Florilège isc paris culture générale 2013 2014 l'espace

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Culture Générale de

L’Espace

Le florilège

L’ISC Paris est heureux d’offrir aux candidats des classes préparatoires économiques et commerciales un recueil de textes inédits sur le thème de culture générale mis au concours 2014. Valoriser le travail pédagogique, susciter une participation active des étudiants, vivifier la pensée, tels sont les objectifs. L’exercice de la pensée d’autrui permet d’affirmer la sienne avec précision. La rédaction de ce florilège a été guidée par un triple souci :

e i h p o s o l i h p 1°) l’efficacité pédagogique repose sur la curiosité. Il s’agit de prendre conscience de ce que l’on ignore, de ce que l’on croît savoir, de ce que l’on veut connaître.

2°) l’adaptation aux besoins des étudiants en proposant une recherche désintéressée orientée vers la philosophie, les arts, les sciences, la culture sous ses formes les plus variées. 3°) la volonté d’offrir un panorama qui invite aux interrogations majeures sur les valeurs de notre société. Andrés Atenza Directeur Général de l’ISC Paris

DISTRIBUTION DILISCO ISBN 978-2-7590-2498-8

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Le florilège de Culture Générale

Discuter à plusieurs voix, de la problématique enjeu, telle est l’ambition de ce florilège.

Le florilège

Culture Générale de

Sous la direction de Andrés Atenza, Directeur Général de l’ISC Paris

L’Espace

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lE FLORILèGE DE Culture gÉnÉrale



sOMMaIRE PRÉFaCE

1. À la recherche de l’espace perdu

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(Christophe Vallée, docteur en philosophie et professeur agrégé, enseigne en hypokhâgne, HEC première et deuxième année au lycée Jean Baptiste Corot de Savigny-sur-Orge) 2. De quoi le droit de l’espace peut-il être le nom ?

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(Claude Obadia, agrégé de philosophie, professeur en CPGE commerciales) 3. Espace et droits

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(Bianca Lauret, ancien avocat au barreau de Paris, elle est aujourd’hui directrice des relations pédagogiques à l’ISC Paris et responsable de la spécialisation Expertise juridique et fiscale/ Ingénierie du patrimoine) (Corinne Rougeau-Mauger, docteure en droit, elle est aujourd’hui à la direction des relations pédagogiques de l’ISC Paris et enseignant chercheur) 4. Espace et cultures

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(Gilbert Guislain, ancien élève de l’ENS et de l’IEP, DEA de philosophie politique, professeur de culture générale rattaché au lycée Jules-Ferry à Versailles, intervenant en classes préparatoires économiques et commerciales à Versailles et à Paris (Grandchamp Versailles, Saint-Louis-deGonzague et Commercia Paris) 5. L’espace comme « forme a priori de la sensibilité » selon Kant

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(Jean-François Riaux, professeur de culture générale en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée Saint-Michel-de-Picpus, Paris) 6. L’espace de l’homme libre

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(Gérard Fontana, professeur certifié, DEA de philosophie) 7. L’espace public, un concept « vide » ?

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(Samuel Pelras, professeur de philosophie en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée du Parc, Lyon)

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8. L’espace vu des génies

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(André Bord, docteur ès lettres, vice-président et doyen de la Société de philosophie de Bordeaux, membre correspondant de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux) 9. La complexité de l’espace, fondement d’une éthique de la spatialité

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(Frédéric Laupies, agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires) 10. La conquête de l’espace

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(Caroline Milhau, docteure en philosophie) 11. La quête du bonheur dans la recherche d’une relation harmonieuse avec l’espace

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(Laurence Brossier, professeur de culture générale en classes préparatoires à Sainte-MarieGrand-Lebrun, Bordeaux) 12. Le lieu du monde

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(Monique Lise Cohen, docteure en lettres) 13. Pour Blaise Pascal ou Stanley Kubrick : espace-repère et/ou espace-mystère ?

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(Andrés Atenza, directeur général de l’ISC Paris) (Bernard Ibal, professeur agrégé et docteur d’État en philosophie à l’ISC Paris, membre du Conseil économique, social et environnemental (national)) 14. Voisiner

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(Véronique Bonnet, ancienne élève de l’ENS, agrégée de philosophie, professeur de philosophie en classes préparatoires au lycée Janson-de-Sailly) 15. La notion d’espace entre philosophie, sciences cognitives et sciences tout court : de quelques avatars…

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(Marion Duvauchel, professeur certifiée en lettres et docteure en philosophie au sein de l’Institut Stanislas de Saint-Raphaël, elle enseigne l’Histoire de la littérature et l’Histoire de la philosophie dans le cadre de la promotion de la filière littéraire)

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P r É f a ce Sur les chemins non balisés de la réflexion, suivons les guides avisés qui vous aideront à mieux comprendre le thème du prochain concours 2014 : l’espace. Décision a été prise de tailler dans tous les matériaux : esthétique, littéraire, philosophique et sociologique. Les futurs candidats doivent opérer une analyse critique et distinguer l’essentiel du secondaire qui permet de mieux discerner et discuter de tout ce qu’il faut rejeter, transformer ou changer, et de tout ce qu’il faut garder pour vivifier la pensée. Je formule ici un conseil : « Il faut apprendre à lire » car vous ne pouvez pas fournir un travail d’analyse sans lecture précise des textes proposés qui vont alimenter votre réflexion thématique de l’espace. Lire, c’est procéder à un patient travail de défrichage pour mieux rendre compte, à la fois de la structuration globale, et de la dynamique textuelle. Je vous invite à emprunter des parcours singuliers, à faire preuve d’audace interprétative et à produire une pensée forte, authentique et libérée de tous les préjugés. À travers ce florilège, nous faisons le pari de l’intelligence et de l’apprentissage de la liberté de penser. Nous vous invitons à forger vos propres convictions. Le corps professoral de l’ISC Paris, son équipe administrative et la direction vous souhaitent une bonne préparation et une pleine réussite à vos concours 2014. Personnellement, je vous invite à cultiver l’excellence académique, à prendre soin de vos pensées. Les pages que je vous offre sont un témoignage de confiance et de pensée authentiquement vécue. Andrés Atenza, Directeur général de l’ISC Paris

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1. À LA RECHERCHE DE L’ESPACE PERDU

Christophe Vallée Professeur agrégé et docteur en philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles (hypokhâgne, HEC première et deuxième année au lycée Jean Baptiste Corot de Savigny sur Orge), lauréat de la fondation de la vocation, Diplômé de l’École nationale d’administration (stagiaire PENA 1996-1997), auteur de cinq livres et d’une centaine d’articles publiés en plusieurs langues

En guise d’introduction toute la difficulté était de savoir s’il y avait un espace différent de l’espace du corps car, comme le disait Descartes avec le morceau de cire, s’il m’apparaissait doux, odorant et liquoreux, je me le représenterais spatial en occupant une position selon une figure géométrique stable au sein d’un axe des abscisses et d’un axe des ordonnées sur un tableau noir, c’est-à-dire une pure figuration. l’espace est en bien de l’ordre de la quantité et non de la qualité, l’unité de longueur, de largeur et de profondeur, et non ce que le corps touche qualitativement. En conséquence, l’espace ne représentait pas des choses, ni non plus une propriété des choses, ni non plus le rapport des choses entre elles, mais une détermination qui serait immanente aux objets sans nécessairement l’intermédiaire d’un sujet. au fond, l’espace ne devenait rien d’autre que la forme de tous les phénomènes, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité du corps sentant et senti. Conçu comme forme de tous les phénomènes, il était donc une notion spécifiquement humaine d’un homme affecté par des objets, condition nécessaire de tous les rapports entre son corps et l’extériorité conduisant à cette réalité empirique de l’espace à travers l’expérience corporelle du toucher, du sentir, en un mot l’expérience des cinq sens. Progressivement, l’espace s’est réduit à n’être que le schéma de notre action. Quand nous disons qu’il y a un espace en réalité, nous disons qu’il y a un milieu homogène sécable divisible à l’infini se décomposant à volonté. l’espace conçu était une pure abstraction car l’espace vécu était de l’ordre du qualitatif, moteur de la pierre et non sa masse, de la couleur du papillon et non des ondes corpusculaires. l’espace du corps était donc à la jonction entre l’espace de l’action, une pure représentation pour agir, et l’espace de la sensation qui était le propre de la subjectivité.

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Voilà pourquoi toute la problématique de l’espace oscillait entre l’étendue sensible vécue par le corps et l’espace géométrique pensé par l’esprit. Ce qui était perçu dans une distance et dans les rapports entre les distances étaient non seulement une surface, une longueur et une profondeur, mais aussi et peut-être surtout les signes pour l’accord de reconnaissance, de l’occasion d’un souvenir, une invitation à la méditation ou à l’imagination, bref, de quelque chose qui n’avait plus rien à voir avec le dépassement d’un mobile dans un repère. Quand je vois quelque chose dans la nature, ce sont mes yeux qui voient, sont sensibles par une couleur, par une odeur. aucune représentation spatiale ne pourra m’expliquer ce que je ressens face à un rayon vert ou un coucher de soleil en afrique. On a beau m’expliquer pourquoi le soleil africain disparaît en quelques minutes comme un rougeoiement de lanterne magique, ce qui m’intéresse, ce n’est pas la distance parcourue et la représentation mathématique cinétique que je peux fournir, mais la sensation que j’éprouve, que mon corps sent : le véritable espace, c’est moi qui le pose, qui le vis et qui le détermine. l’espace n’est plus une distance, un rapport artificiel avec des parties rajoutées aux autres pour former un tout divisible et sécable à l’infini. À l’inverse, il s’agit de comprendre ce que mon corps sent quand il sent le chaud, non pas par rapport à un lieu mais par rapport au mouvement de celui-ci, dans une forme une qui n’est pas définie mais qui est finie par le corps même. tout l’enjeu d’une réflexion sur l’espace est ici : le limiter à l’espace du géomètre et de l’architecte est une commodité de l’esprit. la profondeur n’est pas qu’un problème géométrique car il peut y avoir une profondeur invisible comme dans les tableaux de Pierre soulages où la distance noire est annihilée par une distance invisible beaucoup plus profonde d’où surgit la lumière. si nous percevons des choses dans l’espace, celui-ci n’est pas qu’un objet de représentation car les objets des sens supposent précisément qu’ils soient objet des sens.

h p o s lo Telle était la situation au mitan du XXe siècle

le rapport à l’image a complètement bouleversé le rapport à l’espace : la multiplication des images spéculaires à travers le cinéma, la télévision, Internet a pu faire croire que l’espace dans sa simultanéité était à présent une réalité de même nature que la temporalité. l’espace est devenu un espace d’images, la topographie est devenue une variante de la topologie de l’esprit, les simulacres (eidola) des Grecs sont devenus l’essence même des choses. Cette mystification de l’espace Internet qui n’est plus le double mais l’unique a pris la place de la réalité spatiale. l’espace est devenu, comme le disait Marx, une fantasmagorie, aspect, une pure projection incessante d’images qui est devenue la réalité analogique du XXIe siècle à tra-

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vers le dispositif intermédiaire qui était censé être Internet et qui devient une fin en soi, car qui maîtrise le médium maîtrise le contenu. seuls les naïfs ignorent que toutes les conversations téléphoniques, mails et autres contenus dispensés par des tuyaux sont entièrement enregistrés par le réseau de surveillance des États et de quelques particuliers qui peuvent surveiller leurs voisins grâce à quelque matériel acheté sur le même Internet… l’espace Internet constitue l’univers mental du XXIe siècle : le caractère d’artefact du médium a complètement disparu puisque l’on croit que l’image est la réalité grâce à la technique de production des images qui sont de plus en plus ressemblantes avec l’objet de la réalité. la camera obscura est de moins en moins obscure. l’espace de l’Internet est bien une illusion objectivée dans le fait de réduire le sujet à n’être que l’acheteur d’un objet, le fameux fétichisme de la marchandise dont Jacques Derrida, dans Spectre de Marx, a bien montré la brûlante actualité. l’illusion de la simultanéité des espaces Internet produit une réification des images dans cet espace fantomatique mais en même temps de surveillance globale, Michel Foucault aurait dit totalitaire car le panoptique de Bentham est à présent une réalité grâce ou à cause d’Internet. la fantasmagorie d’Internet n’est pas simplement une illusion mais le lieu où les images prennent corps et possession de la conscience de ceux qui regardent. Cet espace d’images avait déjà été anticipé par l’idée de spectacle au sens des situationnistes dont le concept central était précisément un concept spatial : la situation. avec Internet, la métaphore devient ce qu’elle est au sens étymologique en grec, à savoir déplacement, comme il est écrit à l’arrière des poids lourds en Grèce. l’espace Internet, à travers son instrument, n’est plus un intermédiaire mais a complètement obéré le mode de pensée de celui qui s’y adonne : le mode de présentation dans les entreprises des dossiers en Power Point a complètement stérilisé l’innovation, l’ingéniosité et la fertilité des esprits du monde économique. nous ne sommes plus à l’époque où les gros plans et focales, et autres zooms, étaient censés donner une autre image de la réalité spatiale : à présent, la réalité spatiale est cette perception simultanée que me donne une image internet et qui, à beaucoup d’égards, fonctionne sur le mode hallucinatoire, automatique, machinique, aurait dit Deleuze. l’image n’est pas encore un palimpseste d’une réalité mais la réalité de l’espace imagé dont on oublie le signifiant au profit du pur signifié : en ce sens, c’est bien un pharmacon comme l’avait anticipé Jacques Derrida, une véritable drogue dont ne peuvent plus se passer des milliards d’habitants. Guy Debord qui habitait près du boulevard sébastopol à Paris avait pu remarquer dans les années 1980-1990 la progressive disparition des prostituées de la rue saintDenis remplacées par… des images sous la forme de vidéo-sex-shops… Que ne dirait-il pas aujourd’hui avec Internet…

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l’espace médiatique est devenu le médium de l’espace : c’est la raison pour laquelle le cinématographe, comme le disait Robert Bresson, est mort. On n’écrit pas une histoire : avec l’espace internet, la téléréalité et autres story telling ont fait croire que tout est histoire à raconter pour ne pas écrire un vilain mot de franglais. la transformation qu’a opérée dans l’imagination cet espace internet n’a pas fini de nous surprendre. nous ne sommes qu’au début de cette révolution que Michel serres appelle la révolution de la Petite Poucette, où l’espace a pris le pouvoir par une partie du corps, à savoir la main, plus précisément le pouce, dans le cadre du sMs. le temps disparaît, l’historicité s’évanouit. l’espace devient le champ pulsionnel des forces, des tensions au sein de l’objectivité de la ville, espace de pierre où la subjectivité se heurte à l’objectivité du béton.

Paris ou la nouvelle Athènes Walter Benjamin, dans Paris capitale du XIXe siècle. le livre des passages, a bien montré comment, pour la première fois, l’espace d’un lieu, Paris, a été réinventé à travers le désir de modifier le rapport de l’homme au monde en créant un espace citadin, haussmannien, symbolisant un nouveau rapport du corps avec la pierre, à l’opposition de londres qui n’est toujours à cette époque qu’un grand port industriel. Il s’agit de mener, comme le dit Véronique Fabbri dans L’Enfance de la ville, « une volonté de penser la possibilité d’habiter humainement le monde » ; l’espace de la ville devient non seulement le reflet d’un mode de production industrielle mais l’alliance particulière de l’artifice avec l’homme dans un nouveau rapport au corps : l’importance des passages, par exemple à travers le vieux Paris, et le reflet des miroirs dans ces passages montrent bien le nouveau rapport au corps qui s’exprime dans l’espace des villes. De même, la fascination du métro comparé à un labyrinthe montre bien la volonté tératologique dans ce nouveau mode de déplacement que les surréalistes avaient abondamment commenté. l’espace de la ville devient un espace onirique où l’architecture des grands magasins, du métro, des passages couverts font de la ville un nouveau corps avec ses boyaux, ses intestins, ses estomacs, ses veines et ses artères par analogie avec le corps humain. l’espace de la ville et le prolongement de la main, c’est un outil commun à partir duquel le corps doit se plier sous peine de casser. D’où la fascination pour les candélabres et l’éclairage au gaz, véritable fantasmagorie comme si un peintre, la nuit tombée, peignait un espace nocturne peuplé de bandits, de mauvais garçons, de prostituées, de dangers divers et variés. D’où la fascination des peintres et des photographes de la fin du XIXe siècle-XXe siècle, qui ont

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bien souligné l’espace fantasmé de la ville moderne, voire de celles qui furent rêvées par le Corbusier, par exemple avec le projet dadaïste de mettre les villes à la campagne. Ce dynamitage de l’espace traditionnel a été la grande révolution du XXe siècle afin de repenser une nouvelle possibilité d’habiter le monde. ainsi, chez le photographe Eugène atget, l’attention portée aux zoniers aux marges de la ville de Paris permet d’offrir un nouveau regard eu égard aux photographies du centre de la ville, en montrant comment, au moment de la disparition des fortifications, une nouvelle ville est en train d’émerger sur les ruines de l’ancienne, en repensant par rapport à l’espace que seule la photographie permet de montrer. Roland Barthes, dans La Chambre claire, avait dit que la photographie était le refus de la mort et le refus du temps. À l’inverse, nous pouvons affirmer que la photographie est la munificence de l’espace et non pas le refus du temps : la représentation de l’activité d’un corps se concentrant dans une zone géographique permet de montrer l’espace comme un lieu de tension entre l’individu et le tout que symbolise précisément l’architecture, le paysage. Comme le dit Walter Benjamin dans ses Paysages urbains, Paris est non seulement un palimpseste mais renferme aussi des signes pour le déchiffrement, permettant d’avoir accès aux mystères de la vie inscrits dans les innombrables signes iconiques que la ville recèle. Quand on pense que, jusqu’à Roland Barthes inclus, on considérait le grand photographe Eugène atget comme un naturaliste pompier alors que les surréalistes l’avaient revendiqué comme un de leurs précurseurs, à l’instar de Giorgio de Chirico en peinture… le véritable espace est bien là, dans la plasticité de formes qui ne sont pas qu’un seul motif mais dont le corps inséré en lui donne sens.

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2. DE QUOI LE DROIT DE L’ESPACE PEUT-IL ÊTRE LE NOM ?

Claude Obadia

Agrégé de philosophie, professeur en CPGE commerciale Le 21 juillet 1969, l’homme fit ses premiers pas sur la lune. Douze ans après le lancement du premier satellite russe Spoutnik, envoyé sur orbite le 4 octobre 1957, l’Amérique prend donc sa revanche sur le programme spatial qui, entre-temps, avait permis aux Russes d’envoyer le premier homme dans l’espace, le 12 avril 1961 (Y. Gagarine). C’est donc dans un contexte géopolitique qui n’est autre que celui de la Guerre froide et de la menace d’un holocauste nucléaire redouté par toutes les nations depuis la catastrophe d’Hiroshima qu’il convient d’aborder l’élaboration, sous l’égide des Nations unies, du traité de l’Espace qui voit le jour en 1967. Pourquoi se pencher sur un tel traité ? La raison en est simple. Il nous semble en effet, c’est ce que nous tâcherons de montrer, que ce texte, en prenant pour objet un espace physique, en l’occurrence celui qui se trouve au-delà de l’atmosphère terrestre, nous renvoie à l’idée d’un espace politique international et à l’idée d’une société, et donc d’un espace social, proprement universels. Par où l’on verra, par voie de conséquence, que c’est bien l’idée d’un homme universel qui fonde, dans le traité, l’idée de l’espace comme patrimoine de l’humanité et la destination irénique de la conquête spatiale. La poursuite de notre objectif nous déterminera à procéder en trois temps. Premièrement, nous étudierons le contexte culturel dans lequel le traité est projeté puis ratifié, ce contexte étant tout aussi bien technoscientifique qu’historique et politique. Dans un second temps, nous analyserons les aspects principaux du traité de l’Espace. Enfin, en nous appuyant sur la lettre même du traité, nous tâcherons de montrer en quoi le droit de l’espace nous renvoie, d’une part, à l’époque des Lumières et à l’idée d’une paix perpétuelle entre les États nations, et d’autre part à l’Antiquité et à la définition stoïcienne d’une humanité une et indivisible, et qui fonde, premièrement, l’idée d’une citoyenneté universelle, deuxièmement, l’idée d’un espace-monde cosmopolite.

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Entre Guerre froide et triomphe de la technique, l’espace à portée de fusée Chacun le sait, la période de l’élaboration du traité de l’Espace est celle de la Guerre froide, autrement dit de la défiance et de la rivalité qui définissent, pour partie, les relations entre les États-Unis et l’URSS. L’utilisation de l’arme atomique, à Hiroshima et Nagasaki, laisse planer une menace que les progrès de la technique et l’affrontement Est-Ouest rendent on ne peut plus préoccupante. Mais si la question de l’espace devient centrale à cette époque, c’est évidemment en raison de l’accélération du rythme de la guerre technologique que se livrent les deux grandes puissances. Ce sont les Russes, qui lancent le premier satellite spatial en 1957. Eux encore qui envoient la chienne Laïka dans l’espace l’année suivante. Et si les Américains y envoient des singes en 1958 encore, ce sont les Russes qui leur dament le pion en envoyant pour la première fois, comme nous le disions plus haut, un homme au-delà de l’atmosphère : Gagarine. La même année, et comme pour assurer les Américains que les USA sont encore dans la course, le président Kennedy déclare : « On mettra pied sur la Lune dans moins de dix ans. » Parce que la conquête spatiale est comme la vitrine du progrès technologique, on comprend aisément que, dans le contexte politique de l’époque, chacune des deux grandes puissances veuille paraître la plus avancée aux yeux du monde entier. Mais si la rivalité politique fonde la rivalité techno-scientifique, l’enjeu est tout autant militaire et stratégique, chacun des deux camps redoutant, avant même que le premier homme ait mis pied sur la Lune, que l’espace puisse devenir un atout militaire décisif. Or, ce dernier point n’explique pas seulement que les deux grandes puissances aient entrepris d’intensifier leurs programmes spatiaux mais que le monde entier, redoutant une « guerre des étoiles », ait pris la mesure de la dangerosité d’une utilisation sauvage de l’espace extra-atmosphérique. Le traité de l’Espace, ratifié en 1967, et précédé, dès 1963, de l’adoption, par l’Assemblée des Nations unies, de la Déclaration des principes juridiques régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, répond donc au souci de prévenir les conséquences catastrophiques d’une exploitation belliqueuse de l’espace. Mais en stipulant que celuici appartient à tous, il ne préserve pas seulement les hommes de la domination que tel ou tel État nation, fort de son avantage « spatial », pourrait exercer sur les autres. Il exprime une certaine idée du droit et, de fait, une idée de l’homme, une idée de l’espace de la citoyenneté, tout à fait singulier.

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L’espace extra-atmosphérique, entre patrimoine et citoyenneté universels Comme nous l’avons déjà indiqué, le contexte de l’élaboration du traité est celui de l’accélération du rythme de la conquête de l’espace qui, sous l’effet des progrès de la technique, le constitue comme « environnement ». Contrée jusqu’alors inexplorée, inconnue et impénétrable, l’espace devient ce qui nous entoure et ainsi ce qu’on peut, non seulement parcourir, mais utiliser, et dès lors ce dont il convient de réglementer la fréquentation. L’avant-propos du traité est à cet égard aussi lucide qu’audacieux. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans l’espace. Il semble infini et peu propice au développement de la vie, a fortiori humaine, raison pour laquelle il est relativement méconnu. Or, sur le plan juridique, il est tout aussi singulier puisque, comme « il n’y a pas longtemps que les activités humaines et l’interaction des pays dans l’espace sont devenues des réalités », il n’y a pas longtemps non plus « que l’on a entrepris de formuler des règles internationales pour faciliter les relations mondiales dans ce milieu ». De fait, le traité de l’Espace de 1967 a pour vocation de fournir une base juridique touchant « les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes ». Mais s’il fixe des règles, il expose sans détour le principe générique d’où découlent nombre d’articles, à savoir que l’utilisation de l’espace et des corps célestes se doit d’être tournée vers la paix. Or, cette vocation irénique du traité, dont nous avons déjà montré qu’il se fonde dans le souvenir encore vif de la Seconde Guerre mondiale, exprime sans doute aussi la crainte des effets, à cette époque non mesurables, d’une prouesse technologique dont la possibilité semblait encore totalement irréaliste trente ans auparavant. Mais ce n’est pas tout. Si le traité de l’Espace se fonde dans une conception de l’homme, de l’histoire et de l’espace sociétal dont il importera de dégager les fondements philosophiques, il est d’abord le prisme à travers lequel se reflètent des valeurs dans l’analyse desquelles il faut maintenant entrer. Or, s’il est bien une idée qui, ici, fonde l’idée même du traité, c’est celle de l’humanité comme sujet de droit et entité transcendant les États nations. Car s’il faut poursuivre l’exploration de l’espace, c’est en vertu de l’intérêt pacifique que l’homme, quel qu’il soit, autrement dit de quelque bloc, de quelque nationalité qu’il puisse être, peut en retirer. L’espace n’est voué à nourrir aucune ambition nationale. En admettant qu’il

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soit infiniment vaste, il intéresse l’homme non pas en tant que sujet défini par des particularismes culturels ou continentaux, mais parce que, indépendamment des liens qui le lient à telle ou telle nation, il est membre, et d’un droit plein et entier, de la famille la plus universelle qui soit : l’humanité. De fait, c’est dans le seul but, conformément à une conception eudémonisme du progrès héritée des Lumières, de servir le bien de tous les peuples, qu’ils soient plus ou moins développés sur le plan technologique, qu’il conviendra d’envisager l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique. Redoutant sans doute que tel ou tel État imagine pouvoir faire un usage moins pacifiste de l’espace, les parties signataires du traité soulignent en préambule que la mutualisation des avancées en matière de conquête spatiale pourra opportunément contribuer au rapprochement des peuples, au développement des relations amicales abolissant, de fait, les rapports de défiance et dessinant un espace politique inédit qui, sans effacer les frontières nationales, rassemblerait les régions, les continents, les espaces économiques et politiques, ou plutôt dessinerait l’idéal d’une unification universelle. On le notera sans s’y attarder, c’est bien l’idée d’un progrès des sciences comme facteur de développement des échanges, du dialogue et de la paix entre les nations, idée érigée au siècle des Lumières, qui se voit ici engagée. L’article I du traité souligne, en effet, que « l’exploration et l’utilisation de l’espace […] sont l’apanage de toute l’humanité » et non de certains pays à l’exclusion des autres. De sorte que, comme le précise l’article suivant, « l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale ». Un peu plus loin, on peut lire, dans l’article V, que les astronautes doivent être considérés, quelle que soit leur nationalité, comme « des envoyés de l’humanité dans l’espace ». Une brève analyse s’impose ici. S’il est clair que le niveau d’avancée technologique n’est pas le même dans tous les pays et que les grandes puissances possèdent les programmes spatiaux les plus élaborés, le traité stipule que cela ne confère aucunement à ces puissances le droit de s’approprier l’espace. Car celui-ci est l’apanage de toute l’humanité, ce qui revient à dire que tout homme possède ici un droit égal à celui de tous les autres. Chacun aura dès lors compris que si tout homme possède un tel droit, alors aucun ne possède celui de considérer l’espace comme sa propriété. Si aucune nation ne peut se prévaloir, en matière d’utilisation de l’espace, d’aucun droit, alors force est de reconnaître que c’est l’humanité, à laquelle appartiennent tout individu et toute

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nation, qui se voit promue au rang de sujet de droit. Car ce n’est pas en tant que Français ou Allemand que je possède ici un droit. Et ce n’est pas davantage parce que je suis Africain ou Européen, mais en tant que j’appartiens, par-delà les frontières nationales, continentales ou encore ethniques ou culturelles, à l’humanité, et que j’habite un espace juridique, un espace politique, proprement universels et dont l’humanité est ici le nom. Par où l’on voit que le traité de l’Espace ne définit pas seulement les règles juridiques de l’occupation humaine de l’espace extra-atmosphérique. Il semble bien qu’il définisse, si l’on y réfléchit bien, non pas tant ces règles que ce qui les fonde. Et ce qui les fonde n’est autre qu’une certaine idée de l’homme et une certaine idée du droit. Une certaine idée de l’homme car en tant qu’il appartient à l’humanité, l’homme ici n’a pas de couleur. Il n’habite aucun continent, n’est citoyen d’aucun pays et n’appartient à aucune culture particulière. Mais s’il n’a pas de toit, il n’est pas sans famille. Sa famille n’est pas la nation, et n’est pas sa religion. Elle englobe toutes les familles particulières et les rassemble dans l’unité d’une famille universelle. C’est donc d’un homme d’un genre inouï que le traité de l’Espace est le nom. Cet homme est universel. Il nous oblige par-delà les frontières et il se voit pourvu du droit et du devoir irréductible de préserver l’humanité par l’utilisation pacifique de l’espace. Une certaine idée du droit dans la mesure où la définition de l’espace comme patrimoine de l’humanité, ou bien encore de l’astronaute comme envoyé de l’humanité, libère l’un et l’autre des statuts dans lesquels les enferme l’idée commune du droit international. Ce dernier, en effet, définit des devoirs et des droits pour les nations considérées comme des personnes morales. Or, l’idée de l’espace comme patrimoine de l’humanité revient à attribuer à celle-ci le statut d’une personne morale, sujet de droit transcendant ceux que possèdent et qui obligent les États nations. De sorte que si chaque homme est citoyen d’une nation et si chaque nation a des droits et des devoirs vis-à-vis des autres, chaque homme a des devoirs vis-à-vis de tous les autres et des droits que tous les autres doivent respecter. Cette citoyenneté, que définit en filigrane le droit de l’espace, est pour ainsi dire « universelle ». Par où l’on voit que le traité de 1967 est le nom, non seulement d’une Société des nations soucieuses de préserver la paix, mais d’une société humaine universelle accordant des droits indifférents aux particularismes déjà évoqués. Le traité de l’Espace est ainsi la définition d’un espace politique mondial qui, tout en reconnaissant la souveraineté des nations, défend l’idée d’un droit de l’homme en tant que citoyen de l’humanité.

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Du traité de l’Espace au cosmopolitisme Comme nous l’avons déjà souligné, le droit de l’espace poursuit l’établissement d’une paix durable entre les nations. L’idée de l’espace comme patrimoine de l’humanité et la prohibition de l’utilisation de l’espace comme moyen de lancer des attaques nucléaires suffisent à le montrer. On peut, de fait, considérer que le droit de l’espace s’inscrit dans le développement du droit international visant lui-même à rassembler les États nations autour d’un certain nombre de principes favorables à l’établissement et à la préservation de la paix. Or, cette paix, chacun le sait, peut se dire d’une autre façon, en l’occurrence à travers l’idée d’une Société des nations, c’est-à-dire de l’avènement d’une époque où ces dernières n’entretiendraient plus entre elles des rapports de défiance, mais seraient liées par la reconnaissance conjointe des principes rationnels du droit, elle-même subordonnée à l’idée que la réalisation de la paix dans le cours indéfini de l’histoire fixe le sens profond du progrès, et donc de l’histoire elle-même. À quelles conditions une Société des nations est-elle possible ? Telle est bien la question qui détermine fondamentalement l’orientation du droit de l’espace et la lettre même du traité qui s’y rapporte. En effet, de même que le rassemblement des individus citoyens présuppose l’existence d’une nation dans laquelle ils se rassemblent, la construction d’une Société des nations présuppose que ces dernières puissent se rassembler dans une société qui les dépasse et qu’ainsi on s’appuie sur l’idée d’un espace politique universel. Or, cette espèce d’État mondial n’existant pas, il faut bien cependant, et cela afin que puisse advenir une telle Société des nations, affirmer la légitimité d’un système de droit qui fixerait, non plus les droits et devoirs du citoyen au sein d’une nation particulière, mais les droits de l’homme en tant qu’il appartient à cette société universelle restant à réaliser et ne pouvant être fondée que sur le principe de la reconnaissance des droits de l’homme, non en tant que citoyen de tel ou tel pays, mais en tant que citoyen de l’humanité. Or, la nécessité d’admettre l’idée d’une citoyenneté universelle pour fonder la possibilité de la réalisation de la paix est clairement posée par le traité de l’Espace, et elle l’est précisément à travers l’idée que l’espace est le patrimoine de l’humanité, ou bien encore que, russes ou américains, les astronautes sont des envoyés de l’humanité. Il apparaît donc on ne peut plus clairement que, envisagé dans cette perspective, le droit de l’espace s’inscrit dans une histoire qui n’est autre que celle de la réalisation d’une

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authentique Société des nations. Or, à ce titre, le traité de l’Espace est sans doute le nom de la légitimité même d’un tel idéal. Mais en tant que tel, sans doute est-il aussi le nom d’une idée très ancienne, stoïcienne dans l’Antiquité, et à laquelle Kant, en Aufklärer, donna toute sa dignité. Cette idée est celle du cosmopolitisme, autrement dit d’un homme frère de tous les autres car ayant en commun avec eux la pensée, la raison. En effet, si cette dernière est la loi même de l’homme, qui règle ses pensées et ses actions, alors la raison est bien le principe d’une citoyenneté universelle. Citoyen du monde, habitant un espace totalisant toutes les régions, l’homme doit donc avoir le droit, explique Kant dans le troisième article définitif du Projet de paix perpétuelle, de bénéficier de l’hospitalité de tout autre homme. Pour le dire clairement, « tout étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, a le droit de ne pas y être traité en ennemi ». Or, précise Kant, ce qui fonde ce devoir d’hospitalité et définit par là le droit cosmopolite n’est autre « que la commune possession de la surface de la terre » qui, sphérique, n’autorise pas les hommes à se disperser à l’infini. Comment dès lors ne pas voir la saisissante analogie entre le devoir d’hospitalité évoqué par Kant et l’interdiction de s’approprier l’espace ou de l’utiliser pour y mettre des armes en orbite ? De la même façon que la communauté de la possession de la surface de la terre fonde le devoir d’hospitalité et ainsi le droit cosmopolite, c’est l’idée de l’espace comme communauté patrimoniale qui interdit de se l’approprier et qui fait de tout astronaute ami un émissaire, non pas de telle ou telle nation, mais de l’humanité tout entière. De sorte qu’ici, le traité de l’Espace peut tout à fait être considéré comme le nom de l’idée même du droit cosmopolite. Or, le cosmopolitisme, que ce soit celui de Kant ou bien encore celui de Marc-Aurèle, a un sens que la philosophie du droit, la morale ou bien encore la raison d’État ne sauraient ignorer. Affirmer que l’homme habite le monde comme il habite une cité, et que ses droits et devoirs sont universels et les mêmes pour tous, c’est d’abord conférer à la personne humaine le caractère de la dignité, c’est-à-dire de ce qui n’a pas de prix et qui fonde le respect le plus inconditionné. Or, comment pourrions-nous envisager la constitution d’un espace politique universel, autrement dit d’une société unifiée des nations si nous ne supposions pas tous les hommes dignes du même respect et assujettis aux mêmes devoirs ? Mais l’idée d’un droit cosmopolite, autrement dit d’un droit délié de toute identité nationale, et qui fonde le rapport de toutes les nations à l’espace extra-atmosphérique, n’est-elle pas en même temps l’idée de la liberté tant il est vrai que là ou les uns jouissent de droits dont

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les autres sont privés règne la domination qui assujettit et fomente les ressentiments, les haines, les violences ? Car ces dernières procèdent des divisions, des conflits que le droit cosmopolitique, précisément, décourage dans l’idée que les hommes forment, en tant que citoyens du monde, une communauté universelle. Au terme de cette analyse, il apparaît donc clairement que si le traité de l’Espace trouve sa cause historique occasionnelle dans les progrès de la science et de la technique ayant rendu possible l’exploration des régions situées au-delà de l’atmosphère, il peut être considéré comme le nom d’une philosophie de l’histoire selon laquelle les forces du progrès doivent œuvrer dans le sens de l’unification de l’espèce humaine et, de fait, d’une société universelle. Comme nous espérons avoir su le montrer, la découverte de l’espace extra-atmosphérique et son statut juridique de « patrimoine de l’humanité » dessine en vérité un espace d’une autre nature puisqu’il est politique, mais cependant analogue puisqu’il s’agit, sinon d’un État mondial, du moins de l’idée d’un espace de citoyenneté universelle à l’horizon duquel seule la paix entre les peuples peut être envisagée.

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3. ESPACE ET DROITS

Bianca Lauret

Ancien avocat au barreau de Paris, elle est aujourd’hui directrice des relations pédagogiques à l’ISC Paris et responsable de la spécialisation Expertise juridique et fiscale/Ingénierie du patrimoine

Corinne Rougeau-Mauger

Docteure en droit, elle est aujourd’hui à la direction des relations pédagogiques de l’ISC Paris et enseignant chercheur

Introduction Le concept d’espace juridique a contribué à la création du droit. Si, à l’origine, l’espace juridique se confondait avec la notion de territoire sur lequel l’État exerçait sa souveraineté, cette notion a peu à peu évolué. Le changement le plus remarquable se trouve aux environs de 212 après Jésus-Christ avec le fameux édit de Caracalla qui donnait à tous les pérégrins (étrangers) qui sont sur terre la citoyenneté romaine. Seuls étaient exclus les deditices, dénommés également barbares. Si les raisons exactes de la rédaction de cet édit restent floues, on comprend bien que le besoin de pouvoir lié aux conquêtes est évident. La fameuse devise Senatus populusque romanus (SPQR) symbolisait l’ensemble des citoyens romains pouvant revendiquer l’application du droit romain. Jean Carbonnier, dans son ouvrage intitulé Sociologie juridique (PUF), a défini cette notion d’espace juridique : « L’espace juridique est en réalité une construction psychologique : il est dessiné par un réseau de rapports de droit » ; « plus que le territoire, ce sont les hommes qui sont nécessaires à la formation d’un espace juridique : non pas, il est vrai, des individus isolés, mais des hommes reliés entre eux, groupés. » Notre territoire français est aujourd’hui en constante évolution. On est partis d’une réalité géographique pour arriver à une fiction économique et politique. Un nouveau département d’outre-mer (Mayotte) a été créé le 31 mars 2011. La France appartient également à l’espace européen. Le droit a dû nécessairement s’adapter à ce nouvel espace juridique.

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L’espace juridique est avant tout une construction législative présente dans de nombreux textes (codes, traités…). Il incombe aux juges de mettre en application ces différentes règles de droit (espace judiciaire). Cet espace juridique, objet de droit, mérite protection ; il est également sujet de droit.

L’espace, objet du droit L’espace juridique est une construction à l’échelon national mais aussi à l’échelon international. Il se rapporte souvent à des étendues géographiques limitées plus ou moins précisément, mais il concerne aussi parfois des étendues géographiques illimitées. Par ailleurs, il peut viser des domaines d’activité faisant l’objet d’une réglementation. Dès lors, s’il rejoint certaines fois la notion de territoire, il s’en détache à d’autres occasions. L’espace, objet du droit national Le terme espace est présent dans une quarantaine de codes en droit français contemporain. On retrouve alors la conception originelle de l’espace juridique parce que, dans la majorité des cas, il concerne le territoire de l’État. En effet, selon le dictionnaire Larousse, « le territoire d’un État est l’espace terrestre, maritime et aérien sur lequel les organes de gouvernement peuvent exercer leur pouvoir ». En première analyse, concernant l’espace terrestre, le droit français contient de nombreuses règles relatives aux espaces : naturels, boisés, forestiers, ruraux, agricoles et montagnards. Le souci de protection de l’environnement a conduit le législateur à prévoir des mesures de sauvegarde ou de mise en valeur de ces espaces géographiques, et à créer des autorités chargées de veiller à leur respect (comme les conservatoires régionaux d’espaces naturels). Ou encore, pour éviter certains abus du passé, les autorités ont édicté des règles relatives aux espaces urbains et à l’aménagement des espaces commerciaux et artisanaux. En deuxième analyse, pour ce qui concerne l’espace juridique maritime national, il englobe le droit applicable aux eaux territoriales et aux espaces portuaires, à l’espace littoral et aux rivages lacustres. Certaines règles ont ainsi pour but d’assurer la protection de la nature (par exemple, ce volet doit être envisagé dans le projet stratégique des grands ports maritimes) et d’autres ont pour objet de garantir la sécurité de la naviga-

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tion (à titre d’illustration, on peut citer les règles de chargement et déchargement de certains navires). Enfin et en dernière analyse, quelques textes du code de l’aviation civile ont trait à l’espace aérien. Celui-ci relève de la souveraineté de l’État et comporte la couche atmosphérique surplombant l’espace terrestre et les eaux territoriales de cet État. À titre d’illustration, le code de l’aviation civile prévoit que les aéronefs de nationalité étrangère ne peuvent circuler dans cet espace qu’en vertu d’une convention diplomatique ou d’une autorisation spéciale et temporaire à cet effet. Plus généralement, un chapitre est consacré à la « gestion de l’espace aérien » et aux règles de la circulation aérienne afin de garantir la sécurité des transports de ce type. Il convient de signaler que la révolution informatique a permis l’émergence d’un nouvel espace juridique, virtuel, cette fois, l’espace Internet. Celui-ci englobe les réglementations relatives à toutes sortes d’activités exercées par ce moyen. On peut citer, à titre d’illustration, le droit des ventes par Internet et ses règles visant à la protection du consommateur, ou encore les dispositions relatives aux téléchargements pour la protection des droits d’auteurs. Toutefois, de nombreux codes nationaux font référence à des traités internationaux et à l’espace économique européen. L’espace est en effet objet du droit international.

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L’espace est présent dans de nombreux textes internationaux et européens.

En premier lieu, l’espace juridique peut se rapporter à des territoires sur lesquels l’État n’exerce aucune souveraineté : il en va ainsi des espaces maritime et aérien internationaux, ainsi que de l’espace extra-atmosphérique. Toutefois, ils sont réglementés par des normes juridiques internationales. Concernant l’espace maritime international, on le qualifie de « patrimoine commun de l’humanité ». Il comprend les eaux internationales (la « haute mer ») et les fonds des mers et océans correspondants. Il est régi par diverses conventions internationales, sources d’un droit de la mer, rendu nécessaire par les enjeux importants liés aux espaces maritimes (enjeux géopolitiques et économiques liés à la gestion de la navigation, à l’exploitation et au partage des ressources du milieu marin, à la protection de ce mi-

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lieu). Une de ces conventions est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay, en Jamaïque, le 10 décembre 1982 et ratifiée par de nombreux pays industrialisés. Entrée en vigueur le 16 novembre 1994, elle comporte par exemple la délimitation de divers espaces maritimes à partir du littoral et jusqu’en haute mer, caractérisés par une diminution progressive de la souveraineté des États ; de plus, elle interdit l’appropriation par un État des fonds marins internationaux et réglemente leur appropriation collective par des institutions spécifiques, agissant dans l’intérêt et pour le compte de l’humanité tout entière. Enfin, elle a aussi institué le Tribunal international du droit de la mer dont le siège est à Hambourg. Dans un but de protection de la nature, d’autres conventions réglementent la pêche en haute mer en vue d’assurer la protection de certaines espèces, ou interdisent les essais nucléaires sous l’eau. Concernant l’espace aérien international, on le qualifie de libre car les États n’exercent aucune compétence fondée sur leur territorialité. Il s’agit de l’espace au-dessus de la haute mer et des zones maritimes étatiques autres que la mer territoriale. En raison du développement de la navigation aérienne, pour d’évidentes raisons de sécurité, une réglementation internationale de l’utilisation de cet espace aérien libre a été édictée. Les premières bases de législation furent posées par la Convention de Paris du 13 octobre 1919 : on y trouve, par exemple, des dispositions relatives à la nationalité des aéronefs, aux certificats de navigabilité ou encore aux droits de trafics. Le deuxième texte international important fut ensuite la Convention de Chicago du 7 décembre 1944. Elle contient en effet des principes fondateurs visant à permettre le bon développement de la navigation aérienne civile internationale, tels que l’égalité de traitement des aéronefs des États signataires, la désignation des activités commerciales, la définition et l’utilisation des routes aériennes. Enfin, la Convention de Montréal du 28 mai 1999, entrée en vigueur en 2004, sur la responsabilité des transporteurs aériens, vise à améliorer la protection des voyageurs. Ainsi, la responsabilité civile du transporteur est illimitée en cas de dommages corporels et le plafond prévu par les clauses limitatives de réparation sont relevées en cas de dommages causés aux bagages (retard, détérioration ou perte). Concernant l’espace extra-atmosphérique, il ne fut appréhendé par le droit qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle, après le lancement de Spoutnik I le 4 octobre 1957. Il désigne la zone céleste prolongeant l’espace aérien, mais les normes internationales ne fixent pas précisément la ligne de démarcation entre les deux. Son régime juridique est défini pour l’essentiel dans le traité « onusien » sur l’Espace extra-atmosphérique du

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27 janvier 1967, comportant 98 signataires (traité sur les Principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes). Ce texte édicte l’impossibilité de son appropriation nationale ou privative, la liberté de son exploration et de son utilisation, mais en vertu d’une coopération internationale et pour le bien de tous les pays. En vertu du premier principe, il n’est donc pas envisageable pour un particulier d’acquérir une parcelle de la Lune ou de toute autre planète, ni une étoile, sauf à être victime d’une escroquerie ! En vertu du second principe, aucune autorisation d’une instance internationale n’est requise pour l’envoi d’engins dans l’espace, mais il est interdit de mettre en orbite des engins porteurs d’armes et donc menaçants pour la paix internationale ; il est en outre interdit d’installer de tels engins sur la Lune ou ailleurs. La coopération internationale se traduit par la création d’institutions comme le Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique de l’Assemblée générale des Nations unies, et par l’édiction de l’obligation d’assistance d’un astronaute en détresse pour les États signataires du traité de 1967. Pour finir, on indiquera qu’une convention du 14 janvier 1975 porte sur l’immatriculation des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique, obligation à la charge de l’État lanceur et source pour lui d’un régime spécifique de responsabilité en cas de dommage causé par ses activités spatiales. En second lieu, de nombreux textes des codes nationaux font expressément référence à l’espace économique européen. Cet espace fut créé par un accord signé le 2 mai 1992. Il désigne une union économique entre les 28 membres de l’UE (Union européenne) et trois pays de l’AELE (Association européenne de libre-échange) que sont la Norvège, l’Islande et le Lichtenstein. Cet espace a donc pour but de créer un marché unique avec ces trois pays non-membres de l’UE. Par conséquent, l’accord étend aux trois membres de l’AELE précités les quatre grandes libertés de circulation : personnes, marchandises, services et capitaux. En contrepartie, ces États s’engagent à adopter les acquis communautaires dans certains domaines comme la concurrence, la protection des consommateurs et de l’environnement, ainsi qu’à coopérer dans des domaines comme l’éducation ou la recherche. Mais cet accord est limité : par exemple, il n’y a pas de libre-échange dans certains domaines comme l’agriculture, pas de tarif douanier commun, ni de fiscalité commune, ni de monnaie unique, ni de politique commerciale commune. Ainsi, cet espace économique européen appartient bien à l’espace juridique car il est régi par un texte de droit positif. Il englobe divers États dotés d’un territoire, mais il se détache

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malgré tout de cette notion en ce qu’il vise un domaine d’activité ; l’espace envisagé abstraitement peut en effet désigner un domaine d’activité faisant l’objet d’une réglementation spécifique. L’espace juridique est donc bien une construction permettant aussi l’application de règles de droit. Il est dès lors sujet de droit.

L’espace, sujet de droit On distingue traditionnellement le droit privé du droit public. Cette division a des conséquences en lien avec l’espace tant au niveau de l’application de la loi qu’avec l’apparition de la notion d’espace privé et d’espace public. Opposition droit privé, droit public Il s’agit de savoir comment s’applique la loi dans l’espace. Une solution est donnée dans le code civil, à l’article 3, autour de deux notions : le système de la personnalité et celui de la territorialité. L’article 3 précise : « Les lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent le territoire. Les immeubles, même ceux possédés par des étrangers, sont régis par la loi française. Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les Français, même résidant en pays étranger. » Il serait illusoire de penser que ces règles s’appliquent de manière uniforme aux citoyens français. Il existe en effet des dispositions particulières en Alsace-Moselle, mais aussi dans les territoires ultra-marins. C’est ainsi que la polygamie a été admise à Mayotte jusqu’à une loi du 11 juillet 2001. Elles ne seront pas étudiées ici. Les lois de droit privé règlent les intérêts particuliers ; c’est le système de la personnalité qui va prévaloir. Le dernier alinéa de l’article 3 du code civil se réfère expressément au statut personnel de l’individu (son état, sa capacité). On applique en principe la loi de la nationalité de la personne considérée. Il existe toutefois de nombreuses dispositions particulières. Citons par exemple l’article 311-14 du code civil à titre d’illustration : « La filiation est régie par la loi personnelle de la mère au jour de la naissance de l’enfant ; si la mère n’est pas connue, par la loi personnelle de l’enfant. » On peut s’étonner que cet article 3 du code civil n’évoque ni les actes juridiques (en particulier

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les contrats), ni les faits juridiques comme les problèmes liés à la responsabilité civile. Pour les contrats, la loi locale s’impose pour le respect des règles de forme. Quant au fond du contrat, il peut s’agir de la loi de la conclusion du contrat, de l’exécution de celui-ci, mais aussi de celle choisie par les parties. L’article 3 du code civil aborde en son alinéa 2 le régime des biens et plus particulièrement des immeubles. On applique par mesure de simplification la loi de la situation de l’immeuble. Les lois de droit public et de droit pénal visent la protection de l’intérêt général ; c’est le système de la territorialité qui va alors prévaloir. Au premier alinéa de l’article 3 du code civil, il faut ajouter plusieurs articles du code pénal. Le législateur distingue les infractions commises ou réputées commises sur le territoire de la République de celles commises hors dudit territoire. Pour les infractions commises sur le territoire, la loi française est applicable, que l’infraction ait été intégralement ou partiellement réalisée sur le territoire (article L. 113-1 du code pénal). Au territoire terrestre classique, le législateur a ajouté l’espace aérien, rendant la loi française applicable à toutes les infractions commises à bord ou contre des aéronefs militaires français et des aéronefs immatriculés en France. La loi est également applicable si l’aéronef n’est pas immatriculé en France mais si l’auteur ou la victime est de nationalité française, ou si l’appareil a atterri en France après la commission de l’infraction (article 113-11 du code pénal). Il en va de même dans l’espace maritime ; la loi pénale française s’applique aux infractions commises à bord ou contre des navires de la marine nationale ou battant un pavillon français. Échappent à cette règle les diplomates qui bénéficient d’une immunité particulière. Pour les infractions commises hors du territoire français, la loi française reste applicable dans plusieurs cas. Il faut se référer aux articles 113-6 et suivants du code pénal, et au code de procédure pénale, aux articles 689 à 689-12. La loi française est applicable à l’auteur de nationalité française qui a commis un crime hors du territoire de la République, mais également s’il a commis un délit puni par la législation de ce pays. Pour des actes de terrorisme, la loi française sera également applicable à une personne résidant habituellement sur le territoire français. On peut également appliquer la loi française au complice d’une infraction (crime ou délit) commise à l’étranger lorsque son action (son aide) s’est située en France et que l’infraction principale a été constatée par une juridiction étrangère. La loi française est enfin applicable quand la victime est de nationalité française au moment de l’infraction, quelle que soit la nationalité de

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l’auteur. Il en va de même en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou aux agents ou locaux diplomatiques ou consulaires français (article 113-10 du code pénal). En application des conventions internationales, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s’est rendue coupable, hors du territoire de la République, de certaines infractions. Il peut s’agir d’infractions particulièrement graves, par exemple en matière de terrorisme, mais aussi en matière de torture (article 689-2 et 689-3 du code de procédure pénale). À côté de cet espace juridique national et international s’est mis en place un espace judiciaire international pour lutter contre la grande délinquance. Dès 1923 a été créée une Commission internationale de police criminelle (Interpol). L’Europe, en 1995, s’est dotée d’un office de police criminelle intergouvernemental (Europol). Dans le fameux accord Schengen, il est prévu également une assistance entre les services de police. En 2002, Eurojust était créée afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité. Elle est chargée de promouvoir et d’améliorer la coordination et la coopération entre les autorités compétentes des États membres de l’Union européenne dans toutes les enquêtes et poursuites relevant de sa compétence. Dans les mesures d’entraide judiciaire internationale, il faut également rappeler toutes les dispositions sur l’extradition et la mise en place en France, depuis 2004, d’un mandat d’arrêt européen. Enfin, on ne peut oublier de citer, pour juger les crimes les plus odieux, la création de la Cour pénale internationale (CPI) le 17 juillet 1998. Elle est entrée en fonction le 1er juillet 2002. C’est une juridiction indépendante qui siège à La Haye et qui a pour vocation de juger des personnes accusées de crimes les plus graves (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre…) touchant la communauté internationale, quel que soit le lieu de commission de l’infraction. Si le juriste utilise depuis longtemps les notions de domaine privé/domaine public, établissement privé/établissement public, personne privée/personne publique, voies privées/voies publiques, il utilise peu la notion stricto sensu d’espace privé et d’espace public.

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Opposition espace privé/espace public Les Romains traitaient de la res publica (la chose publique) pour délimiter les domaines relevant de l’État romain. On oppose classiquement l’espace public où règne l’État à l’espace privé où règnent les particuliers. L’espace public, par principe, est ouvert à tous. Il a en effet vocation à tisser le lien social. Il ne faut pas toujours les opposer puisque ces deux notions peuvent se confondre ; la privatisation d’un lieu public n’est pas un fait exceptionnel. Les notions de domaine public et d’espace public ne se confondent pas. La première suit un régime juridique particulier. Il suffit en conséquence de se référer au code du domaine de l’État. La notion d’espace public a été juridiquement définie récemment dans une circulaire du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, loi applicable à compter du 11 avril 2011. L’article 2 de la loi précise que « l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ». La circulaire ne définit pas la notion de voies publiques, qui ne posait pas de difficulté. Elle s’est, en revanche particulièrement attachée à définir les deux dernières notions : « Constituent des lieux ouverts au public les lieux dont l’accès est libre (plages, jardins publics, promenades publiques…) ainsi que les lieux dont l’accès est possible, même sous condition, dans la mesure où toute personne qui le souhaite peut remplir cette condition (paiement d’une place de cinéma ou de théâtre par exemple). Les commerces (cafés, restaurants, magasins), les établissements bancaires, les gares, les aéroports et les différents modes de transport en commun sont ainsi des espaces publics. Les lieux affectés à un service public désignent les implantations de l’ensemble des institutions, juridictions et administrations publiques ainsi que des organismes chargés d’une mission de service public. Sont notamment concernés les diverses administrations et établissements publics de l’État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les mairies, les tribunaux, les préfectures, les hôpitaux, les bureaux de poste, les établissements d’enseignement (écoles, collèges, lycées et universités), les caisses d’allocations familiales, les caisses primaires d’assurance-maladie, les services de Pôle emploi, les musées et les bibliothèques. »

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Conclusion Comme toute construction intellectuelle, l’espace juridique est nécessairement en perpétuelle évolution. L’espace virtuel qu’est l’espace Internet évoqué précédemment connaît encore des transformations avec l’avènement du Cloud computing ou informatique en nuage. Ce nouvel espace virtuel consiste en un accès via un réseau de télécommunications (Internet) à la demande, en libre-service mais moyennant paiement, à des ressources informatiques partagées (logiciels, bases de données, stockage, etc.). C’est une délocalisation des ressources informatiques. Au lieu d’avoir chez soi un ordinateur équipé de logiciels et d’un disque dur, on se connecte à un prestataire qui va fournir ces services externes. Des questions juridiques se posent dès lors, compte tenu de l’absence de localisation précise et bien définie du Cloud. L’espace juridique extra-atmosphérique évoluera encore si les progrès techniques permettent un jour le « tourisme spatial ». En outre, le rapprochement de divers États pourrait donner naissance à de nouveaux espaces juridiques et judiciaires ; de même, au sein d’un État, les changements de la société pourraient conduire à l’évolution des espaces privés et publics. N’oublions pas que le droit a pour fonction fondamentale de permettre aux hommes de vivre ensemble et en parfaite harmonie…

Bibliographie Ouvrages et thèses J.-L. AUBERT, É. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux de droit civil, Sirey université, 2012, 14e édition. B. BEIGNIER, C. BLERY, Introduction au droit, Montchrestien, 2011, 3e édition. R. BERTHOU, « L’évolution de la création du droit engendré par Internet. Vers un rôle de guide structurel pour l’ordre juridique européen », thèse, Rennes-1, 2004. B. BOULOC, Droit pénal général, Dalloz, coll. « Précis », 2013, 22e édition. R. CABRILLAC (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, LITEC–LexisNexis, coll. « Objectif droit », 2002, 3e édition.

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J. GAUDEMET, Les Institutions de l’Antiquité, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2002, 7e édition. S. GUINCHARD, Th. DEBARD, Lexique des termes juridiques, Dalloz, coll. « Dalloz lexiques », 2013, 20e édition. B. LAURET, Droit pénal des affaires, Économica, 8e édition, 2012. Articles M. FLORY, « Le couple État-territoire en droit international contemporain », Cultures et conflits, n° 21-22, 1996, p. 251 sq. G. LAFFERRANDERIE, « Space Law Questions and Answers », 12 juillet 2005, site Internet ECSL (European Centre for Space Law). J. MONTAIN-DOMENAH, « Le droit de l’espace judiciaire pénal européen : un nouveau modèle juridique ? », Cultures et conflits, n° 62, II, 2006, p. 149 sq. B. SABATIER, « De l’impossible espace public à la publicisation des espaces privés », in G. Capron, N. Haschar-Noé, L’Espace public urbain. De l’objet au processus de construction, Presses universitaires du Mirail, 2007. S. TABARLY, « L’espace maritime français en quête d’extension. Frontières, zonages et délimitations maritimes : les principes internationaux », synthèse du 23 juin 2006, site internet Geoconfluences, ENS Lyon.

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Site internet : www.legifrance.gouv.fr

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4. ESPACE ET CULTURES

Gilbert Guislain Ancien élève de l’ENS et de l’IEP, DEA de philosophie politique, professeur de culture générale, rattaché au lycée Jules-Ferry à Versailles, intervenant en classes préparatoires économiques et commerciales à Versailles et à Paris (Grandchamp Versailles, Saint-Louisde-Gonzague et Commercia Paris)

Penser l’espace Pour Aristote, topos désigne l’espace occupé par un corps immédiatement, chaque corps a son lieu propre et tend vers son telos, sa finalité nécessaire. Khora désigne l’enveloppe, le réceptacle des corps ; je peux, de là, m’interroger sur le rapport de mon corps à l’espace ; lui est-il extérieur ou est-il intérieur à lui ? De même, le rapport de Dieu à la Nature, dans une perspective panthéiste – pour Giordano Bruno et Michel Servet –, et le caractère fini ou infini de l’univers a soulevé de nombreuses questions. Je suis le temps, mais j’ai l’espace, j’ai un pouvoir sur ce dernier, que je peux apprécier subjectivement ou mesurer scientifiquement. Selon Descartes et la modernité scientifique, l’espace est res extensa, étendue, distincte de mon esprit. L’espace est également le cadre existant indépendamment des objets contenus ou des événements survenus, pour Newton. Comme attribut divin, il est absolu par nature. Contestant Descartes, Leibniz affirme qu’il n’y a pas de réalité absolue de l’espace, il s’agit seulement d’une relation entre les choses. Enfin, pour Kant, l’espace est un cadre a priori de ma perception, une condition a priori de la connaissance. Je ne peux m’abstraire de l’espace. Laissant l’abstraction de l’espace mathématique, Heidegger (Bâtir, habiter, penser) montre la co-appartenance de l’homme et de l’espace ; son attention est partie prenante de ce dernier. Il n’est d’ailleurs jamais enfermé en un lieu, il parcourt le monde par la marche comme par la conscience. L’espace n’est pas neutre, pour les animaux par exemple, il est lié à un intérêt. Pour sa part, l’enfant finit par l’objectiver et se l’approprier. Dans la pensée animiste magique des « primitifs », il prend le sens d’un ensemble vivant et organique : chacun participe des animaux réels ou mythiques, des plantes, des vents et des orages, des mouvements de la nature, réifiée ensuite par la science moderne. L’astrologie postule un lien entre les astres

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et les destinées humaines. Des métaphores humaines désignent la nature et réciproquement. Pour sa part, la culture qualifie, marque, jalonne l’espace social et politique. Les lieux sont investis de sens : « Il y a des lieux où souffle l’esprit », écrivait Barrès dans La Colline inspirée. L’espace privé, la place publique, l’intérieur et l’extérieur, la ville et la campagne, la mer et les cimes, le territoire national et l’étranger, la gauche et la droite politiques, sont toujours fortement connotés. Je peux spatialiser des sentiments comme le fait la Carte du tendre, illustration du roman de Mademoiselle de Scudéry, Clélie (1661), ou bien encore différencier – par un fleuve mythique – le séjour des vivants de celui des morts.

Représentation, voyage et relativité La cartographie a été longtemps l’expression d’une vision religieuse ou mythique du monde, et les cartes étaient en forme de cercle ; le XIXe siècle a introduit une cartographie scientifique, une géographie identique comme outil de représentation collective, un mode de représentation universel. Toutefois, on pense souvent plus à des « zones » qu’à un quadrillage géométrique. Ainsi, tout espace est qualifié, la représentation du monde est culturelle même si les distances, les indications de lieux, sont identiques. Les points cardinaux eux-mêmes sont symboliques. L’Occident est associé au crépuscule, l’Orient au lever du soleil, et l’Orient mythique est associé à la sensualité, à l’exotisme, depuis le XVIIIe siècle, voire à certaines thématiques politiques comme le despotisme, pointé par Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748). Les cartes et les guides touristiques soulignent sélectivement certaines spécificités comme les lieux religieux traditionnels, comme le montre Roland Barthes dans Mythologies à propos de l’édition du Guide bleu Espagne de 1957. Le tourisme a privilégié certains lieux à la faveur de représentations positives, des stations balnéaires populaires aux plus aristocratiques dès le XIXe siècle. Il en va de même pour certains itinéraires, comme le choix de telles routes des Alpes empruntées par les cyclistes et les sportifs dans les années 1930 et 1950 (Catherine BerthoLavenir, Cahiers de médiologie). Les cartes postales d’avant-guerre donnent une image sublime des Alpes, luxuriante du Var et de l’Algérie, dans le genre cliché et kitsch. Les lieux espaces de loisirs sont connotés diversement : colonies de vacances pour les milieux populaires, hôtels petits bourgeois ou clubs de loisirs en camping, dans l’esprit libertaire des années 1960.

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On voyage par nécessité, pour le commerce, la guerre, ou pour un impératif religieux, quand on part en pèlerinage, comme en témoigne la littérature sur Compostelle. On peut partir en exil, être déplacé malgré soi, souffrir le déracinement comme l’écrivain Stefan Zweig. En revanche, le voyage est aussi le moyen de se réaliser, il comporte une dimension initiatique comme le montre le roman d’apprentissage, du Moyen Âge avec les romans courtois de Chrétien de Troyes (Perceval) ou le XIXe siècle balzacien, en passant par le XVIIIe siècle et le roman picaresque, qui fait découvrir les aléas de la vie. Du voyage, on revient plus sage, comme Ulysse, ou bien on est écrasé par ses misères, comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline, une parodie d’épopée. En banlieue, le retour interminable de cet anti-héros chez lui est une métaphore de la vie sans espoir. Enfin, le voyage peut nous combler ou nous désoler, selon ce que nous y avons gagné : ce que nous avons vu peut dépasser ce que nous attendions, ou nous décevoir : nous portons en nous-mêmes des visions intérieures du monde, souvent esthétiques, des contrées qui nous sont chères, des « paysages d’âme ». Du Bellay est déçu, car il n’a pas vu la Rome rêvée des humanistes, Chateaubriand pense avoir « manqué » la Grèce antique. Réussi, le voyage devient une œuvre d’art : la nature, le réel rejoignent notre vision rêvée de l’espace. Cette vision intérieure, cultivée par les lectures, permet l’idée que nous pourrions voyager en nous-mêmes, dans une chaise, dans notre chambre : à quoi bon parcourir l’espace ? Dans Vers Venise, André Suarès, dont les textes ont été regroupés sous le titre Voyage du condottiere, définit le voyage comme une œuvre d’art. Déjà, dans la tradition platonicienne et néoplatonicienne, l’homme était un microcosme, un petit monde, un résumé du tout qu’il portait ainsi en lui.

Espaces ouverts L’espace : ille ou iste, l’ailleurs prestigieux ou le quotidien proche… Ille ou iste désigne l’ailleurs prestigieux ou le quotidien proche. Partir loin, c’est découvrir de nouvelles cultures. L’hypothèse des autres mondes a été émise par les matérialistes, comme Lucrèce, Épicure, puis Gassendi et Cyrano de Bergerac au XVIIe siècle, sur le mode de la fiction, de la fantaisie, et de la démarche philosophique, pour avancer l’idée de la relativité en confrontant le proche et le lointain. Fontenelle écrit les Entretiens sur la pluralité des mondes. Diderot commente le Supplément au voyage de Bougainville en

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mettant l’accent sur la relativité des cultures, en idéalisant la culture des Tahitiens, l’abbé Thomas Raynal écrit l’Histoire des deux Indes dans un sens voisin. Plus particulièrement, deux procédés sont utilisés pour soutenir l’idée de relativité, par le moyen d’optiques inattendues. D’une part, il s’agit de la confrontation entre le grand et le petit comme dans Micromégas de Voltaire : le Sirien et le Saturnien peuvent discuter de la science avec les hommes, mais toute entente dans le domaine philosophique ou religieux est impossible. À l’origine, les géants furent issus de la mythologie grecque et appartiennent à la culture populaire européenne, si nous nous référons aux fêtes du nord de la France. Le nain est plutôt venu de la mythologie nordique. C’est un personnage souterrain et rusé, doté de pouvoirs magiques sur la nature. Pour reprendre la tradition littéraire, dans Les Voyages de Gulliver de Swift (1721), les Lilliputiens passent leur temps à se faire la guerre. D’autre part, la confrontation intervient entre le proche et le lointain, comme dans L’Ingénu de Voltaire, les Caractères de La Bruyère, les Lettres persanes de Montesquieu (1721). L’arrogance de l’oligarchie versaillaise, l’artifice de la cour, le parisianisme y sont tour à tour dénoncés. Le voyage est aussi marqué par le plaisir ; il vaut alors par lui-même plus que par l’objectif visé, comme le montrent Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut dans Au coin de la rue, l’aventure (1979) à propos de la figure du routard, incarnée par Jack Kerouac aux États-Unis (Sur la route, 1957), et de la « déréalisation » de la France intérieure encore connue des automobilistes de la nationale 7 en 1950-1960, mais ignorée des usagers du TGV. Ce sont les aléas, la poésie et l’aventure des chemins de traverse, ou de ceux qui ne mènent nulle part, qui sont recherchés, à l’image de Stevenson (Voyage avec un âne dans les Cévennes) du Monastier à Alès, ou de Jacques Lacarrière, auteur du Morvan au Gévaudan, qui évoque les surprises et les rencontres de la France intérieure, hors des grandes routes, et montre comment les distances sont subjectives : elles sont mesurées en heures de marche, et, parfois, ce qui est très proche selon tel pays est en fait très loin. La marche est une pratique commune dans les sociétés traditionnelles comme le montre David Le Breton (Éloge de la marche). C’est le goût romantique qui l’a mise à la mode, dans sa dimension gratuite et désintéressée. La marche peut aussi accompagner la réflexion philosophique, elle ouvre à la nature. Rousseau l’apprécie pour l’autonomie et la liberté qu’elle procure. Issu du bocage breton, Chateaubriand se veut un homme de terrain, il estime que les écrivains classiques ont été trop longtemps des « hommes de cabinet ». Il est sensible à une nature primitive, sauvage mystérieuse et infinie (Voyage

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en Amérique) : forêts immenses, chutes du Niagara, nuits profondes. L’Amérique, l’Allemagne et les gouffres de la mer fascinant Hugo, l’Europe des brumes inspirant Friedrich montrent que le romantisme a été fondé sur un élargissement de l’espace, jusqu’alors restreint au monde méditerranéen antique. Le classicisme ne s’intéressait ni aux océans, ni à la montagne. Cet espace s’élargit donc à l’Orient (Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem) qui fournit à Nerval (Voyage en Orient) ses visions, ses hallucinations, mêlées à des références savantes et ésotériques, peu avant son suicide en 1855 (Aurélia). De plus vastes espaces encore, dans la seconde moitié du XIXe siècle, attirent des écrivains à l’âme d’aventuriers et que l’on limite à tort à la littérature de jeunesse. Il est vrai que ces lectures, comme Robinson Crusoé, comme celles de Loti, de Joseph Conrad, étaient prisées des jeunes, prisonniers de l’univers bourgeois du XIXe siècle, et qui s’évadaient par la lecture de romans, tel Vallès dans L’Enfant et Le Bachelier, tel Rimbaud dans « Les poètes de sept ans » et dans « Ma bohème ». L’œuvre de Verne est autant une anticipation scientifique raccourcissant les distances que l’expression des valeurs prométhéennes de son temps, de l’esprit saint-simonien et romantique. Autodidacte américain, journaliste, mousse, prisonnier à dix-huit ans (Les Vagabonds du rail), trimardeur, routard, Jack London a parcouru les grands espaces inexplorés, comme le Grand Nord, le Klondyke ou bien encore les mers du sud sur son voilier, le Snark, sensible à la parenté cosmique de tous les êtres et à une philosophie de la justice, dans un univers de lutte pour la vie, dominé par des êtres durs comme Wolf Larsen dans Le Loup des mers. Une amie de London, la journaliste Anna Struntski, a rendu hommage à a sa mémoire en mettant l’accent sur cette poésie cosmique qui anime le vivant, caractère essentiel de l’œuvre du romancier. Le goût des grands espaces est moderne, inspire par exemple Blaise Cendrars (La Prose du transsibérien), Verne, et détermine l’imaginaire américain du cinéma, celui de Lawrence d’Arabie par exemple, où le désert suggère le sentiment de l’infini, du dénuement, voire l’idéal mystique. La recherche de la solitude peut être radicale, comme dans Walden ou la vie dans les bois de Thoreau, libertaire américain du XIXe siècle, ainsi que l’éloge de la nature (Into the Wild de Sean Penn, et surtout La Forêt d’émeraude (1985) de John Boorman). Des westerns, le géographe Yves Lacoste a montré qu’il s’agissait d’une reconstitution fantasmée dans des lieux particulièrement propices à l’épopée. Les grands espaces sont là où la loi n’est pas encore installée, où règnent les outlaws. Dans Le Père Goriot, Vautrin veut s’établir dans le sud des États-Unis, sans être surveillé par l’État, en faisant sa propre

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loi. Ce goût américain des grands espaces est rappelé par Jean Baudrillard dans Amérique (1986), où il montre l’aisance dont font preuve les jeunes Américains, dont le comportement social est easy, à la différence du mode de vie français marqué par les petites délimitations individuelles, les clôtures. Dans « À la musique », Rimbaud avait tourné en dérision ce goût petit bourgeois pour l’affectation, les distances sociales bien marquées en province, l’attachement à la petite propriété, et Baudelaire avait écrit dans ses pamphlets qu’il n’aimait pas la France, tout le monde y ressemblant à Voltaire. Toutefois, la société française des années 1950-1960, souvent caricaturée, était, sous bien des aspects, plus libre que celle du début du XXIe siècle, marquée par la judiciarisation, le déclin des libertés publiques, la « moralisation », sans parler du conformisme individualiste américain. Mais, en Amérique, tout est mouvement, marchandises, images, flux financiers… le rêve extrême de l’ubiquité a été incarné par Howard Hughes, aviateur, milliardaire, industriel du cinéma. Son exemple a été évoqué par Paul Virilio dans Esthétique de la disparition (1980), tout comme celui de William Randolph Hearst, magnat de la presse, inspira Orson Welles dans Citizen Kane. En quête de l’Amérique, la recherche d’une vie nouvelle explique l’immigration à partir de Liverpool, Southampton, Le Havre. Le paquebot sépare nettement les classes et reflète une société encore traditionnelle et mondaine, comme dans La Règle du jeu de Jean Renoir. L’attrait des grands espaces s’éprouve avec la poésie du départ, souvent sans retour. C’est au poker que l’on joue sa place en troisième classe, cinq minutes avant le départ de Titanic, dans la frénésie du départ et dans un élan grandiose vers l’océan.

h p o s lo Espaces, mythes et subjectivité

En peinture comme dans l’imaginaire collectif, le paysage est un espace construit selon des normes culturelles et esthétiques, de manière subjective et sélective : décor exotique et colonial pour les publicités ou affiches de voyage à la mode « rétro » des années 1930, décor « sublime » à la Rousseau, d’une nature mystérieuse et sauvage, propice au puritanisme alpestre, paysage romantique maritime désolé et sauvage (Alain Corbin, Le Territoire du vide), esthétique romantique des ruines, impressionnisme privilégiant les paysages de plein air et les lieux urbains de la modernité. Autant de stéréotypes culturels où la nature imite l’art : nous dirons par exemple des Préalpes qu’il s’agit d’un paysage « à la Rousseau ». L’histoire du goût, de la sensibilité est marquée par des manières nou-

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velles de regarder le monde chez Rousseau, Chateaubriand et Friedrich : ruines gothiques à la mode aux XVIIIe et XIXe siècles, attitudes rêveuses dans des solitudes sauvages, eaux mugissantes, forêts mystérieuses du Nouveau monde. Comme le montre Jean-Pierre Richard dans Paysage de Chateaubriand, ce dernier a été marqué par son enfance dans la Haute-Bretagne traditionnelle : bocage, étangs, forêts, chemins creux, imaginaire médiéval du château de Combourg, près de Dol, qu’il recompose dans les Mémoires. À Combourg, château conforme à l’imaginaire gothique et médiéval, retrouvé dans le roman noir, la nuit est angoissante et ténébreuse, un chat noir hante les escaliers. Cette recomposition, cette métamorphose, cette idéalisation sont du même ordre chez Giono qui figure la montagne de Lure – en une tout autre région, les Basses-Alpes – comme la Grèce antique dans ses romans. Un espace vient donc se fondre à un autre. Dans Sylvie, Nerval juxtapose divers temps, va du temps du récit à ceux du passé, associés au Valois. Cette région est située au nord-est de Paris, entre Compiègne, Ermenonville et Chantilly ; on y trouve des forêts, des étangs et de calmes prairies, où courent de petites rivières. Mystérieux, champêtre et mélancolique, le Valois est transfiguré par Nerval sous les traits d’un monde rural et immobile d’Ancien Régime, distant de Paris. Nerval doit passer en train par Pontoise et Creil, donc faire un long détour pour y parvenir. Semé de châteaux, de folies du XVIIIe siècle et de vieilles abbayes en ruines, il est la région par excellence des souvenirs et des songes, et a pour cadre la vie simple et rustique des temps anciens, avec ses chansons et danses populaires. Cet espace nervalien, qui devient insaisissable au fil de Sylvie, est étudié par Jean-Pierre Richard dans Poésie et profondeur, et n’est pas très éloigné de celui d’Alain Fournier et de la Sologne perdue, reculée dans Le Grand Meaulnes, ou règnent le calme, le regret dans l’imagination du passé. On pense aussi à la résurrection des lieux par les sensations chez Proust : Combray, les « côtés », celui de Swann et celui de Guermantes, les villégiatures normandes, les milieux mondains… La mer et la montagne sont des lieux mythiques de prédilection. La mer est synonyme d’infini, de profondeur, d’inconnu pour Verne et Hugo, d’évasion, d’exotisme pour Baudelaire. Un célèbre épisode de Vingt mille lieues sous les mers montre la lutte entre le Nautilus et une « meute » de poulpes. Dans « Oceano Nox », poème du recueil Les Rayons et les Ombres de Hugo, la mer est un tombeau, et, dans L’Île mystérieuse de Verne, le capitaine Nemo décide de mourir dans son sous-marin. La mer est une mère et une marâtre qui inspire le poète, qui met en forme les sons, et les couleurs comme l’illustre Baudelaire dans « La vie antérieure », appliquant sa théorie des correspondances. Dans Le Territoire

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du vide, le sociologue Alain Corbin rappelle l’importance des lointains maritimes pour les romantiques. Les landes, les grèves infinies, les pâles horizons, les solitudes étranges, fantomatiques et crépusculaires parlent aux âmes sensibles à la nostalgie, à la métaphysique. Quant à la montagne, initialement obstacle pour les hommes, ou séjour des dieux, elle devient un lieu sublime pour Rousseau, et s’associe à une symbolique divine chez le peintre Friedrich. Rousseau est sensible aux humbles villages de montagne ainsi qu’aux panoramas grandioses comme on le voit dans les Confessions et La Nouvelle Héloïse. Jacques Lacarrière est sensible aux contrastes entre la nature sauvage, des paysages peu entretenus, et la nature cultivée et humanisée de la France du midi, celle de l’olivier dans la Méditerranée de Fernand Braudel. La culture de masse contemporaine a puissamment figuré l’espace mythique, comme en témoigne l’exemple du Seigneur des anneaux de Tolkien. Universitaire oxfordien, spécialiste de langues germaniques et nordiques, Tolkien a composé une vaste geste à la topographie diverse, bénéfique ou maléfique, dont l’action démarre dans la Comté, terre des Hobbits, de prairies verdoyantes, d’allure helvétique, où vivent des êtres pacifiques, apolitiques, paisibles, dans de petites maisons rondes ouvertes par des hublots sur la nature. Le rond est la forme de l’être. Au-delà, selon des légendes celtes, s’étendent des forêts, des lieux magiques et dangereux, des chaînes montagneuses ; des lieux de mort ou d’ombre, des passages difficiles à franchir, fleuves, marécages et gouffres, peuplés de personnages étranges et rampants, comme Gollum. Dans le monde celtique, selon l’animisme, de grandes forces animent la nature, les lacs et forêts sont des lieux magiques, les fées et les elfes se tiennent auprès des sources et au coin des bois. La série Harry Potter, écrite par Joanne Rowling initialement sur des tables de café, avant la très forte médiatisation de son auteur, vulgarise les quêtes des mythes celtiques et nordiques, au fondement de la culture européenne. Un jeune sorcier, Harry, est gardé et maltraité par les Dursley, un couple de « Moldus », non initiés, petits bourgeois britanniques. L’ogre débonnaire Hagrid, qui fait office de « passeur », va mener le jeune héros vers Poudlard, après une incursion dans les « chemins de traverse », image du vieux Londres fuligineux. Le départ a lieu au quai 9 ¾ d’une gare victorienne en briques rouges, analogue à celle de Saint-Pancras. La locomotive, fumante et sifflante, s’élève vers les hauteurs et les brumes d’un paysage de type écossais. Poudlard est une gigantesque forteresse gothique pleine de sortilèges, de peintures aux personnages qui prennent vie, aux escaliers mobiles, aux cloisons amovibles, aux portes cachées, aux dessous effrayants.

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Les chats, les rats, les chauves-souris, les araignées peuplent cet univers dangereux mais toujours initiatique. Cette citadelle est à l’image des contes fantastiques, des romans gothiques. Les élèves sont en « maisons », dont deux se nomment Gryffondor, de couleur rouge et or, et Serpentard, de couleur vert et argent. Les personnages sont archétypaux : Dumbledore est le vieux mage, comme Merlin ou le père Fouras de « Fort Boyard », perché dans les hauteurs, sensible aux forces célestes. Drago Malefoy, élève au teint pâle, rusé et arrogant, méprisant pour les pauvres, est lié à Voldemort, d’autant plus effrayant qu’on ne le voit pas. On le croit même mort. À la différence de la fiction ou du merveilleux dans l’utopie, le fantastique est intervention du surnaturel dans le quotidien, comme chez Cazotte ou Nodier : le réel est transgressé, les objets s’animent, les limites rationnelles sont effacées, les domaines du rêve et de la réalité sont intervertis, comme dans Aurélia de Nerval. Dans Perceval ou le conte du Graal, de Chrétien de Troyes, le château du roi Pêcheur disparaît quand Perceval se retourne vers lui, le lendemain de son arrivée. La veille, il a vu passer le cortège mystique du vase et de la lance qui saigne, et il est resté silencieux. Quant à l’espace symbolique de la table du roi Arthur, elle comporte une place vide, celle du chevalier parfait qui n’est pas de ce monde. Notre espace de vie n’est pas que matériel, il est également imaginé, comme le montre Bachelard dans La Poétique de l’espace (1957) ; les éléments naturels, l’eau, la terre, le feu, sont liés à nos rêves, à notre imaginaire. Il en va de même pour les lieux où nous sommes, dans une approche phénoménologique, qui tient compte de nos perceptions subjectives, de nos mouvements, de notre vécu du monde. Des sensations primordiales sont associées aux lieux. La maison est le lieu de l’intimité, de la chaleur et de la maternité, et un cosmos à elle seule. Le monde clos s’oppose à l’univers infini du dehors. Les deux communiquent par la porte, franchie dans un sens ou un autre. La cave est liée à une mythologie du dessous, de l’engloutissement, de l’enfermement, présente dans le roman noir romantique, qui affectionne les cachots, les souterrains. Le grenier, la mansarde évoquent plutôt l’évasion, le ciel au-dessus du toit, et c’est dans des coins, cases de l’être, que nous nous blottissons. Le dehors et le dedans séparent l’incertain de la sérénité. La coquille, habitat organique, et le nid sont des habitats naturels. Le nid ajuste l’habitat au corps. La cabane est construite de végétaux et de bois, contre la nature. Le meuble lui-même est un monde. Dans Essai sur le roman de Michel Butor, un chapitre intitulé « Philosophie de l’ameublement » est consacré à Edgar Poe, qui dénonçait l’amé-

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nagement utilitaire des appartements et lui préférait l’esthétisme. Dans « L’invitation au voyage » (Les Fleurs du mal), Baudelaire évoque des « meubles luisants », les « riches plafonds », les « miroirs profonds », et, dans l’un des quatre poèmes intitulés « Spleen » (« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »), le poète écrit : « Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans/De vers, de billets doux, de procès, de romances/Un vieux boudoir plein de roses fanées/où gît tout un fouillis de modes surannées/Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,/Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché. » L’intérieur secret des meubles renvoie à un passé défunt analogue à des scènes tristes de Verlaine (Fêtes galantes) ou de Nerval (Sylvie), alors même qu’un autre poème au titre identique (« Spleen », « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ») exprime une psychopathologie, celle de la claustrophobie, qui peut confiner à la panique. Les espaces clos sont également prisés de la culture de masse, dans la téléréalité : appartements clos aux pièces parfois mystérieuses, jungles sauvages aux plantes et animaux redoutés, en milieu hostile. L’espace est un rapport au monde ; l’habitation n’est pas un logement, de telle surface, de tel prix, mais une façon d’habiter. Habiter, c’est se sentir chez soi (Heidegger, Bâtir, habiter, penser) au sein de lieux qui rassemblent, qui relient, qui ne sont jamais neutres (Heidegger, La Chose). L’espace – qui ne saurait être une abstraction mathématique – et l’homme ne sont jamais séparés, l’homme séjourne dans le monde, peut se projeter hors du lieu où il réside.

h p o s lo Espace et société

Toute culture est aménagement d’un espace, organisation et représentation de celui-ci. Au sein d’une société, les individus échangent des biens, des informations et des services. L’espace social est ce qui structure les positions distinctes des individus, selon leurs biens économiques et leur capital culturel et symbolique, comme le montre Pierre Bourdieu dans La Distinction et la Reproduction pour la France contemporaine. Dans les sociétés traditionnelles, des rangs définis sont assignés. Le village permet la différenciation et la sociabilité. Dans Anthropologie structurale (1958) comme dans Race et histoire, LéviStrauss montre que les cultures traditionnelles ne sont ni fantaisistes ni anarchiques ni folkloriques ; tout suit une organisation, des échanges à la guerre, de l’habitat à la parenté, des mythes au langage. Dans l’espace social, la propriété est distribuée selon les sexes,

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les lieux d’habitation varient selon les âges, le statut matrimonial… En revanche, dans les sociétés modernes et libérales, où règne la mobilité, un double mouvement d’imitation et de distinction anime les relations, entre individus, comme l’ont montré Tocqueville et Raymond Aron. L’espace dont chacun dispose et la distance sociale qui peut confiner au mépris sont des marqueurs sociaux, comme le montre La Bruyère à propos du personnage d’Arrias dans les Caractères, ou bien encore Balzac dans Les Illusions perdues, lorsqu’il montre le manège social au théâtre, avec le jeu des places et des regards. Avec la société de cour de l’âge classique, dès le XVIe siècle, l’espace social est normalisé et codifié, selon Norbert Elias, dans La Société de cour, dont la réflexion a été prolongée par celle d’Erwin Goffmann dans La Mise en scène de la vie quotidienne. Plus particulièrement, la vie sociale s’articule autour de la distinction public-privé. Le limen, le seuil, est une frontière symbolique entre les deux. Cette distinction fondamentale est commentée par Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne. La vie publique est celle de l’espace collectif, souvent réservée aux hommes dans les sociétés traditionnelles ; la vie privée est liée en revanche à une symbolique de l’intimité, de l’intériorité. L’espace public est celui de la visibilité ; nous y jouons des personnages, souvent différents de notre être intérieur, en sacrifiant notre indépendance, aux artifices, à l’hypocrisie baroque, comme l’ont remarqué Montaigne et Pascal. Nous nous livrons à toute une comédie sociale, sur le théâtre du monde. L’histoire de l’espace social a suivi un double mouvement, d’étatisation d’une part – le pouvoir s’efforçant de marquer cet espace par l’urbanisme, depuis Bonaparte, Haussmann sous le second Empire et les grands travaux présidentiels –, et de privatisation d’autre part : traditionnellement, des errants vivaient dans la rue, sous le regard d’autrui sous l’Ancien Régime, comme le montre l’historienne Arlette Farge, puis l’extension de l’habitat bourgeois haussmannien, ensuite du résidentiel, des villages surveillés à l’américaine et des centres-villes « boboisés » marquent cette évolution, la domination du privé. Quant à l’habitat aristocratique, il est somptueux à l’extérieur, parfois malcommode à l’intérieur, différant ainsi de l’immeuble bourgeois austère extérieurement mais cossu intérieurement, comme le montre Louis Aragon dans Les Beaux Quartiers. Et, mythiquement, la chaumière s’oppose au château. Rousseau préfère la grange du paysan, les humbles villages au bal de l’opéra. Au XIXe siècle, Paris est d’ores et déjà partagé entre l’est, ville ouvrière, artisanale et populaire, et l’ouest, bourgeois et mondain, comme le remarque Balzac au début de Ferragus (1834), qui oppose le monde du bal à celui des « barrières ». Au début de L’Assom-

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moir, Zola décrit l’intérieur lugubre et sordide d’un hôtel et de ses couloirs au nord de Paris, où Gervaise doit s’installer. Pot-Bouille décrit aussi un immeuble parisien et ses habitants. À la vue horizontale de Paris, Balzac ajoute celle, verticale, d’un immeuble en coupe : « Paris est le plus délicieux des monstres […]. Ses greniers, espèce de tête pleine de science et de génie, ses premiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritables pieds ; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés » (Ferragus). La métaphore organique du corps recoupe les distinctions sociales : artisans au rez-de-chaussée, bourgeois qui digèrent au premier, étudiants, poètes pauvres, ou romanciers faméliques comme le fut Balzac lui-même, dans les mansardes. De même, dans La Vie, mode d’emploi (1978), Georges Perec, également auteur d’Espèces d’espaces (1974) – où il étudie les liens avec les divers espaces urbains –, évoque un immeuble fictif avec ses habitants et ses histoires sur cent ans. Dans cet espace littéraire, on passe d’un lieu à un autre, d’une pièce à une autre, comme dans un jeu. Dans La Forme d’une ville, Jacques Roubaud s’étonne devant l’aménagement de l’espace urbain. La poésie et le mystère entourent souvent l’image littéraire, l’espace urbain. Déjà, à la fin du XVIIe siècle, Restif de La Bretonne avait écrit les Nuits de Paris, évocation étrange et mystérieuse de la ville, Dans la tradition du romantisme de la nuit, Eugene Sue écrit au XIXe siècle Les Mystères de Paris ; Gérard de Nerval, auteur de La Main enchantée, parlait du Paris pittoresque du temps d’Henri IV, était familier du vieux Paris dont il hantait les bistrots et les asiles, avant de se suicider rue de la Vieille-Lanterne une nuit d’hiver 1855. Dans Ferragus, Balzac fait allusion aux « bizarres et larges contrastes » du vieux Paris, antérieur aux bouleversements haussmanniens. Puis la modernité de la ville, déjà perçue par Baudelaire dans « À une passante » (Les Fleurs du mal, 1857), associe le mouvement à la surprise, élément essentiel de l’esthétique surréaliste de la ville, influente chez Aragon, Queneau et Prévert. La ville offre sans cesse des aspects inédits et poétiques nouveaux. Le mystère urbain est celui du dessous de la ville (Roger Caillois, Le Mythe et l’Homme). Valjean fuit Javert par les égouts ; Rose fuit avec Jack, par la soute de Titanic, le mari qu’on a voulu lui imposer. Gaston Leroux écrit, au XIXe siècle, Le Fantôme de l’opéra, à propos d’un lac sous le célèbre monument. Et c’est du fond de la mer que surgit et se libère Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo. Enfin, Pierre Sansot, dans Poétique de la ville, peint ses aspects étonnants : par exemple, arriver sous la pluie dans une ville de province, se promener au petit matin, être sensible aux rythmes urbains, être attentif aux personnages emblématiques : clochards, prostituées, ou à certains lieux

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comme les intérieurs des hôtels. Il existe des espaces étonnants et symboliques, comme celui du labyrinthe de la cathédrale de Chartres, initiatique, à celui de Borges, ou comme les prisons, impressionnantes et sophistiquées, de Piranesi au XVIIIe siècle, ou enfin de la maison kabyle, décrite par Bourdieu, qui inverse l’ordre domestique « habituel » et oppose une symbolique de la lumière à celle de l’obscurité. La distinction entre le sacré et le profane est aussi essentielle ; dans le profane résident le quotidien et le travail. Dans les sociétés traditionnelles, des lieux sont consacrés aux fêtes collectives, même si le travail, peu productiviste et souvent à domicile, est associé à une part de liberté. La modernité sépare très clairement le travail des loisirs, qui ne sont que temps libre après le travail, et se crée l’architecture spécifique de la manufacture, de l’usine où tout est contrôlé, normalisé comme le montre Foucault dans Surveiller et punir. Encore faut-il distinguer les loisirs populaires des loisirs mondains qui ont chacun leurs lieux spécifiques et leur temps assigné. La sociabilité diffère de l’opéra, cathédrale mondaine évoquée par Balzac et Zola, où règnent l’ostentation et les regards sélectifs, aux bistrots et aux bals populaires. Les jeux de plein air différent de ceux d’intérieur, les amusements collectifs des jeux individuels. L’espace social comprend aussi des lieux de rassemblement : places publiques propices au débat, sur l’agora ou le forum antiques. La parole publique circule et se partage sur l’agora. On se rassemble et on discute au marché ; on rassemble le peuple dans des stades, qui séparent les joueurs ou les acteurs des spectateurs, ou bien qui instaurent le peuple comme participant primordial, dans les régimes révolutionnaires, où la politique descend dans la rue, sur la place publique. Au théâtre s’opposent aussi deux traditions, celle qui veut séparer les spectateurs de la scène, pour accroître l’intensité du moment théâtral, l’autre, justement défendue par Rousseau et Antonin Artaud, qui veut associer le peuple au spectacle ; dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Rousseau défend l’idée d’une restauration des fêtes antiques et civiques à la manière de Sparte. Les dispositifs spatiaux ne sont donc pas neutres, ils comportent des implications humaines et sociales. L’espace est ce qui regroupe ou sépare. Traditionnellement, on enterrait les morts dans des lieux proches des églises, comme le cimetière des Innocents à Paris ; amis avec la modernité, dans le souci d’ordre urbain, on a installé les cimetières hors des villes. Balzac évoque les hauteurs de ce grand cimetière romantique qu’est le Père-Lachaise, d’où Rastignac contemple Paris à la fin du roman. De même, la mort a été refoulée hors du regard des vivants ; on meurt aujourd’hui à l’hôpital plus qu’à domicile. La prison est

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aussi organisée par l’ordre rationnel et moderne étudié par Foucault dans Surveiller et punir comme un lieu de réclusion, surveillé à l’instar du collège, de la manufacture. Sous l’Ancien Régime, le pouvoir veut être vu en place publique, où il châtie les condamnés, où il fait régner l’éclat des supplices. Le pouvoir lui-même est accessible, non « protégé » du peuple. Henri IV est assassiné rue de la Ferronnerie à Paris, et Louis XV reçoit un léger coup de couteau de Damiens dans le parc de Versailles, en 1767. À l’âge contemporain, il veut plutôt surveiller la société. Dès le XIXe siècle, il surveille l’espace carcéral souvent géométrique – où se structure une contre-société avec son organisation et ses rôles. Le pouvoir s’efforce de voir sans être vu. Bonaparte crée une police politique qui surveille l’espace urbain, les bistrots comme les marchés. Sa démarche paraît encore artisanale si l’on songe que l’État, ou bien des services américains, peut aujourd’hui contrôler l’espace mondial grâce aux traces ADN, numériques et à la géolocalisation téléphonique.

Espace et pouvoir

h p o s lo Éthologue contemporain, Konrad Lorenz a mis en évidence l’agressivité et la territorialité, dans l’animalité comme dans l’humanité. Dans les espaces de travail, organisés en bureaux individuels ou en open spaces, aussi bien que dans les transports, la promiscuité fait monter la tension ; le conflit implique alors la domination ou la soumission. Le territoire, réel ou symbolique – comme les emblèmes ou les titres –, est un enjeu de pouvoir pour lequel on rivalise. Fonder une ville – comme le mythe de l’origine de Rome avec ses limites sacrées –, établir un camp militaire, répartir les fonctions dans la ville, jouir d’un espace réservé séparé de celui du profane – comme la Cité interdite –, bâtir des monuments, des arcs de triomphe, des stades, des mausolées, des « lieux saints » pour des grands hommes sont autant d’actes politiques qui jalonnent l’espace. De même, le calendrier qui structure, spatialise le temps est éminemment religieux ou politique. Le champ du pouvoir est aussi celui de la rhétorique, de la parole, des idées, des médias ; on peut le monopoliser, ou au contraire s’efforcer de le partager. Comme toute technique, l’architecture n’est pas neutre ; je peux m’efforcer de changer la société en changeant l’espace. L’exemple de Paris au XIXe siècle est éloquent. Au Paris médiéval décrit par Hugo dans Notre-Dame de Paris (1833), roman historique de goût romantique, au vieux Paris de Balzac qui était encore celui de 1848 va succéder, pour des raisons politiques et de prestige, une ville monumentale et ouverte, mieux contrôlée, plus

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bourgeoise à l’ouest. Issues d’une volonté politique de restructuration de l’espace national, les villes nouvelles se veulent l’expression de l’ordre et de la modernité ; elles ressuscitent parfois des villages sur le modèle francilien ou bien connaissent les difficultés des banlieues ; l’espace utopique, par une topographie, une harmonie imitée d’une Nature rêvée, souvent circulaire, est l’expression d’une société sans conflit. Ainsi, dans L’Utopie de Thomas More, dans Candide de Voltaire ou bien dans La Cité du soleil de Campanella. L’espace est majoritairement public, les portes ouvertes, les positions interchangeables entre ruraux et urbains. Les Lumières ont créé des utopies harmonieuses. L’utopie peut être vue comme un laboratoire social expérimental, comme le montre L’Île des esclaves de Marivaux, où maîtres et valets échangent leurs positions. Un autre exemple est celui des États-Unis, où des sociétés ont voulu se constituer sur des fondements bibliques, loin de la vieille Europe. Dans Amérique, Jean Baudrillard rappelle l’idéal du bonheur américain, réalisé ici et maintenant, hic et nunc, dans la proximité, différent des celui des Européens, qui passe par une vue du monde historique et politique et par des conflits révolutionnaires. On peut favoriser l’habitat individuel ou collectif, intégrer l’habitat aux lieux de travail comme dans les cités ouvrières du Nord, ou dans le palais du Peuple de l’industriel JeanBaptiste Godin à Guise, dans l’Aisne, réunir la culture ouvrière et paysanne, avec les cités-jardins, bâtir des cités intégrées, les « cités radieuses » de Le Corbusier, qui souhaitait détruire l’espace urbain traditionnel. Ouvertes sur l’air et la lumière et très modernes pour les années 1950, ces vastes bâtiments comportaient tous les équipements nécessaires à la vie sociale, au rez-de-chaussée et sur le toit, avec laveries, solariums et commerces. Comme Platon, qui inspira des constructions géométriques, Le Corbusier exprime une résistance rationaliste à l’« archaïsme » et au « faux ». L’urbanisme devient l’enjeu de réflexions politiques et philosophiques : La Production de l’espace d’Henri Lefèvre, avec l’idée d’un droit à la ville : Christian Godin, Édifier : Benoît Goetz, Théorie des maisons : Michel Serres, Habiter. L’aménagement de l’espace scolaire, monastique ou de l’entreprise, l’organisation des circulations, la répartition des fonctions peuvent favoriser tel comportement social, activer la communication, ou impliquer l’individualisme. Dans le domaine scolaire, se distinguent l’architecture des lycées napoléoniens, des public schools britanniques divisées en maisons ou celle des collèges jésuites, équipés d’un théâtre pour l’expression orale et l’apprentissage de la rhétorique, ainsi que d’espaces individuels de travail. Elles révèlent

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des projets et des implications différentes. Comme l’espace religieux, l’espace scolaire est traditionnellement pensé comme hors du monde, à l’image du cloître, réservé à des activités désintéressées comme l’explique Montaigne dans les Essais, « De l’institution des enfants ». ll est donc par nature « coupé de la vie », le cours est l’« office de l’enseignant » selon Bourdieu dans La Reproduction. Mais aujourd’hui, sans devenir un animateur, le professeur dirige plus des classes qu’il ne fait des cours, comme le remarquait déjà Charles Péguy dans Notre jeunesse. Il ne peut plus être prisonnier de sa chaise, de sa chaire. Le pouvoir jalonne l’espace de ses marques. En politique, la métaphore du corps politique est souvent présente, l’espace politique est toujours qualifié, les lieux de mémoire rappellent le passé, l’univers est investi de volontés subjectives comme le montre Raoul Girardet dans Mythes et mythologies politiques. Les amis, les alliés « traditionnels », les ennemis, intérieurs comme extérieurs, les comploteurs, les boucs émissaires, le peuple, les places publiques et les barricades, ou des monuments emblématiques comme la Bastille, dont l’historien républicain romantique retrace la prise comme une épopée – mais aussi la ville, lieu d’ambition ou de corruption, la campagne, lieu de vertu pour Rousseau, ou d’archaïsme –, l’étranger, le « barbare », le « bon sauvage », sont des représentations communes. On commémore tel événement, on diabolise tel lieu mal famé. Des ethnies ou des groupes sociaux sont diversement représentés. Avant le baptême de Clovis, les Francs auraient été des barbares vivant dans des marécages et adorant des idoles de pierre et de bois. Un autre exemple est celui du Paris « moderne » au XIXe siècle, où l’on veut disperser les marginaux, les errants, les prostituées. Il s’agit, selon l’expression d’Alain Corbin, de « décrotter les misérables ». On veut purifier, « désempuantir » l’espace public. En effet, selon Corbin, les odeurs sont connotées selon l’espace géographique et social (Le Miasme et la Jonquille). Les milieux sociaux sont mythifiés : romantiques, Hugo et Michelet valorisent le « bon peuple » ; Céline parle de la zone dans les années 1930, et au XIXe siècle, le paysan chez Barrès et Georges Sand acquiert les vertus idéalisées du « bon sauvage ». À l’âge contemporain, les médias de masse, cinéma, BD (L’Affaire Tournesol) ont constitué toute une mythologie des dictateurs : cheveux ras, monocle, réclusion dans des lieux clos et souterrains, hantés par des forces chtoniennes, armes spéciales dirigées vers le « monde libre », en antithèse à ce qui serait pur et céleste. Avec les symboles, comme les drapeaux et les titres, le territoire est souvent aussi mythique que réel, il désigne la patrie,

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la terre des pères ; quant à la nation, construction juridique – l’État nation ayant lui-même succédé à la féodalité –, elle est issue de la Révolution et s’associe à un territoire hexagonal, valorisé par exemple par la géographie républicaine de Vidal de La Blache. L’attention des élèves de l’école républicaine est portée vers les trois départements d’AlsaceMoselle perdus en 1871. Vidal de La Blache insistait sur les déterminismes naturels mais croyait, comme Jules Michelet et Ernest Renan, à la liberté et à la volonté dans le choix de leurs frontières par les peuples. Les historiens Malet et Isaac, Lavisse ainsi que l’auteur du Tour de France par deux enfants furent aussi inspirés par ce point de vue. La nation est alors plus forte que la race ; on considère le droit du sol autant que celui du sang. La géopolitique est aujourd’hui à la mode, depuis la fin de la Guerre froide. Loin d’être des espaces vides, au-delà des seules ressources à exploiter, les fleuves, les océans, les littoraux, les détroits, les déserts – souvent lieux d’exil ou d’utopie dans les mythologies – sont liés à des rivalités, peuvent représenter des enjeux de circulation, d’influence ou de coopération. La conquête territoriale, le tracé des routes, les voies romaines, la logistique, les stratégies militaires, la colonisation sont de l’ordre géopolitique. L’amiral Mahan a défini ainsi la mer comme clé de la suprématie britannique, dite thalassocratique. Haushofer fut un théoricien du pangermanisme, de l’espace allemand continental. Huntington a mis l’accent sur les nouveaux conflits identitaires et culturels qui ont remplacé l’affrontement Est-Ouest. Une réflexion sur l’histoire du monde et de ses représentations est apparue, avec L’Avènement du monde de Michel Lussault. Sur ce sujet, la frontière, naturelle ou artificielle, est une limite qui ferme et qui divise, parfois à l’aide d’un mur. Elle peut aussi ouvrir ou séparer, au sens européen ou américain. En effet, la frontière, au sens traditionnel européen entre deux États, est secondaire dans l’idéologie américaine, où la frontière séparait les terres colonisées des terres inconnues ; là où l’on comptait installer le « modèle » américain pour l’avenir. Au-delà, il y aura donc un vide à remplir. La frontière serait la limite entre la civilisation occidentale – marché, libéralisme – et le reste, les cultures aux sens identitaires : les Européens, la « vieille Europe », les native Americans, ou les Arabes, méconnus ou diabolisés, dans une optique manichéenne. Les Indiens seraient refoulés, les Européens mis sous influence, le Moyen-Orient géopolitiquement contrôlé, les communications mondiales surveillées. Dans l’épopée mythique de la conquête de l’Ouest, le héros n’est pas un héritier, mais un self-made-man. Dans la conquête de l’Ouest, lorsque le pionnier s’avance vers la terre indienne, le puritanisme américain masque la réalité brutale en la justifiant moralement :

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on diabolise alors celui contre qui on s’arme, bafouant le droit du premier occupant pour y substituer le droit du plus fort (France Farago, Les Frontières) ; la doctrine de Monroe considère le continent américain comme la chasse gardée des États-Unis et la « nouvelle frontière » de Kennedy impliquait l’extension d’un modèle progressiste.

Espaces et conflits Occuper physiquement un vaste espace peut être coûteux, voire fatal, comme le montrent les exemples de Rome étudié par Montesquieu, et des grands empires (Paul Kennedy, Chute et déclin des empires). La colonisation française, dont Céline a montré la vanité, a voulu contrôler des territoires entiers, alors que les Anglais n’ont tenu que des points précis : passages, ports, détroits… À une occupation pesante de l’espace, il faut préférer l’exercice d’une influence, de la « séduction » moins coûteuse et plus payante, ou bien de la subversion, qui économise les moyens, en vue du plus grand effet. Du point de vue militaire, avec la stratégie et la tactique, il faut tenir des points clés de l’espace, comme les hauteurs, ou l’on tend des embuscades, comme dans la Chanson de Roland. La guerre est idéalisée, par exemple dans le récit de la bataille de Rocroi par Bossuet dans l’Oraison funèbre du prince de Condé ou par Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV (1751), lorsqu’est évoqué le passage du Rhin par le monarque : alors l’espace est occupé ou franchi sans difficulté. La « guerre en dentelles », où des lignes de combattants se font face et qui fait des milliers de morts, est moins meurtrière que les guerres contemporaines, mais est dénoncée par Voltaire dans Candide (chapitre III) et portée au cinéma par Stanley Kubrick dans Barry Lyndon. Lui succède la guerre de mouvement, avec Bonaparte, où la mobilité l’emporte sur les effectifs, Bonaparte venant à bout des lourdes armées autrichiennes, prussiennes, russes et anglaises, en attaquant au bon moment le point faible de l’adversaire. Le roman de Balzac, Le Médecin de campagne, entretient la légende bonapartiste en soulignant les qualités militaires exceptionnelles de l’empereur. La vitesse, la dromocratie, est la clé du succès dans les mobilisations modernes étudiées par Paul Virilio dans Vitesse et politique, analyste des liens de l’espace au temps dans l’histoire contemporaine. La vitesse raccourcit et relativise les distances. Il faut ajouter la ruse, comme le préconise le chinois Sun Tse, dans L’Art de la guerre. Il faut surgir là ou on ne vous attend pas, de manière sélective, comme dans les happenings de notre époque, avant toute réaction, toute contre-attaque de l’ennemi. En revanche, bien des guerres,

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comme celle de 14, qui a voulu tirer les leçons de l’échec de 1870, ont fait le choix de l’offensive à tout prix, de l’occupation de l’espace. Charles Péguy, mort au front en septembre 1914, admirait les charges héroïques. Les manuels militaires de 1914 affirmaient que l’on peut gagner cinquante mètres avant d’essuyer le feu de l’ennemi. Cela ne saurait occulter les graves défaillances françaises : manque d’organisation, de coordination, de communication en 1870, artillerie et intendance insuffisante en 1914, pertes très lourdes dans l’infanterie… Les derniers mois de 1914 comptèrent des pertes très élevées. Déjà à Crécy, Poitiers et Azincourt, les « charges héroïques » s’étaient achevées par de sanglants désastres, même si la chevalerie française l’avait emporté à Bouvines en 1214. N’oublions pas également l’arrogance des notables et officiers d’état-major, remarquée par des esprits aussi divers que Céline en 1914, Rebatet en 1940, ou des pacifistes anarchistes. Les guerres modernes de masse, qui veulent détruire tout l’espace de l’adversaire, peuvent être distinguées des guerres traditionnelles qui ne concernent qu’un espace et qu’un temps réduits, et où la mythologie aristocratique ou romantique du guerrier s’impose. D’autre part, comme la guerre de mouvement tend à s’enliser en guerre de positions, le recours contemporain à la guérilla, à la subversion, s’impose, fondé sur l’esquive, l’embuscade, la dissimilation, l’infiltration. Il faut se fondre dans le paysage, insécuriser l’espace de l’ennemi pour le déstabiliser, tout en étant contraint à la mobilité perpétuelle. L’étalage de puissance dans l’espace ne serait que faiblesse. Le fantassin laisse alors la place à l’aventurier, au militant, au partisan, dont Lawrence d’Arabie constitue l’une des figures emblématiques, admirée par Malraux. Ainsi, en 1912, à la tête d’une petite troupe, il parvient à s’emparer d’Aqaba pris aux Ottomans et poursuit son rêve d’un vaste royaume arabe, qui ne vit jamais le jour, vu les partages occidentaux puis la naissance de nouveaux États, laïcs et autoritaires.

Espaces esthétiques La littérature et le texte sont des espaces, en témoigne le titre de l’essai de Blanchot : L’Espace littéraire. L’exploration, les expériences poétiques en sont un exemple, ainsi La nuit remue d’Henri Michaux ou la prose poétique de Saint-John Perse. L’art n’est pas qu’une transposition divertissante du monde. Il entend d’abord reproduire le réel, en s’efforçant de le parcourir : telles sont les ambitions du roman réaliste, affichées par Balzac dans l’avant-propos de la Comédie humaine (1842) et par Zola dans Le Roman

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expérimental. Comme la science, fondement de l’idéologie dominante au XIXe siècle, le roman veut explorer l’espace dans ses divers aspects : la ville, la province, la hiérarchie sociale, les activités, l’histoire, les espaces naturels, maritimes, exotiques ou coloniaux, comme le font Jules Verne et Jack London. Les couvertures des romans de Jules Verne étaient ornées de toutes les gravures de l’aventure : navires, aéronefs, animaux exotiques et marins, créatures étranges, engins d’anticipation. Verne manifeste son intérêt pour de vastes domaines : géographie, zoologie, espace, tout un imaginaire coloré et passionné. Verne exprima les grandes tendances idéologiques de son temps : foi en la science et en la technique, saint-simonisme avec la volonté de transformer le monde, individualisme romantique et libertaire… Avec Hugo et Michelet, le roman s’empare de sujets historiques et l’histoire devient roman, épique et lyrique. Plus prosaïquement, Balzac décrit par le menu les intérieurs bourgeois, la pension Vauquer dans Le Père Goriot, l’intérieur des Grandet à Saumur, et Flaubert l’intérieur de la ferme des Bertaux dans Madame Bovary. Tous les détails y font sens et contribuent, surtout chez Balzac, à rendre l’esprit des lieux, l’âme d’une pièce, le caractère des personnages en symbiose avec leur milieu. La description, comme la collection, est appropriation du réel et les détails ne sont pas neutres. Tout comme l’ambition des personnages, cet inventaire de l’espace est un caractère à la fois du roman comme de l’âge bourgeois, comme le remarque Marthe Robert dans Roman des origines et origine du roman. Le détail, la miniature, comme les figurines peintes de la maison de Balzac rue Raynouard à Paris, recréant tout le paysage social de son temps, parviennent à suggérer tout un monde. Si l’on est un géant, on peut contempler, à ses pieds, un monde en miniature. Toutefois, la fonction de l’art n’est pas de copier l’espace, mais d’en exprimer une vérité, de le rendre significatif, par la stylisation, par la métamorphose du réel, par le recours aux mythes. L’art nous détourne de l’espace concret pour mieux y revenir. Par exemple, Zola n’est pas le peintre neutre et objectif du nouveau monde industriel dont il est le contemporain, il recourt aux êtres et aux espaces mythiques, rendant ainsi sa création romanesque plus saisissante. Les grands magasins deviennent des temples du commerce à la mode (Au bonheur des Dames), la mine est analogue au Minotaure (Germinal), la Beauce est analogue à la mer (La Terre) la Bourse (L’Argent) et les pavés brûlants de Paris (La Curée) sont des lieux d’énergie et de fusion comme chez Balzac, l’hôpital militaire est le lieu de la mort horrible (La Débâcle), l’alambic de L’Assommoir devient un être organique qui distille sa « sueur d’alcool ».

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Peinture, perspective, théâtre L’histoire de l’art est une histoire du regard porté sur l’espace. C’est vrai, puisque je l’ai vu, dis-je, mais qu’ai-je vu, et comment l’ai-je vu ? L’art médiéval figurait l’espace par des symboles religieux, la Renaissance introduit ensuite une représentation perspectiviste avec le sculpteur Alberti et l’architecte Brunelleschi, chargé de la construction de Florence en 1420. Il construit des bâtiments urbains en les pensant dans un ensemble architectural, tout comme Rabelais vise à l’harmonie de l’ensemble de l’abbaye de Thélème (Gargantua, chapitre LVI). De même, à l’âge classique, au XVIIe siècle, le jardin à la française a recours à des illusions d’optique. À Compiègne, la pelouse en pente, vaste horizon ouvert, offre le point de fuite à l’horizon, et les côtés offrent de nouvelles scènes. Cela se distingue du jardin à l’anglaise au XVIIIe siècle, plutôt fermé, comme le jardin de Julie dans La Nouvelle Héloïse (IV, 11) de Rousseau, espace paradisiaque où le jardinier laisse la nature libre de s’exprimer Dans ces lieux, on complète même le décor par des fausses ruines, des bergeries, des « fabriques », du bois mort… Les paysagistes anglais XVIIIe siècle prennent pour modèle les peintres du temps. Plus particulièrement, en peinture, je vise le point de fuite quand je regarde au plus loin. L’éloignement fait varier la taille des objets et des personnages. Le tableau devient alors une fenêtre ouverte sur le monde. Cela favorise l’expression du moi, l’objectivation de l’extériorité, invite à la découverte du monde, au-delà de ce que nous voyons immédiatement, au-delà même de l’horizon. Nous passons du « monde clos » à l’« univers infini », selon l’expression d’Alexandre Koyré. Cette perspective inquiète, angoisse l’homme comme le montre, mais elle confirme l’homme dans son pouvoir face à l’univers. La peinture hollandaise de la Renaissance représente le triomphe de l’homme. Chaque espace est envahi par une surabondance humaine, de marchands, de paysans… Les natures mortes évoquent toujours un usage domestique. L’eau des canaux participe à un commerce permanent. Les paysans vaquent à leurs occupations, de multiples petits personnages peuplent les fêtes villageoises et les faces épanouies des bourgeois des ligues de marchands regardent calmement le spectateur du tableau. Quant au tableau Les Ménines de Vélazquez, il multiplie le jeu des regards. Les détails dans l’espace pictural sont souvent significatifs et donnent un sens à l’ensemble. Le théâtre est un espace spécifique qui figure les situations, les sentiments et les passions de l’humanité dont il constitue le miroir en choisissant et en densifiant des effets drama-

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tiques ; face au théâtre et par la mimesis, nous regardons notre propre humanité. Ce lieu de représentation est fermé, tout y est fiction mais pris pour vrai, par convention. Le théâtre peut être un espace naturel en demi-cercle, ou bien une enceinte dressée en ville. C’est donc un espace spécifique comme le montre l’architecture du théâtre élisabéthain au tournant des XVIe et XVIIe siècles, dans des cours d’auberge aménagées. Sans rideau ni décors, la scène est demi-circulaire. Le théâtre à l’italienne est fermé, comporte des balcons, la salle est séparée de la scène ; les coulisses, les décors et la machinerie font leur apparition. Le théâtre classique français sépare aussi la salle et la scène, et Boileau, dans L’Art poétique (1674), au chant III, conseille de ne pas multiplier les décors et les lieux : « Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli/Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » Le théâtre classique français est plus celui du texte et du discours, dans une dimension psychologique et métaphysique dans la tragédie, que de la représentation visuelle. C’est la distance du public, de la salle à la scène – elle-même séparée en « côté cour » et « côté jardin » – qui est importante et qui contribue à l’impact de la représentation, elle intensifie ce qui va se donner à voir, souligné par les éclairages, rompt avec le monde de l’habitude, de la familiarité quotidienne. Les décors, par l’illusion, approfondissent l’espace. L’art baroque, qui prend lui-même le monde pour un vaste théâtre, est sensible à la profondeur des apparences, utilise volontiers le trompe-l’œil. L’Illusion comique (1636) de Corneille offre ainsi une mise en abyme exemplaire. Pridamant, père de Clindor, cherche son fils depuis dix ans. Clindor vit en fait une vie d’aventures, de la prison à l’engagement dans une troupe de théâtre, ce qui permet à Corneille de faire l’éloge de cet art. On doute alors de la frontière entre la réalité et la fiction. Le théâtre est un moment et un lieu privilégié, même si tout est artificiel. On le mesure bien en visitant des coulisses, par exemple celles de l’Opéra de Paris, ou en regardant la salle depuis la scène, qui prend alors une allure de dépôt ou de garage. Mais, le plus souvent, le théâtre implique une participation populaire. Héritier des fêtes de Dionysos, le théâtre antique – certes fondé sur la communication avec les dieux –, fait intervenir devant le proskenia, la scène proprement dite, le chœur sur l’orchestra, groupe qui accompagne l’action. Le public, qui attribue des prix, participe bruyamment, hurle, applaudit ou siffle. Plus tard, les mystères médiévaux rassemblent dans le même lieu, une même aire de jeu, le public et le spectacle. Plusieurs lieux évoquant le paradis ou l’enfer, ou des tableaux de la Passion, composent la scène ; ces lieux sont mobiles comme des chars de carnaval. Le spectacle a donc lieu sur la place publique comme dans les rues. Le théâtre de rue est lui-même vivant au XVIIe siècle, restauré aujourd’hui par le mois

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Molière à Versailles. Influencé par la commedia dell’arte, Molière avait commencé en province sur des tréteaux. Ce fut Rousseau qui défendit le plus énergiquement la participation populaire dans sa critique du théâtre traditionnel, dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. Le spectacle et la séparation de la salle et de la scène désocialisent, ce qui est sur la scène est distant, le public est mondain et frivole, passif, dans l’ombre et individualiste. Société d’« élite », soupers priés, ton affecté, usages convenus, conversations hypocrites : le public du théâtre concentre tout le vice social. De plus, tout est faux sur la scène puisque tout n’y apparaît que dans les bons mots, les « beaux dialogues », le bel esprit… Il faut donc restaurer les anciennes fêtes populaires où peuple serait acteur et spectateur, dans la transparence essentielle des regards : chacun voit et est vu de même. On perçoit ici la parenté du théâtre à la fête populaire et à la démocratie politique. Le théâtre romantique lui-même, répudiant le classicisme jugé académique, donna la priorité a la vie, à la couleur locale, à l’histoire et, au XIXe siècle les théâtres de boulevard étaient le lieu de l’agitation populaire, où le public houspillait les acteurs, jusqu’à la création de théâtres bourgeois de centre-ville. C’est le XXe siècle qui va réactiver les tentatives de faire sauter la barrière entre les acteurs et le public. Dans Le Théâtre et son double, dès 1938, Antonin Artaud défend la dimension spectaculaire du théâtre, l’usage de tout l’espace : « Le théâtre s’étendra par suppression de la scène ; parti du sol, il maintiendra le spectateur dans un bain constant de lumière, d’images, de mouvements et de bruits. De même qu’il n’y aura pas de place inoccupée dans l’espace, il n’y aura pas de répit dans l’esprit du spectateur. Entre la vie et le théâtre, on ne trouvera plus de coupure nette. »

Médias et post-modernité Dans L’État séducteur, Régis Debray, spécialiste de médiologie, avait distingué la logosphère, l’âge des prophètes bibliques, et des orateurs antiques, qui s’expriment sur la place publique, la graphosphère, l’âge des clercs et des humanistes, qui règne dans les universités et les bibliothèques, et enfin, la vidéosphère, l’âge de la télévision et d’Internet. Ces lieux et ces techniques ne sont pas neutres et façonnent un type de société. Mac Luhan écrivait que le message, c’est-à-dire le contenu, c’est le média, c’est-à-dire le canal. Référence dite incontournable de la post-modernité, Internet donne accès à des sites non situés et contribue à former un espace mondial, un « village planétaire » sans les repères immédiats de la société traditionnelle. À la différence du cinéma – initialement perçu comme

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un art forain menaçant le théâtre – qui projette des images sur l’écran, et à la différence de la télévision qui offrait un moment collectif, l’écran informatique est éclairé de l’intérieur. Les pages informatiques nous échappent, nous ne les possédons pas comme un livre, nous sommes fermés à notre entourage, dans notre « bulle », et nous prenons le virtuel pour réel, comme le montre Jean Baudrillard. Cela a pour corrélat un affaiblissement considérable du lien social, une indifférence à l’espace public. Mails et répondeurs qui ne répondent pas, sens giratoires où l’on ne se croise jamais, indifférence aux autres, multiples préventions et précautions, tels sont les dispositifs de la post-modernité. Certes, Internet manifeste une ouverture démocratique à l’universel, les réseaux sociaux peuvent ébranler, par des rassemblements immédiats, des régimes autoritaires, sans lendemains garantis toutefois. WikiLeaks peut diffuser des documents officiels et la frontière entre le public et le privé peut s’effondrer sous le poids d’une juste exigence de transparence. Mais les pouvoirs, particulièrement en Europe du Sud, sont traditionnellement opaques, pris dans des conflits d’intérêts. Le pouvoir des citoyens reste faible, face aux oligarchies en place, financières, médiatiques, aux structures administratives, à l’« ascenseur social en panne », aux espaces réservés des experts. Alain Finkielkraut défend la culture humaniste face au tout numérique, et dans L’Utopie planétaire (2000), Armand Mattelart, reprenant L’Histoire de l’utopie de Jean Servier, montre que l’informatique n’est pas neutre. Elle est l’expression d’une idéologie mondialiste, tout comme le saint-simonisme voulait, au XIXe siècle, unifier les civilisations grâce au chemin de fer. Loin d’être de simples inventeurs sortis de leurs « garages », les pères fondateurs de l’informatique ont servi le projet messianique d’un monde pacifié, sans conflit, hygiéniste, où toutes les relations, et le monde réel seraient à distance. Comme l’écrit Paul Virilio dans Cybermonde. La politique du pire, « quand on inaugure le TGV, on perd le paysage […]. Si nous préférons le lointain au détriment du prochain, nous détruirions la cité […]. La tendance est à la désintégration de la communauté des présents au profit des absents abonnés à Internet ou au multimédia ». Le monde est alors perdu comme distance et comme histoire. Selon Baudrillard, l’écran et le virtuel escamotent le réel social et historique, la mémoire, la distance critique, le sens politique.

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Sujets de dissertations • Qu’est-ce que l’espace ? • Ai-je l’espace ? • Ou suis-je ? • Sais-je où je suis ? • Mon corps est-il indépendant de l’espace ? • Le monde est-il en moi ? • Microcosme, macrocosme • L’homme est-il chez lui dans l’univers ? • L’homme est-il en dehors de lui-même ? • Qu’apprenons-nous de l’espace ? • Que connaissons-nous de l’espace ? • Comment se représenter l’espace ? • L’espace est-il un objet de connaissance possible ? • Peut-on connaître l’espace ? • Peut-on mesurer l’espace ? • Penser l’espace • Puis-je mathématiser l’espace ? • L’espace est-il un concept ou une donnée immédiate ? • Peut-on dire que seul ce qui s’étend existe ? • L’espace est-il donné ou construit ? • L’espace est-il neutre ? • Notre lien à l’espace est-il totalement déterminé par la culture ? • L’espace, marque de ma subjectivité ? • Habitons-nous le même espace ? • L’espace, horizon de mes expériences ? • L’espace est-il une réalité absolue ? • L’espace est-il ordonné ? • Y a-t-il des places définies dans l’espace ? • L’espace est-il un système ? • L’harmonie règne-t-elle dans l’espace ? • L’espace est-il mesurable ?

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• L’espace, mesure ou démesure ? • L’espace est-il fini ou infini ? • Quelles sont les limites d’un espace ? • L’espace n’est-il que celui de la raison ? • Existe-t-il une unité de l’espace ? • Y a-t-il un ou plusieurs espaces ? • L’espace est-il divisible ? • L’espace est-il un tout ? • L’espace dépend-il de ce qu’il contient ? • L’espace peut-il se définir par son aptitude à contenir des corps ? • L’espace se différencie-t-il de ce qui l’occupe ? • L’espace n’est-il qu’une distance géométrique ? • L’espace est-il continu ou discontinu ? • L’espace n’est-il qu’une structure de relations ? • Que gagnons-nous à mesurer l’espace ? • Quelle est la réalité de l’espace ? • L’espace est-il objectif, ou bien n’est-ce qu’une représentation ? • L’espace est-il en nous, ou bien hors de nous ? • L’espace est-il une simple forme de mes représentations ? • Puis-je spatialiser le temps ? • Comment voyons-nous l’espace ? • Comment l’espace se dévoile-t-il ? • L’espace, cadre nécessaire de la perception ? • L’espace est-il extérieur à ma conscience ? • Puis-je faire abstraction de l’espace ? • Suis-je prisonnier de l’espace ? • L’espace fonde-t-il ma liberté ? • L’espace m’intéresse-t-il ? • L’espace est-il la marque de ma puissance, le temps de mon impuissance ? • Sommes-nous dans le temps comme nous sommes dans l’espace ? • Abolir les distances, est-ce une illusion ? • L’espace a-t-il une dimension humaine ? • L’espace est-il la condition du Progrès ?

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• La science de l’espace a-t-elle une histoire ? • L’espace permet-il la liberté ? • L’espace est-il utile ? • L’espace, attribut divin ? • Le sacré s’inscrit-il dans l’espace ? • Comment le pouvoir marque-t-il l’espace ?

Sujets de colles • Espace, nature et culture • L’espace des hommes • L’homme et l’espace • L’homme dans l’univers • Le monde et l’univers • Que signifie l’espace naturel ? • Ici et maintenant, ailleurs et autrefois • L’amour du lointain, du prochain • L’universalisme • Le global, le local • Agir localement, penser globalement • Les lieux aimés • Qu’est-ce qu’un paysage d’âme ? • L’Ailleurs • Le fini et l’infini • L’espace est-il vivant ? • L’espace vital • La continuité de l’espace vivant • L’immédiat de l’espace • L’espace vécu • La conquête de l’espace • Sortir de l’espace • Espace, mouvement et vitesse • Liberté et espace

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• Explorer l’espace • Parcourir l’espace • Le seuil et la limite • La limite et l’illimité • Le continu et le discontinu • Le divisible et l’indivisible • L’infiniment grand et l’infiniment petit • Mesure et démesure • Rien de trop ! • Aménager l’espace • Habiter • Comment habiter l’espace ? • Voir l’espace • Vivre l’espace • Imaginer l’espace • L’imaginaire ouvre-t-il de nouveaux espaces ? • L’espace n’est-il que géométrie ? • La littérature des grands espaces • À l’autre bout du monde • Pourquoi parcourir l’espace ? • Le fantastique et le merveilleux • La poétique de l’espace • La poésie cosmique • Mystères et secrets de l’espace • L’espace nous effraie-t-il ? • À quoi servent les utopies ? • L’expérience de l’espace • L’espace mental • Le champ des idées • L’espace intérieur • Sentir l’espace • Proximité, promiscuité, ubiquité • Intimité et intériorité

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• Chez nous, entre nous • Où faut-il être ? • Les lieux de mémoire • Les racines et l’identité • Lieu, territoire, patrie • Quel est l’espace de la nation ? • La mondialisation • L’étranger • L’espace national • L’espace juridique • Les lieux saints • Les lieux sacrés, les lieux saints • Les lieux mythiques, symboliques • L’espace métaphorique • La terre, la mer, le ciel • Les hauteurs • La terre et les morts, la mer et les vivants • À vol d’oiseau • La montagne et la forêt • L’espace psychologique • Le voyage et le passage • La poésie du voyage • À quoi bon voyager ? • Philosopher en marchant • L’éloge de la marche • Voyager dans sa chambre • Pas de voyageur sans bagage • L’espace exotique • L’exil et le déracinement • Le « hors-sol » • L’espace mondial • Le monde est mon village • Les frontières abolies

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• Le tour du monde • Le tour de la France • L’éloignement • L’exil • La fuite • L’aller et le retour • Le départ • Rien ne sert de courir… • La route, les chemins de traverse • Pourquoi faire un détour ? • Le sens unique • Une frontière ne fait-elle que séparer ? • Intra muros, hors les murs • Quel est l’intérêt de la géopolitique ? • Guerre, stratégie et tactique • Offensive et défensive • Le terrain • L’avant-garde • Orient, Occident • Nord et Sud • Le grand Nord • Adieu vieille Europe, que le diable t’emporte ! • N’importe où hors du monde ! • L’intervalle, la limite • La distance, la proximité • Le proche et le lointain • Le « juste milieu » est-il juste ? • La droite et la gauche • Le haut et le bas • L’immensité, la profondeur, la hauteur • Le dedans et le dehors • L’espace : géométrie et volumes • L’espace : formes et couleurs

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• Le contenu et le contenant • Le plein et le vide • Avoir le vertige • Le dessus et le dessous • Sens dessus dessous • Chaque chose à sa place • Le centre et la périphérie • L’avant et l’arrière • L’avant-garde • L’intérieur et l’extérieur • Ouvert, fermé • La porte • Le huis clos • L’hospitalité • Agoraphobie et claustrophobie • L’espace libre • La ville et la rue • La place publique • La poésie de la ville • La maison et ses rêves • La cave et le grenier • Chambre à louer • Le nid et la coquille • Le tiroir et le coffre • Que nous montre le jardin ? • L’espace urbain, enjeu de pouvoir ? • L’urbanisme est-il politique ? • L’architecture est-elle neutre ? • L’espace public, la république • Espace privé, espace public • À la face du monde • Le visible et l’invisible • La privatisation de l’espace

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• Espace ouvert, espace fermé • Claustrophobie, agoraphobie • L’espace réservé • La « bulle » • Quel est l’intérêt d’une boîte ? • L’espace surveillé • Le « carré VIP » • L’espace domestique • La distance sociale • Garder ses distances • Le rang social • La chaumière et le palais • Le château • Les biens, les liens, les places • Qu’est-ce qu’un espace de pouvoir ? • Quel est l’espace du pouvoir politique ? • Lieux et cercles d’influences • L’espace mafieux • Comment le pouvoir marque-t-il l’espace ? • Mon corps dans l’espace • Comment l’enfant perçoit-il l’espace ? • L’espace théâtral • Apparence, illusion, espace • La scène et la salle • Le décor • L’espace pictural • Pourquoi le détail en peinture ? • Qu’est-ce qu’un paysage ? • Peut-on parler d’un espace du texte littéraire ? • Que révèle la description ? • La perspective • Qu’y a-t-il derrière le miroir ? • Les médias forment-ils un espace ?

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• L’espace du virtuel • L’espace juridique et judiciaire • Le hors-la-loi • L’espace carcéral • Où loger les morts ? • La clôture monastique • Le monde hors du monde • Mon royaume n’est pas de ce monde • Dieu est-il partout ?

Lexique de l’espace Agora, aménagement, bâtiment, corps, cosmos et chaos, univers et monde, telos et topos, chora, dimension, distance, étendue, fini et infini habitat, lieu, mesure mouvement, Occident et Orient, perspective, ubiquité, vide, vitesse.

Quelques citations Il arrivera que nulle part ne pourra se dresser de bornes, et que sans cesse de nouvelles échappées prolongeront à l’infini les possibilités de s’enfuir. Il faut reconnaître que l’univers s’étend, affranchi de toute limite. Lucrèce Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. Du Bellay, « Regrets » À la base de la représentation de l’espace du Quattrocento, il y a la conception de l’homme, acteur efficace de la scène du monde. Pierre Francastel, Peinture et société (1977) Je t’ai placé au centre de l’univers, afin que tu regardes avec d’autant plus d’aisance à l’entour de toi tout ce qui est au monde. Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme (1490)

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De mode que les Intelligences célestes, les Dieux tant marins que terrestres en ont tous été effrayés, voyant par l’usage de ce benit Pantagruélion les peuples Arctiques franchir la mer Atlantique, passer les deux Tropiques, volter sous la zone torride, avoir l’un et l’autre Pôle en vue. Rabelais, Le Tiers Livre, chapitre LI (1546) Le bâtiment, fait en figure hexagonale […] celui-ci était cent fois plus magnifique que Bonnivet, Chambord ou Chantilly, car il comptait neuf mille trois cent trente-deux chambres. Rabelais, Gargantua, chapitre LVI (1532) Un monde sans dettes ! Ô quelle harmonie sera parmi les réguliers mouvements des cieux ! Quelle sympathie entre les éléments ! Comment nature se délectera en ses œuvres et productions ! Rabelais, Le Tiers Livre, chapitre III (1546)

h p o s lo Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, se dire maîtresse et emperière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander. Montaigne, Essais, II, 12 (1588) Le silence de ces espaces infinis m’effraie. Pascal, Pensées, 206 (1669)

Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part […]. Qu’est-ce qu’un homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Pascal, Pensées, 72 (1669) La machine du monde aura pour ainsi dire son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu est sa circonférence et son centre, lui qui est partout et nulle part. Nicolas de Cues

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Il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Nous sommes aussi des Mondes de certaines gens encore plus petits comme des chancres, des poux, des vers. Peut-être que notre chair, notre sang et nos esprits ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux, nous prêtant mouvement par le leur, et produisant tout ensemble cette action que nous appelons la vie. Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la lune (1657) Sur cela je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemblerait à celui de l’Opéra […]. On veut que l’Univers soit en grand que ce qu’une montre est en petit, et que tout s’y conduise par des mouvements réglés […]. Je ne veux plus jurer qu’il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre. Fontenelle, Entretien sur la pluralité des mondes (1686) En attendant, on leur fit voir la vile, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes. Voltaire, Candide (1759) Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Rousseau, Discours sur les fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755) J’aime à marcher à mon aise et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Rousseau, Confessions, livre IV (1765) Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie… Je marchais à grands pas, le visage enflammé, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur. Chateaubriand (1802)

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La géographie entière a changé […]. Si je compare deux globes terrestres, l’un du commencement, l’autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus […]. Cette étoile qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils se font ombre et manquent d’espace pour leur multitude. Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, conclusion (1848) La terre n’est pas moins digne de notre attention que le Ciel. Étudions-la bien pour en connaître toutes les particularités, le haut et le bas, le proche et le lointain, le vaste et l’étroit. Sun Tse, L’Art de la guerre (IVe siècle avant J.-C.) Napoléon vous enveloppe ces généraux allemands, en vous les entourant de quinze cents Français, qu’il faisait foisonner à sa manière […], vous les jette à l’eau, les bat sur les montagnes, les mord dans l’air, les fouaille partout. Balzac, Le Médecin de campagne (1833)

h p o s lo Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Balzac, Le Père Goriot (1835)

Toute sa personne implique la pension, comme la pension implique sa personne […] cette première pièce pue le service, l’office, l’hospice. Balzac, Le Père Goriot (1835)

Mon idée est d’aller vivre de la vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent mille arpents aux États Unis, dans le sud […] en menant une vie que l’on ne conçoit pas ici, où l’on se tapit dans un terrier de plâtre. Balzac, Le Père Goriot (1835) Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. Ombre et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. Hugo, Les Misérables

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Il faut, pour une association de 1 500 à 1 600 personnes, un terrain contenant une forte lieue carrée. Fourier, Traité de l’unité universelle, III (1821) Le plan de la ville est essentiellement simple et régulier […]. Nettoyer, détruire les miasmes, telle est l’œuvre principale du gouvernement. L’eau coule partout à flot. Jules Verne, Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879) Je parie vingt mille livres contre qui voudra, que je ferai le tour de la terre en quatrevingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours Qui ne sait le charme des landes ? Il n’y a peut-être que les paysages maritimes, la mer et ses grèves, qui vous émeuvent davantage. Elles sont comme les lambeaux d’une poésie primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme ont déchirée. Notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussaille aussi bien du globe que de l’âme humaine. Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée (1854) Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d’une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux Baudelaire, « La vie antérieure », Les Fleurs du mal (1861) Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Baudelaire, « Le port », Petits poèmes en prose (1869)

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Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle […]. Les meubles ont des formes allongées, prostrées. Les meubles ont l’air de rêver […]. Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants. Baudelaire, « La chambre double », Petits poèmes en prose (1869) Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Baudelaire, « Les fenêtres », Petits poèmes en prose (1869) À sept ans, il faisait des romans, sur la vie Du grand désert, où luit la liberté ravie Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait De journaux illustrés où, rouge, il regardait Des Espagnoles rire et des Italiennes. Rimbaud, « Les poètes de sept ans », Poésies (1871)

h p o s lo Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la grande ourse. Rimbaud, « Ma bohème », Poésies (1871)

Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle De vigne folle avec les chaises de rotin Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle Verlaine, « Après trois ans », Poèmes saturniens (1866)

À quoi bon bouger, quand on peut si magnifiquement voyager dans une chaise ? Joris-Karl Huysmans, À Rebours 1884

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Un beau voyage est une œuvre d’art André Suarès, Vers Venise (1910) Il y a des lieux où souffle l’esprit Barrès, La Colline inspirée Notre vie est un voyage Dans l’hiver et dans la nuit Nous cherchons notre passage Dans le ciel où rien ne luit Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés, pétaradant […] enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas) […]. Je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout […], celle-là l’Américaine, elle, elle se tenait bien raide, pas baisante du tout. Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) Dans ma chambre toujours les mêmes tonnerres venaient fracasser l’écho par trombes, les foudres du métro d’abord […] des appels incohérents de la mécanique de tout en bas […]. La grande marmelade des hommes dans la ville. Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) La lumière du ciel à Rancy, c’est du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. […] Quand on arrive vers ces heures-là en haut du pont Caulaincourt, on aperçoit audelà du grand lac de nuit qui est sur le cimetière les premières lueurs de Rancy. Faut faire tout le tour pour y arriver. C’est si loin ! Alors on dirait qu’on fait le tour de la nuit même […]. Les chiens de la zone sont à leur poste d’aboi. Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

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Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol […]. Là-dedans, c’est nous […]. Baudelaire, « La chambre double », Petits poèmes en prose (1962) L’homme s’occupe à des petits tours pour faire passer les petits jours. Beckett Je hais les voyages et les explorateurs. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955) Ne faites que de la littérature et du cent kilomètres à l’heure. Paul Morand, Lettre à Roger Nimier L’univers sans mesure appartient dans la mesure où nous lui appartenons. Jean Giono, Le Poids du ciel

h p o s lo Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l’espace. Albert Camus, Noces (1940) La route, chemin en forêt qui semble ne mener nulle part. Julien Gracq, La Presqu’île

L’espace, forme de ma puissance, le temps, de mon impuissance. Jules Lagneau Une maison est une machine à habiter. Le Corbusier, La Charte d’Athènes (1935)

La grande ville dérobe l’homme à la méditation et à la réflexion qui furent autrefois siennes. Frank Llyod Wright, The Living City (1958)

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Je vivais seul, dans les bois, à un mille de tout voisinage, en une cabane que j’avais bâtie moi-même au bord de l’étang de Walden, à Concord, Massasuchets, et ne devant ma vie qu’au travail de mes mains. Henry Thoreau, Walden ou la vie dans les bois L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent, livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Bachelard Il vaut mieux savoir où l’on est sans savoir où l’on va, que de savoir où l’on va sans savoir où l’on est. Almanach du marin breton

Bibliographie : ouvrages de culture générale D. BOURDIN et alii, Cent fiches de culture générale. Histoire de la pensée, Bréal, 2010. Fr. FARAGO, Fr. FOREAUX, Dictionnaire de culture générale, Pearsons, 2010. J. BONNIOT, P. DUMONT, G. GUISLAIN, Éléments de culture générale, Ellipses, 1999. E. CAQUET, F. GROLLEAU, G. GUISLAIN, L’Intégrale de la culture générale, Ellipses, 2009. Fr. FARAGO, Le Christianisme, le judaïsme et la pensée occidentale, Armand Colin, 1999. G. GUISLAIN, Y. TERRADES, Exercices de contraction et de synthèse de textes, Ellipses, 2001. G. GUISLAIN, QCM commentés de culture générale, Studyrama, 2011. F. LAUPIES, Dictionnaire de culture générale, PUF, 2006.

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5. L’ESPACE COMME « FORME A PRIORI DE LA SENSIBILITÉ » SELON KANT

Jean-François Riaux Professeur de culture générale en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée Saint-Michel-de-Picpus (Paris)

Approche liminaire Qu’est-ce qui est immédiatement donné à l’homme, sinon, au sens le plus large, tout ce qui vient affecter son esprit ? Ce qui suppose une capacité de ressentir, nommée par Kant réceptivité des impressions, ou sensibilité. Ces impressions (je sens un parfum, je suis ébloui, je sens une résistance au contact de cet objet x, etc.) constituent une « matière », laquelle est ordonnée, c’est-à-dire est assujettie à quelque chose qui lui donne « forme » ; la matière (ce parfum, cette brillance, cette résistance…) est a posteriori, la forme (la durée de cette impression olfactive, de cet éclat de lumière, par exemple) est, selon Kant, a priori, c’est-à-dire fournie par l’esprit lui-même. En informant ce qui apparaît en lui par les sens, le sujet se représente quelque chose ; ce qui signifie que la matière fournie par les sens ne devient pour lui représentation que par la forme qu’il lui donne (la question de l’aperception transcendantale, c’est-à-dire celle du je pense ou de l’unité de la conscience qui accompagne toutes nos représentations) ne relève pas du cadre de cette étude. Le temps et l’espace sont nommés par Kant formes a priori de la sensibilité, grâce auxquelles le divers, matière fournie par les sens, trouve à s’ordonner : en bref, il n’y a pas d’appréhension possible de ce qui m’affecte (par exemple, ce parfum qui m’indispose, ou cette masse sombre à l’horizon) si temps et espace ne donnent point forme à ce qui me touche. Ce qu’il convient d’examiner. On pourrait s’opposer à Kant en reprenant, en des termes quelque peu différents, la question de Vaihinger1 : pourquoi la forme ne serait-elle pas donnée comme la matière par l’action de ce qu’il faut bien nommer la chose en soi sur les sens du sujet ? À cette question, Kant répondrait que la matière du phénomène est amorphe ou informe.

h p o s lo 1. R. Vergneaux, Le Vocabulaire de Kant, Aubier Montaigne, p. 98.

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Par sa nature même, cette matière brute est privée d’unité, de cohésion – apports de la Dissertation de 1770. Cette matière, c’est-à-dire les sensations, est-ce par quoi le monde m’envahit dans la confusion la plus totale. Si l’esprit n’opère pas la coordination ou mise en forme d’« un sensible aussi inconsistant2 » nulle représentation ne saurait s’ensuivre, « et comme ce en quoi les sensations peuvent seulement se coordonner et être ramenées à une certaine forme ne peut pas être encore sensation, il faut que [la] forme de [tout phénomène] se trouve a priori dans l’esprit3… ». Que la forme d’un phénomène soit a priori dans l’esprit, c’est ce qu’il faut démontrer. Cette démonstration, Kant l’entreprend dans le cadre de l’Esthétique transcendantale de son célèbre ouvrage, la Critique de la raison pure, précisément dans l’« Exposition métaphysique » des « concepts » d’espace et de temps – l’« Exposition transcendantale » de ces concepts consistant essentiellement à rendre raison de la certitude apodictique des mathématiques (géométrie, arithmétique) par rapport à leur apriorité4. Lorsqu’on considère les différentes expositions des concepts de temps et d’espace, il apparaît que contrairement à la Dissertation de 1770, le temps est examiné après l’espace : « Ces principes formels de l’univers phénoménal, absolument premiers, universels et qui sont comme des schémas et des conditions de ce qui est sensible désormais dans la connaissance humaine, sont deux : le temps et l’espace5 » ; « Il y a deux formes pures de l’intuition sensible, comme principe de la connaissance a priori, à savoir : l’espace et le temps6. ». Quelle est la raison d’un tel changement ? L’Esthétique transcendantale intégrée à une Théorie transcendantale des éléments (de la connaissance) débouche sur une Logique transcendantale qui l’enveloppe. Pour fonder un tel enveloppement, Kant doit disposer d’un moyen terme qui le rende possible. Ce moyen terme, « charnière entre l’Esthétique et l’Analytique7 », sera le temps. C’est pourquoi l’examen du temps est entrepris après celui de l’espace. Bien qu’entre 1770 et 1781 (et 1787)8, la manière d’ordonner le Vortrag, c’est-à-dire l’exposé des concepts d’espace et de temps, ait été modifiée, le contenu même de l’exposé change peu. En effet, les arguments que Kant avance pour prouver d’une part que 2. R. Daval, La Métaphysique de Kant, PUF, p. 29. 3. Critique de la raison pure, traduction Tremeseygue Pacaud, PUF, 1967, p. 54. C’est cette édition que nous citons. 4. Kant opérera cette distinction dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, en 1787. 5. Dissertation de 1770, Vrin p. 53. 6. Critique de la raison pure, p. 55. 7. R. Daval, op. cit. in n. 2, p. 28. 8. 1781, date de la 1re édition de la Critique de la raison pure, 1787, 2nde édition.

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l’espace et le temps sont a priori dans l’esprit, d’autre part qu’ils sont pourvoyeurs de représentations singulières ou intuitions, sont à peu près les mêmes que ceux de la Dissertation de 1770. Avant de nous livrer à l’étude de chacun de ces arguments, nous pouvons remarquer que Kant, dans l’Esthétique, ne les présente qu’après certains préalables qui posent problème. En effet, avant de démontrer l’apriorité et la singularité de l’espace et du temps, Kant formule des propositions qu’il avance pour vraies, mais qui peuvent prêter à critique : « Au moyen du sens externe (une des propriétés de notre esprit) nous nous représentons des objets comme hors de nous et placés tous ensemble dans l’espace […], tout ce qui appartient aux déterminations internes est représenté selon les relations du temps. Le temps ne peut pas être intuitionné extérieurement, pas plus que l’espace ne peut l’être comme quelque chose en nous9. ». En face de telles affirmations, on est en droit de s’interroger sur leur légitimité. La notion de « sens externe » n’est pas ici (comme dans tout le reste de la Critique de la raison pure) véritablement définie. Le sens externe n’est déterminé que d’un point de vue fonctionnel (autrement dit, en vue de ne point trahir les propriétés attachées à la représentation euclidienne de l’espace) : propriété de l’esprit (Gemüt) comme pouvoir de représentation en général, il est ce par quoi le sujet se représente les objets comme co-extraposés, c’est-à-dire comme existant ensemble hors de nous. Faut-il comprendre par là que l’espace est consubstantiel à des objets existant en soi ? Assurément non. Justifions cette réponse. Kant, à ce moment de l’Esthétique, est en quelque sorte partiellement prisonnier de la déclaration préliminaire qu’il vient de faire pour des raisons essentiellement méthodologiques : « Dans l’Esthétique transcendantale, nous isolerons tout d’abord la sensibilité en faisant abstraction de tout ce que l’entendement y pense par ses concepts, pour qu’il ne reste rien que l’intuition empirique10. » Ce qui signifie que Kant, pour mettre clairement en évidence la détermination de la matière des sens par les formes a priori de la sensibilité, isolera cette dernière de l’entendement et de ses formes. Autrement dit, dans l’Esthétique, Kant considère l’objet-donné pour lui-même, c’est-à-dire indépendamment de sa liaison à une forme conceptuelle pure (quand on lie un type de perception à une quantité, par exemple : j’ai entendu trois fois le son du cor). Bref, pour autant que l’on veuille comprendre l’objectivation de l’objet-donné par la forme conceptuelle pure – plus simplement, quand la pensée conceptuelle s’approprie le son du cor par

h p o s lo 9. Critique de la raison pure, p. 55. 10. Ibid., p. 55.

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trois fois entendu, la quantité n’est pas dans le donné sensible perçu, c’est une relation que j’établis –, on ne peut se dispenser de comprendre ce qu’il est au regard de ses propres conditions de possibilité : l’objet-donné étant isolé de sa catégorie, il ne saurait être question de l’examiner par rapport à la possibilité de l’objet-objectif, formulation qui désigne l’objet d’une représentation qui ne vaut que pour ce que l’entendement a pu déterminer lui-même en faisant jouer telle ou telle catégorie à l’endroit du donné sensible (par exemple, lorsque je dis qu’il est huit heures au clocher, le huit n’est pas dans le donné sensible, il procède d’une capacité à quantifier portant sur des coups de cloche qui, eux, ne se font entendre qu’au coup par coup) ; la démonstration selon laquelle les données d’une intuition sensible acceptent les formes a priori est une tâche qui sera entreprise dans l’Analytique des principes. Dans l’immédiat, il s’agit seulement de rendre compte de l’objet-donné par rapport au sujet percevant. Dans l’objet-donné, n’est véritablement donné que ce que le sujet ne peut anticiper, c’est-à-dire ce qui ne peut jamais être fourni a priori par l’esprit : nous voulons parler des sensations, matière de la connaissance sensible. Comme cause des sensations, c’est-à-dire comme cause de la matière de l’objet-donné ou représentation phénoménale, il faut bien admettre la chose en soi « autrement on arriverait à cette proposition absurde qu’un phénomène (Erscheinung) existerait sans que rien n’apparaisse11. » Bien qu’il faille admettre la chose en soi comme cause de la matière de l’objet-donné, on ne saurait, dans la perspective critique, considérer cette matière comme effet en moi de la chose en soi, me livrant le contenu même de la chose en soi. Du reste, Kant, pour lever toute équivoque, a répondu à ceux qui, comme Eberhard, identifiaient la matière du phénomène au contenu de la chose en soi que « les objets comme chose en soi fournissent la matière des intuitions empiriques mais ils ne sont pas cette matière12 ». En des termes plus spinozistes que kantiens, on pourrait dire que les sensations, parce qu’elles correspondent à des déterminations de l’esprit par ce qui lui est transcendant, sont des effets qui diffèrent en essence et en existence de leur cause ; par là, elles sont des effets qui, n’ayant rien de commun avec leur cause, constituent une matière immanente, c’est-à-dire une matière qui n’est que pour le sujet et en lui (pour illustrer simplement ces propos, il suffit de dire que lorsque je perçois de l’eau saumâtre, je n’ai pas de l’eau saumâtre dans ma conscience : Aristote soutiendrait à juste titre qu’il n’y a pas d’homoousia – identité 11. Ibid., p. 23. 12. Réponse à Eberhard, Paris, Vrin, 1959, p. 63.

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d’essence – entre l’eau perçue par moi et l’eau telle qu’elle est dans l’Être). De la sorte, bien que grâce à son sens externe, le sujet puisse, à partir de la matière fournie par ses sensations, se représenter un objet comme étant hors de lui, cet objet, en tant qu’il procède de la détermination de la matière immanente de ses sensations, n’est qu’un être de représentation pour lui et en lui – c’est-à-dire quelque chose qui n’est absolument rien en dehors de lui. Corrélativement, dans la mesure où ce qui pourrait nous conduire à reconnaître le caractère irréductible de l’espace, c’est-à-dire l’identification de cet objet, objet d’une représentation sensible, à l’objet tel qu’il pourrait être saisi en soi, ne pourrait être fondé, ne serions-nous pas conduits à affirmer dès maintenant que l’espace dans lequel cet objet nous apparaît n’est relatif qu’à nous-mêmes ? La définition du sens interne, comme celle du sens externe, n’est pas très claire : il est « une forme déterminée sous laquelle l’intuition de l’état interne [de l’esprit] devient possible, de sorte que tout ce qui appartient aux déterminations internes est représenté suivant les relations du temps13 ». Alors que le sens externe est cette propriété de l’esprit par laquelle ses objets de représentation sensible prennent place dans l’espace, le sens interne est cette propriété de l’esprit par laquelle toutes les déterminations de nousmêmes, c’est-à-dire les états intérieurs de notre esprit provoqués par tous nos objets de représentation se donnent à nous-mêmes avec la marque d’une temporalité. Ce qui paraît contestable, à ce moment du moins de notre analyse, « c’est l’exclusivité14 » que Kant accorde au temps ou sens interne. En effet, lorsque Kant s’attache à signifier cette exclusivité en disant par exemple que « le temps ne peut pas être intuitionné extérieurement », on a quelque peine à acquiescer. Ainsi, on peut difficilement soutenir que le déplacement d’un mobile par rapport à des points fixes, l’altération d’un organisme ou d’une chose inerte, l’écoulement d’un ruisseau ne contribuent pas en quelque sorte à donner à « voir » une sorte de temporalité. Bref, on peut difficilement soutenir que l’extériorité n’est aucunement porteuse du temps, du moins dans notre expérience commune des choses telles que nous croyons les éprouver. Quant à nos déterminations internes, elles semblent plus ou moins participer à la spatialité du corps lui-même. Ne dit-on pas qu’une vive émotion « serre la gorge » ? Mais laissons là ces considérations, elles sont moins critiques qu’empruntées à la doxa.

h p o s lo 13. Critique de la raison pure, p. 55. 14. R. Vergneaux, op. cit., p. 117.

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Venons en maintenant à la partie la plus importante de l’« Exposition métaphysique » des concepts d’espace et de temps, c’est-à-dire celle où il est prouvé premièrement que l’espace et le temps sont a priori, deuxièmement que l’espace et le temps ne sont pas des concepts. En raison du rigoureux parallélisme des argumentations, nous nous attacherons à suivre l’argumentation déployée par Kant à propos de l’espace. Notre étude s’en trouvera simplifiée.

L’apriorité de l’espace Pour montrer que l’espace « se trouve a priori dans l’esprit15 » comme réceptivité, Kant emploie trois arguments dont deux – le premier et le second – sont construits sur le même modèle : thèse, preuve du bien-fondé de la thèse, conclusion. On peut remarquer que le premier argument est, à quelques détails près, identique à celui que Kant présente dans les premières lignes du paragraphe 15 de la Dissertation de 1770. Examinons-le tel qu’il est formulé dans la Critique de la raison pure. Thèse : « L’espace n’est pas un concept empirique qui ait été tiré d’expériences externes. » Preuve : « En effet pour que certaines sensations puissent être rapportées à quelque chose d’extérieur à moi (c’est-à-dire à quelque chose situé dans un autre lieu de l’espace que celui dans lequel je me trouve) et de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en dehors et à côté les unes des autres […], il faut que la représentation de l’espace soit posée déjà comme un fondement. » Conclusion : « Par suite la représentation de l’espace ne peut pas être tirée de l’expérience des rapports des phénomènes extérieurs, mais l’expérience n’est elle-même possible avant tout qu’au moyen de cette représentation16. » Par cet argument, Kant veut montrer que l’espace ne peut pas être abstrait de la matière fournie par les sens dans la mesure où cette matière est quelque chose pour nous, c’està-dire donne lieu à une représentation pour le sujet, si et seulement si l’espace est présupposé en nous comme condition de cette représentation elle-même. Plus précisément, si, grâce à notre sens externe, nous nous représentons des objets comme étant hors de

15. Critique de la raison pure, p. 55. 16. Ibid., p. 56.

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nous et à côté les uns des autres – c’est-à-dire des objets empiriquement extérieurs et non des objets qui « exist[ent] comme chose en soi distincte de nous17 » –, c’est parce que ce par quoi nous nous représentons ces objets comme étant extraposés par rapport à nous et les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire l’espace, forme de notre sens externe, est déjà posé par l’esprit comme fondement de ces rapports sensibles. Avant d’examiner de plus près cet argument, on doit remarquer qu’il suppose que l’on accepte une certaine conception de la sensation, conception que l’on a exposée plus haut partiellement. S’il faut bien admettre la chose en soi comme cause de ce qui est senti ou perçu (ou, selon les termes de Kant lui-même, si l’on peut « regarder [nos] perceptions comme l’effet dont quelque chose d’extérieur est la cause la plus prochaine18 »), rien ne nous autorise à admettre que ce que nous percevons est la chose perçue telle qu’elle est en soi, ni, qui plus est, que l’espace et le temps sont des conditions de la chose en soi, thèse propre au réalisme transcendantal. Plus précisément, les sensations, comme effets pour et dans le sujet réceptif d’une réalité qui lui est extérieure, qui est ontologiquement indépendante de lui, doivent être considérées comme la matière d’un objet de représentation sensible qui n’est rien en dehors de lui. Les sensations ne se rapportent donc qu’au sujet lui-même. Du reste, Kant définit la sensation ainsi : « Une perception qui se rapporte uniquement au sujet comme une modification de son état est une sensation19. » Si les sensations sont ce qui me modifie, ce qui m’affecte, elles sont donc, d’une certaine manière, ce qui m’asservit. Si cet asservissement s’exerce sans que je puisse lui opposer quelque parade, mon affection sera telle qu’elle anéantira tout sentir en moi. Qu’une lumière trop vive m’envahisse et toute vision s’abolit. La parade du sujet humain, c’est son art de sentir, c’est-à-dire sa possibilité de mettre en forme la matière des sens qui l’envahit. Le premier argument avancé par Kant pour démontrer l’apriorité de l’espace suppose que l’on adhère à une telle conception. Dans la mesure où les sensations, expression de l’action de l’objet sur le sujet, ne sont des que modifications* de son état interne, elles ne constituent qu’une matière purement subjective qui, en tant que telle, n’a aucune détermination formelle. Or cette matière n’est quelque chose que si, précisément, elle comporte quelque détermination formelle ; ne pouvant

h p o s lo 17. Ibid., p. 302 et cf. n. 12. 18. Ibid., p.298. 19. Ibid., p.266.

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espérer la trouver en elle, il faut bien, s’il veut se donner carrière par rapport à elle, qu’il la lui adjoigne, ce qui suppose qu’il la porte a priori en lui20. Considérons le nerf même de l’argument, c’est-à-dire la preuve. Il semble qu’il se ramène à un enchaînement de propositions constituant moins une démonstration ex principiis qu’une affirmation ex datis de l’apriorité de l’espace. En effet, à première lecture, nous avons le sentiment que Kant s’attache moins à démontrer qu’à soutenir ex abrupto que les sensations ne peuvent être référées à quelque chose d’extérieur à nous, et les choses représentées par nous comme extérieures à nous et les unes par rapport aux autres, que si l’espace réside a priori dans l’esprit. La tendance à réduire l’argument de Kant à une simple allégation tient, à notre avis, simplement à l’obscurité de ce que nous nommerons les deux prémisses, plus particulièrement à l’obscurité de la première, obscurité que nous allons tenter de dissiper. « Pour que [les] sensations puissent être rapportées à quelque chose extérieur à moi… » : que signifie donc « rapporter » les sensations « à quelque chose extérieur à moi » ? Attendu que l’expression « quelque chose extérieur à moi » signifie, au point où l’on en est, « quelque chose qui existe comme chose en soi distincte de nous21 », et que, comme nous l’avons souligné plus haut, « les objets comme choses en soi fournissent la matière des intuitions empiriques22 », on peut penser que rapporter les sensations « à quelque chose d’extérieur à moi », c’est les référer aux choses en soi comme à leur cause. Or, si la chose en soi est « postulable » par nous comme cause de la matière de nos représentations sensibles, elle n’est pas pour autant accessible à notre nature. En effet, d’une part, il serait contradictoire de prétendre que nous pouvons remonter d’un effet comme matière d’une représentation qui n’est rien en dehors de nous à la chose en soi comme cause de cet effet, c’est-àdire à ce qu’est la réalité telle qu’elle existe indépendamment de toute représentation humaine, d’autre part, plus largement, « l’inférence qui remonte d’un effet donné à une cause déterminée est toujours incertaine, parce que l’effet peut résulter de plus d’une cause ; dans le rapport de la perception à sa cause reste, par conséquent, toujours douteuse la question de savoir si cette cause est interne ou externe, si donc toutes les perceptions appelées extérieures ne sont pas un simple jeu de notre sens interne ou si 20. Par là, Kant s’oppose à Locke pour lequel l’espace est une idée de la sensation, c’est-à-dire une représentation tirée de nos sensations elles-mêmes ; et le temps, une idée de la réflexion, c’est-à-dire une représentation procédant en quelque sorte de notre aptitude à auto-poser nos propres états intérieurs. 21. Critique de la raison pure, p. 302. 22. Réponse à Eberhard, p. 63. C’est nous qui soulignons.

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elles se rapportent à des objets extérieurs réels comme à leurs causes23 ». Si l’objet extérieur à moi ne peut être pris pour quelque chose d’extérieur en soi, c’est-à-dire pour un « être indépendant qui se trouve hors de nous24 », comment pouvons-nous considérer l’extraposition de cet objet par rapport à nous ? Le sujet humain, en tant qu’il est nécessairement incapable d’atteindre l’objet tel qu’il est en lui-même (lui prêter un tel pouvoir serait l’identifier à Dieu), n’a affaire qu’à des objets de représentation, à des objets qui n’existent que dans la représentation qu’il en a, dès lors l’extraposition d’un objet par rapport au sujet (ou celle des objets les uns par rapport aux autres) ne tient pas à sa transcendance mais à la manière dont le sujet se le représente. Sachant que l’expression « quelque chose d’extérieur à nous » ne désigne pas la chose en soi mais un objet de représentation propre à notre esprit, comment pouvons-nous définir le terme « rapporter » dans l’expression « rapporter [les] sensations à quelque chose d’extérieur à nous » ? Si « rapporter » signifie ici établir un rapport entre deux termes distincts, il faudrait tout d’abord faire apparaître que notre esprit, comme réceptivité, est le champ de deux espèces de représentations : d’une part, les sensations, matière représentative amorphe, d’autre part, la représentation de « quelque chose extérieur à nous » (qui n’est rien hors de nous). Mais rien ne nous autorise à établir une telle distinction. La seule conduite possible est de poser que les sensations et ce à quoi on les rapporte sont une même représentation en ce sens que les sensations correspondent à l’expression indéterminée de cette représentation et ce à quoi on les rapporte, à son expression déterminée. Autrement dit, « rapporter [les] sensations à quelque chose d’extérieur à moi », c’est passer d’une matière représentative informe à une matière représentative informée, d’un senti sans cohésion à un senti mis en forme ou ordonné sous certains rapports : à l’objet-donné ou phénomène (Erscheinung). Puisque l’esprit comme réceptivité – et comme spontanéité – ne peut remonter de la matière des sens à la chose en soi comme à la cause connaissable des déterminations de cette matière elle-même, puisque de toute évidence, il lui est impossible de tirer de cette matière, amorphe par essence, ce qui peut l’informer, enfin puisque l’esprit comme réceptivité est, par définition, dépourvu de formes conceptuelles, on doit se borner à soutenir que ce qui informe ou détermine cette matière tient à la structure même de l’esprit comme réceptivité, c’est-à-dire, réside a priori en lui et est non conceptuel. En bref, si je rap-

h p o s lo 23. Critique de la raison pure, p. 298. 24. Ibid., p. 301.

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porte les sensations à quelque chose d’extérieur à moi, c’est-à-dire si je puis déterminer une matière représentative informe de telle sorte que j’obtienne un objet qui, bien qu’il n’existe que dans ma représentation, n’en paraît pas moins extérieur à moi-même, c’est parce que « la représentation de l’espace est déjà posée en moi comme fondement25 » d’une telle détermination, c’est-à-dire comme ce qui rend possible une coordination des sensations, constitutive d’un être de représentation comme mis à distance de soi. Aussi l’espace est-il l’instrument de mon art de sentir, c’est-à-dire, ce par quoi ce que je sens est moins ce que je subis que ce que je façonne, ce par quoi je fais quelque chose des sensations qui m’assaillent au lieu de me perdre dans leur irrationalité ou leur confusion. Dans le premier argument de l’« exposition métaphysique » de l’espace, Kant établit l’apriorité de celui-ci d’une manière relative, c’est-à-dire par rapport à la représentation sensible. Dans le second, il établit cette apriorité d’une manière absolue, c’est-à-dire par rapport à l’hypothèse d’une suspension de la représentation sensible elle-même. Examinons rapidement ce second argument (dont on ne trouve pas l’origine dans la Dissertation de 1770) qui s’articule comme le premier. Thèse : « L’espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. » Preuve : « On ne peut jamais se représenter qu’il n’y a pas d’espace, quoiqu’on puisse bien penser qu’il n’y a pas d’objets dans l’espace. » Conclusion : « Il est donc considéré comme une condition de la possibilité des phénomènes et non pas comme une détermination qui en dépende26… » Considérons la preuve elle-même. Pour donner un caractère plus explicite à cette preuve, on pourrait lui substituer le raisonnement suivant : si le sujet entreprend de supprimer par la pensée tous les objets qui lui sont donnés dans l’espace, c’est-à-dire, s’il fait abstraction de toutes ses représentations phénoménales, au bout du compte, il lui restera toujours l’espace27. Ce raisonnement, Kant l’a déjà tenu dans l’introduction de la 25. Ibid., p. 56. 26. Ibid., p. 56. 27. D’une certaine manière, on pourrait, à propos d’une telle entreprise, opposer au point de vue de Kant celui de Descartes, au début de la deuxième Méditation : quand bien même le sujet n’aurait que des représentations fausses, il reste qu’il est assuré qu’il pense. En d’autres termes, celui qui « révoque en doute » toutes ses représentations ne peut « tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ».

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Critique de la raison pure et dans le premier paragraphe de l’Esthétique : « Enlevez peu à peu du concept expérimental que vous avez d’un corps tout ce qu’il a d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste cependant l’espace qu’occupait ce corps (maintenant totalement évanoui) et que vous ne pouvez pas faire disparaître28 », « Quand je détache de la représentation d’un corps ce qui en est pensé par l’entendement, comme la substance, la force, la divisibilité, etc., et aussi ce qui appartient à la sensation, comme la dureté, la couleur, l’impénétrabilité, etc., il me reste encore pourtant quelque chose de cette intuition empirique : l’étendue et la figure29. » En bref, la représentation de l’espace est nécessaire et donc a priori, en tant qu’elle est la condition irréductible d’un objet comme phénomène. En effet, si je considère un objet donné en faisant abstraction des caractères intellectuels que je lui adjoins, ou de ses qualités sensibles, je constaterai bientôt – selon Kant – qu’au terme de cette élimination, seule subsiste dans ma pensée la représentation de l’espace dans lequel cet objet m’est apparu. Ce qui signifie qu’aucun objet ne peut m’être donné indépendamment de la représentation de l’espace, par là même qu’elle est – comme le dit Kant à propos de la représentation du temps, plus particulièrement – la « condition générale de la possibilité » des objets comme phénomènes. Si on réexamine avec attention la pierre de touche de ce second argument : « On ne peut jamais se représenter qu’il n’y a pas d’espace, quoiqu’on puisse bien penser qu’il n’y a pas d’objets dans l’espace », on s’aperçoit qu’elle n’est inébranlable qu’à condition qu’on n’assimile point « se représenter » à « penser ». En effet, d’un point de vue strictement logique, il n’est nullement impossible de penser qu’il n’y a pas d’espace. Penser que l’espace n’est pas, c’est-à-dire nier l’espace, n’est pas contradictoire. Qu’au regard de la solidité de l’argumentation, « se représenter » ne doive être assimilé à « penser », c’est là une condition qu’on ne saurait accepter spontanément. Elle a pourtant sa raison d’être. Si je puis penser que l’espace n’est pas, c’est parce que le jugement qui consiste à nier l’espace n’enferme aucune contradiction, plus précisément, si je puis penser que l’espace n’est pas, c’est parce qu’il n’y a pas contradiction entre l’acte de la pensée qui juge et le contenu du jugement lui-même, c’est parce que l’acte de la pensée qui juge n’est pas nié par ce qu’il pose. Bref, ce qui est posé ne contredit pas l’exercice de la pensée elle-même mais n’est vrai que formellement. Dans l’Esthétique transcendantale, Kant

h p o s lo 28. Critique de la raison pure, p. 34. 29. Ibid., p. 54.

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s’efforce de faire apparaître que l’objet donné est conditionné par ces forces a priori que sont l’espace et le temps, c’est-à-dire qu’il s’efforce de déterminer les conditions a priori de la possibilité de nos représentations phénoménales. Que l’espace puisse être ce que le logicien peut nier du moment que les règles permettant l’exercice de la pensée judicatoire sont respectées ne compromet nullement le succès de l’entreprise du philosophe. Le dessein du logicien est d’établir un discours valide ; celui du philosophe est d’établir un discours vrai, c’est-à-dire un discours dont le contenu soit susceptible de rendre compte de ce qui est. Les registres de la validité et ceux de la vérité ne se recoupent pas forcément. La proposition « [on ne peut jamais] se représenter qu’il n’y a pas d’espace », en tant qu’elle vise à faire valoir un caractère propre à la nature même de l’espace, renvoie aux seules exigences du philosophe, aussi serait-on mal inspiré à vouloir tenir pour identique à cette proposition la proposition du logicien « [on ne peut jamais] penser qu’il n’y a pas d’espace ». Donc lorsque l’on a retranché de l’objet-donné tout ce qui vient des sens, tout ce que l’entendement a pu y adjoindre (pour en faire un objet-objectif), c’est-à-dire, lorsqu’on a supprimé par la pensée toute représentation phénoménale – simple ou déterminée par l’entendement –, la représentation de l’espace, selon Kant, s’impose encore à la pensée, signifiant par là même absolument son apriorité. Que la représentation de l’espace se maintienne en moi, soit. Mais quelle est-elle exactement ? Se maintenant en moi en absence de toute représentation sensible, intellectuelle ou objective, l’espace n’est ni sensation, ni concept, ni ce qui procède de la synthèse des deux. Malgré l’intérêt qu’on leur porte, ces déterminations simplement négatives de la représentation de l’espace ne sauraient satisfaire pleinement. Mais cette insatisfaction est tout à fait injustifiée dans la mesure où, dans la première articulation de l’« Exposition métaphysique », Kant ne prétend pas proprement définir la nature de l’espace, mais prouver qu’on peut lui assigner le caractère logique de l’apriorité – comme on le verra, c’est à partir des résultats de l’analyse de la première et de la seconde articulation que l’on pourra déterminer positivement la représentation de l’espace. Au lieu de tirer de l’irréductibilité de la représentation de l’espace, la preuve qu’elle est a priori, on pourrait inférer de cette irréductibilité même que l’espace est quelque chose de réel et d’absolu qui existe indépendamment des objets (considérés dans leur existence propre ou phénoménale), c’est-à-dire que l’espace est un en soi, une sorte de réceptacle absolu, identifiable selon Clarke et Newton au « sensorium dei » lui-même.

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Ce point de vue, Kant l’avait adopté dans l’Écrit sur le premier principe de la différence des régions dans l’espace30. Ayant posé l’espace comme réel et absolu, Kant devait reconnaître dans les dernières lignes de son écrit qu’« il ne manque pas de difficultés au sujet de ce concept, lorsqu’on cherche à saisir par des idées de la raison sa réalité… » En effet, l’espace, comme quelque chose dont l’être est réel et absolu, échappe nécessairement à l’esprit fini du sujet humain, autrement dit, ce qui est posé par l’esprit comme le fondement absolu ou la condition inconditionnée de l’extraposition des objets est inconnaissable pour l’esprit. On se trouve donc dans l’impossibilité de rendre raison de l’extraposition des objets par rapport à la raison même de leur extraposition. Si l’on s’obstine à s’engager dans une telle entreprise, on se trouvera très vite en butte à d’irréductibles apories – aperçues par Kant dès 1756, dans La Monadologie physique. Ainsi, par exemple : • étant chacun quelque chose dont l’être est réel et absolu, l’espace et le temps existeraient donc s’il n’y avait pas d’objets. Plus précisément, l’espace et le temps n’étant pas consubstantiels aux objets, ceux-ci ne peuvent être présents en eux qu’en tant qu’ils ont été créés en eux. Qu’ils aient été créés en eux signifie qu’ils ont un commencement en eux. Si les objets ont un commencement dans l’espace et le temps absolus, ces derniers les précèdent en étant eux-mêmes vides de tout objet. Vides de tout objet, ils ne contiennent par définition aucun repère, c’est-à-dire aucun objet susceptible de rendre possible la lecture d’un ordre. En conséquence, on ne peut soutenir qu’ils précèdent les objets présents en eux ; • étant quelque chose dont l’être est réel et absolu, l’espace contient nécessairement l’ensemble des objets qui ont été créés en lui, en sorte que l’on croit pouvoir affirmer que l’ensemble de ces objets, c’est-à-dire le monde, est limité dans et par l’espace. Or, « les notions de distance et de limite n’ont de sens qu’entre les parties du monde31 ».

h p o s lo 30. On doit cependant remarquer que ce qui, en 1768, avait poussé Kant à reconnaître le caractère absolu de l’espace ne peut être assimilé à une représentation qui subsiste dans l’esprit lorsqu’on a retranché de l’objet-donné tout ce qui relève des sens ou toute forme conceptuelle qu’on a pu lui adjoindre pour le rendre objectif. En effet, en 1768, Kant, pour affirmer le caractère absolu de l’espace, s’appuie sur le phénomène de non-congruence des figures symétriques et identiques, plus largement, sur la constatation de déterminations alogiques propres à certains objets géométriques ou concrets ; ainsi, sur la constatation de la non-superposition des deux mains, et non pas sur la conséquence d’une suppression par la pensée de tous nos objets de représentation. 31. A. Philonenko, L’Œuvre de Kant, Vrin, p. 68.

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En conséquence, bien que le concept d’un espace réel et absolu l’exige, la limitation du monde dans et par un tel espace, ne peut être sérieusement affirmée. En conclusion, considérer l’espace comme chose réelle et absolue ne conduit qu’à mettre la raison en contradiction avec elle-même. Kant, dès 1769 – « année [qui] m’a apporté une grande lumière32 », nous apprend-il –, put laisser entendre que cette mise en contradiction de la raison avec elle-même signifiait moins un échec de l’esprit dans son appréhension d’un être qui lui est transcendant qu’un conflit de l’esprit avec luimême. Aussi à la question de l’intelligibilité de l’espace réel et absolu substituera-t-il celle d’une intelligibilité d’un espace propre aux objets comme objets de représentation pour le seul sujet humain : aux objets comme phénomènes. Il s’ensuit que la représentation de l’espace qui persiste dans la pensée après qu’elle a fait abstraction des objets qu’elle appréhende grâce au sens externe ne saurait être considérée comme la représentation de quelque chose de réel et d’absolu, mais comme la représentation de quelque chose qui appartient à la pensée telle qu’elle est faite. C’est après l’examen des deux derniers arguments de l’« Exposition métaphysique » que nous pourrons véritablement déterminer cette représentation. Le troisième argument de l’« Exposition métaphysique » fournit une preuve indirecte de l’apriorité de l’espace. En effet cette apriorité est ici moins ce que l’on démontre que ce que l’on doit invoquer pour rendre compte de la nécessité et de l’universalité des propositions géométriques. Plus précisément, cet argument révèle que la certitude apodictique qui se dégage des principes géométriques ne peut s’expliquer que si l’espace est une représentation a priori. Dans la mesure où cet argument tend moins à démontrer l’apriorité de la représentation de l’espace qu’à fonder la valeur de la science géométrique par rapport à cette apriorité même, il relève plus de l’« Exposition transcendantale » que de l’« Exposition métaphysique » de l’espace. Il nous éloigne donc quelque peu de la détermination de l’espace, comme condition de possibilité de la simple représentation phénoménale. Ramené à l’essentiel, l’argument est le suivant : si la représentation de l’espace était non pas une représentation a priori, mais un concept empirique, c’est-à-dire un concept abstrait d’une manière donnée a posteriori, « les premiers principes de la détermination mathématique ne seraient rien que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception ». Dès lors, « il ne serait pas nécessaire (par exemple) qu’entre deux points il n’y ait qu’une seule ligne droite, 32. Kant, Reflexionen, 5037.

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mais l’expérience nous apprendrait qu’il en est toujours ainsi33 ». En d’autres termes, les propositions géométriques ne seraient qu’assertoriquement certaines, c’est-à-dire qu’elles s’appuieraient sur des lois constatées, mais non pas garanties nécessairement. Les trois premiers arguments de l’« Exposition métaphysique » nous fournissent la preuve que l’espace est quelque chose d’a priori, les deux derniers nous fournissent la preuve qu’il n’est pas un concept. Lorsqu’on aura fait ce dernier pas, on pourra enfin se permettre d’en proposer une définition complète.

Différence des formes a priori de la sensibilité d’avec les concepts Thèse du quatrième argument : « L’espace n’est pas un concept discursif, ou comme on dit, un concept universel de rapport des choses en général, mais une pure intuition34. » Cette thèse, Kant l’a formulée dans la Dissertation de 1770 en des termes peu différents : « Le concept d’espace est une représentation singulière comprenant en soi toutes choses, non une notion abstraite et commune les contenant sous soi35. » Pour apprécier pleinement la thèse de Kant, il faut savoir qu’elle est dirigée contre la conception leibnizienne de l’espace et du temps. Rappelons-la brièvement. En vertu de leur simplicité, les monades n’ont ni étendue, ni commencement, ni fin. Si l’espace et le temps étaient substantiels au même titre que les monades, il serait illégitime de résoudre ces agrégats que sont les créatures dans les seules monades, substances inétendues et atemporelles, comme dans leur principe ou leur raison. La « monade substance36 » étant ce qui contient la raison dernière de toutes les déterminations de la substance corporelle, les déterminations spatio-temporelles de celle-ci sont fondées en elle. Attendu que les monades sont liées selon une ordonnance due au principe de raison suffisante, lui-même ultimement réductible – selon Wolff – à un principe de logique, les déterminations spatio-temporelles de la substance corporelle se ramènent au bout du compte à des déterminations logiques. Les monades substances, centres véritables de perception, « ne soutiennent pas entre elles des relations extrinsèques partes extra partes mais des relations intrinsèques37 » procédant de leur perception réciproque. Ces

h p o s lo 33. Critique de la raison pure, p. 56. 34. Ibid., p. 57. 35. Dissertation de 1770, p. 65. 36. Expression d’Émile Boutroux, in La Monadologie, Delagrave, p. 19. 37. Leibniz, Gerhard, Berlin, II, 42.

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relations intrinsèques s’effectuent selon la compatibilité ou l’incompatibilité des contenus propres à chaque monade, du détail de leurs changements. Selon qu’il y a compatibilité, il s’établit entre les monades un ordre des coexistences possibles dont l’expression phénoménale, c’est-à-dire l’expression pour un sujet percevant confusément, est ce qu’on nomme l’espace. Selon qu’il y a incompatibilité, les monades ne peuvent être liées les unes aux autres simultanément ; elles s’ordonnent selon l’ordre des possibilités inconstantes, ordre dont l’expression phénoménale est ce que l’on nomme le temps. Ainsi l’espace et le temps, loin d’être assimilables à des substances, loin d’envelopper ces substances immatérielles que sont les monades, en procèdent : ils sont l’expression phénoménale de leurs relations idéales, elles-mêmes réductibles à des rapports logiques. Il y a trois raisons pour lesquelles Kant se refuse à identifier l’espace, condition subjective de la possibilité de nos représentations phénoménales, à un concept. La première concerne son unicité, la seconde, son unité, la troisième, son infinité. Considérons la première : « On ne peut se représenter qu’un espace unique, et quand on parle de plusieurs espaces, on n’entend par là que les parties d’un seul et même espace38. » Lorsqu’on définit le concept de chien, on peut l’appliquer à une multitude d’individus, ce qui signifie que le concept de chien est une représentation générale, c’est-à-dire une représentation à laquelle un grand nombre d’individus – Cerbère, Argos, Médor, etc. – est susceptible de correspondre. Si l’espace était un concept au même titre que le concept de chien, il faudrait admettre que l’on range des espaces quelconques sous le concept d’espace, comme on range Cerbère, Argos ou Médor sous celui de chien. Un tel point de vue est absurde. Tentons de le démontrer. Même si l’on admet, dans l’hypothèse la plus fantaisiste, que le concept ou l’idée de chien est donné a priori au sujet comme la représentation d’une espèce unique dont chaque chien existant participe, Ulysse ne peut ranger Argos sous ce concept qu’à la condition qu’Argos ait été préalablement perçu par lui. Cela signifie qu’un concept, même donné a priori comme représentation d’une essence unique, n’est pas proprement originaire. En effet, n’étant pas intuitif, l’entendement humain ne peut, par une telle représentation, être cause du chien Argos lui-même. Puisque l’existence d’Argos n’est pas produite par une telle représentation, Argos ne peut être rangé sous elle que s’il est préalablement donné à l’esprit comme réceptivité : que s’il a fait l’objet d’une 38. Critique de la raison pure, p. 57.

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intuition empirique. Plus largement, puisque le concept de chien qu’on suppose inscrit a priori dans le sujet, comme représentation d’une essence unique, l’essence « chien », ne fait pas venir à l’existence Argos lui-même, ce chien, en tant qu’il existe, est inconditionné à son égard, à l’égard de ce par quoi il est subsumé. Au contraire, des espaces quelconques supposent la représentation d’un seul et même espace comme une condition même. En effet, distinguer des espaces quelconques, c’est délimiter des régions. Or, pour que les délimitations soient elles-mêmes possibles, il faut bien se donner préalablement la représentation d’un seul et même espace comme objet de ces délimitations. Bref, des espaces sont contenus dans un seul et même espace et non pas sous le concept d’espace. Considéré comme un concept empirique ou sensible, le concept de chien est la représentation d’une seule et même essence abstraite d’objets sensibles présentant certains caractères communs : absolument, la multiplicité des individus précède la représentation – par un concept – de l’unicité de leur essence. Au contraire, les multiples délimitations de régions supposent la représentation d’un seul et même espace comme milieu où l’on peut les effectuer. Ainsi à l’unicité relativement originaire de l’essence « chien » représentée par un concept donné a priori – par hypothèse –, à l’unicité dérivée de cette essence représentée par un concept empirique, on peut opposer l’unicité absolument originaire de la représentation de l’espace par rapport aux représentations d’espaces quelconques, c’est-à-dire par rapport aux représentations de régions spatiales. Cette unicité, on peut encore l’opposer à la multiplicité de l’espace considéré comme corrélat d’un certain traitement par l’entendement des objets mathématiques, plus exactement comme corrélat d’une construction axiomatique. C’est là une autre manière d’apprécier clairement le caractère non conceptuel de l’espace comme objet d’une Esthétique transcendantale, c’est-à-dire comme condition a priori de la possibilité de nos représentations phénoménales. Considérons un triangle en nous attachant moins à sa représentation sur le tableau noir qu’à son concept. Si l’on admet avec Leibniz que le concept de triangle, en tant que concept d’un objet mathématique, c’est-à-dire un objet vrai nécessairement, ne relève que d’un traitement analytique par l’entendement, la proposition « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits » est comprise comme prédicat dans le sujet triangle. Elle peut donc en être tirée grâce au seul principe de contradiction. Lorsqu’on se place dans une perspective axiomatique, c’est-à-dire lorsqu’on tient cette

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proposition pour non démontrée à ce jour, ou pour définitivement indémontrable, il est évident qu’elle ne peut plus être considérée comme un « prédicat contenu dans le sujet [triangle] de manière nécessaire39 » que l’on pourrait tirer de ce sujet grâce au principe de contradiction. Dès lors, les deux autres propositions possibles (somme des angles inférieure à deux droits, somme des angles supérieure à deux droits) « peuvent aussi être pensées comme rapportées au sujet “triangle”40 ». Il va de soi que ces deux propositions ne peuvent être rapportées au sujet « triangle » que séparément. En effet, il serait contradictoire de soutenir que la somme des angles d’un triangle peut être simultanément inférieure et supérieure à deux droits. Si l’on cherchait à se donner un triangle dont la somme des angles est inférieure à deux droits et un triangle dont la somme des angles est supérieure à deux droits, il apparaîtrait que l’on ne peut construire chacun des deux triangles dans le même espace mathématique, dans le même lieu d’objectivation. Il suffirait, pour s’en convaincre, de démontrer que ces deux triangles renvoient chacun à une géométrie, respectivement, bolyai-lobatchewskienne (somme des angles inférieure à deux droits) et riemanienne (somme des angles supérieure à deux droits)41. Si l’on voulait cesser de regarder ces triangles comme des objets de construction abstraite pour les saisir à partir de moi, c’est-à-dire si l’on voulait les rendre présents comme formes tracées sur la table ou sur la feuille blanche, on ne parviendrait à réaliser aucune forme adéquate à leur concept. Ce que le sujet enserre des tracés qui sont l’œuvre de sa main, c’est un triangle dont la somme des angles ne peut être qu’égale à deux droits. Ainsi, aux constructions abstraites de triangles possibles au sein d’espaces irréductibles les uns aux autres s’oppose un type unique de construction matérielle du triangle au sein de mon espace, l’espace concret, à trois dimensions, le seul qui corresponde à l’expérience humaine. Aux espaces à n dimensions propres à des figures définies selon des conventions librement choisies s’oppose l’espace où je vis, où les figures possibles ne peuvent prendre figure que d’une seule manière. Passons au second membre de l’argumentation, celui qui concerne l’unité de l’espace : « Ces parties ne sauraient non plus être antérieures à cet espace unique qui comprend tout comme si elles en étaient les éléments (capables de le constituer par leur assem-

39. G. Martin, Science et ontologie traditionnelle chez Kant, Paris, PUF p. 26. 40. Ibid., p. 26 41. Selon ce que suggère G. Martin, op. cit. in n. 39, p. 26.

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blage), mais elles ne peuvent, au contraire être pensées qu’en lui42. » L’antériorité des régions par rapport à l’espace ne peut être admise pour la raison suivante : les parties de l’espace seraient antérieures à l’espace lui-même si, par leur adjonction successive, c’est-à-dire par leur synthèse, elles rendaient possible la production de l’espace comme tout. Or, ces parties ne sont distinguables comme telles (comme régions) qu’en tant qu’elles sont les produits d’un découpage, découpage qui, bien évidemment, n’est possible que si l’on se donne préalablement l’espace comme tout. Plus précisément, selon les termes de Roger Daval, « on pourrait dire que l’espace (et le temps) sont des touts qui rendent possibles des parties qui n’existent pas, ou du mois qui n’existent que par des limitations artificiellement établies à l’intérieur d’eux-mêmes43 ». Ainsi, l’espace est « un » en ce sens qu’il n’est pas composé mais posé comme tout au sein duquel on détermine des parties. L’unité du concept en tant que représentation générale n’est nullement identifiable à celle de l’espace. L’espace est « un » en tant qu’il contient en lui ses diverses régions : en tant qu’elles sont des « limitations artificiellement établies à l’intérieur » de lui-même. Si l’on considère la représentation de l’homme en général, on ne saurait prétendre que les représentations d’individus quelconques sont des limitations de cette représentation, ou plus exactement que les représentations sensibles de Pierre, Paul ne sont possibles qu’à titre de manières différentes de la limiter ; cela, dans la mesure où ces représentations ne sont pas homogènes à elle. En effet, l’homme en tant qu’objet d’une représentation sensible, c’est Pierre, Paul, etc., visés actuellement par mes sens, en tant qu’objets d’une représentation générale, il s’agit de la représentation d’une essence logique constituée par la synthèse de ce qui peut toujours être affirmé de Pierre, Paul, etc., qu’ils soient visés par mes sens ou non. À l’unité de l’espace comme unité d’un tout homogène aux parties qu’on distingue arbitrairement en lui s’oppose l’unité du concept, comme unité de son contenu considéré pour lui-même, c’est-à-dire comme unité de l’essence logique qu’il représente indépendamment des représentations sensibles qui peuvent être subsumées sous lui. Enfin, l’infinité du concept ne peut être assimilée à l’infinité de l’espace. Le concept n’est infini qu’en tant qu’il peut être appliqué à une infinité d’individus. Son infinité est donc relative à son extension. Regardé dans son contenu propre, le concept n’enferme

h p o s lo 42. Critique de la raison pure, p. 57. 43. R. Daval, op. cit. in n. 2, p. 32.

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qu’une essence logique, de la sorte, il « ne peut être pensé qu’en refermant en soi44 » la multitude infinie de représentations particulières qu’il a dans son extension. En d’autres termes, le concept contient cette multitude infinie non pas en lui mais sous lui. À l’infinité de représentations particulières que l’on peut subsumer sous un concept s’oppose l’infinité de parties renfermées actuellement dans l’espace. Ayant prouvé dans un premier temps que l’espace n’est pas abstrait de cet être de représentation qu’est l’objet-donné, que cet objet présuppose l’espace comme condition idéale de son extraposition, que cette condition se maintient en moi, abstraction faite de l’objet-donné lui-même ; ayant prouvé dans un second temps que l’espace n’est pas un concept dans la mesure où le rapport de l’espace comme tout à ses parties est spécifique, nous pouvons affirmer que l’espace est a priori en notre sensibilité comme la propriété formelle que nous avons de déterminer l’objet-donné, c’est-à-dire la représentation phénoménale, en tant que nous sommes affectés par quelque chose dont nous ignorons tout – la chose en soi. Étant donné que cette propriété formelle relève de l’esprit en tant qu’il s’exerce d’une manière non discursive, elle peut être, considérée indépendamment de toute sensation, nommée une intuition pure. Ne relevant que de l’esprit – comme réceptivité –, l’espace n’a aucune réalité extérieure à l’esprit, c’est-àdire qu’il n’est « ni une propriété des choses en soi, ni ces choses dans leurs rapports entre elles, c’est-à-dire aucune détermination des choses qui soit inhérente aux objets mêmes45… » Kant peut donc affirmer son idéalité transcendantale. On ne peut donc prétendre légitimement parler d’espace qu’au point de vue de l’homme. Comme il n’y a d’objet nous apparaissant comme extérieur à l’esprit qu’en tant que nous pouvons ordonner le divers – la matière des sens – grâce à l’espace comme forme a priori de la sensibilité, l’espace est donc est donc constitutif à l’égard de « tout ce qui peut nous être présenté extérieurement comme objet46 ». Ainsi considéré, l’espace, nous dit Kant, a une « réalité empirique », c’est-à-dire une valeur objective. L’espace et le temps, comme formes a priori de la sensibilité par lesquelles le divers fourni par les sensations s’ordonne, sont constitutifs de l’objet de représentation le plus élémentaire, c’est-à-dire l’objet-donné ou phénomène. Dire qu’un objet de représentation procède de la détermination par l’espace comme forme a priori de la sensibilité, 44. Critique de la raison pure, p. 57. 45. Ibid., p. 58. 46. Ibid., p. 59.

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d’un contenu livré par les sensations et que cet objet, en tant que détermination de notre sens interne suppose le temps comme forme de notre sens interne lui-même, ne suffit pas à épuiser sa compréhension. Il faut ajouter que cet objet n’est proprement objet de représentation que si le sujet en prend conscience : si le « moi intellectuel » (et non pas le « moi empirique » qui est moins la conscience de l’objet que la conscience comme objet à elle-même, c’est-à-dire la conscience qui apparaît à elle-même comme phénomène) se saisit de ce dont la réceptivité est le théâtre. C’est là une question qu’on ne peut éluder si l’on veut comprendre en quoi l’Esthétique transcendantale appelle l’Analytique transcendantale. L’objet-donné ou représentation phénoménale peut être regardé de deux manières : d’une part comme ce par quoi je me représente quelque chose, d’autre part comme représentation en tant que telle. En tant que représentation-de-quelque-chose, la représentation phénoménale procède de la détermination par l’espace d’un contenu livré par les sensations ; en tant que représentation même, elle n’est qu’un état de conscience, c’est-à-dire une modification de notre sens interne que rend possible le temps comme forme du sens interne. Au regard de cette distinction, on croit pouvoir soutenir que l’aperception transcendantale a deux attitudes possibles, irréductibles entre elles : soit se rapporter à la représentation en tant que représentation de quelque chose ; soit se rapporter à la représentation en tant qu’état de conscience. Autrement dit, la distinction entre l’essence objective et l’essence formelle de l’objet-donné semble devoir se redoubler par rapport à l’aperception pure en une distinction entre la conscience d’un objet et la conscience empirique de soi. À vrai dire, prise à la lettre, la question d’une distinction entre le contenu d’une représentation phénoménale et la représentation comme modification du sens interne, nous écarte du criticisme. En effet, au lieu de nous permettre d’intégrer l’objet-donné à la genèse de l’objet-objectif, elle nous conduit implicitement à le réinsérer dans la problématique dogmatique de l’objet et du sujet. En outre, il serait encore moins critique de considérer l’aperception transcendantale comme ce dont procèdent deux formes de conscience ayant chacune une fonction spécifique à l’égard de la représentation phénoménale. L’aperception transcendantale, si, d’une certaine manière, elle permet au contenu de la représentation et à cette représentation comme modification de l’esprit de relever chacun d’une conscience spécifique, est ce qui les unit pour les lier aux concepts purs eux-mêmes, c’est-à-dire pour les constituer comme réalité objective. À l’égard de la Déduction transcendantale des concepts purs, nous devons donc préciser que les présents propos n’avaient qu’une signification propédeutique.

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6. L’ESPACE DE L’HOMME LIBRE

Gérard Fontana Professeur certifié, DEA de philosophie « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir, tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. » Charles Baudelaire La puissance de l’homme se manifeste dans l’espace. Il édifie des tumuli, dresse des pyramides, bâtit des villes immenses, creuse des canaux entre les mers, voyage vers d’autres planètes… grâce à la découverte de la géométrie, il n’a pas seulement « mesuré la terre », il l’a transformée, la marquant de l’empreinte de sa raison, mais aussi de sa déraison : dans les villes populeuses, des tours montent démesurément vers le ciel, on ne sait trop pourquoi ; pour le prestige, pour manifester la puissance. L’homme aime occuper l’espace dans toutes ses dimensions, mais le chaos des bidonvilles, labyrinthes impénétrables, contraste avec les belles avenues ouvertes sur la mer ou sur le désert. La géométrie permet à l’homme la maîtrise de l’étendue. Selon le bel idéal cartésien, la mathématique universelle, en aidant l’intelligence à entrer dans les corps, y compris celui de l’homme, afin d’en maîtriser les mécanismes, est porteuse d’avenir. Cela reste vrai malgré toutes les catastrophes accidentelles ou voulues qui jalonnent l’histoire de notre civilisation scientifique et technique. Là encore se manifestent le contraste et l’ambiguïté humaine. Il est tentant de croire qu’il existe en l’homme une sorte de bipolarité. À un certain bout de lui-même, il répondrait au désir d’une paix constructive et durable. À un autre bout, il resterait toujours le même, inéluctablement fasciné par le démon de la violence et de la destruction. Cette idée suggère l’image de deux espaces : l’un est intérieur et l’homme s’y découvre à l’abri du regard d’autrui. L’autre est extérieur et l’homme y joue sa vie, non pas virtuellement comme dans le premier espace, mais réellement.

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L’individu ne définit pas les règles du jeu dans l’espace extérieur. Mais celui qu’il est au grand jour, sous le règne des codes et des lois, comment juge-t-il le pouvoir de son double onirique dans l’espace spéculaire de sa vie secrète ? Ne l’envie-t-il pas au point de vouloir s’approprier, dans l’espace réel, un peu de cette puissance subjective qui lui rend tout permis dans l’espace intime ? Cela a-t-il des conséquences dans l’espace réel de la vie collective. Des remèdes existent-ils ?

L’espace de Narcisse Un espace intérieur L’homme ne se tient pas seulement dans cet espace qu’on qualifie d’extérieur. Si on schématise, il s’agit d’un espace visuel et il donne, par abstraction, l’espace à trois dimensions de la géométrie classique. En vérité, l’espace est quelque chose de beaucoup plus complexe. Si nous traversons une pièce plongée dans l’obscurité, nous entrons dans un espace tactile, dans lequel les repères ne sont pas les mêmes que ceux de l’espace visuel. On peut dire que l’espace extérieur est constitué d’une multitude d’espaces différents. Plus exactement cet espace correspond au besoin primordial de localiser ce qui se passe en nous et autour de nous. Par exemple si nous nous efforçons de situer le trajet d’un chien qui aboie sur le versant d’une montagne, notre œil essaie de suivre ce que nous indique notre oreille. Nous prenons spontanément certaines postures. Nous essayons d’opérer une sélection entre les sons, les différents objets : bouquets d’arbres, rochers… L’espace dans ce cas correspond finalement à une façon que nous avons de percevoir et de nous représenter ce que se passe dans notre environnement et dans notre corps. Ce n’est que par le fait d’une abstraction qu’il est possible de dire qu’un arbre nous apparaît dans l’espace. En réalité, il serait plus juste de dire que l’arbre est perçu spatialement. La représentation spatiale du monde résulte d’une sorte de dialogue entre certains centres du cerveau et la multitude d’informations qui nous viennent des sens. À la fin du XVIIIe siècle, Kant affirmait que l’espace est une intuition à la fois empirique et a priori. L’espace – il en est de même du temps – est un mode d’ouverture du sujet au monde. Je ne puis apercevoir quoi que ce soit sans le localiser, c’est-à-dire spatialiser. L’espace n’est donc pas une donnée de l’expérience mais une condition de toute représentation.

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Mais à côté de l’espace extérieur, il y a un espace intérieur qui est d’une tout autre nature. Un espace dans lequel « nous nous voyons » : l’espace de l’intériorité, de l’intimité réfléchie. Il s’agit en fait d’une scène sur laquelle la personne s’aperçoit intérieurement différente de ce qu’elle est dans l’espace extérieur. L’artiste débutant se voit « tout en haut de l’affiche ». Il s’imagine aimé du public et adulé dans un monde radieux. Mais dans cet espace, il n’est pas nécessaire de localiser et de prendre des repères. C’est un espace sans distance et sans dimension. L’horizon disparaît dès qu’on cesse de l’imaginer. Espace subjectif où les choses apparaissent sans qu’on ait besoin de les voir venir, comme les réalités d’un paysage quand on avance dans le brouillard. Dans Phénoménologie de l’esprit, Hegel décrit cet espace de l’intimité intérieure où l’homme est seul avec lui-même, échappant au regard des autres, comme « une nuit ». Une nuit qu’il peuple d’ailleurs d’apparitions redoutables : « tête ensanglantée », « apparition blanche », qui surgissent et disparaissent « tout aussi brusquement ». Lewis Carroll le transforme dans le célèbre conte en un monde souterrain des merveilles. L’espace spéculaire de Narcisse Mais qui est-il, ce « moi-même » que désigne la personne quand elle se voit dans l’espace intérieur ? Le thème de Narcisse peut aider très certainement à répondre. Il s’agit d’une image comme celle que la personne aperçoit d’elle-même dans un miroir. C’est moi et ce n’est pas moi, se dit-elle. Une sorte de double qu’elle n’habite pas vraiment. Et c’est un double un peu de cette sorte qui évolue dans l’espace intérieur. Comme il est facile d’être héroïque en imagination ! En effet, ce double spéculaire est tout-puissant, insensible, heureux, capable de s’adapter d’une façon spontanée aux changements de situation brusques et impossibles. L’espace des merveilles où Alice grandit et rapetisse en fonction des portes qu’elle a à franchir nous apprend beaucoup sur cet espace de l’intériorité intime dans lequel évolue le double de soi-même, la doublure ou le « drone ». Ce n’est pas un espace d’action mais un espace d’intention. La personne peut introduire ses désirs réels et donner procuration à son double narcissique et tout-puissant pour qu’il les réalise, quelque bénéfice qu’elle obtienne, ce ne sera pas un bénéfice réel mais un bénéfice rêvé. Dans l’espace extérieur on agit, dans l’espace intérieur on se voit agir.

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L’espace, emblème de la puissance Il est peu probable que l’expérience que la personne a de cette vie par procuration dans l’espace spéculaire ne déborde pas dans l’espace de la vie réelle. Il y a tant de folie dans la façon dont l’homme se rapporte à l’espace et dans sa manière de se l’approprier ! Un conte de Léon Tolstoï a pour titre : « Qu’il faut peu de places sur terre à l’homme » ! Pacôme, un modeste paysan russe a eu la maladresse de se dire en lui-même que s’il possédait un peu plus de terre, il ne craindrait personne, pas même le Diable : or le Diable l’a entendu et décide de jouer à l’audacieux un tour à sa façon. La chance traîtresse se met à sourire à Pacôme. Il profite d’une aubaine pour agrandir sa propriété, se voit grand propriétaire, devient procédurier et se fâche avec tout monde. Passe un colporteur qui lui parle de terres fertiles au sud de la Volga, que l’on a pour presque rien. Il vend tout et va s’installer là avec sa famille. Il peut maintenant se croire réellement grand propriétaire. Arrive encore un voyageur qui lui parle des vastes steppes de l’Asie centrale. Au pays des Baskirs, peuple nomade, dresseur de chevaux, on obtient la terre contre un peu d’amitié et quelques cadeaux. Une nouvelle fois Pacôme s’en va. Il sait s’y prendre avec une tribu baskir, fait des présents, gagne des amitiés et finit par parler affaires. Il tient à ce que les choses soient faites à la russe, avec contrat signé, en bonne et due forme. Par courtoisie les Baskir consultent l’Ancien, personnage ironique et ricanant. Celui-ci fait une incroyable proposition : contre mille roubles, à condition qu’il soit de retour avant le coucher du soleil, Pacôme possédera toute l’étendue de la steppe fertile qu’il aura circonscrite à pied, depuis l’aube. Malgré un terrible rêve prémonitoire, notre homme part au point du jour et tente de décrire un cercle aussi vaste que possible dans l’immense étendue offerte à sa convoitise. Le titre de la nouvelle dit la fin. Pacôme arrive à temps et meurt. L’Ancien se tient les côtes, rit et se roule par terre. Un serviteur creuse une tombe de cinq pieds de long : ce qu’il faut de place à un homme ! Pacôme ressemble au stupide et malheureux roi Midas qui fait le souhait que tout ce qu’il touche devienne de l’or. En somme, il réclame du « signifiant » en abondance, sans songer à la réalité du signifié. Il veut que tout devienne de l’or, c’est-à-dire argent, monnaie, c’est-à-dire l’équivalent universel. Mais la monnaie n’est qu’un emblème, une portion d’étendue marquée d’un symbole. C’est une convention, un intermédiaire et finalement un écran, voire un obstacle entre le besoin et la chose. En effet, la richesse monétaire peut tout, à condition de conserver son pouvoir symbolique. Mais un petit

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fragment d’étendue métallique, même frappé de la tête d’Alexandre, ne vaut rien dès qu’il perd sa valeur emblématique. C’est précisément ce qu’explique Aristote, le père lointain de l’économie, en se moquant de tous les ignorants et de Midas en particulier : « Vraiment étrange cette richesse dont l’abondance même laisse mourir de faim, comme ce Midas de la fable, dont le vœu exaucé changeait en or tout ce qu’on lui présentait » (Politique, 1257 à 28, 1257 b 19). Pacôme se voit grand propriétaire. Midas se voit riche et puissant. La puissance est la caractéristique du double dans son espace intérieur intime. Or la puissance trouve son emblème dans l’espace. La capacité à conquérir de l’espace et à le défendre, territoire, propriété, pièces, billets, place… c’est cela, la marque de la puissance dans l’ordre du collectif. Cette capacité définit l’échelle des puissances, l’échelle sociale. Si on accepte l’hypothèse selon laquelle la personne s’efforcerait de jouir dans l’espace extérieur d’un peu de cette puissance qu’elle obtient par procuration dans l’espace intérieur intime, c’est la lutte pour l’appropriation qui lui en offre l’occasion. Le vrai visage du démon La lutte suppose la violence, l’agression. Elles sont soulignées dans la célèbre remarque de Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi […] fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres […] » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). Certes le travail et l’effort rendent légitime la propriété. Mais toute place se conquiert et se défend les armes à la main, quelles que soient les armes. L’espace que la personne conquiert et occupe, que ce soit un château et des terres ou bien un bureau dans une tour de la Défense, est l’emblème dans l’ordre de la société de sa puissance. Propriété, argent, places sont des enjeux. Comme le suppose Nietzsche dans un aphorisme d’Aurore, les hommes ne peinent pas dans le vaste monde pour la seule satisfaction de leurs besoins et de leurs désirs. Ils ne luttent pas simplement pour la vie. Souvent d’ailleurs, la lutte fait oublier de vivre ! Ils ont besoin d’enjeux et de lutte. Ils rêvent de la puissance : « Ce n’est pas le besoin, ce n’est pas le désir, non, c’est l’amour de la puissance qui est le démon des hommes… » (Aurore, aphorisme, 262).

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L’espace de la bête Tuer La petite Alice est trop raisonnable pour vouloir vivre dans la réalité les mêmes aventures que son double au pays des Merveilles. Elle se contente de ramener de ces lieux une belle histoire qui fait briller les yeux des enfants. Bien des hommes certainement n’ont pas cette sagesse. L’argent, les propriétés, les honneurs, les femmes même, ne sont pas pour eux des êtres et des choses. Ce sont des valeurs, des emblèmes, des enjeux. Autant de prétextes pour entrer en lutte avec leurs semblables au nom de cet amour de la puissance qui cache peut-être purement et simplement une soif bestiale d’Agression. La littérature nous offre l’exemple d’un personnage chez qui le désir de tuer se présente sans fard. Il s’agit de Jacques Lantier, l’un des personnages de La Bête humaine d’Émile Zola. Dans ce roman célébrissime on tue, atrocement, en violant de toutes les manières l’intégrité de l’espace anatomique des victimes. On égorge, on éventre, on empoisonne par la bouche ou par l’anus. On assassine massivement des êtres humains. Toutes les raisons sont bonnes. Ce sont les mobiles habituels du crime : la cupidité, la jalousie, la vengeance. Jacques, lui, jouit du plaisir de tuer, par son double interposé, dans l’espace spéculaire de son for intérieur. Cet espace, il l’assimile à une forêt qui serait celle de l’humanité où l’homme est un prédateur et la femme une proie. Dans cet espace intérieur, il voit son double tuer des femmes, les emporter, comme pour se venger d’une différence, d’une infidélité originelle, pour s’approprier l’imprenable féminité. Mais le fait le plus terrible est que le Moi de Jacques est sous l’emprise de ce double qui le fascine. La jouissance meurtrière n’est pas un fantasme de Jacques mais un désir. Son désir viendrait du fond des âges. Il se voit lutter contre un désir atavique d’agression qui est en même temps une transgression. Il se dit que, dans les temps immémoriaux, le corps de la femme pouvait être, de la part des hommes, l’objet d’une transgression suprême. Une sorte de viol rituel d’un espace imprenable où pénétrer signifie la mort. Et Jacques ne peut pas apercevoir la gorge offerte d’une jeune femme sans avoir envie de mutiler cet espace sacré. Dans son roman au titre explicite, Sanctuaire, William Faulkner évoque le viol atroce d’une jeune fille à qui il donne le prénom de Temple. La nature de l’agression qui fascine Jacques indique le type de puissance

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qu’il désire exercer avec la jouissance de l’interdit. Commettre le sacrilège, sacraliser l’objet du désir sexuel, s’approprier l’espace divin féminin. L’illusoire espace idéal du monde moderne Dans La Bête humaine, Zola oppose deux espaces. L’espace du monde extérieur que la civilisation colonise. Espace mathématique où la puissance de la technique bâtit des empires à l’échelle du monde. L’espace intérieur, lui, est cette forêt primitive obscure où Jacques se voit errer à la recherche d’une victime sacrificielle. Le premier est cosmique. Le train le parcourt dans un vacarme de tempête. La locomotive avec son panache de vapeur et de flammes est une comète. Il transporte dans ses wagons une humanité cosmopolite, heureuse et pacifique. Mais ce que ne voient pas les passagers courtois et bien habillés, dans la lumière de leurs wagons, c’est qu’on tue à quelques mètres de la voie : « Et ça passait, ça passait, mécanique, triomphal, allant à l’avenir avec une rectitude mathématique, dans l’ignorance volontaire de ce qu’il restait de l’homme, aux deux bords, caché et toujours vivace, l’éternelle passion et l’éternel crime. ». L’espace du monde moderne comporte en quelque sorte une multitude de fissures. La nuit primitive dans laquelle la bête humaine erre ne cesse de filtrer à travers elles, contaminant le monde moderne qui va ainsi « au diable ». Cette vision bien sûr est caricaturale. Zola le souligne ironiquement en présentant le seul personnage qui habite la forêt, Cabuche, le carrier à l’allure brutale, un sauvage, comme le seul être authentiquement bon et moralement probe. Bouc émissaire idéal pour une justice corrompue, comme est pour Jacques un alibi cette humanité primitive assoiffée de crime. L’atavisme a bon dos ! Que l’être humain ne soit pas un ange au fond de lui, que dans la nuit de son espace intérieur intime il puisse se voir vivre une autre vie dont les composantes agressives ne sont pas exclues, qui le niera ? Mais l’espace de la bête est bien déjà l’espace social. Véritable scène de la comédie humaine où l’intérêt et la lutte pour le pouvoir l’emportent largement sur les valeurs de probité et de justice. L’espace extérieur, géométrique, technique, civilisé n’est pas le rempart qu’on pourrait croire contre la violence et le crime qui hantent à la fois les peurs et les désirs de l’humanité. La fin du roman montre deux hommes qui se battent comme des chiens et qui finissent coupés et brisés par la machine qu’ils étaient censés maîtriser. Mais le train devenu fou est rempli de soldats qui chantent à tue-tête et vont à la mort. Ultime et sublime scène de cauchemar. Triomphe de la bête. Triomphe de la guerre.

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Il n’y a pas de société parfaite et l’homme n’est pas un ange. Ni ange ni bête. Mais la société est le lieu d’une lutte acharnée pour l’espace, la place, l’étendue marquée, l’emblème. Les terres et leurs bornes, les demeures, tout ce qui s’achète, se gagne, se vénère, sont des emblèmes de la puissance. Comme l’écrit Michel Serres dans son livre Détachement (1983), dans l’ordre du collectif, les choses ne sont pas des choses, ce sont des valeurs, soit marchandes, soit politiques, soit religieuses. Pour Jacques, cette jeune femme assise près de lui dans le train n’est pas une femme. C’est un espace interdit par les barrières de la pudeur, de la moralité, de l’humanité. Elle parle de sa joie de vivre, de son bonheur de jeune mère. Jacques ne voit que le meurtre, emblème de toute-puissance. Elle devra son salut au hasard. L’homme n’est ni ange ni bête, mais l’échelle sociale des convoitises est bestiale. Il ne faut pourtant pas être injuste envers la société, sans l’échelle animale de lutte et de prosternation, le potentiel d’agression et les affrontements seraient peut-être plus intenses et cruels. L’enjeu emblématise le désir narcissique de toute-puissance. L’argent, la propriété, la place ont de ce point de vue une fonction d’« intercepteur » et d’« interrupteur » pour reprendre les termes de Michel Serres. Le double narcissique lui-même, dans son espace onirique, remplit certainement cette fonction au niveau psychologique.

h p o s lo L’espace de l’homme libre

L’homme n’est ni ange ni bête, mais un espace plus humain que l’espace spéculaire du double narcissique tout-puissant ou l’espace collectif des batailles existe-t-il ? Michel Serres, à la fin de son beau livre Détachement, apporte une réponse. Cet espace, c’est le monde. Celui qui « laisse la place », celui qui délaisse « les choses qui font écran aux choses du monde » réalise le miracle de « quitter le combat pour la vie ». Il quitte l’espace de la loi du fort et du faible, du puissant et du misérable, la loi de la concurrence, des valeurs, de la comparaison, de la prosternation, l’espace de la maîtrise et de la servitude, pour aller vers le réel et vers la vie. Cours Forrest, cours !

La vie sociale n’est pas facile. Il arrive qu’un être agisse parfois d’une manière terriblement transgressive. Cela, heureusement, reste, en temps ordinaire, finalement assez

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rare. L’envie douloureuse de vivre choisit généralement l’espace pour en faire autre chose qu’une scène de crime. Car c’est dans l’espace que l’homme parvient à savourer le goût de la liberté. Souvenons-nous du très attachant héros dans le film de Robert Zemekis (1994). Pas facile d’être « différent » dans une société américaine où tout se mesure selon les critères de la rentabilité ! Alors, Forrest se met à courir d’un bord de l’océan à l’autre. Et arrivé là-bas, comme il ne peut aller plus loin, il repart en sens inverse. Quand la vie devient pesante, le monde irrespirable par tant de déplaisirs et de frustrations accumulés, il reste l’espace pour y déposer le fardeau des contradictions douloureuses. Ce peut être un espace minuscule comme une page blanche, la toile d’un peintre ou la peau tatouée d’une indienne Caduveo : « Adorable civilisation, de qui les reines cernent le songe avec leur fard : hiéroglyphes décrivant un inaccessible âge d’or qu’à défaut de code elles célèbrent dans leur parure, et dont elles dévoilent les mystères en même temps que leur nudité » (Claude Lévy Stauss, Tristes tropiques, 1955). Ce peut être aussi un espace beaucoup plus vaste. La forêt, la montagne, le désert, la mer. Ces réalités physiques et dangereuses, qui mobilisent un vrai courage mais qui ont en même temps la signification profonde et métaphysique de l’infini : « Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres […], quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils […] et, plus particulièrement […] lorsque je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir […] d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau […], alors j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer » (quelques bribes de phrase du début de Moby Dick d’Hermann Melville, 1851). Le fil d’Ariane Pacôme, asservi par son double diabolique à la puissance de l’argent et de la propriété, trace dans l’espace infini de la steppe celui d’une prison qui est sa tombe. Jacques, aux commandes de toute la puissance de la Suzon, tente d’échapper au monstre qu’il est dans le labyrinthe de son espace intérieur. Le crime et l’injustice l’emporteront. Il n’a pas trouvé son fil d’Ariane. Jacques n’est pas un être foncièrement méchant. Peutêtre a-t-il simplement manqué à ce mécanicien consciencieux et chevronné une forme d’agressivité de bon aloi. Celle qui permet à des êtres énergiques et courageux de se rebeller contre un système dont chacun est d’une manière ou d’une autre la victime in-

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consciente. Il n’y a pas de société parfaite. Il est juste pour soi-même et pour les autres de désirer une autre vie. L’erreur de Narcisse, pour reprendre le titre d’un livre de Louis Lavelle, consiste à tenter de la vivre dans l’espace trouble et instable d’un pur reflet de soi-même. Il s’agit d’une transposition, l’individu se voit beau, riche et tout-puissant. Celui qui trouve un fil d’Ariane cesse de se voir vivre. Il vit. Le fil d’Ariane, c’est d’abord un rêve. Un rêve « organisé ». L’éducation est capitale pour cela. Elle doit apporter à l’individu le goût du réel, la conscience de la difficulté, mais aussi le goût de la difficulté. Il n’y a pas de vrai courage sans réalisme. Il importe de « raisonner » le double narcissique de soi-même. Le rêve finit par devenir un objectif, une idée fixe, même. Une authentique envie, pour ne pas dire un amour, qui donne la force de partir. On peut partir emporté par le dégoût ou la haine comme Alceste, le malheureux misanthrope de Molière. Mais on peu partir aussi, un peu à la manière de Don Quichotte, motivé par l’amour, par la vie. Un beau livre de Jean-Louis Étienne s’intitule Le Pôle intérieur (1999). L’auteur y raconte l’histoire de son fil d’Ariane : comment, de rêve en rêve, mais avec un solide sens des réalités, au fil des « hasards organisés », on devient un aventurier de la science, de la terre et de la vie.

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7. L’ESPACE PUBLIC, UN CONCEPT « VIDE » ?

Samuel Pelras Professeur de philosophie en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée du Parc (Lyon)

Introduction : un espace à géométrie variable Comme le souligne Thierry Paquot dès l’introduction de son ouvrage1, « l’espace public est un singulier dont le pluriel – les espaces publics – ne lui correspond pas ». Alors que le premier désigne grossièrement la scène du débat politique, les seconds renvoient à une multiplicité de lieux (rues, places, jardins, etc.) accessibles à tous et la plupart du temps relevant d’une propriété collective. Même si l’on perçoit bien une affinité possible entre le singulier et le pluriel (n’est-ce pas dans les espaces publics que peut se forger l’opinion commune ?), les deux usages du vocable demeurent hétérogènes, ressaisis par des champs disciplinaires distincts. Plus naturellement portés vers le singulier, les philosophes se pencheront davantage sur l’espace public, laissant le pluriel aux géographes et urbanistes. Pourtant, l’essentialisation de l’espace public ne va pas de soi, tant les usages varient de façon diachronique et synchronique, si tant est que les diverses populations étudiées disposent d’une telle expression. Le bref parcours historique et ethnologique conduit par Th. Paquot dans le chapitre 3 suffit à le montrer. Les frontières du privé et du public sont souvent poreuses. L’intime est à géométrie variable, de même que ce qui relève du commun. Certes, dans l’Athènes des VIe et Ve siècles, l’oïkos désigne bien quelque chose comme le foyer, l’espace privé de la famille. Mais elle n’est pas coupée du public puisque les pièces sont hiérarchisées et accessibles en fonction du degré d’intimité que les visiteurs présentent avec les membres du foyer. Inversement, l’agora, la place centrale de la cité, donne lieu à des activités économiques et regroupe également le Bouleutérion (siège du Conseil des cinq cents) et l’Hestia koinè, le foyer commun de la cité, à l’époque des réformes de Clisthène. Elle articule donc le privé et le public. Qui plus est, la cité est dotée d’un foyer commun représentant 1. Th. Paquot, L’Espace public, Paris, La Découverte, 2009, p. 3.

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l’unité des citoyens dans une même communauté. Pourtant, Jean-Pierre Vernant affirme que « les Grecs n’ont pas clairement séparé, comme nous le faisons, État et société, plan politique et plan social. L’opposition se situe pour eux entre le privé et le public. Ce qui n’est pas du domaine privé se trouve rattaché au domaine public, au commun, c’est-à-dire finalement à la sphère politique […]2 ». S’il maintient cette distinction, en dépit d’un apparent anachronisme, c’est parce qu’elle ne revêt pas un sens descriptif mais plutôt normatif. Elle recouvre la séparation qu’un collectif effectue, de façon délibérée ou non, entre ce qui relève de l’intérêt de la communauté tout entière et ce qui ne concerne que l’individu. Même dans les sociétés holistes, la communauté n’exerce pas une emprise totale sur l’intimité de ses sujets. Dès lors, il peut être pertinent de s’interroger sur le statut de l’espace public au singulier, mais en n’occultant pas la dimension axiologique de l’expression. La question n’est pas qu’est-ce qu’un espace public, mais que doit-il être, si tant est qu’il doive être ? Elle amène à interroger à la fois le sens de la politique et la manière dont elle s’approprie l’espace. C’est pour cette raison que toute réflexion sur l’espace public ne manque pas de se référer à une vision plus ou moins mythifiée des « Grecs ». Présentés par la tradition occidentale comme les « inventeurs » de la démocratie, ils seraient censés nous éclairer également sur la place que doit occuper l’espace public dans nos démocraties contemporaines. Ce recours constant à l’origine suscite néanmoins une double réticence : la séparation entre le public et le privé n’y est pas aussi nette qu’on le prétend d’une part (on tombe vite dans le schématisme et l’anachronisme) et la « première » expérience démocratique n’en manifeste certainement pas la forme aboutie d’autre part (on confond alors origine et fondement). Toutefois, la référence à l’Antiquité grecque peut nous amener à interroger de manière critique notre façon particulière d’aménager la distinction entre le public et le privé, de l’interroger pour déterminer de façon réfléchie ce que nous voulons qu’elle soit. Ainsi, l’espace public ne se réduit pas à un espace au sens classique du terme, c’està-dire une étendue parmi d’autres, qui serait repérable à un certain nombre de points remarquables. Il est toujours déjà investi par une durée commune et par un imaginaire commun. L’espace public est à la fois un lieu, un temps, une idée/représentation. Cette dimension plurielle apparaît déjà dans la notion de lieu, qui implique trois éléments : une identité qui investit le lieu, en relation avec les autres et avec une histoire qui donne

h p o s lo 2. J.-P. Vernant, « Espace et organisation politique en Grèce ancienne » in La Grèce antique, Paris, Seuil, 1991, p. 221.

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une durée à ce lieu. Selon Marc Augé dans Pour une anthropologie des mondes contemporains, « le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent s’y reconnaître et se définir à travers lui), relationnel (en ce sens qu’un certain nombre d’individus, les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns aux autres) et historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation)3. » L’espace public est indissociable d’une certaine manière de l’investir qui contribue à le constituer : une place, une rue, un édifice public ne sont pas nécessairement des espaces publics. Il se définit également par distinction avec d’autres types d’espaces, qui constituent son dehors, et selon une géométrie variable.

L’espace public et ses autres : le « paradigme perdu »… Comme nous l’avons dit précédemment, la référence à la démocratie athénienne, à partir des réformes de Clisthène aux VIes siècle avant J.-C., si incontournable soit-elle, doit être maniée avec précaution. On peut, à la manière de Cornélius Castoriadis dans l’ensemble de son œuvre, la considérer comme une manifestation emblématique d’un « projet d’autonomie » qui traverse l’histoire. Si cette aspiration, sous sa forme la plus générale (une communauté cherchant les formes institutionnelles pour se gouverner elle-même), est transhistorique, ses différentes manifestations ne s’inscrivent pas dans un progrès nécessaire ou dans la répétition d’une origine jugée indépassable. Les réformes de Clisthène visent à introduire une égalité des citoyens dans l’exercice du pouvoir. Pour ce faire, ils sont regroupés en circonscriptions territoriales, les « dèmes », tournés vers un centre commun où s’exerce le pouvoir. Clisthène cherche à rompre avec le pouvoir de certaines familles et à établir l’isonomie (l’égalité de tous devant la loi impliquant l’égalité de tous dans la participation à l’institution de cette loi). On peut alors différencier trois types d’espaces, selon le découpage que retient Castoriadis comme significatif. L’espace privé (oïkos) relève de la satisfaction des besoins et de la vie familiale. Il est privé en ce qu’il est relativement autarcique et ne se traduit pas directement au niveau politique. Par contre, c’est une certaine situation économique qui donne accès à la sphère politique. Pour être citoyen, il faut être oïkos despote, maître 3. Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1997, p. 156 (nous soulignons).

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de maison. À ce lieu, s’ajoute l’espace « privé/public » (agora), où s’effectuent les échanges d’idées et de biens. Enfin, l’espace « public/public » (ecclesia) correspond aux lieux d’exercice du pouvoir (l’Assemblée et le Conseil notamment)4. Le mérite de cette tripartition, schématisée à des fins normatives par Castoriadis, est de nous permettre de sortir de l’opposition schématique entre le public et le privé pour penser des lieux de passage, des interfaces, mais aussi éventuellement des zones de confusion. Ainsi, si l’activité économique sert bien des fins individuelles (satisfaction des besoins), elle intéresse également le bien de la cité, participe de sa vitalité5. Associé par définition à la ville (polis), chaque régime politique se reconnaît notamment par sa manière particulière d’orchestrer l’interaction entre ces trois espaces. La démocratie implique une séparation (autant que possible) entre les trois et l’existence d’un espace privé/public indépendant. À Athènes, l’agora peut être conçue comme l’antichambre de ces lieux où les citoyens exerceront effectivement leur pouvoir politique. Dans les démocraties libérales contemporaines, les espaces publics virtuels (les médias) ou matériels (places, rues, etc.) permettent l’élaboration d’une opinion commune ou de contre-pouvoirs interpellant ceux qui exercent le pouvoir. L’espace public risque alors de revêtir uniquement une dimension négative ou réactive, celle d’un lieu investi lorsque le pouvoir dépasse les bornes. Ce qui est le cas, par exemple, lorsque la population « descend » dans la rue pour manifester une souveraineté jusqu’alors déléguée. À cet espace privé/ public s’adjoint l’espace d’exercice du pouvoir dont l’histoire marque nos territoires, par ses édifices somptueux : palais, voies, institutions, etc. qui véhiculent symboles et histoire commune. La communauté s’y reconnaît de façon symbolique. L’espace public implique enfin une forme de liberté d’accès et de participation. Il repose sur la séparation entre le « participable » (ce dont on jouit en commun) et le « partageable » (ce que l’on peut s’approprier, redistribuer, etc.), pour reprendre les termes de Castoriadis, et donc sur une définition préalable du bien commun. En cela l’espace public possède une dimension idéelle, représentative : il renvoie la communauté à l’image qu’elle se fait d’elle-même. Dans l’espace public de la cité se développe une certaine éthique, un éthos (manière d’être, habitude) politique, qu’on nomme d’ailleurs l’urbanité. L’urbanité est une vertu politique, une façon policée d’investir l’espace.

h p o s lo 4. Voir C. Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », La Montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1998, p. 228 sq. 5. Th. Paquot, L’Espace public, op. cit. in n. 1, p. 50.

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L’espace public n’est donc jamais donné : tout comme la démocratie, il est sans cesse en question, puisqu’il dépend de l’image que la communauté se fait d’elle-même et des articulations qu’elle met en œuvre entre les différents espaces. Il est la condition de l’action, manifestation d’un « qui », d’une personnalité libre qui initie un processus qui la dépassera nécessairement. L’individu y découvre et expérimente la dimension politique de son existence, le fait que ses actes l’engagent au-delà de lui-même, se machinent avec le collectif et interrogent ses valeurs. Il s’affranchit de la dimension strictement biologique de son existence, dépasse le cadre de sa vie privée. Or, « vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets commun, être privé d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie »6. L’espace public répondrait ainsi à l’exigence commune de se donner une durée au-delà de la vie individuelle, et du cercle de la satisfaction des besoins (temporalité répétitive). Cette ouverture à un intérêt commun est le propre de la ville, qui permet aux individus de mener des luttes communes pour défendre leurs intérêts, sous la forme d’associations notamment. « L’expérience de la démocratie en ville nous apprend que le peuple n’existe pas ailleurs que dans la vie de ces hommes qui unissent leurs efforts pour faire reconnaître certains intérêts dépassant leur stricte individualité et dans lesquels pourtant ils s’identifient7. »

La privatisation de l’espace public dans les sociétés libérales : la confusion des genres Par une forme de contamination réciproque, la confusion entre le public et le privé opère à double sens : privatisation de la sphère publique (1) et publicisation de la sphère privée (2). 1) Avec le développement de l’économie de marché et la constitution corrélative de l’État moderne, la société acquiert une forme d’autonomie à l’égard de l’État. L’espace 6. Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2001, p. 99. 7. A. Cambier, « L’urbain, condition d’une nouvelle citoyenneté », Urbanisme, n° 342 (mai-juin 2005).

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public est investi par un ensemble d’activités jusqu’alors cantonnées dans le domaine privé. Le XVIIIe siècle voit ainsi la naissance de l’économie politique, tant du point de vue de la pratique que de la théorie8. L’activité économique porte un bien commun que l’État doit garantir tout en interférant le moins possible avec la vie sociale. Dès lors, l’espace public change de sens. C’est ce que montre Jurgen Habermas dans son livre L’Espace public9, consacré à l’apparition de la sphère publique bourgeoise, à partir de la constitution d’un public littéraire et artistique aux XVIIe et XVIIIe siècles en France et en Angleterre. Journaux, revues, salons et cafés permettent aux intellectuels influents d’échanger des informations, de critiquer le pouvoir, de véhiculer des jugements de valeur. L’information devient une marchandise et la sphère publique se définit à l’extérieur du pouvoir. « La sphère publique politiquement orientée acquiert le statut normatif d’être l’organe grâce auquel la société bourgeoise se médiatise elle-même à travers un pouvoir d’État qui répond à ses besoins propres10. » L’espace public ne correspond plus vraiment au publicus latin, c’est-à-dire à ce qui est en rapport avec le pouvoir souverain. Il est recentré sur les échanges au point qu’on perde de vue leur dimension politique. Au niveau urbain, cela se traduit de nos jours par la constitution de véritables « villages privés ouverts au public » comme Bercy-village11, lieux de consommation et vecteurs d’une nouvelle forme de socialité orientée par des finalités consuméristes. Ces lieux sont vecteurs de ségrégation sociale et de standardisation urbaine. On peut s’interroger également sur le sens des opérations telles « Paris plage », « Lyon guinguettes » : « festivisme » (divertissement de masse) ou occasions de renouer avec l’espace public ? En outre cette dépolitisation de l’espace public est corrélative à une privatisation de l’espace « public/public », dans la mesure où les grandes décisions ne sont pas prises par la communauté elle-même, mais dans des cabinets ministériels ou autres, où règne le secret. La politique énergétique française en est un exemple criant.

h p o s lo 8. L’un des ouvrages majeurs étant Les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) d’Adam Smith. 9. J. Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1993 [1962]. 10. Ibid., p. 84. 11. Réaménagement de 51 ha de friches viticoles : parc, centre d’affaires, logements, centre commercial ouvert en 2001 qui s’intègre dans une architecture ancienne restaurée et ajoute des éléments destinés à accentuer l’effet d’authenticité (barriques en bois, wagons, etc.) Simulation d’une authenticité par patrimonialisation du lieu commercial. Voir A. Gasnier Arnaud, « Entre privatisation des lieux publics et publicisation des lieux privés », Urbanisme, n° 346 (janvier, février 2006), dossier « Espace(s) public(s) ».

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2) Le mouvement de publicisation de la vie privée se déploie dans de multiples directions. On peut l’interpréter de façon générale et un peu trop rapide comme le résultat de la prévalence des impératifs privés sur l’intérêt général dans le domaine public. En effet, le libéralisme politique fait de l’État le garant du bon fonctionnement d’une société civile où s’élabore la teneur effective de la communauté. Au niveau de la représentation politique, cela se traduit par une critique de la théâtralisation du pouvoir ainsi que de la distinction entre l’individu et la personne publique. Dès la formation de la sphère publique bourgeoise, on pense que l’intimité de la conscience est le lieu privilégié d’accès à une humanité commune12. Sous l’égide de la « transparence », l’ensemble de la vie privée devient de droit publicisable. Du moins l’individu en décide, faisant de la frontière entre le public et le privé une distinction interne à sa subjectivité, et non ce qui sépare sa subjectivité de ce qui intéresse l’ensemble de la communauté. Il décide de cette part de soi qui va devenir publique sans pour autant sortir de sa particularité. À rebours, si la théâtralité de la personne publique rend possible une distorsion entre l’être et l’apparaître, elle ménage néanmoins un espace de réflexion sur la manière pour un individu de se constituer en sujet politique, de dépasser son intérêt particulier. Cette publicisation de l’intime est renforcée par des techniques de plus en plus sophistiquées : la vidéosurveillance, les puces RFID, les GPS, introduisent la possibilité d’une traçabilité humaine, d’une normalisation des conduites. Même si le pouvoir politique est intéressé au premier chef par ce contrôle des populations, celles-ci ne sont pas victimes d’un quelconque complot. Elles en sont parties prenantes. On peut parler d’une auto-normalisation de la société qu’on ne peut confondre avec une auto-discipline, car elle est déléguée à une instrumentalité normative et non assumée en première personne (de façon autonome). Les instruments de surveillance induisent des pratiques normées qui ne sont pas réfléchies et délibérées (la plupart du temps). Sous couvert de fluidité dans les moyens de transport et d’efficacité, les citadins acceptent ainsi de publier (par le biais des puces de leurs pass) leurs trajets quotidiens, quitte à être gérés et surveillés comme un cheptel animal. Le contrôle, indolore, semble aller de soi. Mais ces techniques de contrôle s’inscrivent dans une mutation beaucoup plus générale de notre perception de l’espace et de la durée. Les médias (radio et télévision notamment) portent atteinte à notre approche commune du monde, et modifient les catégories de notre agir. Günther Anders décrit ce phénomène comme un double processus de 12. J. Habermas, L’Espace public, op. cit. in n. 9, p. 57-58.

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« distanciation-familiarisation », dans son essai « Le monde comme fantôme et comme matrice13 ». Les moyens de communication de masse introduisent un décalage entre l’espace de l’action et notre représentation du monde, en modifiant le statut de cette dernière. Cette altération du monde commun s’opère par une inversion du lointain et du proche. La télévision, par exemple, « livre le monde à domicile ». Elle rend le lointain familier, en ouvrant les foyers sur l’extérieur, présenté comme le lieu authentique de l’événement. L’événement est vécu simultanément et se donne comme image reçue. Cette intrusion du lointain dans un espace de proximité a deux effets majeurs. D’une part, dans le mouvement où elle nous rapproche du lointain comme image, elle nous distancie du proche. Celui-ci nous devient sans intérêt, car il n’est plus le lieu de l’événement. Il a toujours lieu dans un ailleurs. Il semble que nous puissions y assister mais jamais y participer. Nous devenons familiers de personnes et d’événements qui n’appartiennent pas à notre espace vital, et parallèlement nous devenons indifférents à ceux qui nous entourent, nos voisins de palier par exemple. D’autre part, la télévision altère le statut de l’événement. La simultanéité remplace peu à peu une approche de la présence comme relation concrète, matérielle. La représentation d’un événement se donne comme sa présence réelle ; y assister équivaut à le vivre. L’image télévisuelle ne se donne pas comme une représentation mais comme l’événement, ce qui rend difficile toute « distance esthétique » et toute analyse. L’événement devient ainsi l’objet d’une « réception passive », d’une consommation, au même titre que la parole. « La parole n’est plus pour eux un acte mais une réception passive14. » Dès lors, puisque le monde nous est « livré à domicile », il devient inutile d’en faire soi-même l’expérience. On peut consommer celle-ci, au même titre que n’importe quel objet manufacturé. « Le monde a perdu ses chemins15 » ; il est dépourvu désormais de toute différenciation qualitative. Tous les événements et tous les objets se valent dans la mesure où ils reçoivent un traitement similaire, se manifestent de la même façon, comme image qui « fait sensation ». Ils se succèdent et se remplacent sans permettre la construction d’une durée vécue. Chacun est un bloc d’espace-temps sans lien avec les autres ; et peut donc être oublié quasiment dans le temps où il est vu. Anders nomme ce processus la « démocratisation de l’univers ».

h p o s lo 13. G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Ivréa-Encyclopédie des nuisances, 2002. 14. Ibid., p. 128. 15. Ibid., p. 134. On pense par exemple au touriste qui ne découvre des lieux que les images qu’il en avait vues auparavant, s’empressant d’« immortaliser » ce qui l’est déjà.

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« Quand absolument tout, le lointain comme le proche, est en relation avec moi, quand absolument tout a le droit de se faire entendre et m’est assez familier pour que je le reçoive dans mon intimité ; quand à toute préférence s’attache déjà le caractère odieux d’un privilège, on présuppose alors d’une façon certainement inconsciente un Tout structurellement démocratique, un univers auquel sont appliqués les principes (issus de la morale et de la politique) de l’égalité des droits et de la tolérance universelle16. » À cela, il faut certainement ajouter la fonction de « décharge » que satisfait l’Internet participatif. Certes, les réseaux sociaux ont joué un rôle non négligeable dans les « révolutions arabes » de ces dernières années. Mais ils ne constituent pas à eux seuls un espace public. Sans lieu commun, les sujets y font trop souvent figure d’« avatars » en attente d’une subjectivation politique collective. Dans les démocraties « pacifiées » en tout cas, les individus peuvent y déverser le flot de leur mécontentement, décharger leurs velléités politiques, et dormir sur leurs deux oreilles. Il n’est au mieux que le substitut de cet espace public que décrit Habermas dans son ouvrage, favorisant à la fois (et de façon apparemment paradoxale) l’entre soi et la dissolution des frontières géographiques.

Quelle « place » pour l’espace public ? Face à la tentation réactionnaire d’un éloge d’une urbanité passée, il semble préférable de s’interroger sur les modes contemporains de constitution d’un espace public. Retrouver une forme perdue de la démocratie et de l’agora paraît vain : nous ne sommes pas « grecs » et l’histoire ne se répète pas. Par contre, nous avons toujours la capacité de nous réapproprier les lieux pour les instituer en espaces publics, y élaborer des notions communes. Soit en détournant des lieux déjà existants (un hangar désaffecté qui devient un squat politique, artistique, siège de réunions publiques, de projections, de repas de quartier, etc.), soit en élaborant de nouveaux lieux à vocation ouvertement publique (places attrayantes, jardins, rues piétonnes, etc., dont l’accès serait libre et dont les dimensions permettent la rencontre, à l’abri du regard, dans un « mobilier » urbain qui le permet). L’espace démocratique doit ménager des zones de « secret », des aspérités, des recoins dans lesquels peut se déployer une durée vécue. « Quand il n’y a

16. Ibid., p. 142 (nous soulignons).

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pas de temps à partager, il n’y a pas de démocratie possible17. » Le partage d’une durée s’effectue au coin des rues, dans les zones de visibilité réduite où une conversation plus intime peut se nouer. Ce n’est qu’à cette condition d’une construction plus ou moins secrète du lien qu’il pourra par la suite se faire public, car il aura eu le temps de se densifier. La place publique ne suffit pas, comme espace vide, pour construire le lien social, car elle fonctionne bien souvent comme un panoptique, dissuadant tout arrêt, si ses dimensions sont trop grandes. Le lien social se nourrit des zones d’ombre, des anfractuosités, qui favorisent le repli, l’élaboration d’une stratégie. La ville démocratique doit favoriser ces deux types d’espaces, qui ne prennent sens que l’un par rapport à l’autre : les zones de visibilité (rues et places) et celles de secret (recoins, porches, statues, etc.). « On a fabriqué des lieux panoptiques où se mélangent promiscuité et désert alors que l’essence de la ville est d’allier foule et solitude18. » De même, le fonctionnalisme en architecture ne permet pas de répondre aux besoins de la ville, car il ne laisse aucun espace pour l’élaboration d’une durée commune. Les lieux fonctionnels font l’objet d’une intense fréquentation introduisant une proximité oppressante. Les espaces de transition entre eux, les voies de communication font office de déserts, que l’on ne songe qu’à fuir, devenant parfois des zones de quasi non-droit. On ne peut réduire l’espace public à un ensemble, même très complet, de fonctions. Il s’élabore « entre », dans les espaces où un événement peut encore voir le jour, car il a le temps d’y mûrir. L’échec de l’ultra-rationalisme des grands ensembles n’est pas seulement architectural, il est aussi politique. Il indique que la démocratie comme régime politique demeure tributaire du peuple : l’espace public ne peut être préfabriqué. Il relève en démocratie d’une élaboration commune entre la société civile et l’État. Cette réappropriation collective de l’espace implique donc la mise en œuvre de formes de « démocratie participative ». Les citoyens doivent être parties prenantes des processus décisionnels concernant la reconfiguration de leur espace. À l’heure actuelle, la « démocratie participative » ne désigne en France que la consultation des citoyens sur des projets urbains sans qu’ils aient le pouvoir de décider. De fait elle sert souvent d’instrument d’acceptabilité sociale, maquillée sous le vocable de « pédagogie ». Ayant l’illusion de participer du processus de décision, les citoyens acceptent ce que les édiles leur imposent finalement. Mais dans certains pays, comme au Brésil, les

h p o s lo 17. G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit. in n. 13, p. 148. 18. R. Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Paris, Plon, 1992, p. 46.

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citoyens se voient parfois allouer un « budget participatif » qu’ils utilisent comme bon leur semble. « À l’instar du suffrage universel en ses débuts, ces nouvelles formes de participation peuvent être pensées à la fois comme des instruments de dressage et de libération, comme des technologies visant à canaliser les mécontentements populaires et comme des lieux où une contestation de l’ordre établi peut trouver à s’exprimer et à se renforcer19. » L’indépendance de la presse vis-à-vis des pouvoirs politiques et financiers est également une condition sine qua non d’un espace public démocratique. Sans cela, l’opinion commune ne laisse pas place au dissensus et ne permet pas d’inventer des formes de socialité autres que celles que les pouvoirs légitiment. Si l’espace public désigne la manière dont une communauté investit et valorise le commun, alors il ne peut être sans une participation effective des citoyens à l’espace public/ public. Sans cela, on spectacularise l’espace public (comme agora), et il participe du divertissement. L’information et la consultation ne suffisent pas pour constituer un public. On ne peut réduire le public à la publicité. « La principale éducation dans la politique est la participation active aux affaires, ce qui implique une transformation des institutions qui incite à cette participation et qui la rende possible, alors que les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux affaires. Mais cela ne suffit pas. Il faut que les gens soient éduqués, et soient éduqués pour le gouvernement de la chose publique20. » Enfin, la question de l’espace public nous introduit dans des échelles spatio-temporelles différentes. Certains problèmes ne sont pas solubles à l’échelle locale ou nationale. Les problèmes écologiques, par exemple, nous mettent en présence d’un bien commun à l’ensemble de l’humanité, qui implique une prise de conscience collective et une action collective. Or, il n’y a pas vraiment de public mondial, en dépit de sa forme institutionnelle visible (ONU et autres institutions internationales). Certaines ressources, de par leur rareté relative (comme l’eau), ne peuvent plus être considérées comme des biens partageables.

19. L. Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie, Paris, Seuil, 2008, p. 48. 20. C. Castoriadis, Post-scriptum sur l’insignifiance, Paris, L’Aube, 2007, p. 28.

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Conclusion : le « vide » démocratique Ainsi, l’espace public n’existe pas a priori : il est le résultat d’une autonomie collective qui investit des lieux, au-delà de leur usage privé. Cette autonomie ne prend consistance que dans un régime politique qui lui accorde un pouvoir effectif. Autrement dit, tout comme la démocratie, l’espace public est sans cesse en question et en crise, n’est jamais institué une fois pour toutes. Il est le lieu d’une tension tragique entre certaines aspirations contradictoires, plus ou moins médiatisées et amplifiées : des pulsions narcissiques (visant la satisfaction privée) et un désir de sublimation collective de celles-ci dans des objets communs (l’intégration de l’intérêt privé dans le collectif). L’espace public est un concept vide qui, comme l’être, s’entend en de « multiples acceptions ». Cette vacuité essentielle du concept d’espace public rend manifeste, au cœur même de l’idée, sa haute teneur spatiale. En effet, si l’espace renvoie à une étendue déterminée, siège de nos perceptions sensibles, alors le vide peut être considéré comme la matrice de l’espace, son réceptacle. Lao Tseu n’affirmait-il pas déjà, au début du Tao Te King, « le vide de l’être médite la racine de toutes choses » ? La vacuité de l’espace public est ainsi le gage de sa fécondité. Mais, tout comme l’espace qu’il rend possible, le vide est à géométrie variable. La vacuité est protéiforme. Elle se décline en relation avec le type d’espace qu’elle rend possible. Ainsi, le vide se donne souvent comme un espace insignifiant, qui manque de contenu, un espace en carence d’être et de signification. Mais cette carence insignifiante est parfois l’effet d’une saturation de sens, bien plus que de sa totale absence. Le vide de l’espace totalitaire obère la signification en la saturant a priori, sous l’égide d’un Signifiant transcendant. Le vide consumériste étourdit par la profusion des stimulations : la privatisation de l’espace public opère un rebouchage forcené du vide, prélude à l’action politique, occultation de l’abîme. Car la démocratie, plus que tout autre régime politique, a affaire avec le vide. Cornélius Castoriadis et Claude Lefort s’accordent sur cette béance originaire du phénomène démocratique : l’institution de l’indétermination humaine en fondement du politique, la découverte que le pouvoir est un « lieu vide », qui ne pourra être comblé par aucune nature ou référent ultime. « Voilà qui mérite attention : la notion d’un lieu que j’appelle vide, parce que nul individu, nul groupe ne peut lui être consubstantiel ; la notion d’un lieu infigurable, ni au-dehors, ni au-dedans ; la notion d’une instance purement symbolique, en ce sens

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qu’elle n’est plus localisable dans le réel. Mais encore faut-il observer que, pour la même raison, s’efface la référence à un pôle inconditionné ; ou, à mieux dire, la société se trouve mise à l’épreuve de la perte de son fondement21. » La démocratie est le seul régime politique à assumer consciemment sa vacuité, son absence de fondement. Régime « tragique » par excellence, dans lequel les hommes affrontent l’abîme de sens qui leur fait face. Notre existence est vide a priori, aucune signification autre qu’instituée ne lui préexiste. La prise de conscience de cette vacuité est la condition de l’autonomie politique et de la créativité. L’espace public démocratique correspond ainsi à l’assomption du vide, au débouchage critique et politique. Il possède de ce fait une dimension révolutionnaire et anarchique. Révolutionnaire tout d’abord, parce qu’en lui s’opère la mise en crise de l’institué et l’avènement de nouvelles significations. Anarchique, parce qu’il n’y a pas de principe qui préexiste à l’auto-institution par le peuple de son espace. La démocratie repose sur le courage collectif d’affronter cet abîme de sens qui nous fait face. L’espace public n’est que la phénoménalisation, la spatialisation, de notre mode spécifique pour habiter le vide. Nous faisons face à un vide à préserver tout en l’occupant, contradiction indépassable, ferment de l’action politique. Alors l’espace public est susceptible de manifester les dissensions qui traversent la société civile. À trop vouloir occuper la scène, on rend tout mouvement impossible. Le souci du vide rejoint son parent pauvre temporel : la lenteur, précurseur sombre d’une durée commune. Le souci du vide et de la lenteur participe de cette praxis démocratique, contrepoids aux formes contemporaines du divertissement. L’espace public démocratique repose sur la mise en crise du peuple par lui-même. Cette crise, loin d’être un terme, participe d’une « création continuée », n’en déplaise à tous les déclinologues. Pour ces derniers en effet, il « paraît inconcevable qu’on renonce à l’idée que les fondements de l’ordre social doivent être à l’abri de la critique ; inconcevable que l’incertitude puisse être autre chose qu’une maladie de la civilisation, qu’elle entretienne le désir de liberté au milieu des orages22 ».

21. Cl. Lefort, « Démocratie et avènement d’un lieu vide », in Le Temps présent, Paris, Belin, 2007, p. 465. 22. Cl. Lefort, « L’imaginaire de la crise », in Le Temps présent, op. cit. in n. 21, p. 936.

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8. L’ESPACE VU DES GÉNIES

André Bord Docteur ès lettres, vice-président et doyen de la Société de philosophie de Bordeaux, membre correspondant de l’Accadémie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux Sans compter les synonymes ou harmoniques, Pascal, dans Les Pensées, emploie 21 fois le mot « espace ». Il note ses réactions au contact de cette réalité immense. « Quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de telle sorte qu’ils se soutiennent tous entre le néant et l’infini1 » (S 352/1). Sur des tablettes2 qu’il portait constamment, il notait ce que lui inspirait ce qu’il voyait, ce qu’il lisait en ses vastes lectures, ou lors de conversations avec ses nombreux amis d’opinions si différentes. Pascal fait rarement de théorie. Le 10 août 1660, il écrit à son ami Fermat : « La géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan […]. Elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force3. » Ces mots peuvent paraître étranges chez celui que l’Europe considérait comme le plus grand mathématicien de l’époque. La géométrie n’a été toujours pour Pascal qu’un jeu intellectuel qui a commencé à 11 ans sur les carreaux de sa salle de jeux : l’arithmétique concerne plutôt les nombres et la géométrie l’espace. L’homme a d’autres missions plus hautes que l’exercice intellectuel ou le métier : « Je me prête à ma Mairie » disait Montaigne. Le danger de l’intellectualisme est de masquer l’essentiel : la réalité concrète ou les réalités supérieures qui dépassent le rationnel. « Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose » (418).

h p o s lo 1. Pascal, Œuvres complètes, Seuil, Intégrale, (S 352/1) désigne page et colonne ; (418), le n° de la pensée. 2. L’usage des tablettes date de l’Antiquité ; on y inscrivait en sténo. La matière a changé. Chez Pascal, ce sont de petites liasses de papier. 3. Pour Platon aussi la géométrie n’est qu’un prélude. Le fronton de l’Académie avertit : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » La quête de la sagesse pour la vérité et le mode de vie est plus importante.

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L’espace est une évidence « Les connaissances des premiers principes : espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. La nature ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement » (110). Pour caractériser cette connaissance des premiers principes, le mot « intuition » aujourd’hui s’impose. Ni Descartes ni Pascal ne le connaissaient. Pascal le remplace par « instinct », « cœur », « sentiment », ce qui induit à tous les contresens. L’espace s’impose, nous le vivons à chaque instant. Pascal lie l’espace, le temps, le nombre, le mouvement (419). C’est par eux que notre esprit se confronte à la réalité matérielle ; mais qu’est ce que l’espace ? Au livre XI des Confessions, saint Augustin s’interroge : « Qu’est-ce que le temps ? Si tu ne me le demandes pas, je le sais ; si tu me le demandes, je ne le sais plus4. » On peut en dire autant de l’espace. « Les nombres imitent l’espace qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par le même maître » (698). Déjà Pythagore le notait : « Les choses sont des nombres et les nombres sont des dieux. » Idée féconde reprise par Galilée : « L’univers est écrit en langage mathématique. » Descartes, avec la géométrie analytique, unira l’espace et le nombre. L’utilisation de la mathématique est le premier facteur qui a révolutionné la science. C’est par nos sens que nous percevons l’espace et les objets qui s’y trouvent. Les lunettes, télescopes, microscopes, les appareils acoustiques les prolongent. La vue est le sens privilégié. Il n’est pas le seul, les autres sens perçoivent la représentation spatiale d’une autre façon. Le handicapé atteint de cécité attire la pitié. Pour la perception de l’espace encore faut-il faire la différence entre ceux qui n’y voient pas du tout et les malvoyants, ceux qui le sont devenus et les aveugles-nés5. L’aveugle-né compose son espace à l’aide des autres sens : le toucher, l’ouïe chez lui si développée. Il juge selon 4. Pascal distingue le temps psychologique du temps des horloges. Il a une montre à son poignet gauche (534). 5. Lors de la guérison miraculeuse par Jésus, l’Évangile note bien : aveugle-né. La Lettre sur les aveugles de Diderot n’est guère éclairante.

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les timbres de voix, non d’après les expressions des visages. Des éducateurs dévoués l’accompagnent dans son effort personnel pour épanouir ses possibilités : ex ducere. Dans cet autre monde, certains parviennent à des performances remarquables sur le plan intellectuel ou pratique. Ils lisent avec leurs mains. L’accordeur de pianos est connu, mais on trouve aussi des musiciens, des enseignants, des scientifiques, des artisans. Pour eux, la place précise des objets, des outils, des matériaux est essentielle. Nous ne percevons pas l’espace, mais les êtres qui s’y trouvent. Je vois des objets, des lueurs, des couleurs, des éclairs, j’entends des bruits, des sons, le tonnerre, je palpe du mou ou du dur, je sens le vent me cingler, je perçois tel mouvement.

Les synonymes L’espace est indéfini, illimité, non mesurable. L’univers est sans limite. Nous y situons les corps, les mouvements. L’étendue est limitée. C’est la partie que découvrent nos yeux ou la partie de l’espace qu’occupe un corps et qu’on peut mesurer. La superficie, la dimension, la distance sont chiffrables. Le point, le lieu, le centre, l’endroit sont ponctuels.

h p o s lo Ambiguïté

Nos réactions vis-à-vis de l’espace sont très variées. Certains préfèrent la sécurité, d’autres le risque. Platon, Montaigne, Montesquieu éprouvent le besoin de voyager, d’autres comme Socrate ou Kant préfèrent rester dans leur cité. Pour Pascal, « notre nature est dans le mouvement » (641). Cependant il ne franchit pas les frontières : Clermont, Paris, Rouen, Paris, Clermont, Paris. Huit mois de retraite à Bienassis à Clermont (1652-53). Paris. En janvier 1655, huit jours au château de Vaumurier avec le duc de Luynes pour parler de philosophie, suivis de treize jours à PortRoyal-des-Champs selon l’insistance de sa sœur Jacqueline. Paris. Encore cinq mois de retraite à Bienassis auprès de sa sœur Gilberte. Retour à Paris. Dans ces voyages, il a découvert les forêts vers Rouen, les vastes plaines fécondes, la Loire qu’il traverse sept fois, passant d’une jurisprudence à une autre différente : « plaisante justice qu’une rivière borne » (60). « Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller » (717). « Ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord

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fuient, il faut un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau, mais où prendrons-nous un port dans la morale ? » (697). Autant de demeures différentes, autant d’adaptations aux êtres du nouvel espace. Pascal se déplace à pied, à cheval ou en carrosse (lettre du 10 août 1660). Pour les longs déplacements, il part en coche, parfois en bateau. Avec son ami le duc de Roannez, Pascal organisera dans Paris plusieurs circuits de transport en commun, les carrosses à cinq sols qui, au début, vont avoir grand succès. Pascal parle 21 fois de la mer. Comme Corneille, il a vu à Rouen la marée remonter le fleuve. « Le flux les apporta, le reflux les remporte » (Le Cid). Il note : « La nature agit par progrès. Itus et reditus, elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins puis plus que jamais » (771). « Le moindre mouvement importe à toute la nature, la mer entière change pour une pierre » (927). Il a connu des hommes partant pour de longs noyages en mer ou en revenant. Quand les notables venaient à Rouville pour écouter la prédication de Guillebert, la famille a pu en profiter pour aller voir la mer. Son espace immense, éternel et changeant aura impressionné Pascal. Après l’investissement horizontal, quelle est chez Pascal l’expérience des hauteurs ? Sans doute a-t-il assisté à quelque feu d’artifice à l’occasion d’une fête. Il connaît l’aventure d’Icare, les maquettes prometteuses de Léonard de Vinci, mais aussi l’actualité. Les fontainiers de Florence, lors d’une inondation, s’étonnent que leurs pompes aspirent l’eau jusqu’à 10 mètres (unité actuelle), et pas beaucoup plus. Galilée consulté ne peut expliquer mais suggère que la hauteur du liquide doit être inverse de la densité du liquide. Torricelli essaie avec du mercure. C’est la fameuse expérience connue bientôt de toute l’Europe grâce au père Mersenne, théologien, philosophe et savant, boîte aux lettres des savants. Lui-même essaie de la reproduire, ce qui est facile. Mais les tubes cassent, ne supportant pas le poids du mercure. De passage à Rouen, l’ingénieur Petit, avec Étienne et Blaise Pascal, refont l’un après l’autre l’expérience. Les tubes ont résisté. Petit repart, Étienne reprend sa responsabilité pour les impôts. Le jeune Pascal poursuit et amplifie l’expérience. Il n’a jamais accepté l’expression : la nature a horreur du vide. Il lui paraît ridicule que la nature matérielle ait des sentiments, des émotions. Grâce à la bienveillance compétente de la directrice, il fait venir des mâts dans la cour de la Verrerie Sever, qui vont porter les tubes assemblés sur plus de 10 mètres de haut pour faire de nombreuses expériences avec de l’eau et des liquides différents. Il invente d’autres montages qu’il ne pourra réaliser comme trop difficiles et onéreux.

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Sa conclusion est un constat : le vide existe bel et bien. Évidemment, il se heurte à l’ironie et la vindicte des demi-savants aveuglés par leur érudition, ce qui est classique : Galilée, Pasteur, Mendel (1865) subissent les mêmes critiques ou ironies. Qu’importe ! Pascal va plus loin. Torricelli s’est demandé quelle est la force invisible qui pèse sur le mercure de la cuve pour équilibrer le poids du mercure dans le tube. Son intuition lui suggère l’hypothèse géniale de la pression atmosphérique. Il conforte son idée par le calcul. Le produit de la colonne du mercure par sa densité égale bien la hauteur de l’atmosphère par la densité de l’air. L’hypothèse devient probable. La plupart en restent là. Cela ne suffit pas pour Pascal, il faut vérifier. Pascal demande à son beau-frère Périer qui habite Clermont-Ferrand de faire ces expérimentations en haut et en bas du Puy de Dôme. Les résultats, en septembre 1648, sont largement probants. Pascal pourra en faire à des hauteurs moindres : à la tour Saint-Jacques à Paris, et même dans une grande maison. Lors de la famille réunie à Clermont de mai 1649 à novembre 1650, il refera les expériences au Puy de Dôme. Galilée avait donné une nouvelle dimension à la science en introduisant les mathématiques. Pascal et Huygens, selon les conseils du moine franciscain Bacon, anglais, en ajoutent une seconde. La mathématique est une construction intellectuelle, son critère est la démonstration rationnelle. La science étudie la matière ; son critère est la vérification expérimentale. En astronomie, cette vérification devient observation, aussi indispensable. Une aventure éclatante viendra confirmer cette nécessité. Au XIXe siècle, on savait que les planètes tournaient autour du soleil selon une ellipse. Cette courbe n’est pas parfaite car elle est perturbée par l’existence d’autres planètes. En 1845, l’astronome Le Verrier étudie les perturbations inexpliquées de la planète Uranus. Il en arrive à imaginer l’existence d’une planète inconnue dont il calcule l’orbite et la position. Il fait part de ses calculs et de son hypothèse à Galle, le directeur de l’observatoire de Berlin, qui possède une carte récente de cette région du ciel. Le 23 septembre 1846, Galle observe un astre de magnitude 80 qui correspond aux données de Le Verrier et qui ne figurait pas sur la carte. On appelle la nouvelle planète Neptune. Les scientifiques applaudissent. Après la mort de Le Verrier (1877), fort du succès, on étudie les perturbations inexpliquées de Neptune, ce qui conduit en 1930 à la découverte d’une autre planète : Pluton. Avec une assurance accrue, on applique la même méthode pour étudier les perturbations inexpliquées de Mercure et on appelle la nouvelle planète que l’on va découvrir : Vulcain. On

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ne l’a jamais vue ; Vulcain n’existe pas.

Interprétations de l’espace

Notre expérience de l’espace est quotidienne. Elle nous réserve des spectacles merveilleux si nous prenons la peine de les regarder. Mais l’esprit ne peut se contenter du témoignage des sens. La vue du ciel féconde son imagination. Le nombre de légendes engendrées est pléthorique, à commencer par la mythologie. L’intellectuel, lui, s’interroge. Son imagination créatrice propose des représentations de l’espace aussi géniales que provisoires. Rappelons les plus connues. Au Ve siècle avant J.-C., un pythagoricien, Philolaos, considère le soleil comme le centre de l’univers. Au IVe siècle avant J.-C. un platonicien, Aristarque de Samos, propose aussi l’héliocentrisme. Au IIe siècle après J.-C., Ptolémée (100-170), grand géographe et mathématicien de l’École d’Alexandrie, écrit une vaste synthèse, l’Almageste ; il fait de la terre le centre de l’univers. Le géocentrisme s’impose pendant des siècles, il correspond d’ailleurs au témoignage de nos sens. Au XVIe siècle, le chanoine polonais Copernic (1473-1545), esprit universel, fait ses études à l’université de Padoue, car une certaine Europe existait. Il propose le soleil comme centre de l’univers. Il écrit le Traité sur les révolutions du monde céleste (1545)6 qui, après sa mort, sera dédié au pape. Si le géocentrisme est toujours très largement préféré, quelques chercheurs adoptent la révolution copernicienne car ses calculs sont beaucoup plus simples que ceux de Ptolémée. L’université de Salamanque, alors la première d’Europe à tous points de vue, mathématique, astronomie, philosophie, théologie, adopte l’héliocentrisme en 1580. En 1585, dans La Vive flamme d’amour (IV, 4), Jean de La Croix écrit : « Au mouvement de la terre se meuvent toutes les choses matérielles qui sont sur elle. » Notons bien que géocentrisme, héliocentrisme sont des conceptions, des hypothèses. Galilée est un savant, grâce en partie à son père qui l’a instruit. Esprit universel sans diplôme, il s’intéresse aussi bien à la médecine, aux mathématiques, à la théologie qu’aux dialogues de Platon. En plus de cela, il est technicien, il invente et fabrique de nombreux instruments pour la recherche. Ses travaux font l’admiration générale, et inévitablement la jalousie des demi-savants qui ne savent que répéter en langage de perroquet ce qu’ils ont appris. Enseignant les mathématiques à Pise, il démissionne 6. En astronomie, révolution signifie « retour d’un astre dans sa course ».

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à cause de la vindicte et laisse sa chaire à un disciple. Malgré une santé précaire, en particulier des crises d’ophtalmie, il continue ses recherches. Comme tout le monde, il a commencé par enseigner le géocentrisme, mais ses observations du ciel le poussent à préférer l’héliocentrisme. En 1609, il persuade son ami Kepler qui, d’abord méfiant, finit par l’adopter. Un Français lui signale qu’aux Pays-Bas existe un nouvel instrument d’optique ; la nouvelle assez vague suffit au génie. Galilée confectionne une lunette avec une lentille convergente et l’autre divergente qui lui permet de découvrir un monde céleste alors méconnu. Il remercie Dieu de lui avoir permis de contempler cette splendeur et il écrit en 100 pages Le Message céleste, Sidereus Nincius. En 1611, Christine de Suède, grande-duchesse de Toscane, interdit au disciple toute référence à Copernic. Galilée le défend. Il écrit à Christine Pour la philosophie physique7, l’Écriture sainte n’a pas de juridiction. « L’Esprit Saint nous enseigne comment aller au Ciel et non comment va le ciel. » Le doge lui avait offert une chaire à l’université de Padoue : mathématique, cosmographie… Galilée avait passé 17 ans tranquille. À Florence, il est nommé Premier mathématicien du grand-duc. Il est accueilli à l’Académie del Lincei, et les Jésuites célèbrent le plus grand astronome du temps. Quel succès ! Prometteur de jalousies féroces. Il y eut en 1616 un premier procès. Galilée n’y figurait pas. On attaquait surtout la doctrine de Copernic. On demanda seulement à Galilée d’abandonner cette idée. Il promit. Il a six entretiens avec le pape. Ils conviennent que Galilée va écrire un traité Deux systèmes du monde, mais sans privilégier l’un. C’était trop lui demander. Il est convoqué par l’Inquisition, il tarde, il argue de son état maladif, de son âge, 70 ans. Finalement il s’y rend. Selon la coutume, qui n’épargnait même pas les prélats, on aurait dû le mettre en prison. Vu sa notoriété, on lui réserve trois pièces dans la luxueuse demeure de l’ambassadeur Nicolimi. Le procès dure 20 jours, en juin 1633, devant six cardinaux ; quatre se sont désistés. On lui reproche 1) d’avoir trahi l’engagement de renoncer à Copernic ; 2) au lieu d’hypothèse, de tenir cette doctrine comme scientifique ; 3) Y renoncez-vous ? – selon l’usage, on aurait dû le soumettre à la torture pour obtenir la vérité. Galilée n’y fut pas soumis8. Comme la plupart des condamnés, Galilée se défend mal. Pour se justifier, il évoque le phénomène des marées qui n’est pas une preuve. Mais il faut se mettre dans la situation. Il parle d’un phénomène que tout le monde

h p o s lo 7. Le mot « philosophie » englobait encore les sciences. 8. Aujourd’hui la torture est interdite, en principe. Est-elle encore pratiquée ?

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connaît, il ne peut décrire les splendeurs qu’il a découvertes dans le ciel et que personne n’a vues. D’autre part, une instance qui est faite pour juger, a priori, condamne. Bref, Galilée abjure à genoux. La légende prétend qu’en sortant, il tapa du pied en disant : « Pourtant elle tourne », ce qui paraît invraisemblable9. Il l’a certainement pensé. Il est condamné à la prison. Il ne la connaîtra jamais. Il est d’abord en résidence surveillée dans la riche maison d’amis, avant d’être autorisé à rentrer chez lui, aveugle. Les anticléricaux ont profité de ce drame pour opposer l’Église et la science. Or Galilée est aussi chrétien que les cardinaux. Vers la fin de la 18e provinciale (S 467/2), Pascal écrit : en vain, ce décret de Rome contre Galilée qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. « Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et, si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner ainsi avec elle. » Ces lignes renferment deux principes essentiels. Le premier répète Galilée : religion et science sont deux domaines différents qui ne peuvent s’opposer. La religion n’a pas à intervenir dans la recherche scientifique, ni la science dans la religion. La vie de Galilée comme celle de Pascal le prouvent : leur foi profonde ne les empêche pas d’être des savants exceptionnels. Pascal constate : « Le pape est premier. Quel autre est connu de tous ? » (569). Deux siècles avant Vatican II, Pascal définit l’Infaillibilité. Le pape est infaillible concernant les vérités de la foi, pour le reste il peut se tromper comme tout le monde et même davantage à cause des influences qui l’induisent à erreur. La seconde leçon de la citation que nous nous sommes permis de souligner est la nécessité de l’observation répétée et constatée par plusieurs témoins. Il faut reconnaître que ce fut l’erreur bien compréhensible de Galilée. L’héliocentrisme n’était alors qu’une probabilité. L’héliocentrisme ne deviendra « certitude » qu’au siècle suivant, en 1728, grâce à l’Astronomie royale de Greenwich à l’occasion d’une éclipse de lune. En France, les travaux considérables de Galilée sur les lois de la chute des corps ou les oscillations d’un pendule sont diffusés très tôt grâce à Mersenne. Mais ce qui frappe surtout, c’est la découverte d’une région de l’espace jusqu’alors inconnue. « Combien les lunettes nous ont-elles découvert d’êtres qui n’étaient point pour nos philosophes10 d’auparavant » (782). Cette nouvelle vision du ciel ne confirme pas l’interprétation de 9. Les légendes fallacieuses sont légion. Aujourd’hui, les meilleurs spécialistes sont d’accord : le monastère de Port-Royal, Pascal, Racine… n’ont rien à voir avec le jansénisme qui naît seulement au XVIIIe siècle. 10. Pour scientifique, cf. n. 6.

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l’espace comme héliocentrique. Pour Roberval comme pour Pascal, ce n’est qu’une interprétation probable et provisoire car la science progresse sans cesse. D’ailleurs Pascal n’emploie pas le mot, il parle de « mouvement de la terre ». L’interprétation est provisoire. « Si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre, elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part11 » (199 à lire entièrement). Par quelle intuition de génie Pascal a-t-il pu écrire cela alors que l’héliocentrisme venait d’être proposé ? Le mouvement de la terre est un fait, l’héliocentrisme est une conception provisoire comme toute théorie (Poincaré, La Science et l’Hypothèse). La nouvelle vue de l’espace faisait rêver. Kant, dès 1755, pressentira d’autres réalités que notre voie lactée. Les galaxies seront découvertes en 1920. Si la technique est fille de la science, réciproquement les progrès de la technique promeuvent la science. Aujourd’hui, la modeste lunette de Galilée est réservée à l’amateur, des télescopes géants révèlent des dizaines de milliers galaxies, chacune avec 100 milliards d’étoiles. La couleur que nous en voyons semble indiquer que le monde est en expansion. Certaines étoiles sont jeunes, d’autres vieilles. Nous en voyons qui, pendant le trajet de leur lumière, sont déjà mortes. Le quidam qui ouvre un livre de cosmographie y trouve des distances et des temps inimaginables, « astronomiques », qui font comprendre le mot de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (201). Les dimensions donnent le vertige : on parle de 100 000 années-lumière pour le diamètre des galaxies ! Le soleil a 4, 5 milliards d’années… Chaque découverte étonne et incite à aller plus loin. La sonde Epoxi survole la comète Hartley 2. On découvre des planètes extrasolaires. En 2008, trois astronomes décèlent l’exoplanète gravitant autour de l’étoile IRXS 1609. Sachant que l’on nomme ua la distance moyenne de la terre au soleil, on calcule que le rayon de son orbite serait de 300 ua, ce qui infirme les calculs habituels pour les planètes. Souvent une nouvelle découverte remet en question les précédentes. Comment prétendre vulgariser ces pro-

h p o s lo 11. Pascal n’a pas inventé cette expression mais ses prédécesseurs la réservaient à Dieu. Pascal l’attribue à l’univers. Le savant cardinal allemand Nicolas de Cues (401-464) aussi, mais Pascal l’a-t-il lu ?

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grès incessants ? L’Europe dispose d’une gamme de trois lanceurs. Depuis 1957, Soyouz a fait ses preuves et sept pays contribuent à la transporter en Guyane : France pour 63 %, Allemagne, Italie, Belgique, Espagne, Suisse, Autriche. On multiplie les projets : deux aux US, un en Europe. L’avènement de télescopes ultra-géants, avec des diamètres de 100 m à la base, une hauteur de 80 m, des miroirs de 42 m comportant 984 miroirs élémentaires hexagonaux, permettront d’atteindre des régions de l’espace de plus en plus lointaines, car plus le diamètre est important, et plus son pouvoir de résolution est élevé. Ce qui réclame des spécialistes et une main-d’œuvre hautement qualifiés. Il ne faut pas réduire la démarche de Galilée à la découverte de nouveaux ciels. Contre un certain a priori, il affirme que les lois qui régissent la terre et celles du ciel sont les mêmes. La science entière repose sur le principe du déterminisme : l’univers est régi par des lois constantes et nécessaires. L’objet du chercheur est de les découvrir. Dans la célèbre pensée 199, Pascal fait un parallèle entre l’infiniment grand évoqué par la lunette, et l’infiniment petit suggéré par un autre nouvel instrument utilisé depuis le début du siècle : le microscope. Or le microscope devenu de plus en plus puissant avec l’électronique découvre un univers infiniment petit qui fait problème : impossible de déterminer la place de l’individu électron. En l’éclairant, les photons le déplacent. On pallie la difficulté en travaillant sur des populations, avec des statistiques et la probabilité. Les électrons se groupent plus ou moins autour d’une longueur d’onde idéale. Certains en profitent pour mettre en doute le déterminisme dans le microcosme. Mais pour Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés ». Et Heisenberg calcule la relation d’incertitude. Or incertitude pour l’esprit n’est pas indéterminisme dans la matière. D’ailleurs toute la science passe constamment de l’incertitude à la découverte. Plusieurs interprétations sont possibles. Pour le quidam lambda, le calendrier ou la météo, le soleil se lève, éclaire, chauffe et se couche. Pour l’amateur astronome, la terre tourne autour du soleil. Pour le spécialiste, le centre de l’univers est partout.

Investigation de l’univers De tout temps l’homme a investi l’espace. D’abord autour du globe sur terre et sur mer, vers le bas, vers le haut, le côté, l’est ou l’Occident. Homère décrit des voyages individuels ou par groupes. Sur terre, l’histoire révèle de nombreuses migrations : Hébreux

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hors d’Égypte, leur déportation en Assyrie, celles des Phéniciens, Carthaginois, Grecs ou Romains, il y en eut dans des temps plus reculés. Plus proches, les terribles invasions des IVe et Ve siècles, les croisades, la fuite des Européens vers l’Amérique, la déportation des Noirs du XVIe au XVIIIe siècles, les drames après la Révolution russe de 1905, et ceux à la suite des deux guerres du siècle dernier. Des étrangers venus en Europe pour y chercher du travail ou l’inverse. Qu’elles soient imposées par la disette, la persécution, ou volontaires, ces émigrations sont l’occasion de découvrir des sites, des climats nouveaux, des mœurs différentes car partout, dans des régions aussi différentes que la montagne ou la mer, la glace ou le désert étouffant, l’homme est présent, occupe, transforme, cultive ou dénature l’espace. Pour alléger sa charge, accélérer le mouvement, l’homme se fait porter : l’excellent cheval, le chameau, l’éléphant, l’ingénieux vélo, le chemin de fer, le métro, les bateaux sur « les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller » (717). Sur mer. Des peuples entiers vivent de la mer, parfois sur la mer. Ils y trouvent leur subsistance. La mer est une invitation à partir au-delà, découvrir « une vie étrangère » (136) « des îles de la mer » (483). Des noms célèbres s’imposent. Marco Polo (1254-1324) est vénitien. Son père et son oncle commerçaient en Chine. Ils emmènent Marco qui a 17 ans. Pendant que les parents font des affaires, Marco va traverser la Chine, y rester 17 ans. Il découvre une civilisation à l’apogée de la dynastie mongole, avec une administration remarquable, le papier-monnaie, une poste organisée… Il admire la capitale (aujourd’hui Pékin), le bouddhisme qui n’est pas une religion mais une sagesse. Les trois voyageurs reviennent. Un tel périple suppose une maîtrise des mers, une audace, une curiosité, remarquables. Revenu à Venise, en 1296 lors d’une bataille entre Venise et Gênes, Marco est prisonnier et incarcéré jusqu’en 1299. C’est alors qu’il dicte de précieux souvenirs à un codétenu qui écrit en français : Le Devisement du monde, les merveilles du monde12. Christophe Colomb (1450-Valladolid, 1506), né à Gênes, dès 1476 s’établit à Lisbonne où son frère tenait une officine de cartographie. La ville était renommée pour cela. En 1479, il se marie ; son beau-père était gouverneur de l’île Porto Santo. Colomb a certainement beaucoup étudié les conditions et moyens avant d’élaborer le projet de

h p o s lo 12. Certains mettent en doute ce voyage sous prétexte que Polo ne dit pas qu’il mangeait avec des baguettes, qu’il ne parle pas de la Grande muraille, etc. Il faut se mettre à la place d’un prisonnier qui dicte à son compagnon de cellule : il ne fait pas un traité, il évoque des souvenirs tels qu’ils lui viennent.

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joindre l’Inde par l’ouest. Depuis les travaux de Ptolémée, on connaissait à peu près les dimensions de la terre. Il confie son projet au roi du Portugal, Jean II ; les spécialistes le rejettent. Colomb prend contact avec Charles VIII de France, Henri VII d’Angleterre, en vain. En 1485, Colomb passe en Espagne. Les pères Franciscains de la Rabida le protègent et obtiennent une audience avec la reine Isabelle de Castille. Elle consulte, on déconseille cette aventure. Cependant elle la favorise13 pour le cas où il y aurait « une petite chance ». Il part le 3 août 1492 avec trois caravelles, arrive le 12 octobre à l’île San Salvado, puis Cuba, Haïti. Il perd la Santa Maria ; une partie de l’équipage ne pourra repartir. Le 16 janvier 1493, il revient en Europe. Une tempête le contraint de s’arrêter à Lisbonne, Jean II l’accueille. Arrivé à Séville, il traverse l’Espagne avec un accueil triomphal jusqu’à la cour qui était alors à Barcelone. Une nouvelle expédition avec 17 navires et près de 1 500 participants, part le 25 septembre 1493 : Dominique, Guadeloupe. Ceux qu’il avait laissés ont disparu, anéantis par les indigènes en représailles. Revient en juin 1496. Troisième expédition avec six navires. Renvoyé en Espagne en 1500. Après le succès de Vasco de Gama, l’Espagne lui demande de repartir en 1502 avec quatre caravelles. Il arrive à la Jamaïque, mais revient la même année. La marine portugaise était fort développée. Le roi Manuel 1er succède à son cousin Jean II en 1495. Jaloux de l’influence de l’Espagne qui va exploiter par l’ouest ce que l’on croit les Indes, en 1497, il confie à Vasco de Gama (1469-1524) la mission de rejoindre les Indes par l’est. Vasco de Gama, avec quatre navires minutieusement préparés, découvre la route des Indes en doublant le cap de Bonne-Espérance (1498). Ils atteignent Melinde le 7 janvier 1499. Cet exploit maritime fut aussi un succès commercial, l’Occident concurrençant l’Islam. Vasco de Gama repart en 1502 avec 20 navires. Nommé vice-roi du pays, il ne régna guère puisqu’il y mourut aussitôt. Ces trois illustres masquent la multitude d’autres expéditions moins spectaculaires et les marins que Victor Hugo célèbre aux prises avec le déchaînement des éléments : Oceano nox ou Jose Maria de Heredia : Maris stella. Quelles sont les raisons de l’investissement de l’espace sur terre ou sur mer, seul ou en groupe ? Ceux qui, aujourd’hui, font la route ancestrale de Compostelle évoquent le désir de l’exploit, le courage de se dépasser, de se retrouver soi-même loin de la médiocrité du quotidien, des fascinations 13. Claudel, dans son Christophe Colomb, célèbre la vocation de la « Colombe porteuse du Christ ». La pièce jouée à Bordeaux par Jean-Louis Barrault et sa femme Madeleine Renaud devant Claudel fut un triomphe.

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lancinantes du portable, de la télévision et de l’ordinateur. Plus généralement, c’est la curiosité, souvent le profit à la quête de la pêche, des épices, du safran ou du sucre, ou le mythe de l’Eldorado. Le poivre coûtait 100 fois plus cher à l’arrivée qu’au départ. Sans oublier les drames des foules chassées par la disette ou la persécution, le transfert des populations rurales vers les villes, la fuite des combats ou le transfert de populations selon les décrets des puissants. Pascal, se référant surtout à ses contemporains avides de loisirs, ajoute d’autres raisons. Certains ne peuvent supporter de ne pas bouger de la ville, de rester en repos, car ils s’ennuient : « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle » (199). Alors ils décident par exemple d’aller en mer malgré les périls (136), l’issue incertaine (577). Il trouve un autre motif : « On ne veut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir14 » (77). Ce qui s’applique davantage aujourd’hui avec la sollicitation oppressante des agences pour des croisières où chacun, armé d’appareils photo et de caméras, collectionne les images qu’il sera fier de montrer à ses proches. On peut être surpris que ces voyageurs ou journalistes, ayant passé quelques heures dans une ville, en rapportent des jugements définitifs. L’investissement de l’espace verticalement se fait d’abord sur la terre et sous la terre. Généralement en vue de la sécurité ou de la nécessité, parfois par défi : échasses, échelles. On vainc l’espace avec les gratte-ciel, dans des temples en vénération aux dieux, Eifel élève sa tour. La Chine se garantit avec la Grande muraille, et l’Angleterre avec le mur d’Adrien. On érige des citadelles, des forts, lignes Maginot et Siegfried. Le marin grimpe aux agrès à des hauteurs vertigineuses et les athlètes montent des pyramides audacieuses. À l’inverse, l’homme se réfugie dans les cavernes pour garantir sa vie ou ses défunts et ses trésors : tels les textes d’Aristote, les manuscrits de la Mer morte, ou les chefsd’œuvre de Lascaux. À partir de 1915, le poilu s’abrite des mitrailles dans les tranchées. La guerre a fait développer les sous-marins et les pêcheurs de perles ne sont pas d’aujourd’hui. Mais pour la découverte du monde de la mer et de ses splendeurs, le nom de Jacques-Yves Cousteau (1910-1997) s’impose. Séduit par la beauté des explora-

h p o s lo 14. Cf. Cicéron, De Amicitia, XXIII, 88 et Fables de La Fontaine, « La tortue et les deux canards », livre X, 2.

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tions subaquatiques, il va inaugurer, en 1942-1945, la plongée sous-marine moderne. Il équipe pour cela le Calypso, un scaphandre autonome, une soucoupe plongeante, une troïka. Il opère des plongées profondes à l’aide de « maisons sous la mer ». Son audace d’initiateur, orchestrée par les films qu’il réalise, aura une moisson innombrable de disciples océanographes.

La conquête de l’espace Il y eut les ballons, les montgolfières (la première le 4 juin 1783). On parvint à 10 000 m. Les avions au siècle dernier deviennent de plus en plus performants. On retient les noms de Guynemer, de Mermoz, de Saint-Exupéry. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on s’intéressait de plus en plus à l’espace, d’abord en Allemagne, puis en Russie. À partir de 1957, la conquête de l’espace, en raison de la Guerre froide, devient audacieuse. États-Unis et URSS rivalisent de performances. La première manche est gagnée par l’URSS avec le lancement d’un satellite artificiel. Quand est lancé Spoutnik, le 4 octobre 1957, ce fut un choc : surprise, humiliation, peur, car ces États possédaient la bombe atomique. Certains rient jaune : qu’est-ce que cette ferraille ? Le premier homme dans l’espace est Y. Gagarine le 12 avril 1961, la première femme, en juin 1963, avec deux astronautes le 14 mars 1965. L’URSS l’emporte. Alors J. F. Kennedy accélère. En 1963, le programme Mercury permet le séjour d’une journée dans l’espace. Grâce à la fusée Saturne de grande performance, le programme Apollo permet en 1969 le débarquement sur la lune. Le rêve de Jules Verne, ce visionnaire de génie, est réalisé. 100 ans auparavant, il avait écrit De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la lune (1869). Il envoyait son équipage à l’aide d’un canon géant… L’exploit va se renouveler. Entre 1969 et 1972, 12 astronautes débarquent sur la lune, totalisent 200 heures de présence humaine, 8 heures de sortie à pied ou avec le Véhicule Rouer. Du matériel y a été déposé pour permettre des enregistrements. Des centaines de roches en sont ramenées. Ces succès ne se font pas sans risques, parfois tragiques. Lors des essais en 1967, trois astronautes ont perdu la vie. Lors d’Apollo 13, à 300 000 km de la terre, le module de commande lâcha, mais l’équipage put revenir. Les Russes envoyèrent seulement des sondes et des vaisseaux automatisés entre 1957 et 1976. Le 16 septembre 1970, ils avaient ramené 300 g de sol lunaire et des photographies.

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Détente Khrouchtchev, en février 1956, avait parlé de détente. 1970 voit les premières stations spatiales. Finalement, la sagesse et les impératifs pécuniaires permettent, en juillet 1972, le spectaculaire rendez-vous orbital entre un vaisseau Soyouz et un vaisseau Apollo, avec deux amarrages et une poignée de mains historique. Ce fut le début d’une collaboration internationale. Bientôt USA, Europe, Canada, Japon s’unissent pour créer des laboratoires. Entre novembre 1983 et février 2000, on compte 25 vols. On crée des satellites pour assurer réparation et maintenance, la navette a effectué 120 vols. On déplore deux accidents avec perte de l’équipage. Des stations spéciales examinent la terre. La dissolution de l’URSS au début de 1991 accéléra un rapprochement entre l’Est et l’Ouest. Au XXIe siècle, 16 pays – USA, dix de l’Union européenne, Suisse, Japon, Brésil – prévoient un projet ambitieux dédié à la recherche scientifique. Y vivre constamment, missions avec propulsion nucléaire : Lune, Mars, satellite de Jupiter. Cette collaboration apaisera-t-elle les conflits économiques ou politiques inévitables ? À partir de 1957, l’homme s’est arraché à la gravité de sa planète. Aujourd’hui, des centaines d’amateurs jouent dans les airs, imitant cerfs-volants ou volatiles. Pour nous orienter dans l’espace, nous avons le soleil, ou la nuit, les étoiles et des moyens de plus en plus perfectionnés depuis la boussole. Les oiseaux migrateurs, les pigeons voyageurs, parfois les chiens ou les chats n’ont pas besoin d’instruments. Transmettre à distance des signaux conventionnels n’est pas nouveau. Soit par la vue, soit par l’ouïe : fanions de différentes couleurs, tam-tam ou écoute du sol. Le télégraphe date du XVIIIe siècle, la voie hertzienne du XIXe. Aujourd’hui, les satellites permettent d’accéder à l’information immédiate. Les moyens depuis l’espace et depuis la terre sont complémentaires. Les télécommunications spatiales vont se développer. La bioastronautique a des retombées sur la vie et la santé à terre.

h p o s lo L’espace et la beauté

« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse un

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point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent » (199). « Petit homme d’une seconde, prends donc le soin de regarder le ciel étoilé – Comment serait-ce possible ? De nuit, de jour, comme un forçat volontaire, je suis rivé à mon ordinateur, penché sur des documents pour préparer les concours. Et si j’ai le loisir de sortir de nuit, je vois des murs, des devantures, et dans les espaces dégagés, des lumières artificielles voilent celles du ciel – Je sais : pauvres citoyens, la terre nous empêche de voir le ciel. Mais je le répète. Par une nuit claire, éloigne-toi de la ville, ou, mieux, va par exemple au Triangle noir du Quercy épargné de la pollution lumineuse des agglomérations et des voies de communication, et regarde cette voûte dont la splendeur dépasse tout ce qu’on en peut dire. Des milliards de personnes l’ont déjà vue, des milliards la verront. L’Antiquité en a personnalisé quelques éléments : voie lactée, Grande ourse, Vénus, Cassiopée… Oublie alors la foudre, les intempéries, les catastrophes, les phases de la lune, que ton regard s’arrache de l’esclavage terrestre de la pesanteur. Oublie les interprétations des astrologues, ou le conseil : attache ton char à une étoile. Oublie l’Échelle de Jacob de la Bible, le troisième ciel de saint Paul (II Cor. 12, 9), l’ascension vers l’Un du philosophe Plotin, l’aventure de Dante depuis les profondeurs de la terre jusqu’au plus haut des cieux, la montée du mont Carmel. Cette nuit-là, seul à seul, cet espace et ce temps cosmiques sont pour toi. Contemple, reviens plusieurs fois. » Nous ne percevons pas l’espace, seulement des objets, ou des sons dans l’espace. Nous les percevons différemment. « Toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il s’est mû et de cette conformité d’application on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée, mais cela n’est pas absolument convaincant… on sait qu’on tire souvent les mêmes conséquences de suppositions différentes » (109). « Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu’elle est et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n’est point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon. Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur ce bon modèle pour qu’elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur les mauvais modèles. Rien ne fait mieux entendre combien

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un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle et de s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle-là » (585, 586). Les artistes le confirment : le peintre n’y peut rien, il ne choisit pas, il y a des formes qui s’imposent à lui. Un Greco se reconnaît tout de suite. Ma réception est à l’intersection de l’espace du monde et du mien propre. Un mélomane averti reconnaît Beethoven en quelques phrases musicales et Le Ciel étoilé en dit plus sur van Gogh (1853-1890) que sur le ciel. Les peintres sont confrontés à la vision de l’espace. Leur œuvre dépend de leur interprétation, de leur regard ; de leur approche, de la lumière ou du moment, mais aussi de leur état d’âme. Ils sont dans l’espace, mais aussi ils le créent selon les fluences de leur propre durée. La beauté musicale ou picturale nous possède, nous n’avons pas à l’analyser, l’expliquer, la transformer en idées, en mode. Elle s’impose. Encore faut-il prendre le temps de regarder, écouter, d’y revenir. « Les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable LIEU. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture » (21). Le beau me révèle moi-même ; il ne se confond pas avec la virtuosité, l’ancien ou le moderne, la publicité ou la mode ou ce qu’on en dit (529). Il ne suffit pas de peindre pour créer une belle œuvre, beaucoup sont médiocres : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux » (40). De même, il ne suffit pas de parler pour séduire, le génie est rare : « L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui après avoir peint ajoutent encore font un tableau au lieu d’un portrait » (578). Le portrait est quelconque, le tableau est beau. Des émissions comme « Des racines & des ailes » offrent des spectacles exceptionnels vus d’avions ou depuis les profondeurs de la mer. Cependant des formes s’imposent. Le nombre d’or, de Fibonacci : 1, 2, 3, 5, 8…, la symétrie « en ce qu’on voit d’une seule vue. Fondée sur ce qu’il n’y a pas de raison de faire autrement. Et fondée aussi sur la figure de l’homme. D’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur, ni profondeur » (580). Au point que « certains font de fausses fenêtres pour la symétrie » (559). Cependant, en profondeur dans la nature, sur l’eau par exemple.

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Dignité Ne pas diviniser la technique. Elle parvient à des exploits remarquables, mais, dans l’espace, ce sont des sauts de puce par rapport à ce qu’on en voit seulement à l’œil nu, elle concerne surtout quelques spécialistes au regard des milliards qui peuplent la terre, pour lesquels elle multiplie les forces de destruction et pollue l’atmosphère que nous respirons. « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » (113). « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité mais du règlement de ma pensée. » Aujourd’hui à côté de dévouements généreux, le climat général est délétère : violence, sexe, drogue, alcool, malhonnêteté, liberté confondue avec licence, égalité avec égalitarisme, amour ramené au plaisir animal, république où fraternité est remplacée par le chacun pour soi, les pires débordements banalisés… Or « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais). « Le corps agrandi réclame un supplément d’âme » (Bergson). Les jeunes générations vont-elles relever le gant de la dignité ? Le mot « chemin » qui évoque à la fois espace, direction et mouvement est utilisé pour le genre de vie. Ausone s’interrogeait : quel chemin de vie suivrai-je ? Pascal l’évoque en 140, 412, 911, 951. Il emploie les mots « distance », « mouvement » au sens spirituel : « Nous avons des mouvements de grandeur et des mouvements de bassesse » (149). « La concupiscence est la source de tous nos mouvements » (798). Mais il y a aussi « les mouvements de la grâce et de la charité » (702). Il faudrait relire la pensée centrale 308 sur les trois ordres. Le premier est celui des corps où règnent les puissants, les riches, les rois, les champions. Le deuxième est celui des esprits où brillent les intellectuels comme Archimède, professeurs, chercheurs, ingénieurs, philosophes, poètes, théologiens. Tout homme participe de ces deux ordres puisqu’il est corps et âme mystérieusement unis, cela fait partie de la nature humaine. Mais on ne passe pas du corps à l’esprit par progrès, on ne tire pas le moindre des esprits de la matière. « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien15. »

15. Louis Lavelle croit ce passage inspiré de Jean de La Croix : « Une seule pensée de l’homme est plus précieuse que le monde entier. » On trouve 20 passages de Jean de La Croix chez Pascal. Cf. aussi la première page de L’Esprit des lois.

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Le troisième ordre est celui de Jésus-Christ, des baptisés, des saints qui lui sont unis. Cela est au-dessus du raisonnement, mais du domaine d’un amour mutuel entre Dieu et l’homme. C’est surnaturel. « La DISTANCE infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle16 » (308).

h p o s lo 16. Normalement une distance est mesurable. Là elles sont incommensurables.

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9. LA COMPLEXITÉ DE L’ESPACE, FONDEMENT D’UNE ÉTHIQUE DE LA SPATIALITÉ

Frédéric Laupies Agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires L’espace se donne sur le mode de l’évidence. Au sens strict, il est ce qui se présente à nous évidemment : je le vois et ne peux pas ne pas le voir. « Plus haut », « plus bas », « ici », « là-bas » : tout se livre à moi, se donne à voir et à percevoir en raison d’une situation spatiale. Non seulement l’espace est évident, mais il est la figure même de l’évidence en général. Il y a, en effet, évidence lorsque quelque chose se présente à moi immédiatement de telle sorte qu’il me soit impossible de le nier. L’évidence n’est pas mon œuvre ; elle n’a pas le caractère plastique de ce que je peux imaginer : son surgissement me contraint à m’ouvrir sur ce qui n’est pas moi. En ce sens, elle fait violence à mon monde intérieur ; elle est l’expérience d’un arrachement à l’intériorité. Cet arrachement est paradoxal : ce qui se donne à moi inspire mon consentement comme si je l’avais toujours connu. L’évidence produit ainsi la reconnaissance. Ainsi en est-il de l’espace. Le « ex » de l’évidence est le premier caractère de l’expérience de l’espace : j’ouvre les yeux « sur » ce qui vient « à » moi sans que je l’aie produit. L’espace est « là » avant moi, il m’apparaît dans la rigueur de l’altérité, et, tout à la fois, suscite mon assentiment selon un mode de familiarité. Si donc l’espace a les caractères mêmes de l’évidence, il n’est pas absurde d’affirmer que l’évidence en est le caractère propre. Dès lors, il serait inutile de chercher à le comprendre plus avant. L’espace est tellement évident qu’il ne saurait être problématique. Il ne soulève pas de problèmes spéculatifs mais des difficultés pratiques : la crise du logement, la guerre de l’eau, les territoires convoités. La rareté, les conflits territoriaux, la détermination de l’identité sont autant de modalités du partage de l’espace ; ils ne sont pas des questions quant à la nature de l’espace. On aurait ainsi une dichotomie entre l’approche philosophico-physique de l’espace et les problématiques sociopolitiques : d’un côté l’essence de l’espace, de l’autre ce qu’il opère ou ce que l’on opère par lui, en un mot, l’espace conçu et l’espace vécu. Une certaine clarté d’un côté, des difficultés sans nombre de l’autre.

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Fausse évidence et vraie complexité Il faut cependant risquer l’hypothèse inverse : la clarté de l’espace n’est qu’apparente ; les difficultés pratiques présentent des constantes repérables. Nous pouvons même aller plus dans l’audace : ce sont peut-être les difficultés inhérentes à la compréhension de l’espace en lui-même qui permettent de voir clair dans les difficultés pratiques. En un mot, une éthique de l’espace peut être fondée à partir de la complexité de l’espace pris en lui-même ; il est peut-être possible de penser une pratique de l’espace à partir de ce qu’il est. Revenons d’abord sur l’évidence de l’espace Qu’est-ce qui, au fond, est évident dans cette expérience de ce que nous appelons l’espace ? Est-ce l’espace ou des modalités qui ne se confondent pas avec lui ? L’évidence suppose la rencontre d’une réalité singulière, délimitée, susceptible de me faire face. Mais y a-t-il un face-à-face avec l’espace ? L’espace résiste-t-il à ma visée ? En effet, je peux habiter un lieu, convoiter une place, défendre un territoire, occuper une position. Mais cela suffit-il à me donner une connaissance de l’espace ? Dès que je fais l’expérience de l’extériorité résistante, je fais face à ce qui, en stricte rigueur, doit être nommé par un autre terme que celui d’espace. Je peux dire où est le lieu, la place, la position, mais je ne peux pas dire où est l’espace. Or la localisation est le premier critère du concret ; elle est la première condition de l’individuation. Si je ne peux localiser l’espace, je dois reconnaître qu’il ne peut se donner à moi dans l’expérience d’une rencontre. Son évidence n’est donc pas sensible. Mais est-elle intellectuelle ? Il semble que non : l’évidence intellectuelle se rapporte à une idée déterminée qui impose l’assentiment par sa nécessité logique, sa clarté et sa distinction. Or l’espace n’est pas une idée ; une idée est compréhensive : elle représente les traits constitutifs de réalités singulières ; elle se laisse définir. L’espace, en revanche, n’est pas compréhensif : il n’est ni une loi de construction, ni une classe d’objets. Les réalités déterminées par la même idée en participent mais elles n’en sont pas des parties, elles ne la morcellent pas. L’espace, en revanche, est divisible ; les lieux, les places, les situations, les territoires ne sont pas des exemples de l’espace comme les tables sont des exemples de l’idée de table : ils en sont peut-être des parties, mais même cela ne va pas de soi. L’idée ne peut être localisée parce qu’elle est une représentation intellectuelle. Mais l’impossibilité de localiser l’espace ne peut pas se comprendre par le fait que l’espace

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ne serait nulle part… puisqu’il est partout où il y a un « où ». L’idée n’a pas de « où » puisqu’elle n’est nulle part ; il n’est donc pas étonnant qu’elle ne puisse être localisée. Mais l’espace est partout où il y a un quelque part ; il n’a pas de lieu assigné parce qu’il est le principe de la localisation. Mais cet énoncé est peu clair : qu’est-ce que ce « principe » dont je ne saisis jamais la réalité en elle-même. N’est-il pas une construction de l’esprit ? Ce qui donc est évident, ce n’est pas l’espace lui-même mais des déterminations concrètes dont on dit qu’elles sont « dans l’espace ». Est-ce que le terme « espace » recouvre quelque chose de réel ? N’est-il pas plutôt une des entités que le langage est habile à élaborer ? Nous pourrions conclure que l’espace n’est rien : nous pouvons en faire l’économie ; seuls existent des réalités concrètes, des lieux, des places, des positions, etc. Cette thèse est toutefois contestable : le simple déplacement nous indique la nécessité de penser « quelque chose » comme une matrice qui rend possible plusieurs positions successives… qui donc ne se confondent pas avec chacune des positions. Il doit donc bien exister une réalité qui transcende les différents corps, distincte de leur localisation singulière. Nous ne supprimons pas, ce faisant, la complexité de l’espace mais nous identifions ce qui peut lui redonner une légitimité : il est une réalité distincte des individualités situées. Le propre de l’espace apparaît comme la condition de la situation plus que comme la situation elle-même. De ce point de vue, il est donc tout le contraire de l’évidence : rien n’est moins visible que l’espace puisqu’il est la condition de l’apparition et donc de la visibilité. En ce sens, son unicité n’est pas l’unité synthétique de l’idée ou du concept qui « subsume » des réalités singulières ; il est bien unique, une seule réalité. Il ne se confond jamais avec ce qu’il rend possible.

Une complexité signifiante Cette inévidence de l’espace en constitue aussi la complexité paradoxale. Limitonsnous à deux paradoxes majeurs. L’espace, appréhendé comme ce en quoi quelque chose peut apparaître, est principe de distinction. Là où quelque chose est, rien ne peut être en même temps : cette loi d’exclusion ne nécessite pas de réappropriation subjective, elle existe de façon universelle : toute réalité y est soumise, aussi élémentaire qu’elle soit. Un corps inerte se distingue

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de tous les autres, à commencer par ceux qui sont de même espèce, par sa situation dans l’espace : le moindre brin d’herbe se singularise des autres brins d’herbe parce qu’il n’est pas au même endroit. Pourtant, l’espace est tout à la fois principe de liaison : la situation déterminée par des coordonnées de latitude et de longitude est inscrite dans un espace continu. Aussi singulier que soit l’étant en raison de sa situation spatiale insubsituable, il est en même temps très commun puisqu’il partage avec tous les autres étants d’être situés dans le même repère. Il est à fois très original et radicalement commun d’être situé dans l’espace : original d’être ici plutôt que là-bas, très commun de ne pouvoir être qu’en étant situé… et très commun d’être situé selon les mêmes déterminations de géo-localisation. Un second paradoxe s’impose à l’analyse. L’espace est un fond sans détermination particulière : « il y a de l’espace » lorsque, précisément, il n’y a rien qui soit déterminé : les vastes plaines, les horizons sublimes, la mer sans rivage sont de vrais espaces en ceci qu’ils laissent place au possible. L’espace est, en ce sens, le lieu des possibles, précisément parce qu’il n’est pas encombré par des réalités singulières. Le vrai espace, à cet égard, est l’espace vierge. Mais, tout à la fois, ce vide primordial est condition d’apparition d’étants qui y prennent forme, qui se déterminent par leur contour dessiné sur ce fond sans fond. Si l’espace est vide en tant qu’il est possibilité de l’apparition, il est voué à sa propre négation : ce qui vient au monde suppose une place vacante mais ne peut venir au monde qu’en niant cette vacance. L’espace est donc la vacance offerte à sa propre suppression. Ces deux paradoxes peuvent orienter une éthique du rapport à l’espace. Que l’espace à la fois sépare et lie n’est dénué de sens. Ces deux contraires doivent exister ensemble. Il ne peut exister d’identité sans détermination, c’est-à-dire sans délimitation d’un lieu singulier et de caractères propres. Cette circonscription est fondatrice de la personnalité de la personne : l’identification par un terroir, un sol, un monde habité par un imaginaire n’est pas facultative pour un être incarné. À cet égard, l’exclusion n’est pas illégitime : dans la mesure où il n’est pas possible d’être déterminé si l’on possède ensemble des déterminations qui s’excluent, il est logique de se constituer par exclusion de ce que l’on n’est pas. Mais la réalité paradoxale de l’espace exige d’articuler l’enracinement avec la solidarité : ce que la détermination singulière a exclu ne peut être tenu pour étranger ou menaçant puisque cela fait système avec l’identité. L’enracinement dans une singularité spatiale n’est possible que par le lien, en continuité, avec

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ce que l’on n’est pas. Ainsi le paradoxe de l’exclusion-liaison enseigne-t-il que la particularité requise par l’identité ne peut pas exister en s’absolutisant : ce serait abolir ce que l’on n’est pas alors que l’on est déterminé par la relation à ce que l’on n’est pas. Ce paradoxe enseigne aussi à ne pas absolutiser la liaison et le continuum : la polarisation sur l’échange et la communication court le risque de nier l’incarnation et d’abolir les particularités au nom de l’universalité. La vérité de l’enracinement est tributaire de la circulation universelle, et inversement. De même, le second paradoxe peut orienter la réflexion éthique. Le fond sans fond, indéterminé, le champ des possibles qui s’ouvre devant nous à l’infini et suscite la dilatation du cœur invite à la retenue. Ne pas saturer le monde, laisser être le vide et le silence, laisser être le non-être, vierge de nos objectivations : là est la vraie sagesse de celui qui a compris qu’il faut faire droit à l’altérité, renoncer à l’arraisonnement. Mais cette posture a besoin de sa propre négation : laissée à elle-même, elle priverait de toute objectivation de l’esprit dans la matière, toute fabrication et création ; elle pourrait être l’alibi de la paresse ou du fatalisme. Inversement, la visée créatrice qui se plaît à occuper l’espace, à opérer le passage du possible au réel, a besoin de sa négation : ce qui vient au monde a besoin de place vierge non seulement pour se déplacer mais aussi pour déployer son propre mystère et faire droit au mystère du monde. Il semble qu’il y ait une structure non pas seulement paradoxale de l’espace mais effectivement dialectique : les déterminations contraires qui le constituent se supposent. Cette dialectique est signifiante : elle est une orientation éthique immanente à notre horizon.

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10. LA CONQUÊTE DE L’ESPACE

Caroline Milhau Docteure en philosophie le 4 octobre 1957 s’est produit un événement considérable : pour la première fois, des êtres humains ont mis sur orbite un satellite artificiel. Ce fut un grand pas pour l’humanité qu’accomplirent les soviétiques, suscitant l’ire de leurs adversaires. les bips-bips entêtants de Spoutnik 1, en ces temps de Guerre froide, suscitaient la colère de bien des américains. « Il faut réagir », disait-on souvent. autrement dit, les américains se devaient de rattraper les soviétiques et de les dépasser. ainsi était lancée la course à l’espace, la conquête de l’espace. Qu’est-ce que la conquête de l’espace ? la question peut surprendre : cette formule n’est-elle pas aisément compréhensible ? le philosophe aime à comprendre aussi précisément que possible ce qui se dit. Quels sont les tenants et les aboutissants de cette formule ? Que cache-t-elle derrière sa simplicité ? Qu’est-ce exactement que la conquête ? Qu’est-ce que conquérir ? n’y a-t-il pas, derrière ce mot, l’idée d’une maîtrise que l’on conquiert et que l’on conserve ? Mais ne conquiert-on pas aussi les plus hauts sommets ? Qu’est-ce, alors, que conquérir ? Que reste-t-il, aujourd’hui, à conquérir ? Qu’est-ce, ensuite, que l’espace ? Quel sens donne-t-on à ce mot dans la formule que nous examinons ? l’espace est-il l’objet de la contemplation ou le lieu de l’action ? n’est-il pas trop grand pour que nous puissions le conquérir ? Est-ce, d’ailleurs, l’humanité qui peut conquérir l’espace, ou des nations particulières ? l’espace n’est-il pas trop vaste pour que nous puissions, aujourd’hui, espérer le sillonner ? Pouvons-nous même conquérir le seul système solaire ? toutes ces questions nous permettront, si nous savons y répondre un peu, de nous faire une idée de ce que signifie, pour nous, aujourd’hui, la conquête de l’espace. Mais commençons par nous interroger sur le sens du mot « conquête ». Que signifie « conquête » ? Que veut-on faire lorsqu’on se donne pour projet de conquérir un lieu quelconque ? Voyons d’abord ce que nous dit le dictionnaire usuel. la conquête est « le fait de conquérir », et « conquérir » consiste soit à « prendre par les armes », soit « gagner, séduire, s’attacher ». aucune de ces significations ne semble convenir d’emblée : lorsque

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les soviétiques ont envoyé Spoutnik 1 dans l’espace, ils n’ont pas fait usage de leurs armes, et n’ont pas davantage tenté de séduire les américains ou qui que ce soit d’autre. Or, qu’est-ce que prendre par les armes, sinon user de violence afin de se rendre maître de quelque chose, par exemple un territoire ? Gagner, séduire, s’attacher, ce sont encore des manières, plus douces cette fois, de se rendre maître. Qu’est-ce, alors, que se rendre maître ? Prenons pour l’instant cette formule en son sens le plus large : ce sera seulement la possibilité, en un lieu, de satisfaire ses désirs. ainsi, les êtres humains ont, à l’aube de leur existence, quitté leur berceau africain pour conquérir l’ensemble de la planète. Ces lieux étaient vierges de leurs semblables, ils les ont occupés parce qu’ils y trouvaient le nécessaire à leur survie. On pourra dire alors qu’ils ont conquis l’espace qui s’ouvrait à eux. Conquérir l’espace, c’est s’approprier un territoire encore vierge de ses semblables, autrement dit, pour les êtres humains, un territoire dans lequel il n’y a pas encore d’humains. On trouve à présent des êtres humains en afrique, bien sûr, mais aussi en asie, en Europe, en amérique et même dans le grand nord. Mais à l’heure dont nous parlons, dans les siècles passés, ils sont encore soumis aux aléas de la nature. C’est le moment où Descartes donne aux humains le projet de « se rendre comme maître[s] et possesseur[s] de la nature ». Dans cette formule, nous accorderons une importance particulière à « comme ». Pour un esprit religieux, et chrétien, le seul maître et possesseur de la nature est son créateur, autrement dit Dieu. Il s’agit donc, pour Descartes, de donner à l’être humain le projet de devenir comme Dieu, à son image. Cela nous conduit à la logique d’un « devenir-dieu de l’homme », autrement dit l’être humain, continuellement perfectible, s’approche sans cesse d’une domination complète de ce qui n’est pas lui, sans jamais y parvenir, bien sûr. n’est-ce pas dans cette direction qu’il convient de chercher le sens du mot « conquête » dans la formule « conquête de l’espace » ? avant d’envoyer des satellites artificiels autour de notre planète, nos congénères se seraient certainement efforcés de conquérir toute la planète, de ne laisser aucun endroit qui n’ait reçu la marque de l’humain. Que nous dit l’histoire ? longtemps les livres d’histoire parlèrent de la découverte de l’amérique par Christophe Colomb. En fait, ce qui fut pour les Européens une découverte n’en était pas une pour l’humanité, puisque des êtres humains vivaient là depuis bien longtemps, lorsque Christophe Colomb s’est avisé de faire la conquête de ces territoires. Il s’en est emparé par la force des armes. les Européens ont donné un nom

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à la terre nouvellement conquise : ce fut l’amérique. Cette terre, il fallait à présent l’explorer. Il s’agissait d’abord de l’occuper et de l’exploiter, mais aussi de la cartographier. ainsi, en 1524, François 1er envoya le Florentin Giovanni de Verrazano cartographier les côtes de l’amérique. lorsqu’il partit pour le voyage qui allait entraîner la découverte de la théorie de l’évolution, Darwin était sur un bateau qui devait compléter certains relevés cartographiques. De même au XIXe siècle, les Européens se donnèrent pour tâche de faire disparaître des cartes de l’afrique tous les espaces vides que l’on y voyait encore. Conquérir, c’est ici quadriller, maîtriser, exploiter, humaniser. Reste-t-il aujourd’hui un coin de la planète encore vierge de toute présence humaine, un coin où nul n’ait jamais posé au moins le drapeau de son pays ? Ils ont conquis d’abord les océans, avec des bateaux de plus en plus grands et des moyens de plus en plus sophistiqués pour se situer dans l’espace. Ils ont ensuite conquis les airs avec les ballons, les dirigeables puis les avions. l’américain Cook a conquis le pôle nord en 1908, et le norvégien amundsen plante le drapeau de son pays au pôle sud en 1911. Grâce aux sous-marins, ils se sont enfoncés sous l’eau, qu’ils ont pu exploiter au moyen de scaphandres. Il restait alors quelques endroits dans le monde sur lesquels ne flottait aucun drapeau : les plus hauts sommets de notre planète, comme l’Everest. Mais des hommes s’y sont efforcés, et le toit du monde a été conquis le 25 mars 1953. aujourd’hui, il n’est donc aucun endroit sur cette planète, même les plus inaccessibles, que les hommes n’aient atteint pour y planter un drapeau, pour l’exploiter ou pour l’étudier. Ils ne pouvaient continuer leur progression, conquérir de nouveaux espaces, qu’en quittant notre planète : c’est ce qu’ils firent. la conquête consiste à quadriller, dominer et exploiter ce qui peut l’être. Or, l’être humain, se tenant pour éternellement perfectible, s’efforce de ressembler autant que possible à la divinité. aussi désire-t-il quadriller, dominer et exploiter tout ce qui est. Or, il a entièrement quadrillé sa planète. Il ne lui reste donc qu’à se lancer à travers l’espace « infini ». tournons-nous à présent vers le second terme. Qu’est-ce que l’espace ? Quels sont ses aboutissants ? Qu’est-ce, tout d’abord, que l’espace, dans l’acception qui est la sienne dans la formule « conquête de l’espace » ? nul n’est besoin, alors, de se tourner vers Platon, newton, leibniz, Kant… Cette fois, la chose est plus simple : l’espace est un lieu que l’on ne peut guère désigner que par opposition à la planète qui constitue notre logis et notre prison. Il

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y a d’un côté la terre avec son atmosphère, et au-delà l’espace. « Étendue dans laquelle se meuvent les astres, milieu extra-terrestre », nous dit le dictionnaire usuel. Dans tout cela, le plus juste est assurément la fin : « milieu extra-terrestre ». ayant conquis sur notre planète le moindre petit espace, pour progresser, il faut à présent quitter notre berceau et nous jeter dans l’infini. Or, le progrès peut être vu comme entièrement positif, et appartenant à notre nature. Pour être plus clair, les êtres humains, pour certains, n’ont pas de nature, mais sont perfectibles. C’est là toute leur nature. Ce sont, comme le précise le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, des voyageurs de l’être. n’ayant pas de nature, ils ne sont que ce qu’ils deviennent. Comment, donc, poursuivre notre quête du progrès, puisqu’il n’y a plus ici de territoire à conquérir ? Conquérons l’espace ! Mais l’espace est-il à notre dimension ? Certains, dans l’histoire de la pensée, l’ont tenu pour infini. nous nous tournerons vers l’un d’eux, Pascal, dont le texte est célèbre. Il y confronte la finitude humaine à la grandeur des deux infinis : l’infiniment petit et l’infiniment grand. aujourd’hui, il semble que les êtres humains maîtrisent le premier : ils ont mis l’atome à leur service, au moyen des centrales nucléaires et de la bombe atomique, et explorent largement l’infiniment petit, au moyen des accélérateurs de particules. Ils font tout cela, disent certains, à leurs risques et périls, comme en témoignent, pour le nucléaire civil, tchernobyl et Fukushima. Mais l’infiniment grand nous nargue encore : nous qui, sur terre, n’avons plus rien à conquérir, nous qui, pourtant, voulons grandir encore, et nous approcher de Dieu sans cesse davantage, voulons nous lancer à l’assaut. C’est l’objectif que se sont donné implicitement les êtres humains en se lançant à la conquête de l’espace. Ce dernier, toutefois, n’élèvera-t-il pas de plus hauts obstacles devant nous que l’infiniment petit ? nous nous voyons déjà, les ouvrages de sciencefiction en témoignent, arpenter l’immensité de l’espace. En sommes-nous capables ? Pascal, bien avant notre époque, nous « met en garde ». « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrasse1. » Pascal souligne, dans ce passage, l’immensité de l’espace et la dispropor-

1. Pascal, Pensées sur la justice et quelques autres sujets, Paris, Garnier-Flammarion, 2011, p. 52.

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tion entre la terre, qui nous paraît si grande, et l’espace, dans lequel la terre n’est qu’un point dans le système solaire, qui n’est lui-même rien face à l’immensité de l’univers. Pascal, en une formule profonde et belle, nous donne plus loin une représentation de l’espace. « C’est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part2. » l’univers est-il infini ? Certains en doutent. Mais son immensité ne fait pas de doute. En outre, Pascal souligne l’inadaptation de notre intuition. Comment imaginer quelque chose dont le centre est partout et la circonférence nulle part ? Où Pascal veut-il en venir ? Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce passage pour notre propos ? Il en est deux. la première est donnée par Pascal un peu plus loin dans le texte. « Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption3. » nous voyons s’opposer, de manière toute traditionnelle, l’action et la contemplation. l’infiniment grand et l’infiniment petit nous invitent à la contemplation plutôt qu’à l’action, qui paraît présomptueuse. Pascal enfonce le clou un peu plus loin encore. « Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle4. » Plutôt que de rechercher le savoir, il est préférable de contempler à travers la nature la toute-puissance de Dieu. Descartes, au contraire, ainsi que nous l’avons vu précédemment, nous convie à l’action. l’intention de Pascal est apologétique, mais nous pouvons retenir pour notre réflexion la critique de l’ambition prométhéenne qui est au centre du projet de conquête de l’espace. Pourquoi critiquer ainsi l’ambition prométhéenne des êtres humains ? « Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soimême son juste prix5. » autrement dit, les êtres humains singuliers, même assemblés en unités plus ou moins grandes, comme des villes ou des États, sont peu de chose

h p o s lo 2. Id. 3. Ibid., p. 53. 4. Ibid., p. 54. 5. Ibid., p. 52.

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face à l’immensité de l’espace. toujours mû par une intention apologétique, Pascal espère nous effrayer. Il combat la confiance des êtres humains désireux de se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. se rendent-ils compte de l’ampleur de la tâche qu’ils se donnent ? Est-il imaginable seulement qu’ils puissent la mener à terme ? Mais est-ce cela qui compte ? le but n’est-il pas seulement le progrès, et n’est-il pas souhaitable justement qu’il ne puisse être atteint ? ainsi, le progrès peut se poursuivre indéfiniment. ainsi, ayant conquis toute la planète sur laquelle ils ont vu le jour, les êtres humains se lancent dans une nouvelle tâche, conquérir un espace qu’ils peuvent tenir pour infini. le mot « espace », dans la formule « conquête de l’espace », désigne un lieu situé audelà des limites de notre planète, vierge de toute marque humaine, et qui reste encore à conquérir. Ce lieu, par ses dimensions, outrepasse largement la finitude humaine. le but que l’on se donne est-il accessible ? Mais cela a-t-il la moindre importance ? l’être humain semble mû par le désir de toujours progresser. Être perfectible n’estil pas sa seule nature ? Certains l’affirment. C’est pourquoi il a décidé de conquérir l’espace lorsque la terre ne lui a plus offert d’espace libre. aussi cela n’a-t-il guère d’importance que l’espace soit hors de proportion avec sa réalité. Mais la conquête de l’espace n’offre-t-elle pas d’autres profits que la satisfaction de progresser toujours ? le rêve de conquête de l’espace est très ancien. Dès le deuxième siècle après JésusChrist, on a écrit des récits fantastiques de voyages jusqu’à la lune. On peut citer aussi Jules Vernes et son De la Terre à la Lune, et tous les auteurs de science-fiction qui, de nos jours, imaginent l’homme colonisant les plus lointaines planètes. Mais ce n’est qu’en 1942 que ce vieux rêve connut un début de réalisation avec la mise au point par les allemands, sous la direction de Wernher Von Braun, de la première fusée opérationnelle, le V2. les américains et les soviétiques, lors de la défaite de l’allemagne, s’approprièrent des exemplaires de cette fusée, et engagèrent les techniciens allemands qui avaient participé à sa mise au point. les américains en particulier s’attachèrent Wernher Von Braun, qui demeura longtemps à la tête du programme spatial américain. Comme on le sait, ce furent pourtant les soviétiques qui, sous la direction de Korolev, parvinrent à envoyer le premier satellite au-delà de l’atmosphère terrestre. Cela provoqua une course entre les américains et les soviétiques. les américains envoyèrent leur premier satellite dans l’espace le 31 janvier 1958, les soviétiques le premier homme, Gagarine, le 12 avril 1961, les américains envoyèrent John Glen le 20 janvier 1962,

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etc. la conquête de l’espace, ce vieux rêve de l’humanité, commença sous l’aiguillon de la Guerre froide et de la compétition entre l’amérique et l’union soviétique. le 21 juillet 1969, un autre événement considérable s’est produit, qui a scotché nombre d’individus derrière l’écran de leur télévision : pour la première fois de l’histoire, un homme a posé le pied sur la lune. Comme chacun sait, il était américain. Il fallait qu’il prononce une phrase historique, à la mesure de cet événement. Elle le fut. Elle fit l’objet d’une longue réflexion, avant même le départ, au sein de la nasa. Elle ne fut donc pas improvisée. tout le monde la connaît : « C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité. » ainsi se trouve distingué l’individu singulier, derrière lequel on aperçoit l’ombre de la société particulière qui lui a permis d’être ce qu’il est (les États-unis), et l’humanité. nous avons donc d’un côté la pluralité, celle des hommes, des pays et des cultures, et de l’autre l’unité, dont certains affirment qu’elle n’est qu’une abstraction, l’humanité. Pluralité des pays, des cultures, des langues, des religions d’un côté, et de l’autre, une unité dont on ne sait ce qu’elle est concrètement, puisqu’aucune institution, aucune culture ne la représente. Or, il se pourrait bien que seule l’humanité dans son ensemble ait la possibilité et l’intérêt de mener à terme la conquête de l’espace. la conquête de l’espace est-elle possible ? Considérons la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, et donnons-nous la plus haute ambition : sillonner l’espace de long en large. l’étoile la plus proche de nous est Proxima, située à 1,29 parsec de nous. Pour l’atteindre, il faudrait à l’une de nos fusées 900 000 ans. si nous savions fabriquer une fusée capable d’aller à 5 % de la vitesse de la lumière, autrement dit une fusée se déplaçant 1 000 fois plus vite que celles que nous connaissons, il faudrait encore 80 ans pour atteindre les parages de Proxima. autrement dit, il est actuellement présomptueux d’avoir pour projet d’approcher Proxima. nous devons nous contenter d’explorer et de conquérir le système solaire, qui n’est qu’une toute petite partie de ce que l’on entend par « espace ». Pouvons-nous au moins y parvenir ? nous atteignons aisément la lune : les américains l’ont fait à diverses reprises. Mais pour aller sur Mars, avec nos moyens, il faudrait 1 000 jours, et plus de temps encore pour arriver à Jupiter et à saturne. Il est donc déjà difficile de conquérir le système solaire, auquel nous appartenons. la conquête de l’espace paraît donc une entreprise présomptueuse. En tout cas, elle l’est aujourd’hui. Mais à l’échelle de l’humanité, en sera-t-il toujours ainsi ?

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Jacques Villain, dans un article de l’Encyclopaedia universalis, affirme qu’un seul pays n’aurait pas les moyens d’aller seul sur Mars. Cela signifie que la conquête du système solaire, par exemple, n’est accessible qu’à un ensemble de pays. très tôt les États semblent avoir envisagé, pour atteindre leur but, une collaboration internationale. En pleine Guerre froide, le 15 juillet 1975, les américains et les soviétiques, pourtant adversaires, unirent leurs vaisseaux le temps d’une mission. les deux équipages réalisèrent des expériences scientifiques ensemble. Il y eut ensuite la station Mir, lancée le 20 février 1986, qui accueillit tant qu’elle fut en service 137 astronautes originaires d’une douzaine de pays, dont la France. Vint ensuite la station spatiale internationale (Iss), dont le projet a été lancé par Ronald Reagan en 1983, mais dont la construction n’a commencé que bien plus tard, en 1998. sa construction regroupe les efforts de 16 pays, parmi lesquels 11 États européens, ainsi que le Canada, le Japon et la Russie. la coopération internationale est donc au cœur de la conquête spatiale. Comment ne pas imaginer qu’un jour, afin de relever un défi plus difficile encore que celui de Mars, l’humanité entière, ou peu s’en faut, se rassemblera ? Il convient de noter toutefois qu’à l’heure actuelle, la conquête spatiale et la coopération internationale marquent le pas. Prenons l’exemple de la station spatiale internationale. En 2012, elle n’était toujours pas achevée. son utilité n’est plus aussi évidente qu’au moment où elle a été commencée. aussi n’est-il pas prévu de la remplacer lorsqu’elle arrivera en fin de vie, entre 2016 et 2018. En outre, l’usage le plus important que l’on ait trouvé des satellites artificiels est militaire. Dès l’origine, les américains, lorsqu’ils apprirent que spoutnik avait été lancé et tournait au-dessus de leurs têtes, n’eurent qu’une crainte : l’espionnage, et qu’un désir : en faire autant. Et ces deux pays, bien sûr, ne se sont pas privés de s’espionner mutuellement depuis l’espace. D’autres pays, à partir de 1990, ont envoyé des satellites à usage militaire, comme la France, le Royaume-uni, la Chine, Israël et le Japon. D’autres se sont ajoutés depuis, et s’ajouteront à cette liste. On voit bien à ce trait que ce que nous nommons « conquête de l’espace » est plus marqué du sceau de la pluralité des cultures et des sociétés closes que de celui de la coopération internationale et d’une humanité enfin unie se donnant un but unique : marquer chaque point de l’espace du sceau de l’humanité. Mais n’est-ce pas seulement l’humanité dépassant la pluralité des cultures qui conquerra l’espace ? la conquête de l’espace offre, au-delà de la satisfaction de progresser toujours, l’occasion aux diverses sociétés closes de s’ouvrir à ce qui n’est pas elle et de coopérer en

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un projet commun. Et, en ligne de mire, nous avons l’espérance, sans doute folle, de la « conquête » de l’humanité enfin « unie ». Malheureusement, la conquête de l’espace est fille de la Guerre froide, et partenaire de tous les conflits à venir. Qu’est-ce que la conquête de l’espace ? Elle trouve son origine dans l’ambition prométhéenne des êtres humains, qui désirent poser leur marque sur tout ce qui est. ayant déjà conquis la planète entière, il ne leur reste plus que l’espace. Mais on peut, à la suite de Pascal, souligner la disproportion entre les êtres humains singuliers, même réunis en sociétés particulières, et l’immensité de l’espace. Il semble que seul le dépassement de la pluralité des cultures et des sociétés rende les êtres humains capables de mettre en œuvre, peut-être, un tel projet. Mais il faudrait d’abord conquérir l’unité de l’humanité. ne serait-ce pas la plus belle conquête pour des êtres humains singuliers ?

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11. LA QUÊTE DU BONHEUR DANS LA RECHERCHE D’UNE RELATION HARMONIEUSE AVEC L’ESPACE

Laurence Brossier Professeur de culture générale en classes préparatoires à Sainte-Marie-Grand-Lebrun, Bordeaux Au premier siècle avant notre ère, Lucrèce, auteur du Denaturarerum, fait l’éloge d’Épicure, « un Grec, un simple mortel », le premier homme à oser lever les yeux vers un ciel dont il montrait qu’il était habité par des dieux qui ne décidaient pas des affaires des hommes mais y étaient totalement étrangers. Débarrassée de la superstition, dotée d’une connaissance de la véritable nature de l’univers, l’humanité libérée pouvait alors partir à la recherche du bonheur en suivant les conseils du sage : tirer profit de ce que la nature dispense sans la transformer, rester en retrait de la vie sociale et de la vie politique de manière à atteindre cet équilibre tant recherché. Il s’agissait, en quelque sorte, de privilégier un espace clos, « le Jardin », pour y vivre une existence heureuse avec un petit groupe d’initiés. Ce mode de vie, exigeant, instituait un rapport à un monde visible qui n’était qu’un monde parmi d’autres, important toutefois par le fait que les hommes s’y trouvaient. Il exprimait aussi le souci d’avoir une posture face à l’espace dans lequel ils vivaient, indiquant que la relation entre bonheur et espace était, d’une certaine manière, à inventer et non à retrouver, comme le suggère la pensée platonicienne qui présente le cosmos comme un tout harmonieux, macrocosme dans lequel l’homme est un microcosme. Lucrèce, à travers Épicure, nous a donné sa solution toute d’équilibre et de mesure mais il n’est pas si simple d’arriver à trouver la bonne distance entre l’espace et l’homme. Pourtant, c’est cette bonne distance qui constitue la garantie d’un bonheur solide. Elle peut s’apprécier, bien sûr, en dehors de l’épicurisme, mais elle est toujours liée à une réflexion à travers laquelle se lit la conquête de l’homme par lui-même. Derrière tout cela, en fait, derrière cette façon d’habiter l’espace, n’est-ce pas le devenir de la condition humaine qui se joue ?

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Ces espaces qui génèrent l’ennui Plus que l’environnement dans lequel il se trouve, ce sont les liens, que l’on pourrait qualifier d’affectifs, que l’homme va tisser avec cet environnement en le subissant, en s’y intégrant, en le modifiant ou tout simplement en le contemplant, qui vont lui procurer ou non des moments susceptibles de le mettre sur le chemin de la vie heureuse. Et lorsque les espaces dans lesquels il se trouve ne correspondent pas à ses aspirations, sa vie perd toute saveur. Il en est ainsi de l’héroïne de Flaubert, Emma Bovary, qui meurt d’ennui dans les lieux où elle vit et recourt à l’imagination pour transformer des espaces qui lui sont inconnus en endroits idylliques, en vain. La maison est le lieu où elle devrait trouver son épanouissement, suite à son mariage avec Charles Bovary. Flaubert décrit longuement celle de Tostes, où Charles a habité avec sa première épouse décédée et où il a son cabinet médical : il précise qu’Emma « s’occupa, les premiers jours, à méditer des changements » (I, 5). L’on pourrait croire qu’elle veut aménager l’endroit pour en faire un lieu agréable et intime pour leur nouveau couple ; en réalité, elle cherche déjà un moyen de faire taire l’ennui qui la gagne. Malgré quelques travaux de peinture et quelques bancs placés dans le jardin, la maison reste un espace sans âme où « le jardin, plus long que large, allait entre deux murs de bauge couverts d’abricots en espalier, jusqu’à une haie d’épine qui le séparait des champs ». Il en est de même de celle d’Yonville avec « la salle, longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée, un polypier touffu s’étalant contre la glace », comme pour donner une impression d’étouffement plus grand encore, salle qui rappelle les descriptions du spleen baudelairien. Seule solution pour tenter d’échapper à ce lieu : s’installer à la fenêtre (« assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir »). Mais, à l’extérieur aussi, la réalité spatiale est bien monotone et remplit d’ennui une héroïne en quête d’espaces où tout n’est que raffinement et dépaysement, à l’image du bal à la Vaubyessard, lieu magique comprenant lui-même d’autres lieux magiques évoqués dans les conversations : « Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune » (I, 8). Au-delà de l’univers étriqué où elle vit, tout est possible : « Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des

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félicités et des passions » (I, 9). Cependant, c’est Paris qui représente, à ses yeux, l’ailleurs absolu, comme l’indique Françoise Gaillard dans « L’en-signement du réel » in La Production du sens chez Flaubert : « L’Ailleurs est le seul support du rêve, l’ailleurs radicalement autre, l’ailleurs qui est la ville ; la ville des villes : Paris. » Paris, dont Emma se plaît à répéter le nom et dont elle s’entiche, devient le réceptacle de toutes les représentations qu’elle se fait du bonheur – « Paris, plus vaste que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille » (I, 9) – à tel point qu’« elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris ». La réalité est tout autre : « […] et alors la série des mêmes journées recommença. Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file toujours pareilles, innombrables et n’apportant rien ! » (I, 9). L’espace vivable, ce que Bachelard appelle « ce coin du monde » dans lequel elle pourrait s’enraciner, lui échappe sans cesse, croit-elle. D’où la faillite de son existence, d’où son suicide. Il en est de même pour Meursault, le narrateur de L’Étranger de Camus, qui refuse d’occuper une place au sein de l’espace urbain et social dans lequel il vit et lui préfère le monde brut d’une nature faussement complice. Meursault est, en effet, mal à l’aise dans ce monde à l’échelle de l’homme. Il s’ennuie dans cette ville d’Alger où il évite de se déplacer, sauf pour se rendre sur son lieu de travail, dans cet appartement qu’il trouve trop grand depuis le départ de sa mère pour l’asile et dont il dit : « Il était commode quand maman était là. Maintenant il est trop grand et j’ai dû transporter dans ma chambre la table de la salle à manger. Je ne vis plus que dans cette pièce, entre les chaises de paille un peu creusées, l’armoire dont la glace est jaunie, la table de toilette et le lit de cuivre. Le reste est à l’abandon » (I, 2). Le seul moment où il se pense réconcilié avec lui-même, c’est lorsqu’il va à la plage mais il apprendra à ses dépens que c’est un espace où s’expriment les forces brutes de la nature : l’homme n’y est jamais à sa place. Ainsi, même s’il se sent en osmose avec la mer, le soleil, le sable et le ciel, c’est dans ce cadre qu’il ressentira l’hostilité d’une nature à laquelle il ne pourra résister et qui l’amènera à commettre un meurtre : « La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu » (I, 6). Il le dit lui-même : son attachement à la nature brute ne lui laisse aucune issue, ce qu’il a pu constater en traversant la campagne, lors de l’enterrement de sa mère. Cependant, indifférent à l’espace des hommes, il assumera jusqu’au bout cette parenté avec un univers qui n’a eu de cesse de le rejeter : « […] Devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. » Il y trouvera même ce qu’il appelle le bonheur : « De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel

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enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore. » Pure illusion car un bonheur qui repose sur la négation des hommes, sur l’indifférence dans les relations sociales exprimées si souvent à travers le fameux « cela m’était égal », qui est glorification de la vie instinctive et anéantissement face aux forces brutes de la nature, est destruction de l’être humain. L’attitude de Meursault est donc suicidaire à double titre : il s’ennuie dans un monde dans lequel il passe la majeure partie de son temps mais avec lequel il ne veut avoir aucune attache en fuyant tout souci et en se refusant toute ambition ; il attend le bonheur de la fusion avec les grands espaces en privilégiant le sommeil à l’état de veille.

La quête illusoire d’une harmonie avec la nature Les grands espaces ont, en effet, toujours exercé sur l’homme une fascination telle qu’il est difficile d’y résister. Extrait de la section « Images à Crusoé » insérée dans le recueil Éloges par Saint-John Perse en 1911, le court poème « Les cloches » évoque cette obsession d’un Robinson qui, de retour dans sa terre natale, pense avec nostalgie aux années passées sur son île déserte. Le son des cloches appelle d’autres sons qui appartiennent à un monde qui était un rempart contre la fuite du temps et la menace du néant. De retour dans l’espace humain, « remis entre les hommes », Crusoé, « vieil homme aux mains nues », retrouve sa véritable identité faite de vieillesse et de dépouillement. Car la place de Crusoé n’est-elle pas parmi les hommes ? Les « tours de l’abbaye », « la ville » ne sont-ils pas des espaces apprivoisés, contrairement à ces paysages vides d’hommes où seuls les éléments naturels s’expriment avec des « musiques étranges qui naissent et s’assourdissent sous l’aile close de la nuit » ? Malheureux dans un monde qui a pris forme grâce à l’homme, Crusoé pleure un monde qui n’a pas besoin de lui pour vivre. N’y a-t-il pas là une quête illusoire ? C’est ce dont semble prendre conscience le narrateur de « Noces à Tipasa » dans Noces d’Albert Camus lorsque, tout en évoquant la présence d’une « force profonde » qui ramène tout à l’origine, d’« une grandeur insoutenable » qui l’imprègne de la « mélodie du monde », il précise : « Jamais je ne restais plus d’une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l’on a trop vu un paysage, de même qu’il faut longtemps avant qu’on l’ait assez vu. » Même si le contact avec les forces élémentaires procure une expérience sensuelle qui se transforme en joie, il ne faut pas « mordre » trop longtemps

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« dans le fruit doré du monde », au risque de se perdre. Le bonheur absolu que promet la nature suppose l’absorption de l’homme par le monde minéral, donc la négation même de ce qu’il est. D’où la nécessité de maintenir l’écart, si mince soit-il, qui permet de faire en sorte que ces noces avec le monde ne soient jamais tout à fait consommées. Dans « Le désert », autre essai de Noces, découvrant la campagne depuis une terrasse du jardin Boboli à Florence, l’auteur écrit : « Et ce monde m’annihile. Il me porte jusqu’au bout. Il me nie sans colère. » Cette prise de conscience entraîne le nécessaire retour dans la ville elle-même, l’évocation d’espaces urbains qui témoigne, dans tout le recueil, de façon plus ou moins marquée, d’une opposition fondamentale entre l’espace de la nature et celui des hommes. Le lien avec la nature, indifférente et silencieuse, suppose toujours la proximité de lieux dont la grandeur ne repose que sur la banalité de la vie quotidienne et où il s’agit de trouver sa place parmi les hommes. Dans « L’été à Alger », les deux espaces apparaissent comme nécessaires et réconciliés : « Sentir ses liens avec une terre, son amour pour quelques hommes, savoir qu’il est toujours un lieu où le cœur trouvera son accord, voici déjà beaucoup de certitudes pour une seule vie d’homme. » Mais c’est une nouvelle de L’Exil et le Royaume du même auteur qui montre à la fois les bienfaits d’un contact avec le monde naturel et l’obligation de revenir à la dure réalité quotidienne. Dans « La femme adultère », l’héroïne, Janine, revient sur sa vie à la faveur d’un voyage en autocar : elle avait épousé Marcel qui avait hérité du petit commerce de tissus de ses parents, l’aidait au magasin et ne sortait de la ville que le dimanche pour se promener un peu. Elle avait l’impression d’être passée à côté de sa vie tellement elle était étriquée et sans intérêt. Mais le voyage est pour elle l’occasion de découvrir un paysage qui la surprend – « Elle voyait à présent que le désert n’était pas cela, mais seulement la pierre, la pierre partout, dans le ciel où régnait encore, crissante et froide, la seule poussière de pierre, comme sur le sol où poussaient seulement, entre les pierres, des graminées sèches » – et des Arabes qui ont « un air de fierté que n’avaient pas les Arabes de sa ville ». Le voyage la fait passer d’un univers clos, confirmé d’ailleurs par l’atmosphère étouffante de l’autocar, à un lieu ouvert, le désert, par l’intermédiaire de la chambre d’hôtel dans laquelle « elle rêvait aux palmiers droits et flexibles, et à la jeune fille qu’elle avait été ». Le désert, tel qu’elle le perçoit la première fois depuis la terrasse du fort, se présente comme une vaste étendue composée de plusieurs espaces : d’abord des

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lieux où l’on ne voit personne mais où l’on entend « des voix rieuses ou des piétinements incompréhensibles », « un peu plus loin, la palmeraie », « plus loin encore, et jusqu’à l’horizon » « le royaume des pierres, où nulle vie n’apparaissait », lieu où « le silence était vaste comme l’espace ». Et ce qui fascine Janine, c’est « le campement des nomades », ces hommes qui errent libres sur un territoire qui semble sans limites, « sur la terre sèche, raclée jusqu’à l’os, de ce pays démesuré » et dont ils ont fait leur royaume. À la vue de ce paysage, pendant une fraction de seconde, elle vit ce que l’on pourrait appeler une union cosmique dans laquelle le temps, nié, installe dans l’éternité. Le retour à la réalité est, pour ainsi dire, immédiat et il ne fait pas de doute dans l’esprit de Janine qu’elle n’est pas faite pour cet univers qui l’a pourtant séduite. Il y aura toutefois une seconde expérience où elle vivra plus profondément encore une communion avec le monde extérieur, de véritables noces qui s’achèveront par sa réintégration dans la chambre d’hôtel, son retour étant considéré comme inéluctable. Janine sait, dès lors, que si la tentation de la fusion est bien là, sa place est dans un monde où « le poids des êtres » et « la longue angoisse de vivre et de mourir » ont un sens. La recherche d’une harmonie avec ces grands espaces, si attirants soient-ils, est une quête douloureuse qui finit par renvoyer l’homme face à lui-même. Cependant, s’il comprend qu’elle ne peut que l’installer dans une éphémère éternité, elle lui est bénéfique. Elle lui permet de se ressourcer pour qu’il puisse prendre ses responsabilités et contribuer à la construction d’un bonheur simplement humain dans un espace à sa mesure.

h p o s lo La célébration d’un espace à la mesure de l’homme

Les mondes se font alors clos et plus familiers. Ulysse, après avoir participé à la guerre de Troie, n’a-t-il pas qu’une seule idée en tête : revenir dans son île d’Ithaque auprès de son père Laërte, de son épouse Pénélope, de son fils Télémaque et de tous ses sujets ? N’est-il pas, à ce titre, représentatif de l’être humain par excellence ? Après une longue errance au cours de laquelle il reconnaît, avisé qu’il est, l’hostilité, plus ou moins apparente, des différents espaces qu’il traverse, il réitère le choix de ce « coin du monde », terre natale, oikos rassurant, qui dénonce toute hubris, comme celle qui corrompt l’âme des prétendants. Ulysse, paradigme de l’être humain, préfère au philtre de Circé l’enchanteresse, au bonheur et à l’immortalité de la nymphe Calypso, au monde féerique

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des Phéaciens, un lieu où il a tissé des liens en tant que fils, époux, père et roi, lieu d’épreuves où le bonheur est toujours à reconquérir. Et ce lieu, c’est Ithaque, qui n’a en soi nul prestige mais qui est devenu l’espace de vie d’Ulysse et d’une communauté d’hommes qui s’y sont attachés. Ainsi se noue une relation harmonieuse avec un lieu bien réel où les épreuves sont à surmonter pour pouvoir y vivre des moments de bonheur et y avoir tout simplement sa place. Il en est de même dans le dernier chapitre du conte philosophique de Voltaire, Candide, où le choix de l’espace est déterminant pour que la vie se déroule heureusement. En optant pour une petite métairie, loin des turbulences de Constantinople, Candide et ses amis se donnent toutes les garanties pour construire un bonheur à taille humaine en constituant une petite société qui exploite les richesses de la terre et les compétences de chacun. L’espace dont il est question ici est un espace de vie qui a une forme grâce au travail et à la volonté de ceux qui l’habitent de leurs projets. Suite à un long périple, en effet, Candide sait qu’il est des lieux qui peuvent avoir l’apparence de paradis, comme le château de Thunder-ten-tronckh ou le pays d’Eldorado, mais qui sont en réalité des lieux d’exil car ils ne peuvent répondre aux aspirations humaines. Pourquoi Candide quitte-t-il l’Eldorado alors qu’il se trouve dans un monde parfait dans tous les domaines, dans un véritable paradis et qu’il ne lui est rien arrivé de désagréable contrairement à ce qui s’est passé dans les autres lieux qu’il a pu fréquenter ? Pourquoi veut-il être précipité à nouveau dans un monde qui est à l’origine de tous ses malheurs ? La raison donnée est qu’il veut retrouver Cunégonde mais au-delà de ce prétexte qui relance, en fait, le conte, c’est que l’air de l’Eldorado est irrespirable pour Candide qui est un être en devenir, en quête de bonheur, certes, mais ce bonheur doit avoir une coloration humaine : il est à construire dans un espace qu’il aménage. C’est pourquoi la morale du jardin suppose un espace délimité dans lequel l’homme, par son action, réconcilie repos et mouvement, individu et société. La Peste de Camus aborde aussi cette question de la relation harmonieuse à un espace qui reste à définir. Comme les deux œuvres abordées précédemment, le lieu est un lieu à conquérir, à réinvestir comme espace de vie. Oran est, en effet, présentée comme la ville la moins adaptée qui soit pour triompher de la peste : « Mais à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des plaisirs, tout demande la bonne santé. » C’est une ville qui

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« favorise les habitudes », donc bien démunie face à un événement inattendu, ville qui peut devenir très vite une terre d’exil ; ce qui sera le cas avec l’arrivée de la peste, matérialisée, d’ailleurs, par la mise en quarantaine d’Oran : « Ainsi, la première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil. » Il est intéressant de noter que l’espace luimême est affecté par la perturbation amenée par l’épidémie, car il est présenté comme rétréci non seulement horizontalement mais aussi verticalement. Ce même phénomène est marqué de façon encore plus amplifiée dans L’Écume des jours de Boris Vian, lors de la maladie de Chloé. C’est donc dans ce lieu marqué par l’oppression que génère la clôture que des hommes vont choisir de lutter pour défendre un espace qui n’a rien d’extraordinaire mais avec lequel ils ont tissé des liens qui en font une terre d’élection, un « coin du monde » à préserver coûte que coûte. C’est pourquoi, lorsqu’Oran est libérée de la peste, ce sont des « cris d’allégresse qui mont [ai] ent de la ville », témoignant d’une harmonie retrouvée, même si Rieux note qu’elle ne peut être que provisoire. Ce lieu urbain s’ouvre à nouveau sur le ciel et les étoiles : « Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. » Il n’est plus marqué comme espace construit le dos à la baie mais est rempli aussi des bruits qui proviennent de la nature, retrouvés comme pour contrebalancer la pesanteur des lieux dévastés par la maladie : « La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiement indiquait l’emplacement des boulevards et des places illuminés. » C’est donc dans un lieu où cohabitent les hommes et non dans de grands univers de solitude que se construit une relation à l’espace qui ne soit ni négation stérile des limites propres à l’homme, ni reconnaissance d’exigences démesurées, mais invitation à un bonheur fait de fragilités et de certitudes tout humaines. C’est cette recherche, véritable quête spirituelle, que fait Tarrou dans La Peste : « D’autres, plus rares, comme Tarrou peut-être, dit Rieux, avaient désiré la réunion avec quelque chose qu’ils ne pouvaient pas définir, mais qui leur paraissait le seul bien désirable. Et faute d’un autre nom, ils l’appelaient quelquefois la paix. »

h p o s lo L’on peut alors rêver d’un lieu clos qui, tout en restant à la mesure de l’homme, aurait sa projection dans l’espace et embrasserait l’espace infini de sorte que tout conflit entre espace ouvert et espace fermé serait résolu. Il en est ainsi de « La chambre dans l’espace », poème de René Char, qui, en faisant d’un milieu clos, symbole de l’intimité, un

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lieu qui comprend le monde et en traduit les bruits, apparaît comme une véritable célébration de l’espace et du bonheur. La chambre, tout en étant le lieu de la relation amoureuse, est espace naturel qui intègre cet amour et lui donne toute sa force en l’ouvrant au monde. Les amants sont en communion l’un avec l’autre mais aussi en communion avec le monde. L’osmose est à son paroxysme, l’harmonie est totale. Le bonheur amoureux a sa correspondance dans un élargissement spatial à tel point qu’il se diffuse même au-delà de l’espace clos de la chambre, créant un univers en expansion, un monde plein de bien-être. C’est la force du sentiment qui se répand dans l’espace, c’est le triomphe d’une relation harmonieuse de l’homme avec l’espace. La chambre dans l’espace « Tel le chant du ramier quand l’averse est prochaine – l’air se poudre de pluie, de soleil revenant –, je m’éveille lavé, je fonds en m’élevant ; je vendange le ciel novice. Allongé contre toi, je meus ta liberté. Je suis un bloc de terre qui réclame sa fleur. Est-il gorge menuisée plus radieuse que la tienne ? Demander c’est mourir ! L’aile de ton soupir met un duvet aux feuilles. Le trait de mon amour ferme ton fruit, le boit. Je suis dans la grâce de ton visage que mes ténèbres couvrent de joie. Comme il est beau ton cri qui me donne ton silence ! » René Char, Poèmes des deux années, La Parole en archipel, Gallimard, coll. « La Pléiade ».

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12. LE LIEU DU MONDE

Monique Lise Cohen Docteure en lettres « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » Livre de la Genèse 1, 1 La question de l’espace, en général liée à celle du temps, est une des clés de l’entrée en philosophie ; c’est une approche qui résonne avec les conceptions dualistes de la tradition : l’espace semblant désigner l’extériorité et le temps l’intériorité. On entend également cela dans la classification des arts : la musique serait associée au temps et la peinture à l’espace. Gilson disait qu’une œuvre musicale n’est jamais là et qu’au contraire un tableau est toujours quelque part1. Cette séparation de l’intérieur et de l’extérieur résonne avec le dualisme métaphysique qui sépare l’âme et le corps. L’âme étant notre dimension intime, intérieure et invisible, et le corps participant du monde extérieur des objets et des choses visibles. Mais le langage courant nous éveille à d’autres dimensions de l’espace et du temps, comme un passage de l’un vers l’autre lorsque nous parlons du temps en termes d’espace : « l’espace d’un instant », « l’espace d’une journée », ou de l’espace en terme de temps : « une journée de marche », ou lorsque, pour évoquer quelque chose situé très loin, on parle d’année-lumière, concept physique associant le temps (année) et l’espace (lumière), et qui est passé dans notre vocabulaire. L’espace s’inscrit alors dans le temps et le temps s’inscrit dans l’espace. Un peu à la manière des « Correspondances » de Baudelaire, où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent2 ». Quelle est cette nature, cet espace, qui ne rentre plus dans les termes de l’extériorité panoramique ? Le langage quotidien et familier ainsi que la poésie peuvent-ils nous éveiller à une approche non dualiste ? Mais alors qu’en est-il des conceptions qui séparent l’intérieur et l’extérieur ?

h p o s lo 1. Étienne Gilson, Peinture et réalité, Paris, Vrin, 1972, p. 19. 2. Baudelaire, Les Fleurs du mal, IV.

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Pourrions-nous nous approcher d’une notion nouvelle, comme celle d’une « intime extériorité3 » qui transformerait l’appréhension classique que nous avons du sujet et de la conscience de soi ? Où l’espace ne serait plus l’extériorité du visible et des choses proches ou lointaines ? Cette approche non dualiste de l’extérieur et de l’intérieur aurait-elle pour conséquence d’abolir toute transcendance, alors que la transcendance a été pensée dans ces termes mêmes ? Pourrions-nous alors nous approcher d’une autre pensée de la transcendance ?

La tradition philosophique Selon les conceptions classiques, l’espace est le lieu physique, l’élément nécessaire à l’existence des choses, c’est le cadre dans lequel se meuvent toutes les choses et nousmêmes. Le temps, lui, se mesure par l’intermédiaire du mouvement des objets physiques dans l’espace. Et tandis que l’espace semble lié à la vision extérieure, le temps se rapprocherait d’une expérience intérieure de la durée. La philosophie nous a légué une histoire de ces notions. Pour Descartes, l’espace est matériel, c’est une substance, et il n’y a pas de vide. Newton fait de l’espace et du temps des absolus indépendants du monde, alors que pour Leibniz, l’espace et le temps sont intrinsèquement liés au monde, car Dieu crée à un moment précis et dans un lieu déterminé. L’espace désigne la coexistence, la simultanéité, et le temps est l’ordre de la succession. Kant fera de l’espace et du temps les formes a priori de la sensibilité à l’intérieur desquelles, et non pas au-delà, toute connaissance est possible. Il dit ainsi : « L’espace n’est rien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs », et : « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur »4.

3. Henri Meschonnic est en quête de cette « intime extériorité » tout au long de son œuvre. À propos du prophétisme biblique : « L’annonce préalable le neoum Adonai, est une préparation intérieure-extérieure », Pour la poétique, t. II, Paris, Gallimard, 1973, p. 266. « J’ai à dire un intime extérieur », L’Utopie du juif, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 57. Lors d’une discussion privée, le jour du « Forom des langues du monde », à Toulouse, le 26 mai 2002, Henri Meschonnic avait ainsi défini la « circoncision du cœur » dont parlent les textes bibliques, comme une « intime extériorité ». 4. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1944, p. 58-59 et 63-64.

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De façon générale, l’espace signifie l’extériorité, la matière, le monde, les objets du monde, l’intervalle entre les choses, les places disponibles, la lumière qui nous distancie des choses. L’espace, c’est la mêmeté, le panorama dans lequel les choses se révèlent dans la présence, alors que le temps relèverait plutôt d’une expérience intime et intérieure. Cette présence, celle de l’espace, se dit dans les termes même de la pensée. En effet, ce que la philosophie classique nous a légué depuis l’analyse cartésienne du morceau de cire dans la deuxième des Méditations métaphysiques, c’est que le monde est l’objet de ma représentation et de mon jugement. Reprenons cette sorte de parabole, source de la métaphysique classique. Le philosophe approche un morceau de cire dur, froid et de forme géométrique d’une flamme, et alors il devient liquide, brûlant, et il perd sa forme. Qu’est-ce qui permet de dire que c’est le même morceau de cire ? C’est la pensée, le jugement qui est le fondement du monde. Ce récit qui se déroule selon un schéma temporel, la disparition de l’objet initial, pourrait se dire à la façon d’Héraclite dans les fragments qui nous sont parvenus qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve5, mais la résorption de l’événement temporel de disparition du morceau de cire dans la pensée fixe celui-ci dans la présence de la pensée à elle-même. La pensée y acquiert alors cette dimension de l’espace, de la présence et du même. Ancrée dans l’éternité des idées, depuis Platon, la pensée intègre une dimension spatiale en tant qu’elle porte le monde qui, sans elle, disparaîtrait dans un écoulement temporel incohérent. Même lorsque Kant définit ces formes a priori de la sensibilité par où la connaissance conceptuelle se déduit, nous restons dans une dimension semblable qui est celle de la présence de la pensée à elle-même. Cette présence se dit dans les termes de ce qui est, au présent. Ainsi, la pensée qui semble être la dimension même de l’intériorité exerce sa faculté de jugement dans les termes de l’extériorité spatiale. Celle de la visibilité. L’idée de théorie est liée à celle de la vision. Theoria signifie en grec « contemplation », et c’est un mot important en théologie, désignant la vision divine parfaite, totale et instantanée. Et l’espace se dit clairement dans les termes d’une temporalité au présent.

h p o s lo 5. « Ceux qui descendent dans les mêmes fleuves, se baignent dans le courant d’une eau toujours nouvelle », Héraclite, fragment 15.

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L’écoulement du temps n’a plus lieu d’être, et Platon, qui fait le choix de l’éternité des idées pures, désigne le temps comme l’image mobile de l’éternité (immobile). Vers laquelle nous aspirons, et qui se réalise dans la mort, quand l’âme devient esprit (nous)6. Platon explique que le passé et le futur sont des « espèces engendrées du temps » et que « lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c’est que nous en ignorons la nature ». L’expression « est » ne peut s’appliquer qu’à la substance éternelle, tandis que « était » et « sera » « sont des termes qu’il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le temps ». La substance éternelle est immuable et inchangée et ne comporte aucun des accidents que le devenir implique dans l’ordre sensible7. On comprend alors pourquoi la Bible en langue grecque a traduit cette parole de Dieu à Moïse lors de l’épisode du buisson-ardent : « Je suis celui qui suis » ou « Je suis celui qui est » (Exode 3, 14), traduction dans les termes de l’ontologie où Dieu philosophe se nommerait lui-même l’Être suprême. Évoquons ceci qu’en hébreu, Dieu ne parle pas au présent comme un philosophe, mais au futur, plus exactement à l’inaccompli. Il dit : « Je serai que je serai. » Ouverture du temps qui sort du présent ou de la présence de la pensée à elle-même et qui, par là même, en changeant la nature du temps, rend encore possible une autre pensée de l’espace. Car c’est un schéma spatial qui indique la perfection de la pensée comme vision au présent. Le cogito ergo sum de Descartes répète l’identité de la pensée de l’être chez Parménide8, donnant à l’être le sens de la totalité et à la pensée la pénétration et l’englobement de la vision.

L’espace, le corps et la chair La phénoménologie, avec Husserl, a réhabilité l’expérience et la perception que le dualisme philosophique et classique avait réduites à l’apparence illusoire. Lorsqu’il étudie les derniers manuscrits de Husserl, Maurice Merleau-Ponty s’approche de données relatives au corps où celui-ci est à la fois sujet et objet de l’expérience subjective du temps et du lien avec autrui, lien où le philosophe décèle le primat de l’intersubjectivité par rapport à la solitude du cogito. Il s’approche d’une pensée de la conscience comme 6. Platon, Timée, 37d-38a. 7. Id. 8. « Le même, lui, est à la fois penser et être », Parménide, fragment III.

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conscience perceptive dont il décrit la dimension active dans La Phénoménologie de la perception9, et il s’écarte d’une certaine dimension solipsiste de la conscience chez Husserl. Le primat de la perception a donc des conséquences très importantes en philosophie. Le rôle du corps qui n’est plus objet de science ou objet dans l’espace est fondamental. Il y a une corporalité de la conscience comme une intentionnalité du corps. Le sens n’est pas une idéalité comme chez Husserl, mais comporte sa matérialité. Et l’expérience perceptive se déploie alors selon une réversibilité du touchant et du touché. Une notion nouvelle apparaît dans son œuvre, particulièrement dans Le Visible et l’Invisible10, celle de « chair » qui, comme invisible, n’est pas l’opposé du visible mais sa profondeur charnelle. L’espace n’est plus alors le panorama aperçu par le sujet seul au monde, car la présence d’autrui – les multiples présences – transforme la vision. Lorsque ma vision et celle d’autrui viennent sur le même visible, « un de mes visibles se fait voyant. J’assiste à la métamorphose. Désormais il n’est plus l’une des choses, il est en circuit avec elles ou il s’interpose entre elles ». Car les autres regards, « je les vois, eux aussi », « ma vison en recouvre une autre ». Ainsi, « les mêmes choses ont la force d’être choses pour plus d’un, et quelques-unes parmi elles – les corps humains et animaux – n’ont pas seulement des faces cachées » ; la multiplication du sensible fait que « leur autre côté est un autre sentir compté à partir de mon sensible »11. Le corps n’est plus une masse matérielle ou un « instrument extérieur », mais « comme l’enveloppe vivante de nos actions », et « l’âme reste coextensive à la nature ». Ainsi « le sujet vit dans un univers d’expérience, dans un milieu neutre à l’égard des distinctions substantielles entre l’organisme, la pensée et l’étendue, dans un commerce direct avec les êtres, les choses et son propre corps ». « L’ego, le corps, les êtres et les choses, s’ils sont des secteurs d’un champ unique, ne sont pas cependant confondus »12. Ces analyses bouleversent les idées classiques des choses, du monde et de l’espace, « car désormais, on peut dire à la lettre que l’espace lui-même se sait à travers mon corps. Si la distinction du sujet et de l’objet est brouillée dans mon corps […], elle l’est aussi dans la chose […]. Quand on dit que la chose perçue est saisie “en personne” ou “dans la chair” cela est à prendre à la lettre : la chair du sensible, ce grain serré

h p o s lo 9. Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. 10. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964. 11. Maurice Merleau-Ponty, Signes (préface), Paris, Gallimard, 1960. 12. Id.

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qui arrête l’exploration, cet optimum qui la termine reflètent ma propre incarnation et en sont la contrepartie »13. L’espace se sait à travers mon corps, sentant et senti, et le monde sort de la logique de la représentation. Ces notions apparaissent particulièrement dans ses analyses de la peinture, et il enseigne que la peinture célèbre l’énigme de la visibilité. Si Descartes a voulu éliminer cette difficulté, c’est parce qu’il ne pouvait concevoir de vision sans pensée. Mais la vision apparaît à l’occasion de ce qui arrive dans le corps sentant et senti14. Le monde en est métamorphosé, il n’est plus l’objet du regard, mais lui-même regard, comme on l’entend dans les « Correspondances » de Baudelaire : « La Nature est un Temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers15. » La nature elle-même se fait voyante, et l’on pourrait parler comme Merleau-Ponty d’une chair du monde. Et le poète va si loin que cette vision depuis la nature est habitée par des paroles. Merleau-Ponty disait que le monde, dans sa chair, est toujours sens pour l’homme.

L’art offre-t-il, seul, cette ressource pour sortir de la logique de la représentation ? Écoutons Pierre Soulages parler de sa peinture : « Si ma peinture ne rencontre pas l’anecdote figurative elle le doit, je crois, à l’importance qui y est donnée au rythme, à ce battement des formes dans l’espace, à cette découpe de l’espace par le temps16. » Soulage établit un lien particulier et inédit entre l’espace et le temps où la notion de rythme transforme ces notions. L’espace peint est lui-même du temps, et le temps est une organisation de l’espace. C’est la question du rythme qui est ici fondamentale. Il ne s’agit pas de la conception classique, celle d’une alternance de temps forts et de temps 13. Maurice Merleau-Ponty, « Le philosophe et son ombre », Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1965, p. 243. 14. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964. 15. Op. cit. in n. 2. 16. Pierre Soulages, interview à la télévision, 1961. Cité in Henri Meschonnic, Le Rythme et la Lumière. Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 57.

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faibles, calques des rythmes naturels, ceux de la lune et des marées, ou ceux culturels et sociaux comme les cadences au travail. Meschonnic parle du rythme comme l’organisation de ce qui est déjà en mouvement. Une signifiance où le sujet qui n’est plus celui de la représentation s’inscrit ou plutôt s’invente. Meschonnic dit que le rythme fait du temps une organisation de l’espace, c’est-à-dire, en citant Soulages, « cette série de relations entre les choses »17. Qu’est-ce qui, dans la peinture, donne l’impression du mouvement et de l’étendue ? Un cheval peint au galop avance véritablement, alors qu’un cheval photographié en plein mouvement n’avance pas. Et le cheval de la toile conjugue l’espace et le temps dans une vision qui n’est pas celle du sujet de la représentation. Il y a un temps propre de la vision fondé par le tableau, et qui n’est pas de la durée, c’est, selon Meschonnic, une vision au présent, mais un présent qui aurait la valeur d’un inaccompli. C’est cette créativité dans l’inaccomplissement qui fonde la nouvelle appréhension de l’espace et du temps, inaccomplissement vécu, chacun à sa manière, par le peintre et par le spectateur. C’est la permanence de l’activité du sujet qui définit le nouvel espace-temps. Quel est ce sujet qui brasse à la fois l’intérieur et l’extérieur qui vit un présent d’inaccomplissement ? Quel est ce présent qui n’est pas le présent de la pensée elle-même sur lequel se fondait la métaphysique ? Quel est ce présent, cet inaccompli, qui en quelque façon ne serait pas vécu ?

h p o s lo Le temps de l’autre : un espace courbe

Emmanuel Lévinas, formé lui aussi dans la phénoménologie et héritier d’une tradition biblique, s’écarte également de la pensée du présent vivant, idéal visionnaire de la philosophie, celui du sujet solitaire qui appréhende le monde. Si la rencontre de l’autre ouvre une béance dans le temps, et s’il n’y a plus de synchronie, en quoi notre appréhension de l’espace est-elle modifiée ? Nous avons vu que, selon la philosophie classique, l’objectivité – le monde et ses objets – se retourne en subjectivité dans l’assise de la raison. Quelle pourrait être l’expérience où le sujet n’est plus collé à lui-même, où « la vie […] rencontre un événement qui 17. « À Bernard Ceysson », Catalogue de Saint-Étienne, p. 12. Cité in Henri Meschonnic, op. cit. in n. 16, p. 198.

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empêche sa transcendance quotidienne de retomber sur un point, toujours le même » ? Cet événement où le moi n’est plus encombré par le soi mais à distance de lui-même c’est, dans les premières œuvres de Lévinas, le « monde comme nourriture »18. Puis, Lévinas, qui a commencé son parcours dans la phénoménologie auprès de Husserl et Heidegger, découvre, grâce à la description phénoménologique et comme un dépassement de celle-ci, et dans l’expérience même du monde, un au-delà du présent ou une diachronie dans le temps, c’est-dire une sortie du présent vivant conçu traditionnellement selon la synchronicité ou la vision spatiale. Revenons aux analyses de Husserl sur la conscience intime du temps. Il parle d’un renouvellement ininterrompu d’impressions originaires où chaque fois le moi prend sa distance par rapport à l’impression originaire précédente, en la retenant cependant dans le présent de la conscience comme une donnée atteignable dans une visée intentionnelle, et en l’intégrant dans la continuité des impressions passées. Husserl appelle par ailleurs « protentions » les visées de la conscience vers le passé comme vers le futur, et qui peuvent être comblées ou déçues. Mais les impressions originaires s’intègrent dans ce centre qui est la conscience au présent. Où nous retrouvons encore cet idéal de pensée fondée sur clarté spatiale. Lévinas part de là, mais va développer une pensée de la passivité ouverte sur l’altérité. Il parle ainsi de la réceptivité d’un autre pénétrant dans le même19. Il y a, dit-il, une rupture de la continuité du temps dans cet intervalle qu’il qualifie d’éthique, qui sépare une impression originaire de la précédente. La genèse des impressions originaires n’est plus « l’acte pur et radical d’un sujet », elle est « une réponse à l’exigence de justice face à autrui et au tiers ». La transcendance de l’autre efface la radicalité solitaire du sujet face au monde. L’espace en est bouleversé ; en effet, ce n’est qu’en absence d’autrui que le monde est l’objet de ma représentation. Ce que dit également Merleau-Ponty. Théâtre solitaire ou monologue d’un sujet omniprésent. Mais autrui n’est pas un accident qui advient parfois à un sujet solitaire. Il précède même la constitution de la subjectivité qui est tout entière exposée, dira Lévinas, jusqu’à l’obsession.

18. Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’Autre, Paris, PUF, [1947] 1983, p. 48, 49 et 51. Merleau-Ponty disait aussi, dans La Phénoménologie de la perception, que rien n’est purement naturel ou biologique dans l’homme. 19. Pascal Delhom, Le Temps de la patience, site internet de l’Institut d’études lévinassiennes (www.levinas.fr).

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Car parler de quelque chose – d’un morceau de cire par exemple –, ce n’est pas parler à quelqu’un. Sartre disait qu’Autrui était un trou dans le monde20. Ce trou, cette trouée dans le présent, vient bouleverser les notions classiques d’intérieur et d’extérieur. Et transforme l’expérience de l’espace. Évoquons le chemin de Lévinas. Dans Le Temps et l’Autre, il quitte cette donnée brute de l’exister anonyme qui est la pierre de touche du sujet à la manière d’Auguste, « maître de lui-même comme de l’univers21 », ou du sujet cartésien, « maître et possesseur de la nature22 ». Cet exister anonyme et irrémissible est l’univers plein. Une première sortie est ce qu’il appelle l’hypostase, la maîtrise d’un existant sur un exister mais qui s’enferme dans le registre de l’identité non affectée par l’œuvre du temps. Cette affectation advient avec la rencontre d’autrui où « l’altérité apparaît comme relation non réciproque, c’est-à-dire tranchant sur la contemporanéité23 ». L’espace intersubjectif n’est pas symétrique. Ou plus précisément, il n’y a pas d’intersubjectivité ni d’alter ego. Autrui est toujours rencontré dans une hauteur où il est le faible, le pauvre, « la veuve et l’orphelin » comme en parle le texte biblique. Éveillant ma responsabilité avant même de l’avoir choisie. Inscription dans une passivité qui précède toute expérience et toute liberté. Ce temps, qui n’est plus celui du présent dont l’image est celle de la lumière et de l’espace, Lévinas l’appelle « le temps de l’autre ». Il est un intervalle entre deux présents. Il rompt le temps, c’est comme un temps mort dans la temporalité de la conscience. Ou plus précisément, il n’est pas vécu. Nous avons lu dans un étonnement renouvelé ces paroles : « Les grandes expériences de notre vie n’ont jamais été à proprement parler vécues24. » Son analyse est une critique de l’illusion du présent vivant et vécu de la jouissance. Il écrit ainsi : « La conscience de soi se tient, haletante de tension ou de détente, dans l’avant ou dans l’après. Dans l’entre-temps, l’événement attendu vire en passé sans être vécu-sans être égalé-dans aucun présent25. »

h p o s lo 20. Jean-Paul Sartre, Les Carnets de la drôle de guerre, paris, Gallimard, 1983, p. 188. 21. Pierre Corneille, Cinna (1641). 22. Descartes, Discours de la méthode (1637), 6e partie, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 168. 23. Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’Autre (1947), op. cit. in n. 18, p. 75. 24. Emmanuel Lévinas, « Énigme et phénomène » [1965], in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, p. 211. 25. Id.

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Quel est ce « non-vécu » qui n’est plus dans mon temps et qui ne rassemble plus le réel sous la domination de la vision spatiale ? Lévinas explique la nécessité – ou l’obligation dans laquelle on se trouve chaque fois – de renoncer à être le contemporain de son œuvre ; il parle du triomphe d’un temps sans moi, de cette nécessité de viser un monde sans moi. Par-delà l’horizon de mon temps, dit-il, se fait « le passage au temps de l’Autre26 ». L’espace qui provient de cette rencontre avec autrui – qui n’est pas une rencontre – est modifié, c’est un espace courbe, Lévinas écrit que la « courbure de l’espace intersubjectif infléchit la distance en élévation27 ». La thèse de Lévinas, Totalité et infini, porte bien comme sous-titre : Essai sur l’extériorité. Il s’agit bien de modifier la notion d’extériorité qui devient « supériorité », courbure spatiale qui marque les relations humaines. Lévinas va même jusqu’à appeler cette courbure de l’espace intersubjectif « intention divine » ou même encore « présence de Dieu »28. Nous sortons de l’intersubjectivité et de la rencontre dans le face-à-face, et la logique conceptuelle en est transformée. En effet l’universalité classique se référait à la position du face-à-face, mais la courbure de l’espace intersubjectif fait du face-à-face une simple modalité de cette coexistence dont le nom porte celui de la présence divine29. Alors le visage, ce trou dans le monde, objet et sujet de la description phénoménologique, devient, dans la suite de l’œuvre de Lévinas, non pas ce qui apparaît, mais ce qui provient de l’au-delà. Lévinas parle d’une « épiphanie du visage » comme « visitation »30. Nous avions exploré cette nouveauté – le lien à l’autre ; l’espace hors présence de la pensée à elle-même – dans les termes de la phénoménologie de Merleau-Ponty et dans des paroles de peintres. Nous sommes sortis de la métaphysique classique, de la logique de la représentation et du dualisme traditionnel qui séparent l’âme et le corps. Mais ce n’est pour nous suffire d’une conception seulement matérialiste de la réalité humaine.

26. Emmanuel Lévinas, « La trace de l’autre » [1963], in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. in n. 24, p. 192. 27. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, [1961] 1980, p. 267. 28. Id. 29. Ibid., p. 270. 30. Emmanuel Lévinas, « La trace de l’autre » [1963], in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit. in n. 24, p. 194.

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Comment encore penser l’altérité qui fonde un espace-temps dans des termes autres que ceux de la représentation et nous approcher d’une nouvelle pensée de la transcendance ?

L’au-delà de l’être ou de l’essence Lorsque nous revenons vers les classiques, nous lisons que le discours cartésien ne se soutient pas lui-même, car autre chose habite la pensée, plus grand qu’elle. C’est ce que nous lisons dans la troisième des Méditations où il est question de l’Infini. Comment puis-je concevoir l’Infini, moi, personne finie ? L’Infini – ou la pensée de Dieu – est une pensée plus grande que son contenant. Expérience, si l’on peut dire paradoxale, puisque cette pensée vient en moi précisément parce que je ne peux pas la concevoir. Le cogito n’est pas tout, et même s’il peut se prendre pour la totalité, illusoirement, il est excédé par plus grand que lui. L’Infini ou Dieu. Cet Infini n’est pas spatial au sens de l’indéfini, il n’est pas temporel non plus au sens d’une durée qui ne s’achèverait pas. Il vient dans le fini, et le suffixe « in » privatif signifie tout autant le « ne pas » que le « dans ». Si l’Infini évoque la hauteur en un sens métaphorique, il excède toute dimension et ne se résorbe dans aucun calcul. Mais tout au long de l’histoire de la philosophie, certaines portes s’ouvrent ainsi audelà de ce qui est, au-delà de la présence conçue en terme d’espace. Nous le lisons dans l’excès du Bien sur l’être dans Platon : « Le bien donne aux choses intelligibles leur être et leur essence quoiqu’il ne soit pas leur essence, mais bien au-dessus de cette dernière31. » Et il y a encore la question de la liberté chez Kant, absolu non-objet de connaissance mais qui résonne comme un ordre absolu pour la conduite morale. L’impératif catégorique nomme un inconditionné, non-objet de connaissance, et qui ordonne. Énoncé plusieurs fois, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs dès 1785, puis dans les autres œuvres morales et dans la Critique de la raison pratique en 1788, il exige que la maxime de l’action devienne une loi universelle. Où nous entendons encore l’excès du Bien sur l’être nommé dans La République de Platon.

h p o s lo 31. Platon, La République, livre VI, 509c-510b.

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Comment cet excès du Bien, de l’Infini ou du commandement moral sur l’être et sa connaissance permet-il une sortie de la représentation spatiale du monde et une autre approche de la transcendance ? C’est encore le titre du plus grand livre d’Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, dont l’argument, loin des conceptions sur l’essence divine et la mêmeté dont la figure est celle de l’espace classique, parle de « l’autre dans le même » ou de « prophétisme » qui serait « le psychisme même de l’âme »32. Lorsque nous sortons du registre du même et de l’identité ainsi que de l’ontologie, comment nous approcher d’une autre pensée de l’espace ? Comment l’espace peut-il soutenir la dimension de l’altérité ? Évoquons quelques grandes traditions théologiques et cosmiques, le panthéisme et l’acosmisme, que la nouvelle approche phénoménologique permettrait de dépasser. Yoram Jacobson explique ainsi que « le panthéisme identifie la divinité à la totalité du monde. Ainsi celui-là seul existe car la divinité lui est immanente et elle ne garde aucun aspect transcendant par lequel elle s’en distinguerait. Cette vision des choses équivaut de fait à un athéisme déguisé comme Arthur Schopenhauer l’a déjà remarqué ». Et l’acosmisme, par contre, « se base sur une négation de la réalité phénoménale du monde. Il s’agit là encore d’une conception moniste extrême de l’essence des choses mais, dans ce cas, c’est Dieu seul qui existe et non le monde. La divinité constitue en effet la seule réalité véritable ; le sentiment qu’il y a pourtant un monde particulier […] résulte d’une pure illusion »33. Comment penser une transcendance qui donne place au monde ? Comment penser à la fois immanence et transcendance ? En regard de ces deux conceptions, il y a celle de panenthéisme qui dit que le monde n’a de concrétude que dans la mesure où il demeure à l’intérieur de l’existence divine qui est plus grande que lui. Le panenthéisme énonce que Dieu est à la fois immanent au monde et transcendant à lui. C’est peut-être ce que le texte biblique pourrait nous enseigner sous le nom de création. La Grèce, d’où vient la philosophie, et depuis le début, ne conçoit pas l’idée de création. Écoutons Héraclite : « Ce monde, pour tous uniformément constitué, n’a été

32. Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Biblio essais, [1974] 2004, p. 233. 33. Yoram Jacobson, La Pensée hassidique, Paris, Cerf, 1989, p. 24-25.

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créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours34… » La création biblique n’est pas objet de foi alors que la science aurait le monopole d’une pensée sur le monde. Elle ne signifie pas non plus « création ex nihilo » qui, comprise en termes dualistes, invite l’homme à se détourner de la matière pour revenir à une essence spirituelle ou divine. Créer signifierait, loin des doctrines dualistes dont les extrêmes prônent l’éternité de la matière ou l’illusion d’un monde, ce retrait par où l’Infini s’écarte pour laisser advenir un autre que lui. Ces doctrines ont été élaborées dans l’enseignement cabalistique d’Isaac Luria35. L’Infini s’est retiré pour laisser une place vide pour la création qui se développe en alimentant par la lumière divine dix réceptacles ou sefirot, et ces vases se brisent lorsque la lumière divine, trop intense, revient dans ces réceptacles, c’est alors que la réparation incombe à l’homme. L’espace du monde existe réellement même s’il ne se confond pas avec la divinité. Hans Jonas en a donné une lecture contemporaine. Il écrit : « D’une quelconque façon, par un acte de sagesse insondable, ou d’amour, ou quelle qu’ait pu être la divine motivation, il a renoncé à garantir sa propre satisfaction envers lui-même par sa propre puissance, après qu’il eut déjà renoncé, par la création elle-même, à être tout en tout. » Pour que le monde soit, pour que la création advienne, Dieu s’est écarté, mais sans devenir étranger à notre chemin comme dans certaines idolâtries. C’est maintenant à l’homme de Lui donner, d’assumer sa responsabilité à l’égard de Dieu, et ainsi, comme dit Jonas, de « sauver la paix du Royaume invisible »36. Royaume qui n’est pas étranger à notre expérience dans ce monde créé que nous avons à réparer. Il est le lieu du monde, et Il n’a pas d’essence. Lévinas dira qu’Il est un effet de trace. Cette trace ne remonte pas à une présence qui ferait retomber dans le langage substantiel et ontologique. Cette trace n’est pas non plus l’inscription du moi dans son temps et son espace propre. Nous avons quitté cette présence à soi, lorsque le temps a été compris comme temps de l’autre.

h p o s lo 34. Héraclite, fragment 33. 35. Rabbi Isaac Luria (Jérusalem 1534-Safed 1572), le plus grand penseur du mysticisme juif. Son enseignement oral a été transmis par son disciple Haïm Vital. Sa doctrine a irrigué tout le judaïsme. Il s’agit d’une pensée inédite de la création et de la réparation. 36. Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive. Suivi d’un essai de Catherine Chalier, Paris, Rivages poche–Petite Bibliothèque, 1984, p. 27, 39 et 44.

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Qu’en est-il de l’espace alors ? Le vocabulaire de la trace est un vocabulaire spatial. Mais il ne remonte pas plus au présent que le temps. Espace courbe et hauteur de la visitation qui transforment les mots qui nomment le divin. Ce Dieu qui n’est plus le dieu des arrière-mondes, dieu substantiel encore mythologique, ce Dieu hors l’essence, toujours « Il », et qui n’entre dans aucun présent, mais qui « Pro-nom marque de son sceau tout ce qui peut porter un nom37 ». « R. Huna, au nom de R. Ami : Pourquoi désigne-t-on le Saint-béni-soit-Il du nom de “Lieu” ? Parce qu’Il est le lieu du Monde. R. Yossé B. Halaphta : Nous ne savons pas, du Saint-béni-soit-Il ou du Monde, lequel est le lieu de l’autre. De “Vois, le lieu est avec moi” (Exode 33, 21), Il est, Lui, le lieu du monde, et non le Monde son lieu38. »

En conclusion : la trace et l’intime extériorité Notre parcours depuis le dualisme qui sépare l’intérieur et l’extérieur, comme l’âme et le corps, le temps et l’espace, nous conduit vers une transformation profonde de ces notions où, sortant du solipsisme du cogito, nous nous approchons, à la lumière des descriptions phénoménologiques et des paroles de peintres et de poètes, d’une autre expérience intersubjective – le lien à l’autre, l’autre dans le même – qui défait les horizons constitués. L’espace et le temps ne désignent plus des dimensions différentes pour la représentation. Pourrait-on dire qu’il n’y a plus d’opposition entre l’espace et le temps ? Ce que dit Pierre Soulages : « La première fois que j’avais vu Soulages, après une table ronde à Beaubourg sur le “jardin des sciences”, à propos de la notion d’espace, le 22 janvier 1979, il m’avait dit que la peinture était “le temps pris dans l’espace”39. » C’est aussi ce vers quoi nous conduisent les grandes pensées de Merleau-Ponty et de Lévinas, vers la chair du monde, invisibilité qui est la profondeur du visible. Vers l’apparition du visage, qui, dans son retrait provenant d’un lointain jadis, d’un au-delà qui n’est plus celui, substantiel, des arrière-mondes et des dieux encore mythologiques, nous fait 37. Emmanuel Lévinas, op. cit. in n. 32, p. 283. 38. Midrach Rabba, Genèse, tome 2, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 102. Le Midrach Rabba est un ensemble de dix recueils en commentaire des textes bibliques. Ces textes sont parus à partir du Ve siècle. 39. Henri Meschonnic, op. cit. in n. 16, p. 199.

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découvrir le langage de la trace, celle qui ne remonte à aucun présent, trace du divin en qui les autres se tiennent, trace de la transcendance hors essence. Dans notre monde qui en est bouleversé. Et ainsi, « la trace est l’insertion de l’espace dans le temps40 ». Appellerions-nous cette trace qui unit l’espace et le temps du nom de ce vers quoi s’avance l’œuvre d’Henri Meschonnic : « une intime extériorité » ?

h p o s lo 40. Emmanuel Lévinas, « La trace de l’autre », art. cit. in n. 26, p. 201.

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13. POUR BLAISE PASCAL OU STANLEY KUBRICK : ESPACE-REPÈRE ET/OU ESPACE-MYSTÈRE ?

Andrés Atenza Directeur général de l’ISC Paris

Bernard Ibal Professeur agrégé et docteur d’État en philosophie à l’ISC Paris, membre du Conseil économique, social et environnemental (national) « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Cette pensée (p. 1113, Les Pensées, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade ») de Pascal (1623-1662) n’est-elle pas le lien entre ce grand philosophe du XVIIe siècle et le film 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick au XXe siècle ? Le rapprochement pouvait paraître audacieux : Pascal est certes grand physicien et mathématicien mais il ne pouvait pas avoir les connaissances astrophysiques du XXe siècle, connaissances qu’exploite le film célèbre de Kubrick. Mais le film est du genre science-fiction et prétend imaginer 2001 (prophétie un peu courte !) : ce n’est pas un documentaire scientifique. Le problème de Pascal et de Kubrick concernant l’espace n’est pas « comment ça marche ? », mais « quel sens a l’espace pour l’homme ? » Il s’agit donc pour les deux moins de science que de philosophie. Or, à presque trois siècles d’intervalle, Pascal et Kubrick vivent l’espace presque de la même façon. Ils y voient un mystère dont l’étymologie grecque se rapporte au mutisme, justement comme « les silences éternels » d’où l’homme ne reçoit pas de réponse à ses questions existentielles. Il n’y trouve aucun repère fixe et sûr, bien qu’il en cherche désespérément. Plus que tout autre, Descartes, au même siècle que Pascal, se rassure au contraire en pensant coloniser l’espace à grands frais de diagrammes, d’abscisses et d’ordonnées, d’équations de droites et de courbes. Pour lui, l’espace n’a pas de mystère, il est soumis à la géométrie qui donne à l’homme ses repères. Espace-repère ou espace-mystère ? Pascal et Kubrick révèlent la prédominance de l’espace-mystère. Kubrick a un avantage sur Pascal, il s’exprime en images, c’est-àdire directement en espace, alors que Pascal s’exprime avec des mots et des idées. En

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revanche, l’avantage de Pascal est qu’il fréquente intimement le mystère et la mystique. Cette opposition du repère qui me tranquillise et du mystère qui m’inquiète n’est pas le seul centre d’intérêt. Il y a justement une dimension affective : la tranquillité par les repères d’une part, et l’effroi, mais aussi l’émerveillement, devant le mystère d’autre part. Le repère stabilise l’homme, le mystère le déstabilise, d’où l’effroi et en même temps l’exaltation de l’ouverture à l’altérité du mystère, de l’aventure mystique.

Le souci cartésien de repérage L’expérience de l’espace n’est-elle pas d’abord celle de l’urgence du repérage, laquelle s’effectue dans le souci si ce n’est l’angoisse ? L’astronomie fut d’abord, dans toutes les civilisations, en quête de points fixes comme l’étoile du Berger, et s’attache à l’étude de la régularité cyclique des mouvements astraux. En forçant à peine, on pourrait dire que l’histoire de l’humanité est jalonnée de satisfactions et de déceptions quant à la découverte ou la perte des repères dans l’espace. De Ptolémée à Einstein en passant par Copernic, par Galilée et par Newton (1642-1727), et bien d’autres, les déceptions l’emportent et déstabilisent l’humanité. L’astrophysique du Timée de Platon est ainsi largement dépassée, mais une de ses idées reste d’actualité : Platon y parle d’une « cause errante » (la chôra), c’est dire que tout n’est pas cernable. Il n’y a pas de repère absolu, le relativisme n’est pas exclu. L’affaire Galilée (entre 1611 et 1633) est au XVIIe siècle tout à fait symptomatique de cette histoire de l’expérience de l’espace. En la réduisant trop souvent à l’obscurantisme de l’Inquisition, on oublie que cette affaire inaugure le malaise de l’Occident en train de perdre ses repères et de changer d’espace. En fait, le cardinal Barberini avait de la sympathie pour Galilée et ses convictions coperniciennes. Devenu le pape Urbain VIII, Barberini réitère pourtant la condamnation pontificale de l’héliocentrisme. Alors même que le cardinal avait compris que la foi dans la Bible n’était pas menacée par la science nouvelle (elle n’est pas un livre de physique), pourquoi la tiare pontificale sur la tête de Barberini entraîne-t-elle ce revirement d’opinion ? Une certaine lâcheté ? Peutêtre. Mais le pape a une autre responsabilité au XVIIe siècle. Peut-il laisser la civilisation remettre en cause l’évidence la plus évidente : le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest tous les jours durant sa course dans le ciel. C’est lui qui bouge. Si ce modèle d’évidence venait à s’effondrer, quelle vérité pourrait-on lui subsister à terme ? Quel

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repère pourrait rester fiable ? L’ère de la déstabilisation ne pouvait en fait qu’être retardée, mais elle ne pouvait pas être évitée. Bien plus, la conviction géocentrique plaçait l’homme au centre du monde ; l’héliocentrisme est la négation d’un monde fait pour l’homme, et la réduction de celui-ci à la misère d’une poussière intersidérale. La révolution copernicienne ne pouvait déboucher que sur une subversion culturelle, une mise sens dessus dessous. Tant bien que mal, l’Europe cherche à se rassurer symboliquement par des astuces triviales, par exemple en se représentant arbitrairement son continent en haut, dans l’hémisphère Nord d’une terre désormais ronde : moindre risque de tomber (une planète n’a pas a priori d’orientation dans l’espace) ! Descartes (1596-1650) qui, au début, prend la défense de Galilée, se rétractera par la suite. Là encore il y a sans doute de la lâcheté, mais Descartes, en quête de repères fixes, pouvait-il accepter cette subversion galiléenne des repères ? Qu’est-ce que (ou que serait) un repère dans l’espace ? Il définit un ici et un là-bas, un en deçà et un au-delà. Cette spatialisation procède peut-être d’un repérage originel. Contre le narcissisme universel de ce que Lacan (1901-1981) appelle le « stade du miroir » doivent apparaître des coupures par lesquelles le moi va se distinguer de l’Autre (la mère d’abord), au moment où le ici se différencie de l’ailleurs (jeu du « fort/da » du nourrisson). Le repérage spatial a une fonction métaphysique identitaire qui pose d’une part le moi-même, et d’autre part l’Autre, par une distanciation où justement s’étend l’espace. « Le vieux veston posé sur une chaise, dit Merleau-Ponty (1908-1961) (p. 50 de Sens et non-sens, Nagel) se contente d’occuper ce morceau d’espace, mais il l’occupe comme jamais je ne pourrai occuper aucun lieu. » Telle est l’expérience spatiale de l’altérité ou l’expérience altérante de l’espace, pour laquelle Merleau-Ponty évoque l’angoisse d’une frustration, d’une exclusion, « un perpétuel malaise ». Même réussi, le repérage est frustrant puisqu’il m’identifie en m’excluant de l’ailleurs. La condition de mon être là est que s’y oppose un ailleurs, même si ce là et cet ailleurs sont immanents à un même espace déchirant, différenciant. Mais sans cette déstabilisation des repères spatiaux, l’aliénation est pire puisque l’identification y est dès lors impossible : je ne sais plus où je suis ni qui je suis ; le moi et l’Autre s’embrouillent. La spatialisation n’est donc pas qu’une affaire de repérage géométrique ou géographique. Il y va de tous les repères, y compris des plus fondamentaux : qui suis-je ? où vais-je ? L’espace s’ouvre dans la dialectique platonicienne de l’Un-Même (l’homogène, l’immuable) et de l’Autre-Multiple (la rupture, l’éparpillement). Par sa quête du « point

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fixe et sûr », Descartes quant à lui veut cerner un espace Un et Même rassurant, quadrillé, identifié, cohérent et enfermé dans la rationalité géométrique de ses diagrammes. Tout l’espace est si bien maîtrisé par la raison que l’espace se réduit à un espace mathématique (comme ses lois de l’optique toujours valides aujourd’hui), à une géométrie, à du « je pense ». C’est un aspect de ce qu’on appelle le solipsisme de Descartes : tout est cogito, et le cogito parvient mal à être sûr qu’il y a un ailleurs que lui-même. Certes Descartes distingue formellement la res extensa (substance spatiale) et la res cogitans (substance pensante). La res extensa caractérise les choses matérielles. Du coup, pour lui, la physique tend à se réduire à de la géométrie (science de l’espace), ce que contestera Newton. La géométrie cartésienne est de la res cogitans. Bref, Descartes ne pense pas spontanément que l’espace puisse être une réalité altérante, frustrante, aliénante, excluante pour moi. Y a-t-il une res extensa en dehors de la res cogitans ? quelque chose en dehors de moi ? Pour lui, percevoir un morceau de cire que l’on chauffe, c’est penser des idées : l’idée d’étendue (espace), l’idée de flexible, l’idée de muable. Je vois des choses dans l’espace, mais n’existent-elles pas que dans le voir et le penser du cogito ? Sont-elles vraiment dans un espace extérieur ? L’espace n’est l’espace que s’il implique l’ailleurs, l’Autre, le non-moi. Comment trouver cet Autre, sans qu’il vienne me déstabiliser ? Quelle communication entre moi et l’espace pourra garantir ma maîtrise sur cet ailleurs qu’est l’espace ? Cette communication (cette médiation) sera Dieu conçu comme un « débordement » du cogito, selon le mot d’Emmanuel Lévinas. En effet, le « je pense » pense la perfection absolue (Dieu, idée innée) sans pouvoir l’avoir moimême inventée, moi qui suis imparfait. Dès lors, Dieu existe et, en tant que tel (perfection), il ne peut pas me tromper, et si je perçois des choses extérieures, c’est qu’elles existent réellement en dehors de moi. Dieu est en moi, mais il me déborde et son débordement assure l’existence d’une extériorité, d’un espace autre que moi. Cependant cette res extensa est intégralement pensable. Elle n’est donc pas si autre que ça. Pourtant, on peut deviner là un faux-semblant. Descartes avait dit « feindre » de douter des réalités de l’espace extérieur. Son doute méthodique était même, selon lui, hyperbolique (excessif), parce que dans le quotidien il n’était pas tenable. Mais qu’est-ce qui fait dans le quotidien que ce doute n’est pas tenable ? C’est que l’espace s’avère cruellement être le non-moi, il est le lieu d’où s’annonce l’adversité, et où grouille la multiplicité infinie. Par la « force des choses », l’espace se révèle irrémédiablement ailleurs et immaîtrisé.

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Kant (1724-1804) ira finalement plus loin que Descartes : l’espace ne sera que subjectif. À la différence de Descartes qui tend à confondre l’espace et les choses qui y sont, Kant explique que l’espace n’est pas une chose dont on fait l’expérience, il n’est rien, ou plutôt il est « la forme a priori du sens externe », c’est-à-dire la manière qu’a la conscience de percevoir le monde, le « filet » qu’elle « projette » sur les choses pour les rassembler dans l’unité d’un même monde (cf. l’esthétique transcendantale dans La Critique de la raison pure en 1781). Dès lors pour Kant, je ne perçois pas les choses telles qu’elles sont, je ne les perçois qu’à travers les « lunettes » transcendantales de la conscience, qui me font voir les choses dans un même espace. L’intention de Descartes puis de Kant est de réduire l’altérité et la multiplicité frustrantes, aliénantes : l’espace kantien « sert » à unifier les expériences de toute chose. Mais Kant reconnaît que l’altérité ressurgit : les « choses en soi », telles qu’elles sont, restent définitivement autres, inconnaissables. Je ne connais que les « phénomènes » c’est-à-dire ma représentation des choses filtrée par la subjectivité transcendantale, en l’occurrence par l’espace, « forme a priori du sens externe ».

La contemplation pascalienne du mystère Au même siècle que Galilée et Descartes, nous rencontrons Pascal. Quand on sort de la lecture de Descartes pour entrer dans celle des Pensées, n’est-on pas convié à une authentique conversion spirituelle, à une véritable transvaluation (évaluer autrement) de l’espace et de son altérité inhérente ? L’angoisse de l’altérité de l’espace se convertit en exaltation de l’altérité de l’espace. Certes l’angoisse persiste. Bien plus, Pascal ne cherche pas à l’occulter par l’orgueil de la toute-puissance d’un cogito géométral, il ne feint pas de douter méthodiquement quand se dérobent les repères : devant l’espace, Pascal est transi d’effroi. L’espace est l’ailleurs d’où retentit la violence de l’altérité dans l’intériorité de la conscience humaine. Car, pour Pascal, l’altérité spatiale est irréductible. Aucun repérage géométrique : « Le monde est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (P. 1105 Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade »). Einstein ne le reniera pas. La géométrie ne peut même pas fonder ses principes absolus ; tout est relatif : « Qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres, qui, en ayant d’autres pour appui, ne

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souffrent jamais de dernier. » De même, la multiplicité est incontournable au sens où on n’en peut faire le contour, et au sens où l’unité est inséparable de la diversité : « Je tiens pour impossible de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties » (ibid., p. 1110), et l’homme est lui-même soumis à ces interdépendances dans l’espace. Pascal pose d’ailleurs fort bien à la fois la problématique affective et la dialectique spatiale de l’Un-Même (homogène, fixe) et de l’Autre-Multiple (rupture, éparpillement). D’une part il n’y a pas de « point fixe et sûr » : « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. » D’autre part Pascal ajoute aussitôt que l’homme est pourtant quête angoissée de l’Un-Même contre cette altérité : « Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme […] mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes » (ibid., p. 1109). On pourrait croire dès lors que cette altérité irréductible nous condamne à la seule angoisse, à l’effroi. Ce serait sans compter sur la possible transvaluation (évaluer autrement), sur une autre disposition affective que le désir de l’Un : le désir de l’Autre comme lieu de perdition voulue et d’aventure enthousiaste : « Je lui veux peindre qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue » (ibid., p. 1107). Voilà l’une des réponses paradoxales à la question pascalienne « qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » (id.). L’angoisse et l’exaltation sont des dispositions affectives, des sentiments qui relèvent moins de la psychologie que de la métaphysique existentielle. Lisons Heidegger (18891976), expert en la matière. S’agissant de l’angoisse et de l’exaltation, Heidegger parle d’humeur, de disposition d’humeur ou de sentiment de la situation, selon les traducteurs. « La disposition d’humeur rend manifeste “où l’on en est et où l’on en viendra”. Elle amène ainsi l’être à son là. » Les métaphores sont prises dans la sémantique de l’espace. Heidegger nous dit ici que l’angoisse et l’exaltation nous positionnent dans l’existence au sens ontologique (science de l’être). C’est ainsi que dans le même paragraphe (Être et temps, Paris, Gallimard, p. 168), il distingue la bipolarité de ce sentiment de la situation : une angoisse par laquelle « l’existence se révèle comme un fardeau » et « l’exaltation […] qui nous délivre du fardeau de l’existence ». Et dans son contexte, Heidegger parle bien du Dasein (la réalité humaine) et d’altérité pour rendre compte de ce qu’est exister (de façon complexe). Pour Heidegger, la primauté ontologique revient à l’angoisse.

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Pour Pascal qui, dans ce que nous avons cité, ne parle pas d’ontologie mais d’expérience de l’espace, la primauté serait plutôt l’exaltation. Mais répétons que l’angoisse de la spatialité altérante n’a pas disparu pour autant, elle est contemporaine d’une exaltation de cette spatialité altérante : « Il tremblera dans la vue de ces merveilles » (id.). Alors que Descartes pratique la rétention géométrique de l’espace pour le maîtriser dans le cogito rationnel, Pascal s’ouvre à l’altérité spatiale pour se trouver en s’y perdant. La formule est d’Emmanuel Mounier (1905-1950) (Le Personnalisme, Paris, PUF, p. 59) : « La personne se trouve en se perdant. » Telle est la transvaluation (évaluer autrement) de l’altérité, la transvaluation de l’altérité maudite (l’effroi) en altérité bénie (l’émerveillement), la conversion de l’angoisse en exaltation du mystère des espaces infinis (infiniment grand et infiniment petit) : au lieu de se protéger de l’effroi du « silence éternel de l’espace infini », Pascal prend le risque de s’aventurer délibérément dans une mystique, dans l’exaltation d’un don éperdu de soi au mystère de l’infini. Ce paradoxe spirituel (se trouver en se perdant) ne remet-il pas Pascal en présence du sacré ? Dans toutes les religions, le sacré s’annonce simultanément dans l’effroi et l’exaltation devant le Tout-Autre. À l’instar de saint Augustin, cité par Roger Caillois cherchant à cerner le sacré universel, Pascal est « pris à la fois d’un frisson d’horreur et d’un élan d’amour : “Et in horresco (effroi) et in ardesco (exaltation)” » (L’Homme et le Sacré, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 41). Angoisse et exaltation paroxystiques et simultanées devant l’espace radicalement Autre et Multiple dans son essence même ; angoisse et exaltation devant le sacré. L’émerveillement pascalien devant les deux infinis est une contemplation et non une recherche ou une praxis : c’est l’accueil d’un don avant d’être un don de soi au mystère. L’altérité qui me bouleverse est d’ores et déjà empreinte d’une exaltation qui m’embrase, comme si une conscience extérieure et en pleine félicité venait à entrer en communion avec ma conscience, au moment même où la spatialité altérante anéantit mes repères identifiants. « Todo y nada » (Tout et rien) de saint Jean de La Croix (15421591), mais aussi « le Feu » du « Mémorial » de Pascal, l’opuscule mystique qu’il portait toujours cousu dans son manteau. C’est encore plus près de nous, l’expérience mystique de la « Messe sur le monde » d’un Teilhard de Chardin qui participe à la transfiguration divine de l’univers : « L’effroi qui me saisit […] se mue en une joie débordante d’être transformé en Vous » (Hymne à l’univers, Paris, Seuil, p. 29). Telle est la transvaluation des espaces infinis. Il s’agit bien d’une conversion spirituelle d’angoisse

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en exaltation, mais d’une conversion qui ne vient pas de moi mais de l’Autre, une sorte d’envoûtement, ou pour éviter les connotations péjoratives, une transverbération selon le mot de sainte Thérèse d’Avila. Nietzsche a sans doute ressenti aussi cette transvaluation (Umwerthung), mais il a refusé d’y voir l’accueil du sacré. Pascal écrit ses Pensées sous l’influence directe de son « Mémorial » de 1654 : « FEU. Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et non des philosophes et des savants […]. Grandeur de l’âme humaine […]. Joie, joie, joie, plus de joie. » Sa transvaluation de l’espace est spirituelle et non pas intellectuelle : « L’homme sera plus disposé à contempler ces merveilles en silence qu’à les rechercher avec présomption » (op. cit., p. 1106). Dans ce fragment sur les deux infinis, « présomption » est plusieurs fois répétée. Ne s’agitil pas de l’orgueil du cogito cartésien qui veut se rendre par la science mathématique « comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode, 6e partie). Pascal a tout autant « l’esprit de géométrie » que Descartes, mais il sait faire la distinction de l’intellectuel et du spirituel, du problème et du mystère. Un problème est une question qui, tant qu’elle n’est pas résolue, s’impose dans un malaise de la conscience. Résoudre un problème, c’est rechercher une cohérence, une non-contradiction, une vérité stable. La question est flottante, la réponse est fixe. Bref, dans un problème, la question introduit une altérité-multiplicité à réduire, à soumettre à l’Un-Même (l’homogène, le fixe). La culture scientifique dominante en a fait la démarche salutaire, bien qu’angoissante, par son questionnement toujours renouvelé et par le progrès qui anéantit les anciens repères fixes. Pourtant demeure la spiritualité de l’artiste ou du religieux qui transvalue les questions fondamentales (celles des raisons premières) en mystères. Le mystère est une question sans réponse, mais dont l’altérité persistante n’est pas d’abord ressentie dans l’angoisse. Le mystère induit épanouissement, élévation de l’âme, exaltation d’une aventure spirituelle qui prend le risque de l’étrange et de l’inconnu. L’altérité y est transvaluée (évaluée autrement) et toute recherche intellectuelle pour la réduire serait vécue comme une profanation, un appauvrissement. Le mystère me ravit au sens où l’Autre me capte, me fascine comme dans un rapt où je m’abandonne, et au sens où ce risque et cette aventure me comblent de ravissement. Encore une fois l’angoisse persiste, elle est même la mesure de l’exaltation et du frisson de l’âme, mais l’exaltation domine. Devant les deux infinis de l’espace, Pascal témoigne d’une « contemplation silencieuse » (mystique), alors que la recherche d’un discours cohérent et identifiant est dénoncée comme la présomption vaine d’une maîtrise de l’altérité.

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2001, l’Odyssée de l’espace 2001, l’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick (Metro Goldwyn Mayer, 1968, scénario de Clarke et Kubrick) ne reprend-il pas cette dualité quant à l’espace : Descartes et/ou Pascal ? Son univers de technologie de pointe accentue davantage la culture scientifique cartésienne. Mais de façon assez inattendue, une certaine mystique pascalienne va l’emporter. Évidemment l’objet du film est l’espace, un espace d’abord scientifiquement et techniquement maîtrisé par IBM et la Nasa qui sont parties prenantes de la production. Mais le film commence par une sorte d’hominisation de primates supérieurs. Au sein du désordre cruel de l’univers sans conscience, un parallélépipède rectangle parfait, massif, sombre, homogène et métallique surgit du sol, sous le regard effaré des singes. Le film n’en dit pas plus et passe aussitôt à une station orbitale de 2001. L’intelligence est apparue avec la manifestation de la géométrie pure face au désordre planétaire (espace-repère). Cependant, cette manifestation reste mystérieuse. Celle-ci, toujours sous la forme de ce monolithe, va réapparaître de plus en plus souvent, d’abord enfouie dans le sol lunaire, ensuite (selon un sous-titrage) autour de « Jupiter et au-delà de l’infini ». Dans tous les cas, cet Inconnu géométral attire physiquement et fascine le héros qui vit effroi et émerveillement. Le sacré surgit dans tous les « coins » de l’espace infini. L’odyssée s’engage. Bien sûr, il y a d’abord la « recherche avec présomption » : les hommes veulent savoir. Mais cette connaissance impossible va rapidement apparaître comme une profanation du mystère qui ne se laisse pas violer. La science et la technique échouent et « Carl », l’ordinateur de bord du vaisseau spatial des héros, va dominer l’homme avant d’être neutralisé à grands frais. L’odyssée dès lors est une aventure spirituelle où pendant de longues séquences une aspiration effrénée de l’homme par l’espace s’emballe dans l’envoûtement d’une symphonie chromatique vertigineuse sans contenu chosal : « in horresco et in ardesco », « todo y nada » et « le Feu ». Cette mystique intersidérale succède au face-à-face magnétique et silencieux du vaisseau humain et du monolithe qui plane sur le tehom de l’espace (l’informe et l’obscur d’avant la Création – Gn I 2-3). Il est curieux de constater la prégnance culturelle de cette géométrie dans l’espace. Saint-Exupéry (1900-1944), lui-même pilote, écrit p. 203 de Citadelle (ouvrage posthume) : « Au sommet de la montagne, je ne découvris qu’un bloc pesant de granit noir, lequel était Dieu […] immuable et incorruptible. » « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » demande Pascal. Kubrick répond à la fin du film par une rétrospective de l’homme sur lui-même, sur sa misère et sur sa grandeur.

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La vitesse de la lumière étant dépassée, l’aura du divin étant frôlée dans l’infini de l’espace visité, et l’homme étant renvoyé à toute sa vie de sa naissance à sa mort, 2001, l’Odyssée de l’espace semble répondre comme Pascal : dans l’espace infini, l’homme est « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout ». Le spectateur est passé de l’espace-système de repérage géométrique, astronomique et astronautique à l’espace-odyssée de l’esprit subverti par le sacré. L’altérité domine, soit qu’elle angoisse l’astronaute qui ne peut techniquement maîtriser l’espace, soit qu’elle l’envoûte dans une spirale de l’aventure mystique. La spatialisation s’effectue dans le jeu des conversions et « reversions » du souci du repérage en exaltation de l’aventure, selon les moments cartésiens ou pascaliens de la culture, mais l’espace reste l’ouvert d’où retentit l’Autre irréductiblement Autre.

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14. VOISINER

Véronique Bonnet Ancienne élève de l’ENS, agrégée de philosophie, professeur de philosophie en classes préparatoires au lycée Janson-de-Sailly À Laura Truffaut Voisiner ne se décline pas comme cousiner. Autant la proximité génétique peut avoir son lot de petits tracas transcendants, frôler l’inceste, nécessiter dispense, autant les embarras immanents des murs mitoyens, de l’absence d’anonymat, d’une visibilité des coulisses, rendent la proximité spatiale, urbaine ou rurale, délicieuse. De mes voisins, je prends soin. Juillet, le 14, et le jardin qui descend des Ducs aux Rossignols sera rempli de nos conversations, de nos dégustations, repas des voisins sans qu’il soit besoin de la fête des voisins. J’aurai préparé poivrons grillés et feuilles de vigne1. Août, et ma maison d’Italie sera parfumée des fleurs de courgette, de conviviales cagettes. Là bas, d’autres voisins m’ont appris l’art de les préparer en beignets. Et aussi de composer des bouquets de basilic et de serpolet mâle, et de fraîche salade « barbe de capucin ». Et devant leurs maisons, la tazza di caffé me sera proposée, à l’accent impétueux. Tout cela, je l’ai goûté, d’été en été, et j’ai préparé, l’année durant, les petits cadeaux si français remis à chacun le matin de la San Lorenzo, jour de la fête du village. Pain d’épices au gingembre et à l’orange, mouchoirs de Cholet, Gigondas. Septembre, sage retour parisien, et les petits rituels de réinstallation dans l’immeuble, à jouer au « qui a rapporté quoi à qui ». Panettone, catalogues d’éditeurs, mirabelles… Irrespect dans cet échange d’attentions, dons et contre-dons ? La prise en compte du voisin n’est-elle qu’une anticipation intéressée des services qu’il pourrait nous rendre un jour ? Ou bien de tels égards ont-ils pour finalité non mercenaire une fréquentation subtile de l’autre, qui n’est ni une hospitalité, ni une pure appartenance à la communau1. Sur l’enjeu de la notion spatiale d’hospitalité, ses rituels et ses paradoxes, on peut se référer à la dissertation 12 du livre de Véronique Bonnet, L’Espace en 20 dissertations, Paris, Studyrama, 2013.

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té des sujets. Voisiner, respirer le même air et voir la même rue sous des angles proches est un peu comme une cohabitation retenue. À mes voisins, je tiens. Comme au cinéma de François Truffaut. À cause du cinéma de François Truffaut. Ce petit texte est dédié à sa fille Laura. Antoine Doinel, personnage porteur d’une charge autobiographique, une fois extrait d’un contexte empoisonné et d’un espace de rééducation, a l’idée, tout orientale et confucéenne qu’emménager en face de l’appartement des parents de Colette ne pourra que favoriser une énergie amoureuse. Le sketch de L’Amour à vingt ans, Antoine et Colette, œuvre de 1962, met en œuvre une proximité qui se fait promiscuité, Antoine devenant l’intime des parents, l’invité perpétuel qui brouille les conversations et les liens. Même la très moite pénombre de la salle de concert des Jeunesses musicales de France ne parvient pas à réorienter la dynamique de rapprochement. En 1962, déjà, Jules et Jim suggérait, entre Catherine et Jules, Jules et Jim, Jim et Catherine, un partage de l’espace propre à troubler. Les amis au sens d’Aristote, Jules l’Autrichien et Jim le Français étaient si proches que d’aucuns les croyaient amants. Jules s’éprend de Catherine, et demande à Jim de ne pas s’éprendre d’elle à son tour, puisqu’il veut en faire sa femme. Mais par un de ces tourbillons que la vie réserve à ceux qui se trouvent dans une contiguïté d’appétence, dans un partage de mouvement (on peut penser à la scène de la course sur le pont Valmy), une transitivité, que Rohmer explorera aussi mais autrement, s’opère entre l’aimée, l’amant, l’ami de l’amant, qui devient l’amant de l’aimée. Comme ceci est dit, dans le film, avant que Catherine, accompagnée du compositeur que joue Rezvani, chante « Le tourbillon » de Rezvani sous le pseudonyme de Brassiak : « Les mouvements du rocking-chair incitent aux plaisirs de la chair. » Voisiner, c’est partager la même latitude et longitude, tourner ensemble avec la terre, et surtout ne jamais se perdre de vue, dimension essentielle suggérée par la fin de la chanson :

h p o s lo « On s’est connus, on s’est reconnus. On s’est perdus de vue, on s’est r’perdus de vue On s’est retrouvés, on s’est séparés. Dans le tourbillon de la vie.

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On a continué à tourner Tous les deux enlacés Tous les deux enlacés. Puis on s’est réchauffés. Chacun pour soi est reparti. Dans l’tourbillon de la vie. Je l’ai revue un soir ah la la Elle est retombée dans mes bras. Quand on s’est connus, Quand on s’est reconnus, Pourquoi se perdre de vue, Se reperdre de vue ? Quand on s’est retrouvés, Quand on s’est réchauffés, Pourquoi se séparer ? Alors tous deux on est repartis Dans le tourbillon de la vie On a continué à tourner Tous les deux enlacés Tous les deux enlacés. » Voisiner peut-il aller jusqu’à la fusion amoureuse ? Les voisins les plus accomplis sontils les amants qui, comme monsieur et madame Smith de La Cantatrice chauve du dramaturge Ionesco se trouvent habiter la même rue, le même immeuble, le même appartement, le même lit ? Voisiner à ce point peut-il lasser ? La conjugalité, est-ce l’usure de la proximité ? Lorsque Jules épouse Catherine, et que tous deux vont s’établir en Autriche, Jim et Catherine se perdent de vue. Jules et Jim aussi, lorsque la guerre éclate et que chacun dans sa tranchée craint de tuer l’autre, dans le camp d’en face, par mégarde. Mais pour-

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tant, lorsque Jim rejoint Catherine et Jules en Autriche, et qu’il devient l’amant de celle qui dit être malheureuse avec Jules, n’est-il pas suggéré que le domicile conjugal, le partage de tous les instants et de toutes les coulisses de l’existence, ce voisinage qui est plus qu’en voisinage, est insupportable ? Dans Domicile conjugal, de 1970, qui fait suite à Baisers volés, autre opus, de 1968, de la saga Doinel, la scène du lit partagé, que reproduit l’affiche, d’une Christine Doinel, nouvellement épousée, qui fantasme sur une biographie de Noureev, alors qu’Antoine Doinel cherche, par un ouvrage sur les femmes japonaises, un exotisme salvateur, suggère du voisinage qu’il n’est tolérable qu’intermittent. Bergman lui-même rendra hommage à la pertinence de cette formulation plastique, par l’emprunt de cette scène comme archétype de ses Scènes de la vie conjugale, en 1973. Comme vérification a contrario de l’axiome d’une dangerosité de la promiscuité du concubinat, qui signifie au sens propre la partage du même lit, le couple des Doinel se reformera, lorsque l’instable Antoine, ayant désormais quartier libre après décision de séparation, au restaurant avec Kyoko, passera son temps à quitter la table pour téléphoner à Christine. Loin des yeux, près du cœur. Voisiner, qui pose si près des yeux, défait-il tout désir ? Dans La Chambre verte, œuvre de 1978 inspirée par trois nouvelles d’Henri James, Julien Davenne, personnage interprété par François Truffaut lui-même, et Cécilia Mendel, par Nathalie Baye, se rapprochent sans jamais se rencontrer, puisque le veuf qu’est Julien consacre à sa femme disparue, Julie, un culte qui exclut tout travail de deuil. Par cette chambre verte, dans la maison même où Julien demeure en tentant d’apprendre à parler au fils sourd-muet que Julie lui a donné, la mort est au cœur de la vie, et cette mitoyenneté si troublante empêche que l’attachement se défasse, et qu’un autre, pour Cécilia, puisse prendre place. Voué à un tel voisinage, Julien ne se remettra jamais, lui qui pourtant, paradoxalement, tente, comme dans L’Enfant sauvage, d’amener l’enfant, enfermé en lui-même, à s’ouvrir. Dans La Femme d’à côté, de 1981 Gérard Depardieu est Bernard Coudray. Fanny Ardant est Mathilde Bernard. C’est l’installation de cette dernière et de son époux Philippe dans le petit village de Bernin, lorsqu’elle devient voisine de Bernard, avec qui elle a eu une liaison passionnée sept ans auparavant, et de son épouse Arlette qui va déterminer un « trouble de voisinage », un « désordre de mitoyenneté » sans pareil. La proximité rend impossible, de part et d’autre, une quelconque fidélité conjugale, et la

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liaison reprend. Après la dépression de Mathilde, et une ultime étreinte, la seule issue – le dernier métro ? – est la mort. Après avoir fait une dernière fois l’amour avec Bernard, Mathilde sort un revolver pour en finir et avec lui, et avec elle-même. « Ni avec toi, ni sans toi » : le leitmotiv, ou phrase clé du film, est un commentaire de madame Jouve, voisine qui réinvestit la fonction du chœur tragique. Variante du célèbre verdict de Lacan simplifié par Gainsbourg, « l’amour physique est sans issue », cet énoncé spatial dit l’aspiration à un lieu inédit. Suffisamment proche, suffisamment lointain. Seuil impossible à déterminer. C’est que le voisinage est décisif, comme Descartes le confiait d’ailleurs dans la lettre du 5 mai 1631 à Guez de Balzac2. « Même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de le préférer, je ne vous dirai pas seulement à tous les couvents des Capucins et des Chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie, même à ce célèbre Ermitage dans lequel vous étiez l’année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent que dans les villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal, qui fasse rêver les plus grands parleurs, et une vallée si solitaire, qu’elle puisse leur inspirer du transport et de la joie ; mais mal aisément se peut-il faire, que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuné, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris. Au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir, que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je

2. Lettre à Guez de Balzac, 5 mai 1631, Œuvres, Paris, Garnier, t. I, p. 291-299.

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vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y manque d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant, à voir venir ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe ? Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu’en celui-ci ? Quel autre pays, où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de reste de l’innocence de nos aïeux ? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du Septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d’avoir froid ? » Voisinage des villes ou voisinage des champs ? Il s’agit ici, pour qui essaie de penser et d’écrire, de trouver la juste place. Ni radicale solitude, aride et sans « commodité ». Ni perméabilité importune d’une « quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner ». Voisiner est délicat, lorsqu’il s’agit de préserver connivence ou amitié, exclusivité ou ouverture, pour éviter à la proximité de se faire promiscuité. Conjuguons alors, dans la géométrie variable si bien évoquée par Truffaut, qui est aussi art de la distance, les nuances entre complicité, convivialité, conjugalité, inspiration, liberté.

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15. LA NOTION D’ESPACE ENTRE PHILOSOPHIE, SCIENCES COGNITIVES ET SCIENCES TOUT COURT : DE QUELQUES AVATARS…

Marion Duvauchel Professeur certifiée en lettres et docteure en philosophie au sein de l’institut Stanislas de Saint-Raphaël, elle enseigne l’Histoire de la littérature et l’Histoire de la philosophie dans le cadre de la promotion de la filère littéraire Ce travail peut vous aider face aux sujets suivants ou à des sujets de ce type. • Peut-on penser l’espace en soi ? • L’espace n’a-t-il de sens que pour les hommes ? • En quoi l’espace est-il constitutif du réel ? • En quoi l’espace est-il constitutif de l’homme ? • La notion d’espace n’est-elle qu’une construction mentale ? • L’espace n’a-t-il de statut qu’épistémologique ? • Etc.

Introduction Peut-on penser l’espace ? Pascal s’y est essayé et il n’a rencontré que « le silence éternel des espaces infinis »… Et ce silence l’a effrayé. C’est que l’espace (comme le temps) n’a pas d’existence en soi : tous deux apparaissent dans les modalités de la matière. Il est d’une certaine manière un « impensé », et peutêtre un impensable. Lorsque les philosophes de l’Antiquité vont affronter la notion, ils ne pensent pas l’espace en ces termes. Pour construire l’idée actuelle de l’espace-temps, il a fallu quelques siècles. Et il faut pour le comprendre l’examen des quelques paradigmes successifs dans lesquels la notion a été philosophiquement construite. Impossible évidemment de réaliser en quelques pages une histoire de l’idée d’espace, mais on peut tenter

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d’en esquisser quelques grandes lignes et en montrer les discontinuités comme aussi les contextes dans lesquels la pensée philosophique a affronté la pensée de l’espace. Disons, les grands angles. Le présent travail va donc prendre cinq points d’appui successifs. Le premier de cordée s’appelle Aristote, il attache le grelot. Le second va des scolastiques au XVIIe siècle avec pour pic Leibniz. Le troisième s’appelle Kant, incontournable depuis qu’il a défini l’espace et le temps comme des « formes a priori de la sensibilité », même si personne ne sait très bien de quoi il en retourne. Le quatrième est Jean Piaget, qui pense l’espace en termes clairement définis de « psychogenèse » – et le dernier de cordée est René Thom, avec surtout sa rude critique des présupposés de Piaget. Aristote ouvre la voie, Leibniz (aristotélicien en diable) la reconduit dans une langue philosophique plus moderne et plus psychologique. Kant la renouvelle dans son charabia germanique. Piaget la reconduit sous un angle plus moderne, expériences à l’appui. Thom réagit vigoureusement. Autant d’approches qui permettent de comprendre quelques difficultés propres à cette catégorie de la perception mais aussi les présupposés inavoués de la pensée scientifique comme de la pensée philosophique. À ces moments de la pensée, il faut ajouter les perspectives d’aujourd’hui, ce qui fera l’objet du dernier point ou du dernier grand angle. Celle d’un mathématicien et d’un anthropologue, Jean-François Froger et Robert Lutz, qui ont entrepris de construire une anthropologie mathématique qui renouvelle la physique et situe dans une nouvelle perspective la notion d’espace.

h p o s lo Les Grecs et la notion d’espace

Pour penser l’espace, il faut nécessairement le penser en relation avec d’autres concepts. Les écoles de l’Antiquité (autrement dit les Grecs), posaient l’espace dans le rapport avec la matière. Non pas telle qu’elle se pose aujourd’hui à nous (elle est de l’énergie), mais telle qu’elle se pose à eux à travers essentiellement trois questions : les paradoxes du continu (et donc la question du discontinu), l’existence de l’infini et celle du vide. Si l’espace est plutôt pensé comme discontinu (et dans la mesure où la conception de l’espace accepte l’existence du vide), il est ce qui distingue les corps, et ce qui assure la distinction entre les corps en les séparant par un intervalle.

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Socrate ignore la question, mais parce que sa philosophie est d’abord pratique. Il n’ignore pas la réflexion spéculative, mais pas sur ces questions-là. On chercherait en vain chez Platon une réflexion sur la question. Avec Lucrèce, on a la première conception de l’espace comme un milieu contenant des atomes. Si le vide prend alors une importance centrale, c’est parce qu’il est entendu comme la condition du mouvement. L’une des conséquences (la doit-on à Aristote ou aux apports stoïciens, la question est à débattre et la réponse à établir), c’est qu’une science de la nature est désormais possible. Mais physique et mathématique n’ont pas le même espace pour objet. La géométrisation du monde, donc de l’espace, n’est pas encore possible. Celui qui attache le grelot, c’est Aristote. Non pas qu’on n’ait pas pensé l’espace avant lui, mais il fera faire un bond qualitatif à la notion. Pour un Grec, tout mouvement se conçoit comme un écart par rapport à une immobilité, entendu comme « finalité ». Le corps cherche son repos. C’est la raison pour laquelle Aristote va penser l’espace sous la forme du « lieu ». Dès qu’on se meut, on se meut nécessairement dans un espace, donc dans un lieu. Or, les choses, pour l’homme grec, ont deux statuts : soit elles bougent, soit elles sont immobiles. Et c’est le repos qui est pour les Grecs l’état souhaitable, l’état idéal. Le « mobile » est affecté d’imperfection, c’est l’impermanence des choses, du flux. L’espace aristotélicien est la somme des lieux de tous les corps : on est très loin d’un milieu neutre sous-jacent. Dans cette philosophie, chaque corps se dirige naturellement vers son lieu naturel. Derrière le lieu, il y a la notion d’ordre, l’idée que tout corps a une place naturelle dans un cosmos et que le lieu, c’est le placement de ce corps selon sa nature. Mais la détermination effective de cet ordre se réduit à l’opposition entre le bas (notre terre) et le haut (ce qui est au-dessus). Apparemment pas tout à fait le ciel. Ce qui est nouveau avec Aristote1, c’est qu’on parvient à l’idée de l’espace « qualitatif » en particulier à travers la distinction entre l’ici et le là-haut (le monde sublunaire et le monde supra lunaire). Le monde d’ici se définit comme le règne de la contingence. Le monde de la nécessité, des lois, c’est le monde d’en haut, mais alors que Platon résout la difficulté et la dissout dans l’idée de la sphère des Idées, Aristote reste imprécis. Dans la pensée aristotélicienne de l’espace, l’homme est (quoique implicitement) inclus. Mais cet espace est sans dehors, il est clos.

1. Physique, livre IV, chapitre 4.

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Ce qui est par ailleurs établi, c’est la distinction entre le mouvement naturel et le mouvement forcé. L’espace aristotélicien est donc un véritable espace physique qui exerce une influence sur les corps : c’est un espace qualitatif, non homogène, continu, plein et infini. La pensée philosophique de l’espace selon Aristote implique une ontologie et surtout des principes métaphysiques, même s’ils ne sont pas établis comme tels. Comment le démontrer plus concrètement ? De la manière suivante. Lorsqu’Aristote conçoit sa topologie, il imagine en réalité un corps en train de regagner son lieu naturel ou un corps qui, livré à lui-même, reposerait dans son lieu naturel, mais qui en a été écarté par une force extérieure. Il y a dans son système une intéressante théorie de la violence… conçue de façon tout à fait générale et abstraite comme l’écart imposé à quelque chose par rapport à sa destination intrinsèque. Aristote n’applique pas cette théorie aux hommes, mais rien ne nous empêche de le faire. On a donc le schème suivant : tout homme est en quelque sorte pensable comme un « corps » qui aurait une destination intrinsèque et qui serait mu par une aspiration à retrouver son lieu naturel. Toute la question étant la nature de ce lieu naturel… La première difficulté dès qu’il s’agit des hommes, c’est qu’ils ont rarement un lieu et un seul, dans les sociétés modernes tout au moins. Ils s’inscrivent dans une multitude de lieux qui dessinent un réseau (lieu de naissance, de résidence(s), lieux variés circonscrits par diverses appartenances…). La description de tout homme se ramène même aujourd’hui – dans le monde aplati et dénué de toute transcendance qui est le nôtre – à une description de ce réseau, c’est-à-dire à une théorie de son « lieu », ou de la succession de ses lieux. La notion aristotélicienne de l’espace comme « lieu », est fondée sur l’idée qu’il n’y a d’espace que pour l’homme. Même s’il ne le dit pas. La question de l’espace « en soi » n’a pas de sens pour Aristote. Ce qu’il ferme à la réflexion, il l’ouvre en revanche à la littérature… La théorie de la violence présente dans la conception d’Aristote trouve là une illustration : le paradigme de la violence exercée sur l’individu est aujourd’hui pour nous l’arrachement qu’il subit par rapport à son lieu et cet arrachement se décline sous des formes diverses : rapt, enlèvement, déportation, exil, ou tout simplement mobilité professionnelle obligatoire… Pour sommaire qu’elle puisse apparaître à nos esprits modernes qui ne jurent que par la complexité, la topologie aristotélicienne se présente comme une sorte de schème

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organisateur de ce qu’on appelle les « romans d’apprentissage ». Ainsi entendu comme « lieu », l’espace est la condition de tout mouvement, interne au lieu pour commercer, puis lié à l’itinéraire qui va pouvoir se construire dès lors qu’il y a arrachement au lieu naturel (ou à qui en tient lieu figurativement). Il permet d’abord un mouvement, un déplacement, et ce qu’on appelle tout simplement un itinéraire. C’est-à-dire un parcours qui ne consiste pas simplement à tourner en rond. Tous les élèves connaissent l’histoire de Candide, ce nigaud passablement idiot qui passe trois ans à courir le monde comme une balle de caoutchouc2, sans apprendre grand-chose d’autre qu’une sagesse de philosophe scythe quelque peu sommaire et qui se résume en une maxime un peu triste mais devenue célèbre : « Il faut cultiver son jardin. » La maison du baron de Thunder-chose se présente comme le lieu naturel du jeune homme, lieu dont il est honteusement chassé. Au terme de ces trois années de bonds et rebonds, il retourne à la case départ sans avoir touché grand-chose, mais en ayant beaucoup rebondi et tout compte fait peu appris. Il récupère dans la foulée une fiancée qui, elle aussi, a beaucoup vécu et perdu illusions et beauté. Mais Candide est au-dessus de tout cela. C’est aussi l’histoire de Tom Jones, enfant illégitime lui aussi, mais infiniment plus intéressante. Ces deux adolescents un peu niais vont errer, puisqu’ils n’ont pas ou plus de « lieu ». Ils vont donc faire l’expérience de l’alliance de hasard et de liberté qui caractérise toute existence brutalement arrachée à son lieu naturel, ou en tous les cas à son lieu d’origine. Pas dans le même lieu pour Candide, dans le même lieu pour Tom Jones, à ceci près qu’il en revient en héritier légitime3. En réalité, ces deux itinéraires se résument à tourner en rond dans le monde pour le premier, dans la région pour le second jusqu’à une forme de réhabilitation. On peut ainsi modéliser les catégories du mouvement qui constituent la catégorie du voyage : à commencer par la fuite, comme par exemple le Voyage au bout de la nuit de Céline4 ; l’errance que l’on trouve dans le roman picaresque ; l’aller-retour (roman d’aventure, conte merveilleux) ; le périple/circumnavigation dont le prototype est bien 2. L’expression est d’Italo Calvino. 3. L’héritage est dans certains cas un lieu. Le Dieu de l’ancien testament promet une « terre » à Abraham. Une terre et une paternité spirituelle. L’espace de l’ancien testament est toujours « qualifié ». 4. On se souvient que la maladie de Bardamu, c’est le désir effréné de foutre le camp à peine arrivé quelque part, de prendre son barda et de se mouvoir.

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sûr L’Odyssée ; l’initiation/conquête. L’exil aussi, figure de l’arrachement suprême parce que vécu comme définitif et irréversible. L’espace se pense alors comme une succession d’espaces différenciés que l’homme doit affronter, au sein desquels il lui faut trouver une place, jusqu’au lieu final, lieu de son « repos ». Chacun de ces espaces successifs est doté de propriétés : l’espace mouvant de la mer et ses dangers, l’espace de l’île où Ulysse, prisonnier de la nymphe, soupire après la liberté, à commencer par celle de reprendre la route, mais aussi les espaces des sociétés humaines auxquelles il est confronté à chacune de ses escales entre deux naufrages. L’espace dans cette perspective est d’abord le lieu de l’inconnu, donc du danger. Ulysse qui passe de la mer à la terre, et donc de dangers surmontés en dangers potentiels, du mouvant à la terre ferme, pénètre dans des espaces qui sont organisés. Mais il ignore de quelle manière, selon quelles lois. Le monde sémite a construit une idée très différente du lieu, à cause de la Révélation. Le lieu final de l’homme, son lieu accompli, c’est le repos de Dieu. C’est la figure anticipée de ce qu’on appellera ensuite le paradis. Le psaume en témoigne : « Qui habitera dans ta maison, Seigneur, qui reposera sur ta montagne ? » Et la réponse est claire : « Celui qui marchera malgré la pluie et le vent, les yeux toujours fixés sur l’étoile du Seigneur Dans ton ciel tu l’accueilleras. » Dans ton ciel, c’est-à-dire, dans ton « lieu ».

h p o s lo De l’espace comme être de raison à l’espace géométrisable

Les scolastiques n’attachent pas à l’espace une importance démesurée, mais ils lui affecteront un statut particulier. Pour eux, l’espace n’a pas de réalité ontologique, mais puisque aussi, la notion abstraite est utile, c’est donc ce qu’on appelle un « être de raison5 ». C’est que la notion qui compte à leurs yeux, associée à celle d’espace, ce n’est pas celle de matière, mais bien celle de « temps ». C’est l’héritage aristotélicien. Sans doute parce que, précisément, l’opposition pour eux se pense en termes de « temps/éternité », le continuum « espace-temps » n’a pas l’importance qu’il prendra au moment des premiers développements de la physique. 5. C’est-à-dire un être qui n’existe que dans la pensée, par opposition à l’être réel qui existe aussi en dehors d’elle.

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Il faut attendre le XVIe siècle pour que les notions d’espace et de temps se dégagent de leur support philosophique et prennent une nouvelle coloration épistémologique. Newton fait franchir à la pensée une nouvelle étape conceptuelle. La géométrie pose un espace infiniment divisible. Dans cette perspective, le mécanisme géométrique de Newton admet l’existence du vide, hypothèse nécessaire pour concevoir des mouvements libres. Il fait de l’espace un être réel, une réalité absolue qui existe indépendamment de tout contenu. Pour le dire en termes philosophiques, il lui confère un statut ontologique. Puis l’espace sera associé au temps dans un rapport plus précis, un rapport de parallélisme – chez Gassendi en particulier –, ce qu’on peut lier aux développements de la science dans le prolongement des travaux de Newton. À grands traits, bien sûr. Descartes a éprouvé de la répugnance à regarder l’espace comme un objet indépendant des objets corporels et pouvant exister sans la matière. Ce qui ne l’a pas empêché de traiter l’espace comme notion fondamentale dans sa géométrie analytique. Einstein le soulignait : « Déjà à ce stade primitif il paraît peu satisfaisant de considérer la notion d’espace ou l’espace comme un objet réel indépendant6. » Contrairement à Newton, Leibniz considère que l’espace est un système de relation entre les corps. Idée qu’il hérite d’Aristote qui avait bien vu déjà que s’il n’y avait pas de corps, la notion d’espace perdrait son sens. Dans cette perspective, Leibniz fait observer que la notion d’espace est issue de la perception du mouvement. Et il opère la première psychogenèse de l’espace : c’est parce que nous observons que les choses changent leur rapport de situation les unes par rapport aux autres que nous en venons à considérer la notion d’espace. Ce qui est originaire, c’est la perception d’objets physiques qui ont un certain rapport de situation (haut, bas, devant, derrière) entre eux ; nous observons que les choses perçues changent de distance et de situation les unes par rapport aux autres ; c’est ce changement que nous appelons le mouvement et ce mouvement nous amène à former la notion de l’espace. Pour Leibniz, on ne peut donc pas rencontrer d’espace vide dans notre perception. Il y a toujours un corps qui occupe la place d’un autre. L’espace est donc ce qui résulte de l’ensemble des places prises ensemble. C’est ce qui conduit au rapport métrique et topologique de l’espace. Mais l’espace devient aussi purement relatif.

6. Albert Einstein, La Relativité, Paris, Payot, p. 156-159.

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À quel moment la notion d’espace comme contenant vide sans contenu, qui reste encore largement la nôtre, commence-t-elle à se dégager ? Difficile à préciser, mais sans doute vers le XVIIe siècle. Einstein lui-même a tenté de reconstituer ce cheminement de la pensée philosophique de l’espace. Et d’abord le fait que, comme le temps, il constitue une catégorie du monde sensible qui organise d’abord notre perception et plus largement nos modes perceptifs, voire nos schèmes représentatifs. Comme il le fait remarquer, « la notion d’espace s’impose à nous par certaines expériences primitives ». Il analyse l’espace sous la métaphore de la boîte. Soit donnée une boîte ; on peut y introduire des objets en les rangeant dans un certain ordre, de sorte qu’elle devient pleine. La possibilité de tels arrangements est une propriété de l’objet corporel appelé boîte, quelque chose qui est donné avec elle, « l’espace renfermé » par elle. C’est quelque chose qui est différent pour des boîtes différentes, qui est tout naturellement considéré comme indépendant du fait que des objets se trouvent ou ne se trouvent pas dans la boîte. Quand celle-ci ne contient pas d’objets, son espace paraît « vide7 ». Quod erat demonstrandum… Ce n’est donc que progressivement que la notion d’espace va se dégager de celle de temps et dans le domaine scientifique. Puis l’espace et le temps vont être considérés comme des entités indépendantes mais ce « jusqu’à ce que la critique einsteinienne de leur mesure ait conduit à les mêler dans les formules de changement de repère de Lorents8 ». Pour le dire succinctement, dans le domaine scientifique, l’espace a fonctionné comme un « contexte » dans lequel des événements se produisaient. Simplement, le contexte a progressivement subi des transformations substantielles. C’est un virage de la pensée, et ce virage n’a pu se faire que grâce à l’émergence d’une discipline nouvelle qui impose sa marque aux philosophes : la géométrie9. Le XVIIIe siècle va lui donner une dignité qu’elle a longtemps gardée.

h p o s lo 7. Id. 8. Jean-François Froger, Robert Lutz, Fondements logiques de la physique, DésIris, 2007. Voir en particulier le chapitre 8, « L’espace, le temps et la relativité restreinte ». 9. Spinoza écrira son éthique « more geometrico », Descartes ne jurera que par la démonstration, et rêvera d’une mathesis universalis.

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L’apport kantien : espace géométrique/espace métaphysique Tous les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècle contribuent à ce grand virage « scientiste » qui se répercute sur la pensée philosophique de l’espace. D’une conception selon la métaphysique10, on va passer à une conception élaborée selon l’angle de la discipline qui gouverne l’esprit des hommes à compter du XVIIe siècle. Une idée nouvelle va progressivement faire son entrée et même un paradigme nouveau : l’idée d’un espace géométrisable. Car la connaissance géométrique n’est possible que grâce à l’espace. Il est condition, non pas de toute connaissance, mais de toute connaissance de type géométrique, longtemps confondue avec la connaissance scientifique. Comme l’a fait justement remarquer A. Einstein, l’origine psychologique de la notion d’espace, ou sa nécessité, n’est pas si manifeste qu’elle pourrait nous paraître en raison de nos habitudes de penser. Les anciens géomètres traitent d’objets conçus par l’esprit (point, droite, plan), mais non pas de l’espace comme tel. C’est la géométrie analytique qui le fait apparaître comme tel, gommant par là le caractère concret de l’espace que les Grecs avaient encore si fortement à l’esprit. D’où l’idée que l’espace est hautement paradoxal, puisque d’un côté en tant qu’il est un espace « vide », il n’a pas de densité ontologique, mais que d’autre part, il est constitutif de notre expérience sensible. Paradoxe que tous les philosophes ont ressenti avec une plus ou moins grande intensité. C’est chez Kant que cette antinomie va prendre une ampleur philosophique sans précédent. D’où l’importance que va prendre l’idée de l’espace dit « géométrique », par rapport à l’espace dit « métaphysique ». Le problème tel qu’il se pose pour le philosophe allemand est le suivant : l’espace est-il une réalité en soi, existant même sans qu’intervienne un sujet connaissant, donc une réalité absolue, ou bien est-il une intuition jaillie du sujet, à travers laquelle celui-ci forme des objets ? L’espace serait-il alors une réalité relative au sujet ? La réponse kantienne est la suivante : l’espace serait une forme pure de notre sensibilité dans laquelle toutes nos sensations s’ordonneraient. Il est une condition nécessaire et universelle de l’expérience sensible. Paradoxalement, il existe antérieurement à notre faculté de connaître. L’espace est de ce fait une réalité empirique et une « idéalité transcendantale » pour reprendre le grisant vocabulaire kantien.

10. Où la question de l’en-soi de l’espace est résolue en lui donnant un statut d’être de raison.

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Dans la Critique de la raison pure, Kant présente l’espace comme « une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures […], une condition de possibilité des phénomènes ». L’on peut entendre par représentation a priori de l’espace le fait que l’espace préexiste à toute expérience. L’espace est une forme pure de l’intuition externe à travers laquelle le sujet forme des objets et sans laquelle il ne saurait y avoir d’objets pour lui. L’espace, selon Kant, ne peut être dérivé des expériences parce qu’il est déjà impliqué dans chacune d’elles. C’est en ce sens que, pour Kant, « l’espace sert de fondement, d’une manière nécessaire, aux phénomènes extérieurs ». Car, tout ce que je perçois de réel, je le perçois dans l’espace. La thèse de Kant sur l’espace tient donc d’abord en un énoncé : l’espace est une intuition pure. Qu’est-ce que cela signifie ? Kant professe qu’il n’y a pour nous, hommes, d’intuition que sensible, c’est-à-dire par la donnée de l’objet affectant la réceptivité de l’esprit. L’espace est pour Kant la forme de l’intuition sensible telle qu’elle se réalise dans le sens externe, et à ce titre il est une intuition pure. C’est ce qu’on peut appeler un espace esthétique, pour marquer sa relation essentielle à la sensibilité, ou encore espace intuitif, pour souligner que sa représentation est intuition et non concept. L’espace géométrique est, au sens que donne à ce mot le vocabulaire cartésien de la classification des idées, « factice », c’est-à-dire formé et produit par nous dans la description d’une ligne ou d’une figure, etc. Cette description ne relève pas de l’intuition, mais elle est une action de la spontanéité, un mouvement pur, qui n’est pas celui d’un objet dans l’espace, mais un acte pur de la synthèse successive du multiple dans l’intuition externe par l’imagination productive. Cet espace métaphysique est précisément l’espace esthétique, intuitif et pré-géométrique. Que l’espace soit juxtaposition, partes extra partes, c’est une caractéristique traditionnellement reconnue (par exemple par Descartes). Cet « en dehors et à côté les uns des autres » ordonne les éléments du multiple, et désigne l’espace comme « ce dans quoi » le multiple prend place, l’étendue comme champ général d’extériorité. Mais Kant précise que cette relation est conjointe à une signification plus radicale de l’extériorité, celle-là même qui constitue le sens externe comme tel : « en dehors de moi/de nous ». Kant précise « dans un autre lieu de l’espace que celui dans lequel je me trouve ».

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Autrement dit, lui non plus ne peut oublier qu’il n’y a d’espace que pour un corps situé quelque part, et ce corps est un corps humain. Idée souvent oubliée mais qu’on peut rappeler plus nettement : l’origine sentie de l’opposition des directions fondamentales droite-gauche, haut-bas, devant-derrière, c’est le corps. L’espace du géographe comme celui de l’astronome présuppose toujours cette référence primaire aux axes selon lesquels la constitution de mon corps d’homme, la station debout, la latéralisation, la vision de face ordonnent toute saisie de l’extériorité et donc de l’espace, qu’il soit pensé comme englobant universel de tout ce qui est dehors, ou qu’il soit pensé autrement. L’espace au sens kantien du terme est donc le cadre à l’intérieur duquel sont données et liées les sensations. Il en résulte deux conséquences. La première est que l’espace n’existe dans les choses qu’autant qu’on les perçoit. La seconde est qu’on ne peut parler d’espace et d’êtres étendus qu’au point de vue de l’homme, mais qu’en revanche pour l’homme, il n’y a d’objets perçus que dans l’espace. Nous ne pouvons pas savoir si pour d’autres êtres pensants les choses présenteraient les propriétés spatiales qu’elles présentent pour nous ; mais nous savons que pour nous les rapports spatiaux sont constitutifs des choses. Il se trouve qu’avec le développement de la science, la physique s’est mise à faire usage des concepts de l’espace et du temps comme d’une sorte de scène préexistante sur laquelle se produisent des événements que le physicien étudie. Mais nous ne savons toujours pas comment, dans l’esprit de l’homme, ces deux concepts fondamentaux pour son développement cognitif, comme pour sa vie matérielle, se « construisent », ou s’ils préexistent. En bref, nous ne savons pas grand-chose du statut cognitif de ces notions. D’où l’enjeu d’une psychogénèse de l’espace. C’est proprement le travail de Jean Piaget11.

Une psychogenèse de l’espace : Jean Piaget Le véritable successeur de Kant, c’est Jean Piaget, qui a abordé des questions jusque-là exclusivement philosophiques d’une manière résolument expérimentale. On dit de lui qu’il a constitué l’épistémologie comme une science séparée de la philosophie, mais 11. La Construction du réel, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris. Voir en particulier le chapitre II, « Le champ spatial et l’élaboration des groupes de déplacements ».

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reliée à toutes les sciences humaines, et en particulier à la biologie. Ce qui est vrai. Ce qui intéresse Piaget dans son étude sur le développement de l’espace sensori-moteur chez l’enfant, c’est la construction de l’espace et des relations et propriétés spatiales perçues et conçues par l’enfant, c’est-à-dire d’un espace dont celui-ci a conscience et qui fait sens pour lui. Il l’appelle « espace représentatif ». La construction de l’espace sensori-moteur passe semble-t-il par un certain nombre d’étapes dont les caractéristiques sont étroitement reliées à celles de la construction de l’objet permanent12. Dans la doctrine de Piaget, pour pouvoir se représenter l’espace comme l’adulte (ou de manière adulte), l’enfant doit maîtriser trois types de représentations : les relations topologiques, l’espace projectif et l’espace euclidien13. Une personne établit des relations topologiques lorsqu’elle apprécie les positions relatives des éléments dans son environnement de façon élémentaire et qualitative, et en se référant à son seul point de vue. Cela signifie qu’elle est capable de positionner un objet de la scène visuelle par rapport à un autre (et donc de se représenter la position relative). Il existe plusieurs types de relations topologiques : relations de localisation (devant, à droite) ; relations de voisinage (loin, près de, à côté) ; relations d’enveloppement (d’inclusion : au milieu, à l’intérieur, à l’extérieur…) ; relations de continuité (à la limite, au bord, joindre, toucher…) ; relations de succession (au début, en avant, au bout…) ; relations de séparation (séparé, écarté, en dehors…). Il s’agit des premières relations que l’enfant va être capable d’établir, et dont il va pouvoir se souvenir. Les relations topologiques se développent entre zéro et sept-huit, ce que Piaget appelle les stades sensori-moteur et préopératoire. Une personne établit des relations projectives lorsqu’elle apprécie les positions relatives des éléments de l’environnement en adoptant un point de vue différent de celui qu’elle a réellement sur cet environnement. Un enfant se représentant un espace projectif est capable de se mettre mentalement à la place d’autrui, et comprend notamment que certaines relations s’inversent (par exemple, devant, pour lui, est derrière pour quelqu’un qui est en face, droite et gauche s’inversent pour quelqu’un qui lui fait face, etc. C’est une relation de réversibilité, mais encore très concrète. Cette étape est donc celle de la

h p o s lo 12. C’est-à-dire de tout objet perçu comme permanent. 13. Pour chacun de nous la structure spatiale de l’objectivité physique est la structure euclidienne. Même si nous savons que la physique réelle n’est pas la physique euclidienne, la perception que nous avons de l’espace est celle de l’espace euclidien.

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mise en relation des perspectives, la période des opérations mentales de transformation (rotation, inversion…). Elle se développe, selon Piaget, pendant le stade opératoire, de sept-huit à douze ans. L’espace euclidien est l’espace tel qu’on se le représente en mathématiques, qui correspond à des compétences comme savoir positionner et se positionner dans un espace de coordonnées, et sert par exemple à estimer des caractéristiques de l’espace ou des objets contenus dans cet espace (distance, direction, volume, surface, position par rapport à une certaine longitude et latitude). Un enfant ou un adulte capable de se représenter cet espace a atteint le stade formel (formalisation des dimensions représentées par l’espace et les éléments de celui-ci). L’acquisition de cette représentation de l’espace dépend notablement du niveau d’éducation et elle n’est donc pas systématique : de nombreux adultes en restent au stade de l’espace projectif14. Dans le système de Piaget, on va de l’espace vécu à l’espace représenté. La première forme d’espace représenté ne fait que prolonger l’espace perceptible et les déplacements de ses objets, alors que la seconde, bien que reliée à la première, est une construction dans laquelle le concept et la pensée prennent le pas sur l’action. Cette seconde forme d’espace représenté exige un développement de la pensée et des instruments de représentation (y compris le langage) autrement plus avancé que celui qui caractérise l’action au terme de la naissance de l’intelligence sensori-motrice. En étudiant les conduites sensori-motrices, Jean Piaget prétend montrer que les groupes constitutifs des formes spatiales perçues et conçues par le tout petit enfant, puis de l’espace comme contenant les objets, ne sont pas innés, mais sont le fait de l’organisation et de la coordination intentionnelle des actions de l’enfant et des déplacements des objets qu’il produit ou constate. C’est en cela qu’il renouvelle la thèse kantienne dans la mesure où elle soutient que la forme ou l’intuition a priori de l’espace serait le résultat d’un long travail de construction réalisé sur le plan de l’action et de la perception lors des 18 premiers mois de la psychogenèse. Le chapitre de La Construction du réel de Jean Piaget consacré à l’espace est fortement marqué par la conception épistémologique de l’espace proposée par Poincaré, et surtout par la place essentielle attribuée dans cette conception à la notion mathématique de groupe comme seule condition a priori de l’intuition spatiale. C’est à ce titre, parce que

14. Dont l’auteur lui-même…

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directement inspirée des mathématiques, que la théorie de Piaget a fait l’objet d’une critique incisive par un mathématicien illustre : René Thom15 dans un article bref et dense.

La critique de Jean Piaget par le mathématicien René Thom La mécanique classique comme la physique relativiste repose sur des concepts obtenus par abstraction de l’expérience immédiate suivie d’une mathématisation intensive du modèle. C’est exactement le système de Jean Piaget. Ses concepts sont obtenus par abstraction de l’expérience immédiate. Avec modélisation du modèle (les trois stades de l’espace représentatif). La première critique est simple : le problème de la genèse psychologique de la notion d’espace ne peut se dissocier d’une ontologie implicite. Car peut-on songer à élucider l’origine de la notion d’espace sans poser la question principielle du statut ontologique de l’espace lui-même ? En termes philosophiques, l’espace implique une ontologie, qu’elle soit avouée ou non, idée sur laquelle René Thom avait déjà fortement insisté. « De deux choses l’une : ou l’espace extérieur existe bel et bien – en tant que cadre universel où se situe toute réalité (et en particulier l’homme lui-même) ; ou, au contraire, l’espace n’est pas extérieur à l’homme : soit, selon le point de vue kantien, projection d’une structure interne à l’homme, condition a priori de toute expérience ; soit construit à partir d’éléments non spatiaux, de vécus psychologiques élémentaires : c’est le point de vue de la phénoménologie, et aussi celui des logiciens qui, tels Carnap, Russel, se sont efforcés de reconstituer logiquement l’espace par une combinatoire d’événements élémentaires. Henri Poincaré a également présenté une théorie analogue. » Or, ces dernières théories de caractère subjectiviste peuvent difficilement poser le problème génétique de la formation de la notion d’espace chez l’enfant ; car on ne voit pas une catégorie « a priori » se constituer progressivement dans l’esprit : elle est ou elle n’est pas. Piaget semble bien adopter la thèse réaliste de l’existence extérieure de l’espace. Mais il recule devant l’apparente tautologie qui trouve dans l’espace physique l’origine de l’espace mental, et il construit l’espace chez l’enfant à partir de deux notions : les « schèmes sensori-moteurs » et « l’activité du sujet ».

h p o s lo 15. « La genèse de l’espace représentatif selon Piaget », in Liliane Lurçat, Espace vécu et espace connu à l’école maternelle, ESF, 1982, p. 164-170. Article qu’on peut lire en ligne.

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Le malheur, souligne René Thom, c’est que ces schèmes sensori-moteurs souvent évoqués ne sont nulle part décrits. La thèse centrale de Piaget est que l’espace représentatif commence par intégrer les structures d’espace les plus générales, à savoir les structures topologiques, puis les structures associées au groupe projectif, pour finir par le groupe euclidien. Et il y a lieu de distinguer soigneusement l’« espace représentatif », qui est l’espace tel qu’il est conçu mentalement, de l’espace sensori-moteur qui régit les activités sensorielles et motrices. Oui, mais, souligne encore René Thom, l’espace sensori-moteur, pas plus que les schèmes, n’est défini. Est-ce l’espace euclidien usuel, ou, s’il en diffère, en quoi en diffère-t-il ? Le concept même d’espace représentatif est pour Thom entaché d’une ambiguïté grave : qu’est-ce que la conscience ? Qu’est-ce qui distingue un individu éveillé d’un individu qui dort ? L’individu conscient est celui qui a une représentation (intérieure) de l’espace qui l’environne, et de la position de son corps dans cet espace. On peut donc parfaitement voir en cette carte locale contenant l’organisme autre chose que l’espace « représentatif ». Si l’espace représentatif est autre chose que cette carte locale, à tout le moins il la contient en tant que partie essentielle et originaire associée au corps et à ses activités. Or, si, comme semble le prétendre Jean Piaget, l’espace représentatif est nécessairement en prise directe sur l’espace des activités sensori-motrices, il ne peut y avoir de distorsions graves entre l’espace représentatif local et l’espace physique sans créer des troubles également graves du comportement : actions manquées, vertige, hallucinations, délire… La pathologie des états de conscience s’identifie en grande partie avec la pathologie de la représentation de l’espace16. Bien entendu, la représentation mentale des objets éloignés peut, par contre, subir des déformations considérables sans inconvénient fonctionnel sérieux. Combien d’adultes, même instruits, ont une représentation spatiale correcte du diamètre de la Terre, du système solaire, de la galaxie ? Combien sont capables de se repérer dans un environnement mal connu ? Ce dont la théorie piagétienne rend compte en disant qu’ils en restent au second stade de l’espace représentatif17.

16. Dans les situations extrêmes du type longues marches dans le désert, où les repères spatiaux s’effacent, on peut arriver à ce type de pathologie. 17. Ce qui est le cas de l’auteur lui-même. Pour se repérer dans un endroit mal connu, l’auteur compte en général sur la bienveillance et la connaissance du lieu des autochtones.

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En réalité, l’espace « représentatif » abstrait semble complètement et artificiellement séparé des activités sensori-motrices et posturales et c’est là que réside la grande faiblesse de la théorie piagétienne. Elle traduit une méconnaissance fondamentale des conditions selon lesquelles les mathématiques s’articulent sur la réalité18. Dans un deuxième temps de son analyse, René Thom avance comme argument l’idée selon laquelle l’espace graphique est un espace propre distinct de l’espace représentatif, et soumis à des contraintes spécifiques (sans parler de la fonction ludique à laquelle il répond). L’enfant sait qu’il représente l’objet par son dessin, il y prend plaisir : la feuille de dessin n’est plus l’espace « représentatif » mais un fragment d’espace représentatif au second degré tout entier subordonné à l’objet (au sujet) du dessin. « Oserions-nous prétendre de nos caricaturistes, de nos dessinateurs de bandes dessinées qu’ils n’ont pas atteint le stade de réalisme visuel, sous prétexte que leurs œuvres témoignent très souvent d’une méconnaissance totale de la métrique des objets figurés ? » Pour expliquer l’évolution du dessin enfantin, il faut revenir selon le mathématicien à l’existence du langage et de la « fonction symbolique ». Représenter graphiquement un objet nécessite comme intermédiaire un jugement, à savoir la reconnaissance de cet objet comme appartenant à une classe bien définie. Autrement dit, l’enfant répond à l’ordre de dessiner A comme si on lui demandait : qu’estce que A ? Il fait de son dessin l’équivalent graphique du mot. De même que le mot, dans l’esprit de l’auditeur, va provoquer le déploiement de la signification du concept, le dessin va réaliser un déploiement graphique du concept. Or, un concept s’analyse en sous-concepts, cette décomposition s’effectue linguistiquement par l’opération du génitif. Ainsi, « la queue du chien » définit un sous-objet de l’objet chien, exprimé topologiquement par l’appartenance du domaine occupé par la queue à celui occupé par le chien. Le maniement correct de la grammaire suppose donc la parfaite maîtrise d’une topologie implicite portant sur les connexions, les voisinages, les appartenances entre objets. Conclusion de René Thom : ce que Piaget définit comme rapports topologiques entre objets n’est en fait que rapports sémantiques entre concepts. Et cette topologie implicite existe nécessairement dans l’esprit dès que l’enfant sait parler. Ce qui conduit le

h p o s lo 18. Cf. pour cette question l’article de René Thom, « Les mathématiques modernes », in Apologie du logos, Paris, Hachette, 1990. René Thom y expose avec beaucoup de précision le rapport entre le langage, le réel et les mathématiques.

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mathématicien à s’interroger sur l’espace sémantique et à avancer l’idée selon laquelle cet espace sémantique « se détacherait » par exfoliation de la carte sensori-motrice, à l’époque de l’apprentissage verbal. Les théories piagétiennes traduiraient donc une méconnaissance fondamentale des conditions selon lesquelles les mathématiques s’articulent sur la réalité et relèveraient de cette hypostase généralisée des idéalités mathématiques qu’avait justifiée le scientisme du XIXe siècle par la découverte des grandes lois physiques. Certes, Piaget attribue la genèse des grandes structures mathématiques (en particulier la notion de groupe) à l’activité du sujet. Mais on ne voit pas comment ces structures pourraient se constituer de manière répétitive et stable si elles ne répondaient à un schéma inné, ou si elles ne jouissaient d’une capacité propre à s’« incarner » dans le réel. Et c’est là le point sur lequel Thom insiste. Pour construire la structure mathématique dans son intégralité, l’esprit doit, délibérément, non pas construire selon le réel, mais au contraire ignorer le réel. Nul n’a jamais compté tous les entiers naturels. Dans tout système organique, la structure mathématique est ébauchée mais des contraintes spatiales interdisent de la réaliser intégralement. Ainsi, l’homme a réalisé la roue, système simulateur du groupe S1 = SO(2) intégral, que la vie n’a pas réalisé… Il y a dans l’activité mathématique une volonté délibérée d’ignorer le réel, et même d’ignorer parfois les contraintes imposées par ses propres règles : presque tous les progrès de l’algèbre sont issus de ce désir de réaliser des opérations interdites (nombres négatifs, rationnels, imaginaires, etc.). Cette audace imaginative a pour contrepartie l’inefficacité des actions qui réalisent ces structures. L’exigence de la répétition formelle indéfinie des opérations est profondément non naturelle ; seul le miracle – isolé –des lois physiques a pu faire croire que cette construction avait un répondant dans la réalité. La théorie piagétienne a pris des exigences axiomatiques pour des structures fondamentales du psychisme, et elle a servi de caution à l’entreprise moderniste en enseignement des mathématiques, avec les conséquences fâcheuses qui en ont résulté. Sans doute, les mathématiques « informent » le monde comme elles « informent » aussi notre propre structure. Mais ces mathématiques-là ne sont pas celles que nous connaissons, celles que « les algébristes fabriquent dans l’élan têtu de l’itération indéfinie des opérations formelles. C’est au contraire dans l’étude des limitations naturelles des formalismes que réside la mathématique de demain ».

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C’est un homme qui a reçu la médaille Fields qui le dit ! Et dans ces limitations, une juste idée de la notion d’espace joue un rôle essentiel. L’espace est une de ces idéalités mathématiques, qui, greffées sur la notion d’infini, ont généré d’autres idéalités philosophiques, désincarnées et aveugles. Et surtout, stériles. Beaucoup plus stériles que la théorie du lieu d’Aristote, qui au moins fournit une grille d’analyse en littérature…

Penser l’espace : une impossibilité logique ou une logique déficiente ? On voit combien la sidération effrayée de Pascal constitue une des expériences existentielles les plus profondes dès lors que l’esprit humain affronte ce pour quoi il n’est sans doute pas programmé : le vide, figure abstraite du néant. Les scolastiques se sont penchés sur la question de l’objet premier de l’intelligence : et ils ont trouvé la notion d’être. Elle n’a pas plus de réalité ontologique que celle d’espace. L’être n’a d’existence que qualifiée : contingent, nécessaire, potentiel ou être néant. De même l’espace n’a de réalité que qualifié, ou bien n’a d’efficacité abstraite qu’à l’intérieur d’une logique cohérente et conforme à ce qu’on peut appeler le réel. Il faut reprendre la démonstration. Les manières dont les corps peuvent être placés dans l’espace (la boîte d’Einstein) sont l’objet de la géométrie euclidienne à trois dimensions, dont la structure axiomatique nous fait facilement perdre de vue qu’elle se rapporte à des situations empiriques. Ce que René Thom va souligner. Si la notion d’espace est formée en liaison avec les expériences sur le « remplissage » de la boîte, celui-ci est de prime abord limité. L’espace apparaît donc d’abord comme un milieu limité – un réceptacle – dans lequel les objets corporels se déplacent. Mais cette limitation paraît accessoire, parce qu’on peut apparemment toujours introduire une boîte plus grande qui enferme la plus petite. Or on peut penser qu’il y a un nombre infini d’espaces (de boîtes) qui sont en mouvement l’un par rapport à l’autre. C’est ainsi que l’espace va pouvoir apparaître comme quelque chose d’illimité. La conception que l’espace jouit d’une existence objective indépendante des objets appartient déjà à la pensée préscientifique, mais non pas l’idée de l’existence d’un nombre infini d’espaces en mouvement l’un par rapport à l’autre. Cette dernière idée est certes logiquement inévitable, mais pendant longtemps elle n’a pas joué un rôle important, même dans la pensée scientifique.

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On a dit plus haut qu’on ne peut penser l’espace qu’en termes d’espace-temps, comme le font les physiciens. Penser l’espace seul ne conduit qu’à des idéalités transcendantales, chimères kantiennes et néo-kantiennes, mais qui fournissent un solide substrat à tous les constructivismes dans le domaine de l’apprentissage. Les thèses de Jean Piaget conduisent surtout à oublier une question philosophique essentielle : comment considérer ce qui existe sans l’exténuer en un point matériel plongé dans un espace temps. À force de ne considérer que les notions d’espace ou de temps, on en a fini par oublier la question de l’existant, des choses dans la boîte. Un peu comme si à force d’essayer de comprendre la boîte on finissait par oublier ce qu’il y a dedans. Et en langage philosophique, comme si à force de vouloir penser l’espace, on avait fini par oublier de penser ce qui est dans l’espace : le réel. Il faut reprendre à nouveau l’histoire de la notion. Dans la physique classique, l’espace apparaît comme un contenant géométrique (la boîte) et le temps comme une manière de paramétrer la chronologie de ces événements. Avec Newton, on va supposer que l’espace et le temps sont des absolus par rapport auxquels on peut définir la notion de repère galiléen. Puis on va cesser de croire que ces deux entités sont des absolus pour en faire des notions relatives. Avec Einstein et la physique quantique, le continuum espace-temps devient un contenant géométrique. Mais même le continuum espace-temps n’est qu’une approximation en matière de physique. Alors comment penser ce continuum, ou mieux, ce « contexte » ? Il faut le penser en termes d’une quaternité qui rend compte de la totalité du réel : espace-temps, matièrerayonnement19. Le contexte de tout événement n’est plus d’abord un espace-temps mais une relation quaternaire. Comment un espace et un temps assortis d’une géométrie peuvent-ils apparaître dans ce contexte comme conséquences déductibles d’un modèle : ici le modèle quaternaire doté de sa logique20 ? Jusqu’à Kant, notre notion d’espace est liée à ce qu’Einstein appelle la boîte, un contenant vide. Mais un jour, on va découvrir que les possibilités de position qui constituent

19. Cf. Jean-François Froger et Robert Lutz, Fondements logiques de la physique, 2007, suivi de La Structure cachée du réel, désIris, 2009. Voir en particulier le chapitre 8, « L’espace, le temps et la relativité restreinte ». 20. Ibid., p. 124.

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l’espace de la boîte sont indépendantes de l’épaisseur de ses parois. Ne peut-on pas réduire cette épaisseur à zéro sans que l’espace disparaisse ? Qu’un tel passage à la limite soit naturel, cela est évident, mais une fois ce passage opéré dans les esprits, l’espace existe alors pour notre pensée mais « sans boîte », comme objet indépendant, et qui alors devient tellement irréel qu’on en vient à oublier l’origine de cette notion. Et ce qui correspond très exactement au phénomène décrit par René Thom de l’oubli du réel. En réalité, « on s’est donné a priori qu’il y a des objets qui existent, qui peuvent se mouvoir ou même se transformer et qu’il y a une espèce de contexte général abstrait dans lequel on peut construire des repères. Ces objets sont représentés comme des points matériels, munis de conditions initiales, d’impulsion de masse de charge, etc. Mais il est impossible de penser un quelconque changement sans introduire le concept d’intervention extérieure à l’objet. On dit alors qu’il y a des “forces” qui s’exercent sur l’objet plongé dans des champs21 ». On voit bien qu’il faut rendre compte ici du mouvement, qui constitue le champ même de l’existence. Mais il faut une logique élargie pour penser la réalité, et l’espace fait partie des concepts structurels du réel. Pour Robert Lutz et Jean-François Froger, il faut une logique quaternaire, adaptée à la description de la réalité. Une des propriétés de cette logique est de contenir la logique binaire et la logique ternaire. La logique quaternaire permet de considérer ce qui existe « sans l’exténuer a priori en un point matériel plongé dans un espace-temps », faiblesse de la théorie quantique. Ce qui existe a nécessairement une structure dynamique qui rend compte en un acte de pensée à la fois du caractère « particulaire » (abstrait en point matériel) et du caractère « espace-temps » (abstrait en contexte géométrique a priori). C’est la dynamique elle-même qui constitue les particules avec leurs propriétés combinatoires. Dans le champ de l’existence structurée par la quaternité et la logique quaternaire, le changement est constant et nécessaire et il est descriptible par quatre données : un état potentiel pur, un état potentiellement contingent et un état actuellement contingent en transformation permanente. L’espace et le temps sont constitués par la présence contingente de la matière sous toutes ses formes. L’espace est alors, dans ce contexte, une séparation de la matière22.

h p o s lo 21. Id. 22. Id.

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Conclusion L’espace est à la croisée de plusieurs disciplines : la philosophie, en tant que sa vocation consiste à prospecter et à ouvrir des voies nouvelles (et non pas l’exégèse interminable de textes philosophiques datés et rarement élucidés), la physique et la géométrie (dont les rapports doivent être mieux exposés) et les sciences cognitives, dont les présupposés doivent être examinés. Il implique une autre science, un petit peu oubliée, et même tombée en désuétude en particulier depuis Kant : la métaphysique. Il faut pour penser l’espace, une métaphysique solide. Faute de quoi, on ânonne , on ânonne philosophiquement, mais on ânnone. Et on ne rend compte ni du réel, ni de l’esprit humain, puisqu’il s’agit quand on parle d’espace, de l’esprit humain, donc d’anthropologie.

Bibliographie ARISTOTE, Physique (on trouve l’ouvrage en ligne, traduit le plus souvent). Albert EINSTEIN, La Relativité, Paris, Payot, 1978. Jean-François FROGER, Robert Lutz, Fondements logiques de la physique, DésIris, 2007 —, La Structure cachée du réel, DésIris, 2009. Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, 1905 pour l’édition originale. Jean PIAGET, La Construction du réel, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris. Voir en particulier le chapitre II, « Le champ spatial et l’élaboration des groupes de déplacements ». René THOM, Apologie du logos, « Les mathématiques modernes, une erreur pédagogique et philosophique ? », Paris, Hachette, 1990, p. 553 à 576. —, « La genèse de l’espace représentatif selon Piaget », in Liliane LURÇAT, Espace vécu et espace connu à l’école maternelle, ESF-1982, p. 164-170. On trouve l’article sur Internet.

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© GROUPE STUDYRAMA 34/38, rue Camille-Pelletan - 92309 Levallois-Perret cedex Imprimerie SEPEC - 01960 Péronnas Imprimé en France - 4e trimestre 2013 Service éditorial : Fanny Bouteiller, Marjorie Champetier, Deborah Lopez, Élodie Sebbah Conception graphique : Studyrama Crédit photographique : © Getty Image Dépôt légal à parution ISBN 978-2-7590-2498-8


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