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Questions de la salle Questions de la salle
Alain Richard 26 : Puisque vous êtes un universitaire bien implanté dans ce monde, est-ce que vous pourriez nous indiquer les métastases, c’est-à-dire les disciplines dans lesquelles se développe cette démarche et l’état actuel du rapport de force et du niveau de résistance des champs disciplinaires et des équipes universitaires, pour qu’on essaie de regarder comment circonscrire le mal?
Jean-François Braunstein : C’est une question pour laquelle j’ai tendance à avoir une réponse pessimiste.
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S’agissant, en France, des universités de lettres et sciences humaines, il me semble que la pénétration de ces idées est très importante. Des personnes me demandent parfois où leur enfant pourrait faire des études de philosophie sans rencontrer ce genre de choses. Je n’ai pas de réponse à leur apporter. Il me semble que le débat et l’offensive, maintenant, se déplacent dans les facultés de sciences et de médecine. Je pense que là, il faudrait essayer de sanctuariser les choses. Quelques scientifiques s’inquiètent de ce qui se passe : un cancérologue de Bordeaux se plaignait ainsi du fait qu’il ne pouvait pas obtenir de crédits s’il ne se pliait pas aux exigences concernant le genre. On l’oblige à perdre son temps dans une semaine d’études sur le genre alors qu’il travaille contre le cancer ! Je pense qu’il y aurait peut-être aussi des actions possibles du côté des financements. Beaucoup de ces projets sont financés par l’Europe, la Ville de Paris ou par des fondations franco-américaines. Il y a beaucoup d’argent : si vous voulez faire une thèse sur le genre, par exemple, vous êtes sûr d’avoir des financements pour faire votre thèse. Si vous faites une thèse sur la métaphysique d’Aristote, cela va être beaucoup plus compliqué. Une autre possibilité, évidemment plus radicale, pourrait être de réduire les administrations pléthoriques qui se consacrent aux thèmes de Diversité Équité Inclusion (DEI), de genre, de race, etc. Il me semble qu’il y a des choses à faire de ce côté-là. A minima, il serait important de garantir la liberté académique et que des enseignants puissent afficher leurs désaccords. Pour prendre l’exemple du colloque que nous avons organisé l’an dernier à la Sorbonne, aucune de nos universités (Paris 1 et Paris 4) n’a voulu nous donner de salle. C’est uniquement grâce au recteur, nommé par Jean-Michel Blanquer, qu’on nous a donné un amphithéâtre à la Sorbonne. Il faudrait que les présidents d’université garantissent les libertés académiques. Le problème, c’est que le mode d’élection de ces présidents fait qu’ils dépendent beaucoup des militants étudiants et de syndicats, comme Sud Éducation, qui sont une catastrophe. Dans le domaine du droit, ces thèmes commencent aussi à apparaître, autour du genre, avec notamment les « violences sexistes et sexuelles », mais aussi de la promotion des droits de l’animal. Il y aurait aussi des choses à faire dans le secondaire : il n’est pas normal que des associations militantes comme le Planning familial, qui dit désormais que les femmes peuvent avoir un pénis et que les hommes peuvent être enceints, interviennent dans les collèges.
Jean-Pierre Moreau 27 : Vous esquissez une géographie des lieux où l’on peut faire une sociologie des wokistes. Vousévoquieztoutàl’heureleprotestantisme.Etquelles sontlesairesculturelleslesplusconcernées?
Jean-François Braunstein : Je dirais qu’en dehors du monde occidental, en y incluant l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc., le wokisme n’existe pas. Il semble même tout à fait stupéfiant pour le monde extérieur, notamment pour la Russie ou la Chine. S’agissant du monde occidental, les pays les plus touchés me semblent être effectivement les pays protestants et anglo-saxons. L’Italie et l’Espagne sont un peu moins touchés, pour l’instant. C’est peut-être dû au poids de certains schémas de pensée et d’organisations sociales liées au catholicisme. Beaucoup de gens disent que la France serait moins affectée, notamment grâce au fait que les universitaires y sont titulaires et ne peuvent pas être licenciés aisément. Certes, le statut de fonctionnaire nous préserve. Néanmoins, la menace de mort sociale est une menace extrêmement puissante, en particulier pour les jeunes collègues. On pourrait faire une étude plus affinée des structures sociales qui ont un effet protecteur ou au contraire fragilisant : on voit, par exemple, que les adolescents transgenres actuels sont plutôt des jeunes filles, de familles bourgeoises, plutôt libérales, à première vue sans problèmes, qui vont, en choisissant de devenir trans, se transformer en victimes, populaires sur les réseaux sociaux, qui vont rejoindre une nouvelle famille, la « glitterfamily », leur famille choisie avec des paillettes.
Pierre Joxe 28 : Je voudrais rebondir sur votre intervention en vous soumettant trois faits, en apparence distincts, mais qui me semblent pointer vers les questions que vous soulevez. D’abord, lorsque j’étais ministre de l’Intérieur, j’ai été à plusieurs reprises interpellé sur le véritable scandale qui consistait à exiger des Français et desFrançaisesd’indiquerleursexepouravoirdroitàune carted’identitéouunpasseport.L’identité,medisait-on, ne pouvait pas se résumer à la déclaration d’un sexe et, parconséquent,ilfallaitchangertoutcela.
Je n’ai pas affronté cette difficulté juridique à l’époque, maisellem’estapparuedansunautredomaine,alorsque j’étais adjoint d’un maire d’une ville moyenne. La politique sociale du logement y consistait à trier soigneusementlesgenslogésdanslaZUP,pournejamaisfairede logementsoùiln’yauraitquedesMaghrébins,etsurtout pas, par exemple, que des Algériens ou que des Tunisiens, mais mélanger les personnes, y compris en tenant comptedesdiversesorigines,pourparsemerlaZUPavec des logements sociaux dont la mairie était maîtresse de l’affectation à telle ou telle famille. Un certain nombre degens,àl’intérieurdelacommune,jugeaientqu’ilétait inacceptable de trier les gens ainsi en fonction de leurs originespourlesaffecter.
Enfin, j’ai reçu récemment le premier courrier administratif qui, peut-être, s’inspire directement de la philosophiequevousdécrivez.Certainsdocumentsadministratifsaujourd’huienFrancenecommencentplus,comme autrefois, par « Madame, Monsieur», mais par « Bonjour »! Quand vous recevez un document administratif qui commence par «Bonjour », vous êtes doublement rassurés : à la fois parce qu’on vous souhaite une bonne journée et parce qu’on ne vous attribue ni un genre, ni un sexe, ni quoi que ce soit. Qu’est-ce que vous pensez decestroisphénomènes?
Ancien, avec la carte d’identité; l’autre, plus récent : comment attribuer les logements sociaux? Et le troisième, tout à fait récent, c’est-à-dire qu’on ne s’adresse plus à nous comme Monsieur, ni Madame, ni surtout Mademoiselle,maisavecunsimple«Bonjour » ?
Jean-François Braunstein : Oui, j’ai reçu ce courrier moi aussi et, effectivement, c’est une tendance lourde. Dans les chemins de fer, dans les avions, dans beaucoup d’endroits, on préfère dire désormais « Chers voyageurs » ou « Bonjour », etc. Le problème, assurément, est que si on voulait vraiment être inclusif, il faudrait rajouter désormais toute une série de catégories : il faudrait rajouter du masculin, du féminin, du neutre, du gender fluide, etc. On voit immédiatement les limites des écritures inclusives, qui exigeraient de créer des catégories à l’infini ! S’agissant de votre question sur les communautés, je pense pour ma part, en bonne logique républicaine, que la France n’est pas composée de communautés. Que les maires, que les députés essaient de répartir les gens avec beaucoup de tact, c’est une bonne idée. En tant qu’enseignant, je n’ai jamais considéré la couleur de peau de mes élèves : ça ne m’a même pas traversé l’esprit ! Je tiens compte des difficultés de mes étudiants et les aide en dehors de toute question de couleur de peau. Pour ce qui concerne l’indication du sexe sur les cartes d’identité, c’est quelque chose qui est très fluctuant. Désormais, il est possible de demander de changer de sexe à l’état civil sans avoir besoin d’un certificat médical, au nom du respect de la sphère privée. La Cour européenne des Droits de l’Homme a accepté ce principe. Mais nous risquons, dès lors, de nous retrouver dans la situation des Allemands et de devoir préciser qu’on ne peut pas changer de sexe à l’état civil plus d’une fois par an. Parce qu’on pourrait imaginer aussi d’en changer tous les trois mois. Il existe aujourd’hui une demande plus radicale : celle d’introduire un sexe neutre. La Cour européenne des Droits de l’Homme a pris récemment une décision qui ne va pas dans ce sens. Mais si on acceptait un sexe neutre, comment ferait-on pour les questions de parité ? Comment ferait-on pour toute une série de problèmes juridiques qui y sont liés ? Il me semble que cette idée est assez incohérente : si on veut être « fluide », on arrive très vite à des situations absurdes, où les personnes peuvent changer sans cesse d’identité. Ces idées de genre fluide, on peut se dire que c’est merveilleux, que c’est le comble de la « société liquide », de la société mouvante. Mais en fait, ce n’est pas du tout cela : c’est une société qui s’enferme dans toute une série de communautés nouvelles :
« transgenres », « non binaires », « asexuels », etc.
Roger Chudeau 29 : Monsieur le Professeur, je voulais vous remercier pour la clarté biblique de votre exposé. Vous nous invitiez à réagir et nous, au Rassemblement National, nous avons commencé à agir. Mon groupe politiqueaainsicrééungroupespécifiqueauParlement deBruxellesetàl’Assembléenationalepourluttercontre le wokisme. J’ai moi-même déposé une proposition de loipourinterdirel’écritureinclusiveàl’universitéetdans les actes administratifs et commerciaux et nous allons prochainementinterpellerleministredel’Éducationnationale pour qu’il supprime la circulaire Blanquer sur le choixdugenrepourlescollégiens,laquelleesttoujoursen vigueur.Maisjevoudraisvousposerlaquestionsuivante: pourquoi est-ce que les professeurs d’université, dont vous êtes un éminent représentant, ne s’organisent pas en un groupe d’action qui combattrait, comme vous le faites, mais de manière plus structurée, le wokisme, qui estundangermortelpournotrecivilisation?Jevoudrais aussi vous inviter à prononcer une conférence devant notre groupe à l’Assemblée nationale. J’ai aussi une questionquin’arienàvoiraveccequejeviensdedire: quelleestlapositiondesÉglisesdeFranceparrapportau wokisme?Êtes-vousinformédecela?
Jean-François Braunstein : Il y a un certain nombre d’universitaires qui se sont réunis dans un groupe qui s’appelle l’Observatoire du décolonialisme. Mais il est vrai que nous ne sommes pas extrêmement nombreux, parce qu’il y a la menace de mort sociale et le risque d’être accusé de transphobie, de racisme, etc. Beaucoup de gens n’osent pas parler alors qu’au fond, on ne risque pas grand-chose, à la différence de nos collègues anglo-saxons.
C’est ce que relève une de mes collègues, la sociologue de l’art Nathalie Heinich, qui pense qu’on devrait se servir du fait que l’on ne peut pas être renvoyé pour prendre davantage la parole. Il existe donc une organisation, mais nous sommes quand même assez minoritaires. Et pourtant, comme je vous l’ai dit, le wokisme n’est pas une doctrine de gauche, républicaine ou progressiste. Il me semble que c’est tout le contraire et c’est pour cette raison que j’ai cité quelques penseurs contre-révolutionnaires.
S’agissant des Églises, je dirais que les réactions à mes propos sont assez positives, puisqu’il y a beaucoup de représentants religieux qui me demandent des conférences.
Je n’ai en revanche pas eu beaucoup de réactions venant de la religion musulmane : je pense cependant qu’ils ont eux-aussi une vision extrêmement négative du wokisme.
Raphaël Hadas-Lebel 30 : Un des phénomènes qui m’a paru des plus préoccupants dans ce que vous avez dit, c’est que cette idéologie est passée de l’université versl’entreprise.EnparticulierauxÉtats-Unis,dansles GAFAM,lagestiondesressourceshumainesparlesDRH s’inspire de ces principes. Est-ce que vous pouvez préciser un peu l’état du rapport des forces dans ce domaine auxÉtats-Unis?Est-cequevousavezlesentimentquece phénomène se développe également dans les entreprises françaises, en lien peut-être avec les enseignements des business schools?
Jean-François Braunstein : Je n’ai pas voulu entrer dans le détail. Ce n’est pas ma spécialité, mais il existe un livre très intéressant de la journaliste du Figaro Anne de Guigné, sur le capitalisme woke 31. Elle montre comment les entreprises françaises suivent ou quelquefois essaient de freiner un peu le phénomène. Il me semble que par la formation, par le fait que beaucoup d’entreprises ont leur siège et leur organisation principale aux États-Unis, du fait aussi de la pression des investisseurs anglo-saxons, il y a une pression dans ce sens. C’est en particulier le cas dans les entreprises anglo-saxonnes en France. On voit qu’il y a une espèce de lutte à ce sujet aux États-Unis. Par exemple, Disney est une entreprise extrêmement woke : il existe des vidéos issues de Disney qui ont fuité, que je cite dans mon livre, où l’on voit des militants enthousiastes faire de la propagande woke 32. Mais on constate aussi, par exemple, que quelqu’un comme Elon Musk s’en prend très directement aux wokes. Il me semble donc que les choses ne sont pas jouées.
30. Membre honoraire du Conseil d’État.
31. A. De Guigné, Lecapitalismewoke:quandl’entrepriseditlebienetlemal, Presses de la Cité, 2022.
Claudine Cohen 33 : La question que je voulais poser toutdemême,c’estlaquestionpolitique.Vousavezcritiquétoutescesthéories,toutescesvaleursduwokismeau nom des Lumières, et puis vous avez finalement dit que certains courants politiques reprenaient cette critique. Vous avez alors parlé de DeSantis, de Trump, etc. Estce que ce sont vraiment des défenseurs des idéaux des Lumières? Comment se situe la question politique par rapportàlacritiqueduwokisme,dontvousavezditque cen’étaitpasunepositiondegauche?
Jean-François Braunstein : Il y a effectivement une sorte de montée aux extrêmes des deux côtés, c’est-à-dire que plus les wokes se radicalisent, plus les réponses sont celles de personnages marqués très à droite. Alors, c’est
32. Ces vidéos ont été mises en ligne par le journaliste Christopher Rufo: https://twitter.com/ realchrisrufo vrai, j’emploie le mot woke et j’ai cité DeSantis. Ce n’est pas très bon pour moi, parce qu’on va dire : « Braunstein a mal tourné, il est en plein délire ! » Mais je pense vraiment que la question n’est plus une question de droite ou de gauche : c’est une question de réalité ou de fiction, de science ou d’émotion, etc. Il me semble que c’est làdessus qu’il faut se décider et je crois qu’il ne faut pas se laisser impressionner par des tentatives de délégitimation. Je pense que l’heure est assez grave pour qu’on ne se pose plus la question de savoir si ce que l’on dit est de droite ou de gauche. Il faut choisir entre la science et l’irrationalité, entre la vérité et le « point de vue situé ». Il me semble que là est la vraie question. Après, bien sûr, sur le plan politique, il y a une espèce de polarisation aux extrêmes qui est très dommageable.
33. Philosophe et historienne des sciences, Directrice d’Études (Chaire « Biologie et Société ») à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’École pratique des hautes études, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Diderot.
Jacques Toubon 34 : Vousopposezbeaucouplafictionet la réalité, mais je voudrais vous demander ce qu’on fait, non pas dans une discussion universitaire, mais dans la sociétévraie,c’est-à-direendehorsd’ici?Qu’est-cequ’on fait auprès des personnes qui ne réussissent pas, ou plutôtqu’onempêchedebénéficierd’undestroiséléments de la devise républicaine : l’égalité. Universaliste, je le suis; républicain, complètement : j’abhorre le communautarisme. J’ai écrit contre l’identitarisme. Mais je sais aussi,entantqu’anciendéfenseurdesdroits,quedansles agencespourl’emploi,ilyaenviron25%despersonnes qui font des demandes qui n’aboutissent jamais parce qu’ellessont,d’unemanièreoud’uneautre,différentes: soit d’une certaine couleur, d’un certain âge, d’un sexe, d’unerégion,parexempledebanlieue,etc.Pources25%, lamêmedifficultéseposepourlelogementsocialetpour des tas d’autres questions, où sont prises des décisions publiques par des collectivités locales ou par l’État. On a inventé, pour y répondre, il y a déjà longtemps, un certainnombredemesureslégalesouconstitutionnelles, etlapremièred’entreellesaétél’inscriptiondelaparité danslaConstitution,d’abord,entrehommesetfemmes; puis toute une série de mesures. J’ai, pendant six ans, exercé une fonction qui consistait, entre autres, à lutter contre les discriminations en faisant en sorte que, dans les agences pour l’emploi, ceux qui sont noirs, femmes, etc. aient simplement les mêmes chances de voir leur demande prise en considération que les autres. Alors, qu’est-ce que vous faites pour continuer à lutter contre les discriminations, si vous pensez, comme moi, qu’il faut le faire, au nom de la République, de l’égalité et de l’universalité?
Jean-François Braunstein : C’est une question de fond. Il me semble pour ma part qu’insister à l’excès sur les différences, c’est quelque chose qui enferme les gens dans une position de victime. Ce n’est pas ce qu’ils souhaitent en général. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas trouver des moyens d’accompagner les plus méritants, par exemple avec des bourses au mérite, avec des internats d’excellence, etc. S’agissant de l’éducation, il est clair aussi que, dans les universités, il devrait y avoir des bourses au mérite. En revanche, l’idée que, si on appartient à telle ou telle catégorie de population, on a droit ou non à une discrimination positive, je pense que ce n’est pas une bonne idée, d’autant que cela introduit une suspicion sur ceux qui, issus de ces communautés, réussissent très bien. Je remarque d’ailleurs qu’aux États-Unis, ce sont les militants, les universitaires, les parents noirs qui sont les plus hostiles à la théorie critique de la race, c’est-à-dire à une discrimination inversée. Il me semble que ce n’est pas la bonne solution. En revanche, si j’ai dit que je ne tenais aucun compte des couleurs de peau, bien sûr, lorsque je fais cours, je tiens compte des jeunes qui ont le plus de difficultés, quels que soient les milieux dont ils viennent. Je leur donne des conseils et les aide dans leurs choix universitaires. Je pense que tout le monde essaie de le faire de manière, je dirais, empirique, avec tact. L’idée, qui existe dans d’autres cas comme le Comité consultatif national d’éthique, qu’il y a des « familles spirituelles » en France, me pose un problème : non, la France n’est pas constituée de « familles spirituelles », pas plus qu’elle n’est constituée de communautés. Je pense qu’il faut, au contraire, face à ce militantisme communautariste et identitariste, revenir à l’universel. C’est la seule solution. C’est peut-être un vœu pieux, mais il me semble que c’est comme ça qu’il faut faire.
André-Comte Sponville : Si je peux me permettre de poser à mon tour une question, je trouve qu’il y a un paradoxe,sioncomparelaquestiondestransgenresàla questiondelarace:s’agissantdesgenres,leswokesnous reprochent de voir, entre les sexes, une différence qu’ils ne voient pas. Et, s’agissant de la race, c’est l’inverse : ilsnousreprochentdenepasvoirunedifférencequ’eux voient.Decepointdevue,jetrouvequ’onserassureun peu vite en focalisant le débat sur la question du genre parce que, sur la question raciale, les wokes ont de bien meilleurs arguments à faire valoir. Quand tu dis que tu ne fais aucune différence entre un noir et un blanc, il te rétorque que cela prouve bien que tu es blanc parce qu’eux,quisontnoirs,ouarabes,ouautres,ladifférence, onlaleurrappelletouslesjours,parcequ’ilssontracisés. Donc,quandonrépètelediscoursuniversalistebasique, que j’ai tenu comme toi et que je continue à tenir («je ne fais aucune différence selon la couleur de peau») on vous répond : « tu es color blind », « aveugle aux couleurs», alors qu’on pourrait leur reprocher d’être « gender blind », « aveugle à la différence sexuelle ». Donc, est-ce que tu peux m’éclairer sur ce paradoxe? Pourquoi est-ce qu’il y a une espèce d’inversion du débat selon qu’on passe de la question des races à la question des genres, et réciproquement? Et est-ce que tu ne crois pas que, malgré tout, il faille prendre acte du fait qu’être aveugle aux couleurs, c’est effectivement une façon un peuconfortabled’êtreuniversaliste?
Jean-François Braunstein : Oui, tu mets le doigt sur la principale contradiction qu’il y a dans le discours des wokes. Effectivement, à première vue, du côté du genre, tout est culture et on peut choisir exactement ce que l’on veut ; et du côté de la race, tout est nature, on ne peut pas sortir de sa race. C’est très bien illustré par le débat sur la question des transgenres et des transraces. Être transgenre est très encouragé, c’est quelque chose de positif, tandis que se prétendre transrace est tout à fait interdit. Une jeune femme blanche, Rachel Dolezal, s’est fait passer pendant un moment pour noire et a même dirigé une section de l’Association pour l’Avancement des Gens de Couleur. Cela a été considéré comme un scandale. À mon avis, cela s’explique par le fait que les wokes ne pensent pas en termes de nature et de culture, mais plutôt en termes de groupes. Il s’agit donc de rejoindre soit le groupe des trans, soit de retrouver et renforcer sa communauté raciale d’origine. Il y a un autre aspect qui fait que les wokes ne veulent pas admettre les transraces : être transgenre ne change rien du point de vue social, alors qu’être transrace, passer de Blanc à Noir, c’est s’attaquer au peuple noir et à la conscience noire, qui sont des victimes emblématiques. À mon avis, donc, le point important est que tout cela est affaire de communautés, et ces communautés sont différemment valorisées. Quant à l’idée de ne pas prêter attention à la couleur, je pense que ce n’est pas juste une affaire de Blanc : il n’y a pas que les Blancs qui ne font pas attention à la couleur. Les Noirs aussi ne veulent pas qu’on fasse attention à la couleur. Ils veulent justement pouvoir accéder aux mêmes universités, aux mêmes parcours que les autres. Mais sur le paradoxe, tu as raison : je dis que c’est simple, mais il y a tout de même une certaine incohérence, parce qu’il y a d’un côté cette espèce de promesse transhumaniste de libération infinie et, d’un autre côté, cette espèce de régression à la théorie des races. C’est pour cela que j’ai surtout parlé des transgenres, parce qu’il me semble que c’est le plus intéressant.
La question de la race, au fond, c’est une vieille histoire. Un livre récent, qui s’appelle Race marxism 35, va jusqu’à soutenir que la théorie critique de la race est purement marxiste : ce n’est pas entièrement faux. Bernard Piettre 36 : Vous avez parlé de l’universel et je crois que c’est la question philosophique et politique centrale. Mais le problème est bien de savoir si on peut simplement défendre l’universalisme au nom des Lumières. Car il n’est pas complètement faux de dire quel’universalismequedéfendl’Occidentaunedimensionethnocentriqueou,commeleditJudithButler,qui n’estpasuneautricequej’appréciebeaucoup,maisquia beaucoupd’influence,quel’universalismeestunprovincialisme. Vous avez vous-mêmes dit à un moment qu’il s’agissait de défendre les fondements de la civilisation occidentale... Or, si on dit cela, peut-être qu’on défend un communautarisme. Là, je rejoins la question politiquequiaétéposée.Encemoment,cequ’onappellele « wokisme »,enFrance,faitledélicedel’extrêmedroite: Zemmour, Michel Onfray, etc. On a évoqué Trump, DeSantis,maisonpourraitenajouterbiend’autres! Or, entoutcas,personnellement,jen’adhèrepasauxidéesdu Rassemblement National ou de Zemmour, qui tentent d’affirmer l’identité française contre les « wokistes » et contre les étrangers qui viendraient nous envahir, nous remplacer, etc., et qui défendent des idées qui sont, en fait, au nom de l’universalisme républicain et de la laïcité, des idées anti-universalistes. Là, il y a tout de même un problème philosophique et politique assez profond.
35. J. Lindsay, Race marxism. Thetruthaboutcriticalracetheoryandpraxis, Independently published, 2022.
Jean-François Braunstein : Oui, cette question de l’universalisme est une question en apparence toute simple, mais qui est en fait très compliquée. Ce que j’ai en tête, c’est un universalisme conçu comme un idéal ouvert à tous. Quiconque veut se saisir de cet idéal peut le faire. Le fait qu’il y ait des ratés et que cela ne marche pas si bien que ça, qu’il y ait effectivement des laissés pour compte de l’universalisme, n’est pas une raison pour l’abandonner. Vous connaissez peut-être le livre fameux de Claude
Nicolet sur L’idéerépublicaineenFrance 37, qui explique que la République, c’est un idéal mais que ce n’est pas un fait. Il me semble que, de ce point de vue, notre universalisme (il se trouve en effet que c’est l’universalisme occidental) a une espèce de puissance d’émancipation et de propagation. Mais vous avez raison, c’est quelque chose que peu de gens défendent désormais à gauche, parce qu’ils acceptent l’idée que c’est un point de vue de Blancs et donc de racistes. Je n’ai pas ce sentiment. Il me semble au contraire que c’est quelque chose qui permet de rassembler plus que d’autres doctrines auxquelles on est confronté. D’autant que la rationalité, c’est quelque chose qui me semble fonctionner. La science existe ! Les mythes maoris sont passionnants, mais ce n’est pas de la science. Il faut que chaque domaine soit séparé. Mais je suis tout à fait sensible à ce que vous dites : si les universitaires, en tant qu’héritiers des Lumières, ne font rien, d’autres vont s’emparer de cet universalisme...
Bernard Fialaire 38 : Je suis radical, donc inspiré par Alain sur l’individualisme. Je voudrais avoir des explications sur votre philosophie du nous, que vous opposezauxindividus.Parcequejesuisaussihumanisteetje lis Camus, qui déclarait, je crois : «je me révolte, donc nous sommes ».Est-cequevousmettriezàcemoment-là Camusdanslesinspirateursduwokisme?
Jean-François Braunstein : La « philosophie du nous », je ne m’en réclame pas du tout ! L’idée, c’était de montrer qu’un philosophe comme Bonald, un grand penseur contre-révolutionnaire, expliquait que l’origine de tous nos maux (il écrit après la Révolution française), c’est la philosophie du moi, de la conscience indépendante, etc.
C’est lui qui prône un retour à la philosophie du nous, c’est-à-dire à la philosophie du langage qui nous lie, etc.
Mais justement, je citais cela pour vous dire qu’au fond l’individualisme, au sens républicain, l’autonomie individuelle qui permet de se choisir telle ou telle identité, ou des identités mixtes, c’est le cœur, me semble-t-il, de la République, et de la philosophie d’Alain en particulier.
André Comte-Sponville : J’ajouterai un mot : tout dépend de quel « nous » on parle. Si c’est « nous les humains » comme l’entend Camus dans «jemerévolte, donc nous sommes», ce n’est qu’une forme d’humanismeuniversaliste.Sic’est« nous,lesNoirs », « nous,les Blancs », « nous, les trans », « nous, les hétéros », « nous, les homos », c’est une forme de communautarisme.
Anne-Françoise Berthon 39 : J’ai une question sur les mesuresdeluttes,qu’onaassezpeuévoquées.Vousavez parlédupouvoirdesréseauxsociaux,quifaitquelesgens hésitentàsemobiliser,etenparticulierlesexperts.Jesuis frappéemoi-mêmeparcequisepasseaveclemouvement desantivax,etjeconstatequetousceuxquiveulentdémonter les propos anti-vaccins sur des réseaux sociaux, telsqueLinkedIn,sevoientfermerleurcompteaumotif delaprotectiondenosindividualitéscontrelesmenaces quicirculent.Qu’est-cequ’onpourraitproposer,defaçon pratique, pour que les réseaux sociaux ne soient pas un lieudepouvoirstelqu’ileffacelapossibilitédecontestationdeceuxquiconnaissentlesujetauprofitdeceuxqui disentn’importequoi,maisqui,finalement,réussissent, parcequeledroitlepermet,àfairetairelesautres?
Jean-François Braunstein : C’est une question extrêmement compliquée sur laquelle je ne suis peut-être pas le plus compétent. Il me semble que, dans les réseaux sociaux, il y a une prime à la polémique et au clash. C’est comme ça que cela fonctionne. La difficulté, c’est qu’ensuite, ça dure pour toujours, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’oubli sur les réseaux sociaux. C’est la question principale. Dans la vie réelle, on s’insulte, il arrive qu’on ait des conflits, mais cela disparaît ensuite. Sur les réseaux sociaux, il n’y a pas d’oubli et les positions sont figées pour l’éternité. Par ailleurs, ils souffrent aussi d’une absence de garantie et de validation, c’est-à-dire que tous les points de vue se valent et dès lors n’importe qui peut avoir son point de vue sur les vaccins, la physique quantique, etc. cequeparmileswokes,iln’yapas,encequiconcernela race,uneconfusiongraveentreorigineetidentité? Cela me paraît un point important. Cela n’empêche pas, par contre,l’ethnocentrismed’existeretlewokismeapporte une réponse qui n’est pas la mienne, mais qui existe. Car, tout de même, on ne peut pas oublier des choses commelaphrasedeNicolasSarkozy:«l’Afriquen’apas d’histoire» ou l’attitude des historiens européens, qui négligent l’histoire vue par les habitants de l’Inde, de l’AmériqueduSudoudelaChine:çaexisteaussi,oudu moinsçaaexistépendanttrèslongtemps,etcelapersiste encore.
C’est quelque chose qu’il faudrait donc réguler. Il semblerait que les tentatives de régulation européenne vont plutôt dans le bon sens. Mais je dirais volontiers que la meilleure chose, c’est surtout de tenter d’arrêter d’aller sur ces réseaux. Par exemple, on constate que des adolescents qui souffraient de troubles autour du genre ont vu leurs situations s’améliorer dès lors qu’on leur faisait arrêter les smartphones, etc. Il faut essayer de rester à l’écart. Mais c’est évidemment plus facile à dire qu’à faire.
Gérard Unger 40 : Parmi les métastases dont parlait AlainRichardtoutàl’heure,ilyalapresse.Jesuisfrappé, àlalectured’ungrandquotidiendusoir,devoircombien les pages de débats et autres sont remplies de théories woke, sans qu’il y ait de contrepartie. Ces théories se développentsansqued’autrespuissentyrépondre.Est-ce quevouspartagezcepointdevue? Deuxièmement, est40. Vice-président du CRIF.
Jean-François Braunstein : S’agissant de la presse, il est évident qu’il y a une polarisation de plus en plus grande. Mon précédent livre avait été repris un peu dans toute la presse. Pour celui-ci, il n’y a eu quasiment aucune mention dans la presse de gauche, sauf exception. On ne veut plus avoir de points de vue différents : c’est très impressionnant lorsqu’on lit Libération ou L’Obs ou qu’on écoute France Inter. C’est étonnant et cela a à voir avec l’accusation de « radicalisation » : effectivement, si on me traite de transphobe, pourquoi me donner la parole ? Ce n’est pas possible. Il est vrai que les médias sont, de ce point de vue, très touchés. On le voit très bien avec ce qui se passe aux États-Unis où, par exemple, Bari Weiss, une ancienne journaliste au New YorkTimes, a créé une plateforme de newsletters, Substack, où de très bons journalistes font des papiers passionnants, avec énormément d’abonnés, qui proposent un point de vue différent de la presse mainstream. Je pense qu’il y a d’autres choses qui se créent à côté. Dans les maisons d’édition, c’est pareil. Les jeunes employés de sa maison d’édition ne voulaient plus publier J.K. Rowling, car elle serait transphobe, mais le patron l’a quand même imposée car on ne perd pas un auteur comme Rowling qui vend des centaines de millions de livres ! Mais un jour viendra où ces jeunes militants seront à la tête de ces maisons et préfèreront ne plus l’éditer. Je crois qu’à ce moment-là, d’autres maisons d’édition vont se créer, à côté des maisons d’édition traditionnelles. De même pour les universités : aux ÉtatsUnis, il y a actuellement des tentatives pour créer des universités alternatives. Pour ce qui concerne un point de vue plus intelligent et plus complet sur la race, je pense que ça ne veut pas dire qu’il faut moins d’histoire, mais plus d’histoire : plus d’histoire, justement, sur l’extérieur de l’Europe, mais aussi des histoires globales. De ce point de vue, on sait ce qui s’est passé il y a déjà plus d’une dizaine d’années avec Olivier Pétré-Grenouilleau, qui a écrit un livre passionnant sur les traites négrières 41. Il a été très violemment critiqué parce qu’il n’avait pas parlé de la seule traite qui soit valable : la traite occidentale. Il faut essayer effectivement d’avoir une vision plus globale. Je dirais que tous ces discours ne prolifèrent que sur un fond d’inculture : l’effondrement de l’éducation nationale est un vrai problème. Pour qu’on puisse croire que Colbert, Voltaire, Hugo peuvent être annulés simplement parce qu’ils ont eu des positions critiquables sur tel ou tel sujet, c’est qu’on n’a jamais étudié Colbert, Voltaire ou Hugo, et l’histoire en général.
Alain Grangé-Cabane 42 : Vousnousavezquandmême dresséunavenirassezsombre.Pourvousreprendre:une idéologie pessimiste, une idéologie sans pardon, une idéologie sans avenir radieux! Alors, je vous pose une simplequestion.Est-ceque,dansl’histoiredesidées,ily ajamaiseuunavenirpourdesidéologiesaussisombres, aussi noires, aussi pessimistes? Est-ce qu’il est possible que ça gagne ou est-ce qu’au total, ce n’est pas le souci d’unavenirradieuxquil’emportetoujours?
Jean-François Braunstein : Il est clair, et j’en suis désolé, que je vous ai tracé un tableau qui n’est sans doute pas très encourageant. Mais il y a bien d’autres signaux inquiétants qui indiquent que l’idée d’un avenir radieux n’est pas à l’ordre du jour. On pourrait parler de la question de l’éco-anxiété, qui frappe de manière très importante la jeunesse, ou encore de la baisse impressionnante de la démographie. Est-ce que ça a déjà existé dans l’histoire ? Il y a un livre passionnant de Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse 43, qui raconte l’histoire des sectes apocalyptiques à la fin du Moyen Âge et montre aussi leur importance pour les messianismes idéologiques du XXe siècle. Cela a déjà existé dans l’histoire de l’humanité. En revanche, il y a un certain temps que ça n’avait pas frappé directement nos cultures.
42. Président de l’École alsacienne.
43. N. Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse. Millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiquesauMoyenÂge , Paris, Payot, 1983.
Tino Morganti-Malet 44 : J’avaisunpeulamêmequestion. Je me demandais si, dans l’idéologie woke, il n’y avaitpaslamortduwokismedéjàintégrée,danslamesureoùlewokismeabesoindelogiquepourdémontrer qu’il y a un système de discriminations; il a besoin des mathématiquespourpouvoircomptabiliserlavictimisation, etc. Donc, je me demandais si le wokisme n’allait pas être, non pas une religion, mais une hérésie suivie d’autres hérésies. Si on n’allait pas assister, dans dix ou vingt ans, à plusieurs hérésies dont le wokisme serait la première,maisquinepeutpastenirdansladurée.
Jean-François Braunstein : C’est l’hypothèse optimiste. Effectivement, à la fin, il faut bien qu’il y ait des avions qui circulent, des hôpitaux qui fonctionnent, etc. Mais ce n’est pas si simple parce qu’on voit que c’est une doctrine extrêmement puissante. L’exemple le plus frappant, c’est celui de Sergiu Klainerman dont je parlais tout à l’heure, ce mathématicien roumain qui disait qu’on l’empêchait désormais de faire des mathématiques à Princeton. Beaucoup d’étudiants chinois qui étaient aux ÉtatsUnis repartent ensuite en Chine pour finir leurs études et même, selon lui, des mathématiciens américains vont en Chine pour travailler plus tranquillement. On peut se dire que si la science s’arrête en Occident, elle continuera ailleurs. Les smartphones seront toujours fabriqués quelque part, même si les wokes vont refuser d’y toucher ou de participer à leur construction. C’est ce qui est, à mon avis, très compliqué : parce que c’est une croyance, elle ne sera pas nécessairement démentie par les faits ou par le raisonnement. On peut renoncer en partie au progrès technologique si on en espère un gain spirituel, du point de vue de la « justice sociale ». Sinon on peut faire en sorte que ce progrès technologique soit externalisé d’une certaine manière.
Annie Fitoussi 45 : Je voulais vous demander si vous ne voyez pas un lien entre le wokisme et l’évolution de la notion de procréation, puisque maintenant ce n’est pas uniquementlafemme,oulamanièredontonconcevait laprocréationantérieurement,quisontconcernées:ily aeubeaucoupdeprogrèsmédicauxquiontgénéréaussi un droit à avoir un enfant et une évolution de la notion defamille,puisquemaintenantonparledePapa1,Papa 2oudeMaman1etMaman2.Voyez-vousunlienentre ces notions et le wokisme?
Jean-François Braunstein : Oui, c’est tout à fait vrai. Depuis quelque temps, la procréation est effectivement devenue une affaire technique, qui peut se faire sans relation sexuelle. C’est l’hypothèse d’une psychanalyste, Monette Vacquin, qui a écrit sur Frankenstein et sur la première génération issue de parents qui ont connu les fécondations artificielles : dès lors le corps n’est pas absolument essentiel et on peut très bien en arriver à l’idée que l’on peut être homme et enceint. Il n’est pas exclu que cela puisse d’ailleurs effectivement se réaliser, par exemple avec des greffes d’utérus. Il est vrai que cela déréalise la sexualité et le monde réel, celui où effectivement il existe des hommes et des femmes. Dans ce cas, on constate qu’un progrès technique radical, avec les FIV, la PMA, la GPA va conduire à des changements culturels ou philosophiques étonnants. On sort du monde réel pour entrer dans un monde où tout peut être fabriqué. Les technologies de pointe sont des technologies qui, d’une certaine manière, nous font perdre de vue le réel. On assiste à ce que le philosophe américain Matthew Crawford caractérise comme une véritable « guerre à la réalité », qu’il fait remonter aux Lumières, et qui est présente chez tous les auteurs wokes et transhumanistes. L’idée en est que la réalité est quelque chose de dépassé et que, maintenant, on peut faire mieux que la nature. Je crois que l’exemple de la procréation l’illustre bien. La place importante, dans l’imaginaire, de ces procréations artificielles, fait qu’on se pose des questions sur la manière traditionnelle de faire des enfants, laquelle paraît, en un certain sens, périmée. Pour conclure, je dirais que ce qui fait que je suis assez inquiet, c’est que le wokisme ne me semble pas être seulement une idéologie ou une religion universitaire un peu aberrante. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des enthousiasmes étranges dans les universités. En revanche, ce qui me semble plus inquiétant, c’est que cette religion woke est à l’unisson d’un mouvement de déréalisation du monde, que promeuvent les GAFAM. Je cite dans mon livre Marc Andreessen, un des théoriciens du métavers. Il affirme que « la plupart des humains ont des vies pauvres, tristes et sans intérêt » et que donc si on leur propose dans le métavers un environnement « riche, regorgeant même de contenus magnifiques, de décors splendides, de stimuli variés et de nombreuses personnes fascinantes avec lesquelles parler, travailler et sortir », ils vont le choisir. Il n’y a pas de raison pour que cela ne marche pas. Et il ajoute que, si on lui demande pourquoi il n’améliore pas plutôt la situation des gens réels, il répond : « la réalité a eu 5000 ans pour s’améliorer, et il est clair qu’elle fait encore cruellement défaut à la plupart des gens » 46. Lui, il leur propose le métavers, ils vont le choisir et tout ira bien. C’est bien ce qui m’inquiète car je pense que, s’ils choisissent le métavers, tout ira mal.
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