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Questions de la salle
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Anne-Marie Idrac 21 : Ma question concerne la transition écologique. Est-ce qu’elle n’est pas à même de créer de nouvelles inégalités entre les pays, entre des territoires plus ou moins captifs et entre les personnes? Comment peut-on traiter cette transition de manière socialement juste et écologiquement efficace?
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Yann Coatanlem : En abordant le sujet, j’ai employé l’expression « quadrature du cercle ». Il est en effet difficile de concilier les bonnes incitations à la transition écologique avec une protection sociale suffisante. Les solutions pérennes de type revenu universel sont à préférer aux solutions ad hoc, forcément ex post, puisqu’il faut attendre une crise pour réagir. Le problème de ces aides est notamment celui d’un manque de simultanéité entre le moment où surgit un problème et celui du paiement. Le revenu universel, payé par Bercy et non par le ministère des Affaires sociales, serait à même d’éviter l’existence de deux systèmes parallèles et
................................................................................................................................................................................................................... 21. Ancienne secrétaire d’État aux Transports (1995-1997), députée (1997 à 2002), secrétaire d’État chargée du Commerce extérieur auprès de la ministre de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi (2008-2010), ancienne Présidente de la
RATP, puis de la SNCF.
pourrait contribuer à faire échec aux situations de crise, y compris écologiques. On en revient au dilemme de Christian Gollier : la fin du mois contre la fin du monde. Il faut gérer les problèmes de pouvoir d’achat tout en gardant le cap pour éviter une catastrophe écologique. Garder les objectifs de réduction de gaz à effet de serre, tout en sachant que même les pays de bonne volonté ne les remplissent pas. Les propositions de Maurice Allais et de William Nordhaus peuvent paraître un peu égoïstes et conduire à une guerre économique larvée avec le reste du monde. La Chine est un exemple de cette « déglobalisation ». Par ailleurs, les crises de la Covid et de l’Ukraine risquent de provoquer des situations difficiles, y compris une résurgence des famines. Pour y faire face, il faudrait une gouvernance mondiale, ou bien qu’au niveau de la nation, l’État puisse persuader ses citoyens qu’une aide à un pays étranger est dans leur intérêt à long terme, même si c’est au détriment de leur bien-être immédiat. Mais une telle politique demande un dialogue social bien plus apaisé que celui qui prévaut aujourd’hui.
Henri Cukiermann 22 : J’ai deux questions. Faites-vous bien la différence entre égalité des chances et égalité tout court? Ce sont deux dimensions gigantesques, dont l’une me paraît purement théorique. Avoir pour objectif l’égalité n’a pas de sens. Ensuite, je n’ai pas bien compris comment tout ce que vous décrivez se traduit dans des équilibres financiers globaux. Parle-t-on uniquement de
................................................................................................................................................................................................................... 22. Président de la Chambre de Commerce France-Israël.
la France? Et dans ce cas, comment peut-on traiter cette question, puisque nos équilibres budgétaires sont loin d’être parfaits? Qu’en est-il des autres pays? Aux ÉtatsUnis, ce que certains nomment des rattrapages semblent plutôt des dérapages, et leur déficit est particulièrement élevé. Comment cela pourrait-il s’articuler ?
Yann Coatanlem : Il me semble n’avoir jamais prononcé dans mon exposé le mot « égalité », et je n’ai jamais cité Robespierre dans mon livre ! La question qui se pose est celle d’une fiscalité plus moderne. À lire les ouvrages des chercheurs behavioristes, qui s’intéressent au comportement économique des gens par rapport aux incitations, on se rend compte qu’il faudrait arriver, en théorie du moins, à une fiscalité quasiment individuelle, parce que chacun d’entre nous a une réaction différente par rapport aux phénomènes économiques. D’une certaine façon, on en revient à Marx qui disait, en substance, que les individus étant différents, il faut les traiter et les aider chacun de manière différente. L’égalité ex post ne peut pas être imposée. Pour ce qui est des équilibres financiers, je rappelle que l’Union européenne est un formidable bouclier. Nous avons trop vite oublié la crise de l’euro d’il y a dix ans. On vient de loin et même les partis populistes n’osent plus suggérer une sortie de l’euro dont ils voient les bénéfices. Les banques centrales des grands blocs peuvent en effet imprimer de l’argent. Elles peuvent même envisager un « hélicoptère monétaire » permettant de verser des aides aux contribuables, directement ou par l’intermédiaire des États. Le problème c’est qu’à part les États-Unis, l’Union européenne et la Chine, peu de
pays peuvent se permettre le luxe d’imprimer de l’argent, ce qui d’ailleurs n’est pas un avantage éternel. Il est basé sur la confiance des prêteurs mondiaux.
Alain Grange-Cabane 23 : Vous avez démontré, dans un premier temps, que plus d’équité engendre plus de croissance, ce que l’on peut admettre facilement. Je me demande si c’est réciproque. Est-ce que plus de croissance crée plus d’équité? Pour réduire les inégalités, il suffirait alors d’accroître les richesses au sens large : richesses matérielles, culturelles, tout ce que l’on donne aux hommes. Cela suppose que les hommes aient vocation à être satisfaits, qu’une sorte de satiété soit possible. On peut faire l’hypothèse inverse, à savoir que l’homo sapiens n’a pas été fabriqué pour être satisfait. Plus on lui donne et plus il a d’attentes. Dans ce cas-là, l’équité est inatteignable uniquement par la croissance.
Yann Coatanlem : Je n’ai pas dit en effet que tous les types de croissance créent de l’équité. Les résultats de Philippe Aghion s’appliquent à l’innovation dans un cadre concurrentiel parfait. J’ai introduit un bémol à propos du comportement prédateur de certaines grandes entreprises qui s’arrogent des rentes excessives. Il y a beaucoup de restrictions dans les thèses d’Aghion. Il faut bien distinguer ce qui relève de la croissance d’innovation, qui agit au niveau de ce que l’on appelle la « frontière technologique », et ce qui relève de la croissance du « copiage », pratiquée depuis longtemps par la Chine.
................................................................................................................................................................................................................... 23. Président de l’École alsacienne.
Francis Wolff 24 : J’ai deux questions. La question des inégalités est une chose et celle de la pauvreté en est une autre. L’une et l’autre n’engendrent pas les mêmes maux. On peut supposer qu’une société qui aurait réduit toutes ses poches multifactorielles de pauvreté, mais où il y aurait une forte inégalité, ne serait pas heureuse. Cette situation donnerait naissance à des rancœurs, à un sentiment d’injustice, etc. Pensez-vous que dans la France actuelle la question qui se pose est plutôt celle de l’inégalité ou de la pauvreté? De là, ma deuxième question. Le revenu universel suppose un consensus redistributif qui n’existe pas aujourd’hui en France. Le mouvement des Gilets Jaunes en est un exemple. Ces mouvements contestent les politiques redistributives qui profiteraient à ceux qui ne travaillent pas, aux cas sociaux, aux étrangers, etc. Le revenu universel se heurte dans les classes populaires à l’idée que l’on doit au contraire récompenser le travail et le mérite. Alors : pauvreté ou inégalité?
Yann Coatanlem : Vous avez raison de distinguer pauvreté et inégalité. Nous montrons dans notre livre qu’elles répondent à des dynamiques différentes, sachant que l’on peut très vite passer d’une pauvreté relative à un déclassement bien réel. La perception des richesses est importante. Tocqueville avait raison de dire que l’on se sent riche en fonction des autres, de ce que l’on voit chez son voisin. Certaines sociétés ont essayé de réduire les richesses et j’en donnerai deux exemples. Les villes italiennes de la Renaissance mettaient beaucoup de
................................................................................................................................................................................................................... 24. Professeur émérite au département de philosophie de l’École normale supérieure (Ulm).
bâtons dans les roues des grandes familles fortunées pour les empêcher d’accaparer le pouvoir. Ce n’est pas le cas partout et les Médicis ont réussi à s’imposer à Florence, mais, dans certaines villes, il y avait une vraie volonté de modération. La république de Venise, du moins à ses débuts, était extrêmement soucieuse de cet équilibre, à tel point que le système électoral comprenait une dizaine d’étapes très complexes pour éviter que les grandes familles s’immiscent trop dans l’exercice du pouvoir. Mon deuxième exemple, c’est la Mésopotamie et, d’une certaine façon, l’Égypte ancienne, où dominait une forme de débat public qui s’apparentait à un processus démocratique. Il n’y avait pas de représentants élus du peuple, mais existaient un dialogue social et un débat politique dans le forum. Les dirigeants ne pouvaient pas faire n’importe quoi. De plus, il y avait une vraie restriction des richesses. Je ne suis pas persuadé que cela marcherait aujourd’hui.
Centrale à la perception des inégalités, la question de l’égalité des chances est trop vite escamotée, et on oublie ce qu’elle implique vraiment : si vous avez un quart d’ouvriers dans la population, il devrait avoir une chance sur quatre qu’un Attorney General 25 des ÉtatsUnis soit fils ou fille d’ouvrier. Le veut-on vraiment ? Personnellement, je le souhaite, mais on en est loin. Pour ce qui est du revenu universel, tout dépend de comment vous le présentez et de comment vous le financez. La crise des Gilets Jaunes me laisse croire qu’il
................................................................................................................................................................................................................... 25. Procureur général des États-Unis
faut être un peu tactique en politique. Nos simulations du système socio-fiscal montrent que l’on peut permettre à 70 % de la population, y compris les Gilets Jaunes, de s’en tirer mieux, avec un budget neutre et sans augmentation globale des impôts. Ce ne sont pas les 30 % restants, en gros les gens qui sont dans cette salle, qui sortiraient dans la rue pour protester. Encore mieux, on pourrait profiter d’une réforme de fond qui introduirait le revenu universel, l’impôt négatif et d’autres dispositifs, pour baisser globalement la pression fiscale. Vous faites encore moins de mécontents. On peut par ailleurs établir des simulations plus précises pour voir où sont vraiment les gagnants et les perdants, et faire un vrai effort d’explication, quitte à corriger le tir s’il le faut. Il n’y a pas de recette miracle, mais je pense qu’on peut y arriver. Même dans un pays aussi libéral que les États-Unis, l’idée d’un revenu universel devient de plus en plus populaire, autant à droite qu’à gauche.
Élisabeth Guigou 26 : Je voudrais insister sur la nécessité de travailler, de parler et d’agir davantage contre la pauvreté. Dans les mouvements sociaux récents, on perçoit moins des envies de redistribution ou le sentiment d’inégalité que celui, insupportable, de ne pas pouvoir se loger, se nourrir, élever correctement ses enfants.
................................................................................................................................................................................................................... 26. Ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes (1990-1993), garde des
Sceaux, ministre de la Justice (1997-2000), ministre de l’Emploi et de la Solidarité (2000-2002), Présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale (2012- 2017).
En France, où il y a un système déjà largement redistributif (et c’est le cas un peu partout en Europe), mais où la société est individualiste, nous devons personnaliser davantage les solutions. C’est le gros défi de nos statistiques, de nos approches, de nos mesures. En plus de la nécessité de concilier le temps long avec l’exigence d’immédiateté. Je voudrais aussi aborder la question de la petite enfance. C’est un point majeur dont on ne s’occupe pas assez. Très décentralisé, notre système éducatif ne marche pas. Nous constatons des inégalités considérables entre les territoires, dues aux écarts des moyens ou aux différentes approches de la petite enfance. C’est là l’origine des inégalités. Regardez les différences entre les petits enfants qui fréquentent l’École alsacienne et les autres. Je ne suis pas favorable à recentraliser l’aide sociale à l’enfance, mais il faut que l’État s’en occupe davantage et différemment. On ne peut pas continuer comme ça. Des drames se nouent continuellement. Si vous avez des solutions, pouvez-vous nous les indiquer de manière plus précise ?
Yann Coatanlem : C’est une question qui concerne l’ensemble du système éducatif et de la formation continue. Le rôle des parents et de la famille en général est crucial. On le voit bien avec la situation des femmes qui doivent élever leurs enfants seules. Aux États-Unis, pendant la crise de la Covid, quand les crèches étaient fermées, les femmes seules aux revenus modestes n’avaient comme alternative que d’aller au travail ou de s’occuper de leurs enfants. Et comme il fallait bien s’occuper des enfants, elles étaient obligées de sacrifier
leur salaire. Il y a autour de l’école tout un écosystème auquel il faut penser. Pour ce qui est de la petite enfance, il faut faire beaucoup plus d’expérimentations, comme nous l’avons déjà mentionné. On ne peut pas proposer des solutions toutes faites qui vont très vite se casser la figure. Il faut regarder les chiffres, si possible dans la durée, voire les disparités territoriales, etc. Il faut des simulations plus précises. On a la chance d’être à l’époque du big data. Après tout, si Facebook peut deviner nos choix cinématographiques et même notre orientation sexuelle d’après nos commentaires très anodins sur les réseaux sociaux, on devrait être à même d’identifier les moteurs d’une meilleure éducation. Ce qui choque aussi en France, et c’est probablement moins visible d’ici que de l’extérieur, c’est le niveau d’entrée en sixième. Pour moi, il est scandaleux qu’un quart ou un tiers des élèves n’ait pas un niveau suffisant en lecture, écriture et calcul. Ces enfants décrochent très vite et ils sont orientés vers des filières techniques qui ne leur conviennent pas vraiment. En France, ces filières sont un choix par défaut, alors qu’elles sont un choix positif en Suisse ou en Allemagne. Les gouvernements promettent d’y remédier, mais finalement on ne fait pas grand-chose et le niveau a dangereusement baissé depuis les années 1980.
Bertrand de Kermel 27 : Je voudrais aborder le sujet par un prisme particulier, celui de la mondialisation. Il ne s’agit pas de mettre celle-ci en question, mais peut-être
................................................................................................................................................................................................................... 27. Président du Comité Pauvreté et Politique.
de la réformer. Klaus Schwab, président du Forum de Davos, écrivait dans Le Figaro : « Il faut une réforme du capitalisme pour trois raisons : le court-termisme des acteurs économiques, la corruption généralisée sur la planète et finalement parce que le système produit des gagnants et des perdants, or les gagnants ont la fâcheuse habitude de se désintéresser complètement des perdants». En 2020, à l’ONU, Emmanuel Macron a dressé lui aussi un tableau apocalyptique de la mondialisation, n’hésitant pas à dire que les classes moyennes ont été les variables d’ajustement de la mondialisation, et que les inégalités pouvaient atteindre un niveau à même de mettre en cause le système démocratique. À ma connaissance, il y a deux types de réponse. Celle de Maurice Allais, que vous venez d’évoquer, à savoir régionaliser la mondialisation. C’est ce que propose aussi Klaus Schwab dans son livre de 2020, The Great Reset. Dans un ouvrage paru lui aussi en 2020, Denis Payre, le fondateur du mouvement « Nous citoyens», qui est aussi chef d’entreprise, a une autre idée. Il ne s’agit pas de régionaliser, mais de mettre en place une contribution – il n’a pas envie de parler de droit de douane, mais enfin, pour aller vite, on peut l’appeler ainsi. À cela près que l’argent ainsi obtenu est renvoyé vers le pays d’importation, de manière à obtenir un juste échange à même d’arrêter de désindustrialiser bêtement nos pays, et de diminuer les possibilités d’importation – les marges sont telles que les acteurs économiques ne vont pas en mourir! Nous établirons préalablement les conditions de retournement de cet argent, dont nous devons contrôler l’utilisation et la
gestion pour qu’il serve au développement, à l’éducation, etc. À mon sentiment, le capitalisme et les inégalités sont indissociables de notre système global actuel, qu’il ne s’agit pas de mettre en cause, mais de réformer. Il faut se mettre autour d’une table – mais c’est à Bruxelles que cela doit se passer – et trouver des solutions progressives pour passer du «libre-échange» au «juste échange».
Yann Coatanlem : Vous avez raison d’évoquer cette solution qui est du même ordre que celles proposées pour le climat. On peut toutefois être dubitatif devant l’efficacité des incitations – vous savez, c’est comme les aides au logement : cela crée un tas d’externalités imprévues. Et là où le bât blesse, c’est que nous n’avons pas de gouvernance mondiale. Le seul forum coercitif, c’est le Conseil de sécurité de l’ONU, mais son champ de compétences est limité et il ne peut prendre aucune décision à cause des oppositions répétées de la Russie et de la Chine. Sinon, il y a un certain nombre de forums de discussions, comme le G20, qui eux non plus ne sont pas à même de prendre des décisions importantes en raison de la confrontation des intérêts nationaux. Je ne vois pas trop comment tout cela pourrait changer. Il faudrait trouver des ruses, telles celles imaginées par Allais ou par Nordhaus, pour créer de bonnes incitations, mais compensées par une espèce de redistribution vers les pays qui en ont le plus besoin, comme vous le suggérez.
Jean-Paul Bailly 28 : Je voudrais évoquer les rémunérations très élevées des hauts dirigeants, qui sont un facteur très important de la perception des inégalités. Je comprends bien qu’il faut attirer et retenir les meilleurs, essayer d’éviter le court-termisme, etc. et aligner les rémunérations sur le succès – ce qui est d’ailleurs un peu excessif par rapport aux performances boursières. Mais au-delà de tout ça, il y a deux problèmes, un problème de niveau et un problème de structure. Ces rémunérations peuvent atteindre des niveaux extrêmement élevés. Elles sont perçues comme un facteur d’inégalités insupportables, très au-delà de ce qu’elles sont en réalité. Elles restent un facteur de tensions sociales et d’aggravation du rejet des élites. Très objectivement, en tant que directeur de la Poste, j’avais des responsabilités très importantes et je gagnais au mieux 450 000 euros par an. Franchement, avec ça, je n’étais pas malheureux et je vivais assez confortablement. Quelle est votre opinion concernant cette question? Mais il y a aussi un problème de structure de ces très hautes rémunérations. Les rémunérations sont de plus en plus axées sur l’intérêt des actionnaires, c’est-à-dire sur le niveau de capitalisation. Aujourd’hui, lorsque tout le monde essaie de prendre en considération toutes les parties prenantes des entreprises, ne pensezvous pas qu’il y a une contradiction entre cet objectif et des rémunérations alignées sur le seul intérêt des actionnaires?
28. Ancien Président de la RATP, Président d’honneur du groupe La Poste.
Yann Coatanlem : Par rapport aux années 1970 ou aux années 1950, l’évolution des salaires est de plus en plus liée au niveau du diplôme, et c’est une nouveauté. Autrefois, tous les salaires, de l’ouvrier au patron, bougeaient proportionnellement en fonction des aléas économiques. S’il y avait un problème de court terme dans l’économie, tout le monde pâtissait de la même manière. Aujourd’hui, les salaires les plus élevés résistent mieux. Ils ont même progressé en période de crise. Cela change les perceptions. Il ne faut pourtant pas ignorer qu’il y a un marché des talents. Ceux qui travaillent dans les grands groupes savent qu’il est difficile de recruter de bons stagiaires et que leurs salaires atteignent aujourd’hui des niveaux faramineux parmi les diplômés, ce qui augmente les ressentiments. En ce qui concerne l’intéressement à long terme, les entreprises ont développé de multiples approches. En pratique, il s’agit d’aligner l’intéressement des dirigeants sur la santé de l’entreprise à long terme. Cela passe par des dispositifs de « clawback clauses», c’est-à-dire de reprise des rémunérations passées si les objectifs n’ont pas été atteints. Toutefois il faut tenir compte du marché. Certains patrons acceptent de baisser leur rémunération, et c’est tout à leur honneur. Il y a aussi actuellement des patrons américains qui refusent d’augmenter le prix de vente de leurs produits en période de forte inflation, ce qui est en même temps un coup de pub et une aubaine.
Céline Thiebault-Martinez 29 : Il y a un secteur dont vous n’avez pas parlé, celui de l’économie sociale et solidaire, un secteur qui cherche aujourd’hui sa reconnaissance, notamment au niveau européen. Lors de la crise sanitaire que nous venons de traverser, il a montré sa capacité de résistance, mais aussi sa capacité de porter des valeurs, d’offrir aux salariés une autre forme de travail et d’autres conditions de travail. Avez-vous délibérément choisi de ne pas traiter l’économie sociale et solidaire dans votre exposé? Pouvez-vous nous dire votre opinion sur ce sujet?
Yann Coatanlem : Mon exposé ne se proposait pas de faire un résumé complet de notre livre. Je me suis concentré sur des aspects pratiques, notamment en réponse à l’urgence populiste. Le sujet que vous évoquez est très important. Nous en avons parlé de manière connexe dans différentes parties du livre, notamment en rapport avec les questions « ESG », c’est-à-dire d’environnement, de responsabilité sociale de gouvernance. Une des préoccupations de l’Union européenne, c’est que les critères ESG 30 et les indices qui en découlent ne sont pas très clairs. Il y a beaucoup d’opportunisme de la part de certaines entreprises qui se prétendent écologiques et sociales, mais qui en fait font du marketing pour des produits standards. J’encourage donc l’Europe à accélérer ce mouvement et à mieux contrôler les appellations
................................................................................................................................................................................................................... 29. Secrétaire générale de l’Institut de la Protection Sociale Européenne. 30. Ces critères sont utilisés pour analyser et évaluer la prise en compte du développement durable et des enjeux de long terme dans la stratégie des entreprises.
ESG. Ensuite, c’est au marché de reconnaître l’intérêt de ces activités et éventuellement de leur donner une prime par rapport à des activités traditionnelles. Là, nous sommes au cœur des externalités. Reprenez l’exemple des sacs en plastique. Chaque fois que nous faisons nos courses, nous récupérons deux ou trois sacs en plastique. On nous fait payer quelque chose de l’ordre de cinq centimes, que nous tenons pour quantité négligeable. Le problème, c’est que ce coût est basé sur le prix de revient, quasiment nul, et encore une fois ne prend pas en compte le nettoyage des océans et des rivières. Si on le faisait, le prix serait beaucoup plus élevé, peut-être de l’ordre de plusieurs dizaines d’euros. Les prix sont insuffisamment ajustés du poids des externalités. Cela fausse le jeu.
Nicole Guedj 31 : Vous avez dit en préambule de votre intervention que le résultat des élections en France a été pour vous un soulagement. Au regard du thème de votre étude sur le capitalisme et les inégalités, quel conseil donneriez-vous pour aider à préciser les nouvelles orientations politiques?
Yann Coatanlem : Quand je parle aux conseillers de l’exécutif, je préfère m’en tenir à des propositions très pratiques, très spécifiques. Si on reste dans des généralités, tout le monde est d’accord ou pas d’accord,
................................................................................................................................................................................................................... 31. Avocate, secrétaire d’État chargée de l’Aide aux victimes (2004-2005), secrétaire d’État aux Programmes immobiliers de la Justice (2004-2004).
mais on a tendance à camper sur des positions plutôt abstraites. Et tout en faisant l’effort de tirer les leçons de l’Histoire et de repenser les inégalités d’un point de vue philosophique – en se demandant, par exemple, ce qu’est une inégalité opposable –, la tonalité générale du livre est la plus pratique possible. À propos de la réforme des retraites, par exemple, j’attire l’attention des politiques sur les problèmes concrets que nous avons évoqués aujourd’hui, de flexibilité, de meilleur rendement et de prise en compte de la pénibilité. C’est ce type d’approche qui peut rendre aux gens la confiance et les persuader qu’il y a un cap bien tracé qui tient compte de leurs problèmes, mais aussi de leur peur du déclassement. Hélas, il n’y a pas de solution miracle. Ce qu’il nous faut, c’est un ensemble de politiques suffisamment cohérentes et tenues dans le long terme. C’est très difficile.
Henri Pigeat 32 : Je comprends que vous ne partez jamais d’une position dogmatique, mais de faits très concrets, très précis, très opérationnels. Ce n’est généralement pas l’angle sous lequel on aborde ce genre de questions chez nous. Dans la question des inégalités, il y a, en France surtout, un aspect que l’on pourrait qualifier de culturel. On ne parle pas de la même façon des inégalités en France et aux États-Unis, me semble-t-il. Je voudrais connaître votre opinion sur d’éventuelles spécificités françaises dans la façon d’aborder la question
32. Ancien Président de l’Agence France-Presse.
des inégalités. Est-ce un obstacle ou un avantage? Si c’est un obstacle, comment le surmonter?
Yann Coatanlem : C’est vrai que si l’on en juge d’après les opinions publiques et les positions officielles des partis, les positions française et américaine sont aujourd’hui loin d’être convergentes. À cela près qu’il y a, me semble-t-il, plus de différences sur la question de l’inégalité à l’intérieur des États-Unis qu’entre la France et les États-Unis en général. Au XVIIIe siècle, les premières critiques du capitalisme venaient d’une espèce de front franco-américain dressé contre les Anglais. Montesquieu et Jefferson étaient d’accord pour limiter les richesses susceptibles de pervertir le jeu démocratique. Cela a continué à imprégner nos cultures. Aujourd’hui, les économistes français, Piketty, Saez et d’autres, sont très écoutés aux États-Unis. D’ailleurs, le livre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle a été un succès de librairie américain avant d’être un succès de librairie en France. Ces économistes ont eu l’oreille de certains candidats démocrates aux primaires de 2019. Il y a un dialogue parfois rationnel, parfois moins rationnel. Je crois que certains libéraux ne veulent surtout pas entendre parler des inégalités. Quand je parle des inégalités autour de moi, la réponse est parfois un haussement d’épaules, comme si le sujet n’était pas constructif. Or il me semble que c’est vraiment une question que l’on ne peut éviter, au vu des tensions qui se manifestent de plus en plus sur l’échiquier politique.