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Édito DOSSIER
Le Roman de l'Isère
©David Boudin Stendhal est le plus célèbre des écrivains isérois, avec Frédéric Dard au siècle suivant. Mais bien d’autres auteurs illustres – Rabelais, Rousseau, Balzac, Dumas, Lamartine, Claudel ou Giono – ont séjourné et trouvé l’inspiration en Dauphiné.
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PAR VÉRONIQUE GRANGER
Le Pas de la Balme, haut lieu de la Résistance dans le Vercors. Une citadelle martyre qui a aussi servi de refuge pendant la guerre à des écrivains en herbe comme George Pérec.
Rabelais, qui passa un an à Grenoble en 1535, évoquera dans Le Quart livre le mont Aiguille, monument naturel du Trièves dont le dessus a tout l’air du « paradis terrestre ».
Extrait de Mémoires d’un touriste (1837) de Stendhal.
Des paysages et de beaux esprits
«T out à coup se découvre à vos yeux un immense paysage, comparable aux plus riches de Titien. Sur le premier plan, le château de Vourey. À droite, l’Isère, serpentant à l’infini (…). Au-dessus de cette plaine, la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter, c’est la chaîne des Alpes, et des pics de granit se dessinent en rouge noir …» Ce n’est pas le texte d’une brochure touristique mais un extrait de Mémoires d’un touriste (1837) de Stendhal. L’auteur, parfois médisant envers sa ville de Grenoble, ne fut pas insensible aux beautés de sa terre natale…
Il n’est pas le seul. Avec son décor de montagnes majestueux, ses plaines fertiles du Nord-Isère et ses « vallons de fraîcheur argentine » – pour paraphraser Anna de Noailles – , ils sont nombreux à avoir trouvé l’inspiration dans nos contrées au fil des siècles. Dans l’une de ses célèbres épigrammes éditée en 90 après Jésus Christ, le poète latin Martial célébra ainsi la beauté de Vienne, « où la vie est douce et le vin chaleureux ». Quelques siècles plus tard, c’est le mont Aiguille, monument du Trièves, qui frappa l’imagination de François Rabelais en 1535. Venu se réfugier à Grenoble chez son ami et protecteur François de Vachon, président du Parlement du Dauphiné, pour échapper aux poursuites engendrées par ses écrits subversifs, l’auteur de Pantagruel évoque dans Le Quart Livre une montagne « en forme de potiron », « mal plaisante à l’œil et très difficile aux pieds ». Sans doute avait-il entendu parler de l’ascension du capitaine Antoine de Ville et d’une équipée de villageois à l’aide d’échelles et de pitons en 1492 – la
© Coll musée daupphinois - Département de l’Isère
Casanova relata dans ses mémoires son délicieux séjour à La Tronche, au cœur de la « vallée des galants », telle qu’elle fut surnommée au XVIIIe siècle.».
La marquise de Béranger Sassenage aurait servi de modèle au capitaine Choderlos de Laclos, en garnison dans la région, pour l’héroïne de ses Liaisons dangereuses.
Le château de Pupetières, à Châbons, qui inspira Lamartine et Anna de Noailles.
toute première au monde ! « Surmontant la difficulté de l’entrée, à peine bien grande et non sans suer, nous trouvâmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre et délicieux, que je pensais être le vrai jardin et paradis terrestre. »
Un siècle plus tard, quand il arrive à Grenoble en 1662, le poète breton René Le Pays est tout autant impressionné par les « montagnes prodigieuses »… que par les habitant(e)s du pays : « Ce vallon, ces montagnes et tous ces rochers qui semblaient destinés au Ciel pour servir de demeure aux ours et autres bêtes sauvages sont habités par les gens du monde les plus civilisés et les plus polis. Les hommes y ont de l’adresse et de l’esprit infiniment. Les femmes y sont bien faites, et quoique montagnardes, ne peuvent point passer pour des bêtes farouches. » Au siècle des Lumières et du libertinage, les beaux esprits de passage sont agréablement surpris par les charmes de la ville. Dans Histoire de ma vie, Giacomo Casanova retrace le souvenir voluptueux de ses quelques soirées à La Tronche à la fin de l’été 1760, dans celle qu’on nomme alors « la vallée des galants ». Quelques années plus tard, Il aurait pu rencontrer le capitaine Choderlos de Laclos, en garnison dans la région de 1769 à 1772. Les grandes familles de la province lui fournirent les principaux personnages de son roman Les Liaisons dangereuses : la marquise de Sassenage, intime de Madame de Pompadour et grande figure de la vie mondaine locale, ne serait autre que Madame de Merteuil… Quant à la Justine du marquis de Sade, venu aussi plusieurs fois dans les parages pour échapper à la justice entre 1773 et 1776, c’est en Dauphiné qu’il l’envoie chercher la fortune et le bonheur... Jacques-Jacques Rousseau était lui également en fuite pour échapper aux foudres du pouvoir, quand il prit pension
© M. Battaglia
Au XIXe siècle, le monastère de la Grande Chartreuse devient un lieu de villégiature pour de nombreux écrivains : Balzac, Chateaubriand, Stendhal ou Dumas...
© P. Jayet
L’église de Brangues, où Paul Claudel allait prier La Chartreuse, imprégnée deux fois par jour, fut reconstruite après le drame qui inspira à Stendhal Le Rouge et le Noir. de religion et de poésie
Le jeune Jean-Jacques Rousseau et la jolie Mme de Larnage, rencontrée à Moirans. à Grenoble sous un faux nom, en 1768. Dans ses Confessions, il narre sa délicieuse rencontre avec Madame de Larnage à Moirans, dont il partagea sa voiture à la faveur d’un embouteillage de carrosses. Rousseau, dont on connaît la passion pour l’herboristerie, sera aussi l’un des tout premiers à faire l’excursion à la Grande Chartreuse. Le voyage est éprouvant – quatre heures de marche à pied ou à dos de mulet depuis Saint-Laurent du Pont. Mais à l’époque du romantisme, les belles plumes trouvent de quoi nourrir leur quête de sublime et d’exaltation dans ce massif à la sauvage majesté, « imprégné de religion et de poésie », selon les mots du genevois Rodolphe Töpffer. Chateaubriand, venu en 1804 ou Alexandre Dumas, en 1832, font des récits épiques de leur arrivée sous l’orage et dans la nuit noire. Honoré de Balzac – qui trouva à Voreppe, sur la route, l’original de son Médecin de campagne en la personne du généreux docteur Rome – , évoque en 1833 « cette horreur tempérée par les plus pittoresques créations de la nature, ces sapins millénaires et ces plantes d’un jour. » En 1890, le jeune André Gide, venu à Grenoble pour s’isoler et écrire sa première grande œuvre, Les Cahiers
Le village de Tréminis, dans le Trièves cher à Giono.
Un cloître de montagnes et une citadelle
Le Trièves et son « cloître de montagnes » sera aussi largement porLe sanctuaire de Notre-Dame-de-la Salette de Corps attira traituré et transfiguré par le provendes auteurs mystiques comme Claudel, Huysmans ou Bloy. çal Jean Giono. Il découvre en 1931 le village de Tréminis… et n’aura de d’André Walter, renonce au dernier moment à cesse de revenir et d’explorer ces hautes terres monter jusqu’au monastère, « par crainte de dé- fleurant déjà le sud. De l’autre côté de la monflorer un rêve si longtemps choyé. » tagne, par le pas de la Balme, on plonge dans le Vercors, autre haut lieu d’inspiration et de RésisAu siècle suivant, Paul Claudel, fervent catho- tance. Jean Bruller, l’auteur du Silence de la mer, lique, rendra aussi un vibrant hommage à la va jusqu’à épouser l’identité de l’altier massif Grande Chartreuse, dans un poème. La Salette- comme pseudonyme en 1942 : l’écrivain devient de-Corps, « ce coin de montagne pelé et gran- Vercors. Avant d’être héros et martyr du maquis, diose » du massif du Valbonnais, « gouffre de assassiné en 1944, Jean Prévost apparaissait lumière » où la vierge serait apparue à deux en- comme l’une des plus sûres valeurs littéraires de fants en 1846, devient un autre lieu d’inspiration son temps. Il laisse une bonne trentaine de rocouru des grands mystiques. Léon Bloy ouvre la mans dont sa propre version (passionnante !) de voie en 1879 et Karl-Joris Huysmans y trouve la L’Affaire Berthet – ce fait divers survenu à Branrévélation. Dans Là-Haut (qui vient d’être réédi- gues en Isère, qui a servi d’intrigue à Stendhal té par le grenoblois Jérôme Millon), ce dernier pour Le Rouge et le noir. Brangues est aussi un raconte la montée en petit train jusqu’à Saint- village de littérature grâce à Paul Claudel, qui raGeorges-de-Commiers, puis la diligence et enfin cheta en 1927 le château à la famille de Virieu. la marche… Ce lieu de pèlerinage est aujourd’hui connu dans le monde entier. Suite en page 31
Paul Claudel acheta en 1927 le château de Brangues.
Bibliographie* Des auteurs et des livres qui évoquent l'Isère
• Jean-Pierre Andrevon (1937) : Je me souviens de Grenoble • Honoré de Balzac (1799-1850) : Le Médecin de campagne • Hector Berlioz (1803-1869) : Mémoires BOURGOIN-JALLIEU • Giacomo Casanova (1725-1798), Histoire de ma vie Rousseau, Dard • Roger Canac (1928-2020) : L’Or des cristalliers, Gaspard de la Meije… MAUBEC • Antoine Choplin (1962) : À contre-courant Rousseau • Paul Claudel (1868-1955) : Éloge du Dauphiné • Sidonie-Gabrielle Colette (1873-1954) : L’Étoile Vesper,
Le Fanal bleu VIENNE • Frédéric Dard (1921-2000) : Bataille sur la route Martial, Dumas,
Y a-t-il un Français dans la salle ? Ceci est bien une pipe… Mérimée, Rousseau, • Maurice Dantec (1959-2016) : Les Racines du mal Ponsard • Alphonse Daudet (1840-1897) : Numa Roumestan • Louise Drevet (1835-1898) : Légendes dauphinoises • André Gide (1869-1951) : Les Cahiers et les Poésies d’André Walter • Jean Giono (1895-1970) : Batailles dans la montagne ; Lamartine
Un Roi sans divertissement • Jean-Christophe Grangé (1961) : Les Rivières pourpres • Joris-Karl Huysmans (1848-1907) : Là-haut CHÂBONS (Notre-Dame-de-la-Salette) ; En route Lamartine et de Noailles • Pierre Choderlos de Laclos (1740-1803), Les Liaisons dangereuses • Alphonse de Lamartine (1790-1869) : Le Vallon (Méditations poétiques) ; Jocelyn LA SÔNE • Hubert Mingarelli (1956-2020) : La Beauté des loutres ; Sagan
La Dernière neige ; Une rivière verte et silencieuse… • Anna de Noailles (1876-1933) : Les Éblouissements • Jean Prévost (1901-1944) : L’Affaire Berthet • Françoise Sagan (1935-2004) : Château en Suède ;
De Guerre lasse • Jean Sarenne (1915-1974) : Trois Curés en montagne • Georges Pérec (1936-1982) : W ou le souvenir d’enfance • Lionel Terray (1921-1965) : Les Conquérants de l’inutile Sagan • Pierre Péju (1946) : La Petite Chartreuse • Daniel Pennac (1944) : Le Vercors d’en haut ; Ils m’ont menti - Le cas Malaussène Les musées autour de l’écriture : • François Ponsard (1814-1867) : Le Lion amoureux • Musée Champollion à Vif • François Rabelais (1494-1553) : Le Quart Livre de • Musée Stendhal à Grenoble
Pantagruel • Espace Giono à Lalley • Marius Rolliet (1880-1962) : La Bête • Espace Claudel-Stendhal à Brangues • Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) : Les Confessions • Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814)
Les Infortunes de la vertu • Henry Beyle Stendhal (1783-1842) : Vie d’Henry Brulard ;
Mémoires d’un touriste * Liste non exhaustive
Rousseau
Claudel
VILLARD-DE-LANS Prévost, Perec, Pennac, Terray LE MONT AIGUILLE Rabelais
LALLEY, TRÉMINIS Giono SAINT-CHEF Dard, Riollet BRANGUES Stendhal, Claudel (château)
Dard
VOREPPE Choderlos de Laclos, Balzac, Lamartine
Stendhal MONASTÈRE DE LA GRANDE-CHARTREUSE Rousseau, Claudel, Stendhal, Dumas, Chateaubriand, Balzac, Bloy, Huysmans, Balzac
GRENOBLE Rabelais, Molière, Rousseau, Stendhal, Sade, Casanova, Choderlos de Laclos, Lamartine, de Noailles, Colette, Prévost, Gide, Terray, Drevet, Andrevon
VALLÉE DU GRÉSIVAUDAN Casanova, Stendhal
ALLEVARD-LES-BAINS
Daudet LE COLLET D’ALLEVARD Lamartine (Pic Lamartine)
LES ADRETS - 7 LAUX
Choplin, Grangé
URIAGE-LES-BAINS Colette
HUEZ Sarenne, Samivel
BOURG-D’OISANS Canac
LA MURE Mingarelli Bloy, Huysmans, Claudel
Vienne la belle
Alphonse Daudet trouva l’inspiration de son roman Numa Roumestan lors de sa cure thermale à Allevard-les-Bains en 1879, transformée en «Arvillard»…
Des châteaux et des eaux
Suite de la page 27 La vente du château permit aux De Virieu de reconstruire le château de Pupetières à Châbons, détruit pendant la Révolution – Lamartine qui aimait à méditer devant ses ruines composa son célèbre poème Le Vallon durant l’un de ses nombreux séjours chez son ami Aymon.
L’Isère est aussi une terre où l’on vient prendre les eaux, au XIXe siècle. En 1879, Alphonse Daudet l’écrivain provençal des Lettres de mon moulin profita de sa cure à Allevard-lesBains pour entamer sa prochaine œuvre, Numa Roumestan, où il détaille les journées du curiste et son décor de montagnes enchanteur… Sa description peu flatteuse des habitants d’Arvillard-les-Bains, ne laissera hélas pas un bon souvenir. En 1946, à l’automne de sa vie, Gabrielle Colette trouva aussi un nouveau souffle romanesque à Uriage, où elle était venue soigner une arthrite chronique. Ses impressions nourriront en partie L’Étoile Vesper et Le Fanal bleu.
Aujourd’hui, nombre d’écrivains viennent toujours se ressourcer en Isère, dans nos massifs : Daniel Pennac et Antoine de Baecque en Vercors, Pierre Péju en Chartreuse et tant d’autres que l’on ne pourra tous citer… Territoire de bien être, source de hauteur, l’Isère est une porte grande ouverte sur l’imaginaire.
© P. Jayet
« Avec des verts coteaux aux flancs de ses collines / Où court le Rhône au milieu d’elles. Les passagers ébahis découvrent au tournant, dans son plein, l’antique Vienne / Assise en autel sur les contreforts du noble Dauphiné. » Ainsi Frédéric Mistral célèbre-t-il la beauté de Vienne dans son Poème du Rhône (1897). Si la ville doit son plus beau slogan au poète latin Martial, c’est à Prosper Mérimée, auteur de Carmen ou de Colomba, que l’ancienne capitale des Allobroges doit son plus grand tribut… En tant qu’inspecteur général des monuments historiques, Mérimée obtient à partir de 1840 le classement et donc la sauvegarde du temple d’Auguste et Livie, du cloître de Saint-André-le-Bas, de la cathédrale Saint-Maurice, des vestiges de l’ancien forum (le jardin de Cybèle) et même du théâtre antique alors en grande partie enfoui ! Les Viennois s’enorgueillissent aussi de compter parmi les enfants du pays le poète et dramaturge François Ponsard (1814-1867) – à qui ils ont donné le nom d’un lycée et du théâtre municipal. Cet ancien rival et néanmoins ami de Victor Hugo, triompha en son temps à Paris avec Lucrèce.