentis). Je m’en félicite pourtant auprès de toi : je ne sens pas en mon âme l’injure des ans, alors que je la sens dans mon corps ; il n’y a que mes vices et ce qui servait mes vices qui aient vieilli (Tantum uitia et uitiorum ministeria senuerunt). L’âme est pleine de vigueur (uiget animus) et ravie de n’avoir pas plus rien en rapport avec le corps. Elle a déposé une bonne part de son fardeau. Elle est heureuse et débat avec moi la question de la vieillesse ; elle déclare que c’est pour elle la fleur de l’âge (florem suum)23 .

Sèneca descriu, primer, el seu estat físic, i després, es presenta com un exemplum. Apareix com l’exemple del que progressa practicant escrupolosament els «exercicis espirituals» estoics24. De conformitat amb els principis ètics de la seva escola, Sèneca vol ensenyar que la mort o el dolor no són en ells mateixos un mal, sinó simples indiferents, ja que no concerneixen el bé moral: és la visió que ens fem d’ells que ens fa infeliços. Sèneca opera així una conversió de les seves representacions25. La vellesa, percebuda negativament per la doxa , és vista favorablement: disminueix els vicis, significa l’alliberament progressiu de l’ànima; és més, la decrepitud física de l’autor està compensada pel rejoveniment de la seva ànima, que va sortint progressivament de la seva presó corporal.

L’altre exercici d’ascesi moral que Sèneca practica és la famosa praemeditatio malorum que consisteix a imaginar-se estar vivint els últims instants per tal de conjurar la por de la mort:

22. Sen ., epist . 49, 9: Non uaco ad istas ineptias : ingens negotium in manibus est. Quid agam ? Mors me sequitur, fugit uita.

23. Sen ., epist . 26, 1-2:  Ego certe, velut adpropinquet experimentum et ille laturus sententiam de omnibus annis meis dies venerit, ita me observo et adloquor: « Nihil est, inquam, adhuc, quod aut rebus aut verbis exhibuimus. Levia sunt ista et fallacia pignora animi multisque involuta lenociniis; quid profecerim, morti crediturus sum. Non timide itaque conponor ad illum diem, quo remotis strophis ac fucis de me iudicaturus sum… »

24. Segons expressió de P. hAdot 2002

25. Vegeu Epict., Ench. 19; Diatr., III, 2, 5-8.

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Pour moi comme si le moment de la vérité approchait et que le jour qui doit porter sentence sur toutes mes années était venu, je m’examine et m’interpelle de la sorte : ‘Jusqu’ici, tout ce que nous avons traduit en actes ou en paroles est sans valeur : gages de l’âme inconsistants, trompeurs et enveloppés d’enjolivements multiples. Je m’en remettrai à la mort pour connaître mes progrès. Je me prépare donc sans crainte à ce que ce jour, où laissant de côté l’artifice et le fard, je me ferai juge de moi-même …’26

Sèneca pot servir aquí de paradigma moral: seguint els principis estoics, es concentra en l’instant present, que és el sol moment que estigui veritablement en el seu poder.

Mirar-se a través de la imatge de l’amic: l’exemple de Bassus

R.F. Mayer va mostrar que en les Lletres a Lucili Sèneca s’estima més el model més proper i humà de l’amic que no pas els models tradicionals d’herois o de savis27. A diferència dels exempla habituals, massa imponents i perfectes, Sèneca, Bassus i Clarà són models més adaptats al lector, simple proficiens. Per a Lucili, són models vius i accessibles. La seva manera de suportar amb valentia la malaltia i la vellesa ens ofereix una imatge visible i palpable de com conduir-nos: la imatge d’una ànima indiferent a la mort —o almenys que procurar ser-ho. Així, en la carta 30, Sèneca constata el contrast espectacular entre el deteriorament físic del seu amic Bassus i la vitalitat de la seva ànima:

Je viens de voir Bassus Aufidius, cet excellent homme ; je l’ai trouvé cassé, luttant contre l’âge, mais la charge est trop lourde aujourd’hui pour être soulevée. La vieillesse pèse sur lui et l’accable de toutes parts. […] Malgré tout, notre cher Bassus est plein d’énergie. C’est là ce que garantit la philosophie : un homme gai en face de la mort ; quel que soit son état physique, courageux, content et plein de vigueur quand les forces abandonnent son corps. Je croyais voir notre cher Bassus suivre ses propres obsèques, assister à son propre ensevelissement et survivre en portant sagement le deuil de lui-même. […] Ces vérités, je le sais, ont été dites souvent et se diront souvent encore, Mais je ne les ai point trouvées d’un pareil profit dans les livres ou dans les propos de philosophes proclamant le mépris d’un mal qu’ils n’étaient pas près d’avoir à craindre. J’ai accordé au contraire toute l’autorité possible à cet homme parlant de la mort si près de lui »28 .

26. Sen., epist. 26, 4-6.

27. mAyer 1989

28. Sen., epist. 30, 1-7 : Bassum Aufidium, uirum optimum, uidi quassum, aetati obluctantem. Sed iam plus illum degrauat quam quod possit attolli; magno senectus et uniuerso pondere incubuit. Scis illum semper infirmi corporis et exsucti fuisse […] Bassus tamen noster alacer animo est: hoc philosophia praestat, in conspectu mortis hilarem {esse} et in

El motiu del ‘mirall de l’ànima’ en les Lletres a Lucili 151

Bassus és una mena de Sòcrates romà. Poc li preocupa el destí del seu cos. Com Sòcrates que consola els seus amics de la seva mort, Bassus s’esforça a mostrar al seu entorn que la mort no és una desgràcia. Tanmateix, per a Sèneca, Bassus és més que un Sòcrates romà: ensenya a Sèneca la imatge de la seva pròpia decrepitud i al mateix temps la imatge exemplar de com comportar-se de cara a la malaltia. La veritat de Bassus no és ni la d’un savi, ésser poc comú, ni la dels conceptes. És la veritat de l’amic, doble de Sèneca, la veritat de l’experiència que permet a l’autor entendre que l’ànima pot fer abstracció de la malaltia. Reescriure aquest episodi, és meditar-lo. La carta es transforma d’aquesta manera en una praemeditatio malorum. La seva eficàcia i el seu impacte serà més gran que la d’un tractat filosòfic: la carta mostra en lloc d’exposar; ens posa directament en contacte amb la realitat. Així, degut a la angoixa que inspira l’amenaça de la mort, Sèneca proposa una nova versió del motiu socràtic del mirall de l’ànima: l’ànima que el lector contempla no és simplement la de Déu, ni la del savi, sinó la de l’amic malalt.

Conclusió

Ens queda tanmateix un altre enigma per resoldre: Sèneca no qualifica mai les seves cartes de ‘speculum’. Com podem interpretar aquest silenci en una obra que tal com he intentat provar, compleix la funció del mirall de l’ànima en totes les seves dimensions? Probablement Sèneca pren certes distàncies respecte del model socràtic. Profundament decebut per la seva experiència del poder, el filòsof romà dissocia coneixement de si mateix i política, dos realitats estretament lligades tant en el Primer Alcibíades com en el seu propi tractat De Clementia. En les Lletres a Lucili, Sèneca malda per conquerir la seva essència divina oposant-la a la divinitat irracional del príncep pràcticament adulat com a un déu.

D’altra banda, Sèneca refusa al·ludir clarament al motiu de l’ànima a la correspondència epitolar probablement perquè la seva ànima encara no ha aconseguit la perfecció divina a la qual aspira: el lector percep la imatge d’una ànima en constant moviment i progrés, no suficientment perfecta i estable per poder-se veure reflectida en l’obra. Per últim, però no menys important, l’absència del motiu socràtic del mirall ‘reflecteix’ sens dubte la gran incògnita que representa la mort per a Sèneca.

quocumque corporis habitu fortem laetumque nec deficientem quamuis deficiatur. […] Bassus noster uidebatur mihi prosequi se et componere et uiuere tamquam superstes sibi et sapienter ferre desiderium sui. Nam de morte multa loquitur et id agit sedulo ut nobis persuadeat, si quid incommodi aut metus in hoc negotio est, morientis uitium esse, non mortis[…]Haec ego scio et saepe dicta et saepe dicenda, sed neque cum legerem aeque mihi profuerunt neque cum audirem iis dicentibus qui negabant timenda a quorum metu aberant: hic uero plurimum apud me auctoritatis habuit, cum loqueretur de morte uicina

Jordi Pià-Comella

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DOI: 10.2436/20.2501.01.99

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien*

AbstrAct

Imagines (Εἴκονες) has been considered the most complete and complex Lucian ἔκφρασις; this fact invites us to think that its author, once again, intends here to break with gender molds and a conventional writing of his times. Thus, starting from school exercises ( ἔκφρασις and others) and their rules, Lucian puts an object in absentia under the eyes of the listener or the reader, but, by taking as references works of classical sculpture, he wants to model, not using marble or stone but words, the portrait of a beautiful woman, Panthea, the mistress of emperor Lucius Verus. So it turns out that the description becomes a lesson on how to read a work of art by an expert (σοφός), i.e a theory about ancient beauty canons, but, by adapting them to Lucian’s own context and to the triviality of the life of the imperial court, beautiful Panthea is also inscribed in the catalogue of satirical heroes of the Lucian universe.

Keywords : Lucian, progymnasmata, ekphrasis, Imagines, Pro imaginibus 1.

La littérature de l’époque impériale est une littérature rhétorique, marquée par l’apprentissage scolaire au long du parcours des différents niveaux de formation —d’abord chez le γραμματιστής ou paedagogus et ensuite chez le

* Cet article a été préparé dans le cadre du projet de recherche FFI2016-77969-P financé par le ‘Ministerio de Economía, Industria y Competitividad’.

γραμματικός ou grammaticus pour les deux premières étapes— qui aboutissent aux exercices pratiqués chez le rhéteur ; ces exercices, les progymnasmata, c’est-à-dire, littéralement, exercices préparatoires, dont la méthodologie consistait à lire ou à écouter un texte pris comme modèle, à l’identifier et le reconnaître au moyen de sa définition, classification, explication, variation et évaluation, pour en produire tout de suite après une espèce de réplique1

Le rhéteur Aélius Théon, dans l’introduction de son manuel, montre l’« utilité » des progymnasmata pour atteindre la performance dans la composition d’ hypotheseis et des genres du discours oratoire, qui est, nous le savons, le but principal de la formation dans l’Empire ; or Théon fait valoir aussi l’importance que la formation rhétorique des progymnasmata fournit à l’ensemble de toutes les formes d’expression littéraire ; il encourage, à cet effet, les enseignants à compiler des exemples de chaque exercice en prélevant des modèles et des sujets dans les textes des auteurs anciens afin que les disciples puissent les étudier, comprendre et mettre en pratique :

Je n’ai pas fait cet exposé parce que je pensais que tout y convenait à tous les débutants, mais pour que nous sachions que l’entraînement à ces exercices est absolument nécessaire non seulement aux futurs orateurs, mais encore à tous ceux qui veulent pratiquer l’art des poètes, des historiens ou d’autres écrivains. En effet, ce sont là en quelque sorte les fondements de toute forme de discours et la façon dont on les aura jetés dans l’esprit des jeunes gens déterminera nécessairement la qualité aussi de la suite : aussi faut-il qu’en plus des exemples susdits le maître lui-même compose en particulier certaines contestations et confirmations parfaites et qu’il les fasse réciter par les jeunes gens, afin qu’ils soient façonnés par la méthode de ces modèles et deviennent capables de les imiter2 .

Le texte de Théon s’avère programmatique dans la mesure où, sans le dire explicitement, il introduit un concept fondamental dans la littérature de l’époque impériale : la μίμησις littéraire ou rhétorique, et établit de ce fait

1. webb 2001, 289-316 ; cribiore 2001, 229-230 ; webb 2017, 139-153.

2. Nous suivons, ici et ailleurs, le texte et la traduction de pAtillon 1997.

154
ταῦτα μὲν οὖν παρεθέμην, οὐ νομίζων μὲν ἅπαντα εἶναι πᾶσιν ἀρχομένοις ἐπιτ ή δεια, ἀλλ’ ἵνα ἡμεῖς εἰδῶμεν, ὅτι π ά νυ ἐστὶν ἀναγκαῖον ἡ τῶν γυμνασμάτων ἄσκησις οὐ μόνον τοῖς μέλλουσι ῥητορεύειν, ἀλλὰ καὶ εἴ τις ἢ ποιητῶν ἢ λογοποιῶν ἢ ἄλλων τινῶν λόγων δύναμιν ἐθέλει μεταχειρίζεσθαι. ἔστι γὰρ ταῦτα οἱονεὶ θεμέλια πάσης τῆς τῶν λόγων ἰδέας, καὶ ὡς ἂν αὐτά τις ὑπάγηται τῇ τῶν νέων ψυχῇ, ἀνάγκη τὸν αὐτὸν τρόπον καὶ τὰ μετὰ ταῦτα συμβα ί νειν· διόπερ χρὴ πρὸς τοῖς εἰρημένοις καὶ αὐτὸν τὸν διδ ά σκαλον ἀνασκευ ά ς τινας καὶ κατασκευὰς [μ ά λιστα] κ ά λλιστα ποιησ ά μενον προστ ά ξαι τοῖς νέοις ἀπαγγεῖλαι, ὅπως τυπωθέντες κατὰ τὴν ἐκε ί νων ἀγωγὴν μιμήσασθαι δυνηθῶσιν·
. 70)
(Theon Prog

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 155

que parole et mot écrit représentent deux formes d’expression inséparables, en particulier dans une période où la formation scolaire rhétorique était dominante. Le rhéteur, par conséquent, a dans ses mains la responsabilité d’une formation qui est la même pour le futur orateur et pour l’écrivain, étant donné que pour l’un et l’autre le point de départ sera toujours un modèle connu, figé par la tradition, que l’élève doit appréhender et imiter, tout en le réélaborant, le retravaillant, afin d’en faire sa propre création, en faisant face à de très dures contraintes, une espèce d’esclavage pour la création, porté souvent à des extrêmes absurdes, comme nombre d’auteurs en grec et en latin remarquent, sous forme satirique la plupart du temps3

Tous les manuels de progymnasmata établissent le catalogue des diverses modalités d’exercice, c’est une liste fermée qui, en principe, n’admet pas d’autres possibilités, et cette liste est, à très peu d’exceptions près, exactement la même chez tous les auteurs : elle comprend quatorze progymnasmata4, qui sont presque toujours définis de la même façon, qui reçoivent le même nom, et dont les exemples sont la plupart du temps les mêmes : ceci pour signaler l’unité et la fixation stricte de ce système de paideia Or, il est important de dire que ces exercices ne sont pas du tout, euxmêmes, des modèles de composition, du point de vue du genre ou de la forme finale du discours ou de l’œuvre littéraire ; ce ne sont que des clichés, chacun ne visant qu’un seul aspect de l’expression, dont la performance servira au futur orateur, sophiste ou écrivain, de répertoire de sujets, mais surtout de formes au moment d’élaborer une pièce littéraire qui, évidemment, enchaînera, par succession ou par fusion, d’une façon plus ou moins visible en vertu de la créativité de l’auteur, un nombre indéterminé de ces ressources.

Un de ces exercices est l’ἔκφρασις, qui généralement désigne une description et, plus particulièrement, la description d’objets artistiques. C’est une forme —comme toutes les autres que les progymnasmata proposent— largement représentée dans la littérature grecque, dans tous ses genres et à toutes les époques, en commençant par la description du bouclier d’Achille dans l’ Iliade 5 . Or, c’est dans la littérature grecque de l’époque impériale, dans le cadre de la Seconde Sophistique, et surtout chez des auteurs tels que Philostrate avec La galerie de tableaux et Callistrate avec sa Description de quelques statues , que l’ ἔκφρασις apparaît comme un genre par lui-

3. À cet égard, de nombreux passages de Lucien peuvent être cités dans Le Pseudosophiste ou le Soléciste, Le Maître de rhétorique, Le Pseudologiste ou Sur le mot apophras, etc.

4. Les voici : fable ( μῦθος ), récit ( διήγημα ), anecdote ( χρεία ), maxime ( γνώμη ), confirmation ( κατασκευή ) et réfutation ( ἀνασκευή ), lieu commun ( κοινὸς τ ό πος ), éloge (ἐγκώμιον), blâme (ψόγος), comparaison (σύγκρισις), éthopée (ἠθοποιΐα), description (ἔκφρασις), thèse (θέσις), loi (νόμος).

5. Hom. Il . 18.478-608. La bibliographie sur l'écphrase dans le monde gréco-romain est abondante, voir une mise au jour très utile dans squire 2015, 16-33.

156

même, en vertu, évidemment, de son inclusion dans les exercices préparatoires6 .

Théon définit l’ἔκφρασις7 comme un discours qui expose en detail et présente devant les yeux, d’une façon manifeste, l’objet montré ; et il ajoute que la description peut porter sur des personnages, des faits, des lieux ou des époques :

(Theon Prog. 118)

La description est un discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître. On a des descriptions de personnes, de faits, de lieux et de temps.

De cette manière, l’orateur, ou l’écrivain, pourra atteindre son but s’il est capable de construire un discours, moyennant la description, qui soit clair et visible, puisque σαφ ή νεια et ἐν ά ργεια sont les principales ἀρεταὶ d’une ἔκφρασις8 ; ce sont elles qui permettent de « presque voir ce qui est décrit » :

ἀρεταὶ

ἄχρηστα… (Theon Prog. 119)

Les vertus de la description sont les suivantes : avant tout la clarté et l’évidence qui fait presque voir ce qu’on présente ; puis de ne pas s’étendre tout au long sur les détails inutile…

Par étymologie, ἐν

ς sont des mots qui appartiennent au champ lexical de la vision ; ils désignent la luminosité ou quelque chose qui brille 9. Et à cette vivacité le mot doit son pouvoir de recréer une image, c’est justement l’ἐνάργεια qui distingue —selon le rhéteur Nicolas— une ἔκφρασις d’un simple exposé des faits et transforme les auditeurs en spectateurs, in absentia, pour ainsi dire :

6. Tous les traités de progymnasmata Théon (Ie siècle), d’Hermogène (IIIe siècle), d’Aphthonios (IVe siècle) ou de Nicolas (Ve siècle)— placent la description après l’éthopée et précédant la thèse.

7. Pour un résumé de l’ ἔκφρασις dans les livre de Théon et dans les autres Manuels , cf. pAtillon 1997, xxxviii-xlv.

8. Cf. dubel 1997, 249-264.

9. c h A ntr A ine 1970. Les termes équivalents en latin chez Quintilien sont : evidentia , inlustratio, sub oculis subiectio, perspicuitas…(Inst. 6.2,32 ; 8.3,61).

Ἔκφρασις ἐστὶ λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὑπ’ ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον. γίνεται δὲ ἔκφρασις προσώπων τε καὶ πραγμάτων καὶ τόπων καὶ χρόνων.
δὲ ἐκφράσεως αἵδε, σαφήνεια μὲν μάλιστα καὶ ἐνάργεια τοῦ σχεδὸν
τὰ ἀπαγγελλόμενα, ἔπειτα τὸ μὴ τελέως ἀπομηκύνειν περὶ τὰ
ὁρᾶσθαι
ργεια
ἐναργῶς
ἐναργ
ἔκφρασίς ἐστι λόγος ἀφηγηματικός, ὑπ’ ὄψιν ἄγων ἐναργῶς τὸ δηλούμενον. πρόσκειται δὲ ἐναργῶς, ὅτι κατὰ τοῦτο μάλιστα τῆς διηγήσεως διαφέρει· ἣ
,
,

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 157

(Nicol. Prog. 68)

Ekphrasis est un discours qui expose en détail, qui met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître. De façon évidente est ajouté puisque c’est par là qu’il diffère le plus du récit ; car le récit offre un exposé clar simple des faits, tandis que l’ekphrasis tache de transformer les auditeurs en spectateurs10

D’autre part, il est important de signaler que le terme grec ἔκφρασις est formé sur le même radical que le verbe φράζειν —« faire comprendre, indiquer par des signes ou par la parole11 »—, renforcé par le préfixe ἐκ-, de sorte que sa traduction serait « décrire de façon exhaustive » ; cependant, le mot « description », comme en latin descriptio , appartient au champ sémantique de l’écriture, tandis qu’en grec le champ lexical concerné est celui de l’oral ; sans oublier, par ailleurs, que même le champ sémantique de γράφειν en grec désigne à la fois l’action de dessiner ou peindre et aussi celle d’écrire.

La description (ἔκφρασις) nous emmène, donc, à une autre réalité, qui est visuelle et verbale en même temps, dont l’orateur ou l’écrivain ont la clé : leurs mots donnent accès à un monde parallèle, qui est révélé par une parole sage et persuasive ; autrement dit, il s’agit d’une translation du texte iconique au texte linguistique, sans que la parole abandonne l’hégémonie, car sans l’hégémonie de la parole, il ne s’agirait que d’une affaire de θαῦμα, d’admiration, d’étonnement12

Finalement, en ce qui concerne le style de l’ἔκφρασις, les auteurs des manuels, et notamment Théon qui nous sert ici de porte-parole de ses collègues postérieurs, signalent que la correspondance entre le sujet et le mode d’expression utilisé est nécessaire et obligatoire ; l’élocution, donc, ne doit pas s’éloigner du caractère ni de la proportion de l’objet ou sujet décrits :

(Theon Prog. 119-120)

D’une manière générale l’expression doit se modeler sur le sujet, de sorte que, si ce qu’on donne à connaître est fleuri, l’expression soit également fleurie et que, si cela est sec ou horrible ou autrement, les éléments de l’expression ne soient pas en désaccord avec la nature du sujet13

10. Texte de felten 1913 ; notre traduction.

11. chAntrAine 1979, 1224.

12. Cf. spinicci 2008.

13. Cf. Hermog. Prog. 10.6 (texte et traduction pAtillon 2008)

μὲν γὰρ ψιλὴν ἔχει ἔκθεσιν πραγμάτων, ἣ δὲ πειρᾶται θεατὰς τοὺς ἀκούοντας ἐργάζεσθαι.
τὸ δὲ ὅλον συνεξομοιοῦσθαι χρὴ τοῖς ὑποκειμένοις τὴν ἀπαγγελίαν, ὥστε εἰ μὲν εὐανθές τι εἴη τὸ δηλούμενον, εὐανθῆ καὶ τὴν φρ ά σιν εἶναι· εἰ δὲ αὐχμηρὸν ἢ φοβερὸν ἢ ὁποῖον δή ποτε, μηδὲ τὰ τῆς ἑρμηνείας ἀπᾴδειν τῆς φύσεως αὐτῶν.
: ἔτι μέντοι συνεξομοιοῦσθαι τὰ τῆς φρ ά σεως ὀφε ί λει τοῖς πρ ά γμασιν· ἂν ἀνθηρὸν τὸ πρᾶγμα, ἔστω καὶ ἡ λέξις

158

Voici un résumé très rapide de ce que Théon —et Nicolas— entendent par ἔκφρασις , toujours du point de vue de l’exercice préparatoire. Les autres auteurs des Manuels de progymnasmata qui nous sont parvenus s’y accordent, sauf quelques petites différences ou additions. Par exemple, en ce qui concerne le style, Aphthonios recommande que le style de la description soit ἀνειμένον (délié) 14, bien qu’il puisse être garni de différentes figures afin d’atteindre le but principal, c’est-à-dire, reproduire fidèlement, par des mots, l’objet décrit :

(Aphth. Prog. 12.3)

Le style de la description sera délié, orné de figures variées et d’un façon générale à l’imitation des sujets décrits.

Le rhéteur Nicolas évoque également diverses formes d’expression dans la composition d’une description, mais la correspondance avec l’objet décrit est obligatoire et inévitable, car sans cette correspondance l’auditeur ne reçoit pas la motivation adéquate :

(Nicol. Prog. 70)

Il nous faut, pour l’ ekphrasis, un style varié, car la forme d’expression doit aussi s’ajuster au sujet proposé, rendant douces ou tragiques les accidents ou, en un mot, présenter quelque autre émotion.

Les manuels des rhéteurs indiquent également comment une description doit être élaborée. Ainsi, Aphthonios précise que s’il s’agit d’actions, un ordre chronologique doit être suivi, tandis que la description des lieux et des circonstances doit s’appuyer sur leur entourage, et que pour une description de personnes, il faut aller du début à la fin 15. Quant à Nicolas, il considère la description une partie d’un assemblage de pièces permettant de composer un ensemble :

. (Il importe en outre que les éléments de l’expression se modèlent sur les objets : si l’objet est fleuri, l’expression le sera aussi, si l’objet est sec, l’expression sera de même sorte).

14. Aphth. Prog . 12.3 ( p A tillon 2008) ; Hermogène, lui, explique que le style ἀνειμένον est l’opposé du style ardent et véhément (Hermog. Id. 2.1). Aussi, Dion Chrysostome (Or 18.10) emprunte ἀνειμένον pour définir le style d'Hérodote.

15. Aphth. Prog . 12.1 : Ἐκφρ

(La description des personnes ira de ce qui est premier à ce qui est dernier ; c’est à dire de la tête aux pieds).

Ἐκφράζοντας δὲ δεῖ τόν τε χαρακτῆρα ἀνειμένον ἐκφέρειν καὶ διαφόροις ποικίλλειν τοῖς σχήμασι καὶ ὅλως ἀπομιμεῖσθαι τὰ ἐκφραζόμενα πράγματα.
φράσεως δὲ ποικίλης ἐν αὐτῇ δεόμεθα· πρὸς γὰρ τὴν ὑποκειμένην ὑπόθεσιν ἁρμόζειν δεῖ καὶ τὸ τῆς ἀπαγγελίας εἶδος ἢ γλυκαίνοντας ἢ ἐκτραγῳδοῦντας τὰς συμφοράς ὅλως ἄλλο τι παριστάντας πάθος·
τοιαύτη, ἂν αὐχμηρὸν τὸ πρᾶγμα, ἔστω καὶ ἡ λέξις παραπλησία
ά ζειν δὲ δεῖ πρόσωπα μὲν ἀπὸ τῶν πρ ώ των ἐπὶ τὰ τελευταῖα, τουτέστιν ἀπὸ κεφαλῆς ἐπὶ πόδας.

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 159

(Nicol. Prog. 70).

Cet exercice est, la plus part du temps, comme un partie prise d’un ensemble plus large, mais rien n’empêche qu’il puisse parfois être travaillé comme suffisant en lui-même pour une hypothèse complète, puisqu’il est, sans doute, la partie la plus grande.

Donc, d’après Nicolas, la description fournit une connaissance particulière et précise de l’objet décrit : un récit générique, par exemple, explique tout simplement que les Athéniens et les Lacédémoniens se sont battus ; en revanche, une description doit porter sur des particularités telles que les préparatifs au combat ou les armes utilisées, puisque la description est toujours, en termes généraux, un moyen d’exprimer la substance et l’essence des faits16 . En ce qui concerne la description spécifique des œuvres d’art, c’est aussi le rhéteur Nicolas qui propose des démarches concrètes : il est obligatoire que l’ἔκφρασις de statues ou de peintures contienne une réflexion sur le style de l’artiste et même sur son état d’humeur au moment de la réalisation de son œuvre, afin que ces explications contribuent à l’ ἐνάργεια 17 . Voilà, à vrai dire, une observation très intéressante, qui annonce peut-être de la différence18 entre l’ekphrasis de l’antiquité et celle de l’époque moderne : pour les anciens l’objet d’art, et par conséquent sa description, attire l’attention surtout par ce qu’il représente —le mythe sous-jacent ou les passions qu’il symbolise— et beaucoup moins par la manière dont il a été exécuté ; dans les descriptions de l’antiquité, du fait qu’elles sont des images verbales élaborées à partir d’une image plastique, la culture (paideia) du locuteur est un aspect très important, il s’agit d’un exploit rhétorique, qui consiste à construire verbalement un objet à travers des mots19 .

L’ ekphrasis est, sans doute, un grand défi à l’égard de la maîtrise d’un sophiste virtuose ; en effet, réussir à faire visible un objet par le langage, ou, de même, décrire un objet d’art pour que l’auditeur le voie, n’est, somme toute, que l’expression la plus élaborée de la rivalité entre parole et image20; dans ce sens, le champ lexique de la vision devient le matériau de référence métaphorique pour établir le pouvoir d’évocation de la parole, son ἐνάργεια.

16. Nicol. Prog. 69.

17. Ibidem

18. Très justement signalé par webb 2009, 11.

19. Philostrate, dans La galerie de tableaux , prétend avoir sous les yeux les peintures qu'il décrit ; et ces peintures sont, à leur tour, des représentations d'histoires —de mythes, de héros … — : elles constituent donc une réalité rhétorique qui devient littéraire, qui devient un texte à lire, car la description de la galerie des peintures est destinée à circuler séparément des conditions que l’auteur déclare être à l’origine de la description ; cf. mestre 2004, 155-175.

20. gómez 2019, 239-248.

Ἔστι δὲ ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ τοῦτο τὸ προγύμνασμα τῶν ὡς μερῶν παραλαμβανομένων· οὐδὲν δὲ ἴσως ἂν κωλύοι καὶ ὡς ἀρκοῦσάν ποτε αὐτὴν πρὸς ὅλην ὑπόθεσιν ἐργάσασθαι, ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον μέντοι τῶν μερῶν ἐστι.

L’école des anciens, qui est formation rhétorique, est pleine de contraintes, c’est vrai, mais ce sont ces mêmes contraintes qui ouvrent la possibilité d’une application directe21 et d’un procès créatif très riche. De cette façon, tout le corpus de modèles de toutes sortes — personnages, valeurs, récits, citations, conduites, évènements, etc. — sera inévitablement repérable dans les textes littéraires.

En ce qui concerne notamment l’ ekphrasis, Lucien de Samosate, un pepaideumenos convaincu, est un exemple excellent et de la stricte application littéraire des contraintes des progymnasmata — exemple unique, évidemment, car le talent ou le génie particulier de chacun permet que, bien qu’issus des mêmes modèles, le résultat soit différent — et de l’aboutissement d’un brillant procès créatif.

2.

Lucien de Samosate (s. II AD), très prolifique écrivain grec de l’époque impériale, souvent appelé maître de la satire, rénovateur du dialogue, a aussi beaucoup d’autres mérites du point de vue de la littérature, puisqu’il est une source presque intarissable d’exemples de la réflexion sur l’effet des mots et du langage. L’œuvre de Lucien est comblée de l’application stricte des répertoires de modèles et de procédures, mais aussi du résultat de la mise en œuvre de ces procédures d’une façon jusqu’au-boutiste, extrêmement particulière, créative et innovatrice. Pour reprendre les mots de Reardon, dans Lucien il y a l’ancien en parallèle avec le nouveau, le plus radicalement nouveau22

Pour aborder notre sujet, nous avons choisi d’analyser le dialogue Portraits avec sa réplique Défense des portraits 23 —, dans l’idée d’y suivre, d’un côté, l’application des progymnasmata conventionnels (l’ἔκφρασις en particulier : en fait, εἴκονες se trouve être le titre de ces écrits), et de l’autre, de montrer et de mettre en valeur comment, suivant en apparence strictement les règles et les conventions de la paideia et de la tradition, Lucien façonne, crée, un produit nouveau. Or la nouveauté ouvre à son tour tout un éventail de ressources et de stratégies rhétoriques et littéraires, par exemple : la fusion de formes, la mixis, la réflexion théorique sur le langage, le langage face aux arts de représentation plastique, la mimésis littéraire et la mimésis de la réalité, le tout logé dans le cadre d’une forme tout à fait définie, le dialogue24

21. webb 2001, surtout 292, 304.

22. reArdon 1971, 155-180.

23. cistAro 2009 ; dubel 2014, 145-175.

24. Lucien lui-même affirme que la transformation du dialogue qu’il entreprend est sa plus grande réalisation littéraire ; voir mestre & gómez 2001, 115-122. Sur la mixis élément fondamental de la création littéraire chez Lucien, voir c A merotto 1998, 75-133 ; d eriu 2017 ; mArquis & billAult 2017.

160

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 161

Les dialogues Portraits et Défense des portraits sont des entretiens entre deux personnages de fiction, contemporains, Lykinos25 et Polystratos, qui parlent, comme par distraction ou passe-temps, d’une dame de la cour, Panthéia26 , qui n’est autre que la maîtresse de l’empereur Lucius Verus27

Tout commence, paraît-il, par une vision frappante ; dans Portraits, Lykinos transmet à son interlocuteur Polystratos la grande impression qu’il a éprouvée à la vue d’une femme d’une beauté exceptionnelle

(Luc. Im. 1)

lyKinos.— En vérité, Polystratos, ce qu’on éprouvait autrefois à la vue de la Gorgone, je viens de l’éprouver tout à l’heure en voyant une femme parfaitement belle. Peu s’en faut que d’homme je ne sois devenu pierre, comme dans la fable, figé par l’admiration28

Dès le début, donc, il s’agit d’un θαῦμα, qui a besoin d’être dit en paroles, et dans ce cas d’une façon hyperbolique et paradoxale — l’accent est mis sur la vision29—, autrement dit, il s’agit de l’effet chocant qu’une vision déterminée provoque ; c’est surtout l’aspect visuel qui compte, bien plus que la qualité de ce qui est vu — la beauté est mentionnée, mais la comparaison (synkrisis, un autre προγ ύ μνασμα 30) qui définit le θαῦμα n’est pas pour autant une comparaison de beauté : Lykinos évoque la Gorgone, et l’impact visuel qu’elle avait le pouvoir de provoquer, ainsi que ses résultats — être pétrifié , pour avertir Polystratos surtout de cet impact.

Plus encore, un peu plus loin, Lykinos, qui va s’engager dans la difficile tâche de mettre en paroles sa vision, afin que son interlocuteur éprouve le

25. Lykinos, dont le nom a été interprété comme une déformation du nom de Lucien, apparaît plusieurs fois dans les textes de Lucien (Lexiphanès, Conversation avec Hésiode, Défense des portraits …), est considéré un des alter ego dont notre auteur se sert souvent. 26. Xénophon ( Cyr.  6. 1.31, 6.11 ; 5.1.2-18) avait déjà écrit sur l’apparence et le caractère d’une autre Panthéia —la plus belle femme de l’Asie— ; Plutarque en parle aussi dans plusieurs passages des Moralia (31 c, 84 f, 521 f, 706 d, 1093 d) ; et Philostrate lui consacre une de ses descriptions (Im. II 9), où il remarque que ni la maîtrise du langage de Xénophon suffit pour rendre les qualités morales de la jeune femme, tandis que, par contre, l’auteur de la peinture qu’il se propose d'interpréter y arrive sans problème. Même s’il ne s'agit pas de la même femme, l’existence d’autres témoignages sur une Panthéia, est utile pour mieux comprendre le jeu littéraire de Lucien. Cf. gómez & JufresA 2007, 277-287.

27. En ce qui concerne Lucien et Lucius Verus, cf. billAult 2010, 146-155.

28. Traduction É. Chambry, cf. billAult & mArquis 2015.

29. goldhill 1994, 197-233.

30. En voici la définition de Théon (Prog. 112) :

(…un discours qui compare le meilleur ou le pire. On a des parallèles de personnes et de choses).

: ΛΥΚΙΝΟΣ.— Ἀλλ’ ἦ τοιοῦτόν τι ἔπασχον οἱ τὴν Γοργὼ ἰδόντες οἷον ἐγὼ ἔναγχος ἔπαθον, ὦ Πολύστρατε, παγκάλην τινὰ γυναῖκα ἰδών· αὐτὸ γὰρ τὸ τοῦ μύθου ἐκεῖνο, μικροῦ δέω λίθος ἐξ ἀνθρώπου σοι γεγονέναι πεπηγὼς ὑπὸ τοῦ θαύματος.
…λόγος τὸ βέλτιον ἢ τὸ χεῖρον παριστάς. γίνονται δὲ συγκρίσεις προσώπων τε καὶ πραγμάτων

même effet (suivant exactement la définition de l’ ἔκφρασις rhétorique, comme nous l’avons déjà indiqué), avoue quand même qu’il y aura forcément un élément capital que sa description ne pourra guère rendre. Polystratos pourra « voir » la dame, mais même si la description est parfaite, il ne pourra jamais « être vu » :

ΛΥΚΙΝΟΣ.– (…)

(Luc. Im. 1)

lyKinos.– (…) Il se peut cependant que ton émoi soit moins grand et que la blessure soit moins grave, si c’est toi qui la vois ; mais si c’est elle qui jette les yeux sur toi, je ne vois pas comment tu pourras t’en sauver.

Nous sommes évidemment dans le terrain stricte de l’ekphrasis : il est question de réussir à ce que les mots mettent devant les yeux du destinataire l’objet décrit, au moyen de la phantasia. Par contre, rien n’est dit chez les rhéteurs de la capacité magnétique d’être vu —voici une des grandes innovations de Lucien, qu’il utilise, ailleurs, et pour la vue et pour l’ouïe31 .

Polystratos, lui, cependant, ne souhaite pas vraiment, au premier moment, entendre une description de la belle femme, il veut juste savoir de qui s’agitil, c’est-à-dire, il veut que sa vision mentale, sa phantasia , lui vienne tout simplement de son souvenir de la réalité, sans intermédiaire, sans une création à travers les mots ; c’est pour cela qu’il dit à Lykinos :

ἀλλ’ εἰπέ, τίς ἡ γυνή ἐστιν. (Luc. Im. 2)

polystrAtos.– Cesse, Lykinos, de nous façonner je ne sais quelle beauté prodigieuse. Dis-nous plutôt quelle est cette femme.

La phrase est fort intéressante : la réalité ( τ ί ς ἡ γυν ή ἐστιν ) s’oppose au τεράστιον (ce qui est prodigieux, donc irréel) et à ce qui implique le terme ἀναπλάττων, c’est-à-dire, littéralement par le préfixe ἀνα-, « refaire » manuellement quelque chose au sens propre, et « inventer », « imaginer », au sens figuré. Encore une fois, Lucien joue ici avec le cadre borné de la forme conventionnelle, qui, d’habitude, n’implique rien de significatif vis à vis de la réalité, du moment présent, et, dans ce cas, de l’éventuelle identification avec quelqu’un de réel et connu de l’auteur de la description. Ce n’est que parce que Lykinos ne connaît pas la femme, ne peut pas en donner le nom, qu’il aura recours à la description, et là, une fois dans le cadre rhétorique de la description, il essaiera, d’une façon satirique à notre avis, de décrire de la façon la plus traditionnelle possible. Il va donc faire la

31. Luc. Dom. 2, 17-18, 32, Her. 4-6. Cf. JufresA, mestre & gómez 2000, 273-277.

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καίτοι τοῦτο μὲν ἴσως εἰρηνικώτερόν ἐστιν καὶ τὸ τραῦμα ἧττον καίριον, εἰ αὐτὸς ἴδοις· εἰ δὲ κἀκείνη προσβλέψειέ σε, τίς ἔσται μηχανὴ ἀποστῆναι αὐτῆς ;
ΠΟΛΥΣΤΡΑΤΟΣ.– Παύου,
Λυκῖνε, τερ ά στιόν τι κ ά λλος ἀναπλ ά ττων,

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 163

description de la femme à son interlocuteur, et cette description sera tellement réussie que Polystratos saura tout de suite de qui il s’agit, puisque, lui, il la connaît : la femme, la vraie femme décrite, aura par conséquent été portée devant les yeux de Polystratos, parce que, plus qu’appliquer sa phantasia à se faire un portrait de cette femme, il l’applique à une espèce de reconnaissance de la dame elle-même 32 . C’est ainsi que, pour Polystratos, la reconnaissance s’est produite à un deuxième degré, grâce à la description de Lykinos. La fusion du cadre de la phantasia et celle de la reconnaissance ou du souvenir du réel est un des atouts les plus importants, nous paraît-il, de la démarche de Lucien qui, à partir de ce moment-là, prépare son terrain pour parler à son empereur, et au public qui reconnaît Panthéia, la vraie Panthéia, et la met en rapport avec Lucius Verus, l’empereur, bien réel aussi33

Par ailleurs, la description que Lykinos met en œuvre un bon nombre des ingrédients conventionnels et des lieux communs (κοινὸς τόπος, encore un autre progymnasma34) : la parole toute seule n’arrive pas à faire une imitation exacte de toute la beauté de l’objet décrit, comme souvent les arts plastiques n’y arrivent pas non plus ; cependant, dit-il, il lui sera plus facile de parcourir avec ses mots, non pas la vision qu’il a eue, mais la comparaison (σύγκρισις) de cette vision avec des statues célèbres, c’est-à-dire, encore une fois, avec quelque chose de réel, non pas ce que la statue représente, mais la statue elle-même, l’objet. Lykinos va donc évoquer des statues très connues des peintures aussi —, visibles, qui se trouvent à la vue de tout le monde des œuvres, d’artistes comme Apellès35, Phidias, ou Alcamène :

γυναῖκα. (Luc. Im. 3)

lyKinos.– Il me paraît plus sûr à moi d’appeler quelques-uns des grands artistes de l’Antiquité et de les charger de représenter cette femme à ma place36

32. Sur les conséquences émotionnelles que l’ekphrasis , au-delà de la rhétorique, produit sur le destinataire, cf. pigeAud 2014, 177-178.

33. Cf. m estre & g ómez 2018, 561-565. b äbler 2018, 189-201 affirme que Lucien élabore une subtile parodie de l’ecphrase et du discours artistique contemporain, et détruit avec le portrait de sa Panthéia ce qui pourrait sembler un acte de servilité et de flatterie vis à vis de la maîtresse de l'empereur.

34. Cf. Theon Prog. 106.

35. Apellès, avec Zeuxis et Parrhasios, fut un des trois peintres les plus renommés de l'Athènes classique ; cf. Plin. HN 35.36. Dans le texte de Lucien (Im. 3), l'absence de l’article devant le nom des artistes indique, peut-être, que Lykinos ne pense qu’à leur individualité, mais à toute une communauté d’artistes réels ou hipothétiques, qui ne pourront jamais rendre justice à la beauté de la femme qu'il décrit avec des mots.

36. Procédure inverse à celle de Philostrate dans La galerie des tableaux, cf. plus haut n. 19. Quant au sens de la forme ἀναπλάσειαν, il est beaucoup plus physique que ne le laisse entendre la traduction proposée : littéralement « modeler à nouveau », c’est-à-dire « resculpter ».

ΛΥΚΙΝΟΣ.– Καὶ μὴν ἀσφαλέστερον αὐτὸς ποιήσειν μοι δοκῶ τῶν παλαιῶν τινας ἐκείνων τεχνιτῶν παρακαλέσας ἐπὶ τὸ ἔργον, ὡς ἀναπλάσειάν μοι τὴν

En effet, la description consistera à évoquer ces statues, que tous ont déjà vues, à les décomposer — tête, nez, yeux, bras, jambes, costume, etc. —, et se servant de leurs différentes parties, resculpter, construire la statue, c’est-àdire, l’image de la belle dame que Lykinos a aperçue dans la rue. Voici les statues choisies : Aphrodite de Cnidos (Praxitèle) 37 , Aphrodite aux jardins (Alcamène) 38 , Aphrodite Sosandra (Calamis) 39 , Athéna Lemnia (Phidias) 40 , Amazone (Phidias) Il faut absolument, par ailleurs, noter que la plupart de ces statues, que nous conservons, sont justement des copies romaines du IIe siècle41

Il s’agira donc de décrire une autre statue, après l’avoir façonnée avec les parties choisies des autres. Il y a là plusieurs niveaux de description : d’abord celui qui dit les statues connues et ensuite la description du résultat, qui est une nouvelle statue, qui n’existe qu’en paroles, et qui est, à son tour, la description de la dame que Lykinos fait voir à Polystratos :

(Luc., Im. 5)

lyKinos.– Nous avons là, camarade, les plus belles des statues et nous n’avons plus besoin d’autres artistes. Allons maintenant, que je te fasse voir une image

37. Souvent identifiée à la Vénus Colonna des Musées Vaticans, qui en serait une copie romaine datée, justement, vers le IIe siècle.

38. Connue aussi comme Aphrodite au pilier (Louvre). Pausanias (I 19.2) signale qu'il s'agit d'une statue représentant Aphrodite céleste, protectrice de l'amour le plus spirituel, d’après Platon (Smp. 180d-181a). La statue, également mentionnée par Pline ( HN 36.16), se trouvait à Athènes hors les murs, face au stade ; cf. Luc. DMeretr. 7.1, où Mousarion avoue à sa mère qu'elle est prête à offrir des sacrifices à cette image de la déesse, dès qu’elle aura un bon amant.

39. La Sosandra (« celle qui sauve les hommes ») de Calamis (sculpteur du Ve siècle aC) se trouvait à l'Acropole et était célèbre pour sa beauté, mais on ne sait pas s'il s'agissait d'une image d'Aphrodite ou d'une femme mortelle. Il paraît que, néanmoins, elle a été le modèle pour le portrait d’Aspasie de Milet, la maîtresse de Périclès, d’après la copie romaine conservée au Louvre. Dans DMeretr. 3.2, Lucien évoque cette Sosandra pour décrire l'impression que la beauté de Thaïs produit sur Diphilos.

40. Les colons athéniens de l'île de Lemnos avaient fait cadeau à leur métropole, en 450 aC, d’une statue en bronze de la déesse Athéna ; cette Athéna Lemnia nous est aussi connue par les copies romaines en marbre. Sur les rapports entre l’art de Phidias et la rhétorique, y compris l’emploi de son nom par les orateurs, cf. pernot 2011, 11-43.

41. Sur l'utilisation du mythe grec à l'époque impériale et les œuvres d’art qui le représentent, cf. mestre 2017, 677-682.

164
ΛΥΚΙΝΟΣ.– Τὰ κ ά λλιστα, ὦ ἑταῖρε, ὥστ’ οὐκέτ’ ἄλλων τεχνιτῶν δε ή σει. φέρε δ ή , ἐξ ἁπασῶν ἤδη τούτων ὡς οἷόν τε συναρμόσας μ ί αν σοι εἰκόνα ἐπιδείξω, τὸ ἐξαίρετον παρ’ ἑκάστης ἔχουσαν. ΠΟΛΥΣΤΡΑΤΟΣ.– Καὶ τίνα ἂν τρόπον τουτὶ γένοιτο ; ΛΥΚΙΝΟΣ.– Οὐ χαλεπόν, ὦ Πολύστρατε, εἰ τὸ ἀπὸ τοῦδε παραδόντες τὰς εἰκόνας τῷ λόγῳ, ἐπιτρέψαιμεν αὐτῷ μετακοσμεῖν καὶ συντιθέναι καὶ ἁρμόζειν ὡς ἂν εὐρυθμότατα δύναιτο, φυλ ά ττων ἅμα τὸ συμμιγὲς ἐκεῖνο καὶ ποικίλον.

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 165

que je vais composer de mon mieux, en choisissant parmi toutes ces statues ce qu’il y a de plus remarquable en chacune.

polystrAtos – Comment t’y prendras-tu?

lyKinos.– C’est chose facile, Polystratos. Je n’ai, dès ce moment, qu’à confier ces portraits à la Parole et à la charger d’en transposer les traits, de les fondre et de les disposer dans les proportions les plus exactes possible, en prenant garde que la variété ne nuise pas à l’ensemble.

Nous vous faisons grâce maintenant des parties choisies pour intégrer la nouvelle statue (Im. 6)42 ; en revanche il est important de faire attention aux verbes utilisés (μετακοσμεῖν, συντιθέναι, ἁρμόζειν) qui rendent avec précision la démarche créatrice de transposition (sculpture / description en paroles), et de nouvel assemblage (ἅμα, τὸ συμμιγές, ποικίλον) ; dans le même sens, un peu plus bas, nous trouvons l’inclusion des peintures dans le répertoire des modèles à choisir, puisque la couleur est capitale lorsqu’il s’agit de décrire la réalité (Im. 7).

Finalement, on a l’impression que l’opération a atteint son but, confirmant en même temps que l’art de Lykinos est efficace, puisque, à un certain moment, Polystratos reconnaît la dame : la description à partir des chefs-d’œuvres représentant des déesses, et quelque autre information apparemment moins élaborée, fait exclamer Polystratos :

(Luc. Im. 10)

polystrAtos.– Arrête : je vois très bien à présent de quelle femme tu parles. Je la reconnais à ces traits mêmes et à sa patrie. Tu as dit aussi que des eunuques la suivaient?

À ce moment-là, pourrait-on penser, l’objectif est accompli, le jeu rhétorique et soi-disant évocateur des plus excellents produits de l’antiquité grecque, parvient, donc, à présenter la dame — Polystratos la voit! —, le niveau ekphrasis est atteint, mais, à un autre niveau, toute l’opération perpètre un autre acte strictement rhétorique, qui est la louange (ἐγκώμιον , encore un autre progymnasma) de Panthéia et, par elle, de l’empereur43 . Or, il n’en est rien : cette louange strictement physique que fait Lykinos — elle ne saurait être rien d’autre puisque pour lui ce n’est que le résultat d’une vision — déclenche, sans solution de continuité, la louange morale qu’entreprend Polystratos, car lui, justement, connaît personnellement la dame et l’a traitée.

42. Pour le détail, cf. edenbAum 1966, 67-70.

43. Sur l’aspect satirique ou sincère de l’éloge à l’empereur, cf. mestre & gómez 2018, 570-573 ; chiAlvA 2013, 201-234.

ΠΟΛΥΣΤΡΑΤΟΣ.– Ἔχ’ ἀτρέμας. συνίημι γὰρ ἤδη πάνυ σαφῶς ἥντινα καὶ λέγεις τὴν γυναῖκα, τούτοις τε αὐτοῖς γνωρίσας καὶ τῇ πατρίδι. καὶ εὐνούχους δέ τινας ἕπεσθαι αὐτῇ ἔφης.

La deuxième partie de Portraits insiste surtout sur l’ ἐγκώμιον, alors qu’elle reste une ἕκφρασις, mais seulement visible d’une manière abstraite44 : Polystratos tâche, à son tour, de porter la personne qu’est Panthéia devant Lykinos, de la même façon que celui-ci lui avait fait voir son aspect physique. Cette reconnaissance visuelle implique que Polystratos doit être prêt à compléter — maintenant avec l’aide des philosophes — le portrait de la femme, dessinant également l’image de ses qualités morales excellentes, véritables ornements de la beauté extérieure.

Face à l’éclectisme plastique de Lykinos, Polystratos réalise un portrait individuel à l’imitation d’un seul original, pour chacune des qualités invisibles de Panthéia, parmi lesquelles, non par hasard, sa paideia excelle45. Ainsi, par sagesse et intelligence, Panthéia est comparée à Aspasie de Milet, à la fois par son lieu d’origine (les deux sont originaires d’Ionie) et par ses relations avec des hommes puissants : l’une fréquentait Périclès, l’autre, l’empereur Lucius Verus ; et la comparaison (encore une synkrisis) est possible — insiste Polystratos — grâce au tableau, également fait de mots, que Socrate et Eschine — que Polystrate appelle γραφεῖς et δημιουργοί — font d’Aspasie (Im. 17). Théano, Sappho et Diotime sont les référents utilisés pour définir d’autres traits de l’intelligence de Panthéia ; les noms d’Arété et de Nausicaa sont évoqués en modèles pour expliquer le caractère affable et accueillant de Panthéia, tandis que Pénélope et la femme d’Abradatas —l’autre Panthéia— constituent les archétypes pour la prudence et la fidélité de la dame de Smyrne (Im. 18-21).

Le portrait de Panthéia s’achève en pointe homérique — le poète certes est le meilleur des peintres et ce qu’il fait s’exprime maintes fois dans le texte par le verbe γράφω —, puisque cette belle femme n’a rien à envier à Hélène, et elle rivalise avec Aphrodite en beauté et avec Athéna en œuvres (Im. 22).

Lucien est sans aucun doute un homme de son temps et, par conséquent, tout en reconnaissant la création artistique et littéraire, qui est toujours le résultat de mettre ensemble plusieurs éléments, il propose, à la fin du texte, de confier aussi la représentation de cette Panthéia, créée par le dialogue entre Lykinos et Polystratos, au pouvoir descriptif du mot écrit. Cela montre à quel point la littérature du IIe siècle est liée à l’écriture et au métier d’écrivain, de sorte que lorsque Homère et Socrate sont évoqués ils reçoivent désormais le

44. Luc. Im . 12, Lykinos demande a Polystratos ce portrait :

(rends-moi la pareille ; paye-moi, comme on dit, de la même mesure et même d’une plus forte … trace et montre-moi une image de son âme…) ; et Polystratos signale la difficulté qu’une telle description entraîne

(il est bien différent de louer ce qui est visible à tous les yeux et de rendre visible par la parole ce qu’on ne saurait apercevoir, et je crois que j’aurai besoin d’aides, moi aussi, pour ce portrait, et non pas seulement de sculpteurs et de peintres, mais aussi de philosophes…). 45. Luc. Im. 16.

166
μῦθον ἀντὶ μύθου ἄμειψαι αὐτῷ τῷ μέτρῳ, φασίν, ἢ καὶ λώϊον … τινα εἰκόνα γραψάμενος τῆς ψυχῆς ἐπίδειξον…
: οὐ γὰρ ὅμοιον τὸ πᾶσι προφανὲς ἐπαινέσαι καὶ τὰ ἄδηλα ἐμφαν ί σαι τῷ λόγῳ. κα ί μοι δοκῶ συνεργῶν καὶ αὐτὸς δε ή σεσθαι πρὸς τὴν εἰκόνα, οὐ πλαστῶν οὐδὲ γραφέων μόνον, ἀλλὰ καὶ φιλοσόφων…

De l’ekphrasis des manuels aux Portraits de Lucien 167

nom de γραφεύς, qui possède évidemment l’ambiguïté entre peintre et écrivain, une ambigüité qui est remplie de sens chez Lucien46 .

3.

Notre auteur réussit encore un dernier tour de force vis-à-vis de la rigidité des formules rhétoriques lorsqu’il reprend, dans Défense des portraits, le sujet de la louange à travers la description. En effet, Polystratos a fait connaître à Panthéia la description de Lykinos — et peut-être aussi celle de Polystratos, l’œuvre de Lucien, donc — et la dame accueille avec gratitude l’attention et l’éloge des deux interlocuteurs du dialogue, mais se plaint avec véhémence de l’hyperbole de Lykinos qui l’avait comparée à des déesses. Panthéia, qui avoue son respect religieux, ne peut pas admettre pour soi l’impiété d’un tel éloge :

(Pr.Im. 7)

« De pareilles louanges, disait-elle, sont trop au-dessus de moi et même de toute l’espèce humaine. Pour ma part, je n’aurais même pas voulu que tu me mettes en parallèle avec les héroïnes Pénélope, Arété et Théano, pour ne rien dire des premières des déesses. » Elle a dit encore : « Je suis pleine de crainte et de timidité en ce qui regarde les dieux. »

Dans ce deuxième dialogue, Polystratos, requis par Lykinos, rapporte les mots de Panthéia, dans un bel exercice d’éthopée (encore un autre progymnasma47), qui est en même temps une réfutation (ἀνασκευή, un autre progymnasma) des louanges hyperboliques de Lykinos. Celui-ci, à son tour, fait son apologie 48 , qui n’est que confirmation ( κατασκευή , encore un autre progymnasma) de son éloge, dont l’argument principal revient a l’opposition entre réalité et image car il n’a pas comparé Panthéia aux déesses mais aux statues des déesses :

46. Cf. JouAnnA 2001, 55-70.

47. Théon ( Prog . 115-118) appelle cet exercice προσωποποι ΐ α , tandis que les autres rhéteurs considèrent la προσωποποιΐα une des formes de l’éthopée (ἠθοποιΐα) ; cf. Hermog. Prog. 9 ; Aphth. Prog. 11 ; Nicol. Prog. 63-67.

48. Une défense qui occupe presque la moitié de la pièce et qui suit, elle aussi, le cadre stricte du λόγος δικανικός ; cf. Pr.Im. 17-28.

“Ὑπὲρ ἐμὲ γάρ,” φησίν, “μᾶλλον δὲ ὑπὲρ ἅπασαν τὴν ἀνθρωπίνην φύσιν τὰ τοιαῦτα. ἐγὼ δέ σε οὐδ’ ἐκεῖνα ἠξ ί ουν, ταῖς ἡρω ΐ ναις παραθεωρεῖν με Πηνελόπῃ καὶ Ἀρήτῃ καὶ Θεανοῖ, οὐχ ὅπως θεῶν ταῖς ἀρίσταις. καὶ γὰρ αὖ καὶ τόδε, π ά νυ,” ἔφη, “τὰ πρὸς τοὺς θεοὺς δεισιδαιμόνως καὶ ψοφοδεῶς ἔχω.”
ἐγὼ δὲ—ἤδη γ ά ρ με προ ά ξεται τἀληθὲς εἰπεῖν— οὐ θεαῖς σε, ὦ βελτ ί στη, εἴκασα, τεχνιτῶν δὲ ἀγαθῶν δημιουργήμασιν λίθου καὶ χαλκοῦ ἢ ἐλέφαντος πεποιημένοις· τὰ δὲ ὑπ’ ἀνθρώπων γεγενημένα οὐκ ἀσεβές, οἶμαι, ἀνθρώποις

168

Francesca Mestre et Pilar Gómez

(Pr.Im. 23)

Je te répondrai, car la vérité me contraint à parler : « Ce n’est pas à des déesses, ô la meilleure des femmes, que je t’ai assimilée, mais à des ouvrages de pierre, d’airain ou d’ivoire fabriqués par de grands artistes. » Or il n’y a pas d’impiété, que je sache, à comparer à des hommes les ouvrages des hommes, à moins que tu penses que ce qu’a modélé Phidias soit Athéna elle-même, que ce que Praxitèle a façonné à Cnide il n’y a pas beaucoup d’années soit l’Aphrodite céleste. Mais prends garde alors qu’une telle opinion ne soit une impiété à l’égard des dieux, dont les véritables images sont, à mon avis, impossibles à imiter pou les mortels.

Bref, ἔκφρασις surtout, mais aussi κοινὸς τ ό πος, σ ύ γκρισις, ἐγκώμιον, ἠθοποιΐα, κατασκευή et ἀνασκευή, se développent dans ces deux œuvres de Lucien, qui emprunte une succession de progymnasmata pour organiser son discours littéraire49, sous forme de dialogue, et qui vise, tout à fait dans les tendances de son époque, la louange, très peu conventionnelle, de l’empereur Lucius Verus et de son entourage.

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49. Pour l’influence des progymnasmata dans la littérature, cf. fernández delgAdo 2007.

εἰκάζειν. ἐκτὸς εἰ μὴ σὺ τοῦτο εἶναι τὴν Ἀθηνᾶν ὑπείληφας τὸ ὑπὸ Φειδίου πεπλασμένον ἢ τοῦτο τὴν οὐρανίαν Ἀφροδίτην ὃ ἐποίησεν Πραξιτέλης ἐν Κνίδῳ οὐ πάνυ πολλῶν ἐτῶν. ἀλλ’ ὅρα μὴ ἄσεμνον ᾖ τὰ τοιαῦτα περὶ τῶν θεῶν δοξ ά ζειν, ὧν τ ά ς γε ἀληθεῖς εἰκόνας ἀνεφ ί κτους εἶναι ἀνθρωπ ί νῃ μιμήσει ἔγωγε ὑπολαμβάνω.

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Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 171-181

DOI: 10.2436/20.2501.01.100

Le Pasteur d’Hermas: Autobiographie ou fiction littéraire?

Montserrat Camps-Gaset Universitat de Barcelona

AbstrAct

The Shepherd of Hermas, a 2nd century Christian work in prose written in first person, has been studied from many theological points of view. Several parallels with other fictional non-Christian narratives have been drawn, but there are still many questions concerning the author’s identity and to what extent the text may be autobiographical. The comparison with other contemporary literary works suggests a fictional narrative work, which is aimed at educating the audience towards conversion and chastity. The text deals with the character of the slave and its allegorical meaning and provides clues to recognizing the author as invested with supernatural authority over the community.

K eywords : Shepherd of Hermas , Early Greek Christianity, Autobiography, Allegory

De nombreuses études se sont succédé depuis longtemps à propos de l’auteur du Pasteur , ce curieux ouvrage du christianisme primitif. Ni la date ni l’auteur ni la composition ne sont des questions résolues. La date n’est pas excessivement importante pour notre sujet ; nous prenons la première moitié du IIe. siècle comme cadre probable de rédaction, mais une date un peu plus tardive serait tout aussi possible. Nous sommes d’accord avec l’opinion moderne qui fait du Pasteur une œuvre unitaire, conçue par un seul auteur, et non le résultat du collage maladroit de trois pièces indépendantes. C’est un sujet qui a mérité une longue bibliographie 1 ,

1. osieK 1999 : 12-15.

Montserrat Camps-Gaset

mais nous retenons l’unité de l’ouvrage tel que le font les éditeurs modernes 2 .

Mais qui est l’auteur du Pasteur ? Le texte est rédigé à la première personne et présente les visions et révélations reçues par un certain Hermas, nom qui n’apparaît que dans la première partie, les ‘Visions’, et qui disparaît par la suite. Faute de mieux, la tradition a toujours parlé d’un auteur Hermas, dont personne ne sait rien de précis. Il n’y a pas d’autres textes qui lui soient attribués, aucun témoignage extérieur qui se rapporte directement à l’écrit (le nom, toutefois, existe ailleurs 3 , ce qui devient une source de confusion pour la date), pas de biographie ni de données fournies par un contemporain quelconque. Nous n’en savons rien. Les renseignements de toutes les histoires de la littérature, y compris les commentaires modernes, se basent sur les données du texte lui-même, ce qui pose de nombreux problèmes d’interprétation. Même si l’on convient qu’il n’y a aucune donnée fiable sur l’auteur (la discussion sur la validité du Canon de Muratori est longue4), on reconnaît une certaine fonction autobiographique au premier paragraphe du texte et les interprètes modernes 5 affirment, sans preuves, que l’auteur 6 est un esclave affranchi (même Osiek 7 l’accepte), ayant une certaine aisance économique, marié, et même avec des troubles de famille. Il n’y a non plus presque pas d’objections à considérer le caractère apocalyptique du texte (bien que la discussion moderne est longue à propos de la signification de ‘apocalyptique’ et si le Pasteur appartient véritablement à ce genre ou non8) et allégorique, en vue des nombreuses allégories qui se succèdent au long du récit. Or, si c’est le cas, à quoi bon considérer qu’il y a des aspects biographiques, à côté de très longs passages qu’il faut absolument lire en clé métaphorique, voire allégorique ?

Même si les réponses à cette question ont été variées, le fait est que l’on retient toujours une certaine autobiographie réelle dans le texte 9 . D’autre part, il n’y a pas longtemps qu’on expliquait le début de l’ouvrage et quelques scènes un peu embarassantes par des allusions à la « littérature païenne » 10 ,

2. o sie K 1999 : 8-11; w hitt AK er 1956. Nous citons ici d’après la division ‘Visions’, ‘Commandements’ et ‘Similitudes’, qui est encore fréquente chez la plupart d’auteurs, mais nous ajoutons entre crochets le numéro du paragraphe de l’édition de whittAKer.

3. henne 1993 : 136, heiKKi 2003, Prosopographia 1987.

4. Sur le Canon de Muratori en particulier, cf. s undberg 1973 et g uignA rd 2015, et sur la discussion académique à propos du Canon par rapport au Pasteur, cf. osieK 1999 : 18-20.

5. o sie K 1999, s chw A rtz 1965, l indem A nn - p A ulsen 1992 (qui reproduit la traduction de dibelius 1923 corrigée par lindemAnn), etc. Pourtant, Joly 1968 : 530 reconnaît déjà que les données concernant la famille d’Hermas pourraient bien être une allégorie. Cf. aussi la vision nuancée de PrinzivAlli-Simonetti 2015, 182.

6. Disons : Hermas, puisqu’il n’y a pas de raison apparente pour ne pas le nommer ainsi.

7. 1999 : 21 et surtout 1998 : 153.

8. osieK 1999 : 10-12.

9. Pourtant, v ernet 1937 ne le cite pas, mais il s’agit bel et bien d’une autobiographie spirituelle à la première personne sur un procès intérieur de conversion, précédant celles de Grégoire de Nazianze et d’Augustin.

10. schwArtz 1965.

172

Le Pasteur d’Hermas: Autobiographie ou fiction littéraire? 173

qui seraient là pour émailler le texte et pour lui donner un certain parfum, mais qui seraient étrangères au caractère profondément chrétien de l’œuvre.

Jusqu’à quel point peut-on parler vraiment d’autobiographie et d’allusions païennes ou tout bonnement grecques, ou faut-il, par contre, comprendre le texte comme un ensemble significatif qui ne fait pas de différence entre une forme de récit et une autre ? Et tout d’abord, si le texte n’avait pas été écrit à la première personne, accorderait-on tellement d’importance à la scène de Rhodè avec Hermas, censé être un esclave affranchi ? Ensuite, quels sont les éléments du texte qui nous permettent de distinguer entre des passages allégoriques et des données autobiographiques historiques ? Pourquoi devonsnous penser que parler de mariage, d’esclaves affranchis ou de commerce appartient à l’autobiographie, tandis que parler de visions d’anges o d’un voyage magique en Arcadie appartient à autre chose ? Ne risquons-nous pas de tomber dans le piège d’assimiler réalisme et vraisemblance à biographie ?

Ce sont ces questions qui nous mènent vers le lien du Pasteur avec le roman grec : sans doute, nous trouvons un bon nombre d’aspects qui ont été empruntés au roman ; or il faudrait aussi s’interroger à propos d’une définition du genre roman. Il est vrai que le Pasteur n’est ni le roman Chéreas et Challirhoè ni les Ephésiaques , par exemple, mais il est tout aussi vrai qu’un bon nombre d’autres textes de la même époque sont classés dans le domaine du roman, et quelques auteurs parlent même d’intersection avec d’autres genres11 .

En ce qui concerne le Pasteur d’Hermas, sans le préjugé d’une composition en trois parties indépendantes et laissant de côté les possibles « influences païennes », si nous considérons le texte en son unité, voici ce qui en ressort : il s’agit d’une expérience en première personne qui commence par une scène qu’on pourrait définir comme érotique —la baignade de Rhodé, et qui avance par les récit de songes et de visions ; nous trouvons ensuite un guide céleste, qui au début est la femme objet du désir, devenue image de l’église et, peu après, le pasteur qui donne des conseils tout en se promenant par l’Arcadie, lieu pastoral par excellence, pour revenir finalement à une situation quotidienne dont on il a été objet tout au long du récit mais qui, à la fin du livre, subit une transformation. La vie familiale, qui était embrouillée, devient paisible et retrouve son harmonie. Le fil conducteur du récit est l’exhortation à la μετάνοια, à la conversion, un mot qui a été traduit de façons diverses, dont quelques-unes discutables. À notre avis, la traduction du mot devrait être plutôt étymologique qu’interprétative puisqu’il s’agit d’un véritable changement de pensée. Conversion serait peut-être le terme le plus exact, tandis que pénitence témoigne certes d’une lecture qui a pris parti pour une contextualisation chrétienne précise12

11. b urrus 2004 : 18. Il faut aussi évoquer d’autres textes plus tardifs qui seront décidément romanesques mais à sujet chrétien, comme le roman Joseph et Aséneth , les Actes apocryphes des Apôtres et une grande partie de l’hagiographie primitive.

12. La traduction du terme μετάνοια ferait l’objet d’une longue étude. Le Pasteur se trouve aux débuts de la tradition chrétienne, et la tradition des mots chrétiens n’est pas

Moyennant la μετάνοια, donc, le je du Pasteur, à travers des visions et des voyages, retrouve, transformé, sa vie quotidienne. Il a subi un processus de guérison ou d’acquisition de connaissances spirituelles, une évolution qui aboutit à une situation qu’on pourrait appeler de ‘bonheur quotidien’ et de bien-être spirituel. Rien ne distrait le but de la conversion. Hermas est le protagoniste du récit, et c’est à lui-même que les visions et les révélations sont adressées, sans d’autre intrigue secondaire13 . Comme dans les romans grecs, le Pasteur présente un cadre où le public lecteur ou auditeur pouvait facilement s’y reconnaître et s’identifier. Même si visions et voyages en rêve ne font pas l’expérience de la plupart des êtres humains, les milieux très modestes, les rapports de famille embrouillés ou imparfaits, les questions d’argent qui tournent mal, la foi religieuse hésitante, les disputes à l’intérieur des communautés, devaient être à l’ordre du jour parmi les gens du public à qui le Pasteur était adressé14 Il est opportun d’ajouter, quand même, que la lecture que nous proposons n’est pas en contradiction avec d’autres interprétations possibles, et qui ont été déjà faites, concernant le statut de ce texte au sein de la communauté chrétienne : c’est justement la narration à la première personne qui permet, en effet, le ton parénétique nécessaire, et ni le narrateur doit être forcément un dirigeant de la communauté chrétienne ni le personnage principal un esclave affranchi. L’essentiel est le portrait du moi narratif qui se dessine derrière le texte, beaucoup plus que l’authenticité historique du je du récit. Or, le texte a aussi une fonction d’autorité qui s’ensuit de tout ce que le personnage principal et sujet de l’action, Hermas (puisqu’on peut bien lui donner ce nom), épreuve, voit et reçoit.

Notre attention s’est portée sur trois aspects, en rapport entre eux : les éléments érotiques ; l’exhortation à être un homme ; l’esclave affranchi.

Les éléments érotiques on été relevés et bien étudiés par lipsett15. Les mots du personnage pricipal au début du récit témoignent sans aucun doute son désir érotique (1 ère Vision [1.1]), même si l’accusation de péché dont il est question quelques paragraphes plus loin [3.1] ne porte pas sur son désir mais sur sa convoitise matérielle et son avarice des biens. Tout au long du récit, la tension entre les scènes érotiques et la continence d’Hermas est soulignée.

encore tout à fait formée. Les chapitres que nous ne possédons qu’en latin traduisent μετάνοια par paenitentia, et c’est probablement le terme latin qui a forcé la traduction de ‘pénitence’ en langues romanes, même si le sens n’est pas tout à fait identique. À notre avis, il faut songer ici plutôt à la conversion ou au repentir. Le terme est très utilisé en grec et, à l’époque byzantine, il désigne le geste même du repentir, la prosternation ou la révérence.

13. Les romans où le personnage principal vise un but concret et n’en est détourné ni par affaires d’amour ni par des intrigues secondaires sont très bien analysés par hägg 2009 : 84s.

14. Pour le contexte social d’Hermas et les aspects soit-disant autobiographiques, le livre de leutzsch 1989, surtout 20-50, est essentiel.

15. 2011 : 19-53

174

Le Pasteur d’Hermas: Autobiographie ou fiction littéraire? 175

L’ἐγκράτεια, qui n’a pas un sens négatif dans le texte16, est une qualité (elle est même personnifiée, voir la 3ème Vision [16.2]) que le personnage possède du début à la fin du récit. C’est à partir de cette qualité qu’il faut lire la 9 ème Similitude [78-110], où un cortège de vierges accompagnent Hermas, semblables à celles qui deviendront ses protectrices à la fin de l’œuvre (et qui se trouvent aussi présentes lors de la promesse de l’ange, 10ème Similitude [113]).

L’attribut de chasteté-continence du personnage est aussi un trait qui l’accompagne toujours, souvent mélangé avec d’autres commandements et exhortations pour le régime de vie17

Rhodè se baignant dans le Tiber devient la femme/église de la vision d’Hermas, qui à la fin de la 1ère Vision [4.3] lui dit : ἀνδρίζου. Le mot a plusieurs traductions possibles, de ‘sois un homme’ (Joly), qui serait la traduction étymologique, jusqu’à ‘prends courage’, traduction au sens figuré. Un article qui est devenu classique au sujet de ce passage (young 1994) analyse le contexte des personnages féminins et l’évolution intérieure d’Hermas en les comparant à la crise d’une communauté. Pour compléter cette approche voici quelques détails philologiques : le verbe ἀνδρίζειν (surtout à la voix moyenne) n’est pas un verbe fréquent, on le trouve pour la première fois au IVe. siècle av. J.-C., chez Xénophon (une seule occurrence antérieure, dans un fragment d’Aristophane dont on ne connaît pas le contexte). Quant à l’impératif moyen, à la deuxième personne, ἀνδρίζου, ce n’est que dans la Septante, au Deutéronome (Dt 31, 6.7.23), qu’il apparaît. En fait, l’impératif moyen à la deuxième personne (du singulier ou du pluriel) a un usage exclusivement biblique ou chrétien jusqu’au IIIe. siècle. Dans Deutéronome et Josuè (Jos 1,7), ἀνδρίζου est le mot dont se sert Moïse pour s’adresser à Josuè et lui confier son peuple, c’està-dire, pour en faire le chef légitime (chef militaire, c’est vrai, mais spirituel aussi), lui qui avait l’autorité de l’envoyé de Dieu. Dans d’autres passages de la Septante, on trouve également ce mot toujours pour exprimer l’ordre de commander un groupe, un peuple, au nom de Dieu (un seul exemple négatif : Sir 31, 25, exhortant à « ne pas faire l’homme à partir du vin »). Dans le Nouveau Testament, la forme, à l’impératif au pluriel, n’apparaît qu’une seule fois, chez Paul (1 Co 16, 13), dans le même contexte que le verbe κρατοῦμαι, ‘être fort’, mais aussi ‘avoir maîtrise de soi, se contenir’. La vision céleste donne à Hermas l’ordre d’écrire et de transmettre ce qu’il voit et apprend, mais aussi d’obtenir, par sa conduite, l’autorité de communiquer la vision divine, ce qui l’oblige à un progrès, à une guérison intérieure, moyennant la μετάνοια. L’expression

16. Le Pasteur n’a pas été objet de rejet comme l’ont été d’autres textes contemporains à cause de leur encratisme ; malgré les possibles lectures en clé gnostique, ni contemporains ni postérité n’ont jamais eu de soupçons. Il va sans dire que l’ἐγκράτεια est très importante dans le christianisme primitif comme le prouve une très abondante bibliographie, cependant nous ne nous y attarderons pas, parce que nous tenons compte que c’est une qualité positive que le personnage possède déjà auparavant et, donc, l’accusation de péché et le but de la conversion, à notre avis, ne la concernent pas directement.

17. Ce qui permettrait d’en faire une analyse du point de vue de la résistance au désir erótique mondain, dans la même ligne que burrus 2004 pour un certain nombre de textes hagiographiques.

Montserrat Camps-Gaset

‘sois un homme’, par rapport à Rhodè et les femmes de la tour et les vierges de la 9ème parabole ([88], un long chapitre avec des scènes érotiques de séduction qui sert à souligner la capacité de se maîtriser soi-même), se remplit de sens par l’ἐγκράτεια d’Hermas, sa continence18, qui est la réalisation du 4ème précepte [29], mais qui est aussi la confirmation de sa capacité de transmettre la révélation qu’il a reçu de la mystérieuse dame et qu’il recevra du pasteur. C’est par ce commandement qu’Hermas est rêvetu d’autorité face à la communauté et il en devient le guide qui transmet la parole de sagesse, tout à fait dans la ligne des envoyés de Dieu dans les passages de l’Ancien Testament évoqués ci-dessus.

Le troisième aspect qui nous a interessé imprègne, à notre avis, tout le texte avec la signification la plus remarquable : l’idée de l’esclave, δοῦλος

En effet, dès le premier paragraphe le lecteur tombe sur un fait social qui ne devait être que trop connu dans la société impériale : les enfants abandonnés et qui étaient élevés dans le but de les vendre comme esclaves. Le texte [1.1] s’ouvre avec un participe substantif : ‘celui qui m’a nourri’, que Joly traduit par ‘mon maître’. La situation des enfants abandonnés a été largement étudiée 19 : les fils d’esclaves ou nés hors du mariage, que le paterfamilias ne reconnaissait pas, étaient exposés, vendus à des marchands d’esclaves ou élevés pour être vendus comme des jeunes aptes à réaliser les plus durs travaux : le participe θρέψας du début renvoit probablement à cette réalité sociale. Dans ce cas, donc, il faudrait comprendre que Rhodè a été la première propriétaire du héros, depuis l’enfance. Le récit paraît indiquer que le jeune Hermas était l’esclave de la famille et camarade de jeu de la fille de la maison, Rhodè. Cela expliquerait pourquoi, plus tard, il l’aime ‘comme une soeur’. Or, entre les jeux d’enfants et le bain dans le Tiber une manumission a eu lieu, autrement dit, l’esclave a subi un changement de statut social —ce qui, d’ailleurs, n’était pas rare, non plus, dans la société romaine. Un bon nombre d’auteurs modernes 20 affirment que l’auteur du Pasteur lui-même était un esclave affranchi, qui aurait atteint un certain niveau d’instruction. D’autre part, il faut remarquer que l’image du serviteur de Dieu, δοῦλος τοῦ θεοῦ21, revient une cinquantaine de fois dans trente passages tout au long

18. Cette continence est elle-même qualifiée d’ ἀνδριζομ έ νη (16.2), c’est-à-dire, « qui a un air viril », d’après la traduction de Joly, mais à notre avis la qualité personifiée s’identifie avec Hermas par le sens figuré du verbe ἀνδρίζομαι, c’est-à-dire, par une valeur d’autorité plutôt que de virilité.

19. brulé 1992 : 76.

20. osieK 1998 : 152ss.

21. C’est l’expression utilisée dans la Septante pour traduire en grec l’idée du serviteur de Yahvé qui se trouve dans Isaïe, Daniel et ailleurs. Elle apparaît aussi dans le Nouveau Testament, surtout appliquée à Paul. Les premiers textes chrétiens l’emploient principalement quand ils paraphrasent les textes de l’ Ancien ou du Nouveau Testament, ou bien appliquée au Christ, mais l’emploi n’y est pas fréquent. Le Pasteur est le texte chrétien qui utilise le plus souvent l’expression δοῦλος τοῦ θεοῦ, suivi seulement par quelques Actes apocryphes des Apôtres, où le serviteur de Dieu désigne directement l’apôtre, à la façon des textes de Paul. C’est pourquoi nous croyons que l’image du serviteur de Dieu dans le Pasteur a un sens singulier qui n’est ni une convention littéraire ni un topos

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Le Pasteur d’Hermas: Autobiographie ou fiction littéraire? 177 de récit, un cas assez singulier de récurrence ; cette image du serviteur de Dieu se trouve au centre de la cinquième parabole, dont l’interprétation a posé, certes, pas mal de problèmes puisque, bien qu’elle se déroule dans un cadre familier de vigne, de maîtres et de servants, elle ne ressemble à aucune parabole des évangiles : dans la parabole du Pasteur, l’esclave (ou le serviteur) est le fils de Dieu, à qui le peuple est confié. Le soupçon d´hérésie qu’aurait pu provoquer le fait que la christologie du Pasteur n’est pas developpée (on n’est qu’à la moitié du IIe. siècle !) n’a jamais existé, ce qui prouve, en fait, qu’on n’en faisait pas une lecture trop serrée. Les autres passages qui parlent des serviteurs de Dieu évoquent des personnages qui suivent les commandements, pratiquent le jeûne convenablement (on peut jeûner d’une façon peu convenable22), s’abstiennent des vices ([38], le verbe est encore ἐγκρατεῖσθαι ), bref, qui se conduisent en conséquence de la μετάνοια, de la conversion. Revenons à l’idée de τρέφω : le personnage principal est donc nourri, élevé, par quelqu’un qui le transfert à Rhodè, laquelle à son tour l’élèvera, le nourrira, d’une révélation divine (vision 1 et suivantes). Le rôle de Rhodè comme révélatrice est repris par l’ange et par le Pasteur, qui nourriront eux aussi le personnage principal de leurs révélations. Ainsi, tout au long de l’œuvre, le héros reçoit des prescriptions qui lui servent à perfectionner sa situation spirituelle, puisqu’il s’agit d’une œuvre à propos du salut. Le changement de statut social dont il est question au premier paragraphe et qui ne revient plus dans le texte —sauf quelques allusions à des affaires de commerce—, peut trouver un parallèle dans le changement de statut spirituel que le héros subit après les révélations successives, qui évoquent constamment le δοῦλος, le serviteur de dieu, ainsi que l’obligation d’obéir, indiquée par le verbe δουλεύεσθαι, comme serviteur (ou même comme esclave) les femmes-vertus, exactement de la même façon qu’il a été le δοῦλος de Rhodè, la femmeéglise. Or le concept de δοῦλος ne suscite pas la domination, il s’agit plutôt de la soumission qui relève de l’obéissance, c’est-à-dire, δοῦλος indique la position hiérarchique d’Hermas vis-à-vis de Rhodè et des vierges du chapitre 88, mais aussi vis-à-vis de l’Église —Rhodè, finalement— et de l’ange qui lui a été envoyé. Hermas réussit à surmonter une situation initiale d’esclavage pour devenir, non seulement un homme affranchi à qui les affaires vont passablement bien, mais surtout un homme qui reçoit une révélation et qui est chargé de la transmettre en toute autorité. Le changement de statut social devient aussi un changement de statut spirituel : il est libéré de sa condition d’esclave qu’il possédait depuis la naissance, pour devenir bien plus qu’un simple maître, mais un chrétien et, par conséquent, serviteur de Dieu. Voilà comment il faut comprendre, à notre avis, l’impératif ἀνδρίζου, c’est l’exhortation à devenir un homme dans le sens de la LXX, autrement dit, qui possède l’autorité communicative sur le peuple, et c’est aussi la tension de l’opposition entre Rhodè et les femmes et les vierges, d’un côté, et Hermas le

22. 5ème Similitude [54].

Montserrat Camps-Gaset

chaste, de l’autre, ainsi que l’opposition entre les biens matériels et les biens spirituels, entre l’esclavage des vices et la liberté du serviteur de Dieu.

Nous soutenons, donc, que le Pasteur est une autobiographie littéraire, c’està-dire, un récit à la première personne dont les caractéristiques du narrateur ne correspondent pas forcément à la réalité historique de l’auteur — aucune donnée fiable nous en est parvenue —, elles correspondent, en revanche, à la volonté de présenter un personnage ayant des qualités et des expériences vitales significatives pour le développement d’un récit qui offrait à son public l’occasion de s’y reconnaître, et dans ce cas, la narration s’imprégnait d’autorité morale. Même si quelques passages puisent dans la réalité quotidienne des premières communautés et des milieux sociaux où le premier christianisme se déployait, ils n’arrivent pas, pour cela, à permettre d’identifier le vrai auteur ; ils déssinent, pourtant, tous ensemble, une image de progrès, depuis ce qui est matériel vers ce qui est spirituel, et à partir du surpassement des circonstances sociales ordinaires vers une communauté d’ordre spirituel et transcendental, le fil conducteur en étant l’exhortation à la μετάνοια, au changement de coeur et de pensée, à la conversion. Ce n’est pas un texte de fiction à la façon des romans grecs, mais plutôt un texte narratif à but parénétique, s’adressant à un public précis, qui peut se reconnaître dans les troubles intérieurs du personnage et se sentir attiré par les aventures extraordinaires en forme de vision ou de rêve qui mènent à la guérison intérieure. Le ‘je narrant’ montre, à la fois, deux vérités : ses péripéties peuvent arriver à n’importe qui de la communauté, puisque la clé de la guérison, la μετάνοια, est à la portée de tous ; et, en même temps, l’autorité du texte transmis vient d’une révélation singulière, au moyen de laquelle le personnage principal a atteint la place qui lui était propre, c’est-à-dire, il a obéi l’ordre ἀνδρίζου.

L’auteur est-il d’origine juive, comme le proposent quelques auteurs, y compris Osiek23 ? C’est possible, mais pas obligatoire : en tout cas il a une bonne connaissance et de la littérature juive et de la littérature grecque. L’usage de la langue grecque n’est pas du niveau érudit, on n’a pas (encore) affaire à la Seconde Sophistique, mais il y a une systématisation du lexique24 ; la compétence en la littérature juive et en littérature grecque, par ailleurs, ne s’explique que par des raisons d’oralité25. C’est vrai qu’à l’époque il faut prendre sérieusement le contexte d’oralité, étant donné que l’occasion d’entendre lire des textes ou, surtout, de raconter des histoires est aussi importante que les lire soi-même, mais, à notre avis, Osiek va trop loin lorsqu’il affirme : « he represents that segment of the majority nonelite population that had some

23. 1999: 20-23.

24. cAmps-gAset 2010.

25. Pour les thèmes concernant l’éducation, l’apprentissage de l’écriture et les différents dégrés d’alphabétisation dans un milieu polyglotte, il est utile de prendre en considération l’ouvrage de cribiore (2005), surtout 15-44, et pour l’interaction entre la littérature cultivée et le premier christianisme, cf. downing 1988.

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Le Pasteur d’Hermas: Autobiographie ou fiction littéraire? 179

acquaintance with literacy but lived in a world predominantly characterized by orality »26. Même si la diffusion orale est la voie prédominante de l’époque et que la foi chrétienne primitive se transmet surtout par l’ouïe, il faut avouer que l’auteur du Pasteur n’a pas seulement une « certaine familiarité avec l’écriture », il a bien plus que cela. Sans sous-estimer la valeur de l’oralité du le texte (et même de la transmission du texte, avec les remaniements correspondants —ce qui expliquerait quelques incohérences ou fautes logiques), nous avons affaire à un texte écrit avec de nombreux points en commun avec la littérature du moment. Si Osiek a peut-être raison en disant : « the original text of the Shepherd was intended for communication in the oral world of the everyday life of people, whether of low or high status »27, cela n’empêche que l’auteur ait plus d’éducation que les classes moins cultivées, même si son public —et lui-même— n’appartenaient pas à l’élite. Sa connaissance de la littérature juive est au-delà de la simple transmission orale, ainsi que ses ressources littéraires qui l’assimilent à la littérature grecque de son temps, puisqu’il enchaîne des ecphrases, des références pastorales et érotiques, une connaissance presque certaine de la table de Cèbes28, etc. Grâce à ces ressouces il construit un récit tout à fait dans le contexte et à partir du contexte littéraire, c’est-à-dire, un produit littéraire de son époque, et pas du tout un pastiche maladroit de textes soit-disant païens. Il s’ensuit, évidemment, de notre lecture une unité de composition du Pasteur, ainsi que la singularité de l’ouvrage. Dans le cadre de la littérature chrétienne, le Pasteur est antérieur à presque tous les ouvrages chrétiens ; de là qu’on n’y trouve pas des citations explicites, même si on peut répérer ici et là des allusions éparpillées à des sujets bibliques ou néotestamentaires (qui, toutefois, ont souvent l’air forcé). L’approche théologique du texte, par conséquent, se heurte toujours à des difficultés, à cause de l’absence d’un système de pensée, étant donné qu’on ne peut ni le rattacher à une christologie ni même pas à une pneumatologie orthodoxe, le Pasteur étant antérieur d’au moins deux siècles à la formulation des grands dogmes christologiques et trinitaires. En même temps, son énorme popularité pendant les premiers temps de notre ère n’est pas l’objet de critique ou de refus par l’orthodoxie même, qui ne l’a jamais mis en question comme hérétique, ce qui veut dire qu’à l’époque il posait moins de problèmes d’interprétation qu’il ne nous pose aujourd’hui. Son importance au sein du christianisme est bien attestée (en fait, le Canon de Muratori pourrait s’expliquer comme une façon de prendre une certaine distance d’un texte trop populaire), mais vraisemblament une partie de son succès passait justement par le lien avec le monde littéraire de l’époque : la

26. osieK 1998 : 155.

27. osieK 1998 : 170.

28. Même si c’est très discutable d’accepter un lien direct entre le Pasteur et la Table de Cèbes, les similitudes sont frappantes et il n’est pas impossible que le rapport soit plutôt lié à l’oralité, aurtrement dit, l’auteur aurait pu avoir entendu parler de l’existence de la Table et de son contenu. Pour la discussion à propos de la Table de Cèbes par rapport au Pasteur, cf. tAylor 1900 et 1901, stocK 1901.

180 Montserrat Camps-Gaset

composition à partir d’éléments de narration qu’on pouvait retrouver dans des ouvrages contemporains, tels que les histoires d’amour, la tension érotique vis à vis du précepte de chasteté, les visions célestes et le contact avec des êtres divins ou des messagers du ciel, les histoires de guérison intérieure entraînant un régime de vie. L’oralité peut y avoir joué un rôle important, comme la lecture à haute voix de textes littéraires ou religieux, mais ce n’est pas un texte à diffusion exclusivement orale. L’auteur du Pasteur suivait la littérature de son temps et ne faisait pas de différence entre la littérature chrétienne et la littérature païenne, car cette différence ne se fera sentir, une fois encore, que quelques siècles plus tard. Il explique une histoire de croissance personnelle à plusieurs niveaux, de l’esclave qui est nourri, vendu, affranchi, nourri spirituellement par la jeune femme/église et par l’ange et le pasteur, jusqu’à l’homme qui possède l’autorité de porter la révélation du ciel à la communauté, après une transformation intérieure qui est la source de sa guérison spirituelle, le changement de régime de vie.

Pour la postérité, la lien du Pasteur avec la littérature du IIe. siècle a dû s’effacer peu à peu, et il n’en a subsisté que singularité. On pourrait appliquer au Pasteur les mots de Kotzé29 à propos du IVe. siècle : « it is especially the potential of an I-narration to encourage the identification of the audience with the I-narrator […] that makes such texts powerful vehicles for influencing the moral formation of the intended audiences ».

Voilà qui s’accomplit complètement dans le cas du Pasteur d’Hermas  : un texte qui tourne autour de l’idée de l’esclave, un esclave conçu comme le serviteur de Dieu, et qui laisse de côté l’autobiographie historique de son auteur. Il s’agit, somme toute, d’une autobiographie volontairement littéraire à l’intention parénétique, qui n’envisage pas d’exprimer une réalité historique.

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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica

Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 183-192

DOI: 10.2436/20.2501.01.101

Més enllà del document processal: les Actes del martiri de Justí

M. Teresa Fau

Universitat de Barcelona

AbstrAct

Beyond the procedural document: Acts of the martyrdom of Justin

This article presents a review of the Acts of the martyrdom of Justin and his companions comparing it with other similar documents. At the same time, it underlines the coincidences, which are by no means casual, between these Acts and the Writings by Justin.

Keywords: Acts of the Christian Martyrs, Justin, Early Christian Literature, Roman Empire

I. El màrtir, paradigma de conducta irreprotxable i vehiculador eficaç de doctrina, esdevingué un indiscutible punt de referència tant en el temps (gràcies, sobretot, a la celebració del seu dies natalis) com en l’espai (especialment, mitjançant les cerimònies vinculades a la seva —real o suposada— tomba1). No és, doncs, gens estrany que aquesta figura hagi donat origen a una abundosa i variada producció de textos entre els quals destaquen les anomenades Actes dels Màrtirs2

1. sAxer 1980, brown 1981, duvAl 1982, mArAvAl 2004².

2. Les Actes constitueixen un material heterogeni, de transmissió accidentada, sotmès a constants correccions i reelaboracions, que, redactat amb un to sovint vehement i a voltes tendenciós, descriu la detenció, el judici i l’execució de persones acusades de pertànyer a comunitats cristianes. Hom ha pretès que aquests textos serien la transcripció —i d’aquí els ve la denominació— de les actes aixecades en ocasió de l’actuació judicial. Quant a la seva finalitat, es fa palesa una clara intenció de glorificar el màrtir i d’edificar els feligresos. Al segle XVII hi hagué un primer intent, protagonitzat pel jesuïta J. Bolland i pel benedictí

En aquest article farem un recorregut per l’Acta del martiri de Justí i dels seus companys tot comparant-la amb altres documents semblants. Ens hi empeny el fet que l’Acta a què al·ludim, tot i presentar els tòpics propis d’aquesta mena de textos, posseeix unes característiques que la fan mereixedora d’un estudi particular.

II.1 El text 3 comença amb una vaga al·lusió cronològica: Ἐν τῷ καιρῷ τῶν ἀνόμων προσταγμ ά των τῆς εἰδωλολατρε ί ας (‘en el temps dels il·legítims decrets d’idolatria’4). A continuació som informats del nom de l’home que jutjarà Justí i altres cristians conduïts a la seva presència. Es tracta del prefecte romà Rústic.5 Tot seguit comença un ἀγών entre ambdós personatges; i la primera pregunta serà sobre el gènere de vida de l’acusat: τίνα βίον βιοῖς; (‘quina mena de vida duus?’6). La resposta de Justí és contundent: ἄμεμπτον καὶ ἀκατ ά

(‘irreprotxable i irreprensible per a tohom’7).

Aquesta proclama s’adiu —i força— amb afirmacions que trobem en l’obra apologètica de Justí. En efecte, segons ell, els cristians són ciutadans ‘excellents’ (χρηστόταοι 8) que paguen amb promptitud els impostos establerts9 , obeeixen les autoritats i preguen per elles10. Els mots del nostre personatge ens remeten a declaracions semblants que llegim en contextos martirials. És el cas de l’Acta dels màrtirs Escil·litans, on un tal Esperat fa constar la seva obediència a l’emperador11 i la bona disposició a l’hora de pagar les taxes corresponents a tot allò que adquireix12. És el cas també de l’Acta d’Apol·loni,

T. Ruinart, d’abordar aquests textos amb rigor acadèmic per tal de destriar el gra de la palla i fixar-ne el nivell de credibilitat. D’aleshores ençà les Actes foren estudiades per homes d’església entre els quals destaca delehAye (1966²).Tanmateix, a partir, aproximadament, de la segona meitat del segle XX, la recerca en relació a aquests textos transcendí el context eclesiàstic i es veié enriquida per aportacions provinents d’àmbits molt diversos (cf. hArvey 2011², 603-627).

3. De les tres recensions existents (A, B, C) seguim la versió A, que, segons m A r A v A l (2010, 61), «est sans doute la forme originale du texte». Hi ha autors (musurillo 1972, 42-61, seeliger-wischmeyer 2015, 103-127) que presenten les tres versions mentre que d’altres (lAnAtA 1973, 117-121, hilshort 1995³, 49-57) es limiten a mostrar la recensió A. rebillArd (2017), en canvi, no es fa ressò de cap versió. Nosaltres farem servir l’edició de Hilshort. Quant a les traduccions dels textos, són totes nostres.

4. i Per a l A n A t A (1973, 121-122), ens trobem davant de la traducció al grec d’un original llatí en la qual no s’han conservat les formalitats inicials (data, seu del procediment, etc.). Segons aquest autor, la referència a uns decrets ‘il·legítims’ correspondria a una època en què el cristianisme ja hauria estat legalitzat. Per a la descripció del format d’una acta judicial, vegeu delehAye 1966², 125-131.

5. Personatge culte que pertany al cercle de Marc Aureli. Cf. M. Ant. I.7. La recensió C el defineix (2) com un individu δεινός i ple d’ἀσέβεια

6. II.1.

7. II.2.

8. Apol.I.4.1.

9. Apol. I.17.1.

10. Apol. I.17.3.

11. 2.

12. 6.

184
πᾶσιν
γνωστον
ἀνθρ
ποις

Més enllà del document processal: les Actes del martiri de Justí 185

on trobem el testimoniatge de respecte i pregària per l’estament imperial13 i de l’Acta de Cebrià, on hom afirma que els cristians preguen contínuament ‘per tots els homes i per la salut dels mateixos emperadors’ («pro omnibus hominibus et pro incolumitate ipsorum imperatorum»14).

II.2 La següent pregunta de Rústic —ποίους

(‘quines doctrines segueixes?’15)— escau d’allò més a l’acarament entre un home culte16 i algú que, si tenim present la seva obra, es presenta com a filòsof17. En efecte, al començament del Diàleg amb Trifó18, és amb aquest apel·latiu —φιλόσοφε— que l’interlocutor s’adreça a Justí i remarca que s’hi ha atansat perquè l’ha vist vestit a la manera dels filòsofs19. En aquesta mateixa obra, de títol inequívocament platònic, Justí explica20 l’itinerari intel·lectual que ha seguit per arribar al coneixement de la veritat: estoics, peripatètics, pitagòrics i neoplatònics han estat objecte de la seva recerca fins que un ancià li parla del cristianisme i ell es converteix en adepte d’aquesta filosofia21. Convertit en fervent propagador de la filosofia cristiana22, la defensarà enfront dels adversaris un dels quals serà Crescent, a qui Justí, entre d’altres penjaments, titlla23 de φιλόψοφος (‘amic de la xerrameca’) i φιλόκομπος (‘amic de la petulància’).

La relació que acabem de fer es resumeix perfectament —segons creiem— en la resposta de Justí: πάντας

(‘he procurat d’aprendre totes les doctrines però m’he quedat amb les doctrines veritables dels cristians, encara que no agradin als qui tenen opinions falses’24).

II.3 Un cop establerta la pertinença de Justí a la comunitat cristiana, Rústic s’interessa pels principis fonamentals de la seva fe: ποῖόν ἐστι δόγμα; (‘en què consisteix aquesta creença?’25).

13. 6.

14. I.2.

15. II.3.

16. Vegeu nota 5.

17. Tanmateix, l’atribució a Justí de la condició de filòsof genera dubtes. Cf. m oss 2012, 79-80.

18. I.1. Sobre l’ús, per part de Justí, de l’abillament propi dels filòsofs vegeu b obichon 2003, 571.

19. I.2. Cf. Eus. H.E. IV.11.8. A Dial . IX.2, Justí remarca que, quan ell fa el gest d’abandonar la conversa, Trifó el reté agafant-lo pel seu ἱμάτιον

20. II.3 i ss.

21. Quant al valor suposadament biogràfic d’aquesta narració cf. h yld A hl 1966, v A n w inden 1971 i edwArds 1991, 17-34. Encara que no tracta específicament d’aquest cas, considerem rellevant l’aportació de grAu 2008, 67-102.

22. A l’ Apologia, el nostre personatge declara (II.12.1) que, en una època en la qual ell gaudia dels ensenyaments de Plató (τοῖς Πλάτωνος χαίρων διδάγμασι), la fermesa dels cristians davant del sofriment li féu canviar l’opinió que tenia sobre aquest col·lectiu.

23. Apol.II.8.1. De fet, tot el passatge II.8 és un atac ferotge contra Crescent. Cf. Eus. H.E. IV.16.7-9.

24. II.3.

25. II.5.

λόγους μεταχειρίζῃ;
λόγους ἐπειράθην μαθεῖν· συνεθέμην δὲ τοῖς ἀληθέσι λόγοις τῶν Χριστιανῶν κἂν μὴ ἀρέσκωσι τοῖς ψευδοδοξοῦσιν

La curiositat del jutge per la natura de la religió que practica l’acusat és una característica, no pas insòlita, de les Actes. Aquesta mena de preguntes permet al reu de lliurar-se a una exposició doctrinal que pot arribar a ser molt detallada (al capdavall, estem davant d’uns documents que serveixen per a l’edificació dels fidels). L’interès de Rústic té paral·lels en la curiositat del prefecte Culcià, que, en l’Acta del martiri de Fileas, interroga l’acusat sobre la tipologia dels sacrificis que complauen al seu déu 26, l’apòstol Pau 27, Moisès 28 , la resurrecció 29 i el sentit de la crucifixió de Crist 30 , tot permetent l’interlocutor de vehicular una abundosa informació catequètica. En altres ocasions, n’hi ha prou amb una sola pregunta per a provocar una detalladíssima resposta del màrtir que, sense cap voluntat de ser irreverents, podríem qualificar de master-class31

Justí respon:

en la devoció al Déu dels cristians, que considerem únic autor, des del principi, de la creació del món sencer, i en la devoció al fill de Déu Jesucrist, la vinguda del qual com a herald de salvació per al llinatge humà i mestre de bons coneixements ha estat anunciada pels profetes. Penso que faig un greuge a la seva condició divina si li reconec la capacitat profètica, perquè ha estat anunciat, sobre aquest de qui ara parlava, que és fill de Déu. I sàpigues que, de bell antuvi, els profetes prediren la seva presència entre els homes32 .

La resposta a Rústic del nostre personatge conté, precisament, els punts cabdals de la doctrina que exposa en l’ Apologia i en el Diàleg amb Trifó. En efecte, Justí emfasitza la qualitat demiúrgica de Déu33, la filiació divina de

26. II.1-3. D’aquesta obra, que ha patit una transmissió molt accidentada, seguim la versió llatina (cf. KorteKAAs 1995³, 245-315).

27. II.12 i 35, III.1-13, V.18.

28. II.14.

29. II.32.

30. IV.33.

31. Vegeu, a tall d’exemple, l’ Acta del martiri d’Apol·loni , on el sant respon a una breu qüestió del procònsol Perennis sobre el logos creador de Déu (35) amb una prolixa i minuciosa exposició doctrinal (36-42).

32. II.5-7.

33. Déu com a δημιουργ ό ς de l’univers, Apol. I.10.2, I.13.1, I.63.11, etc.; Déu com a ποιητής , Apol.I.59.1, I.67.2, etc.

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ὅπερ εὐσεβοῦμεν εἰς τὸν τῶν Χριστιανῶν θεόν, ὃν ἡγούμεθα ἕνα τούτων ἐξ ἀρχῆς δημιουργὸν τῆς τοῦ παντὸς κόσμου ποιήσεως, καὶ θεοῦ παῖδα Ἰησοῦν Χριστόν, ὃς καὶ προκεκήρυκται ὑπὸ τῶν προφητῶν μέλλων παραγίνεσθαι τῷ γένει τῶν ἀνθρώπων σωτηρίας κῆρυξ καὶ διδάσκαλος καλῶν μαθημάτων. Μικρὰ δὲ νομίζω λέγειν πρὸς τὴν αὐτοῦ θεότητα προφητικήν τινα δύναμιν ὁμολογῶν, ὅτι προκεκήρυκται περὶ τούτου ὃν ἔφην νῦν υἱὸν θεοῦ ὄντα. Ἴσθι γὰρ ὅτι ἄνωθεν προεῖπον οἱ προφῆται περὶ τῆς τούτου ἐν ἀνθρ ώ ποις γενομένης παρουσίας

Més enllà del document processal: les Actes del martiri de Justí 187

Crist34, la seva didaskalia35 i l’anunci profètic de la missió que dugué a terme36. I no ens sembla irrellevant que la seva exposició acabi amb el terme παρουσία ja que és, precisament, Justí el primer escriptor cristià de qui tenim notícia que presenta la Parusia com a segona vinguda de Crist, no ja com a home sotmès a la mort sinó com a jutge suprem de la humanitat37 .

II.4 Després d’aquesta declaració de principis continua el judici. I ben aviat trobem l’element que en constitueix el punt culminant. Ens referim a la solemne proclama de pertinença al cristianisme. Χριστιαν ό ς εἰμι (‘sóc cristià’ 38) afirma Justí reproduint la fórmula d’adhesió que llegim en, pràcticament, totes les Actes , tant en grec com en llatí 39 , tant en masculí com en femení40; una fórmula concisa41 i rotunda, que pronuncia un individu culte i socialment rellevant com Pioni42 i una ignorant (i aparentment feble) esclava Blandina43; una fórmula que empra el plàcid ancià Policarp44 i també el vehement jove Maximilià45

II.5 Un canvi notable es produeix en el relat després de la solemne confessió. L’ἀγών entre els dos protagonistes és substituït per una sèrie de breus preguntes que Rústic adreça, de manera successiva46, als detinguts que compareixen al costat de Justí: Caríton, Caritó, Evelpist, Híerax, Peó i Liberià47. Tots ells es declaren cristians.

II.6 I tot seguit s’instaura altre cop l’ἀγών amb una pregunta amenaçadora del jutge: ἐὰν μαστιγωθεὶς ἀποκεφαλισθῇς,

τὸν οὐρανόν ; (‘si ets assotat i decapitat, estàs convençut que pujaràs al cel?’48).

34. Apol.I.12.9, I.13.3, I.14.1, I.31.7, etc.

35. Apol. I.12.9, I.13.3, I.14.4, etc.

36. Aquest és el leitmotiv del Diàleg amb Trifó. Vegeu també Apol.I.30 i ss.

37. Les al·lusions de Justí a la Parusia són especialment freqüents en el seu Diàleg amb Trifó (cf. 14.8, 31.1, 32.2, 40.4, 45.4, 49.2, 51.2, etc.).

38. III.4. A més de la descripció detallada de l’itinerari intel·lectual que l’ha conduït al cristianisme (cf. nota 20), Justí fa a Apol. II.13.2 una breu i solemne declaració de la seva fe.

39. N’és un exemple la proclama («Christianus sum») d’Esperat en l’Acta dels màrtirs Escillitans 13.

40. Considerem prou il·lustrativa al respecte l’afirmació («Christiana sum») de Perpetua en la Passió de Perpetua i Felicitat VI.4.

41. En ocasions hi trobem un breu afegitó. El bisbe Cebrià comunica (Acta del martiri de Cebrià I.2) el seu grau d’implicació en l’estructura organitzativa de l’església («Christianus sum et episcopus»).

42. Acta del martiri de Pioni VIII.2.

43. Acta dels màrtirs de Lió I.19.

44. Acta del martiri de Policarp X.1.

45. Acta del martiri de Maximilià I.2, I.3, II.6, II.8, II.9.

46. El procediment emprat evoca el passatge IX.3.9 de l’Acta del martiri de Pioni.

47. IV.1-9. b isbee (1983, 129-157), que considera que alguns d’aquests noms són simbòlics, relaciona Caríton i Caritó amb χάρις i Evelpist amb εὔελπις

48. V.1.

εἰς
πέπεισαι ὅτι μέλλεις ἀναβαίνειν

La menció de la pena de mort que recaurà sobre el reu contumaç és una altra característica comuna de les Actes. Ben sovint és acompanyada de l’esment de tortures 49 que, òbviament, no aconseguirà que l’acusat deposi la seva fe i cometi apostasia. Quant a l’al·lusió a l’ascensió al cel, l’ús, per part de Rústic, de l’expressió ἀναβαίνειν

οὐρανόν ens remet directament a l’obra de Justí, que utilitza aquest gir i d’altres molt semblants amb gran freqüència50

La resposta a l’amenaça del jutge conté elements no mancats d’interès: ἐλπίζω

παραμένει

ἐκπυρώσεως (‘ho espero de la meva perseverança, si és que persevero. Sé que això està reservat a aquells que han viscut correctament fins a la conflagració’51).

La referència a la perseverança (també hauríem pogut traduir endurança) ens porta a un altre dels temes cars a Justí. El verb ὑπομένω és molt freqüent en la seva producció52 i en constitueix gairebé un tret identitari. Quant al mot ἐκπύρωσις, creiem que la seva presència just al final del parlament —tal com hem remarcat amb el terme παρουσία, esmentat en la cloenda del passatge II.7— està carregada de significació. Som davant d’un vocable que els dos antagonistes coneixen però que entenen de manera diferent. Rústic, sens dubte, assumeix la interpretació estoica de destrucció, natural, del món mitjançant el foc i posterior renaixement. En canvi, Justí, tot i conèixer el posicionament estoic53, sosté que l’ἐκπύρωσις prové de Déu, que destruirà el món com a càstig54

II.7 Ens apropem al final del document. Després d’un breu intercanvi de frases en el qual el nostre personatge té ocasió de corroborar la seva creença cristiana amb l’ús de l’adverbi ἀκριβῶς55, la forma verbal ἀπεφήνατο56 introdueix el text de la sentència: oἱ μὴ βουληθέντες ἐπιθῦσαι τοῖς θεοῖς, φραγελλωθέντες ἀπαχθήτωσαν τῇ τῶν νόμων ἀκολουθίᾳ (‘els qui no han volgut fer sacrificis als déus han de ser flagel·lats i executats segons el procediment legal’57).

49. Les Actes dels Escil·litans i la de Maximilià són dels pocs documents que no fan referència a suplicis. En canvi, les Actes dels màrtirs de Lió, la del diaca Vicenç i les de Tàrac, Probe i Andrònic en fan esment de manera continuada.

50. Dial. 36.5, 38.1, 39.4, 63.1, 82.1, etc.

51. V.2.

52. Dial. 18.3, 34.8, 46.7, 53.1, 67.6, 68.1, 95.2, 96.2, etc.

53. Apol. I.20.2. No és, però, Justí l’únic màrtir que coneix el terme ἐκπ ύ ρωσις . L’erudit Pioni també s’hi refereix (cf. Acta del martiri de Pioni IV.22).

54. Apol. II.6(7).1-3. Cf. I.57.1. Sobre l’anunci de l’ ἐκπ ύ ρωσις per part de Moisès, cf. Apol. I.60.8. —Encara que Justí no comparteixi força teories dels estoics, n’elogia la doctrina moral (Apol. II.7(8).1).

55. V.3: ἀκριβῶς πέπεισμαι.

56. Sobre el caràcter oficial del terme, vegeu lAnAtA 1973, 122.

57. V.6.

188
εἰς τὸν
ἐκ τῆς ὑπομονῆς ἐὰν ὑπομείνω. Οἶδα δὲ ὅτι καὶ τοῖς ὀρθῶς βιώσασιν
μέχρι τῆς

Més enllà del document processal: les Actes del martiri de Justí 189

Òbviament, la notificació de la sentència és l’altre element de les Actes que no pot faltar mai. És breu, contundent i mancada d’elements retòrics58. Quan l’acusat la rep, ja sap que ha entrat en l’últim tram de la seva vida. En el cas de Justí, però, potser podríem pensar que li ha arribat amb una certa demora atès que, de manera insistent, havia reclamat de les autoritats un veredicte a propòsit dels cristians. En efecte, en l’Apologia59 , s’adreça als emperadors tot demanant-los que jutgin després de fer una indagació precisa i rigorosa60, els fa constar que presenta la seva petició per escrit61, es declara segur d’estar sol·licitant quelcom just i veritable62 i no s’està d’assenyalar que un posicionament desfavorable als cristians desplauria Déu63

II.8 Proclamada la sentència, l’acta ens informa de la mort dels acusats i es clou amb una solemne invocació a la divinitat:

Ἀμήν.

els sants màrtirs, glorificant Déu, es dirigiren al lloc habitual i acompliren el martiri en la confessió de fe en el nostre salvador per al qual és la glòria i el poder, juntament amb el Pare i l’Esperit Sant, ara i pels segles dels segles. Amén64

Ens demanem si l’expressió δοξάζοντες τὸν θεόν, que nosaltres hem traduït glorificant Déu, pot ser posada en relació amb els mots, explícits, d’acció de gràcies que trobem en nombroses Actes llatines65. Quant a la solemne invocació final, sovinteja tant en textos escrits en grec com en llatí. En la major

58. En alguna ocasió, quan l’acta és escrita en grec, hom hi pot trobar la indicació que la sentència ha estat redactada Ῥωμαϊστί (‘en llatí’). Cf., a tall d’exemple, l’Acta del martiri de Pioni XX.7.

59. No entrarem en el debat sobre si aquest títol inclou dues obres clarament diferenciades o una de sola dividida en dues parts. Cf. fredouille 1990, 1-22. Per a un resum dels arguments sobre la composició de l’obra apologètica de Justí, cf. minns-pArvis 2009, 25-31.

60. I.2: ἀπαιτ

61. I.68.3 i II.14.1. m unier 2006, 23: « Considérée du point de vue de la rhétorique antique, l’Apologie de Justin relève du genre judiciaire ».

62. I.12.11.

63. I.3.5: ἀναπολόγητον

64. VI.

65. «Deo gratias» és la fórmula més freqüent ( Acta dels màrtirs Escil·litans 17, Acta del martiri de Maximilià III.2, Acta del martiri de Cebrià IV.3), Hi podem trobar alguna lleugera modificació com «Gratias Christo Deo» (Acta del martiri d’Eupli III.3) o «Tibi gratias ago» (Passió d’Ireneu V.2).

οἱ δὲ ἅγιοι μάρτυρες δοξάζοντες τὸν θεόν, ἐξελθόντες ἐπὶ τὸν συνήθη τόπον ἐτελείωσαν τὸ μαρτύριον ἐν τῇ τοῦ σωτῆρος ἡμῶν ὁμολογίᾳ, ᾧ ἡ δόξα καὶ τὸ κράτος σὺν τῷ πατρὶ καὶ τῷ ἁγίῳ πνεύματι νῦν καὶ εἰς αἰῶνας τῶν αἰώνων.
ή σοντες κατὰ τὸν ἀκριβῆ καὶ ἐξεταστικὸν λόγον τὴν κρ ί σιν ποι ή σασθαι προσεληλύθειμεν.
γὰρ λοιπὸν μαθοῦσιν, ἢν μὴ τὰ δ ί καια ποι ή σητε, ὑπ ά ρξει πρὸς θεόν

part dels casos hom hi fa esment de les tres persones de la Trinitat66, si bé en algunes ocasions trobem només la referència a Crist67 o, encara amb menys freqüència, a Crist i a l’Esperit Sant68

La notícia de la mort dels reus no és acompanyada per cap al·lusió al destí de les seves despulles69 (en altres documents, en canvi, som informats que el cos del màrtir obtingué sepultura adequada70 o bé que fou objecte d’un tracte ignominiós71). No hi ha tampoc consignada cap darrera pregària dels condemnats 72 ni assistim a la realització de cap miracle73, cosa que diferencia aquest text de la majoria d’Actes.

III. La lectura de l’Acta del martiri de Justí i dels seus companys posa de manifest els punts de contacte existents entre aquest text i altres documents semblants: l’ἀγών entre el representant de l’autoritat i l’acusat més rellevant, la insistència, per part del reu, en la conducta exemplar dels cristians, l’exposició doctrinal, la declaració solemne d’adhesió al cristianisme, l’interrogatori, breu, als acusats considerats com a secundaris en el procés, l’al·lusió a tortures i a execucions, la notificació de la sentència, l’execució dels condemnats i, a manera de cloenda, la invocació a la divinitat. Hom hi observa també alguns elements divergents: la no consignació precisa de les dades processals a l’inici del document, l’absència de miracles, la manca de la darrera pregària dels condemnats i el silenci sobre la sort de les seves despulles, dades que —creiem— no allunyen de manera significativa aquest text del conjunt de les anomenades Actes dels Màrtirs

Paral·lelament, són innegables les coincidències entre aquesta Acta i els punts cabdals de la doctrina exposada per Justí en les seves obres: la necessitat de cercar la veritat, la bondat dels cristians, l’ascensió al cel d’aquells que perse-

66. Acta del martiri de Policarp XXII.3, Acta dels màrtirs Escil·litans 17, Passió de Perpetua i Felicitat XXI.11, etc.

67. Acta del martiri de Pioni 23, Acta del martiri d’Apol·loni 47, Passió d’Ireneu 7, etc.

68. Acta del martiri d’Eupli II.4.

69. Fem aquesta observació en referència a la versió (Recensio A) que hem utilitzat (vegeu nota 3). En la Recensio B trobem l’al·lusió (VI) a la sepultura dels cossos dels màrtirs ‘en un lloc adequat’ (ἐν τόπῳ ἐπιτηδείῳ). En la Recensio C (VI.2) se’ns diu que ‘uns homes’ (ἄνδρες…τινές) tingueren cura d’enterrar-los. En la lectura d’aquestes dues versions hem seguit l’edició de musurillo (1972, 46-61).

70. Passió de Fèlix 31, Acta del martiri d’Eupli III.3, Acta del martiri de Maximilià III.4, etc. De vegades, les restes protagonitzen alguna incidència prèvia a la seva ubicació definitiva: els feligresos del bisbe Fructuós, actuant cadascú pel seu compte, s’enduen les cendres del sant i ell se’ls apareix per a ordenar-los que les retornin ‘sense dil·lació’ («sine mora»). Cf. Passió de Fructuós, Auguri i Eulogi VI.2-3.

71. Potser el cas més emblemàtic és el dels executats a Lió, les cendres dels quals foren llençades al riu (cf. Acta dels màrtirs de Lió I.61).

72. Trobem, en canvi, aquesta última oració en força documents. Cf. Acta del martiri de Conó VI.4, Passió de Juli IV.4, Acta del martiri de Pioni XXI.9, etc.

73. La presència del θαῦμα en les seves més diverses modalitats (visions profètiques, suplicis dels quals el cristià surt indemne, bèsties ferotges que no ataquen els condemnats…) caracteritza la gran majoria de textos. N’estan exempts una minoria com l’Acta del martiri de Marí o la de Maximilià i la dels Escil·litans.

190

Més enllà del document processal: les Actes del martiri de Justí 191

verin fins a l’ἐκπύρωσις final, la qualitat demiúrgica de Déu, la filiació divina i la didaskalia de Crist, l’anunci profètic de la seva missió i la Parusia.

Les dades obtingudes en la nostra anàlisi ens indueixen a pensar que les particularitats observades en l’Acta del martiri de Justí estan estretament vinculades als seus escrits i a la seva activitat pública com a defensor de la doctrina cristiana. Assumim, doncs, el plantejament d’Eusebi74, que vincula l’execució de l’apologeta a la seva obra (entenem per obra la producció escrita i la trajectòria vital del nostre personatge). En efecte, per a l’historiador eclesiàstic, ‘fou adornat amb un diví martiri’ (θείῳ κατακοσμεῖται μαρτυρίῳ75) l’home que, com a ‘excel·lent filòsof’ (φιλοσοφώτατος76), ‘exercia d’ambaixador de la veritat’ (ἐπρέσβευεν ἀληθείας77), l’home que havia participat en debats en defensa del cristianisme 78 i que s’havia adreçat als governants sollicitant-los un veredicte just79 . Evidentment, per a Eusebi, existeix una clara relació entre l’obra de Justí i la seva condemna a mort. I, encara que el parer de l’historiador eclesiàstic no pot ser corroborat amb una certesa inqüestionable, sembla lògic pensar que el redactor de l’Acta del martiri de Justí i dels seus companys coneixia prou bé la producció de l’apologeta i no era aliè al seu entorn.

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74. H.E. IV.16.

75. IV.16.1.

76. IV.16.2.

77. IV.16.1.

78. Ibid.

79. H.E. XI.11-XII.1.

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192

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Societat Catalana d’Estudis Clàssics

Núm. 35-36 (2019-2020), p. 193-212

DOI: 10.2436/20.2501.01.102

Renaissance de la poésie didactique : Homère philosophe et Empédocle poète

Emilie Séris

Sorbonne Université

AbstrAct

During the Renaissance, humanists rediscover the original texts of Greek philosophical poems as well as Lucretius’ famous De Rerum Natura . Two questions already raised by the Ancients become for them an object of passionate inquiry: “Was Homer really the first philosopher?” and “Was Empedocles a philosopher or a poet?” The Florentine humanist Angelo Poliziano, for example, who during the 1480s devoted his university teachings to the Homeric corpus, develops the theme of Homer’s omniscience. Later, during the second half of the 16th century, the Parisian publisher Henri Estienne prints a volume of Greek epic poets, followed by an anthology of Greek “philosophical poetry”. In refuting the claim that Empedocles, for not having composed a narrative fable should not really count as a poet, Estienne significantly bolsters the legitimacy of scientific poetry. In this way, Renaissance debates over Homer’s omniscience and Empedocles’ status amongst poets greatly facilitated the emergence of a new didactic poetry during the period.

Keywords : didactic poetry, Empedocles, Henri Estienne, Homer, natural philosophy, Angelo Poliziano, philosophic poetry

À la Renaissance, les humanistes redécouvrent dans le texte des fragments de la poésie philosophique grecque présocratique ou alexandrine (Empédocle, Parménide, Xénophane, Callimaque ou Aratos) ainsi que les poèmes latins de Lucrèce, Columelle, Manilius…1. Le commentaire de ces textes sti-

1. Sur la poésie philosophique dans l’Antiquité, voir notamment lévy 1996 ; fAntuzzi 1998 ; gAle 2001; sAntini 2002 ; volKs 2002 ; reitz 2003 ; gAle 2004; cusset et lAKs ; most 2016.

mule leur réflexion sur la fonction didactique de la poésie, ainsi que sur ses virtualités pédagogiques grâce aux images et mnémoniques grâce au rythme 2 . L’élan encyclopédique qui sous-tend le mouvement humaniste nourrit une nouvelle génération de poètes didactiques, qui trouvent ainsi chez les physiciens grecs et chez les poètes de la nature latins leurs modèles : les Hymnes naturels de Marulle, l’Uranie de Giovanni Pontano, la Syphilis de Jérôme Fracastor, les Météores de Jean-Antoine de Baïf ou la Divine Sepmaine de Guillaume de Salluste Du Bartas sont les témoignages les plus éclatants de cette renaissance3. Une telle éclosion a été rendue possible par la réflexion théorique de rhéteurs et de poéticiens qui, relisant les Anciens, ont trouvé les arguments pour légitimer la poésie philosophique ou ‘naturelle’.

I. Homère uersus Empédocle

En effet, la définition et la raison d’être de ce genre de poèmes avaient été longuement discutées dans l’Antiquité. D’un côté, la philosophie grecque s’est globalement construite en s’opposant à la poésie didactique qui l’avait précédée : ou bien elle lui refuse une participation à la connaissance ou bien elle lui dénie le nom de poésie. Platon avait non seulement banni en général les poètes de la cité (République, X, 595a-598b), mais aussi discrédité en particulier les ambitions des poètes scientifiques en donnant à la poésie pour matière les mythes ( mythoi) et non les arguments ( logoi). Dans le Phédon (60c-61c), Socrate à qui Cébès demande pourquoi il a composé un hymne à Apollon et mis en vers les Contes d’Esope, répond qu’il a d’abord cru voir dans la poésie ( mousikè ) la plus haute philosophie ( philosophia mégistè ), mais qu’il a finalement compris que le vrai poète est celui qui met en œuvre des mythes. S’il accorde une valeur pédagogique à la poésie, c’est seulement la fonction parénétique de l’imitation des paroles et des actes des hommes de bien4. Aristote a certes revalorisé la poésie et lui a redonné droit de cité, mais en limitant son objet à la mimèsis —la représentation des actions humaines—, sacrifiant à son tour la poésie philosophique au bénéfice de la poésie dramatique5. Le principe et l’âme pour ainsi dire de la tragédie, c’est la fable (mythos), c’est-à-dire la fiction (Poétique, 6, 1450a38). Aristote est le premier à faire de la place respective d’Homère et d’Empédocle un problème crucial pour la définition de la philosophie et de la poésie. Dans la Poétique

2. Pour une mise au point sur la transmission de la poésie didactique antique à la Renaissance, voir hAllyn 2001. Pour des études plus précises sur la transmission des poèmes de Lucrèce et de Manilius, voir mArAnini 1994 et gAmbino-longo 2004.

3. Sur la poésie didactique à la Renaissance, voir entre autres s chmidt 1938 ; t ern A ux 1998 et KühlmAnn 2016.

4. Pl. R. 395c et 398a et Lg . 659e. Pour une synthèse sur la position de Platon à l’égard de la poésie scientifique, voir lenghi 2006, 184-187.

5. JAcques 2006, 21-22.

194

Renaissance de la poésie didactique 195 (1, 1447b19-20), il affirme que les deux poètes n’ont rien d’autre en commun que le vers et que par conséquent il est juste d’appeler Empédocle naturaliste (physiologos) plutôt que poète (poiètès)6. En effet, bien qu’Empédocle compose en vers, il n’est pas un poète mimétique. C’est par abus de langage que l’on nomme poète ceux qui exposent en vers des sujets de médecine ou d’histoire naturelle. Le critère de définition de la poésie est la représentation et non le mètre. Les auteurs de poèmes sur la nature, les physiologues, pratiquent le logos —fût-il en vers— comme les philosophes et non le mythos comme les poètes. Notons que d’emblée, le problème de la place d’Empédocle est corrélé à celui de la place d’Homère : c’est par différence avec Homère, que l’exclusion d’Empédocle de la poésie paraît juste. Plus tard, dans le traité Comment lire les poètes ? (16b-c), Plutarque semble accorder Platon et Aristote. Commentant le passage précédent du Phédon, il en conclut que nous ne connaissons pas de poésie sans fable (amythos) ni sans mensonge (apseudè). En opposant mythos et logos, mensonge et vérité, il fait de la poésie philosophique un adynaton. Il connecte ensuite à l’interprétation du Phédon la question de la situation d’Empédocle et d’autres poètes didactiques comme Parménide, Nicandre ou Théognis : ce sont en fait des ouvrages de prose qui empruntent à la poésie son grand style et son mètre « en guise de véhicule pour ne pas marcher, comme la prose, à pied »7. La métrique et le style ne sont chez ces auteurs que des ornements pour parer leur discours : c’est une forme extérieure qui ne suffit pas à en faire de la poésie et n’altère en rien leur nature philosophique. Il sauve ainsi le savoir apporté par les physiciens en les excluant de la catégorie des poètes. D’un autre côté, la tradition rhétorique, qu’elle cherche à s’approprier les caractéristiques et les prérogatives de la poésie ou au contraire à se distinguer d’elle, considère généralement les auteurs de poèmes didactiques comme des poètes à part entière. C’est ainsi que le jugement d’Aristote lui-même sur Empédocle varie selon les textes, non sans contradiction. Dans la Rhétorique (III, 5, 1407a33-35) notamment, il cite celui-ci comme exemple de l’ambiguïté, le comparant aux devins et aux oracles. Denys d’Halicarnasse, dans la Composition stylistique (VI, 22, 7), donne Empédocle comme exemple de l’harmonie austère. Il le définit certes comme physicien (physikos), mais il le situe simultanément parmi les poètes épiques avec Antimaque de Colophon,

6. Arist. Po. 1, 1447b17-20, éd. et trad. R. Dupont Roc et J. Lallot 1980, 34-35 : οὐδὲν δὲ

(‘et pourtant il n’y a rien de commun à Homère et Empédocle sinon le mètre, si bien qu’il est légitime d’appeler l’un poète et l’autre naturaliste plutôt que poète.’).

7. Plu. De audiendis poetis, 16b-c, in Traités , éd. et trad. A. Philippon 1987, I, 1, 94 : τὰ

(‘Les poèmes d’Empédocle et de Parménide, les Thériaques de Nicandre, le recueil des maximes de Théognis sont des ouvrages de prose qui empruntent à la poésie son grand style et son mètre en guise de véhicule pour ne pas marcher, comme la prose, à pied.’).

κοινόν ἐστιν Ὁμήρῳ καὶ Ἐμπεδοκλεῖ πλὴν τὸ μέτρον, διὸ τὸν μὲν ποιητὴν δίκαιον καλεῖν, τὸν δὲ φυσιολόγον μᾶλλον ἢ ποιητήν
δ' Ἐμπεδοκλέους ἔπη καὶ Παρμεν ί δου καὶ θηριακὰ Νικ ά νδρου καὶ γνωμολογ ί αι Θεόγνιδος λόγοι εἰσὶ κεχρημένοι παρὰ ποιητικῆς ὥσπερ ὄχημα τὸν ὄγκον καὶ τὸ μέτρον, ἵνα τὸ πεζὸν διαφύγωσιν.

par opposition aux poètes lyriques ou tragiques et aussi par opposition aux historiens et aux orateurs qui peuvent également avoir recours à l’harmonie austère8. À Rome, Cicéron soutient l’idée qu’Empédocle et tous ceux que les philosophes appellent physiciens sont poètes (De l’orateur, I, 217 : eademque ratione dicantur ei quos φυσικούς Graeci nominant idem poetae, quoniam Empedocles physicus egregium poema fecerit ) 9. L’argument apparaît, il est vrai, dans un raisonnement analogique visant à rattacher toutes les connaissances à l’art oratoire, davantage qu’à la poésie. Mieux, Cicéron ne voit pas pourquoi un orateur ne pourrait pas parler avec éloquence de toute matière si des poètes ignorants de l’astronomie ou de l’agriculture comme Aratos ou Nicandre de Colophon ont écrit des œuvres remarquables sur ces sujets (De l’orateur, I, 69). Il considère donc ces derniers comme des poètes, mais en aucun cas comme philosophes naturels puisqu’ils n’ont aucune connaissance de leur objet. Quintilien, lui, est plus circonspect : au début de l’Institution oratoire, il exige que le futur orateur connaisse la philosophie pour comprendre les questions abscondes et subtiles traitées dans les poèmes de philosophie naturelle. Il cite alors en exemple Empédocle pour les Grecs et Terentius Varron et Lucrèce pour les Latins (I, 4, 4 : nec ignara philosophiae, cum propter plurimos in omnibus fere carminibus locos ex intima naturalium quaestionum subtilitate repetitos, tum uel propter Empedoclea in Graecis, Varronem ac Lucretium in Latinis, qui praecepta sapientiae uersibus tradiderunt)10. Toutefois, on trouve aussi chez lui des traces de la prévention des philosophes contre la poésie non mimétique, par exemple à l’égard des Phénomènes d’Aratos (X, 1, 55). Quintilien juge la matière des Phénomènes dépourvue de mouvement ( motu ), de variété ( uarietas ) et de passions (adfectus), même s’il reconnait que le ‘poète’ Aratos suffit à son œuvre (sufficit operi). En somme, à la fin de l’Antiquité, Lactance fait un assez bon état de la question, en confessant qu’il ne sait pas si Empédocle, Lucrèce et Varron doivent être comptés parmi les poètes ou bien parmi les philosophes (Institutions divines, II, 12, 4 : Empedocles, quem nescias utrumne inter poetas an

8. D. H. Comp. VI, 22, 7, éd. et trad. G. Aujac et M. Lebel 1981, 150  : ταύτης τῆς

(‘Ce type d’harmonie a trouvé beaucoup d’amateurs, en poésie, en histoire, en éloquence publique. Les plus distingués de ses représentants furent, pour la poésie épique, Antimaque de Colophon et Empédocle le physicien, pour la poésie lyrique, Pindare, pour la tragédie, Eschyle, pour l’histoire, Thucydide, pour l’éloquence publique, Antiphon.’)

9. de orat. I, 217, trad. E. Courbaud 1930, 78 : ‘On pourrait dire encore que les philosophes, auxquels les Grecs donnent le nom de physiciens, sont aussi des poètes, parce que le physicien Empédocle a composé un remarquable poème.’

10. inst. I, 4, 4, trad. J. Cousin 1975, 79 : ‘il ne doit pas ignorer la philosophie, à cause des très nombreux passages qui, dans presque tous les poèmes, sont tirés des questions absconses et subtiles de la philosophie naturelle, et surtout à cause d’Empédocle chez les Grecs, de Varron et de Lucrèce chez les Latins, qui ont exposé en vers les préceptes de la sagesse.’

196
ἁρμον ί ας πολλοὶ μὲν ἐγένοντο ζηλωταὶ κατ ά τε πο ί ησιν καὶ ἱστορ ί αν καὶ λόγους πολιτικούς, διαφέροντες δὲ τῶν ἄλλων ἐν μὲν ἐπικῇ ποιήσει ὅ τε Κολοφώνιος Ἀντίμαχος καὶ Ἐμπεδοκλῆς ὁ φυσικός, ἐν μελοποι ί ᾳ δὲ Π ί νδαρος, ἐν τραγῳδ ί ᾳ δ’ Αἰσχύλος, ἐν δ’ἱστορίᾳ Θουκυδίδης, ἐν δὲ πολιτικοῖς λόγοις Ἀντιφῶν.

Renaissance de la poésie didactique

197

inter philosophos numeres, quia de rerum natura uersibus scripsit, ut apud Romanos Lucretius et Varro, quattuor elementa constituit…)11 .

La question de la légitimité de la poésie didactique ou naturelle —celle des physiciens— ressurgit à la Renaissance à travers deux débats apparemment distincts, mais qui se sont noués car ils visaient tous deux à assouplir, sinon à abolir, la séparation posée par Aristote dans la Poétique entre poésie épique et philosophie naturelle ou physiologie. Le premier débat consiste à savoir si Homère est ou non le premier philosophe ; le second si Empédocle est philosophe ou poète12. D’une part, constatant l’antériorité de la poésie sur le discours philosophique en prose, les humanistes sont tentés de voir dans la poésie archaïque la forme originelle du discours philosophique et, dans la suite des exégèses allégoriques antiques, ils réinterprètent Homère, Hésiode, ou même les Géorgiques comme des sommes livrant un enseignement physique, cosmologique, astronomique, éthique ou théologique13. D’autre part, ils s’interrogent sur la classification des genres, s’efforçant de redéfinir les limites de la poésie et de la prose (notamment philosophique) ainsi que celles de la poésie épique et de la poésie didactique et, le cas échéant, de comprendre leur intersection. En ravivant des contradictions anciennes, ils ont tenté de reformuler le problème et d’apporter de nouvelles solutions pour autoriser le développement de la poésie encyclopédique. Je me contenterai d’illustrer chacun de ces débats par un seul exemple, emprunté pour l’un au Quattrocento florentin et pour l’autre à l’humanisme français du XVIe siècle.

II. Ange Politien : Homère, philosophe

Historiquement, c’est d’abord le renouveau de la lecture d’Homère qui a conduit les humanistes à reconsidérer la question de la poésie didactique. En effet, l’ Iliade et l’ Odyssée ont fait l’objet dès le Trecento de tentatives de traduction, puis au Quattrocento, avec l’arrivée d’hellénistes byzantins en Italie après la chute de Constantinople, d’éditions et de travaux universitaires de plus en plus abondants. Ange Politien, poète humaniste florentin de la seconde moitié du XV e siècle se fit connaître à l’âge de quinze ans par une traduction en hexamètres latins des chants II à V de l’ Iliade 14

11. Lact. inst. II, 12, 4, éd. et trad. P. Monat 1987, 170-171 : ‘Empédocle — on ne sait s’il faut le compter parmi les poètes ou parmi les philosophes, puisque c’est en vers qu’il a fait un traité Sur la nature, comme chez les Romains, Lucrèce et Varron— a distingué quatre éléments…’

12. A propos des débats humanistes sur l’origine poétique de la philosophie et sur l’exclusion d’Empédocle de la poésie par Aristote, voir notamment hAllyn 2001, 182 s. et gAmbino-longo 2004, 184-190 et 292-293.

13. Sur la tradition allégorique et ses prolongements à la Renaissance, voir p érez -J e A n  ; eichel-loJKine (éd.) 2004.

14. Ange Politien, Prose volgari inedite e poesie latine e greche edite e inedite, éd. I. Del Lungo 1867, 431-523. Voir fAbbri 2001, 157-162.

Quelques années plus tard, devenu professeur à l’Université de Florence, il consacre plusieurs cours à la poésie homérique et rédige des commentaires ainsi qu’un discours sur Homère ( Oratio in expositione Homeri , 1485) 15 . Politien trouve dans la Vie d’Homère du pseudo-Plutarque les bases d’une analyse de la lèxis homérique comme discours théorètique ( théorètikos logos ) et de l’interprétation du poète Homère comme premier philosophe et fondateur du savoir encyclopédique 16. L’ Iliade et l’ Odyssée portent en eux les germes ( semina ) de toute la philosophie physique, éthique et dialectique. C’est donc Homère qui aurait enseigné aux physiciens les principes de la nature :

Quid dicam de philosophia, in qua nulla est ferme nobilior posterorum sententia aut opinio celebrata, cuius non in poeta Homero originem agnoscamus ? Nam ut a rerum naturae principiis ordiamur, Thales milesius omnium rerum initium aquae attribuit, Homerum uidelicet secutus ita scribentem :

Xenophanes aquam terramque in principiis recensuit et ipse Homeri exemplo, cuius haec uerba sunt :

17 .

Que dire de la philosophie, dans laquelle on ne trouve chez ses successeurs aucune pensée particulièrement élevée ni aucune opinion attestée dont nous ne reconnaissions l’origine chez le poète Homère ? Car, pour commencer par les principes de la nature, Thalès de Milet attribue à l’eau le début de toute chose, suivant évidemment Homère quand il écrit :

“Océan, comme un père, a engendré tous les êtres”.

Xénophane compte l’eau et la terre parmi les principes, lui aussi sur l’exemple d’Homère dont les mots sont les suivants :

“Mais puissiez-vous donc tous redevenir eau et terre !”18

Thalès a appris dans l’ Iliade (14, 246) que l’Océan a enfanté toute chose et Xénophane que le monde était né de l’union de l’eau et de la terre (Il., 7,

15. Ange Politien, Oratio in expositione Homeri, éd. P. Megna 2007.

16. Ps.-Plu. Vit.Hom. II, 92-160.

17. Ange Politien, Oratio in expositione Homeri , éd. P. Megna 2007, 20. Cf. Ps.-Plu. Vit. Hom. II, 93. La leçon la plus fréquente est γένοισθε, mais l’on peut lire γένησθε dans le mss. Ricc. gr. 30 r°.

18. Je donne ma traduction.

198
Ὠκέανος θ’ὥσπερ γένεσις πάντεσσι τέτυκται
ἀλλ’ ὑμεῖς μὲν πάντες ὕδωρ καὶ γαῖα γένοισθε

Renaissance de la poésie didactique 199

99) 19. De même, Empédocle a tiré sa doctrine de la discordia concors des vers 200 à 205 du chant 14 de l’Iliade , dans lesquelles Homère chante les conflits d’Océan et de Thétis :

Discordiam porro illam concordiamque Empedoclis ita noster hic uates Iunone loquente insinuauit :

Mieux, la discorde et la concorde d’Empédocle, c’est notre cher poète qui l’a suggérée en faisant dire à Junon :

“Je vais voir, au bout de la terre féconde Océan, le père des dieux et Téthys, leur mère ; je vais les voir et mettre un terme à leurs longues querelles”.

Ainsi l’opposition entre Homère-poète épique et Empédocle-philosophe naturel posée par Aristote dans la Poétique n’a-t-elle plus lieu d’être. Lui est substitué un lien de filiation de philosophe à philosophe en même temps que de poète à poète. En effet, l’analyse de la lèxis homérique que Politien emprunte au pseudo-Plutarque applique aux poèmes homériques les théories rhétoriques de l’ elocutio et des styles oratoires. Homère est donné comme une illustration des quatre styles sublime, ténu, moyen et fleuri. De plus, par ses mouvements syntaxiques et ses figures, le discours homérique concilie la clarté (perspicuitas) et l’ornement (ornatus) :

Nam quid de motibus figurisque loquar, partim ad perspicuitatem partim ad orationis ornatum accommodatis, de quibus nihil est sane a posterioribus praeceptum, quod non ille in operibus suis tanto ante consumauerit21 ?

Car que dire des mouvements et des figures, arrangés en partie en vue de la clarté, en partie en vue de l’ornement du discours, et sur lesquels rien n’a été vraiment enseigné par ses successeurs, que lui-même n’ait déjà porté à la plus haute perfection dans ses œuvres.

Origine de tout savoir, Homère est aussi le modèle de l’éloquence dans sa perfection originelle. Si, conformément à l’idéologie néoplatonicienne diffu-

19. Dans le commentaire aux Silves de Stace (éd. L. Cesarini Martinelli 1978, 248), Politien rapporte aussi à ce passage de l’Iliade, le vers 382 de la 4e géorgique de Virgile : Oceanumque patrem rerum

20. Ange Politien, Oratio in expositione Homeri, éd. P. Megna 2007, 23-24. Cf. Ps.-Plu. Vit. Hom. II, 99-100. Politien comme le pseudo-Plutarque ignorent les vers 202-204 de l’Iliade

21. Ange Politien, Oratio in expositione Homeri, éd. P. Megna 2007, 17.

εἶμι γὰρ ὀψομένη πολυφόρβου πείρατα γαίης, Ὠκεανόν τε, θεῶν γένεσιν, καὶ μητέρα Τηθύν· τοὺς εἶμ’ ὀψομένη, καί σφ’ ἄκριτα νείκεα λύσω20

200

sée à Florence à cette époque, Politien développe le mythe d’un Homère divinement inspiré, il trouve dans la lèxis d’Homère moins une théorie de l’allégorie, qu’un modèle de métaphore pédagogique dont il fait un usage immédiat dans ses propres cours d’introduction aux auteurs antiques. En effet, dans les Silves , praelectiones en vers destinées à ses étudiants, il compose à son tour une poésie didactique afin de transmettre les œuvres et la doctrine des Anciens. Dans la silve Ambra 22 qui ouvre son cours sur l’Iliade d’Homère lors de la même année universitaire 1485, à la suite d’Homère lui-même et des physiciens, il use cette fois du mètre épique pour célébrer Homère comme la source de la philosophie naturelle et en particulier de Thalès, Xénophane et Empédocle :

Quidquid honorato sapiens canit ore uetustas doctaque multiiugae post hunc diuortia sectae, hinc haustum : siue infantis cunabula saecli, seu conspirantes pugnaci foedere causas discordemque fidem et genitalia semina rerum, seu potius mundi fines diuumque rotatas contemplere domos atque obluctantia caelo sidera ;23

Tout ce que la sage Antiquité chante d’une bouche glorieuse, ainsi que les séparations après lui de la philosophie aux écoles complexes, est puisé de son œuvre : le berceau d’un siècle tout enfant, les principes associés par une belliqueuse alliance, les accords discordants et les germes créateurs des éléments ; ou même la contemplation des extrémités du monde, de la rotation des maisons des dieux et de la lutte des étoiles avec le ciel 24 ;

Il expose ici la même thèse que dans son discours sur Homère, mais en hexamètres dactyliques avec des images qui impressionnent vivement l’imagination. En réalité, il imite surtout ici en latin les Astronomiques de Manilius (I, 96-112), les Géorgiques de Virgile (II, 324 : genitalia semina) et le De la nature de Lucrèce (I, 58-60 : quae nos materiem et genitalia corpora rebus/ reddunda in ratione uocare et semina rerum/ apellare suemus).

L’année suivante, la silve Nutricia présente en vers un catalogue des poètes depuis les origines. En tête figurent les poètes héroïques, foule abondante parmi laquelle se côtoient les poètes légendaires, les prophètes, Homère, Hésiode, les auteurs de Métamorphoses, mais aussi Lucrèce et les physiciens grecs. Politien y insère un éloge de la poésie naturelle et d’Empédocle, qui donne à celui-ci une digne place dans le Panthéon des poètes, aux côtés d’Héraclite :

22. Sur la silve Ambra , outre les travaux de b ettinzoli (1995) et de g A l A nd (1995, 198210) on pourra consulter l’article de lAird 2004.

23. Ange Politien, Ambra, 515-522, éd. F. Bausi 1991, 150-151.

24. Ange Politien, Ambra, 515-522, éd. P. Galand 1987, 277.

Renaissance de la poésie didactique 201

Scilicet et ueteres naturam pandere Grai carmine tentarunt celebri : ceu maximus ille, aerisonas pedibus qui quondam inductus amyclas, insiluit Siculi rapidum cratera camini ; et cui de uocum tenebris cognomina flenti addita ; quosque alios studio sapientia dulci implicuit, cecinitque diu memoranda uetustas 25

On le sait, les anciens Grecs également tentèrent de dévoiler la nature dans leur abondante poésie : par exemple ce très grand poète qui, conduit un jour par sa marche dans la ville d’Amycles où retentit le son de l’airain, s’élança dans le cratère avide de la fournaise de Sicile. Il y eut aussi le poète qui pleurait, à qui sa langue valut le surnom d’obscur ; il y eut tous les autres que la science enveloppa dans sa douce étude et qu’une antique tradition, dont le souvenir se maintiendra longtemps, a célébrés26

En même temps, Politien illustre les vertus pédagogiques de l’image : au lieu de nommer les poètes, il les désigne par des fables, des anecdotes qui frappent l’esprit de ses étudiants et joignent à l’utilité pédagogique le plaisir de l’érudition : la légende selon laquelle Empédocle aurait sauté dans l’Etna pour prouver sa nature divine est rapportée par Diogène Laërce (VIII, 69), Strabon (VI, 2, 8) et surtout par Horace (Art poétique, 464-466) qu’il imite ici27 . Politien connaissait la Poétique d’Aristote et il a du reste appliqué dans ses cours sur Homère certains critères aristotéliciens au corpus homérique luimême, comme la distinction entre fable simple et fable complexe (l’ Iliade serait une fable simple et l’Odyssée, avec ses péripéties une fable complexe)28. Néanmoins, il remet profondément en cause la distinction aristotélicienne entre poésie épique et philosophie naturelle. Il propose en effet une classification de la poésie inspirée des scholies de Jean Tzétzès à l’Alexandra de Lycophron (praefatio)29. Il nomme « poètes par excellence » ceux qui usent du mètre héroïque, qui ont pour objet une fable allégorique ou une histoire ancienne et qui emploient une forme de discours qui leur est particulier (sua quadam oratio peculiaris). Cependant, il admet aussi parmi les poètes épiques ceux qui ne vérifient que le premier critère donné par Jean Tzétzès, les epopoioi ou uersificatores, ces poètes non mimétiques qui écrivaient en vers épiques et qu’avait rejetés Aristote. Politien inclut ainsi dans la poésie héroïque des physiciens (Antimaque, Nicandre ou Aratos) ainsi qu’un historien comme Lucain.

25. Ange Politien, Nutricia, 491-497, éd. F. Bausi 1991, 215-216.

26. Ange Politien, Nutricia, 491-497, trad. P. Galand 1987, 335-337.

27. Hor. ars 464-466 : deus immortalis haberi/ dum cupit Empedocles, ardentem frigidus Aetnam/ insiluit

28. Ange Politien, Praelectio in enarrationem Odysseae, éd. L. Silvano 2010, 4.

29. Ange Politien, Commento inedito alle selve di Stazio , éd. L. Cesarini Martinelli 1978, 52 et Panepistemon. Voir séris 2012, notamment 53.

III. Henri Estienne : Empédocle, poète

Au XVIe siècle, la diffusion de la Poétique d’Aristote et son influence prédominante sur la théorie littéraire rend la situation de la poésie philosophique de plus en plus délicate. Quelques théoriciens cependant contribuent à faire une place à la poésie didactique dans la taxinomie des genres. Par exemple, Antonio Sebastiano Minturno, affirme en 1559 dans le De poeta que la poésie (Poetica) est triple comme la vie de l’âme : le premier genre de la poésie est théologique et traite de Dieu, le second genre est philosophique et traite de la nature, le troisième genre est mimétique et traite de l’homme et de ses passions. La poésie des philosophes, celle d’Empédocle ou de Lucrèce, est donc un genre de poésie à part entière, c’est le genre intermédiaire (medium) et il vise à la connaissance de la nature et de ses causes (Hac enim eorum dicunt, quae sunt, naturas causasque cognosci. Eiusmodi Empedoclis Lucretiique poemata fuerunt, p. 53)30. De même, en 1561, Jules César Scaliger souligne dans les Poetices libri septem les incertitudes d’Aristote concernant les poèmes des physiciens31. Bien qu’il écarte les versificateurs dans la Poétique, il considère ailleurs Empédocle comme un poète puisqu’il emploie le verbe poiein pour parler de ses compositions :

Aristoteles quoque, qui hanc censuram acrius exercuit, ut uersificatores a Poetae nomine summoueret, inter loquendum aliter usus est ὡς ἐποίησεν, inquit, ἐμπεδοκλής. Quare Empedoclem quoque, qui nihil fingit, appellat ποιητήν32 .

Plus loin, dans le livre III, il consacre le chapitre 25 à la Physiologie, à l’Astrologie et à la Théologie qui ont pour objets respectifs la nature, le destin et Dieu et qui exigent plus que tout autre genre de poésie la vertu philosophique de prudence. Il semble bien les considérer ici comme des divisions de la poétique. Mais l’un de ceux qui œuvra le plus pour la reconnaissance de la poésie des philosophes naturalistes fut sans doute l’éditeur et humaniste français Henri Estienne.

Henri II Estienne, fils de Robert Estienne dont il reprit l’imprimerie à Genève en 1559, était helléniste et passionné par la poésie grecque33. Il publia en 1566 une volumineuse édition des poètes épiques grecs (Poetae graeci principes heroici carminis, et alii nonnulli) qui présentait avec l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, Hésiode ou Théocrite des fragments des Phénomènes d’Aratos, des Thériaques de Nicandre et des vers de Pythagore. La préface justifie ce regroupement en présentant tous ces auteurs comme des poètes sacrés. Il invoque même l’autorité des philosophes et de Platon pour affirmer qu’ils sont nés poètes et qu’ils sont inspirés par les dieux (Préface, p. 4). Quelques

30. Antonio Sebastiano Minturno, De poeta, I (1559, 53-54).

31. Voir leroux; séris 2018, 376-378.

32. Jules-César Scaliger, Poetices libri septem, I, 2 (1561, 5).

33. Sur le rôle de cet humaniste français, voir c entre v l s A ulnier 1988 et K ecs K eméti ; boudou ; cAzes 2003.

202

Renaissance de la poésie didactique 203

années plus tard, en 1573, Henri Estienne complète cette édition par une anthologie de « poésie philosophique » (Poesis philosophica, uel saltem, Reliquiae poesis philosophicae, Empedoclis, Parmenidis, Xenophanis, Cleanthis, Timonis, Epicharmi. Adiuncta sunt Orphei illius carmina qui a suis appellatus fuit ὁ θεολόγος. Item, Heracliti et Democriti loci quidam, & eorum epistolae) 34. Il publie notamment des écrits d’Empédocle, de Parménide, de Xénophane, de Cléanthe, de Timon, d’Epicharme, d’Héraclite et de Démocrite. Dans la préface, il s’efforce de préciser la définition de cette poésie philosophique, en reprenant méthodiquement les lieux des Anciens. Il place sa défense des poètes philosophes sous les auspices d’Horace, citant les vers célèbres de l’Art poétique (333-334) dans lesquels le poète de Venouse affirme que les poètes veulent ou bien servir (prodesse) ou bien charmer (delectare) ou bien dire des choses à la fois agréables et utiles à la vie. Il s’inscrit dans la perspective horatienne et lucrétienne de l’union de l’utile et de l’agréable, mais il récuse que cette distinction se confonde avec celle du fond et de la forme.

Dans un premier temps, il fait mine d’adhérer aux arguments d’Aristote (Poétique, 1450a38) et de Plutarque (De audiendis poetis, 14d et 16c). Néanmoins, il montre l’inadéquation de la métaphore aristotélicienne selon laquelle la fable ou la fiction serait l’âme de la poésie.

Quaenam uero sunt uel potius dicuntur poemata, quum tamen uere poemata non sint ? Quae illa re carent quam nonnulli poesews animam appellarunt : id est fabulis. Si enim poesi fabulae sunt instar animae, uersus quorum corpori infusae illae non sunt, aut poesews nomine ne dignemur, aut poesin mortuam (ut mortuum est corpus a quo abest anima) appellemus : sic tamen ut illo uocabulo nos abuti sciamus. Nam a mortuo corpore abest anima, sed antequam mortuum esset, non aberat : at poesis ἄμυθος, et est et semper fuit ἄψυχος : ideoque numquam uixisse dici potest 35

Mais quels sont donc ces poèmes ou plutôt ce qui en porte le nom, bien que pourtant ce ne soient pas vraiment des poèmes ? En effet, ils manquent de cette réalité même que quelques-uns ont appelée l’âme de la poésie, c’est-àdire les fables. Car si les fables sont pour la poésie comme une âme, les vers dans le corps desquels celles-ci n’ont pas été répandues, ou bien ne les jugeons pas dignes du nom de poésie, ou bien appelons-les du nom de poésie morte —tout comme est mort le corps dont l’âme est absente ; sachons cependant que nous abusons d’un tel terme. Car l’âme est absente du corps, mais avant qu’il fût mort, elle n’en était pas absente ; tandis qu’une poésie “sans

34. Je signale qu’E. Aydin, qui prépare un doctorat sur « Poésie et philosophie grecques antiques dans l’humanisme français et néerlandais (1560-1640) » sous la direction d’A. Smeesters à l’université catholique de Louvain, a présenté à la 3e Journée des Jeunes Chercheurs de la SEMEN-L (Paris, 11 mai 2019) une communication intitulée « Poesis philosophica. La figure d’Empédocle chez Henri Estienne ».

35. Henri Estienne, Poesis philosophica, praef. (1573, 3-4).

mythe” non seulement est, mais fut toujours “sans âme”, et c’est pourquoi l’on peut dire qu’elle n’a jamais vécu.

Non sans humour, il développe une sorte de raisonnement par l’absurde en guise de captatio beneuolentiae. Si la fable est l’âme, les vers sont le corps de la poésie et les écrits des physiciens, qui sont dépourvus de fiction, doivent être poésie ‘morte’. Or, c’est impossible puisqu’ils n’ont jamais eu d’âme. Ce genre ne devrait donc pas exister, pas plus qu’un corps ne peut naître sans âme. De la même manière, Henri Estienne dénonce la métaphore du mètre comme véhicule forgée par Plutarque dans les Moralia et plus généralement l’incohérence de raisonnements qui aboutissent à dissocier le nom et la chose : que sont donc ces poèmes qui n’en sont pas, mais sont néanmoins nommés tels ? Le poème n’est donc pas seulement le corps ou le véhicule de la matière des physiciens. Dans un second temps, il cite le lieu du De l’orateur de Cicéron sur Empédocle et une citation grecque que Diogène Laërce donne comme un fragment du traité d’Aristote Sur les poètes 36 . Il conclut du premier passage qu’Empédocle est à la fois poète et physicien et que si Cicéron préfère l’appeler physicien, c’est que cette dénomination est plus convenable et plus précise, mais non que la première est fausse :

Empedocles enim, Parmenides, et reliqui, ut physica tractant, ita physici et possunt et debent nominari : sicut a ueteribus uocari passim uidemus. Et sane M. Tullius non ob eam quam dixi causam, Empedoclem appellandum poetam non censet : sed potius quod physici nomen magis illi, sicut et caeteris qui idem argumentum uersibus tractarunt, conueniat 37

En effet, Empédocle, Parménide et les autres, comme ils traitent de physique, à la fois peuvent et doivent être nommés physiciens, comme nous voyons un peu partout qu’ils sont appelés par les Anciens. Et de fait, ce n’est pas pour la raison que j’ai dite que Cicéron ne pense pas que l’on doive appeler Empédocle un poète, mais plutôt parce que le nom de physicien lui convient davantage, comme aussi aux autres qui ont traité de la même matière en vers.

Henri Estienne oppose surtout au lieu de la Poétique (1447b19-20) dans lequel Aristote distinguait le physicien Empédocle d’Homère, poète épique, le fragment du Περὶ τῶν ποιητῶν rapporté par Diogène qui qualifie Empédocle d’« homérique et terrible quant à l’expression » et il insiste sur son invention verbale :

36. Arist. Fr . 70 = D.L. VIII, 57. Cf. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad. R. Genaille 1965, II, 145 : ‘Aristote (Sophiste) dit qu’Empédocle fut l’inventeur de la rhétorique, et Zénon l’inventeur de la dialectique. Il affirme (Livre des poètes) qu’Empédocle imita le style d’Homère qu’il était maître de l’élocution, et qu’il usait de métaphores et de toutes les autres figures propres à la poésie’.

37. Henri Estienne, Poesis philosophica, praef., 5.

204

Renaissance de la poésie didactique 205

Equidem ut hic Cicero pulcherrimum Empedoclis poema esse dicit, ita uidemus ab Aristotele Ὁμηρικὸν καὶ

illi tribui 38

appellari : quin etiam

‘Certes, tout comme Cicéron dit ici que le poème d’Empédocle est très beau, nous voyons qu’Aristote l’appelle “homérique et terrible quant à l’expression”, et mieux encore, lui a attribué ‘les heureuses trouvailles de l’expression’.

Empédocle est donc poète parce qu’il travaille sur les mots et il a en commun avec Homère non seulement le mètre, mais aussi l’elocutio (la lèxis ou phrasis) qui touche à la matière du discours39 .

Enfin, Henri Estienne invoque l’autorité d’un passage des Stromates de Clément d’Alexandrie pour justifier le titre de son édition et l’attribution à ces textes de la désignation « poésie philosophique ». En effet, Clément d’Alexandrie avait employé pour citer les vers d’Empédocle l’expression « la poésie philosophique d’Empédocle dit » ( ἡ φιλ

ποιητική)40. L’éditeur prétend donc traduire l’expression philosophos poiètikè et, assumant pleinement désormais, en dépit d’une figure de prétérition, l’abus de l’emploi du mot ‘poésie’ appliqué à ces textes, il se vante de trouver bientôt de nombreux défenseurs :

Jam uero siquis obiiciat, me, quanuis hoc dicam, inscripsisse tamen hos uersus φιλόσοφον ποίησιν, non me Clementis Alexandrini autoritate tuebor, qui eos ita nominat (potius enim illis Aristotelis et Ciceronis quos attuli locis hunc titulum defendere conarer) sed poesews appellatione sic abusum esse fatebor, ut multos huius abusus defensores habere possim 41

Mais maintenant, si l’on m’objecte que moi-même, quoique je dise cela, j’ai pourtant intitulé ces vers Poésie philosophique, je ne m’abriterai pas sous l’autorité de Clément d’Alexandrie qui les nomme ainsi — car je m’efforcerais plutôt de défendre ce titre par les beaux passages d’Aristote et de Cicéron que je viens d’invoquer — mais j’avouerai que j’ai abusé du nom de poésie de telle sorte que je puisse avoir de nombreux défenseurs de cet abus.

Pour Henri Estienne, qui a composé lui-même des vers en grec, la poésie est bien l’un des genres du discours philosophique. Le mètre n’est pas un accident ; le rythme, les figures et les tournures du poème concourent au dévoilement de la vérité et à l’avènement d’un monde dont le poème est un micro-

38. Ibid., 5-6

39. Selon g oldschmidt 1982, 202 n.39, il se pourrait que le jugement d’Aristote dans le discours Sur les poètes porte en réalité sur les autres poèmes d’Empédocle que le De la nature. Henri Estienne n’envisage pas ce problème.

40. Clem.Al. Strom. V, 122, 2.

41. Henri Estienne, Poesis philosophica, praef., 6.

δεινοὶ περὶ τὺν φράσιν
τὰ περὶ τὴν φράσιν ἐπιτεύγματα
ό σοφος Ἐμπεδοκλ έ ους κ έ γει

cosme. Des humanistes encyclopédistes comme Politien ou Estienne ont œuvré pour la reconnaissance d’une poésie philosophique, c’est-à-dire d’un discours scientifique dont la forme tient non seulement au vers, mais aussi à un langage particulier, qu’ils le nomment lèxis, phrasis ou encore sua quadam oratio peculiaris.

bibliogrAphie

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Authors’ names in smAll cAps (as well as in the text of the article and footnotes), example: wilAmowitz 1914, 000).

In case of 2 or more authors: Author; Author

In case of titles of one author and various years: Author year a, b, etc.

French indentation: 1,2 cm.

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The abbreviations of ancient authors’ and works’ names are, regarding the Greeks, those of the LSJ; regarding the Latins, those of ThlL. Exceptions:

Aesch. (no A.) Suppl. Sept. Pers. PV Ag. Ch. Eum.

Soph. (no S.) Ai. El. OT Ant. Tr. Phil. OC

Eur. (no E.) Cycl. Alc. Med. Her. Hipp. Andr. Hec. Suppl. HF Ion Tro. IT El. Hel. Pho. Or. Ba. IA Rh.

Pind. (no Pi.) Pyth. Ol. Isth. Nem.

Bacch. (no B.)

Thuc. (no Th.)

Dem. (no D.)

Aristoph. (no Ar.) Ach. Eq. Nub. Vesp. Av. Pax Lys. Thesm. Ran. Eccl. Pl.

Xen. (no X.)

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