941 ok Def:Mise en page 1
10/11/08
17:23
Page 1
Obama croqué par les écrivains INSOLITE Dieu existe, mon bus l’a dit FORMATION Très chères universités SUPPLÉMENT Des robots si humains www.courrierinternational.com
N° 941 du 13 au 19 novembre 2008 - 3 €
EXODES Reportage Les déplacés de l’est du Congo Dossier Huit regards sur les migrations
M 03183 - 941 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?k@j@e@l@a;
AFRIQUE CFA : 2 500 FCFA - ALGÉRIE : 420 DA - ALLEMAGNE : 3,20 € AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 5,50 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 € IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥ - LUXEMBOURG : 3,20 € MAROC : 25 DH - NORVÈGE : 39 NOK - PORTUGAL CONT. : 3,20 € SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,700 DTU
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
10/11/08
19:19
Page 3
s o m m a i re
●
42 En couverture
4 Les sources de cette semaine 6 l’éditorial par Philippe Thureau-Dangin 6 l’invité Paul Krugman, The New York Times
Exodes Huit regards sur les migrations
d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re 11 dossier Obama vu par les écrivains 19 france
Jérome Sessini/Œil public
941 p3:Mise en page 1
40
SOCIÉTÉ A quand un Obama français ? REPORTAGE Rue Raymond-Losserand, c’est l’unanimité EUROPE Un pompier exemplaire mais pas un architecte MÉDIAS Sarkozy réinvente la télé
23 europe
UE Pas de solution de rechange face au Kremlin RUSSIE Medvedev le technocrate face à Obama le démocrate E S PA G N E Fini la fiesta ! POLOGNE Kaczynski-Tusk : je t’aime, moi non plus BA L K A N S L’Eldorado perdu des patrons grecs
Afrique Une sale impression de déjà-vu
28 amériques
36 Moyen-Orient
MEXIQUE Une tragédie bien embarrassante ARGENTINE Nouvelle Constitution pour les îles Malouines
30 asie
CAMBODGE Guerre d’influence en pays cham T H A Ï L A N D E Rien ne va plus dans le Sud musulman PA K I S TA N Très très riches et fiers de l’être CORÉE DU SUD De jeunes militaires contre la censure J A P O N Les pêcheurs en pleine tempête économique
Ben Laden ne doit pas être content
36 moyen-orient
M O N D E A R A B E Ben Laden ne doit pas être content I S R A Ë L On peut toujours rêver I R A N Ahmadinejad, ça suffit ! T U R Q U I E Atatürk sur grand écran
52 Enquête
40 afrique
Aller simple pour la Terre promise
R D C L’Angola, meilleur allié du régime de Kinshasa P O RT R A I T Laurent Nkunda, le boucher du Kivu R D C Une sale impression de déjà-vu
19 France
e n q u ê t e s e t re p o r t a ge s 42 en couverture Exodes 52 enquête Aller simple pour la Terre promise José Cendon
A quand un Obama français ?
i n t e l l i ge n c e s 55 dossier universités
▶ En couverture : 28 octobre 2008. A Kabaya, près de Rumangabo, dans l’est du Congo. Dominic Nahr/L’Œil public
Le temps des économies Une bouée de sauvetage dans la tempête financière Des médecins suédois “made in Rumania” “Allez donc voir de l’autre côté” La Harvard Business School n’est plus ce qu’elle était
▶ Les plus de courrierinternational.com ◀
;
rubriques 62 insolites Pom-pom girl, métier à haut risque
Supplément
EXCLU WEB
Garry Kasparov Obama peut faire tourner le monde plus rond
; VOYAGE
technologie
Découvrez toutes nos destinations
Robots, humains trop humains Sur RFI Retrouvez Courrier international tous les jeudis dans l’émission Les Visiteurs du jour, animée par Anne-Cécile Bras. Cette semaine, “Robots, humains, trop humains”, avec Virginie Lepetit. Cette émission sera diffusée sur 89 FM en direct le jeudi 13 novembre à 10 h 40 et sur le site www.rfi.fr.
* INSOLITES g Chaque jour un inédit
COURRIER INTERNATIONAL N° 941 3
A
SPORT
Un club de hockey sur glace réunifie l’Allemagne
Le blog L CARTOONS des blogs Les galeries de dessins du monde entier
Un tour du monde de la blogosphère
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
k ARCHIVES Espace abonnés
Retrouvez tous les dossiers
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
10/11/08
18:39
Page 6
l’invité
É D I TO R I A L
Tous les voyages, les nôtres et les leurs Envie de bouger ? En attendant de le faire 20 pour de bon, faites-le ans en songe. Suivez le guerrier Ulysse autour de la Méditerranée. Accompagnez Moïse du Nil à la mer Morte. VOYAGES ET VOYAGEURS Partez à la recherche exceptionnels du sixième continent, sur les traces du natu3:HIKLRD=\UY^UV:?a@l@c@s@a; raliste Alfred Russel Wallace… Vous souhaitez quelque chose de plus contemporain ? Alors, faites une virée aux îles Kerguelen à bord du cargo Marion-Dufresne. Ou accrochez vos ceintures pour un petit tour dans l’espace en business class… Tous ces voyages, initiatiques, mythiques, imaginaires ou presque réels, se trouvent au sommaire du dernier numéro d’Ulysse, le magazine édité par Courrier international. Vingt voyages pour fêter les 20 ans de la revue, avec 148 pages de récits et d’enquêtes, et quelques beaux séjours à gagner pour les lecteurs, notamment à Madagascar et en Louisiane… Plus que jamais, avec ses 20 ans en bandoulière, Ulysse prône un voyage différent. Culturel et cultivé, certes, mais aussi écolo et conscient des enjeux internationaux. Un voyage qui ne serait pas un simple déplacement temporaire, Caméscope à l’œil, mais une véritable aventure à la rencontre des hommes et des civilisations. Le hasard veut que, cette même semaine, la Fondation Cartier inaugure une exposition intitulée “Terre natale”, dont Courrier international est partenaire, qui traite précisément de tous les transits, de tous les voyages. Ceux des touristes, bien sûr, mais aussi ceux des exilés écologiques ou économiques, toujours plus nombreux. Ceux des réfugiés et des déplacés – comme aujourd’hui en Afrique, avec la nouvelle tragédie de la région des Grands Lacs (voir p. 40 et notre dossier de couverture, pp. 42 à 51). Entre nos transhumances de vacances et les exodes contemporains, existe-t-il un lien ? A vous de juger en lisant notre dossier et Ulysse… Philippe Thureau-Dangin NUMÉRO SPÉCIAL ANNIVERSAIRE 148 PAGES
N° 128 novembre 2008 - 4,90 €
20
Autriche 6,50 €, Belgique 5,50 €, Canada 8,95 $CAN, Guadeloupe 5,90 €, Guyane 5,90 €, Luxembourg 5,50 €, Maroc 45,00 MAD, Martinique 5,90 €, Portugal cont. 5,90 €, Réunion 5,90 €, Suisse 8,90 FS.
T 01737 - 128 - F: 4,90 E - RD
T
Paul Krugman,
The New York Times, Etats-Unis
out ce qui est vieux est soudain de nouveau à la Brown, du Massachusetts Institute of Technology, sur la mode. Reagan, c’est fini, vive Roosevelt ! A quel politique budgétaire américaine des années 1930 arrive toupoint le monde d’aujourd’hui peut-il s’inspirer de tefois à une tout autre conclusion : si la stimulation de l’écol’époque de Roosevelt ? Je répondrai : dans une nomie par les dépenses publiques n’a pas porté ses fruits large mesure. Mais Barack Obama devrait tirer les à l’époque, ce n’était “pas parce que le principe ne marche pas, leçons tant des échecs de Roosevelt que de ses mais parce qu’il n’avait pas été mis en œuvre”. réussites. Car le New Deal [la politique intervenVoilà qui est peut-être difficile à croire. Des millions tionniste mise en place en 1933] a surtout été un d’Américains ont en effet trouvé un emploi grâce à la Works succès sur le long terme. Et si les progrès réalisés à court Progress Administration (WPA) [l’agence chargée des grands terme par Roosevelt ont été limités, c’est parce que sa politravaux] et au Civilian Conservation Corps [Corps civil de tique économique était trop prudente. protection de l’environnement]. Aujourd’hui encore, nous Les institutions bâties par le New Deal se sont révélées roulons sur les routes construites par la WPA et nous aussi durables qu’indispensables. D’ailleurs, elles constienvoyons nos enfants dans les écoles érigées par la WPA. tuent encore le socle de la staTous ces travaux publics ne bilité économique de notre relèvent-ils pas d’une ambipays. Imaginez à quel point la tieuse politique budgétaire crise financière serait plus pro[fondée sur la baisse des fonde si le New Deal n’avait impôts et l’augmentation des pas assuré la plupart des dédépenses publiques] ? pôts bancaires. Imaginez dans En réalité, les effets de ces quelle insécurité vivraient les dépenses fédérales ont largeretraités si les républicains ment été amortis par d’autres ■ Paul Krugman, 55 ans, a reçu le prix avaient réussi à démanteler la facteurs. Les conséquences de Nobel d’économie en 2008 pour ses trasécurité sociale. La gauche esla forte hausse des impôts vaux sur la mondialisation. Ce professeur père qu’Obama réagira à la décidée par Herbert Hoover d’économie et de relations internatiocrise actuelle en créant à son ne se sont pleinement fait sennales à l’université de Princeton tient une tour des institutions, en partitir qu’à l’arrivée au pouvoir de chronique hebdomadaire dans The New culier un système de santé unison successeur [Roosevelt]. De York Times depuis 1999. versel, qui bouleverseront la plus, l’augmentation des déstructure de la société américaine pour les générations à venir. penses fédérales a été en partie compensée par la réduction Mais le nouveau gouvernement ne devrait pas chercher des dépenses publiques et par l’augmentation des impôts à reproduire un aspect moins glorieux du New Deal : sa au niveau des Etats. En outre, Roosevelt était pressé de réaction inappropriée à la Grande Dépression elle-même. renouer avec une politique budgétaire plus conservatrice. Aujourd’hui, toute une frange de l’intelligentsia, issue pour Après sa réélection triomphale de 1936, il réduisit les l’essentiel des groupes de réflexion de droite, ne cesse de dépenses et augmenta les impôts, précipitant ainsi une propager l’idée que Roosevelt a en réalité aggravé la Dépresrechute de l’économie qui propulsa le taux de chômage ausion. Il est donc important de savoir que la plupart de ces dessus des 10 %. En réalité, ce qui sauva l’économie fut affirmations reposent sur une représentation délibérément l’énorme projet de grands travaux connu sous le nom de biaisée des faits. Le New Deal a procuré un réel soulageSeconde Guerre mondiale. ment à la majorité des Américains. Roosevelt pensa faire preuve de prudence en tenant Cela dit, Roosevelt n’est jamais parvenu à poser les bases la bride à ses projets de dépenses publiques. En réalité, il fit d’une véritable reprise économique au cours de ses deux courir de grands risques à l’économie. Je recommandepremiers mandats. Cet échec est d’ailleurs souvent cité pour rais donc à l’équipe Obama de calculer le montant de l’aide discréditer la théorie keynésienne selon laquelle l’augmenqu’elle juge nécessaire à l’économie, puis d’y ajouter 50 %. tation des dépenses publiques permet de faire repartir une Car, en période de dépression, mieux vaut en faire trop que économie atone. L’étude effectuée par l’économiste Cary pas assez. ◼
Franklin Delano Obama ?
! n e z e t i Prof
La Comédie de Saint-Etienne présente
L’Envolée de Gilles Granouillet
mise en scène Jean-Claude Berutti
en version française du 21 au 25 octobre 2008 et du 7 au 20 novembre 2008 à La Comédie de Saint Étienne ( France ) les 9 et 10 décembre 2008 au ZKM de Zagreb ( Croatie ) du 22 au 26 septembre 2009 au Théatre de la Place à Liège ( Belgique )
L’agenda
Octobre 20
en version croate ( Polet, traduction Ivica Buljan ) les 19 et 20 mai 2009 à La Comédie de Saint-Étienne du 6 décembre au 6 mai 2009 au ZKM (en alternance) une coproduction internationale de La Comédie de Saint-Étienne - Centre dramatique national, du ZKM - Zagrebačko Kazalište Mladih et du Théâtre de la Place - Liège
2009
9 L’agenda 200
ULYSSE 20 voyages et voyageurs exceptionnels - novembre 2008 N° 128
Jouez et gagnez des voyages !
●
DR
941p06:Mise en page 1
2009 8-Décembre Octobre 200
La Comédie de Saint-Étienne
centre dramatique national
L’agenda Cour rier nal internatio e est encor en vente e chez votr marchand x u de jour na
9,90 € (avec le numéro 934) COURRIER INTERNATIONAL N° 941
6
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
11-16:Mise en page 1
10/11/08
19:44
Page 11
dossier
●
Gary Hershorn/Reuters
OBAMA vu par les écrivains Quelques grandes plumes du monde entier expriment leur enthousiasme, leurs espoirs et… leurs inquiétudes.
Les deux Amériques que les républicains dressaient l’une contre l’autre ont donné une chance à l’idéalisme, se réjouit le romancier Jay McInerney.
L
THE INDEPENDENT
Londres
a dernière fois qu’un inconnu m’a serré dans ses bras en pleine rue, c’était le 11 septembre 2001. Cette fois, l’inconnue – car c’était une femme – ne pleurait pas, elle était tout sourire. “Vous vous rendez compte ? m’a-t-elle lancé. J’ai eu peur ce matin en me réveillant de m’apercevoir que ça n’avait été qu’un rêve.” Il était 8 h 30 ce mercredi matin [5 novembre], et nous étions devant le même kiosque à journaux, à la recherche du NewYork Times. Presque tous les kiosques et épiceries-journaux de Greenwich Village avaient été dévalisés. La dernière fois que j’avais eu autant de mal à trouver le Times, c’était le 12 septembre 2001. A bien des égards, le moment que nous vivons est le contraire même de ce terrible lendemain. Et il en émane comme un parfum de revanche pour ceux d’entre nous qui
DR
New York et l’Ohio réconciliés ■ ▲ Jay McInerney
Figure de la nouvelle scène littéraire américaine dans les années 1980, Jay McInerney est le chroniqueur de la vie nocturne new-yorkaise et de tous ses excès, auxquels il lui est arrivé de participer. Bright Lights, Big City (Journal d’un oiseau de nuit, Editions de l’Olivier, 1997) est son roman le plus connu ; The Good Life (La Belle Vie, Ed. de l’Olivier, 2007), le dernier paru.
estiment que notre pays avait perdu ses repères peu après. Après huit longues années obscures, nous avons le sentiment que l’Histoire est de nouveau avec nous, que l’Amérique est de nouveau avec nous. Ce n’était un secret pour personne que New York allait voter démocrate. John McCain lui-même avait identifié ses ennemis dans une interview à NBC. Assis à côté de Sarah Palin, il avait déclaré, avec un sourire inquiétant, que New York et Washington étaient des repaires d’élitistes. Manifestement, il s’imaginait que le reste du pays allait acquiescer en souriant dédaigneusement. McCain, ce prétendu franc-tireur, s’imaginait que la méthode George Bush-Karl Rove – diviser pour régner – allait le conduire à la MaisonBlanche. Diaboliser les New-Yorkais, les gays, les immigrants, Hollywood et même les héros de guerre, cela a bien profité aux républicains ces dernières années. Pendant que nous fêtions la victoire [d’Obama] à New York, nous aurions dû lever nos verres aux électeurs de Virginie, de Floride et de l’Ohio, parce que ce sont eux qui ont changé leur fusil d’épaule et ont fait la différence. Nous devrions nous réjouir de les avoir de nouveau avec nous. Après tout, une élite progressiste ne peut pas diriger seule une démocratie. Ces électeurs ont peut-être voté
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
11
Obama à cause des menaces sur l’économie, mais la nouvelle équipe au pouvoir serait bien inspirée de les traiter mieux que ne l’ont fait ses prédécesseurs. Dans la nuit de mardi à mercredi, vers minuit, j’ai reçu un appel de mon ami Jim, un cynique notoire. Il y a quarante ans, Jim avait participé à la campagne de Robert Kennedy, mais il a perdu la foi après la fin tragique de son candidat et la disparition de l’idéalisme d’alors. Nous nous étions disputés dans un restaurant il y a quatre ans, en pleine campagne de John Kerry, lorsqu’il avait dit que la victoire de l’un ou l’autre candidat ne changerait rien parce qu’il n’y avait aucune différence entre les deux partis. La nuit dernière, quand il m’a appelé, il était pris de vertige. “J’avais peut-être tort à propos de Kerry, m’a-t-il dit. Mais là, c’est différent. Ma génération a tout gâché. On n’a pas pu aller au bout de nos engagements. Là, on sent que c’est un nouveau départ.” Comme un rire nerveux, les vivats et les cris de victoire masquent une profonde anxiété à propos de notre avenir. Nous avons peine à croire qu’un simple mortel puisse nous guider hors de la sombre forêt où nous nous trouvons. Mais, apparemment, Barack Obama est le mieux à même de le faire, et, pour le moment, nous voulons y croire. Jay McInerney
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
11-16:Mise en page 1
10/11/08
19:44
Page 12
dossier
Nous pouvons à nouveau les aimer Les Américains ont une vraie capacité à changer de cap et à retrouver le chemin du rêve, note l’historien israélien Tom Segev. Tel-Aviv
orsque j’ai entendu Barack Obama évoquer Ann Nixon Cooper, cette électrice noire de 106 ans [d’Atlanta, en Géorgie], je me suis rendu compte que l’Amérique m’était proche depuis toujours. Le Golden Gate Bridge et le Grand Canyon, les chutes du Niagara et la statue de La Liberté sont intimement mêlés aux paysages hiérosolymitains de mon enfance. La première fois que je suis allé en Amérique, j’ai tout de suite eu l’impression de déjà la connaître. J’ai aimé ce que je voyais et j’ai aimé aimer les Etats-Unis. C’est toute une génération d’Israéliens qui a intégré ce pays et qui en a fait un élément inséparable de son identité. L’Amérique que j’aime, ce n’est pas la superpuissance meurtrière qui gaspille les ressources énergétiques de notre planète, avec ses sujets réduits à faire les poubelles pour se nourrir et sa capacité illimitée à produire des choses aussi ineptes et superficielles qu’American Pie. L’Amérique que j’aime, ce n’est pas davantage celle de cette peine de mort si populaire chez les Américains. L’Amérique que j’aime, ce n’est pas non plus celle où l’hypocrisie et l’insensibilité sont érigées en arguments commerciaux. L’Amérique que j’aime, ce n’est enfin et surtout pas celle du capitalisme sauvage et du néoconservatisme. Dans l’histoire des Etats-Unis, il y a de nombreuses pages sombres. Mais, cette semaine, les Américains se sont dit qu’autre chose était possible et, rien que pour cette capacité rare à
▲ Dessin de Tiounine
paru dans Kommersant, Moscou.
DR
L
HA’ARETZ
■ ▲ Tom
Segev
Né à Jérusalem en 1945, il fait partie des “nouveaux historiens” israéliens. Parmi ses livres traduits en français : C’était en Palestine au temps des coquelicots (éd. Liana Levi, 2000), 1967 – Six jours qui ont changé le monde (éd. Denoël, 2007).
changer de cap, je les aime encore plus. J’aime les Américains parce que c’est chez eux que l’on trouve les meilleures universités du monde, les meilleurs orchestres symphoniques du monde, le meilleur quotidien du monde et les paysages les plus impressionnants du monde. Mais, plus fondamentalement, ce que j’aime chez les Américains, c’est cette capacité qu’ils ont à revenir à leur rêve fondateur, le rêve américain, ce rêve qui a inspiré tant de gens de par le monde, y compris en Israël. L’expérience américaine est un chapitre quasiment obligatoire dans la biographie des Israéliens qui aspirent à faire quelque chose de leurs pauvres vies. Nous ne nous identifions pas à l’Amérique seulement parce qu’elle nous soutient financièrement, ni seulement parce que c’est en Amérique que s’est développée la communauté juive la plus importante au monde avec Israël. Non, si nous nous identifions à ce point à l’Amérique, c’est parce que, plus que tout au monde, nous voudrions croire que notre histoire ressemble à celle des Américains. Comme eux,
nous sommes venus d’une centaine de contrées et nous avons conquis notre pays au nom d’un rêve commun. Nos Indiens à nous, ce sont les Arabes. Nous aussi, nous avons tenté de fondre nos différentes souches en un creuset commun. Et, comme les Américains, nous avons fini par croire à l’individualisme multiculturel. Mais ils nous devancent dans quasiment tous les domaines. Un jour, qui sait, nous aurons peutêtre aussi dans ce pays un Premier ministre capable de représenter “les autres”. L’Amérique rêve d’égalité des chances pour tous dans un cadre démocratique. C’est sans doute là le secret de la réussite presque miraculeuse du slogan choisi par Obama pour sa campagne électorale “Oui, nous pouvons” [“Yes we can”]. L’Amérique éprouve beaucoup de difficultés à concrétiser ce rêve. Trop souvent, elle s’arrête en chemin et fait marche arrière. Pourtant, cette même Amérique sait se reprendre. Elle s’est remise des jours sombres du maccarthysme et du Watergate. Les attentats contre les Twin Towers sont venus menacer quelquesunes des valeurs fondamentales du rêve américain, et l’Amérique est encore aux prises avec le choc de l’écroulement de Wall Street. Mais les Américains pensent qu’ils en sortiront plus forts. Puisse cela être vrai. Nul ne sait quel président sera Barack Obama. Tout ce que nous savons, c’est ce que nous voyons et entendons : c’est une incroyable bête de scène. Cette semaine, les Américains se sont montrés avides de croire à nouveau en des mœurs politiques saines. C’est une belle croyance que celle-là. Avec l’optimisme et l’engagement. Les Américains sont revenus du cynisme et de l’indifférence. Ils sont redevenus eux-mêmes. Ils avaient perdu tant d’amour durant les huit années de présidence de George Bush. Mais nous pouvons enfin les aimer à nouveau. Tom Segev
Faire tomber, nous aussi, nos barrières ethniques Pour Wangari Maathai, prix Nobel de la Paix kényane, l’élection d’Obama est aussi l’occasion de faire renaître l’espoir sur son continent.
e matin [7 novembre], j’irai planter un arbre au parc Uhuru de Nairobi. Une plaque y sera apposée, rappelant que : “Cet arbre a été planté pour célébrer le jour où Barack Obama a été élu président des Etats-Unis d’Amérique.” Il poussera à côté de celui qu’Obama a planté l’année dernière, lors de sa visite au Kenya, et sera un témoignage durable de ce merveilleux événement pour l’Amérique et pour le monde. D’un bout à l’autre du Kenya, les gens se réjouissent qu’un enfant de ce pays soit devenu président. Beaucoup ont fait la fête toute la nuit. Le pays se sent si proche de Barack Obama qu’il a décrété un jour férié. Les Kényans savent que s’il est d’abord américain, il est aussi un peu des leurs. J’espère que cet événement incitera les jeunes Kényans à placer très haut la barre de leurs aspirations. J’espère que d’autres pays pourront donner à leurs propres fils et filles les mêmes chances dans la vie. J’espère aussi que les dirigeants africains sauront profiter des pers-
C
pectives qu’Obama va certainement ouvrir. Il est important que les citoyens africains comprennent qu’il ne va pas directement les nourrir, les habiller, les financer ni effacer leurs difficultés ; c’est maintenant à eux de se retrousser les manches et de tirer le meilleur parti de cette nouvelle donne. Il y a quelques mois, le Kenya a été déchiré par un conflit ethnique. Aujourd’hui, Obama nous montre qu’une société peut élire son meilleur élément pour la diriger et tourner le dos aux catégories ethniques dans lesquelles nous sommes si souvent enfermés. Dans le monde entier, et particulièrement en Afrique, trop de dirigeants ont exploité les différences ethniques pour diviser leur peuple et semer la misère et la discorde. C’est ce qui est en train de se produire aujourd’hui à une échelle catastrophique en république démocratique du Congo. J’espère que les chefs d’Etat et de gouvernement de toute l’Afrique trouveront dans cette histoire une source d’inspiration : voici un jeune homme qui aurait pu être l’un des leurs, mais qui, dans le pays de son père, n’aurait sans doute pas réussi à faire oublier son appartenance ethnique. Je me sens d’autant plus proche d’Obama que, comme son père, j’ai fait par-
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
12
tie de ces étudiants sélectionnés pour le “pont aérien Kennedy” dans les années 1960, un programme américain qui offrait des bourses à des jeunes issus des nouvelles nations africaines pour aller poursuivre leurs études dans des universités américaines. De 1960 à 1966, j’ai ainsi passé six années dans une petite université à Atchinson, dans le Kansas. Peu après mon arrivée dans le pays, je me souviens d’avoir voyagé de New York au Kansas en Greyhound [la compagnie d’autocars qui dessert tout le pays]. En Indiana, nous avons vu un café et traversé la route pour aller boire un soda. Mais on a refusé de nous servir. Quand nous avons demandé pourquoi, on nous a expliqué que c’était parce que nous étions noirs. Nous ne comprenions pas – nous n’étions que des gamins. C’était une expérience totalement nouvelle et déroutante. Cette élection, pour finir, aura été l’un des moments les plus inspirants de ma vie. Les Américains ont élu un individu doté d’un caractère et de compétences extraordinaires, qui se trouve également être noir. C’est un moment fabuleux pour l’humanité tout entière.
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Wangari Maathai, The Guardian, Londres
11-16:Mise en page 1
10/11/08
19:44
Page 13
OBAMA VU PAR LES ÉCRIVAINS ● ◀ Dessin de Horsch,
DR
Allemagne.
■ ▶ Abbas Beydoun
Né en 1945 au Liban-Sud, il est bien connu dans le monde arabe comme poète, essayiste et critique littéraire. Aujourd’hui rédacteur en chef du supplément culturel du quotidien libanais As-Safir, il a publié de nombreux essais et recueils de poésie. Parmi ses œuvres traduites en français : Le Poème de Tyr (éd. Actes Sud, 2002) et Tombes de verre et autres poèmes (éd. Actes Sud, 2007).
EL TIEMPO
O
Bogotá
bama prouvera-t-il, lorsqu’il aura pris les rênes du pouvoir, que ses menaces bellicistes contre l’Iran et le Pakistan n’étaient que des paroles prononcées pour séduire des oreilles exigeantes pendant la campagne électorale ? Espéronsle. Car, en fin de compte, Obama a eu la dignité de voter contre la guerre en Irak, alors que le Parti démocrate et le Parti républicain plébiscitaient cette boucherie annoncée. Au cours de sa campagne, le mot “leadership” est celui qui est revenu le plus souvent dans ses discours. Pendant son mandat, persisterat-il à croire que son pays a été choisi pour sauver le monde, idée toxique qu’il partage avec pratiquement tous ses collègues ? Continuera-t-il d’insister pour maintenir la suprématie mondiale des Etats-Unis et leur mission messianique ? Espérons que la crise actuelle, qui ébranle les fondements impériaux, aide le nouveau gouvernement à retrouver réalisme et humilité. Obama acceptera-t-il que le racisme soit une chose normale quand il est exercé à l’encontre des pays que son pays envahit ? N’estce pas du racisme que de compter un par un les soldats envahisseurs morts en Irak et ignorer royalement les légions de morts de la population envahie ? Ce monde où il y a des morts de première, de deuxième et de troisième catégorie n’est-il pas raciste ? La victoire d’Obama a été universellement saluée et fêtée comme une bataille gagnée contre le racisme. Espérons qu’il assume, à travers les actes de son gouvernement, cette belle responsabilité.
Le gouvernement d’Obama confirmera-til, une fois de plus, que le Parti démocrate et le Parti républicain sont les deux noms d’un seul et même parti ? Espérons que la volonté de changement, plébiscitée par ces élections, soit plus qu’une promesse et plus qu’un espoir. Espérons que son gouvernement ait le courage de rompre avec cette tradition de parti unique déguisé sous les traits de deux partis qui font plus ou moins la même chose tout en faisant semblant de se chamailler. Obama tiendra-t-il sa promesse de fermer la sinistre prison de Guantanamo ? Espérons-le, et espérons qu’il mette aussi un terme au sévère embargo contre Cuba. Obama continuera-t-il de penser qu’il est très bien qu’un mur empêche les Mexicains de traverser la frontière, tandis que l’argent franchit cette frontière sans que personne ne lui demande son passeport ? Pendant sa campagne, Obama n’a jamais abordé franchement le thème de l’immigration. Espérons que, maintenant qu’il ne craint plus de s’aliéner des voix, il puisse et veuille renverser ce mur, beaucoup plus honteux que le mur de Berlin, et en finir avec tous les murs qui violent le droit à la libre circulation des personnes. Obama, qui a défendu avec enthousiasme le petit cadeau de 750 milliards de dollars fait aux banquiers, gouvernera-t-il, selon la coutume, pour socialiser les pertes et privatiser les gains ? Je crains que oui, mais j’espère que non. Obama signera-t-il et respectera-t-il le protocole de Kyoto, ou bien continuera-t-il à accorder le privilège de l’impunité au pays le plus pollueur de la planète ? Roulera-t-il pour les voitures ou pour les gens ? Pourra-t-il dévier le cours assassin du mode de vie d’une minorité qui se contrefiche du destin des autres ? Je crains que non, mais j’espère que oui. Obama, premier président noir de l’histoire des Etats-Unis, réalisera-t-il le rêve de Martin Luther King ou le cauchemar de Condoleezza Rice ? Cette Maison-Blanche qui est maintenant sa maison a été bâtie par des esclaves noirs. Espérons qu’il ne l’oublie jamais. Eduardo Galeano
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
13
■ ◀ Eduardo
Galeano
Né en 1940 à Montevideo. Son essai le plus connu, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Pocket, 2001), publié en 1971, est très vite devenu un classique. Il y montre comment les Occidentaux ont mis l’Amérique latine à sac depuis le XVe siècle. Militant infatigable de la cause altermondialiste, il a publié de nombreux essais et romans.
Corbis
Les Etats-Unis vont-ils cesser de se prendre pour les sauveurs du monde ? Espérons-le. Sinon, le cauchemar continuera, estime l’essayiste uruguayen Eduardo Galeano.
DR
Ce qu’il faut espérer
■ ◀◀ Wangari
Maathai
Femme politique et militante écologiste, Wangari Maathai est la fondatrice du mouvement de la Ceinture verte, qui encourage les femmes à planter des arbres contre la déforestation. Elle a reçu le prix Nobel de la paix en 2004.
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Le Grand Satan a-t-il péri dans les urnes ? Pour le poète libanais Abbas Beydoun, l’élection présidentielle américaine met toutes les idéologies anti-impérialistes du monde arabe face à une impasse.
ans le monde arabe aujourd’hui, tout le monde se revendique de Barack Obama : les nationalistes, les progressistes, les islamistes et les minorités… Tous s’en réclament. Mais cette euphorie va les mener à l’impasse. Si Obama est meilleur que Bush, cela veut dire qu’il peut y avoir du bien dans l’Amérique. Si Obama n’est pas le diable, cela veut dire que l’Amérique n’est peut-être pas tout à fait diabolique. Suivez la logique jusqu’au bout et vous comprendrez le gouffre qui va s’ouvrira sous leur pas. Que reste-t-il de la théorie de l’impérialisme ? Que reste-t-il de la rhétorique du “Grand Satan” ? L’impérialisme dépend-il d’un seul homme ? Les Iraniens ont été mieux avisés en s’abstenant de prendre position. Eux soutiennent qu’ils sont en lutte contre le Grand Satan et non contre la Maison-Blanche. Une lutte métaphysique entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, entre le Ciel et l’ici-bas, entre les anges et les démons, entre les déshérités et les suceurs de sang. Dès le lendemain de l’élection, ils ont poursuivi leur discours habituel affirmant que l’Amérique est un tout, qu’elle est l’instrument du diable et que tous ses présidents sont également mauvais. Mais beaucoup, dans le monde arabe, ont suivi leur inclination et se sont prononcés pour Obama. Ce faisant, ils ont trahi leurs discours antérieurs. C’est pour eux un moment de grande faiblesse : le mal n’est plus absolu, la lutte n’est plus ontologique, historique et divine, il n’y a plus de logique impérialiste, de croisades ou d’antagonismes intemporels consignés dans le Coran. Le plus grave, c’est que les gens oublient ce qu’Obama a dit à propos d’Israël et ne se rappellent que de ses vagues déclarations sur la nécessité de négocier avec la Syrie ou l’Iran. Arrivera le moment où ils se réveilleront, et la désillusion n’en sera que plus rude. Comment justifier leur existence si l’Amérique n’est plus le Grand Satan, si leur combat n’est plus éternel ? Qu’attendent-ils d’Obama ? Attendent-ils qu’il sonne la fin du conflit ? Qu’il se convertisse à la foi musulmane de son père ? Croient-ils qu’il n’a jamais renié la foi musulmane et n’est pas coupable d’apostasie ? Espèrent-ils qu’il donnera un coup de main pour enrichir l’uranium iranien ? Qu’il va nous rendre Jérusalem et chasser les juifs de Palestine ? Qu’il va armer le Hamas et le Hezbollah ? Qu’il va brader la domination américaine ? Croient-ils qu’il soit socialiste, comme l’a dit Sarah Palin, ou terroriste, comme elle l’a insinué ? Personne ne sait ce qu’ils attendent de lui. C’est l’Amérique, et Obama est américain. Quant à nous, cessons de faire la leçon au peuple américain et réfléchissons ensemble sur le mal et ses origines. Ce mal qui nous ronge.
D
Abbas Beydoun, As-Safir (extraits), Beyrouth
11-16:Mise en page 1
10/11/08
19:44
Page 14
dossier
● ◀ Dessin de Haddad
paru dans Al-Hayat, Londres.
Philippe Matsas/Opale
Pour l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, l’élection d’Obama indique que l’Amérique a changé. Au moins pour un (petit) moment.
Trouillot
Né en 1956 à Port-au-Prince, il cumule des activités universitaires avec une abondante production d’essais, de poèmes et de chansons. Parmi ses derniers livres disponibles en France : Rue des pas perdus, Bicentenaire ou encore Thérèse en mille morceaux, tous publiés par Actes Sud.
AL-QUDS AL-ARABI (extraits)
C
Londres
ette nuit-là, je n’ai pas dormi, comme des millions d’autres personnes dans l’Ancien Monde – en Europe, en Afrique et en Asie. Comme tant d’autres de ce côté de l’océan Atlantique, il m’aurait été impossible de dormir. Comme des millions d’autres de part et d’autre de la Méditerranée, sur les bords de la mer Rouge et tout autour de l’océan Indien, je n’ai pas fermé l’œil. Cette nuit-là, l’Histoire a inscrit sa marque dans le cœur des gens, dans Grant Park à Chicago, à Times Square à New York, et en Pennsylvanie, dans l’Ohio, en Floride, et dans tous les swing states qui étaient sur le fil de l’Histoire, une histoire en train de basculer. Il ne s’agissait pas de mots et de slogans usés jusqu’à la corde, ni de discours et de rhétorique vides de sens, mais d’un profond désir de changement. Une nouvelle page s’est ouverte sur laquelle la race, la couleur et la religion n’avaient plus le même sens. La puissance de l’événement et l’audace éclatante du geste historique résistent à ceux qui disent que l’Amérique montre simplement un nouveau visage sans avoir modifié le fond. Obama n’est pas qu’un masque de l’homme blanc. L’homme blanc n’a pas besoin de masque, pas de celui-là en tout cas. Il n’a pas besoin de cette représentation parce qu’il se croit fort et ne concède pas facilement la défaite. Cet homme blanc qui s’est battu désespérément pour éviter qu’Obama ne parvienne à la Maison-Blanche ne trouvera pas de consolation en entendant dire que ce résultat représente le meilleur de l’Amérique, pays des merveilles où chacun a sa chance. A entendre les
cris de désapprobation montant de la foule rassemblée devant le candidat vaincu alors que celui-ci admettait sa défaite, on comprend que la bannière étoilée s’est déchirée en deux cette nuit-là : la vieille et la nouvelle Amérique. D’un côté, celle de l’homme blanc, du cow-boy, de l’histoire esclavagiste, de la ségrégation raciale, du port d’armes et de la liberté de s’enrichir sans bornes ; de l’autre, celle du métissage, des minorités, des libertés, des rêves, du cinéma, de la littérature et de ceux qui se préoccupent de l’environnement, de la cause des femmes et du reste du monde. L’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche est le fruit d’une longue lutte entre les valeurs d’une vieille mentalité raciste et des valeurs nouvelles, jeunes, ouvertes, tolérantes et prêtes à se réformer. Cette nuit-là, l’Amérique avait rendez-vous avec l’Histoire – une histoire dont on ne pouvait imaginer ce qu’elle allait être il y a seulement deux ans. Cela n’a pas seulement stupéfié le monde arabe, où l’on ne supporte plus cette Amérique à la gâchette facile, mais également l’Europe, son allié contraint de l’Alliance atlantique. Le monde arabe et musulman pense être seul à ne pas aimer l’Amérique. Nous croyons que Bush, quand il se demande “Pourquoi donc nous détestent-ils tant ?” ne pense qu’à nous. Or la haine de l’Amérique officielle n’est pas moindre en Europe que dans les pays arabes et musulmans. Cette nuit-là, après deux mandats de George W. Bush empreints d’un “réalisme” abrupt, basique et méprisant, l’Amérique a peut-être renoué avec le rêve. Et l’humanité, dans un monde unipolaire, a besoin du rêve américain, de cette capacité d’un pays-continent à changer, à retrouver la raison et à raviver l’imaginaire des hommes. Car les plus fervents électeurs d’Obama se trouvaient en Europe, en Asie, en Amérique latine, en Afrique et dans le monde arabe, là où il n’y avait pas d’urnes pour voter. S’ils voulaient la victoire d’un homme noir, c’est parce qu’ils aiment l’Amérique. L’Amérique des rêves et du cinéma, l’Amérique qui prend des initiatives et qui dialogue avec le monde. Amjad Nasser
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
14
DR
Les plus fervents supporters d’Obama se trouvaient dans le tiers-monde, là où les scrutins sont rarement libres, souligne le poète jordanien Amjad Nasser.
uand le pays s’appelle les Etats-Unis, les élections présidentielles sont une affaire mondiale. Cela se suit, se regarde, se commente comme la Coupe du monde de football ou les Jeux olympiques. C’est une affaire qui, de loin ou de près, concerne tout le monde. Parce que le président des Etats-Unis, c’est un peu le roi du monde. Parce que le président des Etats-Unis est, quasiment par définition, un homme. Et parce que les Etats-Unis, c’est cette singulière opposition et unité des contraires : le pays de la libération sexuelle et celui du puritanisme, le pays des Black Panthers et du KKK, le pays de Michael Moore et de Charlton Heston, des beatniks et des mormons, de John Reed et de Milton Friedman… Nous qui ne sommes pas citoyens des Etats-Unis avons le loisir de choisir notre image des Etats-Unis. Il arrive souvent – c’est même la constante – que les “Américains” n’aient aucune conscience de l’image d’eux-mêmes qu’ils projettent aux autres. Cela ne les dérange pas d’avoir pris pour eux seuls en tant que nom de peuple un terme qui appartient à tout un continent. Que cela choque les Québécois ou les paysans perdus sur les hauteurs du Machu Picchu n’est pas leur souci. Quant à ce que peuvent penser de leur politique étrangère ou de leur organisation sociale les habitants de Kinshasa ou de Téhéran… Who cares ? Les Etats-Unis, c’est un immense enfant gâté qui se sait toujours dans son droit… Cette fois-ci, toujours sans s’en soucier, les Etats-Unis ont voté dans le sens du regard de l’autre. Si les non-“Américains” avaient participé au vote, la victoire d’Obama aurait été plus écrasante encore. Le monde avait voté Obama avant les “Américains”. Ils nous ont fait peur, puis ils nous ont étonnés. Et nous nous disons : si les Etats-Unis peuvent changer, tout peut changer. Bien entendu, il s’agit là d’un changement, d’une évolution qui n’altère pas les fondements de l’organisation sociale. Mais c’est un pas dans le sens du regard du monde. La coïncidence est heureuse. Espérons qu’elle se prolongera, que, lorsque le monde sera contre l’idée d’envahir un quelconque Etat ou territoire, les Etats-Unis iront encore dans le sens du monde… Hier, pour la première fois, dans de nombreux pays, on a dû boire à la santé d’un président américain. Pourtant, une fausse note me dérange l’oreille dans le concert d’applaudissements. J’entends des voix dire que les Noirs ont prouvé, ou doivent prouver, ou ont l’occasion de prouver ce qu’ils valent. D’abord, un homme n’est pas “les Noirs”. Et “les Noirs” n’ont rien à prouver. Il était plus que temps que “des Blancs” donnent une première preuve qu’ils sont moins racistes que par le passé.
Q ■ ▶ Lyonel
Nous n’étions pas les seuls à haïr l’Amérique
Les Noirs n’ont rien à prouver
■ ◀ Amjad
Nasser
Amjad Nasser est né en 1955 dans la ville de Toura, en Jordanie. Il réside actuellement à Londres, où il est l’un des responsables du célèbre quotidien Al-Quds Al-Arabi. Son œuvre poétique, composée de six recueils, est parue à Beyrouth en 2002. Amjad Nasser a également publié deux livres de récits de voyage : Khabt al-Ajniha (“Battement d’ailes”, Londres, 1996) et Taht Akthar min Sama (“Sous plus d’un ciel”, Beyrouth, 2002). Son recueil Miraj al-Achiq a été traduit en français sous le titre L’Ascension de l’amant (L’Harmattan, 1998).
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Lyonel Trouillot, Le Matin, Port-au-Prince
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
10/11/08
19:44
Page 16
dossier
●
Encore un va-t-en-guerre OUTLOOK (extraits)
es Etats-Unis exercent une telle fascination sur le reste du monde qu’un grand nombre de gens – à tort ou à raison – s’intéressent de beaucoup plus près à la vie politique et à l’avenir des Etats-Unis qu’à celui de leur propre pays. Si le monde se passionne à ce point pour les élections américaines, ce n’est naturellement pas seulement parce que l’Amérique serait l’incarnation du paradis sur terre. Que ce soient les Irakiens, les Afghans, les Iraniens, les Soudanais ou les Pakistanais, tous les peuples – connus ou moins connus – qui ont déjà eu affaire au moins une fois dans leur histoire à la puissance militaire des Etats-Unis ou à leurs cajoleries ont de bonnes raisons de chercher à savoir si la victoire de tel candidat ou de tel autre augmente ou réduit le risque pour eux de retourner à l’âge de pierre sous une pluie de bombes américaines. Il ne fait guère de doute que l’élection de Barack Obama était de loin préférable à celle de John McCain. Sans surprise, les plus fervents défenseurs de Barack Obama ont affirmé qu’il avait dû mettre entre parenthèses ses influences les plus marquées à gauche pour séduire le public le plus large, et que, une fois président, il serait nettement moins “centriste”. C’est aussi ce qu’on nous avait dit à propos de Bill Clinton, qui a finalement désorganisé le mouvement ouvrier, réduit le programme de coupons alimentaires, initié des réformes “sociales” réduisant encore un peu plus les aides pour les plus pauvres et lancé des agressions militaires en Afghanistan, en Irak, en Somalie, au Kosovo et dans bien d’autres pays. Obama a répété à plusieurs reprises qu’il n’était “pas contre toutes les guerres, seulement contre les guerres stupides”. Opposés depuis le début à la guerre en Irak – plus pour des raisons pragmatiques que par souci éthique –, Barack Obama et la plupart des démocrates ont pleinement approuvé l’intervention militaire en Afghanistan, mus par l’espoir de détruire les talibans et d’“enfumer Oussama Ben Laden dans son terrier”, pour reprendre l’expression du président Bush. La question est : une guerre “stupide” ne le devient-elle pas seulement quand les EtatsUnis sont incapables d’en sortir victorieux ? Obama est à ce point
DR
L
New Delhi
■ ▲ Vinay
Lal
Vinay Lal enseigne l’histoire à l’université de Californie. Le magazine Outlook explique que, “comme Obama, il est né en 1961, a une fille de 10 ans, a vécu enfant en Indonésie et a travaillé à l’université Columbia et à l’université de Chicago”. “Mais la ressemblance s’arrête là”, précise l’hebdomadaire. ▼ Dessin de Cajas
paru dans El Comercio, Quito.
convaincu de la justesse de cette guerre en Afghanistan qu’il s’est même engagé, une fois élu, à intensifier les opérations là-bas et à bombarder le Pakistan si cela pouvait faire avancer la guerre contre le terrorisme. Il est tout bonnement stupéfiant de voir avec quel air détaché cet homme peut affirmer le droit naturel et inaliénable de tout président américain à bombarder et humilier toute autre nation souveraine refusant de se plier à sa volonté. “Nous devons continuer à affirmer notre force, de façon à pouvoir faire face aux menaces que constituent des Etats voyous tels que la Corée du Nord ou l’Iran et rester dans la course avec des rivaux potentiels comme la Chine”, écrit Obama dans son livre L’Audace d’espérer [Presses de la Cité, 2007]. Ronald Reagan, Bill et Hillary Clinton, Bush père et fils, John McCain et bien d’autres auraient pu tenir un tel discours. La notion d’Etat voyou fait l’objet d’une telle unanimité aux Etats-Unis qu’aucun homme politique américain n’ose plus exercer son esprit critique pour faire entendre une opinion différente, ne serait-ce que d’un iota. En fait, le plus important pour l’Amérique est d’effectuer un changement radical en matière de redistribution économique et politique. Martin Luther King avait pris conscience de cette nécessité dans les dernières années de sa vie. Difficile d’en dire autant de Barack Obama, homme politique professionnel jusqu’au bout des ongles. Au moins peut-on espérer que, dans l’euphorie de la victoire, personne ne fasse l’erreur de comparer les deux hommes. Martin Luther King a initié un mouvement de résistance morale à la haine, au racisme et à l’injustice de son temps. Il faisait partie des leaders noirs qui avaient compris que la guerre du Vietnam et ses turpitudes étaient inextricablement liées aux formes endémiques d’injustice aux Etats-Unis. Luther King avait eu le courage de déclarer que les Etats-Unis constituaient “le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde”. Barack Obama aura-t-il l’audace d’en faire autant ? Son attitude ne laisse guère d’espoir, car il s’est de plus en plus montré comme le candidat de l’establishment. Enfin, Obama se targue d’être un rassembleur et non un diviseur. Il se réjouit même de compter certains républicains de la tendance dure parmi ses soutiens. Mais, à l’heure où il planche sur la composition de son premier gouvernement, la présence dans son entourage direct d’anciens conseillers de Bill Clinton, comme Rahm Emanuel [le futur secrétaire général de la Maison-Blanche] ou John Podesta [qui occupa ce poste sous Clinton], en dit long sur l’ampleur du changement promis par le candidat et auquel ont cru tant d’Américains. Il ne reste donc plus qu’à espérer que l’Amérique, quand elle se relèvera, ne sera plus ce qu’elle a trop longtemps représenté aux yeux du reste du monde : une puissance avide d’exercer sa domination militaire et d’imposer sa propre vision du monde comme unique voie de salut. Vinay Lal
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
16
NOURIEL ROUBINI, économiste américain ■ Médical
“Quand les Etats-Unis éternuent, le monde s’enrhume. Cette fois-ci, les Etats-Unis souffrent d’un cas grave de pneumonie chronique et persistante”, prévient celui qui est connu pour avoir prédit la crise financière actuelle. (Bloomberg News, New York)
LUIZ INÁCIO LULA DA SILVA, président du Brésil ■ Epaté
“Du point de vue symbolique, il est très important que le monde d’aujourd’hui élise deux fois un ouvrier au Brésil, un Indien en Bolivie, un Noir aux Etats-Unis et un évêque au Paraguay.” (O Globo, Rio de Janeiro)
Graff, Norvège.
Pour l’universitaire indien Vinay Lal, qui habite aux Etats-Unis, il y a peu à attendre de la présidence Obama.
ILS ONT DIT
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
NELSON MANDELA, ancien président de l’Afrique du Sud
■ Enthousiaste
“Votre victoire a démontré que personne ne devrait avoir peur de croire au changement pour rendre notre monde meilleur”, estime le chef de file de la lutte contre l’apartheid et Prix Nobel de la paix 1993. (Mail & Guardian, Johannesburg)
MAHMOUD AHMADINEJAD, président de l’Iran ■ Sympathique
“J’espère que vous ferez de votre mieux et que vous laisserez un bon souvenir, préférant les vrais intérêts du peuple et la justice aux demandes insatiables d’une minorité indécente et égoïste”, a-t-il affirmé dans une lettre adressée au candidat démocrate. Pour la première fois depuis l’avènement de la République islamique, en 1979, un président iranien adresse un message de félicitations à un président américain pour son élection. (Agence Irna, Téhéran)
VÁCLAV HAVEL, dramaturge et ancien président de la République tchèque ■ Futuriste
“J’ai la certitude qu’un vent nouveau va souffler sur Washington dès son arrivée au pouvoir et qu’il sera le président d’une nouvelle génération.” (Time, New York)
ARTUR GORSKI, député polonais ■ Primitif
“C’est une catastrophe. Cela signifie la fin de la civilisation de l’homme blanc.” Les propos racistes du politicien de Droit et justice (dirigé par Jaroslaw Kaczynski, jumeau de Lech Kaczynski, actuel président de la Pologne) ont suscité l’indignation générale y compris au sein de son parti. (Radio TOK FM, Varsovie)
SALMAN RUSHDIE, écrivain britannique ■ Dubitatif
“Si vous êtes enclin à la satire, vous aurez du mal à voir des choses que vous aimez d’un œil optimiste. La dernière fois que j’ai été optimiste, c’était après l’élection de Tony Blair. Voy e z c e q u e ça a donné.” (The Observer, Londres)
Smith, Royaume-Uni
11-16:Mise en page 1
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p19-20:Mise en page 1
10/11/08
15:14
Page 19
f ra n c e
●
SOCIÉTÉ
A quand un Obama français ?
L’Hexagone brandit haut et fort l’égalité et la fraternité, mais tout indique qu’un Français “de couleur” n’a aucune chance d’accéder aux plus hautes fonctions avant longtemps. THE WALL STREET JOURNAL
des Noirs de France. Dans les banlieues d’Ile-de-France, où vit une importante population noire, l’élection d’Obama est source de joie. Sa victoire “nous donne à tous de l’espoir”, assure Diaby Doucouré, un animateur socio-éducatif qui vit à Aubervilliers, au nord-est de Paris. L’audace électorale des Américains suscite de l’envie un peu partout en Europe, où aucun pays n’a fait entrer de représentant d’une minorité à sa magistrature suprême. “Malheureusement, nous savons que nous n’en sommes pas au point où cela pourrait se produire en Europe”, a reconnu Armand De Decker, le président conservateur du Sénat belge, le weekend dernier sur la RTBF.
New York DE PARIS ’élection de Barack Obama invite la France à un examen de conscience : dans ce pays pourtant fier de sa tradition égalitariste, les minorités ethniques peinent encore à se hisser aux sommets de la politique et des affaires. La France a d’elle-même l’image d’un foyer d’égalité ethnique, mais cette image a été mise à mal fin 2005 lorsque des émeutes ont secoué les banlieues de Paris à forte population immigrée qui protestaient contre les disparités économiques et l’absence de perspectives. Alors que les EtatsUnis viennent d’élire leur premier président noir, certaines figures politiques françaises dénoncent les préjugés en vigueur dans leur pays. “La France doit tirer les enseignements de ce qui se passe avec Obama”, insiste Christiane Taubira, une femme politique noire originaire de Guyane qui, candidate à la présidentielle de 2002, n’avait obtenu que 2 % des suffrages. “Avec Obama, la population américaine a grandi, elle a surmonté ses préjugés. Un tel événement est inimaginable en France.” On estime que 10 % de la population française a des origines africaines ou arabes. En signe d’ouverture en direction de ces minorités, le président Nicolas Sarkozy a nommé l’année dernière dans son gouvernement trois femmes d’origine africaine. Reste que seuls trois des
L
REPORTAGE
L’ÉGALITARISME, CACHE-SEXE DE TOUTES LES INÉGALITÉS
▲ Dessin de Beard
paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.
Rue Raymond-Losserand, c’est l’unanimité
L’intellectuel britannique Andrew Hussey s’est baladé dans Paris en glanant des réactions sur Obama. Des réactions qui parlent plus de la France que des Etats-Unis.
e vis dans un quartier de Paris – autour de Pernety [14e arrondissement] – pris entre la “boboïsation” et les graves problèmes sociaux qui se rappellent parfois brutalement aux Parisiens (et au monde) sous la forme d’émeutes et de violences diverses. Dans mon immeuble, mes voisins sont psychiatres, avocats et professeurs d’université. Un peu plus loin dans la même rue, on trouve des logements sociaux autour desquels prospère le trafic de drogue et sévit une guerre de territoire entre bandes d’Algériens et de Roumains. Entre ces deux extrêmes, les cafés et restaurants de la rue Raymond-Losserand constituent d’excellents postes d’observation pour prendre la température politique de la capitale française, notamment en ce qui concerne le résultat des élections améri-
J
36 000 maires élus en métropole et seulement un député à l’Assemblée nationale sont noirs. Aucun Noir n’est à la tête d’une grande entreprise française ni d’une ambassade de France, déplore le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui défend les droits
Paradoxalement, l’un des problèmes de la France réside dans une conception rigide de l’égalité dans l’éducation, l’emploi et l’aide sociale. C’est ainsi dans un souci d’égalité que la loi française interdit la collecte de renseignements sur la race, l’origine ethnique ou la religion. Il n’existe donc pas de statistiques officielles sur les minorités en France, et la discrimination positive est vue par beaucoup comme contraire à l’égalitarisme. Selon certains spécialistes, l’organisation du monde politique français a également contribué à ralentir l’intégration des minorités. Contrairement aux Etats-Unis, où l’on procède à des primaires, en France ce sont les membres de longue date des deux grands partis politiques (et non
les électeurs) qui choisissent généralement les candidats à l’Elysée. “La structure hiérarchique de la politique française est telle qu’il n’y a pas d’Obama français”, explique Vincent Tiberj, chercheur au Centre de recherches politiques de SciencesPo. La grande vague d’immigration en France (venue essentiellement d’Afrique du Nord) a eu lieu plus tard qu’aux Etats-Unis, poursuit-il ; “en France, la poussée en faveur de l’égalité n’a débuté que dans les années 1980. Aux Etats-Unis, elle date des années 1960.” Des efforts croissants sont déployés pour l’intégration des jeunes issus des minorités. En 2001, une grande école française [SciencesPo] a ainsi lancé un programme dont l’objectif est de recruter des étudiants dans les quartiers défavorisés, où vivent la majorité des immigrés de première, deuxième et troisième génération. Ces dernières années, quelques entreprises françaises se sont mises à étudier les CV de leurs employés potentiels en masquant les noms afin d’éliminer les risques de discrimination. George Pau-Langevin, la seule élue noire de métropole à l’Assemblée nationale [elle est députée PS de la 21e circonscription de Paris], assure être la preuve vivante de la diversité croissante de la politique française. Mais cette femme politique née en Guadeloupe reste critique : “Nous ne pouvons pas laisser la jeunesse pourrir dans les banlieues, s’indigne-t-elle. Il nous faut une véritable égalité des chances.” Max Colchester
caines. La deuxième langue la plus parlée du quartier est l’arabe, décliné en plusieurs dialectes nord-africains. Il va sans dire qu’Obama est un véritable héros ici – la plupart sont convaincus qu’il est en fait arabe (un bon point pour lui), et il y a même une petite coterie de défoncés du café L’Oasis qui pensent qu’il pourrait bien s’agir d’un islamiste caché (ce qui leur plaît encore plus). Ces opinions délirantes sont écartées avec une moue méprisante par Yahouda, la Tunisienne qui fait le ménage dans l’immeuble où j’ai mon bureau. C’est une petite bonne femme bien en chair et constamment affairée qui a voté Sarkozy et n’a pas hésité à faire cinq kilomètres à pied pour venir travailler lors de la dernière grande grève des transports, en 2007. “Obama est un homme bien, dit-elle, et si j’étais américaine, je voterais certainement pour lui.” Elle ne voit aucune contradiction à soutenir à la fois Sarkozy et Obama. “Regardez quel accueil Sarkozy a réservé à Obama quand il est venu à Paris,
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
souligne-t-elle. Ce sont deux amis de ceux qui travaillent.” Lors de la dernière élection présidentielle française, les commentateurs politiques étrangers se sont trompés sur Sarkozy – ils n’ont pas compris qu’il plaisait beaucoup dans la classe ouvrière et les communautés immigrées. Et puis Obama suscite un incroyable engouement partout. “Il pourrait devenir le nouveau Kennedy”, observe Paco, un consommateur hispanophone du café Au Métro. En France, les nouveaux immigrés viennent souvent d’Amérique du Sud ou d’Europe orientale, et ils ont apporté avec eux leur antiaméricanisme atavique. Hugo Chávez est un autre héros du quartier. Pourtant, des signes montrent que la France aimerait retomber amoureuse de l’Amérique. Aujourd’hui, les jeunes Parisiens adorent la culture rap. Barack Obama est perçu comme la figure emblématique d’un nouveau courant culturel branché dont ils veulent à tout prix faire partie. A Paris, le groupe officiel de soutien à Obama
19
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
est présidé par Khedidja Bencherif, une Parisienne d’origine nord-africaine [élue UMP du 17e arrondissement], et ses membres sont algériens, tunisiens, marocains, sénégalais, libanais et turcs – et par ailleurs tous parisiens. Leur iconographie, résolument cool, rappelle le radicalisme enfumé du renouveau afro-américain dans l’Amérique de la fin des années 1960. Les gens avec qui je parle dans le quartier Pernety parlent tous ardemment de la victoire d’Obama – “le véritable commencement du XXIe siècle”, comme le dit un ami à moi. Dans l’église réformée de la rue Niépce, les membres de la Black African Congregation distribuent des tracts pro-Obama et prient pour le nouveau président des EtatsUnis d’Amérique. Andrew Hussey*, Granta, Londres * Andrew Hussey est le doyen de l’University of London Institute de Paris. Il collabore au Guardian et au New Statesman. Il a écrit The Game of War. The Life and Death of Guy Debord (Jonathan Cape, 2001) et Paris, ville catin (Max Milo, 2007).
941p19-20:Mise en page 1
10/11/08
15:14
Page 20
f ra n c e EUROPE
Un pompier exemplaire mais pas un architecte
Sans son extraordinaire pragmatisme, Nicolas Sarkozy n’aurait pu gérer les crises à répétition. Mais il est loin d’avoir atteint ses objectifs européens. Et l’axe Paris-Berlin en a pris un sérieux coup. l’UE, ce qui reviendrait de fait à créer un directoire des plus grands Etats membres, dont la composition pourrait varier en fonction de la situation. Cette idée était déjà à la base du projet originel d’Union pour la Méditerranée de Sarkozy, elle revient aujourd’hui sous la forme d’un gouvernement économique composé des grands Etats de la zone euro plus la Grande-Bretagne. Il va de soi pour Sarkozy que la France doit en tout état de cause y jouer un rôle central – c’est l’axiome fondamental.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG
Francfort icolas Sarkozy a de la volonté. Mais a-t-il une idée de ce à quoi le monde devra ressembler après la crise financière ? Comment la France et l’Europe, qui se dirigent vers une récession, pourront-elles se défaire de la dépression sociale qui va avec ? Quelle direction l’Union européenne (UE) doit-elle prendre pour répondre avec succès aux défis de l’avenir ? La volonté et l’énergie de Sarkozy, son don pour l’improvisation et son pragmatisme ont largement aidé l’Europe à se défendre lors des difficultés qu’elle a dû – et doit encore – surmonter pendant sa présidence, de la crise géorgienne à la gestion des turbulences financières. Devant de telles convulsions, ce n’est pas vraiment un drame qu’on n’entende pratiquement plus parler du programme que la France voulait appliquer à l’Europe pendant sa présidence. La réponse à la “question irlandaise” – urgentissime jusqu’il y a peu, car pierre d’achoppement du traité de Lisbonne – a été repoussée au prochain semestre ; en matière de politique agricole et d’immigration, il n’y a que de petites réformes en vue ; la nouvelle impulsion que Sarkozy comptait donner à la politique de sécurité et de défense européenne s’est perdue dans les sables ; la lutte contre le réchauffement climatique se heurte aux dures réalités de la récession économique. L’ouragan “Crise financière” a bouleversé l’agenda de l’UE. La gestion de la crise a provoqué la constitution de formations ad hoc, qui posent peut-être des jalons pour l’avenir. La Grande-Bretagne est devenue, de manière informelle, le seizième pays à rejoindre l’Eurogroupe. Ce qui, accessoirement, a déclenché un remaniement des partenariats : Londres et Paris ont donné le ton, Berlin a hésité puis suivi le mouvement. La Banque centrale européenne, qui veillait auparavant à garder ses distances avec la politique, s’est retrouvée tout d’un coup codécideur au milieu de la mêlée politique. Estce la préfiguration du gouvernement économique européen que la France réclame depuis longtemps, ou une exception provoquée par la crise ? Là est la question. Sarkozy entend manifestement profiter de l’occasion pour redonner vie à une autre idée française, à savoir la mise sur pied d’un gouvernement plus stable au sein de
N
▶
W W W.
◀
Toute l’actualité internationale au jour le jour sur
courrierinternational.com
LES ALLEMANDS DÉTESTENT L’IMPROVISATION FRANÇAISE
Ce serait cependant une erreur de supposer que toutes ces idées sont inspirées par un concept d’ensemble. Sarkozy est un pragmatique pur et dur, il apprécie ses succès au quotidien et ne se casse pas la tête pour savoir ce qu’il en restera à la fin de l’année. Il semble parfois prendre même plaisir à expliquer aux gens pourquoi il doit faire aujourd’hui le contraire de ce qu’il avait promis la veille ou pourquoi une règle qui était valable hier ne l’est plus aujourd’hui. Quand on a suivi son parcours politique dans l’Hexagone – depuis le début de sa présidence mais aussi au cours de ses précédentes fonctions –, on comprend que sa capacité à imposer ses idées est la résultante de cette souplesse et de cette adaptabilité. Sarkozy est un pompier exemplaire, pas un architecte.
▲ Dessin d’Olivier
Poppe paru dans La Libre Belgique, Bruxelles. ■ Vu
d’Italie
“La crise financière nous aide à comprendre qui en Europe a encore de l’ambition (la France) et qui n’a aucunement l’intention de relever le défi (l’Allemagne). Elle nous aide aussi à distinguer entre un europhile trop nationaliste mais courageux (Sarkozy) et une europhile résignée (Merkel). Espérons que ces deux-là pourront retravailler ensemble, mais préparons-nous aussi à devoir choisir entre ces deux modèles. Or, aujourd’hui, le choix ne peut être que Sarkozy.” (Corriere della Sera, Milan).
La légèreté de ce style de politique forme un contraste saisissant avec la culture politique allemande, qui – ne serait-ce que parce qu’elle est tenue de rechercher le consensus au sein de la coalition ou entre l’Etat fédéral et les Länder – repose toujours sur des principes, quitte à en adopter de nouveaux quand on est contraint de jeter les anciens par-dessus bord. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait eu des tensions et des frictions entre Berlin et Paris depuis l’arrivée au pouvoir de Sarkozy. Les Français considèrent l’attitude allemande comme de l’immobilisme ou de l’entêtement ; la classe politique allemande, dont le mantra est “prévisibilité”, n’arrive pas vraiment à comprendre que Sarkozy (comme Bernard Kouchner, son ministre des Affaires étrangères) produise sans cesse de nouvelles idées, dont on ne sait pas très bien si elles sont sérieuses ou pas. Les consultations bilatérales, devenues un rituel souvent expédié à la hâte, ne sortiront pas les relations franco-allemandes de ce schéma d’improvisation. Les gouvernants à Paris et à Berlin devraient se programmer un week-end de retraite pour réfléchir au rôle que leur “axe” peut et doit encore jouer pour l’Europe. Ils ont le devoir d’être aussi fiables que la Deutsche Bahn : si on ne répare pas les petites fissures à temps, on risque un accident grave. Günther Nonnenmacher
MÉDIAS
Sarkozy réinvente la télé
Dans la nouvelle loi sur l’audiovisuel public, qui prévoit la suppression de la publicité sur les chaînes détenues par l’Etat, La Vanguardia ne voit que du bon. Du très bon, même. LA VANGUARDIA
Barcelone partir du 1er janvier 2009, la télévision publique française ne pourra plus diffuser de spots publicitaires au-delà de 20 heures ; et la publicité y sera totalement supprimée à partir de 2012. Le Conseil des ministres a donné son feu vert à l’un des projets de loi les plus ambitieux du président Sarkozy, portant sur la réforme de l’audiovisuel public. But de l’opération : mettre fin à la concurrence déloyale que France Télévisions fait subir aux opérateurs privés, tout en amenant définitivement les chaînes publiques vers un modèle culturel et de service aux citoyens. La loi prévoit également que l’Etat s’engage à compenser la diminution des recettes de l’audiovisuel public – un manque à gagner que les experts
A
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
20
évaluent à 380 millions d’euros par an avec la suppression de la publicité après 20 heures. Les cinq chaînes fusionneront en une seule société et seront désormais financées exclusivement par l’augmentation annuelle de la redevance, qui sera indexée sur l’inflation : elle pourrait passer en 2009 de 116 à 118 euros en moyenne. En outre, il est prévu de taxer à 3 % les recettes publicitaires des chaînes et de prélever une nouvelle taxe de 0,9 % sur le chiffre d’affaires des services audiovisuels proposés par les opérateurs de téléphonie mobile. Ce changement radical et audacieux des règles du jeu dans l’audiovisuel français libérera le service public de télévision de la pression de l’Audimat et des impératifs commerciaux. Du même coup, en assurant une manne publicitaire plus importante aux chaînes privées, la
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
réforme favorisera la constitution de grands groupes privés de communication, compétitifs sur le marché mondial – une nécessité pour les grands pays de l’Union européenne. Cette nouvelle loi constitue un grand pas en avant pour le paysage audiovisuel européen. Car, de toute évidence, le modèle de double financement des chaînes publiques, à la fois par la publicité et par l’Etat (que ce soit par des taxes ou par voie budgétaire, comme c’est le cas en Espagne), est un anachronisme. Les fonds publics doivent servir à financer des services et non à faire de la concurrence aux entreprises privées. La perversité d’un tel système est particulièrement flagrante en Catalogne, où deux chaînes sont financées par l’Etat, deux autres par la Generalitat [le gouvernement régional] et une dernière par la municipalité de Barcelone. ■
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
23 Europe:Mise en page 1
10/11/08
15:15
Page 23
e u ro p e
●
UNION EUROPÉENNE
Pas de solution de rechange face au Kremlin
L’Europe et la Russie se réunissent le 14 novembre à Nice à l’occasion de leur sommet semestriel. Mais, trois mois après la guerre en Géorgie, les Vingt-Sept sont divisés sur l’avenir de leurs relations avec Moscou. THE ECONOMIST
Londres ’Union européenne avance en territoire inconnu avec la Russie. De manière inhabituelle, elle doit son malaise au fait de s’être montrée trop ferme et trop unie face à son voisin de l’Est, juste après la guerre en Géorgie d’août dernier. Le 1er septembre, les dirigeants des vingt-sept pays de l’UE s’étaient retrouvés lors d’un sommet extraordinaire et avaient posé des exigences d’une admirable limpidité, assorties de conditions on ne peut plus claires. Ils avaient fait la déclaration suivante, par écrit : tant que toutes les troupes russes n’auront pas repris leurs positions antérieures au 7 août, veille du conflit, l’UE suspendra toutes les négociations en vue d’un nouvel accord de partenariat et de coopération avec la Russie. Ce n’était pas une menace trop méchante : de tels accords, plus bureaucratiques qu’historiques, fournissent un cadre légal unique à des sujets allant du conflit territorial aux litiges sur les importations de salami. En outre, la Russie a bien moins besoin de ce partenariat que l’Europe. Les deux tiers de ses exportations vers l’Europe concernent le gaz, le pétrole et les minerais, ce qui lui apporte une manne financière quelle que soit la réglementation en vigueur. Mais la menace européenne était précise. Et, deux mois plus tard, l’UE s’en mord les doigts. La plupart des gouvernements européens veulent désormais reprendre les négociations avec la Russie. Or la Russie n’a pas procédé au retrait exigé. Les exigences de l’UE n’ont pas clairement été respectées, concède un diplomate européen. Et, au minimum, il reste des forces russes (et des troupes soutenues par les Russes) dans des endroits comme le district d’Akhalgori et la vallée de Kodori, des zones contrôlées par la Géorgie avant la guerre.
L
ÊTRE EFFICACES OU ÊTRE UNIS, IL FAUT CHOISIR
Si vous croyez que l’UE travaille différemment des Etats-nations, il ne s’agit pas d’un détail. Comme l’assurent parfois ses partisans, elle est un modèle de ce que devrait être la diplomatie du XXIe siècle. Elle ne peut jouir, disent-ils, du pouvoir que confère la force militaire, mais elle a du soft power [puissance douce] à revendre. Ordre, richesse et stabilité attirent ses voisins proches et lui permettent de lier de grandes puissances comme la Chine et la Russie dans une toile d’accords juridiques. Mais, en l’occurrence, la plus haute instance politique de l’UE a
▶ De gauche
à droite : Dmitri Medvedev, José Manuel Barroso, Nicolas Sarkozy et Vladimir Poutine. Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.
posé des conditions à la Russie que cette dernière n’a pas respectées. L’UE va-t-elle prétendre le contraire ? A titre individuel, un pays peut oser ce genre de realpolitik. Mais, pour l’UE, ce serait “catastrophique”, affirme un ministre des Affaires étrangères. Toutes sortes d’excuses circulent actuellement pour justifier la reprise des négociations. Et l’argument le plus répandu veut que reporter un nouvel accord nuirait surtout à l’UE. C’était pourtant la condition que l’Europe avait choisi de poser, après de nombreux cafouillages en
GÉOPOLITIQUE Washington Face à la Russie, l’Europe centrale et orientale prend peu à peu conscience qu’elle ne peut compter uniquement sur les Etats-Unis pour sa sécurité.
ans les plus grands journaux de Lituanie, la nouvelle que la Russie va déployer des missiles à courte portée dans l’enclave de Kaliningrad [située entre la Lituanie et la Pologne] a été traitée en page intérieure, après une pléthore d’articles sur le nouveau président américain et son amour pour le basket, que partage tout le pays. Bien sûr, les Etats baltes prennent extrêmement au sérieux la posture agressive de Moscou, présentée par le président Dmitri Medvedev [lors de son discours à la nation, le 5 novembre] comme une réaction aux projets de bouclier antimissile du gouvernement américain sortant. Du reste, dans la région, cela fait des années – et pas seulement depuis la guerre en Géorgie – que l’on met en garde contre une résurgence de l’impérialisme russe. En effet, les habitants d’Europe centrale se sont habitués à la présence d’armes russes dans leur environnement immédiat. Ils voient d’ailleurs dans le geste de Medvedev la confirmation de leur propre position : l’OTAN est
D
coulisse. Mais, en un sens, ce n’est pas ce choix qui est le plus important. Le test déterminant est désormais l’attitude de l’UE face au refus d’obtempérer de la Russie. Pour faire taire les critiques, certains hauts fonctionnaires rappellent le rôle joué par l’Europe dans la fin du conflit en Géorgie. Grâce au seul soft power, rappellent-ils, les médiateurs de l’UE, avec à leur tête Nicolas Sarkozy, ont empêché les troupes russes d’envahir la capitale géorgienne et de renverser le gouvernement de Mikheïl Saakachvili. Per-
sonne n’aurait pu en faire autant, avancent-ils. Mais l’UE a-t-elle vraiment arrêté les Russes ? Cela reste à démontrer. Quant à la raison pour laquelle elle n’a pas essayé d’obtenir davantage, c’est surtout parce que son unité n’y aurait pas résisté. De tels arguments ont au moins le mérite de révéler que même ceux qui pratiquent la prétendue diplomatie “douce” de l’UE n’y croient pas plus que les autres. Un diplomate fait une distinction entre la vie à l’intérieur et à l’extérieur de l’UE. Au sein de cette dernière, les relations sont façonnées par le droit, avec des juges prêts à faire respecter les principes des droits de l’homme ou du libre-échange. A l’extérieur, reconnaît-il, les Européens “vivent dans un monde hobbesien, où domine l’équilibre des forces”. Le meilleur atout de l’Europe en matière de politique étrangère ne réside pas dans son engagement envers un multilatéralisme respectueux du droit, ajoute un autre fonctionnaire. La force de l’Europe réside dans son unité : d’où le besoin de parvenir rapidement à une décision sur la reprise des négociations avec la Russie afin d’empêcher ses membres de faire cavalier seul. En bref, l’unité de l’UE concernant la Russie atteinte en septembre était pratiquement intenable. Et, dans le but de préserver son unité à long terme (ce qui fait sa force), l’UE va devoir revenir sur sa décision, à l’unanimité. Là, au moins, elle sera en terrain connu. ■
n’est plus l’unique recours synonyme de sécurité, comme les Etats-Unis. Au cours de la décennie qui s’est écoulée, cela a poussé les anciens Etats du Pacte de Varsovie à se rapprocher du partenaire transatlantique et à prendre momentanément leurs distances vis-à-vis de leurs voisins européens. Le slogan de la “Vieille Europe” opposée à la “Nouvelle Europe”, lancé par Donald Rumsfeld, a reflété la réalité telle que l’ont vue les Etats d’Europe centrale de l’élargissement de l’Alliance à la fin des années 1990, en passant par la guerre en Irak et jusqu’au conflit en Géorgie. D’un côté, le gouvernement Bush, avec sa politique unilatérale et provocatrice qui voulait remettre à sa place une Russie affaiblie ; de l’autre, les pays de l’Union européenne qui tergiversaient et accordaient bien trop de concessions à Moscou, pour des questions de géopolitique et de politique énergétique. Cela a débouché sur des négociations entre certains anciens membres du bloc de l’Est et les Etats-Unis, qui excluaient les Etats occidentaux et au cours desquelles les premiers ont fait part de leur volonté d’accepter des armes américaines sur leur territoire en échange de garanties de sécurité. Après la guerre en Géorgie, ce comportement a
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
23
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
quelque peu changé, tandis que l’UE semblait se présenter sous un autre jour. On peut même dire qu’une certaine lassitude s’est instaurée par rapport à l’Amérique, car l’exemple géorgien montre que Washington, par peur d’un conflit majeur avec la Russie, s’est soudain retrouvé sans marge de manœuvre. Les Etats-Unis viennent de choisir un nouveau gouvernement qui semble avoir pour principe davantage de multipolarité et une attitude moins belliqueuse. Pour l’Ukraine et la Géorgie, cela signifie qu’ils vont devoir réviser à la baisse leurs espoirs d’entrer bientôt dans l’OTAN. Pour les nouveaux membres de l’UE, cela veut dire qu’il va leur falloir accompagner leur amitié avec les Etats-Unis d’un rapprochement plus marqué avec l’Europe de l’Ouest. L’Union européenne, quant à elle, doit prendre plus au sérieux les angoisses esteuropéennes, tout en s’employant plus activement qu’auparavant à réduire la dépendance de l’Europe centrale vis-à-vis de la Russie dans des secteurs comme l’énergie, les infrastructures ou les banques. Un effort auquel les Etats-Unis doivent contribuer. Cathrin Kahlweit, Süddeutsche Zeitung, Munich
9410p24 europe/russie:Mise en page 1
10/11/08
16:44
Page 24
e u ro p e RUSSIE
Medvedev le technocrate face à Obama le démocrate
Jeunesse, formation de juriste, ascension fulgurante… les deux nouveaux présidents ont de nombreux points communs, même si leurs différences demeurent évidemment profondes. GAZETA.RU (extraits)
Moscou oïncidence ou pas, le pre▶ Dessin de Koukso mier discours de Barack paru dans Obama, fraîchement élu, et Kommersantla première grande allocuVlast, Moscou. tion présidentielle de Dmitri Medvedev [élu le 7 mai 2008] ont été prononcés le même jour. Evidemment, tout le monde a eu envie de les comparer, du moins en Russie, où les commentateurs n’ont pas été avares de bons mots. Dans le reste du monde, des centaines de millions de personnes ont bu les propos victorieux ▼ Dessin de d’Obama, tandis que seules les décla- Jianping Fan, rations de Medvedev sur les mesures Chine. spéciales envisagées pour contrecarrer l’installation du bouclier antimissile en Europe étaient reprises, toujours assorties de remarques négatives. Les deux hommes n’ont rien de banal en tant que présidents de la Russie et des Etats-Unis. Obama est extrêmement jeune pour se retrouver à la tête d’une grande puissance, à l’instar de Medvedev, qui a même quatre ans de moins que lui. Tous deux sont des intellectuels diplômés en droit. Leurs carrières ont été fulgurantes, et, il y a quelques années encore, personne n’aurait imaginé qu’ils dirigeraient leurs pays respectifs. Malgré toutes ces ressemblances, ils ont prononcé des discours exprimant une vision du monde et une approche de la politique totalement différentes, même si les termes employés étaient Cagle Cartonns
C
parfois semblables. Les deux hommes ont fait appel avec insistance au peuple et au sens patriotique. Ils n’ont pas dédaigné les ficelles populistes, chacun dans sa tradition nationale. Medvedev a fustigé la bureaucratie, tandis qu’Obama a invoqué d’une voix vibrante le rêve américain. Le président russe a employé une quinzaine de fois les mots “liberté”, “démocratie” et “justice”, alors que le président américain a privilégié les mots “possible” et “espoir”. Sans s’étendre sur les détails, ils ont de concert juré de vaincre la crise et souhaité le changement. Alors qu’Obama s’adressait à une cinquantaine de millions de personnes qui avaient voté pour lui, Medvedev parlait devant un millier de députés, de gouverneurs et de hauts fonctionnaires. Lorsque Obama répétait inlassablement “nous”, “notre progression”, “nos tâches” (et même s’il n’était pas totalement sincère), ses auditeurs y croyaient. “Nous”, cela signifiait le peuple, les citoyens des Etats-Unis. Car c’est bien aux citoyens, aux simples gens que fait appel le nouveau président. Ce sont eux qui ont désormais “une chance de réaliser le changement”. Et lorsqu’il dit “sans vous, rien ne sera possible”, ils en sont parfaitement conscients, c’est pour eux une évidence. Même devant un auditoire choisi, Dmitri Medvedev ne s’est pas risqué à dire “sans vous, rien ne sera possible”. Ce cercle, aussi restreint soit-il, était encore trop étendu pour pareille affirmation. En Russie, les décisions sont prises par beaucoup moins de gens que cela. Le “nous” qu’il s’acharnait à répéter voulait dire “nous, le pouvoir”, et ce n’est qu’en tant qu’objet d’un paternalisme protecteur que les “citoyens”
apparaissaient à tous les paragraphes de son discours. Blottis sous l’aile protectrice de l’Etat, ceux-ci sont censés ne pas s’inquiéter pour leurs salaires, leurs retraites ou leurs économies. L’Etat va prendre soin de tout, sans eux. L’Etat se moque bien des “droits et libertés” abstraits du citoyen, et n’a aucune intention de se soucier de son opinion. Sur tous ces points, la nouvelle réforme du système politique est faite pour limiter encore plus la participation – déjà fort modeste – des citoyens à la politique officielle. Ils auront moins souvent l’occasion de voter pour élire le président ou leurs députés ; les maires qu’ils ont choisis seront plus faciles à limoger qu’aujourd’hui. LE DÉVELOPPEMENT DU PAYS EST PROGRAMMÉ JUSQU’EN 2020
Toutes les concessions libérales (ou qui pourraient apparaître comme telles) se limitent au fait que les responsables seront moins durs avec leurs administrés – devant les tribunaux, par exemple. Sinon, elles s’adressent à divers groupes haut placés, et non aux simples citoyens. Cette approche technocratique de tous les domaines de l’existence ne constitue pas seulement le fil rouge de l’allocution de Dmitri Medvedev. Elle illustre la manière de penser de tout le cercle dirigeant. Il n’y a qu’au sommet de l’Etat que l’on sait tout et
que l’on décide de tout. Jusqu’en 2020, ce qui est au programme pour le pays, c’est la politique des quatre i (institutions, investissements, infrastructures et innovations). “Il faudra la mener à bien… en lui ajoutant une cinquième composante, l’intellect”, at-il ajouté. Ainsi, tout est décidé et mis en place de nombreuses années à l’avance, et il ne reste aucun es pace pour d’éventuels désaccords. Ni même pour la simple initiative, démarche saluée en théorie mais réprimée dans la pratique. Naturellement, la vraie vie n’a jamais correspondu à ce schéma technocratique, et elle ne le fera pas plus à l’avenir. On peut ajouter que le schéma démocratique, ou populiste si l’on préfère, n’a jamais réussi non plus à maîtriser les paramètres de la vie réelle. Le nouveau président américain en a bien conscience quand il dit que “quantité de personnes n’approuveront pas les décisions que je vais prendre, ni la politique que je vais mener en tant que président”. Dans tous les pays, à toutes les époques, les initiatives du gouvernement en place n’ont pas toujours plu à la majorité, et toutes les décisions des responsables ne leur ont pas été dictées par la base électorale. Mais que la liberté vaille mieux que l’absence de liberté, et que donc la démocratie vaille mieux que la technocratie, même Dmitri Medvedev le sait. Et tout le monde sait qu’il le sait. ◼
Direction Olivier Py
Samedi 15 novembre - lectures dirigées par Balazs Gera : actuellement
Chaque samedi de novembre Traits d’Union (suite) À l’occasion de la Saison culturelle européenne un projet de théâtre exceptionnel a été décidé : la sélection de 27 textes européens et contemporains inédits traduits en langue française, publiés et présentés en lectures publiques.
• 15h Lituanie : Lucie Patine de Laura Sintija Černiauskaité • 17h Hongrie : Hagen ou l'hymne à la haine, 3e partie du Nibelung-Palace de János Térey Samedi 22 novembre - lectures dirigées par Guillaume Vincent : • 15h Roumanie : The Sunshine Play de Peca Stefan • 17h Pologne : Les Barbares sont arrivés d'Andrzej Stasiuk Samedi 29 novembre - lectures dirigées par Alexandra Tobelaim : • 15h Malte : L’interdit sous le lit de Clare Azzopardi • 17h République Tchèque : Petites Histoires de la folie ordinaire de Petr Zelenka
Samedi 15 novembre Rencontre avec Imre Kertész et Boris Pahor • 11h : Rencontre animée par Sylvain Bourmeau Imre Kertész, né à Budapest en 1929 dans une famille juive, a obtenu en 2002 le prix Nobel de littérature «pour une œuvre qui dresse l'expérience fragile de l'individu contre l'arbitraire barbare de l'histoire», phrase qui pourrait s'appliquer tout aussi bien à l'œuvre de Boris Pahor, écrivain slovène né en 1913 à Trieste. Deux hommes que l'histoire européenne n'a pas épargnés – tous deux ont connu les camps de la mort – et qui savent corps et âme ce que coûtent les dérives racistes et nationalistes.
Lundi 24 novembre Concert / Rendez vous chez Nino Rota • 20h : par Mauro Gioia avec Catherine Ringer (France), Maria de Medeiros (Portugal), Sharleen Spiteri (Grande-Bretagne), Mauro Gioia (Italie). La musique a été produite par Mauro Gioia et Les Rita Mitsouko, les mixes réalisés par Chris Shaw. Le spectacle a été créé en juin dernier à Naples dans le cadre du festival Teatro Festival Italia ; la sortie de l'album est prévue pour le 10 novembre 2008.
Odéon-Théâtre de l’Europe • Location : 0144854040 • Renseignements : 0144854068 • Pour la rencontre, réservations au 01 44 85 40 44 COURRIER INTERNATIONAL N° 941
24
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
25 Europe:Mise en page 1
10/11/08
15:16
Page 25
E S PA G N E
Fini la fiesta ! Malgré de beaux succès ces dernières années, le ciel s’assombrit au-dessus de l’économie espagnole. Voilà ce que m o n t r e l e dossier spécial que The Economist consacre à l’Espagne dans son numéro du 8 novembre. “La fête est finie”, titre l’hebdomadaire britannique en couverture d’un supplément de 20 pages qui fait le point sur “la neuvième économie mondiale”. Les réussites, avec “la légion espagnole”, ces entreprises qui connaissent de très beaux succès à l’étranger (la banque Santander, le groupe NH Hoteles ou les vins de la Rioja, par exemple), mais aussi les problèmes, avec le secteur du BTP, le marché immobilier et la politique de José Luis Rodríguez Zapatero, le chef du gouvernement socialiste réélu en mars dernier. Michael Reid, le rédacteur en chef qui a coordonné ce dossier, affirme dans son éditorial, intitulé “Le jour d’après”, que l’Espagne est entrée dans une zone de turbulences, mais que “les bases de son économie sont solides et qu’elle a tous les atouts en main pour s’en sortir sans trop de dommages. Après trois décennies de fête, l’Espagne s’est réveillée avec la gueule de bois. La soigner va prendre du temps et demander un certain nombre de changements structurels. Car une génération de jeunes Espagnols a grandi dans l’euphorie et doit aujourd’hui faire face au chômage. Il s’agit là sans aucun doute du test le plus important pour ce pays depuis la fin de la transition démocratique.” Mais The Economist affirme que, malgré les difficultés, il faudra compter avec l’Espagne dans les prochaines années. “Elle doit faire entendre sa voix”, explique l’hebdomadaire, faisant allusion à la polémique née il y a quelques semaines de la noninvitation de Zapatero au sommet du G20, le 15 novembre à Washington, consacré à la crise. Et le journal prend position en soutenant la présence de l’Espagne à ce sommet [ce qui a été obtenu le 7 novembre]. “Si Zapatero n’a pas été invité dans un premier temps, c’est à cause de l’attitude puérile de George W. Bush, toujours furieux contre le Premier ministre espagnol depuis qu’il a ordonné le retrait de ses troupes de l’Irak [en 2004]. Mais c’est aussi la faute de Zapatero, qui, ces dernières années, a montré peu d’intérêt pour les affaires du monde […]. Sa politique étrangère s’apparente par moments aux plaidoyers d’une petite ONG.” La presse espagnole s’est bien entendu fait l’écho de ce numéro spécial et elle bombe le torse, ravie que le pays ait les honneurs d’un magazine aussi réputé. “The Economist défend l’Espagne et affirme qu’elle doit être montrée en exemple”, se félicite ainsi El País, à l’image des autres grands quotidiens de Madrid et de Barcelone. ■ COURRIER INTERNATIONAL N° 941
25
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941p26 europe/pologne:Mise en page 1
10/11/08
15:16
Page 26
e u ro p e POLOGNE
Kaczynski-Tusk : je t’aime, moi non plus
Le conflit qui oppose les deux plus hauts personnages de l’Etat est désormais public, et il sera bientôt tranché par le Tribunal constitutionnel. En attendant, le principal quotidien de droite en appelle à l’intelligence. DZIENNIK
Varsovie e président de la République Lech Kaczynski et le Premier ministre Donald Tusk sont comme deux hommes qui veulent passer en même temps par une porte trop étroite. Mais voilà, une vraie surprise s’est produite ! Les deux gentlemen semblent enfin avoir compris que de telles escarmouches ne contribuent guère à l’amélioration durable de leur image publique. Parfois, cela vaut vraiment la peine de se dire : le plus bête passe devant. Aujourd’hui, les rixes dans l’entrebâillement de la porte ont cédé la place à la courtoisie mutuelle ; Donald Tusk a même commencé à envoyer le président aux sommets européens… “Non, non, après vous, Monsieur Donald”, répond aujourd’hui Lech Kaczynski au Premier ministre. On est parvenu à un compromis temporaire : c’est le chef de l’Etat qui a participé au sommet européen à Bruxelles le 7 novembre. On pouvait s’attendre à ce que Donald Tusk mise sur la détente, au moins jusqu’à ce que le Tribunal constitutionnel tranche sur les prérogatives de l’un et de l’autre, afin d’épargner ses forces, dont il aurait besoin pour d’autres affaires. Il se peut qu’il se soit rendu à l’évidence que le président Kaczynski, assez mal à l’aise sur la scène internationale, n’a pas d’autre choix que de présenter les opinions du gouvernement. Mais peutêtre faut-il croire que Donald Tusk a finalement vu le caractère pervers de cette situation. Après tout, dans deux ans, c’est lui qui pourrait devenir président de la République. Et là, la possibilité de jouer au plus fort sur la scène internationale lui serait d’une utilité certaine. En ce qui concerne le dernier sommet européen, on a bien vu que le gouvernement n’avait aucune inten-
L
Qui fait quoi ’Etat, c’est moi” : pour l’hebdomadaire Polityka, la devise de Louis XIV est aussi celle du président polonais. Or on chercherait en vain dans la Constitution un “chef” de l’Etat. Elle distingue les fonctions du président de la République (qui représente) de celles du Premier ministre (qui gouverne), mais reste floue sur leurs “consultations”. A la mi-octobre, persuadé d’être plus important que le Premier ministre, Lech Kaczynski s’est invité au sommet européen. Tusk lui a interdit l’accès à bord de son avion. Arrivé par charter, Kaczynski a réussi à s’asseoir à la table des négociations.
L
▲ “C’est moi qui
m’envole.” “C’est moi qui m’envole.” Dessin de Piotr Swiderek paru dans Newsweek Polska, Pologne.
tion d’atténuer sa pression sur le président, même s’il ne s’agissait plus de lui barrer l’accès à l’avion [voir ci-dessous]. Le Premier ministre a simplement confié au président des instructions écrites sur les sujets qui n’étaient pas au programme [le sommet du 7 novembre était consacré à la crise financière]. Le chef du gouvernement ayant chargé Kaczynski d’aborder la question du traité de Lisbonne [que Kaczynski refuse de ratifier, contre l’avis du Parlement], pourquoi ne pas proposer le député [Janusz] Palikot [bouffon de la vie
politique polonaise] comme président de l’Europe, pendant qu’on y est… Le président Kaczynski ne rend pas les choses faciles. Il a obtenu sa position de chef de la délégation en jouant des coudes. Il est donc difficile au Premier ministre d’élaborer une position commune avec lui. Je continue d’être persuadé que c’est Tusk qui a raison dans le conflit qui l’oppose au président Kaczynski. La participation aux sommets européens fait partie de la politique étrangère, et cette dernière est une attribution du gouvernement. Mais cela
ne change rien au fait que Tusk a perdu la bataille. Sa déception et sa volonté de défendre ses prérogatives sont compréhensibles. En voyageant à l’étranger, c’est finalement Kaczynski qui devient le chef symbolique de la diplomatie aux yeux des Polonais, même si pour cela il doit prononcer des discours écrits par le gouvernement. On a envie de dire à Tusk : un peu plus d’intelligence, s’il vous plaît. Et cela pour plusieurs raisons. La première est d’ordre pratique. La guerre d’usure contre le président est inefficace. La course à la table des négociations lors du sommet précédent en a fourni la meilleure preuve. Et puis, si le Premier ministre veut décourager le président de s’occuper de politique étrangère, il faut désormais réformer le système, même si cela est compliqué et prend beaucoup de temps. Céder la place devant la porte pour ensuite donner un coup de pied dedans n’est ni élégant ni efficace. Enfin, il en va de notre image. Envoyer un politicien mal-aimé à l’étranger pour mettre son mandat en question est une mauvaise méthode. Nous, les Polonais, peu habitués aux institutions européennes, devons parler d’une seule voix. Cette remarque s’adresse aussi au président Kaczynski – même si, aujourd’hui, il peut savourer sa victoire. Piotr Zaremba
BALKANS
L’eldorado perdu des patrons grecs
Fortement engagées dans les pays voisins, les entreprises helléniques sont frappées de plein fouet par la crise, qui, dans la région, touche surtout le secteur de l’immobilier. TO VIMA
Athènes our les entreprises grecques implantées dans le sud-est de l’Europe, les temps sont durs. Avec la crise, cet eldorado de la vieille Europe se transforme en véritable bourbier. Dans la région de Sofia, par exemple, les entreprises grecques ont investi plus de 1,6 milliard d’euros ces dernières années. La plupart ont fait fortune dans l’immobilier et en particulier dans le logement. Mais l’impressionnante croissance du secteur de l’immobilier dans la capitale bulgare semble aujourd’hui révolue. La crise empêche toute nouvelle construction et même l’achèvement des chantiers en cours. Les banques ne prêtent plus d’argent aux investisseurs et l’Etat, même s’il se veut rassurant, à du mal à aider les banques. Même si la crise s’arrête prochainement, les experts estiment qu’elle aura des conséquences plus ou moins durables sur le pays. Il vaut donc mieux fuir. Un peu plus au nord, à Bucarest, les entrepreneurs grecs ont investi près de 250 millions d’euros dans le secteur de l’im-
P
mobilier. Mais, en Roumanie comme en Bulgarie, c’est “justement le premier secteur touché par la crise”, souligne l’un des entrepreneurs. “Et cela ne concerne pas seulement le logement. Tous les types de biens sont touchés.” Il y a quelques mois, pourtant, les hommes d’affaires se battaient pour acquérir la moindre parcelle constructible, et le prix des terrains grimpait en flèche. L’inquiétude est évidente chez les hommes d’affaires. Il y a quelques semaines, le gouvernement bulgare a appelé au calme, affirmant que la crise n’allait pas faire fuir tous les capitaux, même si les investissements ont chuté depuis le début de l’année. Le ministre des Affaires étrangères bulgare a également pris des mesures pour garantir le développement des sociétés étrangères. Après l’Autriche et l’Allemagne, la Grèce est le troisième investisseur en Bulgarie. En 2006 et 2007, les investissements de ses entreprises ont dépassé les 500 millions d’euros, 2007 ayant battu tous les records. Mais la récession imminente menace son économie. Et la Grèce pourrait être touchée, par le biais des sociétés grecques qui investissent
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
26
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
dans la région. Les investisseurs locaux pourraient alors racheter certaines des entreprises grecques implantées dans leur pays. Et elles sont nombreuses. Plus de 4 000 sociétés grecques sont présentes en Bulgarie, dont une grande majorité de PME, et les restrictions de financement de la part des banques frapperont inévitablement les plus faibles d’entre elles. La situation en Roumanie diffère quelque peu. Les charges imposées aux sociétés ont été allégées en janvier 2005, et les investisseurs étrangers en ont profité pour s’y implanter. Quelque 4 000 entreprises grecques sont implantées en Roumanie. Sur les 30 milliards d’euros annuels d’investissements étrangers, 3 milliards viennent de Grèce, ce qui en fait le quatrième investisseur après les Pays-Bas, l’Autriche et l’Allemagne. Outre le secteur du bâtiment, les entreprises grecques ont investi dans la télécommunication et les banques. Aujourd’hui, la plupart des sociétés grecques implantées dans les Balkans commencent à rentrer au pays, mais n’ont pas grand espoir de récupérer leur mise. Dimitris Harontakis
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p28:Mise en page 1
10/11/08
15:17
Page 28
amériques
●
M E X I QU E
Une tragédie bien embarrassante
Le crash qui a coûté la vie, le 4 novembre, au ministre de l’Intérieur était-il d’origine accidentelle ou criminelle ? Le simple fait de poser la question semble gêner le gouvernement. EL UNIVERSAL
Mexico n homme de bon sens, Luis Téllez, le ministre des Communications et des Transports, a demandé qu’on “évite de spéculer” après la tragédie qui a coûté la vie, le 4 novembre, au ministre de l’Intérieur, Juan Camilo Mouriño, à l’un des plus hauts responsables de la lutte contre le crime organisé, José Luis Santiago Vasconcelos, et à douze autres personnes. En effet, tant qu’une enquête approfondie n’aura pas fourni de données précises sur les conditions du crash de leur avion en plein cœur de la capitale, il faut se garder de toute conclusion hâtive. Ce qui, manifestement, n’empêche pas Luis Téllez lui-même – ainsi que d’autres ministres – de privilégier la thèse de l’accident, au lieu de laisser les médecins légistes faire leur travail. Car, si le gouvernement invite nos concitoyens à garder la tête froide, les principales institutions fédérales concernées – la PGR (Bureau du procureur général de la République), la SSP (Secrétariat national de la sécurité publique), la Sedena (ministère de la Défense), la SRE (ministère des Affaires étrangères) ou le SCT (ministère des Communications et des Transports) – doivent travailler à partir de l’idée que la tragédie n’est pas liée à un attentat. On peut se demander pourquoi. Or, tant que les preuves et les conclusions des spécialistes n’auront pas été rendues publiques, il peut aussi bien s’être agi d’un accident que d’un attentat. La probabilité est la même. En l’absence de preuves irréfutables – que l’on ne devrait pas découvrir avant des semaines, voire des mois –, personne
E
ne peut encore se prononcer sur la nature du drame : les deux thèses, celle de l’accident et celle de l’attentat, relèvent l’une comme l’autre de la spéculation. Ne perdons pas de vue que, d’après les spécialistes des catastrophes aériennes, la chute d’un avion peut être due à des milliers de facteurs. Cela va des causes les plus invraisemblables et absurdes aux attentats terroristes, en passant par l’usure des matériaux ou une décompression explosive. Certaines grandes tragédies de l’aviation mondiale ont été causées par des bombes (des engins explosifs posés par des groupes terroristes) et d’autres par de simples erreurs humaines (une vis oubliée, du ruban adhésif collé sur des capteurs de température…). En revanche, et que cela plaise ou non à ceux qui nous gouvernent, ce n’est pas se livrer à la spéculation que de parler de la “guerre” que le gouvernement Calderón a déclenchée contre le crime organisé et le narcotrafic, ou d’évoquer la possibilité qu’il ait pu s’agir d’un attentat. Il faut comprendre – et avoir toujours à l’esprit tant que cette
guerre durera – que les trafiquants de drogue sont capables de tirer sur des avions, de placer des bombes dans des hélicoptères, de tuer des juges, des policiers ou des ministres, et cela aussi bien au Mexique qu’en Colombie, partout où les autorités luttent contre les criminels. UNE OPÉRATION DES NARCOTRAFIQUANTS ?
▲ Dessin paru dans
The Economist, Londres.
Vicente Fox, l’ancien président de la République (2000-2006), avait commis l’erreur de jeter un voile pudique sur la mort de son ministre de la Sécurité publique, Martín Huerta, dans un accident d’hélicoptère, sans avoir mené l’enquête qui s’imposait [en septembre 2005 – le rapport des experts sur le drame a été classé secret défense : des doutes subsistent quant à la validité de la thèse de l’accident, certains spécialistes parlant d’un attentat commis par les narcos]. Felipe Calderón ne peut pas se permettre de lui emboîter le pas. On sait aujourd’hui, preuves à l’appui, que Vicente Fox a
cédé face aux groupes criminels – auxquels il aurait laissé les coudées franches – et que c’est pour cette raison que le niveau de criminalité est si élevé actuellement. Toutefois, il existe une contradiction entre la position adoptée par Felipe Calderón et la politique que souhaiteraient mener certains ministres. Lors de son premier communiqué, depuis le hangar présidentiel [de l’aéroport de Mexico], le président a rejeté à la fois la thèse de l’accident et celle de l’attentat. En outre, il a affirmé que cette tragédie n’allait pas le faire plier, mais qu’elle allait au contraire l’inciter à lutter encore plus résolument contre la criminalité. Quoi qu’il en soit, la thèse de l’accident et celle de l’attentat sont aussi plausibles l’une que l’autre. Si l’on replace cette tragédie dans le contexte de la guerre contre le crime organisé et le narcotrafic, si l’on songe aux opérations coup de poing contre les barons de la drogue, aux menaces des narcomantas [messages des trafiquants affichés sur de grandes banderoles déployées en pleine rue], à la confiscation de véritables fortunes en argent et en drogue, nul ne peut écarter l’éventualité d’un attentat. Felipe Calderón est obligé de mener une enquête approfondie et adaptée aux circonstances. Et, s’il s’avère que ce crash était un attentat, il devra en tirer toutes les conséquences. Dans l’immédiat, que cela ait été ou non un accident, les erreurs logistiques et de sécurité ayant abouti à cette tragédie sont nombreuses. Le comble, c’est d’avoir laissé voyager Mouriño et Vasconcelos [menacé de mort par les narcos] dans le même avion. Ricardo Alemán
AT L A N T I QU E S U D
Nouvelle Constitution pour les îles Malouines a couronne britannique a promulgué, le 3 novembre dernier, un texte constitutionnel qui précise le statut des îles Malouines. De quoi faire bondir d’indignation le gouvernement argentin. “Une fois de plus”, rapporte le quotidien Clarín, “l’Angleterre ignore les réclamations que notre pays pose devant les Nations unies depuis 1982 [date de la fin du conflit armé qui opposa la GrandeBretagne et l’Argentine pour leur souveraineté sur les îles situées au large des côtes argentines]”. En effet, depuis la fin de la guerre, dont l’issue malheureuse pour les Argentins avait précipité la chute de la
L
dictature militaire, les Sud-Américains ne cessent d’en appeler à toutes les institutions internationales possibles afin d’obtenir un arbitrage pour la possession des îles. Dans un communiqué de presse incendiaire, le ministre des Affaires étrangères argentin, Jorge Taiana, affirme que son gouvernement rédigera une protestation formelle à l’encontre du Royaume-Uni. “L’annonce de ces réformes est une violation flagrante de la souveraineté argentine et du droit international. Le seul objectif des Britanniques est de perpétuer une situation coloniale complètement anachronique en plein XXIe siècle”, enrage-t-il. COURRIER INTERNATIONAL N° 941
Le gouvernement britannique et les îliens négocient depuis plus de huit ans la modification de l’Ordre constitutionnel pour les îles Falkland. Le premier texte, approuvé après la guerre, concédait aux habitants de l’archipel une grande autonomie politique et économique, ce qui a parfois créé des tensions avec Londres. “En fait”, rappelle toutefois avec honnêteté Clarín, “la population n’a jamais souhaité le départ des troupes britanniques en garnison sur les îles depuis la fin du conflit.” Le désir des habitants s’est exprimé en plusieurs occasions dans le sens d’un libre choix de leur nationalité, la majorité d’entre eux voulant rester britanniques. 28
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Consternés par cette idée, les Argentins ont alors tenté de pathétiques opérations de séduction – notamment le parachutage de cadeaux de Noël – afin de convaincre les îliens de rallier leur supposée mère patrie australe. “En fait, le nouveau texte”, se réjouit la presse argentine, “ne consacre pas le droit à la libre détermination des habitants.” En effet, du côté britannique, le but est surtout de mettre en place des mécanismes de transparence concernant les finances publiques et de clarifier la répartition des pouvoirs entre l’exécutif local et le fonctionnaire du Foreign Office envoyé sur l’archipel. ■
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p30-33:Mise en page 1
10/11/08
12:05
Page 30
asie
●
CAMBODGE
Guerre d’influence en pays cham ASIA TIMES ONLINE (extraits)
104° Est
DE LA AÏ TH
C A M B O D G E
L
Tonlé Sap Kampong Cham
ék
Phnom Penh M Golfe de Thaïlande 0
100 km
■ Accords
Plus de 700 millions de dollars ont été promis au Cambodge par le Koweït et le Qatar. En avril, précise le Phnom Penh Post, le Premier ministre du Qatar a annoncé que son pays investirait 200 millions dans le secteur agricole ; en août, le Koweït promettait 546 millions de prêts pour améliorer les systèmes d’irrigation et routier, ainsi que 5 millions pour la rénovation d’une mosquée au cœur de Phnom Penh.
ong
DE PHNOM PENH es Etats-Unis et la Chine doivent désormais compter avec de nouveaux rivaux dans leur lutte d’influence au Cambodge, à savoir les Etats du Golfe, riches en pétrodollars. Alors que Washington a requis la coopération de Phnom Penh dans sa lutte contre le terrorisme et que Pékin espère un meilleur accès aux marchés de la région, les pays du Golfe, eux, semblent désireux d’établir des liens religieux avec les Chams, la minorité musulmane du Cambodge. Au mois d’août, le Koweït et le Qatar ont promis 700 millions de dollars en prêts et contrats d’investissement pour aider le petit royaume à développer ses infrastructures, encore rudimentaires, notamment dans le domaine agricole. Ces annonces ont défrayé la chronique dans les milieux d’affaires. Mais les millions de dollars affectés à la construction d’établissements musulmans sont cependant passés presque inaperçus. Les Chams, pauvres et marginalisés, dont la population est estimée à 400 000 personnes, reçoivent depuis plusieurs années des fonds de grands patrons saoudiens, koweïtiens et malaisiens pour construire des mosquées et des écoles coraniques, et pour financer des pèlerinages à La Mecque et des bourses d’études à l’étranger. Un nombre croissant d’imams originaires du Moyen-Orient s’installent dans des localités chams traditionnellement modérées et y prônent les interprétations fondamentalistes de l’islam propres au wahhabisme et au
LAOS
N
Hong Kong, Bangkok
Sourcee : <lib.utexas.edu/maps/index.html.com>
Plusieurs pays du Golfe ont récemment promis des centaines de millions de dollars d’aide au Cambodge. Une initiative qui pourrait remettre en cause le leadership des Etats-Unis et de la Chine.
Kampot
12° Nord
VIETNAM Hô Chi Minh-Ville Populations chams
Dawa Tabligh [mouvement apolitique ayant pour mission de redonner vie à des communautés musulmanes dont l’identité est menacée]. Ces influences étrangères pourraient-elles porter les germes du terrorisme ? Des craintes ont commencé à poindre après l’arrestation, en 2003, de quatre professeurs musulmans à l’école Om Al-Qora, un établissement cham de Phnom Penh. Les quatre hommes étaient soupçonnés d’appartenir à l’organisation terroriste régionale Jamaah Islamiyah et d’utiliser l’école comme un centre d’entraînement pour terroristes. Les inquiétudes ont redoublé lorsque les autorités ont découvert que Riduan Isamuddin, dit Hanbali, responsable présumé du réseau Al-Qaida, avait trouvé refuge dans la même école durant les mois ayant précédé son arrestation en Thaïlande, en août 2003. Les Etats-Unis ont exprimé leur crainte que des organisations islamistes présentes au Cambodge ne renforcent leur influence sur les Chams.
Descendants du royaume du Champa [Etat de la zone centrale du Vietnam du IIe au XVIIe siècle], ces derniers sont ouverts depuis longtemps aux influences étrangères. Au Cambodge comme au Vietnam, ils ont été opprimés et persécutés par le pouvoir. Ben Kiernan, qui dirige le programme d’études sur le génocide cambodgien à l’université Yale, estime que, sur un total de 250 000 Chams, 90 000 ont été massacrés par les Khmers rouges entre 1975 et 1979. Selon lui, seuls 21 des 113 imams ont survécu et pas plus de 15 mosquées ont échappé à la destruction. Pour les universitaires et les analystes, cette histoire tragique a rendu les Chams plus réceptifs aux influences religieuses extérieures. ÊTRE DÉVOUÉ À SON DIEU OU À SON PAYS ?
Selon Agnès de Féo, auteur de Musulmans du Cambodge et du Vietnam [à paraître en 2009 chez l’éditeur Indes savantes], des organisations caritatives islamiques de pays du Golfe ont fait leur apparition au Cambodge en 1991, peu après la signature des accords de paix de Paris. Ces organisations, que les Chams désignent souvent sous le nom générique de “Koweït”, sont essentiellement originaires des Emirats arabes unis, d’Arabie Saoudite et du Koweït. Les organisations pakistanaises et indiennes sont arrivées plus tard dans les années 1990. Avec ces fonds étrangers, les Chams ont créé 19 organisations culturelles visant à promouvoir le patrimoine cham. Ces structures étaient assez rares avant 1975, et leur multiplication depuis 1991 traduit un renouveau de
la culture cham. En 2007, le Cambodge comptait 280 imams. Aujourd’hui, d’aucuns reprochent aux Chams de se plier aux interprétations étrangères de l’islam, selon lesquelles il est plus important d’être dévoué à son Dieu qu’à son pays. Un état d’esprit similaire se serait, dit-on, répandu dans le sud musulman et indépendantiste de la Thaïlande. En 2004, on a pu lire dans le quotidien thaïlandais The Nation que plusieurs centaines de Chams avaient tenté de franchir la frontière pour entrer dans la province méridionale de Pattani, après l’exécution de près de 100 musulmans par des militaires. Agnès de Féo souligne toutefois que les Chams et les musulmans thaïlandais évoluent dans des contextes géopolitiques complètement différents. Et, par conséquent, les Chams n’ont aucune visée indépendantiste. Ainsi, les Chams ne représenteraient pas une grande menace, à en croire certains analystes, malgré la présence accrue de riches organisations wahhabites dans la région. Pourtant, les efforts de lutte antiterroriste américains au Cambodge visent directement les Chams. Les Etats-Unis estiment-ils la menace bien réelle ou est-ce un prétexte pour se positionner stratégiquement vis-à-vis de la puissance économique grandissante de la Chine ? La question reste ouverte. Mais, avec les investissements massifs des pays du Moyen-Orient au Cambodge, que le gouvernement et la communauté cham ont accueillis à bras ouverts, ils pourraient découvrir que, dans leur course à l’influence, ils doivent désormais composer avec deux concurrents opulents, et non plus un seul. Geoffrey Cain
THAÏLANDE
Rien ne va plus dans le Sud musulman
Les attentats des 4 et 5 novembre rappellent que, contrairement aux affirmations du gouvernement, la situation est loin d’être apaisée. THE NATION (extraits)
Bangkok es autorités thaïlandaises ont toujours eu tendance à prendre leurs désirs pour des réalités. Cela est particulièrement vrai dans le Sud profond, où plus de 3 000 personnes ont été tuées depuis janvier 2004. A en croire les responsables de la sécurité, la politique contestée qui consiste à déployer des unités paramilitaires mal entraînées dans les villages de la région s’est avérée payante. En 2007, soulignentils, les insurgés ont incendié plus d’une centaine d’écoles publiques, alors que l’on ne recenserait qu’une dizaine d’attaques cette année. Depuis des mois, on nous affirme que la baisse du nombre total d’incidents
L
violents dans cette partie du pays est le résultat des efforts acharnés des services de sécurité. Si cela contient peut-être une part de vérité, il est trop tôt pour se congratuler et à plus forte raison pour parler de succès. Les années précédentes, les chiffres concernant les “incidents violents” semblaient élevés parce que les autorités comptabilisaient tout, des pneus brûlés aux exécutions de responsables locaux, en passant par les attentats à la bombe contre des soldats en patrouille. Si l’on constate une diminution des petits incidents, les embuscades sur les routes, elles, se poursuivent. De toute façon, la diminution du nombre total d’incidents n’a guère de sens si les capacités offensives des insurgés restent intactes et s’ils sont à même de mener COURRIER INTERNATIONAL N° 941
des attaques comme celles du 4 novembre. Au cours des douze derniers mois, le gouvernement a fait preuve de complaisance, alors que les attentats se raréfiaient. Pourtant, le niveau d’incertitude et d’insécurité demeure élevé. Plus important, il est indispensable que les autorités thaïlandaises reconnaissent les racines historiques de ces violences au lieu de s’entêter à croire, à tort, que les insurgés ne sont qu’une simple bande de fanatiques. Il en va de leur légitimité aux yeux des Malais. Les attentats à la bombe du 4 novembre dans le lointain district de Sukirin, dans la province de Narathiwat, viennent nous rappeler que la paix n’est toujours pas à l’ordre du jour. Une femme a été tuée, soixante-dix personnes ont été blessées. 30
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Si cela devait démontrer une chose, c’est que la situation a empiré. Jusqu’à présent, la plupart des quelque 3 000 victimes étaient des musulmans locaux – assassinés parce qu’ils étaient soupçonnés d’espionnage au profit des forces de sécurité, abattus au cours de fusillades avec les forces armées thaïlandaises ou exécutés par des policiers ou des militaires. Mais la présence de musulmans parmi les victimes du 4 novembre, comme lors d’autres attentats médiatisés, montre que les insurgés considèrent désormais les dommages collatéraux comme acceptables. Tuer un coreligionnaire pour espionnage est une chose. Mais traiter d’autres musulmans comme des dommages collatéraux en est une autre. Preuve que les violences s’aggravent. ■
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p30-33:Mise en page 1
10/11/08
12:05
Page 33
asie PA K I S TA N
Très très riches et fiers de l’être
Une journaliste indienne s’est rendue à Karachi, à la rencontre de quelques privilégiés qui, comme la créatrice Faiza Samee, vivent dans un faste inouï. Sans états d’âme. riches au Pakistan prennent la vie. A la différence de leurs homologues indiens, ils n’ont jamais l’air stressé. Ils jouissent d’un luxe rare : ils peuvent prendre leur temps et vivre à leur rythme. Ils sont libres de travailler ou, plus souvent, de ne pas travailler, et sont toujours disponibles pour un déjeuner. Et, d’ailleurs, ça ne se limite pas aux déjeuners.
THE HINDU
Madras ’est dans la très désordonnée New Delhi, la capitale indienne, que j’ai entendu parler pour la première fois des riches de Karachi, bien avant de les rencontrer. On parlait de leurs immenses maisons, de leurs impressionnantes voitures de luxe, de leurs réceptions qui n’en finissent pas, de leurs femmes et de tout le reste. Et un jour, j’y suis allée. Bien longtemps après ces récits, mon métier de rédactrice de mode m’a en effet conduite dans cette ville. Le 18 août 2008, alors que l’ancien président Pervez Musharraf pleurnichait sur la chaîne de télévision nationale parce qu’il venait de perdre son job, j’y ai rencontré la doyenne de la mode pakistanaise, Faiza Samee. Comme la styliste Ritu Kumar l’a fait pour son équivalent indien, Faiza Samee a sauvé à elle seule de la disparition une bonne partie du patrimoine textile pakistanais. Ses clientes viennent de Lahore par un vol de la Shaheen Air, la compagnie intérieure pakistanaise, pour arriver à Karachi entre 16 h 30 et 18 h 30, les heures d’ouverture de la boutique. Cela en dit long sur le luxe dans lequel vivent les riches au Pakistan. Faiza Samee, qui peut s’acheter sur un coup de tête plusieurs sacs Birkin de chez Hermès – l’un des modèles les plus chers au monde –, vit dans une maison aux murs blanchis à la chaux et entourée de verdure. Elle me confie pourtant autour de kébabs et d’un plat très épicé de dal [lentilles] que le commerce l’ennuie. Elle ne
C
DES GENS QUI PASSENT LEUR VIE DANS LES CAFÉS BRANCHÉS
▲ Dessin de Schot
Manoj Kesharwani/The Times of India/AFP
paru dans NRC Handelsblad, Rotterdam.
▲ Faiza Samee.
se lève pas avant 16 heures, aime se rendre à Londres en été, se fiche du marketing, ne souhaite pas créer de ligne de prêt-à-porter et se soucie davantage de réaménager sa maison que de concevoir des vêtements. A la différence de nombreux créateurs indiens qui ont fait fortune, elle ne possède pas de boutique principale et ne fait rien pour en avoir une, pas plus qu’elle ne cherche à organiser des défilés à Londres, Paris ou New York. Elle a même décliné une offre de Selfridges. Lorsque le grand magasin londonien a voulu acheter un lot important de ses produits, elle a dit : non merci, je préfère le sous-continent indien. Merci, nous avons assez d’argent... C’est avec cette nonchalance que les
En fait, au Pakistan, les riches fréquentent surtout les cafés. Ces lieux, qui sont l’équivalent de nos bars, baignent toujours dans une lumière irréelle, vaporeuse et dorée, et le café y est servi avec un message inscrit dans la crème, un message pour la crème de la crème en quelque sorte. Le premier soir où je me suis rendue dans ce type d’établissement, c’était un 14 août, le jour de la fête de l’indépendance du Pakistan, et le message avait un ton patriotique : “Pensez vert” [la couleur de l’islam, qui figure en bonne place sur le drapeau national]. Privés de vrais bars, de pubs et de boîtes de nuit, les riches au Pakistan passent toutes leurs soirées et une bonne partie de leurs nuits dans ces endroits. On y entend tout et son contraire, et beaucoup de choses peuvent se décider autour d’un café. Comme tous les ports animés, Karachi est une ville un peu survoltée. Mais on y est snob avec plus de délicatesse qu’à Bombay ou à Marrakech et avec plus de décontraction qu’à Calcutta, la ville où je suis née. Les riches y portent leur sac avec plus d’aplomb que les richissimes maî-
tresses de maison de New Delhi, la ville indienne qui affiche sa richesse avec le plus d’ostentation. Mais, après tout, ce n’est qu’à Karachi qu’on arbore des diamants rutilants dans les cafés et qu’on parle d’acheter une Maserati en buvant un latte. Là-bas, les riches, en particulier les jeunes, parlent tous avec un accent. Les Pakistanais branchés, jeunes et riches, expriment leurs inquiétudes sur leur pays avec des accents indéfinissables, enrobant leurs propos d’une insolence apprise dans des contrées lointaines, qui n’est pas toujours de circonstance chez eux, mais dont ils doivent faire usage pour se démarquer, avec leurs idées et leurs activités, du bruit constant de rêves qui s’écroulent. Tout ce que les riches font en Inde, les riches du Pakistan le font avec plus d’excès. Ils mangent des plats plus élaborés, possèdent encore plus de voitures, encore plus luxueuses. Leurs résidences sont plus grandes, avec des pelouses et des allées (chose inconnue à Bombay), et ils ont une flopée de domestiques. Faiza Samee m’a raconté qu’un jour des cambrioleurs avaient fait irruption chez elle, mais qu’ils avaient pris la fuite quand ils avaient vu le nombre de gens qui faisaient des allées et venues. “Il y a toujours une cinquantaine de personnes qui vivent et travaillent à la maison”, m’a-t-elle expliqué. Puis, voyant mon air interloqué, elle a ajouté : “J’exagère sans doute un peu ; une quarantaine est peutêtre plus exact.” Hindol Sengupta* * Travaille pour la chaîne économique indienne de télévision UTVi. Elle est la correspondante en Inde de CNN et CNBC. Elle couvre les questions de mode et les nouvelles tendances.
CORÉE DU SUD
De jeunes militaires contre la censure
L’interdiction de certains livres dans l’armée a suscité la colère de quelques appelés qui ont déposé un recours devant la Cour constitutionnelle pour défendre leur liberté de lecture. OHMYNEWS
Séoul n août 2008, le ministère de la Défense a interdit la diffusion au sein de l’armée de vingt-trois livres, jugés “subversifs”. La décision a provoqué une vive réaction dans une partie de l’opinion, qui y a vu un anachronisme digne de l’époque de la guerre froide et des dictatures militaires. D’autant que la plupart des ouvrages incriminés sont des best-sellers et que certains sont utilisés dans les universités. La liste noire est divisée en trois catégories : les livres qui font l’éloge de la Corée du Nord, ceux qui critiquent le gouvernement et les Etats-Unis, et, enfin, ceux qui mettent en cause le capitalisme. On y retrouve notamment le roman de Hyon Ki-yong intitulé Chisange sutgarak hana [Une cuillère sur
E
la Terre, qui relate un massacre de civils commis en 1948 par les autorités sudistes sur l’île de Cheju] et Pukhanui urisik munhwa [La culture nord-coréenne qui est la nôtre], de Chu Kang-hyon, ainsi que deux ouvrages de Noam Chomsky, L’An 501, la conquête continue [éd. de l’Herne, 2007] et Les Dessous de la politique de l’Oncle Sam [éd. Ecosociété, 2000]. L’affaire aurait pu en rester là si, le 22 octobre, sept jeunes assesseurs du tribunal militaire n’avaient pas déposé un recours devant la Cour constitutionnelle pour contester cette censure qu’ils considèrent comme une “atteinte aux droits fondamentaux des soldats”, dans un pays où le service militaire obligatoire dure deux ans. Ils déclarent avoir pris cette initiative après avoir entendu le ministre de la Défense, Lee Sang-hee, répondre aux COURRIER INTERNATIONAL N° 941
députés l’interrogeant sur sa politique. “Afin de préserver le moral de nos militaires, cette liste noire sera maintenue. Etre soldat implique d’accepter certaines privations”, avait-il alors déclaré. L’action en justice des assesseurs a quelque chose de révolutionnaire : c’est la première fois que des militaires revendiquent aussi ouvertement la liberté d’expression. Mais ils ont raison de rappeler que les soldats jouissent des mêmes droits fondamentaux que les civils. D’ailleurs, en en appelant à la Cour constitutionnelle, ils ne font qu’exercer leurs droits de citoyens. Quant aux responsables politiques, ils semblent très embarrassés par la tournure que prend cette affaire. “Les sept assesseurs n’ont pas prévenu leurs supérieurs de leur initiative, ce qui suscite des interrogations sur leurs véritables motivations”, explique, irrité, le porteparole du ministère de la Défense. 33
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Parmi les livres interdits figure Nappun samariain [Le mauvais Samaritain], de Chang Ha-joon, professeur à l’université de Cambridge, dont le titre fait allusion aux pays riches qui imposent le libre-échange aux pays sous-développés. Cet économiste a écrit sur le même thème un autre livre, plus universitaire, intitulé Sadari Chiugi [J’enlève l’échelle], dans lequel il dénonce ceux qui montent sur le toit à l’aide d’une échelle et l’enlèvent ensuite pour empêcher les autres d’en faire autant – autrement dit, ceux qui n’admettent pas une saine concurrence. Le ministère et les responsables de l’armée ne devraient pas “enlever l’échelle” à ces cadets si prometteurs. Ces derniers méritent au contraire d’être applaudis pour leur courage, qui, en ce temps où l’on s’inquiète de la passivité des jeunes, redonne espoir en l’avenir du pays. Kim Gab-soo
941p34 japon :Mise en page 1
10/11/08
15:55
Page 34
asie JAPON
LE MOT DE LA SEMAINE
Les pêcheurs en pleine tempête économique
“SANMA” LE BALAOU
Cette année, la pêche au balaou, poisson de saison pour les Japonais, ne donne pas les résultats escomptés. Le coût du gazole et la flambée du yen en sont les principales causes. ASAHI SHIMBUN (extraits)
Tokyo ▶ Dessin de No-río,
ttention ! Les poissons sont en train de s’échapper !” vocifère le capitaine Osamu Asano de son poste de commandement. Tournant nos yeux vers le filet, nous voyons des dizaines de milliers de poissons longs et fins que l’on croyait capturés nager tranquillement dans l’océan. Cet échec se produit juste au moment où, après avoir travaillé une nuit supplémentaire en raison du mauvais résultat de la veille, nous croyions enfin que la chance nous souriait. Nous sommes à bord du Daikeimaru-2, un grand bateau de pêche au balaou, ou poisson-sabre [le sanma, particulièrement prisé des Japonais]. La pêche au balaou commence à la miaoût et, jusqu’en décembre, la zone de pêche se déplace vers le sud en partant de l’est d’Hokkaido vers le large de Fukushima [voir la carte]. Le Daikeimaru-2, dont le port d’attache est Ishinomaki, dans la préfecture de Miyagi, a quitté Kamaishi le 21 octobre à 11 heures du matin pour atteindre la zone de pêche en trois heures environ. Gêné par une forte houle due à la tempête de la veille, je retourne dans ma cabine. Le soleil est en train de disparaître derrière la ligne d’horizon. A 17 heures, les lamparos de plus d’une vingtaine de bateaux dispersés alentour se mettent à scintiller. La pêche commence. Une trentaine de projecteurs suspendus au-dessus de la mer attirent les poissons à tribord, tandis que des filets armés d’une barre en plastique renforcé sont jetés à bâbord. Quand, ensuite, la lumière est éteinte à tribord et rallumée à bâbord, les poissons passent de l’autre côté et entrent dans le filet. Cette méthode est appelée bo’uke-ami [littéralement, “filet renforcé d’une barre”]. Des nouvelles d’autres bateaux parviennent à notre opérateur radio, Kiyoshi Mori. Ce jour-là, il ne capte que des voix attristées par la rareté du poisson : “C’est désespérant” ; “Nous
A
i Barack Obama était japonais – hypothèse toute théorique, j’en conviens, l’archipel demeurant à bien des égards prisonnier du mythe de l’homogénéité sociale et ethnique –, il n’aurait pas manqué de fêter son éclatante victoire en savourant un plat de saison bien de chez nous. Un balaou grillé accompagné de radis blanc râpé en guise de condiment, par exemple. Au lecteur qui ne connaîtrait pas ce beau poisson aux reflets bleutés, je ne saurais trop conseiller d’aller voir ou revoir Le Goût du saké, du grand Ozu. Quel rapport, me demanderez-vous ? Il est tout bonnement dans le titre original de ce chef-d’œuvre : Sanma no aji, littéralement, “le goût du poissonsabre d’automne”. Particulièrement prisé des Japonais, le balaou grillé fait partie de ces mets sans prétention, mais néanmoins succulents, qui égayaient – et il égaie encore, en dépit de son prix qui ne cesse de grimper – la table d’une famille ordinaire ou le repas d’une soirée entre amis dans un bistrot. Là réside, bien entendu, le choix du réalisateur, arpenteur infatigable du quotidien, de l’associer au titre de son film ; le balaou suggère à merveille la joie simple que procure la sociabilité nipponne. Ce qu’oublie cependant cette sociabilité, c’est le fait qu’elle a longtemps exclu les pêcheurs, confinés à un statut de quasi-hors caste, notamment durant la période d’Edo (1603-1867). Gageons qu’un Obama japonais aurait fait du sanma le symbole tout aussi bien d’une réparation mémorielle que d’une réconciliation. Ou seraitce aller trop loin dans la rêverie ?
S
■
Répartition
Pour un grand navire (supérieur à 100 tonnes), la pêche au balaou rapporte environ 5 millions de yens (40 000 euros) par sortie, selon le prix pratiqué actuellement sur le marché japonais (50 yens le kilo). Selon l’Asahi Shimbun, 30 % de ces gains reviennent aux membres de l’équipage. Le reste va à l’armateur, qui prend en charge les frais d’exploitation, dont le carburant. Un pêcheur de balaou gagne en général de 2,5 millions à 3 millions de yens par saison. Celle-ci ne dure que quelques mois entre juillet et décembre.
140° E
HOKKAIDO
Ile
sK
r ou
M ER DU J APON
ile
s*
AOÛT
Sapporo
SEPTEMBRE 40° N
0
Source : “Asahi Shimbun”
Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori
Pêche saisonnière du balaou
Aomori (Japon).
300 km
* Les Kouriles du Sud (toponyme russe) ou Territoires du Nord (toponyme japonais) sont revendiquées par le Japon.
OCTOBRE Kamaishi Onagawa Presqu’île d’Oshika Ishinomaki Ile de Kinkasan
J A P O N
Tokyo HONSHU
NOVEMBRE
O CÉAN P AC I F I QU E
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
35° N
34
sommes dégoûtés”… Pendant douze heures d’affilée, jusqu’à 5 heures du matin, le Daikeimaru-2 lance dix-sept fois le filet à la mer, mais la cale n’est même pas à moitié remplie. “On n’a pas le choix. Il faut continuer encore une nuit”, décide le capitaine. En raison de la flambée du prix du carburant, toute rallonge de temps de travail alourdit les coûts. Le prix du gazole, qui était de 110 000 yens [870 euros] les 1 000 litres en juillet, est certes passé à 100 000 yens en octobre, mais il demeure 50 % plus cher que l’année dernière. “Subir la pression à la fois des armateurs et des équipages, c’est le travail des patrons de pêche”, dit le capitaine. LA FOUDRE DES SUBPRIMES EST TOMBÉE SUR NOS TÊTES
Nous bénéficions d’un bref moment de répit au large de Kamaishi. Vers midi, les membres de l’équipage se réveillent et sortent sur le pont. Après avoir évoqué joyeusement le temps où ils sillonnaient les océans du monde en pourchassant les saumons et les thons, ils ne peuvent s’empêcher de parler du déclin récent du métier. “Aujourd’hui, c’est la fin d’un feu d’artifice. Les lumières s’éteignent les unes après les autres”, lâche le mécanicien Yukiyoshi Abe, 57 ans. “Je suis le seul à être devenu pêcheur parmi mes camarades de collège et de lycée”, confie Nozomi Endo, 25 ans, originaire de la presqu’île d’Oshika, dans la préfecture de Miyagi, où autrefois tout le monde était pêcheur. Nous cherchons des bancs de poissons à l’aide d’un sonar, mais le temps passe sans aucun résultat. Puis, tout à coup, on nous signale un grand banc de balaous au large de l’île de Kinkasan. Nous fonçons à plein régime dans sa direction, et, à 22 heures, nous y parvenons enfin. Quand les marins remontent le filet, les poissons jaillissent comme les eaux d’une fontaine. Les pêcheurs appellent ce phénomène une “floraison” ; il ne se produit que quand ils rencontrent un immense banc de poissons. Le mot “divin” me
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
vient à l’esprit. Ce fut l’instant d’après que le filet se cassa. Un requin s’était pris dans les mailles. “On ne peut jamais prévoir ce qui va arriver, c’est ça la pêche”, lâche Nagayoshi Takahashi, le chef mécanicien. Les dix-sept membres de l’équipage, tous rassemblés, raccommodent le filet et recommencent la manœuvre. Quand la cale, d’une contenance d’environ 100 tonnes, est pleine, ma montre indique 3 heures du matin, 23 octobre. Un coup d’œil sur le sonar indique qu’une immense masse de balaous est présente jusqu’à 40 mètres de profondeur. “C’est la première fois de l’année que l’on rencontre un aussi grand banc. La pêche, c’est ça”, lance Kiyoshi Mori. Le capitaine communique aux autres navires l’emplacement du banc, puis le Daikeimaru-2 se dirige vers le port d’Onagawa, la plus grande base d’approvisionnement en sanma de Honshu. A 7 heures du matin, la vente à la criée commence au marché aux poissons d’Onagawa. Le prix d’adjudication est de 50 yens [0,40 euro] le kilogramme ; c’est moins que les 60 yens qui étaient déjà considérés comme un prix plancher. En comparaison avec l’époque où le prix dépassait facilement 60 yens, la perte représente plus de 1 million de yens [pour cette seule sortie]. Le visage du capitaine s’assombrit. “Je sais que c’est bien pour les consommateurs, mais j’aimerais que l’on comprenne nos difficultés quand on ne gagne même pas 10 yens par poisson”, explique-t-il. La flambée du yen ces dernières semaines [environ 30 %] a fait chuter les exportations de poisson vers les pays comme la Russie ou la Thaïlande. Dans l’un des bureaux du marché, Takanobu Takahashi, directeur de la coopérative des grossistes en poisson, met de l’ordre dans les factures des transactions du matin. “Je n’aurais jamais imaginé qu’une si petite ville puisse dépendre aussi directement du reste du monde. La foudre liée aux subprimes est soudainement tombée sur nos têtes”, murmure-t-il en relevant le nez de ses factures. Toru Takanarita
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p36-38:Mise en page 1
10/11/08
15:56
Page 36
m oye n - o r i e n t
●
MONDE ARABE
Ben Laden ne doit pas être content
Le raid lancé par Obama sur le cœur des Américains répond à celui d’Al-Qaida sur les Tours jumelles de New York, estime le rédacteur en chef du quotidien panarabe de Londres. AL-HAYAT
Londres e ne sais pas si le chef d’Al-Qaida a ve i l l é d a n s s a g r o t t e p o u r attendre les résultats de l’élection américaine. Je ne sais pas ce qu’il a ressenti quand il a vu le jeune “immigré” venu du continent noir déclaré vainqueur. Car celui-ci l’a emporté avec le consentement des citoyens américains, en s’adressant à leur intelligence, à leurs émotions et à leur imaginaire, en les incitant à renouer avec le rêve américain, en leur redonnant le goût du changement et en les rassurant sur leur capacité à déterminer leur avenir et à prendre en main leur destin politique. On peut penser qu’Oussama Ben Laden n’a pas été content. Ce n’est pas facile de surmonter la barrière du racisme aux Etats-Unis. Cette barrière qui faisait qu’un Noir ne pouvait pas rêver d’accéder à la Maison-Blanche, cette barrière qui a produit injustices, pauvreté, marginalisation, larmes, colère et divisions. Ce n’était pas facile pour Barack Obama de parvenir à la présidence par les voix de ceux dont on pensait qu’ils pouvaient hésiter au dernier moment et renouer avec des réflexes empreints de déchirures et de blessures. Le chef d’Al-Qaida a toutes les raisons d’être mécontent. Il n’a pu participer à cette élection, ni faire de coup retentissant dans des Etats-Unis ébranlés depuis sept ans. Il n’a pas réussi à mettre la main sur un otage américain à l’étranger. Il n’a pas eu le loisir d’“avertir” les Américains quant à la faiblesse, à l’isolement et à la fragilité de leur pays. Il n’a pas trouvé le moyen de leur dire qu’ils n’avaient d’autre choix que la peur, le repli, le désarroi, le renoncement et le soubresaut. George W. Bush laisse à son successeur le lourd héritage d’un pays piégé dans bien des domaines. Le désastre s’étend de Wall Street à Kaboul, en passant par Bagdad et d’autres capitales du monde. Une crise financière effrayante, la perte de confiance dans la capacité des Américains de gérer la crise et de diriger le monde. Une crédibilité en berne. Une baisse de prestige qui permet aux ennemis des Etats-Unis de pêcher dans les eaux troubles d’une haine nourrie par les erreurs de Bush. L’élection d’Obama est la réaction à ce gâchis. C’est un message de rejet des guerres sans justification et des politiques qui sont devenues un fardeau pour les EtatsUnis et qui ont fait des Etats-Unis un fardeau pour le monde. Est-ce qu’on exagérerait en disant que le raid d’Obama dans le cœur des Américains et de millions d’autres habitants du village mondial constitue une puissante et implacable réponse au raid d’Al-Qaida sur les tours
J
▲ “Oui, ils ont pu !”
Dessin de Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris.
jumelles de New York et le Pentagone à Washington ? Ce “raid” d’Obama a été possible grâce une capacité hors du commun des Américains à résister au déclin, à revenir sur leurs erreurs, à réveiller leurs institutions, à restaurer leur image et à retrouver l’élan de la
jeunesse. Est-ce qu’on exagérerait en disant que cette situation constitue un rejet sans appel des néoconservateurs, de leur aventure irakienne, de leur vision manichéenne du monde ? Nous ne voulons pas nourrir des attentes démesurées. Il ne faut pas
croire qu’Obama fera des cadeaux, ni rêver d’une plus grande neutralité des Etats-Unis au Moyen-Orient. Le nouveau président sera probablement plus apte à défendre les intérêts de son pays que son prédécesseur et sera davantage en position de force intérieure et extérieure pour faire face à ses ennemis. Au moment de l’élection américaine, j’étais à Beyrouth, où l’on passe son temps à suivre les palabres, “dialogues” et “négociations”, sans fin et sans gloire [entre factions politiques] alors que tout est en train de s’écrouler. Il y a beaucoup de choses qu’on peut envier aux Américains : un président qui s’en va à la fin de son mandat, un responsable qui est sanctionné par les urnes, des erreurs qu’on solde par le bulletin de vote. Et, alors que les Etats-Unis donnent la Maison-Blanche à un Africain-Américain, nous nous battons entre nous pour des querelles de clocher. Beaucoup de nos commentateurs qui s’étaient habitués à dénigrer les Etats-Unis et à brocarder les néoconservateurs vont se retrouver au chômage. Car Obama nous oblige à revoir nos idées, à changer notre lecture. Ben Laden a de bonnes raisons d’être mécontent. Ghassan Charbel
ISRAËL
On peut toujours rêver
L’Etat hébreu aura-t-il un jour à sa tête un Juif oriental, voire un Arabe ? La victoire du métis Barack Obama en fait rêver plus d’un dans ce pays qui a les yeux rivés sur les Etats-Unis. HA’ARETZ (extraits)
Tel-Aviv a veille de la victoire de Barack Obama, le député du Likoud Silvan Shalom [un Juif oriental né en 1950 à Gabès, en Tunisie], tout en se montrant prudent sur l’issue du scrutin, déclarait à Ha’Aretz : “Si l’Amérique se choisit un président noir, peut-être Israël aura-t-il bientôt un Premier ministre oriental. Après tout, nous importons tout ce qui se fait en Amérique. Peut-être finirons-nous aussi par importer cette nouvelle mode. Cela dit, Obama n’est pas devenu président uniquement en raison de sa couleur de peau, c’est aussi parce qu’il est solide, cultivé et expérimenté. Il n’est pas passé directement de Harlem à la Maison-Blanche.” Cadre du Hadash [Front démocratique pour la paix et l’égalité, mouvement judéoarabe d’inspiration communiste] et chercheur au centre Dirasat d’études sur les Arabes israéliens, Yusuf Jabarin se dit quant à lui “certain” de l’accession future d’un Arabe au poste de Premier ministre. Signataire du Tasawwur Moustaqbali, le document sur la “Vision de l’avenir des Arabes palestiniens en Israël”, ce professeur de droit à l’université d’Haïfa pré-
L
cise que “la seule différence entre le député Shalom et moi, c’est que nous parlons de temporalités distinctes. Il y aura en effet un Premier ministre juif oriental bien avant un Premier ministre arabe, l’élection d’un Arabe à ce poste étant évidemment inconcevable tant qu’il n’y a pas la paix au Moyen-Orient. Mais ce n’est pas grave. Après tout, il a bien fallu attendre cent quarante-trois ans après l’abolition de l’esclavage et cinquante ans après la fin de l’apartheid institutionnel qui régnait dans les Etats du Sud [pour qu’un Noir devienne président des Etats-Unis].” Hannah Herzog enseigne dans le département de sociologie et d’anthropologie de l’université de Tel-Aviv. Elle se dit assez optimiste à propos de l’intégration des minorités et des femmes dans la vie politique israélienne. “Mes collègues féministes américaines n’en ont pas cru leurs yeux quand il s’est avéré que, dans la course à la présidence, on trouverait deux candidats symbolisant d’une manière ou d’une autre les luttes émancipatrices féminines et noires. Ce qui me rend optimiste, c’est que la société israélienne a toujours eu les yeux rivés sur les Etats-Unis.” Il ne va sans doute pas falloir attendre longtemps avant que le débat sur la question de savoir qui sont les “vrais Noirs” d’Israël
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
36
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
ne reprenne le dessus. “En Israël, les Orientaux sont appelés les ‘Noirs’ par les Ashkénazes, alors qu’en Amérique nous serions sans doute perçus comme des Blancs”, explique de son côté Shalom Simhon [ministre de l’Agriculture travailliste], lui-même d’origine orientale. “Cela dit, être noir n’est pas seulement une question de couleur. Cela renvoie plutôt au sentiment de discrimination. Les ‘Noirs’ d’Israël n’ont jamais été esclaves, mais ils ressentent très négativement le manque de solidarité des Ashkénazes [Juifs occidentaux] qui se prennent pour des libéraux mais qui rechignent davantage à se battre pour les Juifs orientaux que pour les Arabes, les femmes et les homosexuels.” Cependant, le philosopheYossiYonah, spécialiste des minorités culturelles à l’Institut Van Leer et fondateur du Keshet [Arc démocratique oriental, une association progressiste juive orientale], met en garde contre tout emballement prématuré. Pour lui, l’élection d’Obama est moins une victoire de la communauté noire que le triomphe d’un individu d’exception. Yonah doute d’une évolution rapide en Israël, ce qui ne l’empêche pas d’espérer tout de même un certain “effet Obama” sur sa société. Lily Galili
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p36-38:Mise en page 1
10/11/08
15:56
Page 38
m oye n - o r i e n t T U R QU I E
IRAN
Ahmadinejad, ça suffit !
Après une nouvelle crise entre le Parlement et le gouvernement, le site Yaari News, proche de l’ancien président réformateur Khatami, appelle à la démission du président iranien. YAARI NEWS
Téhéran es tours et détours du gouvernement et de son dirigeant sont décidément sans fin ! Depuis le début de la législature du président Ahmadinejad [en août 2005], rares sont les jours où les médias iraniens et étrangers n’ont pas rapporté quelque mauvaise action du président et des membres de son gouvernement. Ceux-ci semblent adopter délibérément un tel comportement pour accroître leur notoriété. La plus récente affaire est le feuilleton qui a mené à la chute d’Ali Kordan, le ministre de l’Intérieur. [Lors de son investiture, Ali Kordan s’était vanté d’être diplômé de l’université britannique d’Oxford, ce que celle-ci a démenti. La presse et le Parlement se sont emparés de l’affaire, exigeant la démission du ministre, au grand dam du président. Les députés ont obtenu gain de cause le 4 novembre.] Sans aucun doute, Mohammed Abbasi, secrétaire général du gouvernement, devait beaucoup tenir à Kordan pour être prêt à payer de sa poche afin de pousser les députés à voter en faveur du ministre. [M. Abbasi aurait tenté de corrompre les députés avec des chèques de 50 millions de rials (4 000 euros), manœuvre qu’Ahmadinejad qualifie d’erreur personnelle d’Abbasi.] Bien sûr, si l’on en croit le vice-président chargé des Affaires parlementaires, Mohammed Reza Rahimi, la corruption n’existe pas, et tout cela n’est que mensonges. Les analyses concernant cette destitution soulignent que le problème principal est le manque de vérification des compétences des ministres mis en place dans ce gouvernement. Le premier et le plus important responsable de cette situation est Mahmoud Ahmadinejad. En défendant aveuglément tous ses proches, quels que soient leurs actions et propos, il encourage ce type de comportement. [Ahmadinejad avait été beaucoup attaqué cet été pour avoir refusé de limoger son vice-président et gendre,
L
MENACES
▲ Dessin
d’Ares paru dans Juventud Rebelde, La Havane.
la racine du problème elle-même sera toujours là. De ce point de vue, il semble que, pour mettre fin à la crise qui secoue notre pays, il n’y ait pas d’autre issue que la démission du chef du gouvernement. Réclamer la démission d’Ahmadinejad ? Le succès de la démarche paraît peu probable. Mais cela pourrait au moins exercer sur lui une pression et l’empêcher de provoquer de nouvelles catastrophes d’ici à l’élection présidentielle de juin. Mohammed Reza Yazdan Penah
Encore deux mois de suspense
a victoire de Barack Obama à l’élection présidentielle américaine marque un soulagement après huit ans d’attitude va-t-enguerre des néoconservateurs américains. Mais le danger d’une attaque contre l’Iran n’est pas pour autant écarté. Entre l’élection du nouveau président et son arrivée à la Maison-Blanche, en janvier 2009, George W. Bush pourrait mettre à exécution ses menaces et procéder au bombardement de certaines zones sensibles en Iran. Bush et les néoconservateurs n’ont de toute façon plus rien à perdre s’ils décident d’attaquer
L
Esfandiar Rahim Mashai, qui avait affirmé que l’Iran était “l’ami du peuple israélien”.] Tout au long de ces trois dernières années, le président iranien a montré clairement qu’il n’avait ni les capacités scientifiques et techniques pour diriger le pays, ni la volonté de mettre un terme à la désorganisation qui caractérise sa présidence. Kordan, Rahimi, Mashai et tous les membres du gouvernement impliqués dans divers scandales peuvent bien partir, il n’y aura pas d’amélioration tant que
l’Iran. Jusqu’à élection, ils s’inquiétaient de l’impact négatif probable d’une attaque sur la campagne de John McCain, le candidat républicain. Une fois la défaite des républicains connue, cette inquiétude n’a plus lieu d’être, et G. Bush a la liberté nécessaire pour mener une attaque militaire. De plus, l’Europe et les Etats-Unis redoutaient qu’une offensive ne fasse grimper les prix du pétrole jusqu’à 200 dollars le baril. Mais cela ne risque plus d’arriver : les prix ont fortement baissé ces dernières semaines. En outre, en bombardant l’Iran, Bush pourrait créer une
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
situation militaire nouvelle au Moyen-Orient. Il faudrait alors augmenter encore le nombre de militaires américains dans la région. Cela obligerait Barack Obama à oublier pour un certain temps l’idée de diminuer le nombre de militaires en Irak. Cela compliquerait aussi la normalisation des relations entre Téhéran et Washington, que souhaitent les démocrates. Les deux mois à venir comprendront des jours décisifs. Comme l’a dit Dick Cheney, chaque jour de ces deux mois compte autant que les huit ans de la présidence Bush. Mahmoud Kianersi, Mardomak, Téhéran
38
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Atatürk sur grand écran ustafa, le film que le journaliste de Milliyet Can Dündar a consacré à Atatürk et qui est sorti dans les salles à la fin octobre, connaît un grand succès en Turquie, non sans susciter la polémique. “En sortant de la séance”, écrit Ayhan Aktar dans Taraf, “je me suis rappelé que l’homme qui a été secrétaire de la présidence de la République à la fin des années 1970 m’a raconté que Hollywood avait demandé très officiellement aux autorités turques la permission de tourner un film sur Atatürk, en précisant qu’il serait incarné à l’écran par Richard Burton. Cette demande fut rejetée, au motif que jouer le personnage d’Atatürk sur scène équivaudrait à un manque de respect à son égard. Les choses ont évolué depuis. Et voilà qu’aujourd’hui, le documentaire de Can Dündar consacré à Mustafa Kemal sort dans les salles.” Selon Fikret Bila, de Milliyet, “ce film, qui évoque certaines faiblesses d’Atatürk, son ambition, ses amours ou encore son penchant pour l’alcool et la cigarette, risque de ne pas plaire aux milieux kémalistes, alors qu’il aura probablement pour effet de rendre ce personnage plus attractif auprès de franges de la population qui ne l’ont jamais aimé. Le film donne ainsi une image relativement positive du dernier calife ottoman [alors que l’historiographie officielle le présente en général comme un traître aux ordres des puissances impérialistes de l’époque]. Le passage du film qui évoque les velléités d’Atatürk d’accorder leur autonomie aux Kurdes devrait aussi satisfaire le PKK et le DTP [parti prokurde considéré comme très proche du PKK], et susciter la polémique. Mustafa dépeint également les rapports ambigus et opportunistes d’Atatürk avec la religion. En effet, celui que l’on montre inaugurant l’Assemblée nationale turque par la prière du vendredi et qui affirme au début être parti en guerre pour sauver le sultanat et le califat est ensuite montré comme quelqu’un de très éloigné de la religion, qui supprime le califat pour se venger des coups que son professeur de religion lui donnait quand il était petit. […].” Yilmaz Özdil, dans Hür r iyet, déplore avec une certaine ironie l’image négative que le film donne d’Atatürk. “Il y apparaît brutal, froid et sans cœur. Il fait pendre ceux qui le gênent, lâche ses amis, méprise le peuple et fait la révolution par simple désir de vengeance. Il est dépeint comme un mégalomane égocentrique et dépressif, qui fait dresser ses propres statues et se retrouve finalement seul…” Néanmoins, pour Alin Tasçiyan, de Star, “ce documentaire est très équilibré. Son réalisateur a eu le courage de se lancer dans une entreprise difficile. Il n’y a en effet pas d’exercice plus périlleux que de réaliser un film sur un personnage qui a joué un rôle aussi important sur le plan mondial. Quel individu né et éduqué en Turquie pourrait-il donc prétendre porter un regard objectif sur Atatürk, un personnage si souvent pris en exemple mais aussi encore considéré comme responsable de nombreux problèmes politiques actuels ?” ■
M
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941p40-41:Mise en page 1
10/11/08
16:43
Page 40
afrique
●
R É P U B L I QU E D É M O C R AT I QU E D U C O N G O
L’Angola, meilleur allié du régime de Kinshasa
Luanda ne veut pas laisser le Rwanda développer son influence en république démocratique du Congo. Selon Le Potentiel, ses troupes sont déjà présentes dans l’Est pour empêcher l’avancée des rebelles. LE POTENTIEL
Golfe de Guinée
Kinshasa es affrontements entre le CNDP (Congrès national pour la défense du peuple) de Laurent Nkunda et les FARDC (Forces armées de la république démocratique du Congo, loyalistes) tendent à prendre une tournure explosive. Si les négociations annoncées n’aboutissaient pas, une régionalisation du conflit armé, avec l’entrée dans la danse de l’Angola, serait à craindre. L’avancée des troupes de la rébellion du CNDP vers Goma [la capitale du Nord-Kivu] a causé une catastrophe humanitaire sans précédent dans l’est de la RDC. Près de 2 millions de personnes ont dû quitter leur lieu naturel de vie et fuir les combats opposant le CNDP aux troupes gouvernementales. De plus en plus, il est fait état de la présence d’éléments en unifor me angolais à Goma. Des sources indiquent qu’il s’agirait d’instructeurs et d’officiers du renseignement. Leur tâche se bornerait à apporter une assistance au commandement opérationnel congolais. Mais à Kitchanga [localité située à quelques dizaines de kilomètres de Goma], fief du CNDP, et dans une cer taine mesure à Kigali [capitale du Rwanda] et à Kampala [capitale de l’Ouganda], les experts angolais seraient considérés comme des équipes militaires de reconnaissance, en prévision d’une offensive d’envergure. Ces supputations font l’objet de moult interrogations sur les raisons qui pourraient justifier l’implication de Luanda [capitale de l’Angola] dans un
L
PORTRAIT
■
Menace
Le général Laurent Nkunda, dirigeant du CNDP, s’est déclaré le 10 novembre prêt à combattre une éventuelle force africaine de maintien de la paix. Le chef des rebelles tutsis annonce qu’il serait prêt à s’attaquer à elle si elle était déployée dans l’est de la RDC et qu’elle soutenait l’armée congolaise et ses alliés.
Goma
Equateur GABON
CONGO
Brazzaville Enclave de Cabinda (Angola)
O CÉAN 10° S
Kinshasa
RÉP. DÉM. DU CONGO
NORD-KIVU
OUGANDA
Kampala
Kiwanja
Kigali Ngungu Bukavu B. RWANDA
SUD-KIVU
TANZANIE
Luanda
A TLANTIQUE Dernières violences Abréviation : B. Burundi
0
ANGOLA ZAMBIE
750 km
NAMIBIE
conflit armé qui se déroule à plus de 2 000 kilomètres de ses frontières. Le lundi 3 novembre, sur Radio France internationale (RFI), un général français a exprimé le point de vue de son pays sur la crise en RDC. Dans la foulée, il a appelé à ce que l’Angola s’implique dans la recherche de solutions à la guerre qui sévit dans l’est de la RDC. Il ne voyait pas comment le pays de José Eduardo dos Santos pourrait être ignoré dans le processus de pacification durable de la RDC. Il faut aussi rappeler que, selon des sources proches des chancelleries occidentales dans la capitale congolaise, Kinshasa aurait déjà sollicité la contribution diplomatique, voire militaire, de l’Angola. En 1998,
Luanda a sauvé le régime de LaurentDésiré Kabila [qui a dirigé la RDC jusqu’à son assassinat en 2001, son fils Joseph lui a succédé]. Une expédition rwandaise a été stoppée net grâce à l’intervention in extremis des troupes angolaises. Mais le contexte a changé. En 1998, le conflit armé menaçait à quelques kilomètres du territoire angolais. En 2008, le théâtre des opérations est très éloigné. Les seuls enjeux militaires suffisent-ils pour expliquer l’implication de Luanda ? Les avis sont partagés. Toutefois, l’éventualité d’une intervention militaire de l’Angola sur le territoire congolais est comprise par certains analystes comme une nouvelle donne régionale. Cela donnerait de la
superbe à Kinshasa au moment des négociations. La RDC aurait en main des cartes qui pèsent. L’un des autres enjeux géostratégiques de taille pour Luanda est économique. D’ici à 20152020, le volume des importations pétrolières américaines connaîtra un boom. Une région comme le golfe de Guinée, qui renferme 15 % à 25 % des réserves pétrolières mondiales, ne peut échapper à la convoitise des Etats-Unis. Malgré les bonnes relations entre les Etats-Unis et l’Angola, Washington n’a pas réussi à dompter les dirigeants de ce pays, blanchis sous le harnais des luttes de libération et contre le néocolonialisme. Le soutien américain au mouvement rebelle de l’UNITA [Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola, organisation qui a été vaincue militairement et qui est redevenue un simple parti politique] n’a pas entièrement disparu de la mémoire du régime en place à Luanda. Celui-ci craint tout changement intempestif de régime à Kinshasa qui mettrait en place des dirigeants qui lui seraient hostiles. Si cela se produisait, le régime de Luanda serait la prochaine cible dans un élan de déstabilisation destinée à s’assurer un contrôle total des matières premières de la région. Une intervention militaire directe de l’Angola ne ferait que précipiter les événements. La prise de Goma par les rebelles et le renforcement des positions du CNDP pourraient en être le détonateur. Une présence militaire massive angolaise à Goma constituerait un motif plausible pour l’entrée en scène au grand jour du Rwanda dans le conflit armé. ■
Laurent Nkunda, le boucher du Kivu
Le “général” sanguinaire qui dirige la rébellion en RDC est sur le point de prendre Goma. Une perspective qui fait frémir les populations.
e général Nkunda est un homme plein de contradictions : c’est un habitant de la jungle courtois ; un chef de guerre chrétien évangélique ; un stratège militaire cérébral capable d’une cruauté épouvantable ; un protecteur tribal et père de six enfants qui enrôle des gamins dans son armée ; un patriote qui se bat contre la république démocratique du Congo [RDC] et lui vole ses ressources. Cet homme de 41 ans justifie ses attaques en disant qu’il doit protéger la minorité tutsie. Ses 4 000 soldats bien entraînés et disciplinés ont quitté leur fief dans les montagnes, franchi les volcans et les villages du Nord-Kivu et se sont arrêtés à quelques kilomètres de Goma, une ville provinciale poussiéreuse, remplie de réfugiés. Les forces gouvernementales en déroute ont
L
30° E
20° E
CAMEROUN
pris la fuite, et les soldats de l’ONU n’ont pas réussi à arrêter la progression des troupes rebelles. Grand et mince, le général Nkunda apparaît tantôt dans un treillis de camouflage soigneusement repassé, avec un béret et une canne à pommeau dorée, tantôt dans d’élégantes tenues de chef de guerre, avec des lunettes noires, un chapeau de cow-boy et un badge portant le slogan “Rebelles pour le Christ”. Nkunda a fait des études de psychologie avant de rejoindre, en 1993, l’armée rebelle de Paul Kagame, aujourd’hui président du Rwanda. Les deux hommes conservent d’étroites relations et beaucoup reprochent au Rwanda de soutenir la rébellion du général Nkunda. Kagame dément ces rumeurs, mais il a suffisamment d’influence pour retenir le général s’il le souhaite. Par ailleurs, il est clair que les hommes d’affaires et les dirigeants politiques rwandais tirent profit du contrôle que Nkunda exerce sur une partie du pays. En 1994, le géné-
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
ral Nkunda et Kagame, tous deux tutsis, ont combattu côte à côte pour refouler les milices hutues responsables du génocide rwandais vers le Zaïre voisin. Dans la guerre qui a suivi, le général Nkunda est devenu un chef de l’armée rebelle et a aidé le Zaïre à écarter du pouvoir [en 1997] le président Mobutu Sese Seko. [Le Zaïre est alors rebaptisé RDC.] La réputation de cruauté du général Nkunda s’est renforcée au fur et à mesure que le Rwanda, l’Ouganda, le Zimbabwe et l’Angola se joignaient au combat et dépouillaient le pays de toutes ses ressources, de l’or et l’étain jusqu’aux vaches et au gibier. En 2002, le général a réprimé un soulèvement à Kisangani, une ville commerciale de première importance, jadis connue sous le nom de Stanleyville et située dans un méandre du Congo. Plus de 160 personnes ont été exécutées, certaines jetées pieds et mains liés dans le fleuve du haut d’un pont, ce qui a valu au général le surnom de “boucher de Kisangani”.
40
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
En 2003, dans le cadre d’un accord destiné à mettre fin à un conflit qui avait déjà fait 3 millions de victimes, Laurent Nkunda a été nommé général de l’armée congolaise, mais l’accord n’a pas abouti. Des centaines de milliers de femmes ont été violées et des dizaines de milliers d’enfants ont été enrôlés pour combattre. Le général Nkunda a refusé de se placer sous l’autorité de Kinshasa, reprochant au gouvernement de n’avoir pas désarmé les milices hutues qui se trouvaient toujours dans l’est du pays. En juin 2004, ses troupes ont assiégé et envahi Bukavu, une ville jadis d’une grande beauté située sur la rive méridionale du lac Kivu. Décrétant qu’il devait protéger la population tutsie des attaques d’autres ethnies, il a ordonné à ses soldats de passer à l’assaut et ces derniers ont violé femmes et enfants, exécuté des civils et pillé les maisons et les magasins. Tristan McConnel, The Times, Londres
941p40-41:Mise en page 1
10/11/08
16:53
Page 41
afrique RDC
Une sale impression de déjà-vu
Dans les rues de Kiwanja, ancien fief hutu, les rebelles tutsis font régner la terreur tandis que les forces de l’ONU ferment les yeux. Des milliers d’habitants ont été chassés de la ville. THE GUARDIAN
Londres a n s l ’ e s t d u p ay s , l e s rebelles tutsis sont accusés d’avoir exécuté des civils après s’être emparés du fief des milices hutues. Ils auraient également chassé des dizaines de milliers d’habitants de chez eux. Après deux jours de combat, de nombreux cadavres jonchent les rues de Kiwanja, une ville proche de Rutshuru, tombée la semaine dernière aux mains de Laurent Nkunda, général tutsi renégat. Des témoins affirment que ses forces ont abattu des civils désarmés après les avoir accusés de soutenir les milices hutues. Le 6 novembre, tandis que le calme revenait à Kiwanja, les troupes de Nkunda ont pris au moins deux autres villages de la région, Nyanzale et Kikuku. Selon les Nations unies, les casques bleus devraient déployer des blindés et des hommes dans la zone afin de protéger les civils et de bloquer toute nouvelle progression des rebelles tutsis. La plupart des 35 000 habitants de Kiwanja ont été expulsés de la ville et contraints de se réfugier à Rutshuru, où ils ont été livrés à euxmêmes en pleine nuit sous une pluie battante. Une colonne de femmes et d’enfants traînant des chèvres et des ballots de vêtements s’étirait sur des kilomètres. Beaucoup ont campé dans le stade de la ville, sans vivres ni eau. “Les Tutsis sont arrivés et ils nous ont ordonné de partir, explique Jean Babenda. Ils ont abattu ceux qui refusaient ou ceux qu’ils soupçonnaient d’être contre eux. Ils ont tué un homme sous mes yeux, et ils ont dit qu’ils m’abattraient si je ne filais pas tout de suite à Rutshuru. J’ai juste eu le temps d’emmener ma femme et mes enfants, et c’est tout.” Dans une maison de Kiwanja, on a retrouvé les corps de cinq hommes. Un autre habitant, Simo Bramporiki, raconte que son épouse et son enfant ont été tués. “Ils tapaient aux portes. Quand les gens ouvraient, ils les tuaient à coups de fusil”, lance-t-il.
D
▲ Dessin
de Bertrams, Amsterdam.
Laurent Nkunda dément que ses forces, les soldats du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), aient assassiné des civils et affirme que les morts étaient des combattants hutus sans uniforme. La mission de maintien de la paix de l’ONU, qui n’est pas intervenue depuis sa base toute proche en dépit de son mandat, qui prévoit la protection des populations, annonce avoir ouvert une enquête sur ces meurtres. A Kiwanja, les combats auraient éclaté à la suite d’un assaut lancé par une milice traditionnelle de la région, les Maï-Maï,
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
41
et par des extrémistes hutus rwandais, le Front de libération du Rwanda (FDLR), qui ont quitté leur pays après y avoir perpétré le génocide de 1994. L’armée gouvernementale congolaise s’est souvent battue aux côtés des extrémistes hutus. Kiwanja était un fief des partisans de ces derniers, partisans qui s’y sont installés par milliers depuis quelques années pour échapper aux affrontements et aux bandes armées dans les zones rurales. Beaucoup refusaient de vivre à Rutshuru, considérée localement comme faisant partie de l’ancien royaume tutsi, et qui
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
constitue donc une cible pour Nkunda. Autour de la principale ville de la région, Goma, le cessez-le-feu continue d’être respecté. Pour les Nations unies, la défense de la cité est une “ligne rouge” à ne pas franchir. Le 6 novembre, l’ONU a rappelé qu’elle aurait recours à tous les moyens en sa possession, dont des hélicoptères de combat et des véhicules blindés, pour protéger la ville. Les casques bleus ont installé des postes de combat au nord de Goma, tout près des lignes de Laurent Nkunda. Ce dernier a cependant menacé de s’en prendre à la ville si le gouvernement persistait dans ce qu’il présente comme des attaques contre ses troupes destinées à provoquer un conflit et précipiter une intervention occidentale contre lui. “Mes soldats ne font que riposter aux attaques, a-t-il martelé. Ce gouvernement est un gouvernement de traîtres, et, s’il ne négocie pas avec nous, alors nous l’y obligerons.” Adolphe Muzito, le Premier ministre de la république démocratique du Congo (RDC), assure que son gouvernement est maintenant prêt à discuter directement avec les rebelles de Laurent Nkunda, ce que Kinshasa avait pourtant rejeté début novembre. “Le gouvernement est disposé à écouter tous les groupes armés. Je suis disposé à écouter, à entendre les griefs d’autres groupes… y compris ceux du CNDP”, at-il déclaré. Il est cependant difficile de savoir s’il s’agit là d’une offre de pourparlers sérieuse ou d’une simple gesticulation politique au moment où un sommet sur le conflit se tenait à Nairobi le 7 novembre. Le Rwanda exige que la RDC et l’ONU respectent leurs engagements et désarment les extrémistes hutus, qui, à la frontière entre les deux pays, contrôlent près de 40 % du territoire de deux provinces congolaises, le Nord-Kivu et le Sud-Kivu. Le FLDR a juré de renverser le gouvernement rwandais. Il forme actuellement une nouvelle génération de combattants toujours animés de la même haine envers les Tutsis. Chris McGreal
10/11/08
Dominic Nahr/L’œil public
42-47 bafcor:Mise en page 1
11:46
Page 42
e n c o u ve r t u r e
●
◀ 28 octobre 2008. A Kabaya,
près de Rumangabo, dans l’est du Congo.
EXODES HUIT REGARDS SUR LES MIGRANTS ■ Environ 200 millions de personnes vivent hors de leur pays d’origine. Et ce phénomène pourrait s’accélérer. Pour des motifs économiques, mais aussi à l’occasion de catastrophes naturelles ou de guerres (voir aussi notre dossier sur la RDC, pp. 40-41). ■ Ce mouvement planétaire est le sujet de l’exposition “Terre natale : ailleurs commence ici”, présentée à la Fondation Cartier, à Paris, en partenariat avec Courrier international. Une manifestation sous la forme d’un dialogue entre le photographe Raymond Depardon et le philosophe Paul Virilio.
1
Nouvelle époque, nouvelles fr Technologies de surveillance, centres de rétention offshore, panoplie toujours plus vaste de catégories de visas… Autant de vaines tentatives d’endiguer et de canaliser les mouvements de populations. MUTE (extraits)
L
Londres
es technologies et les architectures de frontière prolifèrent autour et au-delà des murs du contrôle migratoire. Ces technologies ont pour but de trier, effacer, enfermer, ralentir ; de séparer ce qui a potentiellement de la valeur de ce qui n’en a pas ; d’ériger des frontières à l’intérieur et autour des Etats et des individus. “Tiers” monde et “premier” monde, colonie et empire, travail salarié et travail précaire ou servile : ces distinctions sont ébranlées par les mouvements de populations sans précédent que connaît le monde depuis la fin du XXe siècle. Les flux ont changé de cap, se sont inversés, les (ex-)colonisés sont allés vers les colonisateurs. Avec, pour conséquences, la militarisation des forces de police, la surveillance préventive, le recours accru au confinement
comme moyen d’assurer le maintien de l’ordre, une peur diffuse et une suspicion qui ne se limitent plus aux “marges”. Ces technologies en forte expansion, qui visent à déplacer la misère chez les autres, laissent souvent derrière elles un sillage de mort et de souffrance. Mais leur essor est la preuve que les murs ne peuvent rien face à des mouvements qui restent indétectables tant qu’ils ne se sont pas produits.
SUPERFLUIDITÉ ■
Les auteurs
Angela Mitropoulos vit à Londres. Elle écrit sur les frontières et les migrations depuis 1998. Bryan Finoki vit à San Francisco. Il est l’auteur du blog Subtopia (subtopia.blogspot. com), dans lequel il traite de la militarisation de l’espace urbain et des frontières.
La superfluidité est le mouvement du surnuméraire à la limite du détectable. Elle provoque le vide juridique du centre de rétention. Elle détermine le sort des apatrides ; de ceux qui vivent indéfiniment dans des aéroports [voir p. 54], des camps frontaliers administrés par l’ONU [voir p. 58] ou des campements sauvages ; des sans domicile fixe ; des personnes évacuées en vertu des décrets d’urgence de la catastrophe naturalisée ; de ceux qui travaillent sous la menace constante de l’expulsion, avec la panoplie toujours plus vaste de catégories de visas et de clauses sur le travail servile. La superfluidité, c’est du mouvement endigué et canalisé à la fois, l’excès étant laissé en suspens et rendu captif à des fins de tri. Et, entre ceux qui sont qualifiés de “populations flottantes” (comme les hordes de migrants intérieurs en
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
42
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Chine, voir p. 55) et ceux qui sont rendus superflus après calcul de leur valeur potentielle, il y a le centre de rétention offshore, ancré à proximité des côtes de la citoyenneté.
EXTERRITORIALITÉ Au retour du bateau prison correspond le recours à des frontières juridiques et économiques mouvantes opérant en flux tendu. L’exterritorialité n’est ni totalement légale ni tout à fait illégale. Elle est le non-espace légalement institué dans lequel tout devient possible. Elle est l’architecture de l’ambiguïté morale, un camouflage spatial ; la typologie du techniquement non-existant et du minutieusement surveillé. Elle est ce qui programme la superfluidité, la transcrit dans le paysage – des fragments de territorialité déterritorialisés de façon à rétablir des frontières et des droits de passage. C’est le centre de rétention de migrants offshore testé par le gouvernement australien dans le Pacifique [voir CI n° 854, du 15 mars 2007] et exporté vers la Libye via l’Union européenne. Ce sont l’Etat fantoche et les milices privées, les pratiques de transfèrement de prisonniers et de sous-traitance de la torture, les zones franches d’exportation et les régions de maquiladoras [nom donné au Mexique aux usines de soustraitance et d’assemblage (Suite page 44 ) ▶
42-47 bafcor:Mise en page 1
10/11/08
11:46
Page 43
2 OUTLAND
Bientôt 1 milliard de migrants
Paul Virilio travaille depuis longtemps sur l’exode et la fin de l’espace géographique. Nous reproduisons ici le début de son texte “Stop Eject”, publié dans le catalogue de l’exposition “Terre natale : ailleurs commence ici”.
elon un rapport publié en 2007 par l’ONG britannique Christian Aid, on estime à près de 1 milliard le nombre des futurs migrants de l’environnement. D’après ce document, 645 millions de personnes devraient, d’ici une quarantaine d’années, se déplacer à cause des grands projets – l’exploitation minière intensive ou la construction de barrages hydroélectriques –, 250 millions en raison de phénomènes de réchauffement climatique, d’inondation ou de submersion du sol littoral, et enfin 50 millions au moins pour fuir les conflits engendrés par ces bouleversements catastrophiques du repeuplement démographique de la planète. Devant cette crise migratoire sans précédent, incomparablement plus grave que l’immigration de l’âge industriel, et que certains dénomment l’“offensive migratoire” du IIIe millénaire, la question de l’urbanisation du monde contemporain se trouve posée en des termes qui remettent en cause la distinction classique entre SÉDENTARITÉ et NOMADISME. En effet, après l’ère multiséculaire du stationnement durable dans les quartiers d’un cadastre urbain qui devait, dans l’Antiquité, introduire le “droit de cité” de la localisation politique et, enfin, l’“Etat de droit” des nations, c’est l’ère de la circulation habitable qui débute avec cette délocalisation transpolitique, remettant en question la GÉOPOLITIQUE du peuplement de l’âge de la mondialisation. Et cela à l’instant précis où, grâce aux télétechnologies de l’information, le sédentaire demeure partout chez lui et le nomade nulle part, en dehors de l’hébergement provisoire d’une transhumance désormais sans but, non seulement entre les divers pays mais au sein d’une même patrie et d’un territoire où les camps de réfugiés succèdent non pas aux BIDONVILLES de naguère, mais aux VILLES ; la mégalopole des exclus de tout bord venant concurrencer celle, bien réelle, des inclus de l’OUTRE.VILLE. L’exotisme du malheur venant ainsi à la rencontre de celui du bonheur touristique, on imagine aisément l’ampleur du télescopage de ces populations désarrimées de leur urbanité, comme hier de leur ruralité coutumière, et l’accident d’une circulation
Jérome Sessini/Œil public
S
s frontières EXPOSITION
Depardon, Virilio : regards croisés
erre natale : ailleurs commence ici” : sous ce double titre un peu paradoxal, l’exposition présentée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain* (du 21 novembre 2008 au 15 mars 2009) propose une réflexion sur la question de l’enracinement et du déracinement, nourrie par le photographe et cinéaste Raymond Depardon et par le philosophe et urbaniste Paul Virilio. Raymond Depardon, dont on connaît les origines rurales et le rapport à la terre (voir son film La Vie moderne, sorti en salles le 29 octobre), a entrepris ici de conserver la trace sonore et visuelle d’un monde en voie de disparition, celui des Indiens, des paysans, des îliens, d’hommes et de femmes enracinés dans leur territoire et dans leur langue, et qui veulent y demeurer. Mais cette volonté de demeurer n’est-elle pas dérisoire face à l’accélération des mouvements, à cette “grande mobilisation migratoire” qui remet en question la notion de terre natale et jusqu’à celle de géographie ? C’est ce que s’attache à montrer Paul Virilio, qui travaille depuis
T
▲ A la frontière entre le Guatemala et le Mexique, des candidats à l’émigration tentent d’embarquer sur des trains à destination du Nord.
longtemps sur la vitesse et la réduction du monde. Il le donne à voir par l’intermédiaire d’images d’actualités diffusées sur une mosaïque d’écrans et commentées par lui. Cette installation est complétée par un ensemble de cartes dynamiques mettant en évidence différents aspects des mouvements de population : transferts d’argent, flux de réfugiés et de déplacés, migrations urbaines. Le catalogue édité pour l’occasion permet d’explorer et d’approfondir les questions abordées dans l’exposition. On y trouve un texte inédit de Paul Virilio, Stop Eject (dont nous publions le début ci-contre), une centaine de photographies de Raymond Depardon (dont nous vous proposons une sélection p. 51), une conversation entre Raymond Depardon et Paul Virilio, ainsi que des contributions du philosophe Peter Sloterdijk et des anthropologues Marc Augé, Bruce Albert et Michel Agier, entre autres. * Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris, tél. : +33 1 42 18 56 50, <fondation.cartier.com>.
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
43
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
devenue globale et non plus locale, comme jadis, à l’époque des grandes invasions. […] Après le stationnement “durable” du peuplement de l’histoire du passé, la circulation “habitable” ouvre de vertigineuses perspectives en matière de repeuplement planétaire. Ayant perdu son hinterland rural, après ses faubourgs, la MÉTACITÉ de demain ne résistera pas très longtemps encore à la pression démographique de l’OUTLAND, à l’exode d’un peuplement sans espoir de retour à la sédentarité de la ville libre des origines. On imagine mal, en effet, l’avenir radieux du “développement durable” devant ce CHARIVARI de moyens de communication et de télécommunication, progressistes certes, mais bien incapables de faire face à la tragédie transpolitique de l’écologie. A l’effet de serre atmosphérique du climat terrestre, comme à celui dromosphérique de l’exode massif des foules désœuvrées. Ici, ce n’est donc plus l’INSTANT.CITY des futuristes anglais qui s’impose à l’esprit des bâtisseurs, mais plutôt le NON.STOP CIRCUS, la croisière au long cours des exilés de l’externalisation. “Guerre de tous contre tous”, ultime figure d’une sorte de guerre civile de mouvement qui succéderait ainsi à l’ancestrale guerre de siège de la Commune ou des banlieues défavorisées. De fait, nous assistons là, au début de ce IIIe millénaire, à l’émergence d’une forme absolument inconnue d’exterritorialisation du potentiel humain susceptible d’interdire bientôt toute possibilité d’un quelconque potentiel urbain, qui déboucherait, cette fois, sur une forme nouvelle d’EX.CENTRICITÉ où la quête d’une EXOPLANÈTE, d’un OUTRE.MONDE de substitution à l’ancien trop pollué, se doublerait icibas de celle de l’OUTRE.VILLE, sorte de plate-forme logistique dont l’aéroport, après le port et la gare, n’est jamais que le modèle réduit. Faisant ainsi l’impasse sur le droit du sol de la géopolitique comme sur la persistance historique des sites, la révolution de l’emport viendrait parachever celle des transports, la révolution des transmissions aboutissant à ce PLANISPHÈRE interactif susceptible, nous dit-on, de suppléer à la trop étroite BIOSPHÈRE et à ses cinq continents, grâce aux performances informatiques d’un continent virtuel celui-là, la grande colonie cybernétique succédant aux empires de jadis. Paul Virilio
42-47 bafcor:Mise en page 1
10/11/08
11:46
Page 44
3
e n c o u ve r t u r e américaine de Guantanamo Bay à l’extrémité de Cuba, le nombre croissant d’“officiers de liaison” européens, australiens et canadiens en poste dans les aéroports du monde entier pour effectuer des contrôles préventifs de passeports. L’exterritorialité est la frontière rendue transportable, parce que la variable significative qu’il s’agit de contenir et de contrôler n’est autre que le déplacement des corps.
Embarquée pour nulle part Une centaine de SDF ont élu domicile dans l’aéroport international de Heathrow, à Londres. Pour ne pas se faire repérer, ils n’hésitent pas à arborer la panoplie du parfait voyageur. Reportage.
IDENTIFICATION Les techniques de biométrie et de surveillance font de chacun un suspect sur lequel ne pèse aucune charge particulière. Ce sont les principes de mesure et de classement appliqués à la peau, à l’œil, à l’ossature, à la démarche, à la voix, à l’affect, au comportement. C’est la question du garde-frontière “Halte ! Qui va là ?” – question qui fait de l’identification la condition du franchissement de la frontière –multipliée et (post) industrialisée. Ce que l’on retient surtout de ces rejetons high-tech de la phrénologie et de l’eugénisme que sont la biométrie et la surveillance, ce sont les erreurs scandaleuses (et parfois mortelles) d’identification qu’elles induisent, leur coût et leur extraordinaire fiasco. L’identification formelle est contrariée de façon récurrente par le mouvement. Quelqu’un grimace, quelqu’un d’autre se retourne ou bouge un tout petit peu, court trop vite, parle du nez, se tord nerveusement les mains. Les mouvements ne peuvent être fixés sous forme de données ou d’images qu’une fois qu’ils ont eu lieu. Ce qui fait qu’un corps n’est pas un objet est ce qui rend les technologies de reconnaissance défaillantes.
EN DESSOUS Ces vingt dernières années, des tunnels ont été creusés sous les deux frontières qui font le plus souvent l’actualité. Depuis le lancement aux Etats-Unis de l’opération Gatekeeper [mise en œuvre en 1994 pour sécuriser la frontière avec le Mexique et endiguer l’immigration clandestine], quelque 70 tunnels ont été découverts le long de la frontière américano-mexicaine, dont l’un de plus de 1,5 kilomètre de long. Le soussol de la bande de Gaza est percé de centaines de tunnels au niveau de la frontière avec Israël et de celle avec l’Egypte, et l’on en découvre de nouveaux quasiment toutes les semaines. Partout où il y a des frontières, les gens trouvent le moyen de les contourner, de sauter par-dessus, de passer à travers ou en dessous. Ce qui est en excès déborde, s’infiltre par les fissures, les élargit, en ouvre de nouvelles. Dans ce domaine, l’expérimentation est capitale. En matière de franchissement des frontières, ce qui marche déjoue ce qui est établi. Sans chercher à revendiquer un territoire, sans s’articuler sur la visibilité et la reconnaissance, l’acte même du franchissement des frontières se produit comme il peut. La transformation et la prolifération des technologies frontalières sont des tentatives pour s’adapter à cette expérimentation, pour la devancer en allant dans son sens, pour la circonscrire et la dévier. En cherchant à réimposer le présent rétrospectivement et indéfiniment, elles sont le décalque architectural et technologique de mouvements déjà engagés et souvent disparus depuis longtemps. Angela Mitropoulos et Bryan Finoki
DAILY MAIL (extraits)
U
Londres
ne femme séduisante, maquillée et recoiffée de frais, fait la queue pour un café au restaurant qui surplombe le hall des départs de l’aéroport de Heathrow. Il est bientôt 7 heures du matin, et les passagers qui la précèdent dans la queue vont bientôt se précipiter pour embarquer à destination du monde entier. Mais Eram Dar n’a ni passeport ni billet. Elle n’est pas pressée puisqu’elle ne va nulle part. Eram a élu domicile dans le terminal 1. Depuis un peu plus d’un an et demi, elle vit à l’aéroport avec tous ses biens rassemblés dans un sac de toile bleue. Aujourd’hui, elle a prévu de faire un peu de lèche-vitrines dans la galerie marchande et peut-être de se payer un bol de pâtes pour le déjeuner. Lorsque la nuit viendra, elle dormira par terre, entre un bureau de change American Express et un distributeur de crèmes glacées, dans le couloir qui mène au métro. On ne peut s’empêcher de penser au film de Steven Spielberg Le Terminal, où Tom Hanks joue le rôle d’un touriste d’Europe de l’Est qui devient apatride après une guerre et qui se retrouve obligé d’élire domicile à l’aéroport JFK, à New York. Mais ce qui se passe à Heathrow n’a rien d’une fiction hollywoodienne. Le fait est que les SDF affluent comme jamais dans les aéroports britanniques. On a découvert récemment que 111 personnes vivent en permanence à Heathrow et l’on estime qu’elles sont 20 à vivre la même situation à Gatwick, un autre aéroport londonien. Selon les travailleurs sociaux, les SDF sont obligés de jouer au chat et à la souris avec la police et les agents de sécurité pour éviter d’être jetés dehors. “Ils ont un sac à dos avec des vêtements de rechange”, explique Peter Mansfield-Clark, directeur de l’association caritative Crawley Open House. “Ils utilisent les toilettes de l’aéroport pour se laver ou se raser et avoir l’air soigné. Ils sont souvent en tenue de voyage pour donner l’impression qu’ils sont sur le point de partir ou qu’ils viennent juste d’arriver. Si l’on ressemble à un voyageur, on a une chance de pouvoir dormir là sans se faire importuner.” Pour ne pas éveiller les soupçons, certains SDF portent une chemise à fleurs, comme s’ils s’apprêtaient à s’envoler pour les tropiques. La plupart ont aussi une valise à roulettes, car cela
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
44
Daily Mail
(Suite de la page 42 ) ▶ pour l’exportation]. Ce sont la base militaire
▲ Eram Dar vit
dans le terminal I de l’aéroport de Heathrow, à Londres, depuis un an et demi.
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
les aide à se fondre dans la masse. Certains se font même passer pour des hommes d’affaires. Vêtus d’un costume, ils se cachent derrière un journal quand un agent de sécurité se dirige vers eux. En mai 2008, j’ai passé deux nuits à Heathrow, après que la British Airport Authority [l’opérateur des aéroports britanniques] eut fait appel à l’association caritative Broadway pour aider les SDF de l’aéroport. Parmi eux se trouve Harben, un Indien de 51 ans arrivé en GrandeBretagne il y a vingt-trois ans. Je l’ai rencontré au moment où il entrait dans la salle d’embarquement du terminal 2 pour y passer la nuit. Il portait une veste légère en coton et un pantalon trempé par la pluie. Il tenait dans la main gauche un sac blanc contenant un manteau en laine beige griffé par une étiquette Harrods à l’intérieur. Il m’a dit l’avoir trouvé sous une banquette du hall quelques semaines plus tôt. Harben a choisi de vivre à Heathrow depuis que la chance l’a abandonné, il y a six mois. Après avoir rompu avec sa femme, il a quitté le domicile familial, et son entreprise de plomberie s’est mise à péricliter. “Ç’a été un soulagement pour moi de trouver Heathrow parce que, depuis la rupture avec ma femme, je n’avais nulle part où aller”, raconte-t-il. Le soir tombe sur Heathrow, les derniers avions prennent leur envol, et l’aéroport se tait pour la nuit. Harben se glisse dans son emplacement favori, derrière les rangées de passagers endormis sur les banquettes de la salle d’embarquement du terminal 2. Il s’allonge par terre à quelques pas d’un point Internet. Il se couvre avec le manteau Harrods et se met à ronfler. Pas pour longtemps : un agent de la sécurité vient le réveiller. Il embarque Harben et le pousse dehors sous la pluie battante. “Et ne reviens plus !” lui lance l’agent. Je suis Harben jusqu’à la gare routière centrale, au cœur de Heathrow, où il s’allonge sur un banc en bois. La gare est bruyante et pleine de courants d’air. Des dizaines de personnes dorment sur des bancs. Certaines attendent le premier bus du matin pour rentrer chez eux. Les autres sont des SDF. La police effectue parfois des descentes dans l’aéroport pour les chasser. D’ailleurs, Eram a déjà été embarquée. “Les agents m’ont laissée dans Bath Road, tout près, et je suis revenue”, dit-elle en esquissant un rire. “Les ouvriers du bâtiment qui travaillent de nuit à l’aéroport sont très gentils et ne dénoncent pas les SDF. Les agents de nettoyage non plus. Le matin, lorsque je me lève, je fais ma toilette et je change de vêtements pour ne pas me faire remarquer dans la foule. La plupart du temps, j’ai l’air d’une passagère. Il arrive que des gens me demandent quel vol je prends. J’essaie de faire des projets d’avenir, mais c’est difficile quand on n’a rien ou presque et que l’on vit dans un aéroport international. Pourtant, la plupart du temps, je me sens heureuse.” Cherche-t-elle juste à faire bonne figure ? Eram a 42 ans, même si elle en paraît dix de moins. Elle n’a pas de famille, pas d’amoureux, rien hormis le contenu du sac bleu. On peut rêver mieux comme vie. “Je ne vois pas vraiment d’autre avenir”, reconnaît-elle à voix basse. “Je peux m’estimer heureuse. Je ne me drogue pas, je ne bois pas, je n’ai pas de troubles mentaux. Pour le moment, je ne suis pas à la rue. En fait, je pourrais vivre à Heathrow pour toujours.” Sue Reid
42-47 bafcor:Mise en page 1
10/11/08
11:46
Page 45
Samuel Bollendorff/Œil public
EXODES
4
Ne les rejetons pas hors de nos villes Un chroniqueur chinois explique que l’intégration des paysans pauvres qui viennent travailler dans les métropoles est bénéfique pour toute la société.
O
NANFANG ZHOUMO (extraits)
Canton
n peut dire que les “villages dans la ville” [zones d’habitat où se concentrent les travailleurs migrants issus des provinces intérieures] sont les bas-fonds des grandes métropoles. C’est le cas à Canton [où ces migrants se sont installés dans des quartiers anciens et souvent insalubres]. Non seulement ils nuisent à son image glorieuse de grande cité à l’avant-garde des réformes et de l’ouverture, mais ils sont toujours considérés comme abritant la lie de la société. Ce sont des recoins oubliés par les infrastructures publiques, des zones de non-droit où la délinquance affiche des taux records. Mais la municipalité cantonaise – contrairement à celles de Pékin ou de Shanghai – n’a jamais réussi à les éliminer. Je ne prône pas la tolérance pour la tolérance, mais je pense que ces “villages urbains” de migrants ont beau être des quartiers miteux, ils constituent avant tout un gage de bien-être pour les Cantonais. A Canton et à Shenzhen, on peut se faire masser les pieds pour le tiers du prix payé à Pékin. Quelques heures de ménage y sont bien moins chères, et l’on trouve facilement des employés de maison payés à l’heure. Car à Canton ou à Shenzhen les barrières mises à l’arrivée de “gens de basse extraction” sont faibles, ce qui favorise les services. A revenu égal,
▲ Xiao Liu et Min
Min sont venus à Shenzhen travailler dans une fabrique de jouets.
le niveau de vie des Cantonais est supérieur à celui des Pékinois. Si les municipalités des deux villes faisaient disparaître brutalement les petits vendeurs ambulants de leurs trottoirs, les habitants seraient obligés – comme les Pékinois – de parcourir en taxi la moitié de la ville en cas de creux à l’estomac en pleine nuit. Or il leur suffit de descendre en bas de chez eux pour trouver un vaste choix d’aliments à se mettre sous la dent. C’est précisément parce qu’ils sont directement concernés que la plupart des habitants défendent les “villages urbains”, sans que quiconque ait besoin de se lancer dans une grande argumentation enflammée dans les journaux. LES QUARTIERS PAUVRES PORTERAIENT ATTEINTE À L’IMAGE DE LA CITÉ
J’aurais sans doute dû envoyer cet article à un certain chercheur du nom de Wen Tiejun. Ce spécialiste, qui a étudié la question rurale de A à Z, brandit à longueur d’année la menace de l’apparition d’horribles bidonvilles pour effrayer les citadins chinois. Je sais que beaucoup de gens des villes ne sont pas insensibles à ce genre de discours démagogique fondé sur des idées stupides. C’est bien sûr lié à des notions que l’on nous inculque depuis longtemps : dans l’esprit du Chinois moyen, outre qu’ils sont très mal famés, les quartiers pauvres, où règne le désordre, portent atteinte à l’image d’une ville, et même à l’image du pays tout entier. Il est préférable que ces fichus paysans n’apparaissent plus dans notre champ de vision. Globalement, il ne faut naturellement pas tolérer l’existence de quartiers pauvres comme les “villages urbains” et, par conséquent, il ne faut
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
45
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
pas permettre aux paysans de quitter leurs terres comme bon leur semble. [Jusque dans le milieu des années 1980, les paysans n’étaient pas autorisés à aller travailler en ville. Ils n’y ont toujours aujourd’hui qu’un statut de “citoyens de seconde zone”.] Intrinsèquement, une ville qui rejette les pauvres venus de l’extérieur finit par exclure également la population pauvre autochtone. La tendance à l’urbanisation galopante de la Chine ne fait qu’amplifier cette dichotomie, car l’effet d’absorption des grandes métropoles pousse davantage de ruraux à s’y rendre en masse plutôt que d’aller dans les villes petites et moyennes. Imposer des seuils, loin d’empêcher les pauvres de quitter leur village natal, a pour résultat de les faire se concentrer à la périphérie des grandes villes, formant une véritable ceinture rurale périurbaine. Non seulement l’existence de quartiers pauvres ne contribue pas à accentuer la fracture sociale, mais elle joue aussi en faveur d’une meilleure communication et d’une meilleure compréhension au sein de la société. Prenons une comparaison très simple et très explicite : à Canton et à Shenzhen, les sentiments de haine et d’hostilité entre les autochtones et les migrants à bas revenus sont bien moins marqués que ceux que l’on peut constater à Pékin ou à Shanghai. Et, même si Canton est la ville chinoise ayant le plus fort taux de délinquance, ce n’est pas parce qu’elle fait preuve d’une trop grande “tolérance” vis-à-vis de la population émigrée [souvent accusée d’en être responsable]. Il faut savoir que, en Chine, c’est Canton et sa périphérie qui constituent l’agglomération présentant la plus forte concentration de ▶
42-47 bafcor:Mise en page 1
10/11/08
11:46
Page 46
5
e n c o u ve r t u r e ▶ migrants. L’existence de quartiers pauvres
permet à leurs habitants de s’insérer malgré tout dans le marché du travail local, ce qui a pour effet de favoriser un approfondissement des échanges entre les différentes couches sociales au sein d’une même ville. Si la politique urbaine d’une agglomération consiste à repousser vers des banlieues éloignées toute la population pauvre émigrée, l’expérience montre que, bien souvent, la population pauvre locale finit elle aussi par être chassée vers l’extérieur. Cette politique gâche de belles occasions de contact entre couches sociales différentes et empêche une répartition verticale des tâches entre la population locale plus aisée et la population pauvre issue d’autres régions. En conséquence, les riches ne peuvent dégager du temps libre en procurant du travail aux pauvres, et les a priori hostiles entre classes différentes s’en trouvent exacerbés. Du point de vue de la gestion urbaine, l’existence stable de quartiers riches et de quartiers pauvres rend plus efficaces la politique de contrôle des différentes zones urbaines et la gestion de l’urbanisme. Par exemple, on peut concentrer dans les quartiers pauvres les efforts en matière d’équipement de service public pour fournir aux populations à bas revenus des prestations spécifiques dans les domaines de l’éducation, des soins médicaux, de l’hygiène et du maintien de l’ordre, et améliorer ainsi leur qualité de vie. Il est possible de définir un plan de transport urbain plus performant et plus apte à satisfaire les différentes couches sociales si l’on tient compte du fait que les riches utilisent surtout leur voiture personnelle tandis que les pauvres prennent davantage les transports en commun. CANTON, UNE MÉTROPOLE OÙ RÈGNE UNE INCOMPARABLE TOLÉRANCE
Il n’est guère probable aujourd’hui qu’une ville comme Canton se montre sensible aux appels au rejet d’une partie de sa population par une autre. C’est une métropole comme on en trouve peu, où règne une incomparable tolérance. Ce n’est pas Pékin, où il faut apprendre à parler mandarin en tournant sa langue comme si l’on avait un caramel dans la bouche si l’on veut que la capitale daigne vous accepter comme l’un des siens. Canton ne ressemble pas non plus à Shanghai, où les hommes comme les femmes doivent apprendre à parler shanghaïen en faisant la coquette, c’està-dire en se mordant la langue afin de ne pas déclencher d’imperceptibles froncements de sourcils. A Canton, les autochtones parlent cantonais mais vivent en parfaite harmonie avec tous ces nouveaux émigrants qui s’expriment dans un mandarin très approximatif. C’est précisément dans une ville comme celle-là, extrêmement tolérante, que les médias, en traitant le sujet des “villages urbains”, n’ont pas hésité à utiliser l’appellation plus adéquate, et à la signification plus large, de “quartiers pauvres”. Une telle audace de la part d’une presse qui ose regarder les choses en face serait inimaginable à Shanghai ou à Pékin, où les “villages urbains” n’existent pas. C’est pourquoi, même si je crois que ces villages apparus spontanément dans les villes finiront par disparaître, cela se fera à Canton d’une manière beaucoup plus civilisée et plus moderne qu’ailleurs… Huang Zhangjin
Les déplacés de Satwa A Dubaï, le quartier où s’entassent les travailleurs immigrés asiatiques est voué à la démolition. On prévoit de construire à la place une luxueuse cité-jardin. GULF NEWS (extraits)
J
Dubaï
e me souviens qu’à une époque il fallait jouer des coudes pour pénétrer à l’intérieur du supermarché Al-Maya, dans le quartier de Satwa, à Dubaï. Des gens étaient toujours massés devant l’immense panneau d’affichage placé à l’entrée, qui regorgeait d’offres et de demandes d’“espaces lits”. Un espace lit, c’est exactement cela, un endroit où installer un lit. Récemment, je suis retourné au supermarché : cette fois, il n’y avait guère que quelques badauds devant le panneau naguère si convoité. “C’est comme ça depuis le début de l’année, depuis que les propriétaires de maisons du quartier ont commencé à recevoir des avis de démolition”, explique Ronald Peros*, un Philippin employé dans un hôtel non loin de là, sur Sheikh Zayed Road. Ce quartier qui affichait les loyers parmi les plus bas de la ville et où vivent de nombreux Pakistanais, Philippins et Indiens au budget serré n’est plus le refuge qu’il était pour eux, y compris quand ils étaient au chômage et que des amis les invitaient à partager leur lit le temps qu’ils trouvent un emploi. Ronald a appris il y a quelques mois que son bail ne serait pas renouvelé. Il a d’abord cru qu’on voulait augmenter son loyer, qui était de 600 dirhams [128 euros]. Mais, quand est apparue la notification officielle de démolition, sous la forme de chiffres peints en vert sur les murs de la maison, il a compris qu’il allait lui falloir trouver un autre “espace lit”. Quand la maison d’en face a été rasée, il y a deux mois, Ronald a bien été obligé de regarder la réalité en face : les jours du Satwa qu’il connaissait étaient comptés. Au moment où paraîtra cet article, Ronald se sera installé avec son ami derrière l’hôtel Crowne Plaza, sur Sheikh Zayed Road. Il sera plus près de son travail, mais il devra débourser 100 dirhams de plus, et c’est autant de moins qu’il pourra envoyer à sa femme, à son enfant et à ses parents restés au pays, dans un village près de Manille. Et puis, qui sait si les chiffres verts tant redoutés ne vont pas apparaître sur ces murs-là aussi ? Tout cela est le résultat d’un projet urbanistique baptisé provisoirement “Jumeirah Garden City”, qui prévoit l’installation de jardins, de canaux et d’espaces verts, et qui doit faire du secteur l’un des endroits les plus beaux des Emirats. “Bref, nous n’avons pas d’autre choix que de partir”, dit avec lassitude Shaukat Hussain*, originaire de Hyderabad, en Inde. Shaukat est arrivé à Abou Dhabi en 1977 pour travailler comme cuisinier. Il s’est installé à Dubaï en 1979 et vit depuis lors à Satwa, où il possède une échoppe de shawarma [viande grillée à la broche]. Shaukat a fait venir à Dubaï de nombreux neveux et cousins. Mais ses fils n’ont pas le droit de travailler comme cuisiniers. “Ils doivent faire des études”, explique Shaukat, manifestement fier de son aîné, qui obtiendra l’an prochain son diplôme
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
46
■A
lire
Spécialiste des migrations forcées, des réfugiés et de l’asile, l’anthropologue Michel Agier vient de publier chez Flammarion Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire. Il est aussi l’auteur de Aux bords du monde, les réfugiés (Flammarion, 2002).
d’ingénieur électricien. Même si le bâtiment où se trouve son commerce est épargné, Shaukat ne se voit pas tellement d’avenir à Satwa. “Si les maisons sont démolies, nos clients s’en iront, et qu’est-ce qu’il nous restera comme activité ?” s’interroge-t-il. La même question tourmente Faisal, coiffeur dans un salon à environ un kilomètre du “restaurant” de Shaukat. “On entend parler de toutes ces démolitions à Satwa, alors on s’attend nous aussi à devoir partir”, explique Faisal. Le point le plus sensible est bien sûr l’argent : avec l’augmentation des loyers, Faisal a du mal à joindre les deux bouts, sans même parler de mettre de l’argent de côté pour l’envoyer chez lui au Kerala, en Inde. “Je paie 550 dirhams [115 euros] pour l’espace lit que je partage avec sept autres personnes dans la maison d’en face, assure-t-il. Les bons mois, je gagne 1 500 dirhams [320 euros], mais souvent moins. Qu’est-ce qu’il me reste à envoyer à ma famille ?” Pas grand-chose, effectivement. Mais Faisal n’a pas perdu espoir : il a son permis de conduire et, si le salon de coiffure ferme, il cherchera un emploi de chauffeur. Son collègue Raman, indien lui aussi, n’a pas autant de chance. A Dubaï depuis un an, il n’a pas encore pu envoyer un seul dirham chez lui pour rembourser les 160 000 roupies [2 600 euros] qu’il a empruntées pour payer son visa pour Dubaï. Faisal dit qu’il rentrera en Inde s’il ne trouve pas d’emploi satisfaisant. Raman, lui, n’a pas de plan de repli. “Tant que je n’ai pas remboursé ma dette, je ne peux pas rentrer”, reconnaît-il avec un sourire courageux, mais sans guère d’espoir. Shiva Kumar Thekkepat * Les noms ont été modifiés à la demande des intéressés.
VISAS
Coincés sur l’île de Kish
epuis le mois d’août, plusieurs centaines de personnes en provenance des Emirats arabes unis (EAU) sont bloquées sur l’île iranienne de Kish, de l’autre côté du golfe Arabo-Persique, et dans la ville frontalière de Buraimi, au sultanat d’Oman. Il s’agit de travailleurs immigrés – philippins, pour la plupart – qui subissent le durcissement des conditions de séjour aux Emirats. Tiraillées entre le besoin de main-d’œuvre et la crainte d’être débordées, les autorités émiraties ont pris fin juillet une série de mesures restrictives, parmi lesquelles l’obligation de quitter le territoire pendant un mois, au lieu d’un jour précédemment, pour obtenir le renouvellement d’un visa de tourisme. Théoriquement, ce visa ne donne pas le droit de travailler, mais, dans la pratique, beaucoup d’entreprises embauchent ces “touristes” parce que cela leur permet de contourner les maigres obligations qu’elles ont vis-à-vis de leur personnel. Comme le rappelle le quotidien émirati Gulf News, de nombreux immigrés des EAU ont pris l’habitude, ces dernières années, de faire un voyage éclair à Kish ou à Buraimi pour y faire renouveler leur visa de tourisme. Mais, parmi ceux qui s’y sont rendus récemment, beaucoup n’étaient pas au courant du nouveau délai de trente jours et se sont retrouvés coincés, sans moyens d’assurer leur subsistance sur place. L’ambassade des Philippines aux Emirats estime qu’un millier de personnes seraient dans ce cas à Buraimi et environ 2 000 à Kish. Selon des témoignages recueillis à Kish par des journalistes de Gulf News, certaines auraient été chassées de leurs chambres d’hôtel et relogées dans des baraquements installés ces dernières semaines. Le gouvernement philippin, indique The National, un autre quotidien émirati, a créé ces derniers jours un fonds d’aide destiné au rapatriement de ses ressortissants, mais beaucoup refusent cette option, au motif qu’un travail les attend aux Emirats.
D
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
42-47 bafcor:Mise en page 1
10/11/08
11:46
Page 47
EXODES
Jenny Matthwes/REA-Panos
●
6
Quand ma bonne sri-lankaise rentre au pays Comme tant de ses compatriotes, Nichanti a été employée de maison à Beyrouth. Elle s’apprête à retourner chez elle, avec des projets plein la tête. Son employeur, l’écrivain libanais Hassan Daoud, raconte.
P
AL-MUSTAQBAL
Beyrouth
lus que quatre jours, et Nichanti prendra le vol du retour au Sri Lanka. Elle n’a pas voulu rester une année de plus. Comme elle dit, elle était venue pour trois ans, et ce temps touche à sa fin. Pour les Sri-Lankaises, c’est comme un service militaire qu’elles accomplissent, en tout cas celles qui en ont l’opportunité. Nanda, elle, est restée douze ans et elle n’est pas partie de son plein gré. Elle était tombée amoureuse d’un homme corrompu qui lui a dérobé tout ce qu’elle avait gagné, avant de l’abandonner. Quant à son employeur, il n’a pas voulu lui renouveler son séjour, ni son contrat de travail. Nanda a eu toutefois droit à 200 dollars, pour ne pas arriver chez elle les mains vides. Certaines d’entre elles n’honorent pas leur contrat jusqu’au bout, comme Komari, qui travaillait chez nos voisins. Ils disent qu’elle est venue ici pour s’amuser, et non pour travailler. Ainsi, certaines achèvent leurs contrats, d’autres prolongent leur séjour au-delà, d’autres encore partent avant la fin. Nichanti avait dit trois ans et elle s’y est tenue. Elle n’a pas été tentée par l’idée de gagner 70 dollars de plus par mois, ce qui lui aurait permis de meubler la maison qu’elle compte acheter au Sri Lanka avec les
2 000 dollars qui constituent toute sa fortune. Ce ne sera donc pas une maison somptueuse, même selon les critères de son pays, mais un trois pièces dont l’élément le plus important est le petit réfrigérateur, style frigo de bureau. “C’est pour avoir de l’eau froide”, a-t-elle précisé, mais aussi pour l’esthétique. Quant au reste, elle verra ce qu’elle pourra acheter une fois là-bas. Elle a tout de même expédié au Sri Lanka un colis de 120 kilos, contenant en majorité des cadeaux pour son fils, Sita, qui a déjà 5 ans. Elle avait commencé à lui acheter des vêtements deux ou trois mois après son arrivée. Nous avions essayé de lui faire comprendre que ces vêtements ne seraient plus à la taille de l’enfant dans trois ans, mais en vain. Un jour, elle a reçu une lettre accompagnée d’une photo de lui. “C’est une erreur du photographe”, a-t-elle commenté en éloignant l’image de son visage. On a plaisanté en lui disant que non seulement il était noir, mais qu’en plus il allait porter des vêtements trop courts. Dans le colis qu’elle a expédié, il y avait aussi des cadeaux pour des gens dont elle n’a jamais évoqué le nom durant son séjour. C’est que les Sri-Lankais ont des liens de parenté qui nous sont difficilement compréhensibles. Pour l’accueillir à son arrivée, à l’aéroport, ils seront tous là, “tout le village”, a-t-elle affirmé. Pour l’occasion, elle a acheté une robe qui lui a coûté 35 dollars et elle a dit qu’elle voulait aller chez le coiffeur la veille de son départ, réalisant ainsi un souhait aussi cher pour elle que l’achat du réfrigérateur. Nous ne cessons de lui demander : “Qui va venir t’accueillir à l’aéroport, Nichanti, ton mari ou le frère de Komari ?” Le frère de Komari, c’est ainsi qu’elle l’appelle, elle ne le connaît que par la description que lui en a faite sa copine, et elle est tombée sous le charme. A l’époque, elle était désespérée car son mari s’était mis à lui faire du
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
47
▲ Des employées de
maison sri-lankaises attendent devant l’ambassade de leur pays, à Beyrouth.
Faits et chiffres
■
Le quotidien Le Monde et l’hebdomadaire La Vie ont additionné leurs compétences pour coéditer un copieux Atlas des migrations agrémenté de 200 cartes et de nombreux graphiques. Un tour très complet de la question, sous ses aspects historiques et géographiques, mais aussi diplomatiques et prospectifs. Disponible chez les marchands de journaux.
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
chantage en lui disant qu’il allait se remarier. Avant cela, il ne cessait de lui demander de l’argent. Il était très habile, il s’inventait constamment des besoins. Dernièrement, il lui a même dit qu’il avait besoin d’argent pour acheter du hachisch ou quelque chose de ce genre que l’on consomme là-bas. A la maison, nous n’arrêtions pas de lui dire : “Don’t send him money, don’t !” [Ne lui envoie pas d’argent !] Il a fini par se remarier. Il lui a d’abord annoncé la nouvelle par téléphone, puis l’a mise au courant de la date du mariage. Il l’appelait pour lui en raconter les détails. Il était sérieux, très sérieux. Nichanti contactait chaque fois ses parents pour vérifier s’il disait la vérité. Ils lui répondaient : “Oui, il l’a fait ce salaud !” Ninchanti adore les photos, la moitié de ses pourboires y passent. Elle les encadre et les expose soigneusement dans sa chambrette. Elle aime également faire réaliser des photomontages. Un jour, elle a payé le photographe pour faire un montage de sa photo avec celle de Janikeh, le frère de Komari. Le photographe a réussi à les représenter entrelacés, en harmonie, de telle sorte que l’un regarde l’autre en souriant. “C’est pour qui la robe et la belle coiffure, Nichanti ? Pour ton mari ou pour le frère de Komari ?” lui avons-nous demandé. Nous pensons qu’elle aime encore son mari et que le frère de Komari n’est rien d’autre qu’un substitut amoureux qui pourrait devenir un amant au cas où les 2 000 dollars ne parviendraient pas à remettre son mari dans le droit chemin. Mais nous avons peur qu’elle ne tombe à nouveau dans le piège, un piège que son mari a déjà commencé à dresser lorsqu’il l’a appelée à plus de trois reprises la même journée pour lui dire que sa nouvelle femme était partie travailler à Dubaï. Nous continuons à l’inciter : “Don’t give him money Nichanti. Buy a house !” [Ne lui donne pas d’argent, Nichanti. Achète une maison !] Nous lui rappelons tous les jours l’histoire de Nandi, qui a perdu le bénéfice de douze années de travail en deux mois à cause d’un sale type qu’elle avait rencontré ici. Pour nous faire taire, mais aussi pour mettre fin à son hésitation, elle nous a dit qu’elle rentrait au Sri Lanka pour son fils et que, pour le reste, elle verrait plus tard. Nichanti est maintenant riche, selon les critères de son pays. Nous sommes inquiets de ce qu’il adviendra de ses 2 000 dollars. “Attention à ne pas te faire dévaliser à l’aéroport, Nichanti”, l’avons-nous avertie. Peut-être parce que nous savons que cette somme est tout ce qu’elle possède. Ceux qu’elle appelle ses parents ne sont en réalité que des proches qui se sont chargés de l’élever à la mort des siens. Ces gens-là aussi attendent le retour de l’émigrée. Quant à son mari, c’est un voyou qui, quelques jours avant son retour, lui fait du chantage avec son fils et ne cesse de manier la carotte et le bâton. Le frère de Komari, lui, n’est qu’une simple illusion, une image dont les contours sont encore flous. Lui aussi pourrait s’avérer cupide. Nous continuons à lui prodiguer des conseils et nous n’excluons pas qu’elle puisse revenir, comme tant d’autres qui sont retournées à la case départ en se promettant cette fois d’être plus prudentes et plus méfiantes. Hassan Daoud* * Ecrivain libanais. Le Chant du pingouin (Actes Sud, 2007) est son dernier roman paru en France.
48-51 en couv:Mise en page 1
10/11/08
12:02
Page 48
e n c o u ve r t u r e
7
Le camp comme nouveau modèle urbain Les espaces transitoires où s’entassent les réfugiés, les déplacés et les migrants préfigurent la ville de demain. THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
Cela commence par une bâche en plastique tissé, bleue d’un côté, blanche de l’autre, d’environ 20 mètres carrés. Supportée par des armatures ou simplement drapée autour de la première structure venue, elle devient un abri, où sont censées vivre de 4 à 6 personnes. Parfois, il y a des tentes, mais généralement tout juste assez pour loger les plus vulnérables : les femmes seules avec enfants, par exemple. Les tentes font environ 16 mètres carrés, et elles aussi sont censées abriter de 4 à 6 personnes – une famille ou, du moins, un ménage. Un groupe de 16 familles constitue une communauté ; 16 communautés forment un bloc ; 4 blocs correspondent à un secteur ; et 4 secteurs constituent un camp. Quatre à six personnes dans une structure légère de 4 mètres sur 5, flanquée d’une autre, puis d’une autre, et ainsi de suite à perte de vue, une mer de bleu et de blanc formant une métropole à forte densité pour personnes déplacées. D’innombrables camps de ce genre sont disséminés à travers le monde, de l’Afghanistan à la Pologne, du Burundi à la Thaïlande, en passant par la Serbie, le Népal, l’Iran et le Cambodge, sorte d’archipel semi-souverain éparpillé d’un bout à l’autre de la planète, administré par les Nations unies et pris en charge par des ONG. Les gens qui y vivent sont des réfugiés, des non-citoyens confinés dans des villes ad hoc, sans doute la forme la plus pure d’un phénomène mondial en plein essor : l’architecture de fortune, l’habitat de dernier recours, l’urbanisme d’urgence.
2. LE PROVISOIRE PÉRENNE Selon la définition des Nations unies, quiconque a traversé une frontière internationale pour échapper à la persécution est un réfugié. On compte environ 10 millions de réfugiés dans le monde, 14 millions si l’on y inclut les Palestiniens (qui sont considérés comme un cas à part). Les chiffres sont approximatifs et la définition est vague : une migration forcée peut être provoquée par toutes sortes d’événements, de la guerre à la famine, et ceux qui ont trouvé asile dans un refuge dans leur propre pays – et qui sont donc classés officiellement dans la catégorie des déplacés internes – ne sont pas forcément mieux lotis que ceux qui ont réussi à franchir une ligne tracée sur une carte. Elargissant la définition pour y inclure toute personne fuyant les conflits ou les violences et ayant besoin de protection, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) dénombre un total de 33 millions de personnes relevant de sa compétence. Certaines se sont fondues dans la population des pays voisins ; beaucoup ont tout bonnement disparu. Quelque 3,7 millions parviennent jusqu’à un camp. Jusqu’à récemment, l’aménagement des camps se focalisait
▶ Au Darfour,
le camp de Mornay accueille 80 000 personnes déplacées.
Déplacés internes
■
C’est le nom que l’on donne aux civils qui ont été contraints de fuir leur lieu de vie pour se mettre à l’abri de violences, mais qui sont restés à l’intérieur des frontières de leur pays d’origine. De 1,2 million en 1992, ils sont passés à 26 millions en 2007, dépassant de loin le nombre de réfugiés, qui s’établissait la même année à 16 millions, selon les chiffres de l’UNHCR. Le plus souvent, ils ne bénéficient ni de la protection ni de l’assistance fournie aux réfugiés, ce qui en fait, selon l’UNHCR, le plus grand groupe de personnes vulnérables sur terre aujourd’hui. Le Soudan (5 à 6 millions), la Colombie (3 millions) et l’Irak (2,7 millions) sont les pays comptant les plus grandes populations de déplacés internes.
qu’il existe des pressions pour plafonner le montant de l’aide disponible ou, du moins, pour éviter de l’afficher trop ostensiblement. Qui plus est, très peu d’Etats ont envie de voir de vastes colonies d’étrangers démunis s’installer indéfiniment à leurs frontières, d’abord parce que cela comporte des risques de déstabilisation, le conflit qui les a poussés là pouvant fort bien s’étendre, ensuite parce que c’est une plaie. Les camps de réfugiés sont donc délibérément conçus pour être provisoires, et tout est fait pour dissuader les gens qui y vivent de s’y fixer. “Les pays hôtes partent du principe tacite que, si on rend la vie difficile ou pénible aux gens, ils repartiront plus vite chez eux”, explique avec une exaspération mêlée de tristesse Jeff Crisp, chef du service d’élaboration de la politique générale et de l’évaluation à l’UNHCR. La position officielle est donc que le rapatriement est toujours imminent. Mais les crises de réfugiés ont le don de durer bien plus longtemps qu’on ne veut l’admettre et le prévoir. Cette année marque le soixantième anniversaire des camps palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ; des Afghans sont coincés dans le nord-ouest du Pakistan depuis l’invasion soviétique de leur pays, en 1979, et des Soudanais et des Somaliens dans le camp de Kakuma, au Kenya, depuis 1992. Et le temps passé en exil s’allonge. En 1993, un réfugié pouvait s’attendre à passer neuf ans dans un camp ; en 2004, la durée moyenne de séjour était de dix-sept ans – soit près de une année d’augmentation par an, ce qui laisse penser que très peu de gens rentrent effectivement un jour chez eux. Plus les conflits se prolongent et se
▶ Un camp
de réfugiés à la verticale. Après l’autoproclamation de l’indépendance de l’Abkhazie, en juillet 1992, l’hôtel Iberia de Tbilissi a accueilli plusieurs centaines de réfugiés géorgiens.
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
Julien Daniel/Œil public
1. LA BÂCHE, LE SECTEUR, LE CAMP
moins sur l’hébergement que sur l’alimentation, l’approvisionnement en eau, la sécurité et les soins médicaux, en partie parce que l’on peut vivre plus longtemps sans toit que sans nourriture et en partie parce que l’abri appartient à une zone grise, entre l’aide, qui est immédiate, et le développement, qui est à plus long terme et relève donc d’autres modes de financement. Des centaines d’organisations humanitaires opèrent aujourd’hui dans le monde, mais seulement une poignée d’entre elles se consacrent à l’habitat, et encore, depuis quelques années à peine. La dernière édition en date du Manuel des situations d’urgence de l’UNHCR est un pavé de 569 pages [dans sa version anglaise]. On y trouve tout, des spécifications techniques du matériel de télécommunications au journal de bord des véhicules et aux normes minimales en matière de nutrition, mais seulement 19 pages sont consacrées aux abris. Pour en comprendre la raison, il faut démêler un écheveau de faits historiques et de restrictions naturelles. Tout d’abord, les gens qui sont contraints de fuir leur pays pour échapper à un conflit ont de grandes chances de se retrouver dans un pays qui, s’il est plus stable politiquement, est dans une situation économique tout aussi désespérée que celui qu’ils ont quitté : il y a très peu d’endroits au monde (la frontière américano-mexicaine en est un) où la situation change en l’espace de quelques kilomètres. Mais on ne peut attendre d’aucun Etat, si bienveillant et si généreux soit-il, qu’il permette à des centaines de milliers de ressortissants d’un pays voisin de bénéficier d’un niveau de vie supérieur à celui de la population locale, ce qui explique
48
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
48-51 en couv:Mise en page 1
10/11/08
12:02
Page 49
Michael Zumstein/Œil public
EXODES
complexifient, plus la perspective d’un rapatriement rapide et direct devient incertaine. Cet état de choses crée un certain nombre de problèmes, à commencer par la surpopulation croissante des camps : la population d’un camp augmentant de 4 % par an – ce qui est la norme parmi les personnes déplacées –, elle double pratiquement en l’espace de dix-sept ans, sans que l’on puisse espérer accroître la superficie du terrain qui lui est alloué. Mais reconnaître qu’il s’agit d’implantations semi-permanentes et les planifier en tant que telles revient à nier l’idée que les réfugiés retourneront bientôt chez eux. On a donc des camps de long terme bâtis selon des principes de court terme.
3. LA FIN DU PAYS Il existe un problème plus profond et plus diffus, inhérent à l’idée même de camp. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a été créé en 1950 pour aider à la réinstallation des Européens déplacés par la Seconde Guerre mondiale, des populations urbaines retournant dans des villes occidentales qui, si dévastées qu’elles aient été, étaient en phase de reconstruction rapide après un conflit qui était résolument fini. La mission de l’agence aurait dû s’arrêter là, mais l’invasion de la Hongrie par l’Union soviétique [en 1956] et la guerre d’Algérie [1954-1962] créa de nouvelles populations de déplacés, et l’UNHCR vit au contraire son mandat élargi. Vers le milieu des années 1960, les différentes guerres d’indépendance africaines provoquèrent des vagues de migrations forcées ; après quoi, il y eut le Bangladesh, puis le Cambodge et, à la fin des années 1970, on vit naître le camp de réfugiés tel que nous le concevons aujourd’hui. Les réfugiés européens en attente de leur rapatriement avaient été abrités dans de grandes tentes ou des baraques en préfabriqué, mais cela se mit à changer avec l’arrivée de Fred
Cuny. Ce Texan, qui s’était passionné pour l’aide d’urgence à la fin des années 1960, fonda un cabinet de consultants et passa le restant de ses jours à voyager d’une crise à une autre : le Biafra, le Guatemala, le Kurdistan, la Somalie, la Bosnie-Herzégovine. A la longue, il se mit à plaider pour l’usage de tentes unifamiliales disposées comme dans un village, y voyant un modèle plus confortable et plus souple – et qui, de surcroît, limitait considérablement la propagation des maladies infectieuses. Il parvint à convaincre les agences d’aide internationale qu’il avait raison. Cuny a disparu en Tchétchénie en 1995 ; son corps n’a jamais été retrouvé. Il est devenu depuis une figure légendaire et héroïque, mais le monde a beaucoup changé depuis les années 1970, et certaines de ses idées sont devenues inopérantes. D’une part, les camps sont désormais si peuplés et si enracinés que la vision arcadienne de Cuny a été enterrée ; beaucoup de camps sont de facto des villes composées de modules ruraux, comparables à des paquebots qui auraient été assemblés à partir de radeaux encordés les uns aux autres. D’autre part, beaucoup de réfugiés récents évitent les camps et se dirigent directement vers des capitales, comme les 1,4 million de réfugiés irakiens qui, depuis l’invasion américaine, en 2003, ont traversé la frontière syrienne. Dans certains cas, il s’agit de populations citadines en quête d’un refuge urbain ; d’autres sont des ruraux qui pensent que c’est en ville qu’ils trouveront du travail. Ils se retrouvent très souvent sans abri et sans emploi, obligés de vivre au jour le jour dans un environnement hostile, sans que l’ONU puisse rien faire pour eux. Cela a pour conséquence une sorte d’urbanisation spontanée, que les ONG ne savent absolument pas comment gérer. Les chiffres donnent le tournis et le phénomène est très répandu. Même le Darfour, que la plupart des Occidentaux imaginent être un désert, a trois ▶
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
49
STATUT
Histoires de passeports
’Occident peut se vanter de ses réussites et de son niveau de civilisation. Mais il a aussi ses défauts. Rien de plus agaçant, par exemple, que le mépris des fonctionnaires pour certains documents, comme mon passeport britannique. Je l’ai obtenu de haute lutte, après des mois de démarches. Je me souviens comme si c’était hier de la première fois que je l’ai utilisé. C’était pour un voyage en France. A Douvres, je le tends avec fierté au policier anglais… mais le précieux document ne provoque chez lui qu’un bâillement. Par un signe de la main, il me dit de passer au lieu de l’ennuyer avec mon passeport. J’étais déçu comme une bonne épouse qui aurait préparé un délicieux plat et qui attend en vain que son mari lui fasse des compliments. Et c’était pire en arrivant à Calais. Le policier français ne m’a même pas laissé l’occasion de montrer l’objet de ma fierté : dès qu’il en a vu le bout dépassant de la poche de mon veston, il a hoché la tête pour me signifier de ne pas encombrer le passage. Le comble du mépris ! Mon passeport britannique m’a valu une tout autre expérience dans un pays arabe. Enfin, on a accordé à mon document l’importance qu’il méritait. Dès que je l’ai sorti, le fonctionnaire s’est ébroué. Puis il l’a pris avec un profond sou-
L
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
pir et s’est mis à en feuilleter les pages une par une pour lire attentivement chaque mot, sans arrêter de tortiller ses moustaches. Vu le temps qu’il y passait, il était évident qu’il y prenait du plaisir. Quand il a vu que j’étais né à Bagdad, il a même invité son supérieur à en partager la lecture. Puis les deux ont allumé une cigarette et, entourés d’un épais nuage de fumée, ils ont échangé des regards et devisé longuement. Ah, ce n’est pas tous les jours qu’on voit le mot Bagdad écrit sur un passeport britannique. Cela m’a fait chaud au cœur. Enfin quelqu’un qui me faisait sentir de quel auguste document j’étais le détenteur. Un citoyen arabe n’a aucune valeur en soi. Il n’en a qu’en fonction de ses papiers. Dès qu’un Arabe obtient un bon passeport avec de bons visas, il prend de la valeur. La police des frontières le traite enfin comme il faut et les demoiselles se jettent sur lui pour demander sa main. Leurs pères, qui jadis se seraient enquis des diplômes, des biens et des mœurs du futur marié, n’ont plus aujourd’hui qu’un critère en tête : ils veulent savoir s’il a un passeport occidental ou accès à cette denrée rare que sont les visas pour des pays où l’on n’aime pas les Arabes. Khalid Kishtaini*, Asharq Al-Awsat, Londres * Billettiste et écrivain satirique irakien.
48-51 en couv:Mise en page 1
10/11/08
12:02
Page 50
e n c o u ve r t u r e ▶ grandes villes. “Il y a cinq ans, le Darfour était
urbanisé à 18 %”, souligne Alex de Waal, un spécialiste du Soudan associé au Conseil de recherche en sciences sociales de New York. “Le taux d’urbanisation est aujourd’hui de 65 % et il y a peu de chances qu’il retombe au-dessous des 50 %. La plupart des gens campent aux abords des villes, sur des terres qui étaient auparavant agricoles ou forestières, ou destinées à un autre usage. Ils créent de nouvelles zones de peuplement, qui sont très rapidement absorbées dans les villes.” Et l’ONU, comme c’est souvent le cas, est paralysée par les limites de son mandat, contrainte d’ignorer l’évidence. “L’ONU s’est soigneusement tenue à l’écart du sujet, poursuit de Waal. Elle fait semblant de croire qu’il s’agit d’un phénomène passager.” Les crises de réfugiés sont généralement considérées comme relevant du problème plus général de l’aide aux sinistrés, qui a le même degré d’urgence mais se pose en des termes très différents (les ouragans, les tremblements de terre et autres catastrophes naturelles sont des événements ponctuels et limités dans le temps ; les populations sinistrées restent à proximité de chez elles, et la reconstruction peut commen-
BANGLADESH
4. UN MILLIARD DE LOGEMENTS Mais, direz-vous, et les architectes, et les urbanistes, tous les gens formés pour répondre à ce type de situation ? Je me suis posé moi aussi la question et il m’a fallu un certain temps pour trouver des réponses. En cherchant bien, on
Le ghetto de l’Histoire
Des milliers de réfugiés vivent à Dacca dans des camps depuis la guerre indo-pakistanaise de 1971. Et rien n’est fait pour les aider.
’est presque par hasard que j’ai visité le camp Geneva de Mohammadpur à Dacca, l’un des plus grands camps abritant des milliers de Biharis [non-Bengalis venus d’Inde après la Partition de 1947 et fidèles au Pakistan occidental lors de la guerre de 1971, qui déboucha sur l’indépendance du Pakistan oriental, renommé Bangladesh]. Lors de mon dernier passage dans la capitale bangladaise, mon guide Ronny m’a proposé d’aller goûter les meilleurs kébabs biharis de la ville. Il m’a dit qu’il habitait tout près de cet endroit et m’a demandé de le retrouver dans les environs. J’étais loin de me douter que notre lieu de rendez-vous n’était autre que le seuil des basfonds de la ville. Ce n’est qu’en arrivant dans ce lieu que j’ai compris que les blessures de 1971 n’étaient toujours pas refermées pour les centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont attendu toutes ces années pour qu’Islamabad leur accorde une identité et la citoyenneté. L’Etat pakistanais s’est empressé d’oublier leur existence, comme on chercherait à oublier une malédiction. Et pour les Bangladais, ces gens-là étaient des “traîtres”. En quelques minutes, j’avais presque oublié les célèbres kébabs, et j’obligeai Ronny à m’accompagner à l’intérieur du camp. Je compris très vite que je n’avais pas besoin de guide parlant le bengali car la langue du ghetto était l’ourdou et, trente-cinq ans plus tard, on apercevait encore à chaque coin de rue des drapeaux et des portraits de dirigeants pakistanais. Tout à la fois rongé de culpabilité et excité par cette expérience authentique, je déambulais dans les ruelles sombres et puantes parcourues par des égouts à ciel ouvert. J’ai fréquenté d’autres bidonvilles, mais celui-ci était particulier car il empestait à plein nez
C
cer presque immédiatement). Il serait toutefois plus utile d’envisager les crises de réfugiés dans le contexte de la nouvelle et gigantesque vague de migration urbaine, une tendance récente qui a fait sortir de terre au moins 26 villes de plus de 10 millions d’habitants dans le monde. Cela a engendré une crise permanente du logement : quartiers de taudis, bidonvilles, favelas, colonies de squatters. Il y a 80 000 personnes qui vivent au sommet d’une décharge publique à Manille ; un nombre indéterminé de personnes – jusqu’à 1 million, peut-être – qui dorment toutes les nuits dans les cimetières du Caire ; des camps de sans-abri à San Francisco, Atlanta et Houston ; des campements de travailleurs immigrés au pied des gratte-ciel dans les pays du Golfe. Tous sont des personnes déplacées.
la politique élitiste contemporaine, les effusions de sang et l’inhumanité glaciale que les Pakistanais n’osent regarder en face. Les conditions de vie feraient honte à n’importe quel Asiatique du Sud ayant une once de conscience. La plupart des familles vivent dans des maisons constituées de pièces minuscules à l’intérieur desquelles sont entassées toutes leurs possessions et toute la parentèle. Pas de toilettes dignes de ce nom, ni d’adduction d’eau. Tout se passe comme si la civilisation n’était jamais arrivée jusqu’ici. Mohammadpur n’est que l’un des 116 camps répartis dans l’ensemble du Bangladesh qui sont sortis de terre au lendemain de la guerre de libération de 1971, que nos manuels scolaires appellent pudiquement “la chute de Dacca”. Après la guerre de 1971, les Pakistanais ourdouphones n’ont pas tous été rapatriés au Pakistan. Aujourd’hui encore, ils sont plusieurs centaines de milliers à vivre en noncitoyens dans des camps. Mohammadpur a fini par devenir un petit enfer enclavé, à deux pas de quartiers chics et de zones commerçantes. L’esprit humain sait toutefois contrer les forces de la nature et de l’Histoire. A l’intérieur du camp, des îlots de l’Etat de Bihar miniaturisés ont été recréés à partir des souvenirs et des nostalgies qui sont le propre des émigrés. Il y a un Comité général de rapatriement des Pakistanais en transit, les tribunaux ont rendu des jugements et, chaque année, la classe politique pakistanaise se soumet religieusement au rituel des déclarations déplorant le calvaire de ces gens. De nombreux Biharis n’ont aucune intention de rejoindre le Pakistan, mais ceux qui en auraient envie risquent fort de mourir en rêvant d’une patrie qui n’existera jamais.
■ “Free
movers”
L’Europe est leur terrain de jeux. Ils vivent à Londres, Bruxelles ou Amsterdam, sans planifier la durée de leur séjour. Les free movers, tels que les décrit le sociologue Adrian Favel, “échappent aux définitions sociologiques existantes. Ce ne sont pas des immigrants et encore moins des expatriés. Ils ne constituent pas un groupe politique, économique et social à problème.” Auteur du livre Eurostars and Eurocities ; Free Movements and Mobility in Europe, ce professeur à l’Université de Californie à Los Angeles explique au NRC Handelsblad que passer d’une ville à l’autre est aussi une manière d’“échapper aux pressions sociales” et de “grimper l’échelle sociale plus vite que dans son pays”.
Raza Rumi*, The Friday Times (extraits), Lahore * Raza Rumi est écrivain ; il édite un cybermagazine, Pak Tea House, et le blogzine Lahore Nama.
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
50
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
finit par dénicher une poignée de cabinets d’architectes qui se sont donné pour mission de loger les non-logés. Il existe une histoire et une tradition, marquées par des gens comme Hassan Fathy, un architecte cairote qui, à partir des années 1930, a appris aux pauvres d’Egypte à construire des maisons en banco ; Buckminster Fuller, et ses dômes géodésiques ; et l’association Habitat pour l’humanité. On trouve quelques professionnels imaginatifs, comme Architecture for Humanity, une ONG remarquable dont le siège est à San Francisco. Le long de la frontière américano-mexicaine, Teddy Cruz a réalisé en un temps record des logements bon marché et créatifs à partir de matériaux de récupération. Jaime Lerner, un architecte brésilien qui a été maire de Curitiba, a contribué à faire de sa ville, qui était une métropole de près de 2 millions d’habitants infestée de bidonvilles, un modèle d’urbanisme écologique et fonctionnel. Il y a aussi des dizaines de petites initiatives, de projets locaux souvent entrepris par de jeunes diplômés (l’un de mes préférés : les Mad Housers, un groupe d’Atlanta qui bâtit des abris de fortune pour les SDF). Pourtant, les organisations d’aide ont tendance à se méfier des modèles alternatifs en matière d’hébergement d’urgence, et non sans raison. Certaines des nouvelles solutions architecturales sont totalement inadaptées aux cas les plus désespérés, ou peut-être tout simplement les contraintes de l’architecture humanitaire sont-elles impitoyables. “Des gens nous contactent toutes les semaines ou tous les mois”, me confie Tom Corsellis, fondateur et directeur de l’association britannique Shelter Center. “Et ils sont souvent très insistants, très agressifs. Pour la plupart, ils n’ont jamais rencontré un réfugié de leur vie et n’ont jamais travaillé pour une organisation humanitaire. Mais ils pensent avoir trouvé la réponse que tout le monde cherche depuis dix ans.” Il marque une pause, puis reprend : “Le problème, c’est que nous ne sommes pas capables de définir des spécifications suffisamment claires pour mettre à profit leurs recherches, leur créativité et leur capacité à trouver des solutions.” Ces spécifications sont extrêmement strictes. A l’échelle à laquelle opère l’ONU, il y a une énorme différence entre un logement à 400 dollars l’unité et un autre à 425 dollars ; entre des matériaux qui peuvent être stockés pendant des années et des matériaux qui se détériorent. C’est une chose de concevoir, par exemple, une maison gonflable ; c’en est une autre de comprendre que, pour qu’elle puisse être adoptée, il faut qu’elle soit bon marché et facilement transportable – de préférence à dos de chameau ou de mule, ou à dos d’homme –, qu’elle résiste à des températures extrêmes, qu’elle soit facile à réparer ; et, d’ailleurs, comment vont-ils faire pour la gonfler s’il n’y a pas d’électricité pour alimenter des pompes ? Près de 1 milliard de personnes dans le monde vivent dans des logements de fortune ou des quartiers spontanés, sans accès au réseau urbain, en marge de l’économie, sans existence officielle. Comment vont-elles trouver un toit ? Lorsque j’ai contacté pour la première fois Cameron Sinclair, qui a lancé Architecture for Humanity, avec Kate Stohr, en 1999, il m’a répondu par un long e-mail qui débutait ainsi : “Pour ceux qui travaillent sur l’habitat, c’est la question du siècle.” Jim Lewis
48-51 en couv:Mise en page 1
10/11/08
12:02
Page 51
8 EXODES
●
Depardon, piéton universel
Enracinement et déracinement, rural ou urbain : des thèmes clés que l’on retrouve dans les photographies de Raymond Depardon présentées dans l’exposition “Terre natale” à la Fondation Cartier (lire aussi p. 43). Il commente ici ses images.
◀ “Tokyo reste
pour moi la ville la plus moderne du monde. Dans les années 1980 on continuait de fantasmer sur New York. Est-ce à cause du 11 septembre ? New York n’est plus pour moi la grande ‘ville-monde’. Tokyo, c’est gratte-ciel et solitude au sein d’une urbanisation sophistiquée. Tout fonctionne avec des cartes à puce. Il n’y a plus de guichetiers.” ◀ “Abra Pampa,
Argentine. Une route, un matin… Ma seule arme est le sourire. En Argentine, la colonisation a été particulièrement violente avec les Indiens. Mais contrairement à d’autres lieux, il en reste ici quelques-uns. Ceux-ci, celles-ci.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
51
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941p52-54:Mise en page 1
10/11/08
11:34
Page 52
enquête
●
RASTAS EN ÉTHIOPIE
Aller simple pour la Terre promise A Shashamane, dans le sud du pays, une communauté de 300 adeptes du rastafarisme partage son temps entre la marijuana et le reggae. Un retour aux sources parfois désenchanté.
l’Afrique et les Caraïbes passe pour une attitude courante ici, à Shashamane. La femme ouvre l’album des souvenirs : leur vie passée à Kingston, la capitale de la Jamaïque, leur foi dans le rastafarianisme (ou rastafarisme), mouvement religieux vaguement inspiré du judaïsme, né en Jamaïque et très en vogue dans les années 1930. “Le prophète Marcus Garvey a initié notre culte”, explique la vieille dame. [Ce Jamaïcain avait fondé aux EtatsUnis un mouvement qui prônait “la rédemption par le rapatriement” ; à la suite d’affaires douteuses, les autorités américaines l’ont exilé en Jamaïque, en 1927, où il continua de prêcher le retour en Afrique.] “C’est le nouveau Jean-Baptiste ; il nous a montré la voie pour atteindre la liberté.” Une voie hasardeuse qui s’inspire tour à tour des Saintes Ecritures et de la revendication des droits des Noirs opprimés, qui prêche la foi dans le dernier empereur éthiopien, considéré comme la réincarnation de Dieu (le ras Tafarí Makonnen, couronné sous le nom de Hailé Sélassié Ier), et incite les descendants des esclaves noirs à retourner dans leur terre africaine. Leur mysticisme trouve son origine dans l’Ancien Testament, et prône la marijuana, la musique reggae et la fraternité universelle. Les disciples du mouvement rastafari ont commencé à arriver à Shashamane il y a soixante ans. Cette petite ville s’est transformée en Terre promise le jour où Hailé Sélassié a offert aux rastas 500 acres [un peu plus de 200 hectares] de ses biens : le contre-exode pouvait enfin se réaliser. Pour un roi, un peu de ▶
VENTIQUATTRO
I
Milan
l n’est jamais trop tard pour réaliser un rêve, Congo Négus, 97 ans, en est la preuve : après avoir passé toute sa vie en Jamaïque à rêver de l’Afrique, il a enfin pu partir, il y a trois ans. “Je suis retourné chez moi, à Shashamane, en Ethiopie.” Tout son corps tremble, ses longues tresses se balancent : Congo est atteint de la maladie de Parkinson. Son regard humide se perd dans une photographie grandeur nature du dernier empereur d’Ethiopie, Hailé Sélassié Ier [empereur de 1930 à 1974], assis sur son trône. “Inclinezvous devant Dieu !” lance Congo. Son épouse, qu’il appelle “mère Terre”, acquiesce d’un air solennel. Ce qui ressemble au délire d’un esprit égaré entre COURRIER INTERNATIONAL N° 941
52
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941p52-54:Mise en page 1
10/11/08
11:34
Page 53
▶ Scènes de la vie
quotidienne dans le village rasta de Shashamane.
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
53
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941p52-54:Mise en page 1
10/11/08
11:34
Page 54
◀ Teddy Dan devant la fresque qu’il a réalisée à la gloire de l’empereur.
▶
terre ne représentait rien en comparaison du privilège d’être vénéré comme un dieu. Sans raison précise, les terres données par le souverain étaient situées dans le sud de l’Ethiopie. L’affaire est restée aux oubliettes jusqu’aux années 1960, au moment où les Jamaïcains montrèrent un regain d’intérêt pour l’Afrique. Les premiers colons arrivèrent à Shashamane. “Mon père est parti de Londres à pied”, raconte fièrement Menelik, un jeune Jamaïcain assis au Lion café, un bar de la rue principale de la ville. Comme tous les autres clients du lieu, il a un joint au coin des lèvres. Le cannabis brûle en permanence à Shashamane : une plante irremplaçable dans l’existence des rastafaris, aussi indispensable que le curry pour relever la nourriture. La pratique de l’herbe et le port des dreadlocks sont les deux signes distinctifs des rastas. Leurs préceptes sont tirés de la Bible : “Je ne me souviens pas des passages exacts, mais il y en a un qui dit à peu près ceci : ‘Ne te coupe ni la barbe ni les cheveux’ ; et un autre : ‘L’herbe est au service de l’homme’”, récite Menelik. Pour le jeune homme, la fumée de la marijuana qui se répand dans la salle exhale une odeur de sainteté. En 1975, Hailé Sélassié a fini comme le commun des mortels : le souverain avait plus de talent pour charmer les foules de Jamaïcains que pour nourrir ses sujets. Alors, un beau jour, une junte socialiste a pris le pouvoir : l’empereur a été détrôné, puis arrêté. Le nouveau leader du pays, Hailé Mariam Mengistu, l’a ridiculisé en ordonnant qu’on le tue et qu’on l’enterre sous les W.-C. de sa maison. Pour les rastas, ce fut un coup très dur, qu’ils n’ont pas encore digéré. “Sa Majesté n’est pas morte !” hurle Congo, dans un énième tremblement. “Hailé Sélassié se réincarnera, il reviendra pour guider notre peuple élu.” Depuis qu’elle a perdu son guide suprême, la communauté s’est rassemblée autour d’un imaginaire géographique. Bob Marley et
“Nous sommes la première génération revenue de l’exode” le reggae ont rendu célèbre dans le monde entier la terre offerte par Sélassié et la philosophie rasta. “Donne-moi un aller simple. Je veux retourner vivre en Afrique”, entend-on à la radio : c’est la voix de Luciano, l’un des chanteurs jamaïcains les plus connus. “On a vu passer beaucoup de monde ces dernières années”, raconte Wisdom, l’un des membres les plus âgés de la communauté. Il est arrivé il y a trente-deux ans à Shashamane, où il a ouvert un restaurant. “Nous sommes à peu près 300.” Certains rastas viennent ici une seule fois dans leur vie, pour des vacances, puis repartent. D’autres n’ont jamais mis les pieds à Shashamane. “C’est plus facile de chanter l’Afrique que d’y vivre. Beaucoup préfèrent rester confortablement en Europe ou aux Etats-Unis.” Dans les ruelles sableuses du quartier rasta de la ville, on passe de surprise en surprise. D’abord, il n’y a pas que des Jamaïcains parmi les disciples abandonnés par le Christ noir : certains sont issus d’unions mixtes avec des femmes éthiopiennes, et plusieurs familles viennent de différentes régions des Caraïbes. En revanche, les Blancs, comme Paula, sont rares. Cette infirmière qui vient de Berne, fan de reggae, a réalisé le rêve de sa vie. “Je vais rester ici deux mois, pour connaître notre patrie”, explique-t-elle, un large sourire aux lèvres après un deuxième joint. Le ras Paul Simeon vit en Ethiopie depuis trois ans. On ne peut pas l’éviter : de longs cheveux roux, une barbe en bataille, la peau tannée par le soleil…, un look
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
54
indescriptible. Alors que la plupart des rastas sont habillés comme Bob Marley ou avec les couleurs (vertjaune-rouge) de l’Ethiopie, le ras Paul Simeon semble sortir tout droit de la City : chemise bleu clair, pantalon gris, petites lunettes rondes. Il parle comme un cadre sup’ : “Nous sommes la première génération revenue de l’exode. Nous vivons en paix avec nos frères éthiopiens.” Dans la réalité, la communauté et le reste de la population mènent des vies parallèles. “Eshi, it’s all right”, tout va bien, répète sempiternellement Priest Paul, l’un des chefs religieux rastafaris, en mêlant à son anglais maison quelques paroles d’amharique [la langue principale en Ethiopie]. “Nous sommes tous les fils de Sa Majesté.” Mais derrière ses manières solennelles se cachent des penchants plus terre à terre. “Tu veux m’interviewer ?” demande le prêtre. “Alors, tu dois me payer.” Partout, c’est la même rengaine. Teddy Dan Milar, l’un des fidèles les plus actifs, est l’un des rares rastas à parler ouvertement. “Nous sommes arrivés sans un sou. Nous espérions trouver du travail”, explique le chanteur, qui a tourné avec les plus grands groupes de reggae. “Mais il n’y a pas de travail. Ce sont les Ethiopiens qui nous demandent de l’aide. La vie ici est très dure.” Shashamane est l’un des carrefours des marchandises venant du sud et allant vers la capitale, Addis Abeba. Une succession de petits bars, où des adolescentes proposent des distractions à bas prix aux routiers. Nabiat, qui sirote un café et ferme sa braguette avant de repartir, dit : “Hailé Sélassié s’est moqué de nous. Le paradis est très loin d’ici.” Pour Congo Négus, ce genre de propos vient tout droit du diable. Depuis son arrivée, le vieil homme n’a jamais quitté son jardin ; il n’a pourtant que des certitudes. Il fixe les centaines d’images saintes qu’il possède, celle en particulier qui représente l’arche de Noé et, dans le ciel, l’étoile de David. “Nous y sommes arrivés. Nous Emilio Manfredi avons atteint la Terre promise.”
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Photos José Cendon
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 55
i n t e l l i ge n c e s d o s s i e r u n i ve rs i t é s Le temps des économies Aux Etats-Unis, les universités publiques font le plein. Car les familles n’ont plus les moyens d’inscrire leurs enfants dans le privé. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR (extraits)
Boston a crise financière qui frappe les Etats-Unis contraint les actuels et futurs étudiants à réexaminer leurs prétentions. Pour certains, l’université restera un rêve dont la réalisation sera différée ; d’autres ajustent ce rêve à un budget serré. Dylan Begin a fait sa rentrée cet automne dans une université privée de Washington D.C. Aujourd’hui, il envisage de rejoindre au printemps un établissement public du Massachusetts, Etat d’où il est originaire. “En fréquentant une école privée (ce qui m’a coûté un maximum), j’ai pas mal réfléchi à ce que j’obtenais concrètement en échange”, explique-t-il lors d’une visite de l’université du Massachusetts, à Boston. Sa mère, Alice Gentili, serait ravie qu’il change d’établissement : dans le cas contraire, lui et sa famille devraient lourdement s’endetter. “S’il arrivait à rejoindre l’un des campus de l’université du Massachusetts [qui en compte cinq], ce serait nettement moins cher ; et il n’aurait pas à avoir un job d’étudiant, ce serait moins de pression”, explique-t-elle. Actuellement, les conseillers pédagogiques entendent beaucoup d’histoires de ce genre. La tourmente économique “contraint de nombreux jeunes à avoir des conversations approfondies avec leurs parents sur les répercussions financières des études universitaires”, confirme Bill McClintick, président de la National Association for College Admission Counseling [Association nationale des conseillers pédagogiques universitaires]. Selon une enquête effectuée début octobre par le site de recherche de bourses d’études MeritAid.com, près de 60 % des 2 500 élèves de terminale interrogés envisagent d’intégrer un établissement moins prestigieux pour des raisons de coût, 14 % ont modifié leur projet au profit d’un cursus en deux ans et 16 % ont interrompu leur recherche d’établissements. Dans les universités, les chargés d’inscription constatent l’inquiétude des familles, non seulement au sujet des frais de scolarité, mais aussi en raison des dépenses annexes. Lors d’une récente journée d’information organi-
CWS/NYTS
L
■ ▲ Dessins de Tomaschoff, Allemagne.
sée à Greenwich, dans le Connecticut, une mère et sa fille se sont approchées du stand du Claremont McKenna College, raconte Adam Sapp, le vicedoyen en charge des inscriptions. Mais, quand elle s’est rendu compte que l’établissement se trouvait en Californie, “la mère a déclaré : ‘C’est déjà assez difficile de financer des études ces temps-ci, je ne pense pas que nous ayons besoin de payer tous ces billets d’avion.’ Je n’entendais absolument pas ce genre de choses l’année dernière”, souligne Adam Sapp. “FAUT-IL PAYER POUR LE CHAUFFAGE ET L’EAU CHAUDE ?”
Cette année, les visiteurs de l’université du Massachusetts à Boston posent aussi beaucoup plus de questions financières constate Meaghan Tighe, une étudiante qui joue les guides sur le campus. “On me demande : ‘Faut-il payer pour le chauffage et l’eau chaude ?’ ou bien : ‘Combien faut-il débourser pour avoir accès aux labos ?’” Dernièrement, une opération portes ouvertes a drainé 10 % de visiteurs de plus que l’année dernière, remarque Lisa JohnCOURRIER INTERNATIONAL N° 941
55
son, vice-présidente de l’université chargée de la gestion des inscriptions. Les familles qui habituellement ne s’intéressent qu’aux universités privées se tournent désormais vers le public, précise-t-elle, ajoutant : “Elles en perçoivent bien l’intérêt.” Lisa Johnson leur vante les effectifs réduits dans les classes et leur assure qu’aucun autre établissement ne compte un plus grand nombre d’enseignants formés à Harvard (hormis Harvard) – le tout pour seulement 9 000 dollars [7 100 euros] par an, droits de scolarité et autres frais compris. C’est là l’un des principaux attraits pour les visiteurs qui font le tour de ce campus surplombant la mer. Ayo Yayo, natif de Boston, envisage de venir y étudier après deux ans et demi passés à la Northeastern University voisine, un établissement privé qui lui coûte 45 000 dollars l’année [36 000 euros]. Malgré une bonne bourse et d’autres aides financières, l’étudiant et sa famille ont dû faire des emprunts, expliquet-il. “Mon père est courtier immobilier, et, vu l’état du marché, je me suis dit qu’un changement serait le bienvenu.” Ayo Yayo pense néanmoins prendre un emploi,
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
si possible à plein temps, tout en poursuivant ses études. L’incertitude qui pèse sur les bourses universitaires incite également les familles à la prudence. Dylan Begin bénéficie d’une bourse dans l’université privée qu’il fréquente actuellement à Washington D.C., explique sa mère, mais “nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander si elle ne va pas diminuer. Les universités ont elles aussi beaucoup investi [sur les marchés financiers] et [désormais] elles ont moins d’argent à distribuer.” Il est vrai que de nombreux établissements sont contraints de réduire leurs coûts. Boston University, une université privée, vient d’annoncer un gel des embauches et la suspension de ses nouveaux projets de construction. Quant au système d’enseignement supérieur public du Massachusetts, il est confronté à une baisse de 5 % de ses subventions d’Etat. Mais, dans le public comme dans le privé, les dirigeants assurent qu’ils pourront réduire leurs dépenses sans toucher à l’enseignement ni aux aides financières. Stacy Teicher Khadaroo
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 56
i n t e l l i ge n c e s d o s s i e r u n i ve rs i t é s Une bouée de sauvetage dans la tempête financière
L
New York
es affaires vont mal à Wall Street et les écoles de commerce américaines en subissent les conséquences : les master of business administration (MBA) à plein temps [réservés aux jeunes actifs, aux EtatsUnis ils durent deux ans] sont pris d’assaut. Confrontés à la tourmente des marchés financiers, au ralentissement de l’économie et aux profondes mutations structurelles de Wall Street, de nombreux salariés pensent que c’est le moment idéal pour reprendre les études. Certains sont victimes des vagues de licenciements dans le secteur de la finance ou craignent pour leur emploi. D’autres ne sont pas directement menacés, mais jugent opportun de parfaire leur formation, car les promotions et les ouvertures professionnelles risquent de se faire rares dans les prochaines années. Les écoles n’ont pas encore de chiffres définitifs – la première série d’inscriptions s’est terminée à la mioctobre dans la plupart des meilleurs établissements –, mais elles constatent déjà un surcroît d’intérêt pour leur cursus. Ainsi, les journées d’information décentralisées de la Stern School of Business de l’Université de New York
L’INDUSTRIE ET LE COMMERCE RECRUTENT DES FINANCIERS
Mais, lorsque les étudiants qui commenceront cette année leur MBA décrocheront leur diplôme, le marché du travail aura bien changé. “On aura toujours besoin de gestionnaires de fonds et de compétences bancaires, mais peutêtre pas dans les mêmes entreprises qu’aujourd’hui”, prévoit Stacey Kole, responsable des MBA à plein temps de la Graduate School of Business de l’université de Chicago. D’après elle, de plus en plus de petites sociétés hyperspécialisées et d’entreprises non financières recrutent sur le campus. “Les gens qui auraient pu aller à Wall Street iront à
■ Trop
gourmands
Jusqu’à présent, les diplômés des 25 meilleures écoles de gestion américaines étaient assurés d’obtenir un salaire annuel à 6 chiffres – un montant à la hauteur de l’effort consenti pour payer leurs études, note le Los Angeles Times. Une fois entrés dans la vie active, les ex-étudiants doivent en effet rembourser des emprunts dont le montant peut être équivalent à 75 000, voire 150 000 euros. Selon la Stanford Graduate School of Business, trois mois après leur sortie de l’école, 92 % des membres de la promotion de l’an dernier avaient trouvé un poste, pour une rémunération médiane de 97 000 euros, plus 15 000 euros de primes. Mais, à l’avenir, la future élite des affaires devra probablement se montrer moins gourmande, estime le responsable du centre de ressources professionnelles de la Marshall School of Business. “Je suis le premier à leur dire qu’ils n’ont rien de spécial. Il faut ramener ces gamins à la réalité”, assure-t-il au quotidien californien.
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
56
CWS/NYTS
THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
ont attiré cette année 30 % de participants supplémentaires. Le nombre de dossiers de candidature reçus par la Kellogg School of Management de la Northwestern University, dans l’Illinois, a augmenté de 22 %. A la Graduate School of Business de l’université de Chicago, les demandes de renseignements en ligne ont explosé. Et, à la Ross School of Business de l’université du Michigan, les visites du campus par des étudiants potentiels ont plus que doublé. Ces chiffres confirment la tendance observée lors de précédentes crises économiques. Les inscriptions dans ces écoles sont anticycliques, c’est-à-dire qu’elles vont à rebours du cycle économique. “Si vous regardez en arrière, vous constaterez qu’au cours des dernières décennies il y a une très forte corrélation entre les inscriptions dans les deuxième et troisième cycles et le taux de chômage”, souligne Linda Barrington, économiste du travail au Conference Board, un institut de recherche sur le monde des affaires. Le taux de chômage a atteint 6,5% en octobre dernier [le plus haut niveau depuis quatorze ans].
Main Street [la Grande Rue, la rue du commerce et de l’industrie], mais toujours pour occuper un poste financier”, précise Stacey Kole. Autre facteur que doivent prendre en compte les étudiants cette année : le resserrement du crédit a touché le marché des prêts. L’année dernière, 144 organismes ont cessé d’accorder des prêts étudiants privés et fédéraux [donc subventionnés], constate Mark Kantrowitz, l’éditeur de <Finaid.org>, un site d’information sur les aides financières pour les étudiants. Mais, d’après lui, cela concerne surtout les personnes qui préparent une licence ou qui suivent une formation continue. De leur côté, les étudiants en MBA devraient trouver des financements, même s’ils doivent s’attendre à des exigences plus strictes et à des taux d’intérêt plus élevés. Parmi les postulants à un MBA, la compétition sera particulièrement
■ Les
pays émergents font rêver
EN BREF
Traditionnellement, les programmes de MBA sont pris d’assaut lorsque la conjoncture économique se dégrade. Et c’est le cas cette année.
Rien qu’en septembre, les entreprises américaines ont supprimé 159 000 emplois, et, depuis, les licenciements se sont multipliés à Wall Street. Du coup, les petits génies de la finance envisagent de chercher du travail dans des pays émergents, explique The Wall Street Journal. Selon une enquête réalisée par Korn/Ferry International, une société spécialisée dans la recherche de cadres dirigeants, 53 % des 438 personnes interrogées jugent que les meilleures opportunités professionnelles se trouvent aujourd’hui au Brésil, en Russie, en Inde et en Chine. Et une seconde étude, réalisée auprès de 718 personnes, montre
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
intense cette année. Car, si le nombre de demandes d’inscription a augmenté, la plupart des écoles ne comptent pas accueillir davantage d’élèves pour autant. “Je vais devoir travailler bien plus dur si je veux intégrer l’école de mon choix”, s’inquiète Kunal Das, 25 ans, consultant médias chez Microsoft, à New York. Il espère toutefois que son expérience professionnelle de deux ans au service publicité de Microsoft le distinguera des réfugiés de la finance. Cette ruée vers les écoles de commerce ne s’explique pas seulement par la dégradation du marché de l’emploi. La démographie y est aussi pour beaucoup. Selon le Bureau du recensement, le pays comptait l’année dernière 21 millions de personnes âgées de 25 à 29 ans, contre 18,8 millions en 2002. En outre, les programmes de MBA attirent de plus en plus d’étrangers et de jeunes sans grande expérience professionnelle. Anjali Athavaley
que 20 % d’entre elles accepteraient un poste à l’étranger. Autre signe révélateur : la Sloan of Management du Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge, organise pour la première fois de son histoire un voyage de recherche d’emplois à Hong Kong. Cet automne, aux Etats-Unis, le nombre d’étudiants ayant sollicité des aides financières a progressé de 16 % par rapport à l’année dernière, constate le Los Angeles Times. Et il devrait encore augmenter au printemps si la Bourse ne se redresse pas. Les comptes d’épargne pour les étudiants, ouverts par de nombreuses familles, sont en effet souvent orientés vers des placements en actions, dont la valeur s’est effondrée. Selon le quotidien californien, certaines universités choisiront donc de réduire leurs investissements pour pouvoir accorder davantage
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 57
●
RUSSIE Victimes
de la crise du crédit
ché. L’argent est prêté sur une durée de seize ans maximum, à un taux annuel de 10 %. Durant ses études, l’étudiant n’a rien à payer”, note Vedomosti. Le programme Kredo est artiaute de pouvoir payer leurs frais culé autour de la Compagnie Krein et de scolarité, des milliers d’étude la Banque Soyouz. “Jusqu’au 25 septembre, le système a fonctionné. diants russes craignent d’être renEnsuite, Krein a cessé de transférer voyés de leur établissement, rapl’argent sur les comptes de dépôt de porte le journal moscovite Troud. “Je la Banque Soyouz. A son tour, cette derne sais pas du tout comment je vais trouver l’argent”, s’exclame Marina, nière a interrompu les versements étudiante en 4e année d’économie. assurés chaque semestre aux établisDmitri, étudiant à l’académie Plesements d’enseignement supérieur khanov, craint d’être obligé de pour chaque étudiant”, raconte Mikhaïl demander de l’aide à ses parents, Matrossov, le directeur de Krein. C’est alors que ceux d’Ania n’ont absoainsi que 2 400 étudiants n’ont pas lument pas les moyens de payer les reçu l’argent nécessaire pour ce preétudes de leur fille à l’université mier semestre universitaire. de Moscou. A qui la faute ? A la crise financière En pleine crise financière, le promondiale, sans doute. “Deripaska ne gramme Kredo, qui vise à faciliter paie pas pour les étudiants”, titre Vedole financement des études mosti. En fait, la Compagnie Krein des jeunes Russes, frôle comme la Banque Soyouz sont contrôlées par cet olil’asphyxie. Le système garque russe, d’après existe depuis cinq ans, Mikhaïl Matrossov. mais l’Etat n’y apporte Première fortune de sa garantie que depuis Russie, à la tête d’un cette année. Kredo empire industriel et concerne au total minier, Oleg Deripaska 4 400 étudiants, dont est un homme d’af3 500 poursuivent faires controversé, intertoujours leurs études dit de séjour aux Etats-Unis dans les 22 établissements CWS/NYTS et dans plusieurs pays europartenaires à travers la Russie. péens dont la France, et soupçonné de “Moins de 1 % des 7 millions d’étuliens avec des organisations criminelles. diants reçoivent une aide financière, Récemment, ses relations troubles une industrie naissante en Russie. Mais avec des hommes politiques britanils représentent une grande part des niques ont fait scandale outre-Manche. meilleurs éléments de la nation, de Mais, à l’instar d’autres oligarques nombreux bénéficiaires sont inscrits russes, la crise du crédit cause à Deridans des universités d’élite”, assure le paska de sérieux soucis financiers. Moscow Times. Du coup, “certains étudiants jugent Plusieurs établissements, dont la SberDeripaska responsable de leurs probank, la Banque Société générale Vostok (BSGV) ou Obrazovanie proposent blèmes”, rapporte le Moscow Times. des crédits aux étudiants. “D’après les Sur le forum internet de l’Ecole supéjeunes qui ont contracté un emprunt rieure d’économie, Mikhaïl avance sa solution : “Je pense qu’il devrait payer pour leurs études, les prêts Kredo de sa poche”… étaient les plus avantageux sur le marLe programme de prêts étudiants garantis par l’Etat ne fonctionne plus. Plusieurs milliers de jeunes craignent d’être renvoyés de leur établissement.
Des formations axées sur la gestion de crise en vue de la sécurité humaine
F
de bourses. La faillite des banques islandaises se répercute sur les universités britanniques qui leur avaient confié des fonds, relate The Guardian. Au total, 12 universités avaient déposé l’équivalent de 95 millions d’euros sur les comptes gérés par les filiales britanniques de ces établissements. Cambridge et Oxford devraient ainsi perdre respectivement 13,5 millions et 37 millions d’euros. Ces institutions jugent toutefois que l’impact de ces pertes sera limité, dans la mesure où ces sommes ne représentent pas plus de 5 % de leurs liquidités totales. ■ Tricheurs Pour débusquer les fraudeurs, un nombre croissant de professeurs utilisent la biométrie, les webcams ou des logiciels permettant de détecter dans une copie les passages pompés sur Internet, observe US News and World Report.
“Après être passé de 20 % dans les années 1950 à 50 % en 2002, le taux d’étudiants qui avouent tricher est descendu de 10 points”, estime l’un des grands spécialistes du plagiat, Donald McCabe, de l’université Rutgers, dans le New Jersey. Mais cette diminution ne s’explique pas seulement par le recours à la technologie. D’après le professeur, de plus en plus d’étudiants n’ont pas l’impression de frauder lorsqu’ils copient des documents trouvés sur Internet. “Tricher est superfacile”, explique un jeune fraîchement diplômé de l’université de l’Etat de l’Ohio. “Les classes sont surchargées et vous pouvez poser tout ce que vous voulez sur votre bureau [comme des calculettes extrêmement puissantes].” Saisir des notes dans sa machine à calculer lui prenait à peine une heure et lui permettait d’économiser 20 heures de travail personnel. Pour lui, “ça n’était pas vraiment de la triche”.
Université Paul Cézanne Aix-Marseille III
Faculté de Droit et de Science Politique
DES ACTIVITES PLURIDISCIPLINAIRES Droit, géopolitique, anthropologie, santé publique, gestion de projet
UNE VRAIE PROFESSIONNALISATION GRACE A L’IMPLICATION D’ACTEURS DE TERRAIN Etudes de cas, simulations, enseignement interactif 600 diplômés depuis 1993, acteurs humanitaires et juristes de terrain
MASTER 2 ACTION ET DROIT HUMANITAIRES Filière « Action Humanitaire Internationale » : • parcours Erasmus Mundus, dans le cadre du réseau NOHA d’universités européennes et avec des prolongements dans des Universités africaines, latino-américaines ou asiatiques • parcours Humanitaire et développement humain durable, suivi intégralement à Aix-en-Provence
Filière « Juriste internationaliste de Terrain » pour le développement institutionnel et la reconstruction : cette option de parcours prépare à agir dans la prévention et les situations de post-crise
Filière Recherche « Protection des personnes et sécurité humaine » avec un accent particulier sur la recherche appliquée
Des DESU thématiques pour former de véritables professionnels : DESU « Techniques et acteurs de la gestion des crises humanitaires » DESU « Juriste internationaliste pour les droits de l’homme appliqués » DESU « Risques naturels et durabilité »
Des conditions d’accès simplifiées pour les professionnels de l’action humanitaire Un DU Certificat universitaire de culture juridique, politique et sociale pour aider les non juristes à profiter pleinement des enseignements juridiques de nos formations
Contact : 00 33 (0)4 42 17 29 74/25 91 institut.etudhumanit@univ-cezanne.fr
— DU BAC AU MBA —
LYON AND USA
study business differently
think international be Cefam and enjoy!
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
www.cefam.fr
Contact : Cécilia Goyon - 04 72 85 71 79 - cecilia.goyon@cefam.fr
IN ASSOCIATION WITH AACSB-ACCREDITED AMERICAN UNIVERSITIES
57
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 58
i n t e l l i ge n c e s d o s s i e r u n i ve rs i t é s Des médecins suédois “made in Rumania” Faute d’être admis dans les universités de leur pays, nombre de Suédois s’expatrient pour étudier la médecine. La faculté de Cluj-Napoca, très bon marché, en accueille de plus en plus.
péenne”, poursuit Per Wahlstedt. Ne faudrait-il pas créer plus de places dans les universités suédoises, afin que les jeunes ne soient pas obligés de s’expatrier ? “La question est en débat depuis de nombreuses années. Il y a trop peu de places aujourd’hui, mais le gouvernement a commencé à en créer de nouvelles”, assure Eva Nilsson Bagenholm, présidente de la Fédération médicale suédoise.
FOKUS (extraits)
LES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS DOIVENT APPRENDRE LE ROUMAIN
luj-Napoca est l’une des plus grosses villes étudiantes de Roumanie – un peu l’équivalent de Lund ou d’Uppsala en Suède. A savoir une cité de vieille tradition universitaire, avec un joli centre-ville fourmillant de jeunes. Parmi eux, certains parlent le suédois. Cet automne, 96 Suédois ont en effet été admis dans le programme international de la faculté de médecine, qui accueille 168 étrangers. La plupart n’ont pas pu faire médecine en Suède. Certains avaient un dossier médiocre, d’autres avaient un parcours scolaire exemplaire mais n’ont pourtant pas été admis. Il y a quelques années, l’université a lancé sur Internet une campagne de promotion de son programme international. “La présence d’étudiants internationaux a des avantages à la fois directs
Sur l’année universitaire 2007-2008, 2 075 Suédois ont obtenu une bourse pour étudier la médecine à l’étranger. La plupart d’entre eux vont au Danemark voisin, en Hongrie et en Pologne. La Roumanie, en forte progression, arrive en quatrième position. “En Hongrie, la formation coûte 5 000 euros par an et le double en Pologne. En Roumanie, il suffit de 2 500 euros, donc c’est aussi un choix financier, naturellement”, constate Anders Flodström, chef de la Direction nationale de l’enseignement supérieur. Il estime que la Suède devrait former davantage de médecins, car “il existe un risque de pénurie”. D’après lui, les 105 places supplémentaires prévues pour le printemps ne suffiront pas. Il aurait aimé en voir 200 de plus. Et pas uniquement pour satisfaire les besoins locaux. “La Suède est l’un des pays les plus riches du monde, et le monde aura besoin de beaucoup de médecins à l’avenir. Sachant que nous disposons de l’une des meilleures formations existantes, nous devrions en former plus.” Retour à Cluj-Napoca. Nous retrouvons dans un café Pernilla Svanberg et Alexander Bengtsson, qui sont en deuxième année de médecine. “J’ai des progrès à faire en roumain”, s’excuse Pernilla, qui commande son café en anglais. Tous les étudiants étrangers sont obligés d’apprendre le roumain, mais ce n’est pas réellement une priorité pour eux. “Je pensais d’abord faire une demande d’admission en Hongrie, et puis je suis tombé sur un tract qui faisait la promotion des études en Roumanie”, raconte Alexander, arrivé ici via l’un des nombreux organismes qui servent d’intermédiaire entre les étudiants et les facultés de médecine roumaines. Pernilla s’est également retrouvée ici grâce à l’un de ces organismes, trouvé sur Internet. “J’avais postulé deux fois en Suède, mais j’étais sur liste d’attente. Et j’avais entendu parler d’étudiants qui postulaient plusieurs années d’affilée sans jamais être admis.” Tous deux seraient restés en Suède s’ils en avaient eu la possibilité, mais ils ne sont pas mécontents de leur situation. La faculté leur convient et ils se plaisent à Cluj-Napoca, même s’ils confessent que les informations sur les cours et les examens “n’arrivent pas sur un plateau d’argent”. “Mais on s’y fait, relativise Pernilla. Ça nous donne du recul. Ici, il y a beaucoup plus de pauvreté qu’en Suède, il y a un plus grand fossé entre les gens.Tout ça fait une somme d’expériences qui constituent un plus, indépendamment de l’enseignement lui-même.” Nana Hakansson
C
CWS
Stockholm
et indirects”, explique Sorin Dudea, le vice-recteur de l’université Iuliu Hatieganu. La section internationale est un moyen de développer l’image de l’université à l’étranger, mais c’est aussi une source de revenus non négligeable, puisque ces étudiants versent des droits d’inscription.
Formations Master (Bac+5) Sciences et Ingénierie • Droit Economie et Gestion Sciences Humaines et Sociales
EXERCER EN SUÈDE EST FACILE POUR LES EUROPÉENS
Une recherche de haut niveau • un campus universitaire au cœur de la recherche en génomique/post génomique et ses applications à la santé et à l’environnement • un pôle de recherche en ingénierie (informatique appliquée, mathématiques financières, matériaux…) • des laboratoires d’économie, de droit, d’histoire et de sciences sociales
Des diplômes reconnus et recherchés, des carrières d’ingénieur, de chef de projet et d’encadrement dans des secteurs de pointe Devenez ingénieur R&D ou contrôle qualité, chargé d’études, avocat, cadre dans des institutions publiques, analyste de crédit…
« Venez partager notre ambition d’excellence universitaire au service de votre réussite professionnelle »
www.univ-evry.fr
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
Il y a peu, il suffisait d’avoir le baccalauréat et de s’acquitter d’un droit équivalent à 2 500 euros par an pour être admis à Iuliu Hatieganu. Mais, comme le nombre de candidats est aujourd’hui supérieur à celui des places disponibles, l’université fonde désormais sa sélection sur la qualité du dossier : études antérieures, expérience professionnelle ou lettres de recommandation. L’enseignement est dispensé en anglais ou en français, mais se fonde sur le système de santé roumain.
58
Aujourd’hui, il est facile d’exercer en Suède avec un diplôme roumain. La Roumanie fait partie de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2007 et, selon la directive européenne de 2005, les diplômes universitaires des pays membres sont valables dans l’ensemble de l’UE. Il suffit donc, pour être inscrit à l’ordre des médecins en Suède, d’envoyer une photocopie de son diplôme et de son passeport, ainsi qu’une autorisation d’exercer. Per Wahlstedt, responsable du bureau d’attribution des licences à la Direction nationale de la santé et des affaires sociales, refuse de juger la qualité des formations étrangères. “Notre mission est d’étudier les demandes que nous recevons. A partir du moment où elles remplissent les critères formels de compétence, je suis obligé de les accepter”, déclare-t-il. Mais les médecins formés ailleurs feront-ils jeu égal avec les autres lorsqu’ils arriveront dans le système de soins suédois ? “C’est impossible à dire. Dans certains pays [dont la Roumanie], il n’existe pas d’équivalent à l’internat suédois, et certains employeurs en tiennent compte. Nous ne faisons pas non plus passer d’examens linguistiques, c’est à l’employeur de le faire. Certaines universités ont les mêmes exigences que la Suède pour l’enseignement théorique, mais pas pour l’enseignement pratique. Mais nous ne faisons aucune différence entre les universités, nous devons suivre la directive euroDU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 59
â&#x2014;?
â&#x20AC;&#x153;Allez donc voir de lâ&#x20AC;&#x2122;autre cĂ´tĂŠâ&#x20AC;? SĂ&#x153;DDEUTSCHE ZEITUNG
S
Munich
EN BREF
i la phrase nâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠtait pas dĂŠjĂ prise, pour ne pas dire historiquement chargĂŠe, les autoritĂŠs pourraient lancer aux jeunes qui souhaitent sâ&#x20AC;&#x2122;inscrire Ă lâ&#x20AC;&#x2122;universitĂŠ Ă Hambourg ou Ă Cologne : â&#x20AC;&#x153;Allez donc voir de lâ&#x20AC;&#x2122;autre cĂ´tĂŠ !â&#x20AC;? Les ĂŠtablissements dâ&#x20AC;&#x2122;enseignement supĂŠrieur de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest sont anonymes et les amphis souvent bondĂŠs. A lâ&#x20AC;&#x2122;Est, en revanche, il y a encore de la place. Les Länder de lâ&#x20AC;&#x2122;Est font une publicitĂŠ intensive pour leurs universitĂŠs : la Saxe a mis sur pied une campagne de 2,5 millions dâ&#x20AC;&#x2122;euros destinĂŠe Ă attirer les ĂŠtudiants de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest. Quant au Brandebourg et au MecklembourgPomĂŠranie-Occidentale, ils ont diffusĂŠ des spots publicitaires sur les ĂŠcrans de cinĂŠma et ont mĂŞme fait imprimer des sous-bocks. â&#x20AC;&#x153;Prends tes ĂŠtudes en main, viens en Saxe.â&#x20AC;? Câ&#x20AC;&#x2122;est avec ce slogan quâ&#x20AC;&#x2122;EvaMaria Stange, la ministre des Sciences (SPD) de ce Land, entend inciter les ĂŠtudiants Ă venir sâ&#x20AC;&#x2122;installer Ă Dresde, Chemnitz ou GĂśrlitz. Il nâ&#x20AC;&#x2122;y a pas de frais de scolaritĂŠ, les loyers sont avantageux, le coĂťt de la vie estudiantine est presque trois fois infĂŠrieur Ă celui de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest. Pourtant, seuls 4 % des bacheliers de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest vont faire leurs ĂŠtudes Ă lâ&#x20AC;&#x2122;Est, alors que 22 % de leurs camarades de lâ&#x20AC;&#x2122;Est font le chemin inverse, indique une ĂŠtude du Hochschul-Informations-System (HIS), lâ&#x20AC;&#x2122;Observatoire de la vie ĂŠtudiante basĂŠ Ă Hanovre. Ce ne sont pas seulement les autoritĂŠs des nouveaux Länder qui souhaitent inverser le mouvement. Les Länder de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest y sont ĂŠgalement favorables afin de dĂŠsengorger leurs universitĂŠs. Car la baisse de la natalitĂŠ sâ&#x20AC;&#x2122;est fait sentir plus tĂ´t Ă lâ&#x20AC;&#x2122;Est, et le nombre de bacheliers y est dĂŠjĂ en recul. A lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest, en revanche, la dernière gĂŠnĂŠration nombreuse quittera le lycĂŠe plus tard et affluera
DĂŠfections Selon une ĂŠtude rĂŠalisĂŠe en 2006 par lâ&#x20AC;&#x2122;Observatoire de la vie ĂŠtudiante (HIS) de Hanovre auprès de 5 240 jeunes, lâ&#x20AC;&#x2122;introduction de frais dâ&#x20AC;&#x2122;inscription ĂŠlevĂŠs dans les universitĂŠs de deux Länder de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest a dissuadĂŠ quelque 18 000 bacheliers â&#x20AC;&#x201C; soit un sur quatre â&#x20AC;&#x201C; dâ&#x20AC;&#x2122;entreprendre des ĂŠtudes. â&#x20AC;&#x153;Ce sont les jeunes filles et les enfants de familles ouvrières et immigrĂŠes qui sont principalement touchĂŠsâ&#x20AC;?, souligne lâ&#x20AC;&#x2122;hebdomadaire berlinois Freitag. Aujourdâ&#x20AC;&#x2122;hui, alors que cinq Länder supplĂŠmentaires ont adoptĂŠ cette mesure, le nombre de dĂŠfections est estimĂŠ Ă environ 100 000. Circonstance aggravante : les taux dâ&#x20AC;&#x2122;intĂŠrĂŞt des prĂŞts ĂŠtudiants de la banque publique KfW ont grimpĂŠ ce semestre de 5,1 % Ă 6,5 %.
Depuis trois ans, les autoritĂŠs indiennes ont identifiĂŠ 205 fausses universitĂŠs et institutions dâ&#x20AC;&#x2122;enseignement technique, annonce The Hindu. Mais ce phĂŠnomène nâ&#x20AC;&#x2122;est pas spĂŠcifiquement indien. Selon un rapport sur la corruption Ă lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠcole et Ă lâ&#x20AC;&#x2122;universitĂŠ dans le monde, publiĂŠ en 2007 par lâ&#x20AC;&#x2122;UNESCO, quelque 800 prĂŠtendues universitĂŠs proposaient dĂŠjĂ de faux diplĂ´mes sur Internet en 2004. â&#x2013; 41 700 euros lâ&#x20AC;&#x2122;annĂŠe Le Sarah Lawrence College, Ă Bronxville, dans lâ&#x20AC;&#x2122;Etat de New York, est lâ&#x20AC;&#x2122;universitĂŠ la plus coĂťteuse des Etats-Unis, annonce The New York Times. Il faut dĂŠbourser lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠquivalent de 41 700 euros par an (logement et nourriture compris) pour pouvoir ĂŠtudier dans cette ĂŠcole dâ&#x20AC;&#x2122;arts, de lettres et de sciences
dans les universitĂŠs dans les annĂŠes Ă venir. Lâ&#x20AC;&#x2122;Etat fĂŠdĂŠral et les Länder ont donc conclu un â&#x20AC;&#x153;pacte pour lâ&#x20AC;&#x2122;enseignement supĂŠrieurâ&#x20AC;?, afin que les Länder de lâ&#x20AC;&#x2122;Est ne rĂŠduisent pas le nombre de places dans leurs ĂŠtablissements dâ&#x20AC;&#x2122;enseignement supĂŠrieur mĂŞme si leurs besoins diminuent. Lâ&#x20AC;&#x2122;EST RESTE SYNONYME DE HLM BAS DE GAMME ET DE NĂ&#x2030;ONAZIS
La Saxe recevra pour cela 27 millions dâ&#x20AC;&#x2122;euros du gouvernement fĂŠdĂŠral. En octobre dernier, des recruteurs ont parcouru la Bavière dans un camion colorĂŠ et fait le tour des lycĂŠes et des marchĂŠs pour tenter dâ&#x20AC;&#x2122;attirer des jeunes dans les universitĂŠs saxonnes. Pour prĂŠparer cette campagne, la Saxe avait fait analyser son image. Les rĂŠsultats ĂŠtaient ĂŠdifiants : les ĂŠlèves interrogĂŠs Ă Nuremberg se moquaient du dialecte saxon ; pour nombre dâ&#x20AC;&#x2122;entre eux, lâ&#x20AC;&#x2122;Est nâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠtait pas synonyme de laboratoires et de bibliothèques modernes, mais de HLM bas de gamme et de nĂŠonazis. Il y a encore beaucoup de prĂŠjugĂŠs Ă lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest, dĂŠplore Jan-Hendrik Olbertz, le ministre des Sciences (indĂŠpendant) de Saxe-Anhalt. Ses homologues et lui-mĂŞme doivent donc insister lourdement sur les avantages quâ&#x20AC;&#x2122;il y a Ă poursuivre des ĂŠtudes dans les nouveaux Länder : meilleure prise en charge des ĂŠtudiants et bâtiments souvent très modernes. De surcroĂŽt, â&#x20AC;&#x153;Ă Halle aussi, on respire un air purâ&#x20AC;?, souligne Hendrik Olbertz. Lâ&#x20AC;&#x2122;universitĂŠ de Potsdam accorde mĂŞme une â&#x20AC;&#x153;prime de mobilitĂŠâ&#x20AC;? aux jeunes de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest qui viennent y faire leurs ĂŠtudes. Les inscrits en première annĂŠe originaires dâ&#x20AC;&#x2122;autres Länder que Berlin et le Brandebourg reçoivent une carte de transport gratuite pendant un an. Mais les formations qui rencontrent le plus de succès auprès des bacheliers de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest sont celles qui nâ&#x20AC;&#x2122;ont pas dâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠquivalent ailleurs. La licence de science politique de lâ&#x20AC;&#x2122;universitĂŠ dâ&#x20AC;&#x2122;Erfurt [en Thuringe], par exemple, jouit dâ&#x20AC;&#x2122;une excellente rĂŠputation dans tout le pays. Sur les 750 inscrits de cette annĂŠe, plus de la moitiĂŠ viennent des Länder de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest. Tanjev Schultz
humaines. Cette annĂŠe, les tarifs des universitĂŠs ont en moyenne augmentĂŠ de 6,4 %, soit bien plus que lâ&#x20AC;&#x2122;inflation, et une centaine dâ&#x20AC;&#x2122;entre elles se situent au-dessus des 34 500 euros. Le Sarah Lawrence College justifie ses prix par le nombre de bourses quâ&#x20AC;&#x2122;il distribue (plus de la moitiĂŠ des ĂŠtudiants en bĂŠnĂŠficient) et par la qualitĂŠ de lâ&#x20AC;&#x2122;encadrement pĂŠdagogique (il y a en moyenne 6 ĂŠlèves pour 1 enseignant). Les deux premières sont amĂŠricaines (Harvard et Yale), les deux suivantes sont britanniques (Cambridge et Oxford). Comme les annĂŠes prĂŠcĂŠdentes, ces deux pays dominent le classement des 200 meilleures universitĂŠs du monde, publiĂŠ le 9 octobre par lâ&#x20AC;&#x2122;hebdomadaire britannique Times Higher Education. Le premier ĂŠtablissement français (lâ&#x20AC;&#x2122;Ecole normale supĂŠrieure) nâ&#x20AC;&#x2122;apparaĂŽt quâ&#x20AC;&#x2122;Ă la 28e position. COURRIER INTERNATIONAL N° 941
59
-JD
Les universitĂŠs des Länder de lâ&#x20AC;&#x2122;Est tentent dâ&#x20AC;&#x2122;attirer les ĂŠtudiants de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest pour remplir leurs amphis.
7"$"/$&4 -*/(6*45*26&4 (SBOEF #SFUBHOF *SMBOEF .BMUF "VTUSBMJF 64" $BOBEB &TQBHOF "MMFNBHOF
4Ă?KPVST TVS NFTVSF
+VOJPST &UVEJBOUT "EVMUFT 4FOJPST t 4VNNFS DBNQT t &DPMFT EF MBOHVFT t 0OF UP 0OF t *NNFSTJPO TDPMBJSF Ă&#x2039; M Ă?USBOHFS t 8PSL BOE 5SBWFM t 4UBHFT FU +PCT FO &OUSFQSJTF "OHMBJT "MMFNBOE &TQBHOPM *UBMJFO 3VTTF .BOEBSJO +BQPOBJT #1 "W EF 'JO E 0JTF "OESĂ?TZ 5Ă?M 'BY F NBJM BVUSFNFOU!WBDBODFTMJOHVJTUJRVFT JOGP 4JUF XXX WBDBODFTMJOHVJTUJRVFT JOGP
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 60
i n t e l l i ge n c e s d o s s i e r u n i ve rs i t é s
●
La Harvard Business School n’est plus ce qu’elle était Le déclin de la domination économique américaine entraîne dans son sillage l’une des plus prestigieuses écoles de management des Etats-Unis, estime l’un de ses anciens élèves. PROSPECT (extraits)
n 2002, Jeff Immelt, le PDG de General Electric, est venu à la Harvard Business School (HBS) [à Boston] pour dialoguer avec les étudiants. D’allure franche et engageante, il déambula dans l’auditorium, racontant des anecdotes sur son séjour dans la célèbre institution et distribuant toutes sortes de conseils à son auditoire. Immelt semblait avoir réponse à tout. Du moins jusqu’à ce qu’un étudiant l’interroge sur l’indifférence apparente de son entreprise à la réalité politique et éthique des pays dans lesquels elle travaillait, notamment la Chine. Le patron sembla d’abord furieux. Puis il répondit que la question “dépass[ait] [sa] compétence”, ajoutant que la priorité de toute société américaine était de respecter la loi. “Je ne peux pas m’occuper tous les jours de changer le monde. Mais je peux essayer d’améliorer le monde que je vois depuis le poste que j’occupe à General Electric”, conclut-il.
LE MODÈLE AMÉRICAIN N’INSPIRE PLUS LE MÊME RESPECT
Deux ans plus tard, en 2004, j’entrais à la HBS pour entamer un master of business administration (MBA). Après avoir visionné une vidéo de cette conversation, je fus surpris par le malaise du PDG. En s’abritant derrière la loi, Immelt occultait le rôle essentiel des grandes entreprises dans son élaboration. (On dénombre plus de 30 000 lobbyistes rien qu’à Washington D.C., soit une cinquantaine par législateur). En outre, l’histoire récente regorge d’exemples d’Etats ayant sacrifié les droits civils de leur population au nom de la croissance économique et de la stabilité, du Chili de Pinochet à la Chine d’aujourd’hui. Quatre ans après, la réponse de Jeff Immelt m’apparaît sous un jour différent. Aujourd’hui, j’y vois un présage de l’actuelle crise économique et du déclin de la superpuissance économique mondiale. Immelt marchait sur des œufs car, à l’époque, le temps des PDG américains arrogants tirait déjà à sa fin ; les principaux foyers de croissance mondiaux se trouvaient déjà en Asie, en Russie et en Amérique latine. Désormais, depuis le début de la crise du crédit, les pratiques des entreprises américaines sont devenues synonymes – à tort ou à raison – d’endettement démesuré et de gestion irresponsable. Pour une institution comme la HBS – qui gagne beaucoup d’argent
■
L’auteur
En 2004, Philip Delves Broughton, alors correspondant à Paris du Daily Telegraph, quitte à 31 ans le quotidien britannique pour s’inscrire en MBA à Harvard. Il vient de raconter cette expérience dans Ahead of the Curve : Two Years at Harvard Business School (Une longueur d’avance : mes deux années à la Harvard Business School, Penguin Press, août 2008, non traduit en français).
CWS
E
Londres
en vendant le savoir-faire américain en matière de gestion –, ce déclin est préoccupant. Les performances des entreprises américaines sont l’une des raisons qui attirent chez elle les étudiants étrangers. Originaires d’Europe, d’Asie ou d’Amérique latine, ces derniers éprouvent intuitivement du respect pour les méthodes américaines, largement fondées sur l’utilisation des statistiques, et qui s’opposent aux systèmes plus intuitifs et culturellement divers que l’on retrouve ailleurs dans le monde. Et c’est précisément ce respect qui est ébranlé par les événements actuels. Si HBS reste une marque fabuleuse dans le monde des écoles de commerce, la montée en puissance des économies asiatiques devient pour elle de plus en plus menaçante. Jusque dans les années 1980, les Etats-Unis jouissaient d’un quasimonopole dans ce domaine. A présent, plus de la moitié des écoles de commerce se trouvent en dehors du territoire américain, et 15 % sont en Asie. Dans ma classe à Harvard, près de 30 % de mes camarades étaient classés dans la catégorie “international”. Une multitude de cours abordaient des problématiques internationales. Il y avait même une “semaine internationale” pendant laquelle les étudiants étaient invités à venir en costume traditionnel et à faire un exposé sur leur pays d’origine. Nous discutions sans fin de la mondialisation et évoquions sans cesse “l’Inde-et-la-Chine”, la grande opportunité de notre temps. Cet internationalisme affiché n’était pourtant rien d’autre qu’un vernis servant à masquer l’étroitesse de vue de cette institution. Un jour, le responsable d’une grande société
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
60
de conseil vint nous parler des différences de style entre Américains et Européens en matière de négociation commerciale, en les comparant à celles entre footballs américain et européen. Aux Etats-Unis, expliquat-il, vous avancez tout droit jusqu’au but pour marquer : franc, dur, direct. En Europe, on se passe le ballon sans arrêt en attendant de se créer une occasion de marquer. C’est fourbe, indirect, imprévisible. Un Français leva alors la main. “Il n’empêche qu’un match de football américain dure trois ou quatre heures, tandis qu’en Europe, l’affaire est réglée en quatre-vingt-dix minutes”, lança-t-il. Les étudiants européens éclatèrent de rire et le consultant eut l’air furieux. Dans un autre cours, un professeur indien nous raconta qu’à l’heure du déjeuner, lors d’une visite au siège social de Nestlé, en Suisse, ses hôtes lui avaient donné le choix entre plusieurs vins ! La décadence des entreprises européennes fit hurler de rire dans la salle. UNE ÉTHIQUE PURITAINE ET DES MODÈLES ETHNOCENTRÉS
Ainsi, ce qui aurait dû être une expérimentation du multiculturalisme se terminait trop souvent en diffusion de stéréotypes. En deuxième année, un groupe d’étudiants mena une étude afin de déterminer si un accent britannique permettait d’avoir de meilleures notes. Sur le campus, les étudiants américains soupçonnaient en effet leurs camarades britanniques d’être moins brillants qu’ils n’en avaient l’air. L’étude conclut que le fait de parler avec un tel accent était effectivement un avantage. Plus tard, une étudiante chinoise me fit part de ses griefs à l’égard du système de notation, qui récompensait la prise de parole, quelle que soit
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
sa pertinence. “Je déteste tout ce système où il faut être capable de raconter des salades devant n’importe qui, me confia-t-elle. Les immigrants chinois ont une autre vision de l’entreprise. Nous pensons que le plus important est d’avoir de bonnes idées et de travailler dur.” Un autre jour, un ami originaire du Proche-Orient déplora qu’en dépit de toutes ses allégations HBS était une institution conservatrice et typique de la côte Est. “Ce n’est pas vraiment une école internationale”, me dit-il une fois son diplôme en poche. “Si les grandes sociétés américaines comme Goldman Sachs n’étaient pas en plein essor sur le marché chinois, jamais l’école ne s’intéresserait à ce pays.” A ses yeux, l’éthique enseignée à la HBS était “fondamentalement puritaine. Tous les sujets [étaient] étudiés du point de vue américain. Si l’on [essayait] d’appliquer ces modèles à Dubaï ou au Nigeria, on se [condamnerait] à l’échec.” Les Etats-Unis ont longtemps considéré la mondialisation comme un outil de diffusion de leurs mé thodes de gestion. Mais le monde des affaires devient de plus en plus multipolaire, et les Américains n’y resteront pas éternellement maîtres du jeu. Alors, quel avenir pour la HBS ? L’école demeurera peut-être une importante plaque tournante de la prétendue élite économique. Mais elle pourrait aussi suivre la trace des prestigieux établissements de l’époque victorienne, conçus pour éduquer la classe dirigeante de l’Empire britannique. Rappelez-vous de l’Indian Institute d’Oxford, autrefois si arrogant. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une annexe poussiéreuse de la Bibliothèque bodléienne [la plus prestigieuse d’Oxford]. Philip Delves Broughton
941 p55-61:Mise en page 1
10/11/08
11:36
Page 61
Avec un Mastère Spécialisé HEC vous progressez plus vite dans votre carrière. Audit, Droit et management international, Entrepreneurs, Finance internationale, Intelligence marketing, Logistique et achats internationaux, Management de grands projets,
Management et nouvelles technologies, Management des risques internationaux, Management des systèmes d’information et des technologies, Strategic management, Sustainable development.
www.hec.fr/ms
941p62 insolites:Mise en page 1
10/11/08
17:29
Page 62
insolites
●
Troisième voie
Pom-pom girl, métier à haut risque
V
Carolyn Drake/Panos-RÉA
Eliane/Zefa/Corbis
éritables institutions pour la jeunesse américaine, aussi incontournables que les tartes aux myrtilles et les cinémas drive-in, les pom-pom girls sont une espèce menacée. Certaines études révèlent en effet que, derrière leurs sourires éclatants et leurs costumes de lumière, les pompom girls sont en réalité plus exposées au risque de blessures graves que les joueurs de football américain. Non contentes de soutenir leur équipe, les filles se sont lancées dans une course aux acrobaties incluant des jetés et des portés dignes de compétitions de haut niveau. Ce passe-temps n’étant pas enregistré comme un sport homologué, les pom-pom girls troquent régulièrement leurs pompons contre une paire de béquilles, des attelles et des packs de glace. Certaines ont même perdu la vie en exerçant cette activité de plus en plus dangereuse. Horrifiées par le nombre croissant de “blessures dramatiques”, certaines associations ont décidé de prendre des mesures. Selon les chiffres du NCCSI (National Centre for Catastrophic Sport Injuries), entre 1982 et 2007, deux tiers des accidents liés à une activité sportive chez les jeunes filles de niveau universitaire étaient recensés chez les pom-pom girls, avec 67 cas de décès ou de grave traumatisme. En moyenne, 2,68 pom-pom girls sur 100 000 sont victimes d’accidents entraînant une paralysie ou un handicap, soit un chiffre supérieur à celui des joueurs de football américain, où les accidents mortels sont plus nombreux mais les blessures graves moins fréquentes. Près de 30 000 pom-pom girls arrivent chaque année aux urgences. The Telegraph, Londres
Au Tadjikistan, la fête est finie
Q
uelque 340 millions de dollars économisés, 35 000 chèvres et moutons épargnés : tel est le bilan, au Tadjikistan, de la loi bannissant les dépenses somptuaires lors des mariages et enterrements. Dans cette république pauvre du Caucase, le salaire moyen n’est que de 36 dollars par an, et il n’est pas rare que les Tadjiks s’endettent à vie pour financer des festivités extravagantes. Avant l’adoption de la loi, le montant des célébrations privées représentait une fois et demie le budget de l’Etat. Les flambeurs irréductibles sont passibles d’amendes pouvant aller jusqu’à 2 700 dollars, précise le webzine Ferghana.ru. COURRIER INTERNATIONAL N° 941
“Dieu n’existe probablement pas” : la future pub pour l’athéisme sur les bus de Londres.
Dieu, envoie-nous un signe
D
ieu n’existe probablement pas, alors cessez de vous en faire, et profitez de la vie” : tel est le slogan qui s’affichera dès janvier sur les bus londoniens. Lasse des publicités chrétiennes placardées sur les bus de la capitale, émanant d’un groupe vouant les infidèles aux tourments de l’enfer, la journaliste Ariane Sherine a lancé une campagne pour financer des contrepublicités athées. L’initiative, soutenue par le scientifique et militant de l’athéisme Richard Dawkins*, a remporté un succès inespéré. En dix heures, écrit The Guardian, ses promoteurs avaient réuni 100 000 livres (123 000 euros). Une somme colossale – surtout en période de crise, estime le chroniqueur James Ball. “Et, quitte à ce que les athées britanniques consacrent 100 000 livres gagnées à la sueur de leur front à défendre leurs convictions, autant que l’on apprenne quelque chose au passage.” Ces bus athées, assure le journaliste, sont l’occasion rêvée de prouver l’existence – ou la non-existence – de Dieu. D’ici janvier, écrit-il, trois types de bus circuleront dans la capitale anglaise : “Trente arboreront la bannière roulant Dieu dans la farine, au moins trente autres tenteront probablement de faire de nouvelles recrues pour les cours du groupe chrétien fondamentaliste Alpha. Les autres véhicules porteront des pubs purement séculaires, comme d’habitude.” Or, rappelle-t-il, toute bonne expérience médicale comporte un groupe de contrôle : pour les tests médicamenteux, ce sont les cobayes qui se voient administrer un placebo au lieu du médicament testé. Les bus aux pubs séculaires constituent un parfait groupe de contrôle, estime James Ball, qui propose d’étudier la ponctualité de chacun des trois
groupes, ainsi que leurs pannes et accidents respectifs. “Les pubs sont payées quoi qu’il en soit, les pannes et la ponctualité des bus sont déjà mesurées par Transport for London (la RATP londonienne). Aussi, avec un peu de bonne volonté et l’aide d’un statisticien professionnel, nous aurons là une expérience sérieuse en milieu naturel. Après tout, s’il est un domaine qui a besoin d’une petite intervention divine, c’est bien le système de transports de la capitale. L’issue la plus probable, poursuit The Guardian, est qu’il n’y aura aucune différence statistique notoire entre ces trois groupes. Si les bus Alpha s’en tirent nettement mieux que les autres, il y aura matière à réflexion (a fortiori s’ils s’envolent vers les cieux au milieu d’un chœur d’anges harpistes). Si les bus athées se distinguent par leurs performances, alors quelqu’un là-haut a un sens de l’humour un brin pervers.” En tout cas, écrit le quotidien britannique, l’expérience sera sûrement plus probante que celle de ce philosophe d’Europe de l’Est mort l’an dernier après être entré dans la cage d’un tigre en déclarant “Dieu, s’il existe, me protégera”. Une question reste en suspens : pourquoi la publicité déclare-t-elle “Dieu n’existe ‘probablement’ pas” ? Pourquoi ne pas avoir préféré “Dieu n’existe pas” ? S’il n’y a aucune preuve scientifique de l’existence de Dieu, il est tout aussi impossible de prouver que Dieu n’existe pas, écrit Ariane Sherine dans The Guardian. Par ailleurs, note la journaliste, ce “probablement” évite de heurter les susceptibilités et de violer la réglementation de l’autorité de régulation de la publicité. * Auteur de Pour en finir avec Dieu (Robert Laffont, 2008).
Le foulard islamique jetable Le groupe agroalimentaire norvégien Nortura va introduire un foulard islamique jetable pour concilier les convictions religieuses de ses employées musulmanes avec les exigences de l’hygiène. Quelque 20 % des 7 000 employés de Nortura sont d’origine étrangère, indique le groupe, qui rassemble 70 nationalités. Fabriqué en Suède, le foulard islamique (hijab) jetable remplacera, pour celles qui le souhaitent, le traditionnel filet à cheveux. Ne recouvrant que la chevelure et le pourtour du visage, il a été agréé par le Conseil islamique norvégien, principale instance de représentation des musulmans en Norvège, écrit L’Orient-Le Jour. 62
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
DR
L
a ville de Chicago aura-t-elle un lycée gay ? La Commission scolaire se prononcera fin novembre sur la question. Si le projet est approuvé, la School for Social Justice-Pride Campus ouvrira ses portes en 2010, devenant la troisième école gay aux Etats-Unis avec la Harvey Milk High School de New York et l’Alliance High School de Milwaukee. Selon le Réseau éducatif gay, lesbien et hétéro (GLSEN), 86,2 % des lycéens homosexuels américains ont été victimes de harcèlement verbal au sein de leur établissement et 22,1 % d’agressions physiques. Leur scolarité s’en ressent, avec un taux élevé d’absentéisme et des résultats inférieurs à la moyenne nationale. Les élèves gays ont besoin d’un environnement sécurisant “leur permettant d’obtenir les diplômes qu’ils méritent”, estime la GLSEN. S’il voit le jour, le lycée gay-friendly de Chicago sera ouvert à “tous les genres et toutes les orientations”. Les hétérosexuels pourront donc s’y inscrire et nul ne sera tenu de faire état de ses préférences sexuelles. (CNN ; US News & World Report, Washington)
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941pIcouv techno:Mise en page 1
7/11/08
18:31
Page 1
Supplément technologies
HUMAINS, TROP HUMAINS
Supplément au n° 941 du 13 au 19 novembre 2008. Ne peut être vendu séparément.
Mikey Siegel/Personal Robot Group/MIT
Quand les robots se rapprochent de nous
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941pII-XVI techno pIII BAF:Mise en page 1
7/11/08
18:33
Page III
ROBOTS SOMMAIRE Hommes et machines doivent apprendre à se comprendre p. III
En avant la musique !
IV
PÚBLICO
p. V
Apprendre par tâtonnement p.
VI
La culpabilité comme moteur p. VIII Les sex-machines sont déjà là p. X La guerre sans états d’âme p. XII Feront-ils un jour des petits ? Brèves
p. XIV
◼
p. XII
Madrid Epuisé par plus de trois heures de conférence et par un long voyage, Kazuhito Yokoi, tout juste arrivé du Japon, retrouve son énergie dès qu’on l’interroge sur les robots. Ses yeux s’illuminent, il se lève pour singer leur démarche, nous montre des images de la Grèce ancienne, de la Renaissance ou de la révolution industrielle européenne pour nous rappeler que l’ambition de fabriquer des automates n’est ni récente, ni spécifique aux Japonais. KazuhitoYokoi codirige le laboratoire franco-japonais de robotique de Tsukuba (capitale internationale de la robotique). Distingué par plusieurs prix scientifiques, ce docteur en génie mécanique est considéré comme l’un des grands spécialistes mondiaux de la robotique, et il s’intéresse tout particulièrement aux humanoïdes. C’est lui qui a conçu l’humanoïde HRP-2, un robot d’une hauteur de 1,54 mètre, inspiré par un personnage de manga et réputé être l’un des plus perfectionnés qui soient pour ses capacités motrices et relationnelles. UC3M
L’apparence avant tout p.
RECHERCHE Entretien avec Kazuhito Yokoi, l’un des meilleurs experts de la robotique. Les automates vont, selon lui, envahir notre quotidien.
soit fabriquer ses propres ouvriers. Il a décidé d’assouplir ses règles d’immigration, mais il a aussi davantage misé sur les robots. L’Europe a toujours été intriguée par l’intérêt que portent les chercheurs japonais à la création de robots humanoïdes. Comment expliquez-vous ce penchant ? (M.Yokoi ouvre son ordinateur portable et me montre un dessin de robot de l’époque hellénique et un autre de poupée automate fabriquée en Suisse au XVIIIe siècle.) La Grèce est une région du Japon, d’après vous ? Le Japon n’est pas le seul à s’intéresser aux humanoïdes. Les EtatsUnis se passionnent aussi pour le sujet. Il n’y a d’ailleurs qu’à voir leurs films pour s’en convaincre. Mais, depuis une trentaine d’années, ce domaine de recherche a davantage évolué dans mon pays. Aujourd’hui, c’est notre septième secteur économique. Pourquoi est-il si compliqué de réaliser un robot capable de marcher, courir ou monter les escaliers ? Des robots qui marchent – certains ont même écrit un livre –, on en trouve déjà dans le commerce. Le problème n’est pas de marcher, mais de négocier les obstacles. Un robot a beaucoup de mal à comprendre les différentes configurations du terrain, les altitudes, les escaliers, les dénivellations. Le problème mécanique est résolu. Reste maintenant le plus compliqué : assurer l’équilibre du robot. Quand un enfant apprend à marcher, il tombe à tout bout de champ, mais cela ne porte pas à conséquence. Quand un robot de taille adulte tombe, il se casse.
Pourquoi le Japon est-il le fer de lance des recherches mondiales en robotique ? KAZUHITO YOKOI A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie japonaise a dû se relever et relancer sa production, mais nous manquions de main-d’œuvre. Et le Japon n’a jamais accueilli beaucoup d’immigrés : historiquement, nous nous sommes toujours méfiés des étrangers. De plus, bien que la robotique soit apparue d’abord aux Etats-Unis, là-bas comme en Europe, les syndicats sont puissants et se sont opposés à l’automatisation des procédés. Mais au Japon, les syndicats sont plus faibles. Le gouvernement avait deux possibilités : soit ouvrir les frontières, COURRIER INTERNATIONAL N° 941
III
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
HRP-2, le robot que vous avez créé, marche. Quelle a été la principale difficulté que vous avez rencontrée en cours de conception ? Le plus dur a été de le rendre aussi compact que possible. De tout intégrer en respectant la taille que nous avions prévue. Je voulais qu’il soit aussi mince que moi. Qu’est-il devenu ? Que fait-on d’un robot une fois qu’il a été réalisé et présenté au public et aux médias ? Au Japon, l’activité est constante, et chaque génération de robots sert de plate-forme de recherche pour élaborer la suivante. On continue à chercher et à améliorer. Les médias japonais suivent de très près ce type de recherches, qui ne sont absolument pas perçues comme une perte de temps et d’argent. La prochaine étape du développement de la robotique humanoïde consiste à apprendre aux automates à interagir avec les humains. Faudra-t-il aussi apprendre aux humains à dialoguer avec les robots ? C’est une bonne question. Les humains devront comprendre les robots, et les robots devront comprendre les humains. Prenez l’exemple des voitures. Souvenez-vous des réactions de rejet qu’ont suscitées les premiers véhicules automobiles. Les liens étroits qui existent aujourd’hui entre l’homme et la voiture n’existaient pas autrefois. Nous avons progressivement appris à établir une relation avec l’automobile. Dans la mesure où les hommes et les robots sont appelés à cohabiter, il faudra nécessairement en passer par un apprentissage mutuel. Comment imag inez-vous le monde en 2020, à travers le prisme de la robotique ? Nous utilisons d’ores et déjà les robots dans les secteurs technologiques. Nous fabriquons des robots avec d’autres robots. Et nous sommes entourés de nombreux systèmes robotiques que nous ne voyons même plus : dans notre quotidien – des portes qui se ferment toutes seules, des capteurs de toutes sortes –, mais aussi dans le domaine médical et, surtout, en chirurgie… Nous vivons déjà pratiquement à l’ère des robots. A l’avenir, ils accompliront des tâches plus mécaniques et plus laborieuses : le nettoyage des rues et des immeubles, l’assistance domestique, le soin aux personnes âgées. Ils seront également très présents dans les interventions à haut risque comme celles de lutte contre le bioterrorisme, la manipulation de substances toxiques, les tâches environnementales. Les robots iront surtout là où l’homme ne doit pas aller : dans les régions extrêmes, pour l’exploration spatiale et sousmarine. Mais je n’imagine pas non plus une société pleine d’humanoïdes aux côtés des humains. Miguel Angel Criado ◀ Le robot miniature HRP-2m Choromet.
J.KUROKAWA/AP-SIPA
Hommes et machines doivent apprendre à se comprendre
941pII-XVI techno:Mise en page 1
7/11/08
18:11
Page IV
ROBOTS
L’apparence avant tout INTERACTIONS Plus l’automate ressemble à un humain, plus il suscite de réactions émotionnelles. ◼
NEW SCIENTIST
Londres
D
Des soldats emmènent leur robot à la pêche Jusqu’à présent, les robots étaient conçus pour effectuer les tâches les plus ennuyeuses, les plus sales et les plus dangereuses, comme le soudage des carrosseries de voitures, le déminage ou la tonte du gazon. Le terme même de “robot” nous vient du tchèque robota, qui signifie corvée. Toutefois, les travaux de Sung révèlent que notre comportement a changé. “Une fois que le Roomba est habillé, aucune famille ne le traite plus comme un robot, dit-elle. Quand ils sont recouverts d’une peau ou d’un vêtement, les gens ont tendance à traiter les Roomba avec plus de respect.” Fabriqué par la société iRobot à Burlington, dans le Massachusetts, le Roomba n’est pas le seul robot capable de susciter une forme d’attachement chez ses propriétaires. L’année dernière, plusieurs soldats américains ayant servi en Irak ont confié au Washington Post qu’ils avaient développé un lien émotionnel fort avec des robots Packbots et Talon, conçus pour
▶ Le P r Hiroshi Ishiguro, de l’université d’Osaka (à droite), et l’androïde qu’il a conçu à son image. ATR Intelligent Robotics and Communication Laboratories
uke déambule bruyamment dans un couloir, vêtu de son splendide uniforme bleu et blanc aux couleurs de l’université Duke, à Durham, en Caroline du Nord. Mais Duke n’est pas un étudiant. C’est un robot aspirateur en forme de soucoupe de la série Roomba. Ses propriétaires ne l’ont pas seulement habillé, ils lui ont également donné un nom et un genre. Duke n’est pas le seul à avoir été traité de la sorte. Ce genre de comportement est monnaie courante et se décline à l’infini, à en croire l’étude menée l’année dernière auprès de 400 propriétaires de Roomba par Sung Ja-young et Rebecca Grinter, deux spécialistes des interactions entre humains et ordinateurs à l’Institut technologique d’Atlanta, en Géorgie. Kathy Morgan, ingénieure à Atlanta, a apposé un autocollant “Notre bébé” sur son robot, laissant ainsi entendre qu’elle le considère pratiquement comme un membre à part entière de la famille : “Nous l’aimons, c’est tout. Il nous épargne tellement de corvées ménagères.” Selon Sung, les personnes qui créent des liens avec leurs robots, allant jusqu’à les traiter comme des amis ou des membres de leur famille, ne sont plus des cas exceptionnels. “Ces gens veulent que leur Roomba ne ressemble à aucun autre parce qu’il est beaucoup plus qu’un simple gadget pour eux”, analyset-elle. En décryptant les réactions humaines face à ces machines, les spécialistes espèrent comprendre quelle sorte de relations nous serions prêts à établir avec des robots.
Sur les planches
■
C’est au théâtre que naît le mot robot. Il est employé pour la première fois en 1921, à Prague, dans la pièce RUR (Rossum’s Universal Robots). Son auteur, Karel Capek, écrivain, journaliste, dramaturge, est aussi l’un des pionniers de la science-fiction. Il s’est inspiré du mot tchèque robota – dur labeur – pour baptiser ses créatures, des humains organiques fabriqués par l’homme. Dans cette version moderne du mythe du Golem, ces ouvriers artificiels accomplissent les tâches les plus pénibles avant de se rebeller contre leur créateur. Visionnaire ?
la détection et la neutralisation des mines. Les soldats ont déclaré ressentir de la tristesse quand leurs robots étaient détruits dans une explosion. Certains ont tout fait pour les réparer avec des pièces de rechange. Des soldats ont emmené leur robot à la pêche pour se servir de son bras articulé comme appui pour leur canne. Dans quelle mesure les êtres humains sont-ils prêts à considérer les robots comme des partenaires et non plus comme de simples machines ? La réponse à cette question donnera aux concepteurs en robotique les moyens de mieux déterminer quel genre de tâches ou fonctions attribuer à leurs appareils. Parallèlement, savoir si c’est le robot ou l’humain qui détermine le sentiment d’attachement pourrait leur permettre de créer des machines délibérément conçues pour susciter un lien émotionnel chez les humains. “Les ingénieurs vont devoir identifier quels facteurs déclenchent des émotions positives chez l’humain et tenter de concevoir des robots correspondant à ces critères”, explique Sung. Pour comprendre quels types de robots provoquent une réponse sociale chez les êtres humains, l’équipe de chercheurs de Frank Heger, de l’université allemande de Bielefeld, a scanné le cerveau de plusieurs personnes interagissant avec des machines. Les cobayes ont d’abord été “présentés” à quatre différents “opposants” : un logiciel tournant sur un ordinateur portable, une paire de bras robotisés pouvant taper sur un clavier d’ordinateur, un robot d’apparence humaine doté d’une tête en caoutchouc lui aussi capable de taper sur un clavier et, enfin, un être humain. Les volontaires, équipés de lunettes vidéo, ont ensuite subi un examen par IRM (imagerie par résonance magnétique) au cours duquel des images de
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
IV
leurs “opposants” étaient régulièrement projetées dans leurs lunettes. Les sujets devaient alors jouer à une variante du dilemme du prisonnier où le participant est libre de coopérer avec son opposant ou de le trahir. Puisqu’ils ne pouvaient pas savoir ce qu’allaient faire leurs adversaires, les cobayes devaient anticiper la manière de penser des autres joueurs. Les volontaires exprimaient leurs choix – trahir ou collaborer – depuis l’intérieur l’appareil grâce à une manette reliée à leurs lunettes. Les chercheurs ont mené cette expérience auprès de 32 sujets, tous confrontés aux quatre mêmes adversaires. Ils ont ensuite comparé les images en accordant une attention toute particulière aux zones activées lorsque le sujet essaie de comprendre les intentions d’autrui – une fonction appelée théorie de l’esprit. Cette capacité est considérée comme un facteur-clé des interactions sociales entre êtres humains.
Aucune machine n’atteindra le degré de complexité de l’humain Sans surprise, les scientifiques ont découvert que les neurones impliqués dans la théorie de l’esprit étaient mobilisés – dans une certaine mesure – face à tous les opposants. Mais cette activité était plus marquée face un interlocuteur ressemblant davantage à un être humain. L’apparence physique du robot serait donc déterminante dans l’élaboration de relations complexes entre l’homme et la machine. Mais même s’il existe des points communs entre la façon dont on perçoit les robots et les êtres humains, il y a également des différences. Daniel Levin et ses collègues de l’université Vanderbilt à Nashville, dans le Tennessee, ont montré des vidéos de robots en action à plusieurs personnes avant de leur demander ce qu’elles
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
en pensaient. Le résultat montre que les personnes testées refusent d’attribuer des intentions aux robots, quel que soit le niveau de sophistication que ces derniers semblent avoir atteint. Les chercheurs ont identifié une autre variable : le sexe et la nationalité des sujets déterminaient également le degré de socialisation et de confiance qu’ils étaient prêts à accorder aux robots [voir ci-contre]. Malgré ces incertitudes, certains spécialistes ont déjà une opinion arrêtée. Herbert Clark, psychologue à l’université Stanford, en Californie, doute que les êtres humains puissent entretenir des relations véritablement complexes avec des robots. “Les roboticiens devraient admettre qu’aucune machine n’atteindra jamais le même degré de complexité qu’un être humain. Plus tôt ils comprendront cela, plus tôt nous aurons une idée réaliste de ce que nous pouvons attendre des robots”, explique-t-il. Selon lui, l’absence de désir et de libre arbitre chez les robots limitera toujours la perception qu’en auront les êtres humains. Hiroshi Ishiguro, chercheur à l’université d’Osaka, est quant à lui persuadé que les interactions entre l’homme et la machine sont moins limitées que cela. Ishiguro a créé un double de lui-même capable de bouger, de cligner des yeux, de respirer, de parler et de suivre un objet du regard. Il a récemment utilisé son double pour faire cours à l’université en le contrôlant à l’aide d’une télécommande. Selon lui, la réaction des étudiants montre qu’ils s’impliquaient émotionnellement avec son double artificiel. “Les gens traitent mon double de manière tout à fait naturelle et ne manquent pas de le saluer quand ils le croisent, dit-il. Les robots peuvent être des partenaires des humains, et ils vont le devenir.” Paul Marks
941pII-XVI techno:Mise en page 1
7/11/08
18:17
Page V
ROBOTS
En avant la musique ! PERFORMANCE compositeurs ont assemblé orchestre de
◼
renfoncement, pour ne pas se faire remarquer. Il avait une expression de détachement amusé, nullement affecté, semblait-t-il, par le fait que peu de gens écoutaient sa musique. Une chose est sûre en ce qui concerne les LEMURbots : ils ne ressemblent en rien aux robots humanoïdes classiques et ne produisent pas
A Brooklyn, et chercheurs un surprenant machines.
SCIENCE
Washington
Q
sions et de sons stridents, une jeune femme près de moi s’est interrompue pour s’exclamer : “Mon dieu, que c’est agaçant !” Puis, après avoir parcouru la salle des yeux, elle a ajouté une question : “Ca fait partie du concert ?” Le concert en question était l’un de ceux auxquels j’ai assisté en janvier dernier pour évaluer le niveau artistique de la musique robotique. C’était le produit d’une collaboration entre des compositeurs (des humains) et un ensemble de musiciens (des machines) appelés LEMURbots. Les compositeurs ont ainsi inauguré LEMURplex, une salle expérimentale et de concert de Brooklyn, à New York, où ils ont passé un mois. Pour juger du résultat, j’ai demandé à trois roboticiens et à deux musiciens professionnels de venir assister à l’événement. Le morceau s’est achevé de la même manière qu’il avait commencé : non pas dans un grand fracas, mais avec un gémissement surnaturel presque imperceptible. J’ai aperçu le compositeur Drew Krause, un membre de la faculté de musique de l’université de New York, qui se tenait dans un
▶ De gauche à droite
et de haut en bas : ModBot ; GuitarBot ; XyloBot ; HydroBots ; NotBot ; ForestBots.
Chantez maintenant !
■
A l’université de Plymouth (Grande-Bretagne), les robots font des vocalises. Le chercheur en informatique Eduardo Miranda, qui est aussi compositeur, a programmé deux robots pour “chanter” des séquences aléatoires de six notes. Quand l’un des robots chante, l’autre l’écoute et tente de reproduire la séquence. Le chercheur a laissé deux de ses robots gazouiller ensemble pendant deux semaines, et il a finalement constaté qu’ils s’étaient constitué un répertoire de vingt séquences musicales… Pour Miranda, c’est peut-être les bases d’une culture musicale robotique.
les mêmes sons. En fait, la majorité des gens ne doivent pas les prendre pour des robots. Ainsi, le Bucketbot, le cylindre qui cognait au-dessus de nos têtes, n’est rien d’autre qu’un seau et un maillet actionné par un mécanisme à ressort appelé solénoïde. Le petit ensemble de cloches qui tintaient au niveau de nos coudes – les Tibetbots – fait appel au même mécanisme. Les LEMURbots les plus imposants se trouvaient dans mon coin. Le XyloBot, également connu sous le nom d’IllTempered Clangier, est un instrument en forme d’arc composé de maillets frappant sur des tubes métalliques. Le GuitarBot, une grille métallique suspendue au-dessus du public, est une gigantesque guitare à quatre cordes pourvue de plectres actionnés par un moteur fixé sur des tringles coulissantes. Tous les robots sont reliés au même ordinateur. Avant le concert, j’avais demandé à Drew Krause ce que représentait pour lui le fait de travailler avec des robots. “Un challenge, a-t-il répondu, car on ne peut pas simplement s’adresser à eux et leur expliquer comment ils doivent jouer une certaine note.” Au lieu de cela, le compositeur a dû communiquer avec eux via un langage de programmation
Photos : www.lemurbots.org
uand les robots ont commencé à jouer, presque personne ne s’en est aperçu. Il est vrai qu’il n’était pas facile d’attirer l’attention. Il n’y avait pas de chaises pour le public. La centaine d’humains présents étaient debout à discuter et à rire en buvant des bouteilles de bière achetées à l’entrée. S’ils avaient été assis, ils n’auraient de toute manière pas eu de scène sur laquelle porter leur regard. Les “interprètes” étaient partout – sur le sol, dans les coins, fixés aux murs ou accrochés à des échafaudages – et il était difficile de les distinguer du reste des appareils électroniques entassés dans la salle. Au bout d’une dizaine de minutes, quand les robots ont brièvement triomphé du brouhaha humain dans une cacophonie de bruits métalliques, de percus-
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
V
appelé LISP. En revanche, un point positif des LEMURbots est que le compositeur a pu “entendre leur interprétation tout en travaillant sur un morceau”, explique-t-il. C’est vrai, les robots ne réclament pas de pause-café ! Autre avantage : Krause a pu obtenir “des prestations rythmiques que des interprètes humains auraient été incapables de fournir, comme un rythme à l’unisson suivant une courbe sinusoïdale à huit décimales.” Mais, comme la seule chose clairement audible durant le concert était les vibrations de la GuitarBot qui se trouvait près de moi, ces subtilités m’ont échappé. Par la suite, autour d’un dîner, mes auditeurs ont sévèrement critiqué le concert. “Rien de nouveau”, ont décrété Jeff Lieberman et Daniel Paluska, d’anciens élèves de groupes de robotique du Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui partagent aujourd’hui leurs activités entre le milieu universitaire et le monde artistique. Les instruments capables de faire de la musique de façon autonome ont une très longue histoire, a observé Daniel Paluska, depuis les pianos mécaniques qui sidéraient le public du XIXe siècle jusqu’aux “sculptures cinétiques” musicales d’Alexander Calder et de Jean Tinguely. “Technologiquement, c’est juste
une réédition”, a poursuivi Jeff Lieberman, déçu de voir “plus ou moins la même vieille robotique” et non “une expression nouvelle”. “En quoi un tourne-disque n’est-il pas un robot ?” a demandé Vijay Iyer, un compositeur et pianiste de jazz newyorkais. Les roboticiens ont haussé les épaules. “Les robots ne peuvent pas improviser”, a fini par répondre Jeff Lieberman. “Mais savez-vous au juste ce qu’est une improvisation ?” a repris Vijay Iyer. Ce débat entre musiciens et roboticiens s’est poursuivi jusqu’à une heure avancée de la nuit, générant plus de questions que de réponses. Une seule chose a fait l’unanimité : il était impossible pour les auditeurs de juger la musique de Krause. Pour la violoniste Lara St. John, c’est dû à une erreur classique des interprètes, qu’ils soient humains ou robots : “Si vous ignorez votre public, il vous ignore aussi.” Guy Hoffman, un roboticien travaillant au Media Lab du MIT, a pourtant considéré que le concert était un pas dans la bonne direction pour l’intelligence artificielle, même s’il ne répondait pas aux critères classiques. “Lorsque les gens se demandent quand les
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
robots seront vraiment intelligents, a-t-il dit, ils se réfèrent encore au test de Turing.” Selon ce test, imaginé par le pionnier en informatique Alan Turing dans les années 1950, le jour où un ordinateur sera capable de discuter de n’importe quel sujet avec des humains sans que l’on puisse déceler qu’il s’agit d’une machine, on pourra considérer qu’il a une intelligence équivalente à celle d’un humain. Chaque année, le prix Loebner dote de 2 000 dollars et d’une médaille de bronze le programme informatique qui se rapproche le plus de cet objectif. (Il est possible de discuter en ligne avec le lauréat de l’an dernier, UltraHAL, pour se faire une idée du chemin qui reste à parcourir : <www.zabaware.com/webhal/index.html>.) Mais la véritable formule pour évaluer l’intelligence – qui va du raisonnement et de l’émotion à l’incarnation physique – fait encore l’objet d’un vif débat entre scientifiques et philosophes. Selon Guy Hoffman, dont les recherches portent sur la communication entre l’homme et la machine, les arts du spectacle pourraient à ce titre être un meilleur terrain d’essai pour l’intelligence artificielle que la conversation. Dans sa version du test de Turing,“une machine doit être capable de répéter avec des humains et de fournir une bonne prestation sur scène, en ne se contentant pas de suivre un programme préétabli mais en réagissant à l’accueil du
public en temps réel”. Selon lui, le plus difficile pour une machine est d’interpréter un rôle. Mais, comme la compréhension du langage naturel est un obstacle colossal pour les machines, il pense que “la musique peut permettre de franchir des étapes importantes”. Pour ce roboticien, les scientifiques ne pourront pas atteindre leur but seuls. Pour les aider à l’atteindre, “les artistes devraient accepter de mettre les mains dans le cambouis de la robotique”, dit-il. John Bohannon
941pII-XVI techno pVI BAF:Mise en page 1
7/11/08
18:49
Page VI
ROBOTS
Apprendre par tâtonnement REPÉRAGE Pour saisir un objet inconnu, la main doit identifier sa forme, sa consistance, son poids. Pas si facile.
JUSQU’AU BOUT DES DOIGTS
◼
TECHNOLOGY REVIEW
Les recherches menées pour concevoir des mains artificielles sur le modèle humain vont dans deux directions différentes. La NASA cherche, avec son Robonaut, à reproduire les articulations, tandis que les laboratoires Intel visent, comme les créateurs du robot UMan, à doter leur outil d’un véritable sens du toucher.
La sensibilité avant tout Electrodes
Champ électrique
Cambridge (Massachusetts) Champ électrique
Une dextérité à toute épreuve Le design et le fonctionnement de la main du Robonaut de la NASA sont basés sur l’anatomie humaine. Le système comporte 43 détecteurs et exécute des mouvements selon 12 axes. Chacun des doigts est contrôlé par un moteur placé dans l’avant-bras du robot.
Photo Glenn Matsumura / Intel
Electrodes
Paume
Pouce
Les doigts du bras robotique mis au point par les laboratoires Intel possèdent des capteurs qui repèrent les objets avant même de les toucher. Deux électrodes situées au bout des doigts robotisés créent un champ électrique par courant induit (1). Tout objet conducteur – qu’il s’agisse d’un couteau métallique, d’une pomme ou d’un corps humain – arrivant à proximité de la main perturbe ce champ (2). Des algorithmes calculent alors la forme exacte de l’objet et la main adapte son mouvement.
Cable de transmission du mouvement
Articulation du poignet
Doigts agiles Servomoteurs des doigts Anneau d’interface
Doigts préhensiles
leur comportement. Après avoir identifié les parties articulées d’un objet, il commence à les tester et à les manipuler pour accomplir des actions. “C’est comme un bébé tirant sur les différentes parties d’un jouet pour comprendre quel morceau bouge, et comment”, explique Dov Katz, auteur et chercheur en robotique, qui a collaboré avec Oliver Brock, professeur en science informatique. Doté d’une petite caméra, UMan peut observer la table d’en haut. En analysant les différences entre pixels voisins, le robot commence par deviner les contours de l’objet. Il le pousse ensuite et, selon son comportement, recalcule sa forme. Il COURRIER INTERNATIONAL N° 941
Doigt préhensile
Organe de transmission du mouvement. Il contient des capteurs de pression qui repèrent les points de contact avec les objets.
VI
continue ainsi afin de déterminer comment les différentes composantes de l’objet se comportent les unes par rapport aux autres. UMan déplace l’objet en avant et en arrière, sur sa longueur et sur sa largeur, puis à 45 degrés si nécessaire, jusqu’à ce qu’il ait compris son fonctionnement. Partout où le mouvement est limité, le robot considère qu’il y a une articulation. UMan se sert ensuite de ces informations pour trouver la meilleure façon de manipuler l’objet. Le robot est également capable de repérer les articulations multiples et de comprendre leurs relations. “L’un des défis de la robotique est de parvenir à faire réagir un robot de
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Sources : “New Scientist”, “Technology Review”
D
Organe de transmission du mouvement vers les doigts
manière intelligente face à un objet, même quand il n’en connaît pas la forme”, commente Andrew Ng, chercheur à l’université Stanford (Californie) et spécialiste des robots agrippeurs. “Je pense que ce travail est un pas important dans cette direction, poursuit-il. Avant, quand quelqu’un voulait apprendre à un robot à se servir d’une paire de ciseaux, il fallait rédiger de longues lignes de codes pour décrire l’objet et expliquer le fonctionnement des deux lames. Aujourd’hui, Katz et Brock proposent une vision totalement différente, dans laquelle le robot joue d’abord avec les ciseaux, avant de comprendre comment sont assemblées les deux lames. Kate Greene
Courrier international
ans les usines et sur les chaînes d’assemblage, les robots font aujourd’hui partie des meubles. Mais on ne les voit toujours pas interagir dans les maisons avec des êtres humains. A en croire Josh Smith, chercheur chez Intel, le problème viendrait essentiellement de l’incapacité des robots à avoir des interactions simples avec leur environnement proche. C’est une chose de parvenir à attraper une galette de silicium posée à un endroit bien déterminé ; c’en est une autre d’aider une personne âgée à se lever d’un fauteuil. Fin septembre, Smith et son équipe sont parvenus à mettre au point une nouvelle technologie, appelée “pre-touch”, permettant à un robot de “sentir” un objet se trouvant à quelques centimètres. Par le bout de ses doigts doté d’électrodes, la main du robot émet un champ électrique qui est modifié dès qu’un objet conducteur – métallique ou contenant de l’eau – se trouve à sa portée. Des algorithmes interprètent ensuite cette modification du champ électrique et créent un visuel de localisation de l’objet. Lors d’un récent rassemblement Intel à Mountain View, en Californie, Smith a dévoilé la dernière version de sa main robotisée. Outre les capteurs pre-touch, le scientifique a équipé son invention de jauges de pression mesurant la force exercée sur chaque doigt. Cette mesure permet au robot de savoir si l’objet glisse ou est fermement maintenu par l’ensemble de ses doigts. Une fois l’objet correctement positionné, les doigts automatisés se resserrent dessus de manière à ne pas le laisser échapper. Pour aider les êtres humains dans leur maison, les robots devront être capables de réagir face à l’inconnu. Aujourd’hui, si les scientifiques savent programmer des machines pour leur faire effectuer des tâches de plus en plus complexes, ils ne savent toujours pas bien comment leur apprendre à s’adapter à des environnements non prévisibles. Un robot développé par l’université Amherst, dans le Massachusetts, est toutefois capable d’apprendre à utiliser des objets inconnus. Baptisé UMass Mobile Manipulator ou UMan, cet appareil pousse des objets sur une table afin d’étudier
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941pII-XVI techno:Mise en page 1
7/11/08
18:12
Page VIII
ROBOTS Au gré de nos humeurs EMPATHIE
e robot de prochaine génération ne sera utilisé ni pour des opérations militaires kamikazes, ni pour des missions spatiales. Il sera là pour tenir compagnie aux cœurs solitaires, s’occuper des personnes âgées, jouer avec les enfants et donner un coup de main à la maison. Tout cela passera nécessairement par des modélisations informatiques très pointues afin de détecter et d’interpréter les émotions humaines, et de permettre au robot d’apprendre à réagir au caractère de son maître. C’est le défi que se propose de relever le projet européen Feelix Growing, dirigé par Lola Cañamero, une chercheuse espagnole de l’université de Hertfordshire (Royaume-Uni). “Pour que les robots puissent vivre avec des humains, ils doivent grandir avec eux et apprendre à interpréter leurs émotions, affirme-t-elle. Cela implique diverses stratégies sur lesquelles nous travaillons en parallèle, comme équiper les robots de l’équivalent d’un système de plaisir et de douleur qui leur permette de catégoriser les stimuli ; leur donner les moyens d’apprendre des comportements sociaux – comme la distance qu’ils doivent observer envers chaque personne – et d’interpréter les émotions des humains.” Comment un robot peut-il lire les émotions de son maître ? “Les robots devront s’adapter à chaque personne, explique Mme Cañamero. Mais, les humains exprimant beaucoup d’émotions par des signes extérieurs universels et inconscients, ce sont ceux-là auxquels nous nous intéressons le plus.” Les émotions fondamentales – tristesse, joie, ennui, peur, amour, haine et surprise – sont communes à toutes les cultures humaines. Leurs manifestations extérieures, nombreuses et identifiables d’une culture à l’autre, peuvent donc tout aussi bien être appliquées à des robots. “Les signes que nous privilégions dans nos recherches sont la distance, la vitesse de marche d’un individu, les constantes de son mouvement, la façon dont il bouge les bras – autant de mouvements qui varient selon que l’on est triste, en colère ou content –, la posture générale du corps et le port de tête”, explique Mme Cañamero. Et le visage ? “La reconnaissance des expressions faciales est un thème sur lequel travaille l’équipe de l’université technique d’Athènes (en Grèce), poursuitelle. Mais il faudra du temps pour le développer.” Avec tous ces systèmes, on peut établir un certain feed-back : en fonction des réactions de l’être humain – grimaces, intonations de colère dans la voix –, le robot est capable de déduire qu’il a fait quelque chose de mal et de rectifier son comportement pour mieux répondre aux attentes de son “maître” la fois suivante.
Fardad Faridi/Personal Robot Group/MIT
L
La culpabilité comme moteur ÉMOTIONS
Un bon robot doit être motivé. Rien de tel pour cela que la peur, la gêne, la honte ou le plaisir. ◼
THE SUNDAY TELEGRAPH
Londres ans le roman Le Guide du voyageur galactique [Titre original : The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, de Douglas Adams], Marvin, l’androïde paranoïaque, est une machine dépressive qui erre dans l’espace. C’est lui qui a popularisé l’idée de robots dotés de sentiments. Mais, d’ici dix ans, nous en croiserons bien plus près de chez nous, si l’on en croit certains scientifiques. D’après eux, il est maintenant indispensable de doter les robots d’émotions. Ce sont elles qui les feront fonctionner de manière suffisamment indépendante et efficace pour exécuter leurs tâches. Pour l’heure, les robots disponibles sur le marché, comme les aspirateurs automatiques, ne sont guère plus que des drones capables d’effectuer un seul travail. Mais le 17 février 2007, devant l’American Association for the Advancement of Science [association scientifique qui édite la revue Science], à San Francisco, un panel de spécialistes de la robotique a prédit que les machines qui pourront non seulement s’acquitter de différentes corvées à la maison mais également tenir compagnie à leurs propriétaires arriveront d’ici dix ans. Ces mêmes scientifiques prétendent qu’il est d’ores et déjà possible de les doter de “sentiments”. De fait, plusieurs équipes de chercheurs dans le monde sont en train de mettre au point des robots capables de ressentir des émotions dites primaires.
D
▲ Quelques-unes
des expressions de Léo, un robot social qui a été développé par une équipe du MIT.
Le test de Turing
■
Le mathématicien britannique Alan Turing n’est pas seulement le fondateur de l’informatique, celui qui inventa en 1936 le concept de programmation et construisit le premier calculateur universel programmable, la “machine de Turing”. Il est aussi le concepteur, en 1950, du test de Turing, une méthode d’évaluation de l’intelligence artificielle. Dans cette expérience, un humain est face à un homme et à une machine. Si le sujet n’est pas capable de distinguer l’homme de la machine, celle-ci est consciente.
Le but ? Les motiver. S’ils sont satisfaits d’avoir particulièrement bien nettoyé une moquette sale, ils continueront à traquer la saleté afin de refaire la même chose. De même, s’ils se sentent coupables ou tristes d’avoir raté un travail, ils redoubleront d’efforts la fois suivante. “L’émotion joue un rôle important dans l’orientation de l’attention vers l’essentiel et la détourner du superflu”, explique Cynthia Breazeal, professeur au Massachusetts Institute of Technology et l’une des plus grandes spécialistes de la robotique au monde. “Elle permet au robot de prendre de meilleures décisions, de mieux assimiler ce qu’il apprend et d’interagir de façon plus appropriée.” Les émotions humaines sont avant tout une série de signaux électriques et chimiques que notre cerveau interprète pour produire un sentiment particulier. Et cette émotion est à la base d’une série de décisions sur ce qu’il faut faire ensuite. De la même manière, Mme Breazal a programmé son robot pour qu’il interprète les signaux électroniques comme autant d’émotions qui déclencheront une réaction physique, par exemple un changement d’expression du visage, de la voix, et même de la posture. Ainsi, si on lui présente un jouet, le robot sourira de joie, mais s’il est surpris, il sera saisi par la peur. A en croire la scientifique, si l’on crée l’équivalent de l’agacement devant l’incapacité à mener à bien une tâche difficile, le robot changera de tactique. D’autres scientifiques se sont aperçus qu’en reproduisant la sensation de faim chez leurs robots, ceux-ci se rendent compte de la faiblesse de leurs batteries et cherchent à “s’alimenter” en se rechargeant. Des spécialistes de l’informatique de la Glasgow Caledonian University s’efforcent également de donner des émotions aux machines. David Mof-
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
VIII
fat, un professeur d’informatique de cette université, a mis au point des robots qui connaissent la peur, un sentiment qui les aide à échapper à leurs pairs “prédateurs”. “L’émotion, note-til, est très importante chez les humains. Ainsi, un homme poursuivi par un ours éprouve de la peur ; et il apprend à la suite de cette expérience à ne pas s’approcher des plantigrades. Les robots ont besoin de la même chose. Un sujet complètement dépourvu d’émotion ne se fixe aucun objectif et n’a aucune raison de se lever le matin. L’émotion devient la récompense ou la punition qui l’inciteront à atteindre son but.” On assiste depuis cinq ans à de formidables progrès technologiques, indispensables pour la construction de meilleurs robots. L’intelligence artificielle a rendu possible la création d’appareils capables de résoudre des problèmes et d’apprendre. Sony a produit un chien robot, Aibo, dont le comportement dépend des ordres de son propriétaire et qui reconnaît les visages. La société d’électronique Honda a poussé la technologie encore plus loin avec son humanoïde Asimo, qui sait exécuter des mouvements complexes comme des pas de danse, éviter la circulation sur une voie très fréquentée et même mimer des gestes humains. D’autres entreprises mettent au point des “infirmières robots” et des machines qui exécutent des opérations chirurgicales simples, afin d’alléger la charge de travail du personnel médical. A l’avenir, “Nous disposerons d’un nombre croissant de robots à la maison, pour les tâches ménagères et comme compagnons”, prévoit David Calkins, de la Robotics Society of America. “Nous aurons des distributeurs interactifs de médicaments, des gardiens et même des valets robotisés.” Richard Gray
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Javier Sampedro, El País, Madrid
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941pII-XVI techno:Mise en page 1
7/11/08
18:12
Page X
ROBOTS
Les sex-machines sont déjà là PLAISIRS Fuckzilla fait partie d’une nouvelle génération de stars du X. Présentation du prodige. ◼
EL MUNDO
Madrid
C
CRITIQUES
▶ Fuckzilla,
création de la société américaine Fuckingmachines.
squelette de câbles et ses bras extractibles, Fuckzilla est le dernier messie de la religion de l’érotisme. Il y a même une liste de femmes qui veulent coucher avec lui. Et ce ne sont pas des femmes anonymes qui passaient par
là, mais d’authentiques stars du porno, vaches sacrées du business du plaisir sexuel, qui doivent faire la queue et attendre que leur nouveau partenaire de galipettes et de fellations soit libre. Son fonctionnement est à première vue
Quelques problèmes d’intimité
n 1816, l’écrivain allemand E.T.A. Hoffman publie L’Homme au sable [une nouvelle des Contes nocturnes], dans laquelle un étudiant lunatique tombe amoureux d’une jolie jeune femme très réservée. Il la courtise avant de s’apercevoir qu’il s’agit en réalité d’un automate astucieusement conçu – une révélation qui le rend fou et le mènera à la mort. Un siècle plus tard, lorsque Sigmund Freud rédige L’Inquiétante Etrangeté [Das Unheimliche, un essai qui relate combien certains comportements répétitifs dont on ne saisit pas le sens, ou bien certaines figures – le double, l’image de soi non reconnue dans le miroir –, provoquent un sentiment de malaise et d’inquiétude], ce n’est pas par hasard qu’il choisit la nouvelle d’Hoffman comme base de son argument. C’était, à l’époque, aussi vrai que maintenant : rien ne définit mieux l’angoisse que l’intimité entre hommes et robots. Mais c’est apparemment nouveau pour David Levy. Ou alors, si ce ne l’est pas, n’en cherchez pas la preuve dans son nouvel ouvrage, Love and Sex with Robots [Amour et sexe avec les robots, non traduit en français]. La thèse
E
DR
ontrôler le tout-puissant orgasme avec un interrupteur. Atteindre les sommets de la jouissance en pressant sur la touche OK de la télécommande. Appuyer sur l’accélérateur des assauts. Accéder à l’inframonde des perversions dans une alcôve de câbles et de boulons qui n’a jamais la migraine, en veut toujours plus et obéit au quart de tour… Finis les corps caverneux, les fluides corporels, les pannes, la chaleur des muscles et l’odeur de la peau : l’orgasme robotisé est arrivé. L’industrie multimilliardaire de l’érotisme anticipe sur la sexualité du futur avec d’authentiques Nacho Vidal [star du porno espagnol] fabriqués pour l’extase. Le nouveau dieu de la pénétration métallique a pour nom Fuckzilla. Son disque dur, programmé pour donner du plaisir électronique à gogo, offre à ses utilisateurs et utilisatrices des rapports sexuels sans les ennuis de la chair humaine. Depuis sa sortie d’usine, Fuckzilla est devenu l’attraction principale des grands salons de l’érotisme dans le monde, l’obscur objet du désir d’affriolantes actrices du porno, la vedette que tous les producteurs veulent faire tourner dans leurs films X. Le monde du porno se l’arrache. Et lui, ou ses mentors – la société américaine Fuckingmachines –, se laisse désirer. Tel que vous le voyez là, avec ses tripes en acier inoxydable, son
très simple. Fuckzilla est doté à la hauteur du bassin d’un bras mécanique au bout duquel peuvent être ajoutés divers accessoires – godemichés de toutes formes et de toutes tailles, langues rotatives et autres instruments en latex ou en plastique. Et, comme on n’arrête pas le progrès robotique, notre nouveau héros possède également des senseurs qui, placés stratégiquement sur le corps de sa victime, mesurent son niveau d’excitation. Comment ? En fonction du rythme cardiaque ou des gémissements captés par des microphones. Après avoir traité ces informations, Fuckzilla règle la force et la rapidité de la pénétration. A savoir : plus l’intensité des gémissements ou du rythme cardiaque est élevée, plus il y aura de passion dans le sprint électronique. Le boom Fuckzilla n’est pas un phénomène isolé. Les robots sexuels défient la science-fiction pour prouver que presque tout est possible dans le monde des vivants. Internet est un véritable marché à la ferraille où des centaines d’entreprises exhibent ce type de machines. Mais il faut dire que la majorité s’en tient au mécanisme simple de la pénétration : ce sont en fait des godemichés sophistiqués, des appareils électroniques munis de pénis en latex ou en métal qui reproduisent les mouvements de base d’un rapport sexuel. Les universités japonaises et américaines – car c’est dans leurs cuisines que se mijote tout cela – préviennent que le sexe avec des robots sera monnaie courante dans le futur. “On ne remplacera jamais le corps à corps”, reconnaît Marvin Minsky, pionnier dans l’étude de l’intelligence artificielle, “mais le sexe avec des machines va être une option bien réelle, et cela dans moins de temps qu’on ne le pense”. Javier Cid
de Levy est aussi directe qu’audacieuse : d’ici à 2050, les comportements sociaux et les technologies robotiques auront évolué à un point tel que “les êtres humains tomberont amoureux de robots, se marieront et auront des relations sexuelles avec eux, et l’ensemble de ces comportements seront (considérés comme) les prolongements ‘normaux’ de nos sentiments amoureux et de, notre désir sexuel envers d’autres êtres humains.” Ce n’est pas une mince affaire que de présenter une hypothèse aussi bizarre avec l’aisance dont fait preuve Levy. Mais ce qui est encore plus impressionnant, c’est la cohérence des arguments sur lesquels il s’appuie. Son expertise en matière d’intelligence artificielle et dans les domaines connexes se fonde sur plusieurs années d’expérience, mais cette fois, pour se justifier, il a dû s’aventurer beaucoup plus loin, dans des domaines de recherche qui se trouvent clairement au-delà de sa “zone de confort” intellectuelle. Le résultat ? Une liste sans fin de références rassemblées grâce à l’appétit omnivore d’un autodidacte, tirées de sources aussi dis-
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
parates que les essais de Donna Haraway, théoricienne du poststructuralisme, ou le site Internet de Cheyenne, “un animateur de sex shows en ligne”. Ces sources forment néanmoins un tout étonnamment convaincant qui amène le lecteur à penser que les “mystères” de l’amour et de l’attirance ne sont peut-être pas aussi impénétrables que l’on pourrait le croire, et que les technologues devraient tôt ou tard trouver une façon de les simuler. Mais Levy ne parvient pas à convaincre – sans surprise, hélas – sur la question de savoir ce que signifieront ces astucieuses simulations pour ceux qui interagiront avec elles. Levy a pour héros le grand théoricien informatique Alan Turing. Il utilise son test (“Si un ordinateur semble intelligent, nous devrions admettre qu’il l’est”, résume Levy) pour prouver que les ordinateurs peuvent non seulement penser, mais seront également amenés à ressentir des émotions telles que l’amour et le désir sexuel. Mais le plus intéressant, c’est qu’en réalité le principe de Turing ne prouve rien du tout. Il ne s’agit que d’un outil intelligent pour trier les individus
X
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
en fonction de trois catégories : ceux pour qui la pensée informatique sera toujours différente de la conscience humaine, ceux qui se situent à l’autre extrême et ceux qui, comme la majorité d’entre nous, passent constamment d’un groupe à l’autre. David Levy fait définitivement partie de la deuxième catégorie, et vous vous situez probablement dans la troisième, parmi ceux qu’on considère comme ayant le plus de chance. Car si vous êtes toujours en vie en 2050 et que vous faites la rencontre de ces affectueux robots du futur, vous pourrez vivre une expérience très intéressante : un voyage émotionnel distordu à travers l’univers ambigu de l’“inquiétante étrangeté”, aussi excitant ou douloureux qu’il puisse être. Quant à David Levy, il n’a malheureusement rien d’autre à espérer que la concrétisation de la promesse – étonnamment banale – qu’il a formulée dans la conclusion de son curieux ouvrage : “Du sexe à volonté pour tout le monde, vingt-quatre heures sur vingtquatre et sept jours sur sept.” Julian Dibbell, The Daily Telegraph, Londres
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941pII-XVI techno:Mise en page 1
7/11/08
18:12
Page XII
ROBOTS
La guerre sans états d’âme ÉTHIQUE
Peut-on laisser à une machine la responsabilité de choisir sa cible ? ◼
THE GUARDIAN
Londres vec le déploiement en Irak des premiers robots de combat armés, une nouvelle étape a été franchie sur une voie dangereuse. Nous entrons dans un monde où ce sont des robots qui décideront quand, où et qui tuer. Déjà, la Corée du Sud et Israël déploient des gardesfrontières robots armés. La Chine, Singapour et le Royaume-Uni ont de plus en plus recours à des robots militarisés. Mais, pour l’heure, ce sont les Etats-Unis qui en sont les plus grands consommateurs. Plus de 4 000 robots servent actuellement en Irak, d’autres en Afghanistan. Et, maintenant, ils sont armés. Mais, surtout, les robots font partie intégrante de leur projet “Systèmes de combat du futur”. Ce programme de 230 milliards de dollars, envisage le développement de véhicules sans équipage capables de frapper sur terre, sous la mer ou depuis les airs. Le Congrès [américain] a pour objectif qu’un tiers des véhicules de combat terrestre soient automatisés d’ici à 2015. La plupart des engins aujourd’hui en première ligne sont des extensions de combattants humains : ce sont les hommes qui contrôlent l’application
Bart A Bauer/US Navy
A
▲ A Bagdad,
un robot d’inspection utilisé par l’armée américaine dans des situations particulièrement dangereuses. ■
L’auteur
Noel Sharkey est professeur spécialiste de l’intelligence artificielle et de la robotique à l’université de Sheffield.
de la force létale. Quand un Predator MQ-1 semi-autonome survole une voiture abritant des membres présumés d’Al-Qaida, la décision de les pulvériser à coups de missiles Hellfire est prise par des pilotes à 10 000 kilomètres de là. Ces machines semiautonomes ou commandées à distance induisent pour le moment une responsabilité éthique comparable à celle d’une frappe aérienne traditionnelle. Mais les recherches pour aboutir à des robots complètement autonomes, qui prennent leurs propres décisions en ce qui concerne les actions mortelles, sont une priorité pour l’armée américaine. De fabrication peu
coûteuse, ils nécessitent moins de personnel et, selon la Navy, se comportent mieux lors de missions complexes. La guerre entre là dans une nouvelle ère dangereuse, car il n’existe aucun code, aucune directive en vigueur sur le plan éthique. Je travaille sur l’intelligence artificielle depuis des décennies, et l’idée qu’un robot puisse prendre des décisions portant sur la destruction d’êtres humains me paraît terrifiante. Apparemment, les responsables de ces programmes ont de l’intelligence artificielle une vision qui aurait plus sa place dans les romans de science-fiction et les mythes. D’après un document récent de la marine amé-
ricaine, le principal problème posé est celui de l’identification des cibles autorisées. La réponse donnée dans le document au problème à cette question éthique est très simple : “Il faut que les hommes se chargent d’attaquer les hommes, et les machines de détruire les machines.” Mais un robot ne peut réellement viser une arme sans viser du même coup la personne qui s’en sert, ni même distinguer de manière certaine une arme d’autre chose. Imaginez une petite fille éliminée parce qu’elle tendrait sa glace à un robot ! S’efforçant de tempérer l’opposition politique, l’armée américaine finance un projet qui prévoit de doter des soldats robots de conscience afin qu’ils soient capables de prendre des décisions éthiques. Mais des machines ne seraient pas en mesure de faire une distinction fiable entre des bus transportant des soldats ennemis et d’autres contenant des écoliers, pour ne rien dire de leur capacité à faire preuve de réflexion éthique. C’est comme si on cherchait à rejeter la responsabilité d’erreurs fatales sur des systèmes sans conscience. Nous allons confier la responsabilité de pertes humaines à des machines qui ne sont même pas assez intelligentes pour être considérées comme stupides. Avec la baisse des coûts de développement et la plus grande accessibilité des technologies impliquées, on pourrait bientôt assister à une course aux armements robotisés qu’il sera difficile d’endiguer. Il est impératif que l’on crée une législation internationale et un code éthique pour les robots autonomes en guerre, avant qu’il ne soit trop tard. Noel Sharkey
RÉPLICATION Pas de panique:les robots ne sont pas près de se reproduire. ◼
SCIENCE
Londres omme le savent tous les fans de science-fiction, à force de jouer avec les robots, on finit par aller droit au carnage. Depuis R.U.R. (Rossum’s Universal Robots), la pièce [tchèque] qui, en 1921, a lancé le mot “robot”, jusqu’aux batailles avec les Daleks dans l’émission de télévision DoctorWho, en passant par les films Terminator, l’histoire a été racontée maintes et maintes fois. Les hommes commettent l’erreur de fabriquer des robots qui se reproduisent. Les robots autoréplicants finissent par décider que l’humanité est un fléau et se lancent dans son extermination. Pas de panique… Du moins, pour l’instant. Certes, nous savons programmer des
C
robots pour qu’ils fabriquent d’autres machines sur une chaîne de production. Mais la véritable reproduction, c’est-à-dire la construction autonome par un robot d’une machine identique, n’est pas pour demain. L’autoréplication “joue un rôle fondamental dans la nature, elle est au cœur de l’évolution, et pourtant nous ne savons pas du tout comment la réaliser avec des systèmes artificiels”, confirme l’ingénieur Hod Lipson, de l’université Cornell. Une poignée de chercheurs s’efforcent pourtant d’y parvenir. Disposant de très petits budgets, ils travaillent sur un matériel qu’on imaginerait plutôt dans un magasin de jouets que dans un centre de recherche. Les progrès restent modestes, mais les scientifiques espèrent bientôt parvenir à mieux saisir les données du problème. Tous reconnaissent que les avancées ont été ralenties par manque de financement, COURRIER INTERNATIONAL N° 941
dans la mesure où les robots autoréplicants n’ont pas d’applications bassement matérielles – même si, en théorie, ils pourraient servir à établir une base sur la Lune ou sur Mars. “Nous ne sommes pas plus de trois dans cette discipline”, rappelle Gregory Chirikjian, de l’université Johns Hopkins (Baltimore). Les chercheurs se heurtent aussi à des obstacles conceptuels. Si l’on donne un jeu de Lego à un enfant, il va aussitôt disperser les pièces devant lui et rechercher dans le tas celles dont il a besoin. Telle est précisément la tâche qui laisse les machines perplexes. “Ce n’est pas la principale difficulté pour l’autoréplication seulement, mais pour la robotique d’une façon générale”, reconnaît Chirikjian. Résultat, certains ingénieurs donnent un coup de main à leurs robots. Il y a deux ans, Lipson et ses collaborateurs ont présenté des XII
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
Cornell University
Feront-ils un jour des petits ? cubes programmables de 10 centimètres de côté. Chacun était constitué de deux moitiés en forme de pyramide pouvant pivoter l’une sur l’autre. Ces cubes s’accrochaient les uns aux autres grâce à leurs faces aimantées. En se tortillant comme une danseuse de hula-hoop ivre, une pile de quatre cubes pouvait assembler une deuxième pile, à condition que les nouveaux cubes soient amenés au bon endroit et au bon moment, comme l’expliquaient les chercheurs dans Nature (numéro daté du 12 mai 2005). Même si un premier empilement de cubes peut en former un deuxième, on n’a manifestement pas encore affaire à un robot autoréplicant. Loin d’être une simple pièce détachée, chaque cube est en soi un robot relativement complexe. Et la tour qui se contorsionne a besoin de beaucoup d’aide pour localiser les cubes supplémentaires. Afin de parvenir à un résultat qui soit davantage dans l’esprit de l’autoréplication, Lipson travaille aujourd’hui sur des cubes plus simples, de seulement 500 microns de côté, qui s’assemblent au hasard dans un liquide. (suite p. XIV) ▶ ◀ Les cubes programmables du chercheur Hod Lipson,
à l’université de Cornell.
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
941pII-XVI techno:Mise en page 1
7/11/08
18:12
Page XIV
ROBOTS ▶ (suite de la p. XII) Chirikjian a éga-
■
Lois d’Asimov
Encore un écrivain aux commandes ! Après Karel Capek en 1920, l’auteur américain d’origine russe Isaac Asimov s’empare dans les années 1950 de la thématique des robots et en fait le thème central de son œuvre. Pour prévenir tout danger, il imagine trois lois qui régiront désormais les actions des machines : 1. Un robot ne doit pas causer de tort à un être humain ou, restant passif, laisser un humain subir un dommage. 2. Un robot doit obéir aux ordres d’un humain, sauf si l’ordre donné peut conduire à enfreindre la première loi. 3. Un robot doit protéger sa propre existence aussi longtemps qu’une telle protection n’est pas en contradiction avec la première et/ ou la deuxième loi.
Disney Pixar
Depuis, Chirikjian et ses étudiants se sont efforcés de rendre leurs robots plus autonomes et de les assembler à partir de pièces plus simples. Ils ont élaboré un système de capteurs optiques qui permet à un robot de trouver les différentes pièces. Ils ont simplifié les robots en remplaçant le contrôleur central par des circuits électroniques plus simples, répartis à travers les pièces. Récemment, les chercheurs ont fait la démonstration d’un robot autoréplicant composé de six modules relativement simples. Chirikjian et un étudiant de troisième cycle travaillent maintenant sur un modèle constitué de cent pièces. Vu les difficultés de l’assemblage pas à pas, ou déterministe, certains chercheurs ont opté pour une autre méthode : le chaos. Les robots n’ont plus à chercher les pièces eux-mêmes, ce sont des collisions aléatoires qui les leur apportent, un peu à la manière du brassage biomoléculaire dans les cellules. Le spécialiste des matériaux Saul Griffith, alors étudiant de troisième cycle au Massachusetts Institute of Technology (MIT), a ainsi élaboré des tuiles intelligentes qui peuvent se fixer les unes aux autres en voletant dans tous les sens au-dessus d’une table à coussin d’air. La probabilité qu’ont deux tuiles de s’accrocher l’une à l’autre dépend de la manière dont elles sont déjà fixées aux autres tuiles. Mais, si les tuiles ont été correctement programmées, une chaîne de tuiles peut en former une autre, comme l’ont rapporté Griffith et ses collaborateurs dans Nature (numéro daté du 26 septembre 2005). La méthode aléatoire, ou “stochastique”, pourrait avoir un net avantage. C’est paradoxal, mais il devrait être plus facile d’assembler des pièces en les mélangeant que de les fixer une par une, si l’on en croit l’ingénieur Eric Klavins, de l’université de l’Etat de Washington (à Seattle), qui a mis au point un ensemble analogue de tuiles triangulaires. “Si l’on cherche à obtenir une autoréplication à partir de milliards de pièces, le déterminisme n’est pas la bonne méthode”, assure-t-il. Cela étant, l’approche stochastique présente des difficultés spécifiques : les chercheurs doivent trouver le moyen de former de plus grandes structures utiles à partir des pièces, tout en les empêchant de former des amas indésirables. Adrian Cho
▶ Wall-E.
◼ L’aventure intérieure Toujours plus proches de l’homme, les robots entrent maintenant à l’intérieur de son organisme. Les chercheurs de l’Ecole polytechnique de Montréal viennent de mettre au point un nanorobot bactérien : une bactérie équipée d’un système de propulsion artificielle, annonce Technology Review dans son édition du 31 octobre. Le système de propulsion ? L’imagerie par résonance magnétique (IRM). L’équipe québécoise a utilisé des bactéries qui contiennent naturellement des particules magnétiques. Dans la nature, ces particules aident la bactérie à se diriger dans les eaux profondes, en l’absence d’oxygène. Elles forment une chaîne qui agit comme l’aiguille d’une boussole. Quand l’équipe soumet le micro-organisme à un champ magnétique piloté par l’IRM, elle peut la diriger où elle veut – en l’occurrence, dans les vaisseaux sanguins, où elle pourra délivrer, localement, des médicaments comme des anticancéreux, contenus dans des perles de polymères de 150 nanomètres de diamètre.
◼ Du fond des âges Il est tout vert, mesure quelques centimètres, aime les caresses, renifle, tousse, dort, ouvre de grands yeux… Lui, c’est Pleo, un bébé dinosaure Camarasaurus, et le nouveau compagnon à quatre pattes de Courtney Myers, une chroniqueuse de Forbes, visiblement séduite par la petite créature. Car ce jouet est aussi un robot ultraperfectionné, doté de capteurs, de caméras, de micros… Véritable tamagotchi en trois dimensions, Pleo est expressif, et sa personnalité évolue selon la manière dont vous le traitez. Si sa personnalité ne convient pas, il est toujours possible de télécharger de nouveaux traits de caractère sur le site Internet Pleoworld.com. “Est-ce que Pleo m’aime ?” s’interroge Mme Myers. Probablement pas, mais tout le monde aime Pleo.
◼ Qui pourra détrôner “Citizen Kane” ? Peut-être Wall-E. Le robot compacteur de déchets, héros du film de Pixar sorti l’été dernier, a accumulé les superlatifs, rapporte le Financial Times. Aux Etats-Unis, il a même été qualifié de “meilleur film depuis Citizen Kane” par certaines revues. Cet enthousiasme a laissé perplexe le quotidien financier. Le petit Wall-E, “qui a l’air d’être né d’une nuit de passion entre E.T. et R2D2”, sa collection d’objets hétéroclites et son roman d’amour avec Eve, un autre robot, a amusé le Financial Times pendant quarante minutes [dont vingt sans aucun dialogue] – pas plus. Selon le quotidien, la suite du film – prévisible – se résume à une longue coursepoursuite. Le quotidien est pourtant l’un des rares à avoir boudé son plaisir. Avec 62,5 millions de dollars récoltés en trois jours depuis sa sortie aux Etats-Unis, Wall-E est le troisième succès au box-office de Pixar.
.
a L’agend
2009 2009 écembre 2008-D Octobre
Ugobe
▶ Pleo.
a 2009 L’agend
Des tuiles intelligentes qui peuvent se fixer toutes seules
EN BREF
éce 2008-D Octobre
lement commencé à faire des expériences sur des robots qui en assemblent d’autres à partir de quelques éléments complexes. En 2002, ses étudiants et lui se sont mis à travailler sur des robots faits de pièces de Lego. Dans un premier temps, ils ont construit des véhicules télécommandés qui pouvaient être ramenés à un petit nombre de composants. Quand on plaçait ces pièces dans un petit espace clos, les robots étaient en mesure d’assembler les composants afin de fabriquer une copie – une forme d’autoréplication rudimentaire, étant donné que tous les “organes vitaux” des robots étaient contenus dans un seul composant, celui contenant le contrôleur informatique.
6,5
millions
C’est le nombre de robots recensés sur la Terre en 2007. Une démographie galopante, annonçait en octobre dernier le magazine IEEE Spectrum, qui reprenait les chiffres de la Fédération internationale de la robotique. En effet, d’ici à 2011, la population de robots devrait avoir quasiment triplé, pour atteindre 18,2 millions d’unités. A ce moment-là, les robots industriels ne représenteront qu’une toute petite partie du total. La grande majorité des machines sera des robots de service : depuis les aspirateurs automatiques jusqu’aux robots militaires, en passant par les robots agricoles, ils seront partout. ◼ Pas de retraite pour les androïdes Le Japon vieillit. D’ici à 2030 la population active aura diminué de 16 % alors que les personnes âgées, elles, seront de plus en plus nombreuses à avoir besoin de soins et d’attention, selon le gouvernement japonais. La solution ? Utiliser des robots pour certaines tâches. D’ici à 2025, ils pourraient prendre la relève
de 3,5 millions de personnes, estime un groupe d’experts de la Machine Industry Memorial Foundation, cité par le quotidien espagnol Público. Le Japon pourrait ainsi économiser 2 100 milliards de yens (13 milliards d’euros) en plaçant la santé des personnes âgées sous la surveillance de robots spécialisés. En 2025, un tiers de la population japonaise aura plus de 65 ans. ◼ Disney à la recherche de robots joueurs Sont-ce les suites du succès planétaire de Wall-E ? L’un des deux premiers laboratoires ouverts par la toute-puissante Walt Disney Corporation, en collaboration avec des équipes universitaires, sera consacré aux robots, rapportait fin août le magazine Science. Jessica Hodgins, professeur d’informatique et de robotique à l’université Carnegie Mellon de Pennsylvanie, sera la directrice du laboratoire de Pittsburg. L’objectif de sa nouvelle équipe ? Mettre au point des robots capables d’interagir avec les humains et même de jouer avec eux dans les parcs à thème Disney. Après Mickey, Minnie et Donald, les prochains personnages à être photographiés avec les enfants seront peut-être des androïdes. ◼ Un maître architecte Le pavillon suisse de la dernière Biennale de Venise a été construit, en partie, grâce à Rob. Rob est un robot conçu par Fabio Gramazio et Matthias Kohler avec l’équipe d’Architecture et fabrication digitale de l’Ecole polytechnique de Zurich. Ces deux enseignants, remarqués à l’occasion d’un dossier spécial “Construire autrement” par le quotidien suisse Le Temps, développent avec leur équipe un outil de conception numérique créé spécifiquement pour l’architecture et une technique de construction aidée par un robot. Leur technologie s’applique tant aux matériaux les plus anciens – la brique ou le bois – qu’aux matériaux contemporains. Les deux associés, âgés respectivement de 38 et 40 ans, ont présenté leur robot, Rob, lors de la Biennale de Venise. Il a construit, dans le pavillon suisse, la structure autour de laquelle s’organise l’exposition.
Profitez-en ! L’agenda Courrier international est encore en vente chez votre marchand de journaux 9,90 € (avec le numéro 934)
COURRIER INTERNATIONAL N° 941
XIV
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2008
p 15 SA:Mise en page 1
7/11/08
18:17
Page 5
+ le guide de nos maladies contemporaines
www.courrierinternational.com
Les révolutions de la médecine Chez votre marchand de journaux
Médecines douces Chirurgie esthétique Télémédecine Cryothérapie Médicaments de la joie Les abus des labos Ethique en crise
Octobre-novembre-décembre 2008 - 7,50 €
HORS SÉRIE
à votre santé ! Merveilles et dérives de la médecine du XXIe siècle
Publicite
20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ