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Le miroir aux vampires
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Fabien Clavel
Le miroir aux vampires
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Collection dirigée par Benjamin Kuntzer
© Éditions J’ai lu, 2011
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À Aurélie, passante de ce jardin de pierre. pour anna
Et merci à Hanna Hovárth, Adèle et Eliott Aoustin, Benoît Mazingue et Claire Joubaire.
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V
ezér Demetrios,
Je vous envoie respectueusement ce premier rapport de ma situation en territoire humain. J’ai trop tardé à vous tenir au courant mais j’ai été bien occupé. Je ne sais combien de temps a passé chez nous depuis mon départ, mais ici, deux mois se sont écoulés, c’est-à-dire deux fois trente jours environ. L’endroit où se trouve le miroir est une commune appelée Compiègne, elle-même appartenant à la France. Nos anciennes Krónika parlent de ce pays, qui existait déjà au moment où nous avons quitté ce monde. En revanche, les choses ont bien évolué au cours des derniers siècles et je dois dire que les témoins qui nous avaient rapporté des histoires étranges de machines volantes ou de techniques audacieuses n’ont pas menti. Nous aurions sans doute dû les écouter davantage à l’époque. La plupart des détails que nous tenions pour des affabulations se révèlent exacts. Ainsi, ils ont inventé un appareil qui transmet des images enregistrées à distance. C’est tout à fait 7
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fascinant. Il m’a fallu un bon moment pour faire la différence entre ce qui relevait de la fiction et ce qui était réel. Et encore, cela reste flou. J’ai par ailleurs découvert que les langues humaines que j’avais apprises ont, pour beaucoup, totalement changé. Même le français que je parle s’avère extrêmement archaïque. Les accents, les tournures, le vocabulaireÞ: tout est différent. Heureusement, en laissant branchée en permanence la machine à images (ils appellent cela un écran), j’ai pu me familiariser avec leur nouvelle manière de s’exprimer. Cet écran permet également de rechercher des informations. Je dois avouer que c’est très ingénieuxÞ: les lettres sont disposées sur une sorte de tablette et, quand on appuie dessus avec le doigt, elles s’inscrivent directement. Mais ce n’est pas tout. Les mots ainsi écrits prennent une valeur magique et sont reconnus par une intelligence que je n’ai pas encore identifiée. Ainsi, si l’on pose une question, on trouvera des réponses. Bien sûr, cela permet également de communiquer à distance avec d’autres personnes. Tout cela m’a presque donné envie de croire que les humains étaient enfin devenus une race évoluée. Mais en les regardant vivre, j’ai pu me rendre compte qu’il n’en était rien. Ces progrès techniques ne les ont pas transformés. Ils se comportent toujours comme des troupeaux de moutons, chacun copiant son voisin, l’imitant de son mieux, enviant ce qu’il possède. 8
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Leur inintelligence est désespérante. Ils ne méritent pas d’être traités autrement que du bétail. Cependant, il faut se méfier car le bétail est agressif. Si les mœurs d’aujourd’hui paraissent plus pacifiques, ce n’est qu’une apparence. Certes, on ne se massacre plus à tort et à travers, les gens semblent policés. Mais ce n’est qu’en surface. En dessous, ce sont des loups. Ils se prennent pour les rois de ce monde. Quelques renseignements glanés ici et là montrent qu’en effet ils ont conquis l’ensemble de leur globe, au prix de destructions parfois étonnantes. Leurs anciens prédateurs (loups, fauves,Þetc.) ont été éradiqués. Les éléments naturels semblent domestiqués. Ils savent prévoir le temps qu’il va faire avec plus ou moins de précision. Ils ont de l’eau et de la nourriture en abondance. Presque tous possèdent une maison d’un luxe inouï digne des villas romaines. Pour le reste, ce monde est une ruche. Les gens ne cessent de s’agiter et de courir en tous sens. Ils ne savent rien faire lentement. Toute la journée, ils ont l’œil rivé sur des écrans transportables, plus petits, qu’ils gardent sur eux. À chaque minute, ils parlent avec un nouvel interlocuteur ou bien échangent des messages avec un autre correspondant. Il n’y a que quelques laissés-pour-compte qui traînent, désœuvrés, dans les rues. Mais on fait semblant de ne pas les voir. Ils n’existent plus au sein de la fourmilière. Je pense avoir compris pourquoi les humains courent sans cesse. Dès qu’ils s’arrêtent, ils sont bien obligés de réfléchir et ils se trouvent malheureux. 9
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C’est la grande différence avec les fourmis ou les abeillesÞ: elles ne sont jamais tristes. L’humain, lui, dès qu’il est seul, se sent abandonné et misérable. Alors il court pour rester au niveau des autres, pour ne pas être laissé en arrière, comme ceux qui deviennent transparents au bord des routes. Je m’aperçois que j’ai beaucoup parlé de ces gens sans en venir au but principal de ma mission. Mais c’est une bonne nouvelleÞ: il n’y a pas trace de l’Ellenség. Il semble avoir disparu corps et biens. Personne n’en parle, personne ne s’en souvient. Je n’en ai trouvé aucune représentation nulle part. Cela devrait nous laisser le champ libre pour nos projets. Je sais d’autant mieux que l’Ellenség a sombré dans l’oubli que nous-mêmes sommes restés très présents à l’esprit des humains. J’ai mis du temps à m’en rendre compte car l’image qu’ils donnent de nous est totalement déformée. C’est amusant d’être traité comme un mythe. On nous attribue des caractéristiques fantaisistesÞ: nous avons peur de la lumière, nous nous nourrissons uniquement de sang, nous sommes immortels… Certaines de ces élucubrations sont néanmoins très proches de la réalité et montrent bien qu’elles ont été fabriquées à partir d’un matériau véridique. Nous sommes partoutÞ: dans leurs livres, dans leurs films (ce sont des espèces de pièces de théâtre qui se jouent sur leurs écrans). Ils ne parlent que de nous. Mais je vois bien qu’ils ne font que projeter sur nous leurs peurs les plus intimes. Ils sont effrayés par le noir, alors nous vivons la nuitÞ; ils craignent de vieillir, alors nous restons éternellement jeunes. 10
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Selon eux, notre chef ou notre ancêtre serait un certain comte DraculaÞ; mais il existe d’autres vedettesÞ: Lestat, Edward ou Nosferatu. Dernier détail, ils nous appellent «ÞvampiresÞ». Le mot semble universellement admis car je l’ai retrouvé à l’identique dans la plupart des langues. Avec ces indications, vous comprendrez mieux, Vezér, la documentation que je vous ferai parvenir avec ce rapport. En résumé, la situation nous est extrêmement favorableÞ: l’Ellenség est absentÞ; les humains sont mal renseignés sur nousÞ; ils sont faibles. Le Tükör est assez dégagé mais je vais m’assurer qu’il le demeure. Après cette période d’observation, je me dispose à entamer très bientôt la deuxième phase de notre plan. Lutte et Obéissance.
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B
érénice,
Oui, je ne vais pas commencer par «Þcher journalÞ» ou ce genre de conneries. Pourquoi pas «Þchère feuilleÞ» ou «Þchère liste de coursesÞ»Þ? J’ai besoin de me confier à quelqu’un, et pas à un morceau de papier. Il doit y avoir une personne vivante à l’autre bout qui finira un jour par m’entendre. Comme je n’ai pas vraiment de meilleure-amiepour-la-vie, c’est à toi que j’écris, Béré, ma frangine préférée, sur ce petit carnet relié en cuir que tu m’as offert l’an dernier. Cela me fait du bien de savoir qu’on peut ainsi continuer à se parler même si tu pars à Paris pour la fac et que tu m’abandonnes avec Papa. Ça tombe mal que tu t’en ailles pile au moment où j’aurais le plus besoin de toi. Ces deux mois de vacances ont été horribles. J’ai fait des choses dont je ne me croyais pas capable. Jamais je n’aurais cru que je serais aussi contente de rentrer en classe. Contente n’est peut-être pas le motÞ: soulagée. Quand Maman s’est barrée, je me suis dit, comme toi, que les choses iraient mieux. C’en serait fini des 12
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disputes à table, des hurlements, des portes qui claquent comme dans les mauvais films. Et puis tu as dû monter à la capitale plus tôt que prévu pour te louer un appart, chercher du boulot pour financer tes études. Je me suis retrouvée toute seule avec Papa. Lui qui gueulait tout le temps sur Maman (et sur nous), il s’est arrêté de parler tout d’un coup. Plus un mot, plus rien. Il s’est assis dans le fauteuil et c’est tout. Je ne l’ai plus entendu. Le silence s’est installé. On entendait les tic-tac des aiguilles qui résonnaient, la moindre mouche faisait un boucan d’enfer. J’ai failli devenir folle. Heureusement, Maman m’a inscrite à cette espèce de colo pourrie (je te raconterai ça une autre fois, ce n’est pas facile pour moi d’en parler) et j’ai pu prendre un peu l’air. Sans ça, je mettais le feu à la maison. E n r e n t r a n t , j ’ a i a p pr i s q ue P a pa s’ é t a i t débrouillé pour que je sois interne à AugustinThierry. Je ne sais pas comment il y est arrivé, étant donné qu’on n’habite qu’à quelques kilomètres de Compiègne et que le lycée accueille des élèves de toute la France. En tout cas, je commence mercredi. J’irai installer mes affaires le jour même de la rentrée. La rentrée. Tu me connais, l’école, c’est mon territoire. Les leçons, les devoirs, les contrôles, je suis plutôt spécialiste. D’habitude, je suis tout excitée à cette période de l’été. Je regarde les programmes à l’avance pour 13
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me faire une vague idée de ce qu’on va étudier. Je révise les cours de l’an dernier. Cette année, je n’y arrive pas. Je n’ai pas la tête à ça. Bien sûr, j’ai déjà préparé toutes mes affaires, tous mes livres de terminale. Mais j’ai fait ça comme un robot, sans y penser. Il y a un silence de mort dans la maisonÞ; j’entends juste le son de la télé qui monte de la pièce du fondÞ; je suis sûre que Papa ne la regarde même pas. Il reste là, à ne rien faire. Je ne sais même pas s’il va retourner bosser un jour. D’un côté, j’ai honte de ne pas pouvoir m’occuper de lui, mais en même temps, je sens que je n’ai pas la force de l’aider. Je ne suis déjà pas très loin de craquer. Je ne vais pas bien, Béré… Il y a des moments où j’ai un poids sur la poitrine. J’étouffe. Un soir, j’ai même cru que je faisais une crise cardiaque, ou une crise d’asthmeÞ! Une crise cardiaque à seize ansÞ! Et je n’ai jamais été asthmatiqueÞ! La nuit je fais des rêves bizarres, comme quand j’étais petiteÞ: je m’envole petit à petit. Au début, c’est plutôt agréable. Je me sens légère, je vois le monde d’en haut. Mais, rapidement, ça tourne au cauchemar. J’ai l’impression d’être un ballon gonflé à l’hélium et le vent souffle et m’emmène loin. Et dès que je suis dans les hauteurs, je commence à tomber, de plus en plus vite. L’air me rentre dans la bouche et me déforme le visage. Je n’arrive plus à respirer. 14
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Juste au moment où je vais m’écraser par terre, je me réveille. Alors, voilà, comme Papa est paumé, comme Maman est injoignable, comme je n’ose pas te déranger avec mes problèmes, je t’écris en espérant que ça finira par aller mieux. Ce n’est pas vraiment un journal, c’est une longue lettre que je t’envoie. Et pour ne pas faire guimauve, je ne te dis pas que je t’aime. Mais je le pense très fort.