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Serge Aroles

Documents majeurs des Archives secrètes du Vatican et des Archives de France XVe – XIXe siècles Volume 1 81 photographies de documents

© 2016 Serge Aroles ISBN 978-2-915587-06-7

EAN 9782915587067


I

La mort de Voltaire : documents émouvants des Archives secrètes du Vatican 16 février – 6 juillet 1778

II

L’excommunication des comédiens : quelle réalité ? Nul décret dans le milliard de documents des archives vaticanes XVIIe – XVIIIe siècles

III

Diderot : le lieu et la date de son décès sont faux Conflit entre la foi et la « secte des philosophes » Biographie corrigée : Sèvres, 30 juillet 1784 IV

Le siècle des Lumières dans les Archives secrètes du Vatican Philosophes, exorcistes, hommes de sciences, prostituées, supplices publics, artistes, esclaves, sorciers et autres 1710 – 1790

V

La plus importante découverte relative à l’homme au masque de fer Inventaires des biens et des papiers de son geôlier Bastille, 1708 ; citadelle de l’île Sainte-Marguerite, 1691


AVERTISSEMENT IMPORTANT Suite au pillage de mes découvertes (cf. le chapitre « La plus importante découverte relative à l’homme au masque de fer »), je dédis celles-ci à mon fils, qui a un demi-siècle de moins que moi. Il lira plus tard que les décennies de recherches de son père dans les archives sont attribuées à d’autres, qui n’y sont jamais venus – ou si peu.

Notre isolement loin de la France facilite ce pillage. Soir de neige en Éthiopie. Il s’écrie : « Endé Farensai ! » (« Comme en France ! »). Alors que la vie de l’Amérindienne Marie-Angélique Le Blanc (Wisconsin, 1712 – Paris, 1775) apparaît désormais dans les grands médias : en documentaire de télévision, en bande dessinée, au théâtre, en exposition (archives, livres anciens, dessins, photos des lieux où elle vécut, etc.) et sera tôt ou tard adaptée sous forme de film (cinq projets de cinéma et de télévision ont échoué pour des raisons de budget), mon fils saura-t-il un jour que c’est moi qui ai passé une décennie (1994-2004) dans les archives pour ressusciter cette vie (qui fut semblable à nulle autre) ? Sans mes recherches, toute adaptation de sa vie dans ces médias était impossible, attendu que toute notice sur son existence débutait ainsi : Date et lieu de naissance : inconnus. Date et lieu de décès : inconnus. Eu égard au pillage habituel de mes découvertes, sans la moindre référence à mon nom, pardonnez-moi donc d’avoir à souligner que les documents que vous lirez ci-après sont, non en totalité mais pour leur grande part, des inédits que j’ai découverts. 1


I

La mort de Voltaire : documents émouvants des Archives secrètes du Vatican 16 février – 6 juillet 1778 Telle est l’impensable bienveillance – miséricorde, dirions-nous – dont ce farouche ennemi de l’Église a bénéficié d’elle au crépuscule de sa longue vie. Son cancer, sa souffrance, sa consommation d’opium, son ultime agonie, et plus encore, les manœuvres de certains ecclésiastiques pour lui assurer la sépulture chrétienne qui lui avait été refusée à Paris, tout fut connu au plus tôt du Saint-Siège, qui ferma les yeux à ce propos. Renouvelant ainsi les mots si forts du pape Benoît XIV (pontife 1740-1758) au sujet de ce pourfendeur de la foi : il est « de notre communion ». Document 1. Au terme de trois décennies d’un exil forcé puis volontaire « est arrivé à Paris le vieux décrépit [« vecchio decrepito »] Monsieur de Voltaire ». Le second adjectif n’a point alors la force péjorative qu’on lui connaît désormais : décrépit est un terme de physiologie des âges de la vie.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 68r, 16 février 1778. Les lettres du Saint-Siège relatives aux philosophes ne sont point codées (registres « Cifre » et « Deciferati »), fussent-elles majeures, comme parfois la condamnation solennelle de leurs ouvrages (cf. l’appendice ci-après).

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Document 2. Le Vatican de jadis : être avisé de tout et laisser penser qu’il n’en est rien. Fortes de plus d’un milliard de documents, les plus riches archives au monde (les Archives secrètes du Vatican, selon leur dénomination officielle) sont les seules à nous offrir pour les siècles passés, jusqu’au sein même de la correspondance diplomatique officielle, l’actualité sur les « Lettres, les Sciences et les Arts ». Les trois mois et demi de gloire de Voltaire à Paris (février-mai 1778), in articulo mortis, y sont détaillés, fût-ce pour la critique théâtrale, le nonce apostolique estimant son ultime comédie de moindre valeur que celles de sa jeunesse et de son âge mûr.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 107r, 2 mars 1778. Dans « Archives secrètes du Vatican, archives de douze pays : Masque de fer et mauresse de Moret, enfants métis de Louis XIV », j’écrivais les mots qui suivent. Le Saint-Siège a possédé durant des siècles le plus grand réseau universel d’informateurs, depuis les chapelains royaux jusqu’aux vicaires des hameaux reculés, qui pouvaient écrire en Cour de Rome par devoir ou pour renseigner, plaider, dénoncer ou se libérer d’un douloureux cas de conscience. 3


Mais ainsi en fut-il de tout un chacun : tout individu pouvait s’adresser au Saint-Siège, ce pourquoi le fonds « Lettres de Particuliers » des archives vaticanes est stupéfiant, ces missives émanant dès le XVIIe siècle des quatre continents connus.

Document 3. Ainsi le Saint-Siège a disposé, sitôt leur composition, de copies des lettres que Voltaire échangea avec le clergé à la veille de sa mort, au sein desquelles figure celle-ci, fort belle, qui n’était connue que par des transcriptions tardives : « Je vous supplie [père Tersac, curé de Saint-Sulpice] de me pardonner de n’avoir pas prévu la Condescendance avec la quelle vous seriez descendu j’usquà moi, Pardonnez moi aussi l’importunité de cette lettre… ». Ici Voltaire se fait profond comme il l’avait été en 1749 lors de la mort de son amie-amante madame du Châtelet, qui lui avait semblé, à lui de même, un terme à sa vie.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 155 r, 4 mars 1778. Il est précisé que cette lettre de Voltaire fut remise ledit jour, à 8 heures du matin, au curé de Saint-Sulpice, lequel répondit « sur le champ » la missive ci-après.

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Document 4. L’inviolabilité du secret de la confession ? Elle semble une pastorale, une catéchèse, la réponse immédiate à Voltaire du curé de Saint-Sulpice, qui a encore foi en une réconciliation de lui avec l’Église, avant qu’il ne rende son âme à jamais. Au fil des 22 pages relatives à Voltaire, s’échelonnant du 16 février au 6 juillet 1778, le débat théologique est entrecoupé d’informations sociales (sa gloire à Paris, sa présence au théâtre…) et médicales (ses « jets de sang », etc.), qui relèvent parfois de la trahison du secret médical (ce concept n’existe point alors) et de la trahison du secret de la confession. Voici ce que j’en écrivais : « L’inviolabilité du secret confessionnel fut trahie pour l’autre très grande affaire privée du long règne du Roi Soleil, qui est son mariage confidentiel avec madame de Maintenon peu après le décès de la reine Marie-Thérèse. Soit par la voie des confesseurs du roi et de son épouse morganatique – qui apprirent ce que ni les enfants de Louis XIV, ni ses ministres ne surent –, soit par celle de l’archevêque de Paris qui officia à leur sacrement de mariage, le Saint-Siège en reçut très tôt l’information, mais jamais ne la diffusa, rachetant en cela la première trahison sacramentelle. » En témoignait un document des Archives secrètes du Vatican, qui avait été consulté au XVIIIe siècle (Nunz. Fr. 657, placé dans la liasse « Matrimoniali 1598-1783 », désormais réduite à presque rien), et qui a disparu, peut-être dérobé électivement lors du transfert en France des archives vaticanes, ordonné par Napoléon. Rappelons que, encore au XIXe siècle, tout intrus ayant ouvert des documents des Archives secrètes du Vatican était punissable de la peine d’excommunication.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 155v, 4 mars 1778. 5


Document 5. Ce repentir de Voltaire mourant (1778) est un faux document, tel celui de Montesquieu sur son lit de mort (1755). Se pourrait-il que le vieux combattant se soit renié par un seul trait de plume ? Dans la certitude d’une inauthenticité, je ne reproduis pas la photographie du document, me limitant à la transcription du texte, dont le démiurge est fort certainement l’abbé Mignot, le neveu de Voltaire (cf. le document 12) : « Je soussigné déclaré quétant attaqué de puis quatre jours d’un vomissement de sang à lâge de 84 ans et n’ayant pu me trainer à l’Église, Monsieur le Curé de Saint Sulpice ayant bien voulu ajouter à ses bonnes œuvres celle de menvoyer Monsieur l’abbé Gauthier Prêtre je me suis confessé a lui et que si Dieu dispose de moi ; je meurs dans La Sainte Religion Catholique, ou je suis né, espérant de la miséricorde divine quelle d’aignera pardonner toutes mes fautes, et que si j’avois jamais scandalisé L’Église, j’en demande pardon adieu et à elle. Voltaire. Le 2 mars 1778 » Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 328r, copie adressée à Rome le 8 juin 1778. Laissant accroire à une sincère « profession de foi Catholique Apostolique et Romaine que Monsieur de Voltaire a faite », rendue en partie publique, ces mots tromperont le clergé qui l’inhumera près de Troyes, mais non le Saint-Siège. Notons que la copie de ce faux document ne présente aucune légalisation émanant du curé de SaintSulpice (contrairement au document 6), lequel, sitôt survenu le décès de Voltaire, certifiera qu’il n’avait présenté aucune marque de catholicité (« che, venendo Voltaire a morire senza dar contrassegni di cattolicità ») et en avisera le lieutenant général de Police (Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, 1 et 3 juin 1778). Un semblable témoignage inauthentique, relatif au repentir de Montesquieu sur son lit de mort, aveugle, figure dans les archives vaticanes (cf. le document 7), ce qui ne signifie aucunement que l’on y accorda toute créance en Cour de Rome, laquelle, rappelons-le, recevait déjà des informations universelles, depuis la Chine jusqu’au Pérou.

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Document 6. On prendra la mesure de l’importance de ce billet de Voltaire, authentique celui-ci. Sous le tampon « Archivum Secretum… », on lit une bien inutile mention « Certifie Véritable copié sur l’original », tant on reconnaît dans les mots reproduits la malice voltairienne, qui ne quitta point l’exilé de Ferney, fût-ce au seuil de la mort. « … on disoit dans un certain monde que je protesterois contre tout ce que je ferois à la mort [ie : me confesser, me repentir]… c’est une mauvaise plaisanterie… plusieurs savans plus eclairée que moi. Voltaire ». Ceci doit se comprendre sous cette ironie : d’autres en savent plus que moi sur l’existence ou l’inexistence de Dieu. On me fait remarquer que ce n’est point l’authentique écriture de Voltaire : assurément que ce n’est point la sienne, ni son parfait usage de l’orthographe, par la raison que ces documents sont des copies collationnées sur les originaux par des secrétaires de la nonciature – des plumes italiennes, comme le trahissent souvent l’orthographe et les italianismes (cf. mon travail sur l’homme au masque de fer dans les archives vaticanes, en lesquelles Fouquet est désigné : « Fouchet », le phonème italien « ch » ayant la sonorité d’un « k » ou d’un « q » de la langue française).

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 328r, 24 mai 1778. Certains documents furent envoyés en Cour de Rome le 8 juin. Je les replace dans la chronologie des faits, et non dans l’ordre de la foliotation du registre. 7


Document 7. Ultimes heures de la longue existence de Voltaire. On se doit de vanter l’honnêteté des ecclésiastiques qui l’assistèrent, qui eussent pu clamer faussement la victoire de l’Église, proclamer que le vieux combattant s’est renié, comme ceci avait été fait, sans sincérité, lors de l’agonie de Montesquieu en 1755 (Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr., Suppl. XLV, part V). Il n’en fut rien : l’abbé Gauthier déclara que Voltaire n’était plus en état de comprendre la confession, in articulo mortis.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 328v, 30 mai 1778. Au sein des dizaines de milliers de lettres que Voltaire écrivit et reçut au fil de sa vie, l’ultime correspondance est un billet que lui adressa cet abbé Gauthier (Gau(l)t(h)ier, selon les orthographes usitées) ce 30 mai 1778, avant qu’il ne se rende à son chevet. L’abbé Gauthier sera assassiné lors des massacres de septembre 1792, ainsi que les autres ecclésiastiques enfermés au couvent des Carmes (cf. cap. III relatif à Diderot : les sources peu exploitées pour l’histoire de la Révolution). Document 8. La mort de Voltaire, survenue une heure avant minuit selon les informateurs du Vatican. Dans l’ouvrage précité sur l’homme au masque de fer, j’avais soulevé cette question majeure : qui livrait des informations médicales si confidentielles au Vatican ? En Cour de Rome, on sait tout alors de la souffrance de Voltaire, de sa « gangrène de la vessie » (ligne 2), extension de sa tumeur prostatique, de sa surconsommation de café (« una prodigiosa quantità di Caffé ») puis d’opium (une « caraffa d’oppio dallo speziale »), inefficient ce dernier à le soulager proprement de sa douleur (« il la but entière [une « caraffe » d’opium ; ie : un flacon] en une nuit et tomba comme en léthargie »). 8


Au surlendemain de la mort du philosophe, le nonce apostolique est en mesure d’envoyer un rapport détaillé de trois pages, en lequel figure jusqu’à l’heure précise à laquelle elle survint, cette dernière heure du samedi où il « cessa de vivre » (lignes 5-6 : « venendo La Domenica, nella qual’ora cesso di vivere »).

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, 1 juin 1778. Document 9. L’action criminelle de la médecine au temps de Voltaire. Souvent l’action de la médecine au temps de Voltaire est délétère, telle celle de ce drame épouvantable. Une orpheline de six ans qui a été violée (lignes 4-5 : un soldat « lui avoit mis le doigt à la partie naturelle ») est faussement déclarée « attaquée de la Maladie Venerienne » (ligne 2) par le « maistre chirurgien », lequel, pour le seul appât du gain, la tue en lui administrant du mercure (lignes 6-7 : « traitée desdits chancres… par les grands remedes »), la faisant mourir dans de longues souffrances. Il s’en dédit, clamant qu’elle est morte guérie, mais les 13 pages de ce procès-verbal sont sans appel. Le non progrès de la thérapeutique est alors imputable en partie à la rentabilité des soins prodigués (une saignée est payée jusqu’à 150 livres ; cf. mes dépouillements des comptabilités sur deux siècles, de Henri IV à Louis XVI). Au XVIIIe siècle, la science du ciel progresse fortement, attendu que les astronomes, eux, n’ont rien à vendre. 9


Archives nationales, Y 15793A, 18 mars - 1 avril 1749, 13 pages. Document 10. La bienveillance de l’Église en faveur de Voltaire défunt. Telle est l’acmé de la controverse relative à la mort de Voltaire : y eutil refus de sépulture chrétienne, comme on le lit partout, ou bien plutôt une fausse cécité des plus hautes autorités de l’Église, avisées de tout, et qui favorisèrent par leur silence le stratagème de la famille ? Le curé de Saint-Sulpice refuse l’inhumation de Voltaire sous sa juridiction curiale (sa paroisse), mais facilite celle-ci sur toute autre, et ce dès le jour du décès, par un écrit de nature rarissime : « Je consens que le corps de Monsieur de Voltaire soit emporté sans Cérémonie, et je me départs [départis] à cet égard de tous les droits curiaux. »

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, f. 328v, 30 mai 1778 (information adressée à Rome les 1 et 8 juin). Le nonce apostolique est de suite informé de la bienveillance du curé de Saint-Sulpice, de la manœuvre de la famille de Voltaire et du transfert de son corps hors de Paris dans la nuit du dimanche, puis il avise Rome le lendemain, en validant tout ceci, louant la prudence du père Tersac en une affaire potentiellement « fort épineuse » 10


(« lodando ognuno La di Lui prudente condotta in un’affare che poteva essere molto spinoso » ; Archives secrètes du Vatican, id., 1 juin 1778). Document 11. La cinglante réponse du prieur de l’abbaye à l’évêque qui a interdit l’inhumation de Voltaire. L’inhumation du philosophe en terre bénie proche de Troyes le fut du consentement éclairé du clergé local, et en sa présence, ce malgré l’opposition épiscopale (celle de l’archevêque de Paris et de l’évêque de Troyes). Sur quatre pages, avec politesse certes, mais de façon cinglante, le prieur de l’abbaye cistercienne de Sellières, en laquelle est inhumé Voltaire, fait savoir à l’évêque de Troyes qu’il ne relève d’aucune autorité épiscopale – à la vérité, si : le clergé régulier obéit à l’évêque de Rome, qui n’est autre que le pape –, et lui remémore quelques articles de morale : « Monseigneur… il y a maintenant plus de 24. heures que l’inhumation du Corps de Monsieur de Voltaire est faite dans notre Église en présence d’un peuple très nombreux. (…) J’aurois crû manquer au devoir de Pasteur, si j’avois refusé les secours spirituel [sic] a tout chrétien… » Puis, à l’encontre de l’interdiction de sépulture émanant de l’évêque, le prieur de l’abbaye use d’une ironie toute voltairienne, et comme par défi, poursuit sa longue lettre en vantant la magnificence de la cérémonie mortuaire offerte à Voltaire. « D’ailleurs je ne savois pas qu’il fut possible de refuser la sépulture à un homme quelconque mort dans le corps de l’Église, et j’avoüe que selon mes foibles lumières je ne le crois pas encore (…) nous avons chanté les Vespres des morts. Le corps a été gardé toute la nuit dans notre chœur environné de flambeaux ; le lendemain matin depuis cinq heures tous les pretres des environs on [sic] dit la messe en presence du corps et j’ai célébré une messe solennelle à onze heures avant l’inhumation, qui a été faite devant une nombreuse assemblée. La famille est repartie ce matin contente des honneurs rendus a la mémoire de leur parent, et des Prieres que nous avons faites a Dieu pour le repos de son âme. Voila les faits dans la plus exacte vérité… » 11


La présence en grand nombre de prêtres locaux assistant à l’office mortuaire nous assure bien qu’il ne s’agit point ici d’un article de plus dans le très classique conflit opposant clergé régulier et clergé séculier. Si forts, ses mots nous renvoient au chapitre II de ce présent travail, sur la non réalité de l’excommunication des comédiens : « Je ne sçais ce qu’on impute à Monsieur de Voltaire [il reconnaît mal connaître son œuvre]…mais je sçais d’après les canons de L’Église qu’on ne refuse la sépulture qu’aux excommuniers latae sententia [souligné dans le texte], et assurement Monsieur de Voltaire n’est pas dans le cas ». Il achève sa missive – son petit pamphlet – en clamant qu’il n’a pas à se repentir d’avoir ainsi inhumé Voltaire dans son église abbatiale (Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 567, 3 juin 1778, ff.326r-327v ; lettre adressée en copie à Rome le 8 juin). Il n’y eut aucun retour du Siège Apostolique blâmant sa conduite. Document 12. La fausse profession de foi catholique de Voltaire (cf. document 5). Non légalisée par l’Église, elle porte la mention : « en Présence de Monsieur L’abbé Mignot mon neveu », abbé commendataire de la susdite abbaye de Sellières, qui est l’unique auteur plausible de cette tromperie – certes, faite dans le dessein de sauver l’âme de son oncle. Le voici apparaissant dans le testament de Voltaire, document brassant, essaimant, les fortes sommes spéculées sa vie durant par le philosophe. Les « cinquante livres » sont la taxe prélevée sur le legs relatif au tiers d’un contrat de 300 000 livres (le salaire annuel moyen du peuple est alors d’environ 250 livres).

Archives de Paris. Insinuations. DC6/271, f. 21v, 3 septembre 1776, enregistrement du testament de Voltaire.

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Tant ceux qui ont admiré Voltaire, que ceux qui l’ont honni, ont négligé une part de sa vie très indigne d’un philosophe : ses spéculations financières outrancières, son appât sans répit du gain qui le firent se bâtir une fortune considérable. En un temps où Diderot (les témoignages de sa famille l’attestent ; cf. cap. III), quoique pauvre, offrait de la nourriture à Rousseau, plus pauvre encore, lorsqu’ils étaient encore unis par l’amitié – ils se fâcheront ensuite à jamais, non pour ces dettes de secours mais pour leurs débats d’idées. Ne rions point : Diderot qui aide Rousseau à survivre n’est pas une vue sans importance pour l’histoire de la philosophie. Richissime, Voltaire acquit ainsi une frange de sa liberté, toutefois, libres dans leurs écrits, Rousseau et Diderot ne le furent pas moins que lui, sans spolier quiconque. Document 13. Au soir de sa vie, Marie-Louise Mignot, la nièce de Voltaire (« madame Denis »), qui fut son légataire universel, qui partagea ses décennies de combat, fait un sage testament chrétien. Lignes 1-8 : « Laquelle dans la vüe de la mort a fait et dicté son testament… J’abandonne avec confiance mon âme à Dieu. Ne pouvant être enterrée auprès de M. de Voltaire, mon oncle… Je demande aussi que l’on me garde deux fois vingt quatre heures avant de m’enterrer [la crainte se répand d’être faussement déclaré mort par le corps médical incompétent] ».

Archives nationales. Minutier central, CVIII/742, 12 août 1790, testament de la nièce de Voltaire. 13


Document 14. La solitude et la maladie au seuil de la mort : on peut mourir à contrario de ce que l’on a pensé, écrit et diffusé sa vie durant. Ainsi s’éteint le farouche athée Naigeon, anticlérical prolixe, qui fut l’enfant littéraire de Diderot, son secrétaire et le coauteur d’œuvres virulentes semi-anonymes, attribuées à d’Holbach et autres. L’inventaire après décès – qui est une authentique violation d’intimité – de Naigeon révèle qu’il était entouré, à ses heures dernières, des « gravures sous verre dans leurs cadres dorés » de la Vierge, du Christ, de « la famille de Jesus Christ » (le notaire n’ose point, en cette période postérieure à la Révolution, écrire : la Sainte Famille), d’un « autre Christ », etc. Le notaire n’a point inventorié ces images pieuses dans la cave ou le grenier du défunt, et Naigeon, en vieux célibataire, n’avait ni épouse ni enfants qui eussent pu les avoir appendues sur ses murs. Très sûrement est-ce la solitude et la maladie au soir de sa vie qui lui firent appendre ainsi de tels réconforts spirituels…

Archives nationales. Minutier central, CVII/695, 7 mars 1810, inventaire après décès de l’écrivain Naigeon, farouche anticlérical, qui meurt environné d’images pieuses de la Bible. Ligne 2 : « le testament d’Eudamidas » était une œuvre chère au cœur de Diderot. Notons que, bien contrairement à Voltaire, la seule grande richesse de l’homme de lettres Naigeon était sa bibliothèque, qui fut considérable. A son décès, ses 1470 volumes, prisés 1991 francs, ne sont que l’infime reliquat de ce qu’il avait vendu au fameux Firmin Didot (1764-1836), « graveur de limprimerie impériale », pour la somme colossale de 83 500 francs. Hélas, nous n’avons pas le détail de cette vente (laquelle incluait peut-être des copies de manuscrits de Diderot ; cf. mon chapitre III), attendu que le contrat fut passé sous seing privé le 2 juin 1808, et que seule la réversion de la moitié de cette somme à Firmin Didot, pour la constitution d’une rente viagère, a été légalisée 14


ce même jour devant notaire (Archives nationales. Minutier central, LI/1264). Assurément, l’érudit Naigeon diffère bien de Voltaire : la spéculation à outrance n’était point sa force pour commettre ainsi l’erreur de se constituer une telle importante rente viagère (ie : sa pension de retraite) à l’âge 70 ans… dans l’ignorance, certes, qu’il s’éteindrait avant sa 72ème année. Par ailleurs, l’inventaire de ses biens et papiers ne révèle ni luxe ni affairisme. Document 15. La finalité de l’existence : 12 années après le décès de Voltaire, son immense fortune a déjà fondu comme neige. Lors de son décès en 1790, il restait certes à la nièce : « Sur la cheminée. La Statue de M. de Voltaire en pié », ainsi que des bijoux, pour une valeur inférieure à 15 000 livres, mais la surprise surgit des archives notariales. Après avoir pris connaissance de l’inventaire après décès de la fameuse « madame Denis », son légataire universel (en fait, son héritier pour moitié) fit connaître qu’il renonçait à la succession, celle-ci étant peu excédentaire, avant même la crise des assignats sous la Révolution (Archives nationales. Minutier central, CVIII/742, 17 septembre 1790 ; cf. aussi CVIII/743, 3 novembre et 30 décembre 1790). La nièce s’était hâtivement défaite de la terre de Ferney, si patiemment mise en valeur par Voltaire, à la réserve des « livres manuscrits s’il s’en trouvait encore », et sans omettre la « deduction suffisante pour la nourriture des bestiaux et d’un trouppeau de vaches » (A.N, Minutier central, LXXI/15, 9 janvier 1779).

Archives nationales. Minutier central, CVIII/742, 30 août 1790, inventaire après décès de la nièce de Voltaire.

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Moins de 20 mois après le décès de Voltaire, sa nièce et légataire universel, déjà âgée, s’était remariée fort discrètement (la cérémonie compta peu de témoins : A.N, Minutier central, XXX/465, contrat du 15 janvier 1780, puis dépôt d’une copie de l’acte de mariage, XXX/466) avec François Duvivier, sans doute fort attiré par sa fortune. Trois décennies auparavant, sa fiche de police dévoilait ceci : « Madame Denys. La figure rongée de petite verole, par consequent fort laide. C’est la niece de Voltaire… Elle n’est pas vertueuse, ayant sur son compte plusieurs avantures tres galantes, elle est cependant fort laide » (BNF, ms. Naf 10781, f. 134, 12 février 1750). Etonnantes fiches de police à la vérité, nous apprenant, pour exemple, que la femme de lettres madame Dubocage (Du Bocage) a « de beaux yeux » (id., f. 158, 1 janvier 1748). Notons que la fiche de surveillance de Voltaire n’est pas moins sévère que celle de sa nièce : « Arrouet de Voltaire. Grand, sec et l’air d’un satyre » (BNF, ms. Naf 10781, f. 11r, 1 janvier 1748), alors que l’inspecteur de police en charge des hommes de lettres est louangeur envers Diderot, et l’est plus encore envers Rousseau : dangereux tous deux pour la royauté et l’Église, certes, mais considérés comme de grands esprits. Document 16. La finalité de l’existence : 24 années après le décès de Voltaire, désormais il ne reste rien de son immense fortune. Comment la fortune de Voltaire a-t-elle pu fondre ainsi ? En 1780, le contrat de (re)mariage de sa nièce stipulait : « Il n’y aura aucune communauté de Biens entre les futurs Epoux, nonobstant la coutume de Paris et toutes autres… ils ont à cet Egard, derogé auxdites Coutumes…[ils ne seront point tenus] des dettes l’un de l’autre » (A.N, Minutier central, XXX/465, 15 janvier 1780). Néanmoins, le testament de la nièce révèle qu’elle avait confié à son mari le soin de gérer ses biens, malgré sa suspicion initiale (Archives nationales. Minutier central, CVIII/742, 12 août 1790). Il est vrai que, tant le peuple que la bourgeoisie (hormis les grandes fortunes), se marient alors sous le sage – et très chrétien – régime de la communauté de biens, ce pourquoi le notaire mentionne par deux fois qu’il en est autrement pour cette union. 16


Au décès de l’époux – remarié de longue date –, il lui restait encore en patrimoine un « buste de Voltaire estimé : 60 [francs] », quelques tableaux, mais la somme des legs n’atteint pas 7 400 francs.

Archives de Paris. DQ7/1234, enregistrement du testament de l’époux de la nièce de Voltaire. Cf. aussi : A.N, Minutier central, VII/559, 13 Prairial an X ; et les actes des 14, 16 et 19 Messidor an X. Les accusations qui font de Voltaire un cofinancier de la traite des esclaves n’ont aucune assise. Sa fortune était si importante qu’une infime partie a pu aller s’égarer là sans qu’il en eût eu la moindre connaissance – nous autres, que savons-nous de ce que les banques font de l’argent que tout un chacun leur confie ? Pour Voltaire, le blâme irrémissible n’est point d’avoir été très riche, mais de n’avoir pensé qu’à l’être.

APPENDICES -1) AU SEIN DES ARCHIVES SECRÈTES DU VATICAN, LES DOCUMENTS RELATIFS AUX PHILOSOPHES DU SIÈCLE DES LUMIÈRES NE SONT PAS CODÉS. Nous y pouvons suivre le sieur Arouet au fil de quatre décennies, sous les dénominations de : « le fameux Voltaire », « Volterre », « Volterra », « Voltaira », etc. On découvre une ultime mention de lui dans le registre Nunz. Fr. 568, en date du 6 juillet 1778, contemporaine de la mort de Rousseau, annoncée, elle de même, de manière fort inattendue, louangeuse à son

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égard (cf. ci-après mon chapitre IV sur le siècle des Lumières vu depuis les archives vaticanes). Le Siège Apostolique use alors d’un codage numérique des lettres d’importance : ces missives sont décodées sitôt qu’elles y parviennent, puis l’original et sa transcription sont séparés, limitant ainsi le risque de révéler les systèmes de chiffrage. Seul l’empire d’Espagne use régulièrement alors d’un complexe code alphabéto-numérique. Les informations du Saint-Siège relatives aux philosophes, hommes de sciences, artistes et poètes ne sont point codées, fussent-elles majeures, comme parfois la condamnation de leurs ouvrages. Ceci contraste fort avec mon travail sur l’homme au masque de fer, en lequel les lettres chiffrées des archives vaticanes sont nombreuses, et requièrent la consultation des registres « Cifre » et « Deciferati ». -2) LES LETTRES DE VOLTAIRE ADRESSÉES AU VATICAN. Pour le moins, Voltaire adressa huit lettres en Cour de Rome, au pape et aux cardinaux de la curie. L’une d’elles, destinée au souverain pontife Benoît XIV, est classée dans le fonds « Lettres des Princes » des archives vaticanes (Segr. di Stato, Lettere di Principi 239, ff. 341r342r, 17 août 1745), qui inclut les missives des souverains et des hautes personnalités nobles. Ce pape fort érudit lui répondit dès le 15 septembre, ce qui fut le prélude à un échange de lettres, savoureux parfois, Voltaire réclamant « au ciel que Votre Sainteté [y] soit reçue le plus tard possible ». Il use de la formule convenue de révérence en usage dans la correspondance adressée aux pontifes : « Je baise humblement vos pieds », ce qui ne sous-entend aucune servile obéissance. Alors qu’une lettre de Voltaire est donc classée avec les missives des souverains, j’en ai découvert une rédigée de la main du Roi Soleil – morceau de papier insignifiant, impoli, envoyé de « Versailles », signé « Louis », et dont le ton, la teneur et l’écriture typique du monarque ne laissent aucun doute sur sa paternité –, rangée par erreur dans le fonds « Lettres de Particuliers » (Segr. di Stato, Lettere di Particolari 63, f. (13) 21r ; cf. Serge Aroles, « Archives secrètes du Vatican, archives de douze pays : Masque de fer et mauresse de Moret, enfants métis de Louis XIV »). Mais il est aussi de magnifiques et révérencieuses 18


lettres de lui en ces fonds, nous disant combien le tempérament du Roi Soleil fut versatile. -3) VOLTAIRE ET LA FILLE SAUVAGE MARIE-ANGÉLIQUE LE BLANC (1712-1775). Alors qu’ils sont voisins près de Joinville-en-Champagne, en 17481749, l’Amérindienne Marie-Angélique, logée alors en un prieuré, inspira à Voltaire la genèse de son fameux conte L’ingénu, ce qui est inconnu de tous attendu que la fille sauvage l’est – l’était – de même, inconnue de tous. Voici ce que j’écrivais dans la biographie d’elle, « Marie-Angélique. Haut Mississippi, 1712 - Paris, 1775. Survie et résurrection d’une enfant perdue dix années en forêt » (2004). « Voltaire et les millions d’écoliers Ainsi que toi, il [Voltaire] figure depuis 1744, soit une demi-décennie, sur les registres de pensions de ton prince [comptabilité du duc Louis d’Orléans. Archives nationales, sous-série R4], cet homme de lettres qui loge près de ta cité de Joinville, au château de sa très chère et sous peu défunte marquise Emilie [madame du Châtelet], et qui t’évoquera en sa préface du Poème sur la loi naturelle lorsqu’il sera l’hôte de la soeur du roi de Prusse : « La fille sauvage trouvée près de Châlons avoua que, dans sa colère, elle avait donné à sa compagne un coup dont cette infortunée mourut entre ses bras. Dès qu’elle vit son sang couler, elle se repentit, elle pleura, elle étancha ce sang, elle mit des herbes sur la blessure. » Tu lui inspireras, en partie, son célèbre conte L’ingénu, duquel la farce débute en une demeure priorale semblable à la tienne [le prieuré bénédictin de Joinville] : « Le bruit se répandit bientôt qu’il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s’empressa d’y venir souper. » Dans deux siècles, des générations d’écoliers liront ce conte de Voltaire, duquel on ne saura établir la juste glose, car tu seras alors totalement oubliée de l’humanité. Et pourtant, son héros, un Indien du Canada sans père ni mère, fait ce que tu fis et feras. 19


Il vit dans un couvent, change de nom, se rend au château de Versailles, cultive son esprit… Brochant sur le tout, Voltaire narre une affaire de dispense pontificale autorisant les épousailles d’une nièce, chapitre qui semblera obscur, mais qui est une fort claire attaque contre ton protecteur, le savant La Condamine, qui obtiendra du 245e pape la levée de l’empêchement canonique d’épouser la fille de sa soeur, union dont on jasera beaucoup. Au vingtième siècle, tu seras sous la cécité éternelle, tu seras l’inconnue dans les mains de millions d’élèves, mais admettre que tu as existé imposerait de modifier tant et tant de livres d’écoliers. » J’avais rédigé les mots ci-dessus il y a une vingtaine d’années, lorsque la vie de Marie-Angélique demeurait dans le plus sombre oubli, alors que j’étais dans l’ignorance que la fille sauvage intéresserait un jour le grand public. Ainsi en est-il de Diderot, à propos duquel les erreurs relatives à son lieu et à sa date de décès (Paris, 31 juillet 1784) sont à corriger (Sèvres, 30 juillet 1784) dans tous les manuels, tous les dictionnaires (cf. le chapitre III). **********

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II L’excommunication des comédiens : quelle réalité ? Nul décret dans le milliard de documents des archives vaticanes XVIIe – XVIIIe siècles Vous lirez partout à tort que le corps de la comédienne Adrienne Lecouvreur (1692-1730) « fut jeté à la voirie », « jeté dans un champ », par la faute de l’Église, qui lui a refusé une inhumation en terre bénie. Les procès-verbaux de police et de justice dédisent tout ceci : les exclus de l’Église étaient mis en terre, ainsi qu’il en fut bien avant l’ère chrétienne : l’homme inhume ses morts depuis le paléolithique moyen. Qui jetait les corps aux chiens et aux rats, sinon la justice royale envers les suppliciés en place publique. Et plus encore, qui jetait les corps aux animaux sauvages, sinon les épidémies et les guerres, qui emplissaient villes et campagnes de défunts. Document 17. Un procès-verbal d’inhumation hors d’une terre bénie de l’Église. Il y a bien enfouissement du corps défunt : « le cadavre… être inhumé sans bruit scandale ni apareil… au Port au Plâtre » (lignes 1-4), ce qui signifie sans cérémonial. Tout indigne qu’il soit, cet anathème n’est point l’infamie que de jeter les corps « à la voirie ». Pour le XVIIIe siècle, ces procès-verbaux se ressemblent dans leur terminologie.

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Archives nationales, Y 12662, 30 juin 1762, 2 pages : « attendu l’exigence du Cas » ; inhumation, par ordre de Sartine, lieutenant général de Police, de l’épouse du plus vieil ami de Diderot, décédée dans « les Sentiments de la Religion protestante ». Fût-ce au cœur de Paris, le risque de désenfouissement de tels défunts (protestants, suicidés, régicides…) était grand, attendu que vaches, poules et cochons (nombreux dans la capitale, comme l’attestent les documents des communautés religieuses) divaguaient parfois dans ces terrains non bâtis. Ce risque était réel également pour les sépultures faites dans les cimetières de l’Église (les « fosses » étaient des tranchées), par la raison que chiens, chats et rats étaient en surnombre (dans les archives du Châtelet de Paris, on découvre parfois des procès-verbaux à propos de tels animaux devenus dangereux ; pour exemple : Y 15816 B, 23 novembre et 3-4 décembre 1758). Document 18. Le Vatican était informé de l’actualité théâtrale, sans que celle-ci soit blâmée. Au sein du milliard de documents des Archives secrètes du Vatican, soyez très certains que l’on se doit d’ouvrir fort grand les yeux pour tenter de découvrir un décret d’excommunication des XVIIe et XVIIIe siècles qui eût été pris pour la seule raison que l’individu eût été comédien – et pourtant, la Sacrée Congrégation du Saint-Office était compétente à ce propos. A contrario, le nonce apostolique en France ne manque point d’informer le Saint-Siège à propos des spectacles – ceci le fut plus encore lors de la glorieuse époque théâtrale du début de règne du Roi Soleil. Fût-ce même lorsque, comme ci-dessous à propos de Marmontel (1723-1799), l’auteur des œuvres portées en scène est uniment un libertin et un soutien notoire des encyclopédistes.

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Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 556, f. 261v, 17 novembre 1783 (« Comédie… Paroles du sieur Marmontel, et musique du sieur Piccini »). Il n’était aucun fondement théologique, nulle assise canonique, nulle directive du Saint-Siège pour que des prêtres refusent des funérailles chrétiennes à un comédien. Et pourtant cela fut en France, très exceptionnellement certes, sur des initiatives personnelles de curés doctrinaires. Le retentissement du refus de sépulture en terre bénie des corps de Molière – en partie contré par ordre de Louis XIV – et de Adrienne Lecouvreur donna à penser que ce qui ne survenait presque jamais advenait presque toujours. De même, les séries G des Archives départementales sont silencieuses à propos de cas d’excommunications ferendæ sententiæ de comédien qui eussent été prises sur décision épiscopale ou archiépiscopale. Document 19. La vérité sur l’affaire de la comédienne Adrienne Lecouvreur : un jeune prêtre bossu était amoureux d’elle. Non, ce n’est point un roman issu de l’imagination de Victor Hugo, qui n’avait aucune connaissance des archives de la Bastille lorsqu’il créa le personnage du bossu Quasimodo, amoureux de la belle Esméralda. Dès 1729, le vieux commissaire du Châtelet Jean-Jacques Camuset, fort de 32 années d’expérience (c’est lui qui avait apposé les scellés à la Bastille lors du décès en 1708 du geôlier de l’homme au masque de fer ; cf. mon chapitre V), avait compris ce que l’on ne comprendra plus. Les menaces d’empoisonnement qui pesaient sur la célèbre comédienne Lecouvreur, révélées à elle par un jeune prêtre bossu émerveillé par sa beauté, qui allait « presque tous les jours » la voir en scène, n’étaient que l’invention de ce dernier pour pouvoir approcher, glisser un rendez-vous et parler à l’objet de sa fascination. « [plusieurs circonstances font connoistre que cette pretenduë aventure à esté inventéé… par] une malice étudiéé ; Je ne scais pas mesme si tout laid et tout contrefait qu’il est [les bossus très dysmorphiques étaient nombreux en raison du mal de Pott], il ne seroit pas devenu amoureux de la demoiselle… ». 23


Bibliothèque de l’Arsenal. Archives de la Bastille, ms. 11040, f. 50 r, 5 août 1729. Ce carton 11040 recèle un gros dossier d’instruction (ff. 47-98) faisant suite à l’emprisonnement dudit prêtre amoureux, dont la teneur est parfois fantaisiste (complices masqués, etc.), et qui s’achève ainsi, deux années plus tard : « Son Eminence [Fleury, cardinal premier ministre] a bien voulu luy accorder sa liberté » (op. cit., f. 98r, 2 juin 1731). Document 20. Décès de la comédienne : en 1730, on n’ira point quérir l’empoisonnement criminel comme cause première d’une péritonite. Au terme de 4 jours de souffrance de la comédienne, l’autopsie réalisée le 21 mars 1730 révèle « une hemorragie d’entrailles », terminologie du temps désignant une péritonite (de toute étiologie), pathologie alors bien courante, et dont la course inexorable vers la mort s’étirait sur une semblable durée (3-6 jours), à défaut d’une chirurgie appropriée. Par analogie, on avait suspecté un empoisonnement de la princesse Henriette d’Angleterre, décédée à la vérité d’une péritonite d’origine biliaire. « Scellé apres le deceds de la demoiselle LeCouvreur »

Archives nationales. Répertoire des actes du commissaire Charles Parent, Y 13296, f. 59v. Le procès-verbal relatif à ce décès, qui eût dû figurer dans Y 13216, a disparu, sans doute avant même la Révolution, qui vit la saisie des archives des commissaires du Châtelet de Paris et leur sécurisation. 24


Document 21. Le vrai secret de la comédienne Lecouvreur, fort blâmable en son temps : elle a deux jeunes enfants nés hors mariage. Elle avait fait son testament avant les fausses menaces d’empoisonnement inventées par le prêtre amoureux d’elle. Ce testament prématuré eut pour seul dessein profond de protéger les deux jeunes enfants de la comédienne, nés hors mariage – péché bien plus grand, en cette ère, que de déclamer des vers sur une scène de théâtre –, créatures qui ne sont point citées, mais qui bénéficieront de l’héritage via l’artifice classique du versement à une tierce personne de grande confiance. Si Adrienne Lecouvreur avait eu quelque crainte d’être assassinée – par le poison ou toute autre voie – lorsqu’elle rédigea ses dernières volontés, elle les eût déposées de suite chez le notaire envers lequel elle était fidèle, le sieur de Savigny. Or, il n’en fut rien. Elle conserva son testament par devers elle, comme le geôlier de l’homme au masque de fer, qui écrivit le sien à près de 80 ans, puis le corrigea quelques heures avant de s’éteindre à la Bastille, où le document fut découvert et descellé. « [lignes 1-6] Du testament olographe Dadrienne Le Couvreur fille majeure comedienne de la trouppe du Roy en datte du sept avril mil sept cent vingt neuf deposé pour minutte a de Savigny notaire a paris le vingt mars mil sept cent trente [jour de son décès]… je laisse aux pauvres de la paroisse a la disposition de monsieur le Curé de Saint Sulpice mil livres une fois payes… ».

Archives de Paris. Insinuations. DC6/220, f.106 v, enregistrement du testament d’Adrienne Lecouvreur, daté du 7 avril 1729. Son testament olographe ainsi que son inventaire après décès ont été volés : il est mention d’eux au sein du répertoire des actes du notaire de Savigny, 25


mais les minutes ont disparu après leur incomplète publication à la fin du XIXe siècle. Notons que le curé auquel elle lègue mille livres à redistribuer aux pauvres n’est autre que celui qui s’opposera à sa sépulture chrétienne. Par pure libre conjonction, tant elle, que Voltaire (1778) et Diderot (avant mai 1784) relevaient de la juridiction curiale de Saint-Sulpice, où l’on faisait une tradition de haute sévérité morale. Document 22. Elle n’était point en phase terminale d’une maladie ou d’un empoisonnement chronique : 14 jours avant son décès, en pleine santé, elle investit 30 000 livres, récupérables dans 3 ans. Subsiste, selon la littérature, l’hypothèse de l’empoisonnement aigu commandité par une rivale amoureuse (une des nombreuses amantes du maréchal de Saxe) ou de théâtre. Ceci est à exclure formellement, attendu qu’il est alors de notoriété publique qu’une instruction de police et de justice pour – fausse – tentative d’empoisonnement est en cours depuis 1729 (cf. le document 19). De fait, quelle rivale eût pu se risquer à commettre le crime qui était en cours d’investigation ? En cet ultime contrat de son existence (elle prête 30 000 livres), il s’agit bien pour la comédienne d’un investissement à long terme, et sa parfaite écriture (signature et deux paraphes « a l c ») trahit bien qu’elle n’était point à l’agonie, comme on a pu l’avancer sur la foi d’un malaise – tant banal – sur la scène de théâtre : « que les trente mil livres presentement empruntez y seront entrez afin que ladite damoiselle le Couvreur, acquiere le privilege sur ledit office de Receveur general des finances de metz et alsace… ».

Archives nationales. Minutier central, LXXXVII/845, 6 mars 1730. Les emprunteurs remboursèrent cette somme en 1733 à son légataire universel.

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APPENDICES

Une rareté au XVIIe siècle : un abbé patrouillant de nuit pour combattre le démon : les femmes, les comédiens, les danseurs… (Archives nationales, M 215, liasse 11, plusieurs cahiers non foliotés) Disons de suite que Louis XIV, qui aimait tant ces plaisirs dénoncés, qui goûtait bien trop souvent à la chair féminine pour la considérer comme la création du diable, envoya l’abbé du Ferrier mûrir ses dénonciations universelles à la Bastille, citadelle en laquelle il décéda en 1685. Ils semblent surgis de l’inquisition espagnole de Castille ou du viceroyaume de Naples ces documents, qui figurent dans l’important fonds des papiers des Oratoriens (Archives nationales, M 215-237), lus lorsque je travaillais à la biographie du prince Zaga Christ (Éthiopie, ca. 1610 – France, 1638), héritier du trône de cet antique empire, et qui avait vécu brièvement à l’Oratoire de Paris peu avant que l’abbé du Ferrier n’y résidât. Voici donc un ecclésiastique ennemi du vice, qui s’investit jusqu’à patrouiller de nuit, perquisitionner et se battre à mains nues pour faire incarcérer les débauchés, et qui couche par écrit ses actions, ses combats, ses haines. Il pourchasse toute atteinte aux mœurs, fût-ce la danse, attendu qu’il n’est « rien au monde de si terrible » que celle-ci, et qu’il « faut etre yvre ou insensé pour danser ». Ses cibles premières sont ses pairs, qu’il parvient à faire conduire en prison à plusieurs reprises : « Les Prostituees sont des pestes publiques devoueës au demon… il ne faut pas que les ecclesiastiques s’y amusent ». Dans son cahier manuscrit IV-1, au paragraphe « prêtre débauché surpris », il lutte corps et âme pour faire incarcérer celui-ci après être parvenu à découvrir la pièce à conviction : une fille cachée sous des fagots. Le « danger des femmes » (interdiction aux filles de dormir avec de petits chiens, prohibition du mariage pour les femmes suspectées d’être enceintes, etc.) n’est point son seul combat contre le diable, attendu qu’il découvre partout la présence du démon, fût-ce chez les hommes de loi (« perdez plutot que de playder »), les vagabonds, les 27


bohémiens (« abominables », « sorciers »), défendant aux maladreries de recevoir ceux-ci, etc. Haineux contre tous – fût-ce après leur mort et fussent-ils riches et puissants –, son réquisitoire est violent contre cet amateur de théâtre qu’avait été le cardinal de Richelieu, qui échappa toutefois, selon lui, à l’enfer : « Dieu luy avoit fait misericorde l’envoyant pour beaucoup de tems en purgatoire », pour « avoir eu si peu de Relligion », car « on faisoit chez luy des Comedies » (seconde partie du cahier II, non folioté, très violent contre le principal ministre de Louis XIII). En Languedoc, où il est grand-vicaire, il lutte avec succès contre une troupe de comédiens, laquelle, nombre d’années auparavant, eût pu avoir été celle de Molière, active dans la même aire, et qui lui eût ainsi offert la postérité. Lors du Carême de 1666, comme s’il se fût agi d’un danger imminent que l’on annonce en sonnant le tocsin, il assemble la population de Narbonne, à laquelle il prêche que le Saint Sacrement ne sera pas exposé tant que les comédiens seront en la cité (cahier V, non folioté). La liasse des Archives nationales s’achève ainsi, sous une plume du XVIIIe siècle : « L’arret [l’arrestation] de M. du Ferrier ne lui a pas permis de mettre une juste fin a ses cahiers », attendu que le très libertin Roi Soleil, qui ignorait qu’il faisait si souvent l’amour avec le démon, avait mis ainsi un terme à l’inquisition morale de l’abbé.

Le classement incohérent du fonds de la nonciature de France dans les Archives secrètes du Vatican ne relève point de la dissimulation de documents, comme cela fut pensé à tort. Ces archives, et tant d’autres, avaient été transportées en France sur l’ordre de Napoléon, ce qui a majoré fortement l’initial désordre de leur classement. Voici, pour les seules années 1729-1730 relatives à la comédienne Adrienne Lecouvreur, l’incohérente numérotation des 28 registres consultés, que je donne telle qu’elle apparaît dans le répertoire numérique, ce qui donnera une fidèle impression de ce désordre. Les registres sont cités dans cet ordre-ci : 629, 636, 621, 631, 377B, 633, 634, 254, 254A, 471, 627, 250 A et B, 464, 628, 255, 472, 473, 256, 474, 637, 236B, 392C, 377, 392, 377A, 393, 441. ********** 28


III Diderot : le lieu et la date de son décès sont faux Conflit entre la foi et la « secte des philosophes » Biographie corrigée : Sèvres, 30 juillet 1784 Assurément, ce sont tous les dictionnaires du monde qui sont à corriger à son propos. J’offre ici les preuves définitives qui firent défaut aux rares chercheurs qui dépouillèrent les archives familiales du père de l’Encyclopédie (le chanoine Marcel, 1925 ; puis Massiet du Biest, qui fut l’archiviste de la Haute-Marne), pour lesquels le décès du philosophe eut pour corrélat : « cacher à la famille de Langres les circonstances exactes de la mort de Diderot ». De fait, la famille donne le 30 juillet pour date du décès, ainsi même que sa fille, son unique enfant qui eût survécu, le faisait savoir dans un opuscule : « Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. Diderot ». Nous ne discourons point sur des vétilles : la controverse fut que la « secte des philosophes » aurait soustrait à l’Église le soin de recueillir l’expiation de cet irréconciliable athée, plus inébranlable en ses convictions que Voltaire, lequel admettait l’existence de Dieu. Document 23. Voici la fameuse demeure louée aux frais de l’impératrice de Russie, Catherine II, pour le père de l’Encyclopédie. L’erreur à ce propos est universelle : jamais il n’y vécut. Tel est le splendide logis en lequel il n’a jamais résidé, mais où il fut transporté au lendemain de son décès, contrairement à l’information donnée sur la plaque apposée en façade : « Diderot… est mort dans cette maison le 31 juillet 1784 ». (cliché Serge Aroles)

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Document 24. Le jour de son emprisonnement : voici l’original – inédit – du procès-verbal de perquisition chez Diderot, l’unique homme de lettres du siècle des Lumières dont la fiche de police alarme ainsi : « extremement dangereux » (BNF, ms. Naf 10781, f. 146). Ce jeudi 24 juillet 1749, vers 8 heures du matin, sont découverts en son modeste appartement 21 cartons relatifs à la première genèse de l’Encyclopédie (une traduction du Dictionnaire de Chambers), qui ne sont pas emportés par d’Hémery, l’inspecteur de la Librairie qui accompagne le commissaire, ainsi que : « [lignes 2-3] deux Brochures intitulés lettre sur les aveugles a l’usage de ceux qui voyent que nous avons saisi ». Diderot signe par 5 fois ce procès-verbal (ci-dessous sont 3 signatures de lui) qui le fera dormir le soir même en prison… et qui le fera entrer en quasi clandestinité littéraire jusqu’au soir de sa vie – hormis pour sa grand’œuvre, l’ Encyclopédie.

Archives nationales. Y 15794A, 24 juillet 1749, 3 pages. La teneur de ce document majeur, que j’ai signalé à la direction des A.N, n’était connue que par une copie incomplète, non signée par Diderot, figurant

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dans son dossier de prison (Bibliothèque de l’Arsenal. Archives de la Bastille, ms. 11671, ff. 2r-3r ; il est écrit : « Pour copie »). Notons deux faits. La présence dans ce carton Y 15794 A d’un procèsverbal de perquisition chez Pierre Caron, lequel « fait des nouvelles a la main », que j’avais cru à tort, au premier instant, être le jeune Beaumarchais, qui n’aurait eu alors que 17 ans. Le fameux inspecteur de la Librairie, d’Hémery (1722-1806), qui perquisitionne le logis de Diderot, est pour ces années-ci employé également à diverses autres surveillances que celle des écrivains, attendu qu’on le découvre, au fil des liasses des commissaires du Châtelet, à l’œuvre dans les cabarets, les « billards » et semblables lieux de divertissement. Document 25. Le roi avait signé la veille l’ordre d’incarcération de Diderot, quel qu’eût été le résultat de la perquisition en son logis. Il en est de même pour nombre d’individus dont l’emprisonnement a été précédé d’une « visitte » à domicile, et pour lesquels les commissaires du Châtelet concluent qu’il « ne s’est rien trouvé ».

Archives de Paris. 3 AZ 12, pièce 92, 23 juillet 1749, signée par Louis XV. La pièce 94 est l’ordre de mise en liberté de Diderot, du 21 octobre 1749, qui prit effet le 3 novembre, ne recevant pas la célérité d’exécution de l’ordre d’incarcération, qui avait été immédiate. 31


Document 26. Ce qui est alors la plus grande entreprise d’édition depuis l’invention de l’imprimerie ne mérite point d’être dénommée « Encyclopédie de Diderot et d’Alembert » : le second abandonna le projet quand les menaces s’accumulèrent. Désormais – pour l’épouse de Diderot plus que pour lui-même –, ce seront des décennies à ouvrir un peu les rideaux, à se pencher à la fenêtre, dans la crainte du retour d’un commissaire venant « saisir tous ceux [les écrits] qui se trouveront contraires A la Religion, a l’Etat et aux bonnes mœurs », selon la formule présente en abondance dans les cartons de la police de Louis XV et Louis XVI. L’arrestation de Diderot en 1749 se fit en la présence du seul enfant du couple qui soit alors encore en vie, un garçon de quatre ans, qui s’éteindra dès le 30 juin 1750 (A.N, Minutier central, XLVI/400, 18 décembre 1764). Une erreur de localisation, mutatis mutandis ? «… Sommes transportés avec le Sieur d’Hemery Lieutenant de Robe Courte à la Vieille Estrapade… entré dans un appartement occupé par le Sieur Denis Diderot » (op. cit., Y 15794 A). En 1749, sa fiche de police précise : « Rue de l’Estrapade chez un tapissier » (BNF, ms. Naf 10781, f.146). Sur le plan ci-dessous, daté de 1739, il s’agirait de la maison n° 13, qui existe toujours, au n° 3 de ladite actuelle voie, ainsi qu’il a été admis sans trop d’excès de preuves. Je pense plutôt que Diderot habitait au n° 10 ou 11 de ce plan, mais dans la rue transversale, comme l’indique ce contrat : « demeurant a Paris sur la Vieille Estrapade rue des poules » (A.N, Minutier central, XLVI/344).

Archives nationales. Atlas de 1739, maison par maison, de la censive 32


de l’abbaye de Sainte-Geneviève. N IV/Seine 4/ planche 48 (2). Voir également les plans : Archives nationales, N III/Seine / 179, 542. Document 27. Les mensonges familiaux relatifs à la vie de Diderot Née après les années de grande pauvreté de ses parents, la fille de Diderot (1753-1824) léguera à la postérité, entre autres mensonges, le fait qu’il avait « toujours été logé dans un taudis » sous les toits. A la vérité, il occupa durant 29 années (1755-1784) un vaste : « appartement au troisieme etage au dessus des entresoles d’une maison située rue de Taranne paroisse Saint Sulpice, consistant en six piéces de plein pied dont quatre a cheminée », ce qui était considérable dans le Paris populaire de ce temps.

Archives nationales. Minutier central. XLVI/384, contrat de bail de Diderot, 11 avril 1761. Cf. aussi 1755, 1767, 1773 et 1779. Document 28. L’Encyclopédie, la plus grande entreprise d’édition depuis l’invention de l’imprimerie – répétons-le –, n’aurait pu avoir été menée à terme dans « un taudis » sous les toits. Ce qui fut possible à nombre de poètes grelottant dans des mansardes, ne pouvait l’avoir été pour un tel projet de savoir universel. Les papiers de travail de Diderot – cartons en surnombre – pouvaient désormais s’étaler sur une surface que j’estime équivalente à 80 mètres carrés : les 6 pièces de l’appartement, la cave et le grenier du 5e étage qu’il aménagea en cabinet de travail. Daté de 1722, ce plan du premier étage de l’immeuble occupé par Diderot de 1755 à 1784 ne nous offre pas la disposition des pièces lorsqu’il y logera (remaniée, selon le procès-verbal des travaux de 1722), mais nous donne la 33


surface habitable, attendu qu’il n’y eut pas d’extension de la propriété. En haut à droite est l’angle de la rue Taranne et du « carrefour SaintBenoît », à la verticale duquel Diderot aménagea le grenier en bibliothèque, sur « l’encoignure » (voyez le petit escalier y menant), lui permettant de travailler sous une grande luminosité. Le rez-dechaussée est alors occupé par deux boutiques « sous arcades », dont l’une fut tenue durant plus de vingt années par un « epicier bourgeois de Paris » (Minutier central, XLVI/327, 29 mars 1751, ainsi que les inventaires après décès des propriétaires : cf. ci-après). Le même angle offre une vue de proximité sur la limite sud-ouest de la censive de l’abbaye royale de Saint-Germain des Prés, puissante congrégation dont le clocher, surgissant de l’enclos, a rythmé jour et nuit l’existence de l’athée Diderot durant près de trois décennies. Pour seconde malice de la topographie, l’entrée de l’immeuble donne sur la limite de la vaste censive de l’Université, sous obédience de l’Église, incluant la Sorbonne, qui n’est autre alors qu’une faculté de théologie.

Archives nationales. Minutier central, VIII/948, 15 juin 1722 ; cf. aussi l’inventaire de l’époux de la propriétaire de cet immeuble, du 25 34


septembre 1722. Compléments. Archives nationales. Censive de l’Université de Paris, N/IV/Seine/39, feuille 7 de l’atlas 2213 ; sa limite est le côté opposé de la rue Taranne, devant les fenêtres de Diderot. Et le plan de la censive de l’abbaye de Saint-Germain des Prés, N/I/Seine/33. Document 29. Pour le plus laborieux des philosophes, l’importance était la luminosité de l’appartement : Diderot installa son cabinet de travail dans un grenier au 5e étage dominant ce carrefour. Sur cette photographie de 1866, prise avant la destruction du site, l’immeuble à main droite, portant le réverbère à gaz, occupe l’emplacement de celui en lequel avait vécu Diderot de 1755 à 1784. L’ensemble des archives confirme que ce bâtiment occupait l’angle de la rue Taranne avec le « carrefour Saint Benoit », et non celui avec la rue homonyme : cette encoignure figure bien sur le plan de l’appartement du document 28, en haut à droite, avec le petit escalier en retrait menant au 4e étage en mansardes, puis aux greniers. Cette demeure ici photographiée en 1866 présente de beaux élans de style haussmannien (voyez les refends de la pierre, près du réverbère) et nulle arcade (deux « boutiques sous arcades » nous précisent les archives du XVIIIe siècle) : il est improbable alors qu’il s’agisse de l’immeuble originel (que l’on peut suivre avec certitude jusqu’en 1830 ; Minutier central, XCII/1166), sauf à supposer qu’il eût été amplement refaçonné sur ses bases anciennes. Le bâtiment à main gauche était, sous Diderot, occupé par un « maitre fruitier oranger » et un maître horloger, tandis que la troisième encoignure (en vis-à-vis du lampadaire, non visible ici) l’était par un « limonadier » (voyez ci-après la réelle signification de ce terme). Quelle que fût l’occupation de tout un chacun, l’obscurité des logis du centre de Paris grevait l’existence de tous, tant par le peu d’efficience de l’éclairage à la chandelle, que par l’enchevêtrement du tissu urbain. Ainsi Diderot eut-il le profit de la luminosité de ce carrefour.

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Photographie prise par Marville en 1866, avant la destruction du site, où avait été pensée une grande partie de l’Encyclopédie. Le temps de pause photographique était fort long, ce pourquoi les personnages mouvants, piétons et chevaux, sont ici invisibles – mais on distingue bien quelques silhouettes immobiles. Diderot est décédé porteur d’une cirrhose du foie (cf. ci-après le rapport d’autopsie). Deux « limonadiers » sont installés sous ses fenêtres : il peut y lire gratuitement les journaux. Rares sont les dénominations qui soient si éloignées de la réalité : un limonadier, pour ceux d’importance, était à la vérité l’équivalent, tout à la fois, d’un bar-tabac, salon de thé, salon de jeu et cabinet de lecture. Les inventaires professionnels des deux limonadiers (leurs fonds de commerce) situés sous les fenêtres de Diderot (l’un sur la troisième encoignure du carrefour, l’autre sur la rue Taranne) sont, comme bien souvent pour cette profession, d’une grande richesse. Y sont détaillés les « abonnemens de l’année au Mercure, à la Gazette [la Gazette de France], aux petites affiches [journal de petites annonces : ventes, parutions de livres, etc.] et au Journal de paris ». Et puis les comptoirs, tabourets, « tasses à chocolat », cafetières, corbeilles de cuivre, sucriers, pompes, jeux de dominos, écritoires, poudriers (pour les femmes ou pour les perruques des hommes). 36


Mais aussi y sont inventoriés tous ces objets n’existant plus désormais : « machine a clariffier le caffé », ustenciles « a casser le sucre » (ce dernier se présentait en gros blocs fort compacts), « girandoles de comptoir », « cuillers d’argent à punch, et à manche de baleine », sans omettre « le laboratoire » pour la préparation (surtout la mixture) des boissons (Archives nationales. Minutier central, XXIX/595, LXV/386. Cf. aussi LXV/333, 334). On soulignera la convivialité des lieux, où se nouent les liens nés d’un fort brassage social, pour un homme comme Diderot, chaleureux, simple, mais aussi grand mangeur et buveur (cf. ci-après le rapport de son autopsie, qui objective sans détours une cirrhose du foie évoluée). Document 30. Ici Diderot a vu l’achèvement sous sa direction de la plus grande œuvre du XVIIIe siècle, l’Encyclopédie. Depuis ce carrefour parvient au cabinet de travail de Diderot l’intarissable rumeur des cris de Paris, des sabots des chevaux et du sablier de sa vie : les rythmes du clocher de l’abbaye de SaintGermain des Prés, qui lui fait front. Car l’inébranlable mais paisible athée Diderot, sans en être jamais perturbé, porte ses enfants à l’église, fréquente nombre d’ecclésiastiques et se plaît fort en une cité où les milliers de cloches d’églises paroissiales, abbatiales, priorales et autres secouent à tous les jours et les nuits de l’existence. La recherche de Parisiens du XVIIIe siècle habitant à un angle urbain est facilitée par les procès-verbaux d’apposition de plaques portant les noms des deux rues. Il faut agrandir ce document 30 pour bien le lire : « Permis de prendre et donner lalignement dencoignure dont il sagit par le voyer ordinaire / en nostre presence et en celle du procureur du roy pour en estre dressé procez / verbal en la manière accoutumee…». Pour chaque procès-verbal relatif à une encoignure, ce sont toujours plusieurs pages d’un tel « langage de palais » pour simplement dire que l’on reconstruit l’angle de deux rues (réfection et alignement), où l’on appose (ou apposera) des plaques portant leurs noms. L’intérêt majeur de ces documents est qu’ils nous offrent le nom du ou des propriétaires, parfois celui du « principal locataire » (qui levait les loyers, veillait au bon ordre de l’immeuble en l’absence du propriétaire), voire d’un notaire lorsqu’il y a eu dépôt de procuration pour autoriser un tiers à permettre les travaux relatifs aux encoignures 37


susmentionnées. Tel est le cas pour ce procès-verbal concernant l’immeuble où vécut Diderot durant près de 3 décennies, et en lequel il veilla sur l’Encyclopédie au fil de 17 années (1755-1772).

Archives nationales. Y 9507 A, 8 septembre 1769, angle de la rue Taranne et de la rue de l’Egout (ie : du carrefour Saint-Benoît). Pour l’angle en face, voir Y 9506 B, 11-13 juin 1757. Il est de nombreux autres documents sur l’environnement immédiat de Diderot dans les sous-séries Z1f, Z1j, ZZ2 (saisies), dans la série Y (Antoine Joachim Thiot, commissaire du Châtelet, est son voisin) et le Minutier central. Document 31. La pauvreté initiale, la prison, la mort de trois enfants en bas âge, la maladie, la menace d’une nouvelle arrestation : qu’eût-il été, Diderot, sans celle qui fut la compagne de sa vie ? Les voici tous deux réunis pour l’éternité sur ce document 31, signant le contrat de location de leur tout premier appartement confortable. Les témoignages des contemporains présentent l’épouse de Diderot comme devenue sur le tard une « mégère », un frein à son labeur, ce que l’ouverture des archives familiales au XXe siècle, hélas, a confirmé. Mégère, on l’eût été pour moins, trompée qu’elle fut par son époux, avec des amantes peu nombreuses, certes, mais envers lesquelles les liaisons passionnelles de Diderot furent fortes.

Archives nationales. Minutier central, XLVI/344, bail du 17 mai 1755. Elle signe « a a champion » pour : Anne Antoinette Champion.

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Document 32. L’identité de la défunte (Marie Anne Champion), son âge (87 ans) et la date de son décès (20 Germinal an IV) sont tous trois erronés, mais il s’agit bien de celle qui partagea l’existence du démiurge de l’Encyclopédie, la « citoyenne veuve Diderot ». Ainsi était-elle désormais dénommée, au soir de sa longue vie, sur les documents des divers impôts créés sous la Révolution, telles les « quittances à la République ». Elle est l’unique épouse d’un des philosophes majeurs de cette ère qui eût vécu le tortueux aboutissement de leurs combats durant le siècle des Lumières : la prise de la Bastille et les années révolutionnaires. Son affairiste de gendre fut libéré des geôles de la Révolution après que sa fille eut clamé bien haut le nom de Diderot, « l’un des premiers et des plus courageux apôtres de la liberté » (cf. le document 44). Notons que son décès a été déclaré, non par la famille, mais par « un des plus proches voisins » (voyez la dernière case en bas à droite).

Archives de Paris. DQ8/10, f. 93. Sous la Révolution, on se méfiera des informations données dans les registres de tables de décès (sous-série DQ8). Parfois même, sous la date et le lieu de son décès, le défunt y est absent. Il faut alors parfois dépouiller des registres entiers de la sous-série DQ7 pour le retrouver. Sous la poigne de fer administrative de Napoléon, ces erreurs s’estomperont. Celles rémanentes sont en partie corrigibles par les reconstitutions de l’État civil (Archives de Paris, 5 Mi 1,5,6) faites après les incendies de 1871. Pour exemple, l’épouse de Diderot y apparaît toujours sous une identité erronée, mais désormais sous une correcte date de décès : 5 MI 1 / 1139, le 19 Germinal an IV. Document 33. Acte de notoriété corrigeant l’identité, la date de décès et l’âge de l’épouse de Diderot. Un acte de notoriété établit un fait (bien souvent un décès), corrige une identité, un âge, etc. Lignes 1-5 : «… Anne Toinette Champion sa 39


sœur veuve de denis diderot academicien… que elle est décédée le dix neuf Germinal de la presente année [an IV] ».

Archives nationales. Minutier central, LXXI/126, 27 messidor an IV. L’acte inclut plusieurs pièces : acte de baptême en 1710, acte de décès en 1796 (an IV), etc. En lien avec des documents relatifs à deux comédiennes, le dépôt du 4 octobre 1790 de l’acte mortuaire de Diderot semble incompréhensible. Notons avec force que ce dépôt de pièce (Minutier central, LXXI/101) ne fut point fait par la famille de Diderot, emplie de négligence à son égard, pour user d’un euphémisme (autre dépôt chez le même notaire, le 17 janvier 1785). Cet acte notarié est associé au mortuaire, daté du 9 août 1790, de la comédienne Jodin, avec laquelle Diderot avait eu une liaison, charnelle sans doute, intellectuelle à tout le moins, ou ces deux-ci, pour majorer plus encore le comportement de « mégère » de son épouse bafouée. De prime abord, la raison de ce document n’est pas compréhensible. En première page sont les articles 4 et 5 – barrés – du contrat de mariage d’une comédienne non nommée du Théâtre des Italiens (mais dont le nom des parents apparaît : il ne s’agit point de Melle Jodin). Serré dans la marge est la mention du dépôt des mortuaires de Diderot et de Jodin par le sieur Droutret. Suit la rhétorique commerciale relative aux contrats de mariages de ces temps, qui ne sont trop souvent que des communions d’argent, des associations de patrimoines : l’apport chiffré de chaque époux, jusqu’au nombre de draps, d’assiettes, de poules pondeuses, de 40


morceaux de bois (cf. le document 44). Et lorsque le notaire ajoute ici : « les futurs epoux voulant se donner des preuves de leur tendresse…», on a peine à le croire. Puis sont joints les deux actes mortuaires collationnés sur les originaux. Ce contrat de mariage est incomplet, mais nous a offert une semicompréhension. Les parents ayant fait des sacrifices, « tant pour procurer à la demoiselle leur fille les talents nécessaires, que son entrée et son association au Théatre des Italiens », ils recevront leur vie durant un fort pourcentage de ses gages de comédienne. Et il est interdit à ladite artiste d’abandonner son art de son gré ou de celui de son époux, « tant que ses talents, sa voix, et sa santé lui permettront d’y rester ». Ainsi, à la vue de ces deux mentions d’extraits mortuaires figurant en marge des articles barrés d’un contrat de mariage, j’en conclus que le décès des deux parrains (?) de théâtre de cette jeune artiste, Diderot et Jodin, aura pu avoir été invoqué comme raison de sa cessation d’activité sur les planches, et donc comme argument pour déclarer désormais nulle la rente viagère, disproportionnée, qui lie la comédienne à ses usuriers de géniteurs… Document 34. La famille a recelé puis détruit le testament de Diderot : les archives offrent la certitude à ce propos. L’appel de la sainte Russie au farouche athée Diderot, les rappels à lui de l’impératrice Catherine II, furent la raison qui lui fit déposer par écrit, le 3 juin 1773, ce qu’il entendait qu’il fût fait de son seul immense patrimoine : ses écrits. Comme légataire universel des manuscrits de Diderot, réapparaît ici l’homme de lettres Naigeon (cf. le document 14 de mon chapitre relatif à Voltaire), son fils adoptif dans le domaine des lettres : « Comme je fais un long voyage [vers la Russie], et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivoit qu’il disposât de ma vie, je recommande a ma femme et a mes enfants [Diderot désigne ainsi sa fille et son gendre, car ses 3 autres enfants sont alors décédés] de remettre tous mes manuscripts [sic] a monsieur Naigeon qui aura pour un homme qu’il a tendrement aime [aimé] et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier, tout ce qui lui paroitra ne devoir nuire ni a ma memoire ni a la tranquillité de 41


personne. C’est ma volonte et j’espere qu’elle ne trouvera aucune contradiction. A paris ce 3 [pas un 7] juin 1773. Diderot ». L’avant-dernière phrase – ne blesser personne – nous redit combien Diderot n’est point Voltaire, dont la méchanceté, l’ironie mordante, sont sans nom.

Ce fac-similé a paru en 1828 dans Trémisot, Isographie des hommes célèbres... (I, 1828, non paginé), qui est un vaste recueil d’écritures de célébrités : celle de Diderot ainsi que sa signature sont fidèles. N’eût été qu’il l’eût récusée ou modifiée, cette volonté de Diderot rédigée en 1773 avait toujours force de loi lors de son décès en 1784. En vain Naigeon réclamera-t-il lesdits manuscrits à la fille de Diderot, alors qu’il était en possession d’une : « copie de cet écrit, dont je conserve précieusement la minute [ceci atteste que Diderot ne s’était pas dédit ensuite en faveur de sa famille, ce qu’elle n’eût point manqué de clamer haut], comme le seul titre qui puisse un jour sauver mon nom de l’oubli », ainsi qu’il l’annonce – tel un fils reconnaissant – en préambule de son édition en 15 volumes des Oeuvres de Denis Diderot (an VIII, I, pp.XXXIII-XXXIV). A l’approche de son départ vers la Russie, il est manifeste que Diderot n’avait point confié à son épouse l’éventuel devenir de ses biens spirituels (ses écrits), mais seulement le soin de la gestion de ses biens matériels (Archives nationales. Minutier central, LIII/495, 28 avril 1773 ; recoté MC/RS/521). A propos de la sainte Russie, à laquelle il doit son aisance financière tardive, Diderot n’a pas l’initiale cécité de Voltaire envers le roi de Prusse : on se doit de ne point attendre de lui l’apologie d’une autocratie terrible, ni même, hors des 42


exquises formules de politesse convenue, la louange personnelle d’une impératrice régnant sur un immense territoire ployant sous le joug du servage des êtres humains. La destruction du testament de Diderot par sa famille : les archives des insinuations sont complètes pour sa période. De 1745 à 1791, la série des registres des insinuations des testaments des Archives de Paris (sous-série DC6) n’est point lacunaire : tous y furent enregistrés, résumés et taxés. Pour la royauté, cet enregistrement, qui ne se limitait point aux testaments, permettait une entrée d’argent et un certain contrôle sur les agissements de ses fidèles sujets. D’ailleurs, hors de Paris, cette inquisition se nomme le « Contrôle des actes » (classement en série C). Ci-devant, j’ai présenté ces fonds à propos de Voltaire, de sa nièce et de la comédienne Adrienne Lecouvreur (cf. cap. I et II), pour lesquels les testaments ont été déposés chez un notaire avant ou, plus souvent, après leur décès. Ainsi, fût-il en déficit secondaire dans les archives notariales, un testament de cette période ne peut être absent des archives de l’enregistrement de Paris, bien distinctes ces deux-ci. J’ai dépouillé la totalité des registres couvrant une forte marge temporelle de la vie de Diderot (1745-1791) : jamais la famille n’a déposé son testament à un notaire, ni même un quelconque acte y relatif (nous possédons l’enregistrement des donations, mutations et autres, ainsi même que certains actes passés sous seing privé). L’ouverture des abondantes archives de la famille, en lesquelles le testament de Diderot n’existe point – à contrario de celui de son épouse et d’une multitude de documents hautement superfétatoires –, objective que ce recel, certifié par les archives de Paris, fut en fait une destruction (cf. ci-après les raisons de cette injure aux volontés du défunt). Document 35. Sa fausse mort à Paris : « Diderot passera le reste de l’été a sa campagne » (Archives de la Haute-Marne, II E 32, pièce 58, 17 juillet 1784 (fonds en partie recoté : anc. pièce 47). Au sein des nombreuses missives conservées dans les archives familiales Diderot-Vandeul, il n’en est aucune mentionnant ce qui eût été un fait tant peu banal : l’emménagement du philosophe dans la demeure parisienne louée aux frais de l’impératrice de Russie. Mais plus encore, la lettre susmentionnée nous assure du juste contraire : 43


alors que son épouse veille aux préparatifs du déménagement en juin 1784, Diderot ne quittera pas le petit palais rural de son vieil ami Benjamin Belle (cf. mon document 17 : l’inhumation de son épouse, protestante, hors d’une terre bénie de l’Église). A la vérité, Diderot est décédé le 30 juillet 1784 en sa retraite campagnarde de Sèvres, sise « environ au bout du pont » du « Chemin de Paris à Versailles », dans un des logements ayant vue sur la « Rivierre de Seine », visibles ici, parallèles à la route royale. Ce plan de dimension exceptionnelle précise que le voisin de marque est « Le Roi », en raison des possessions domaniales de la couronne à Meudon.

Archives nationales. Minutier central, XXXIV/808, 9 Pluviôse an IV. Il est rarissime de découvrir un plan de cette ampleur (ca. 1 mètre x 70 centimètres, coloré), plié quatre fois et rendu insoupçonnable au sein d’une minute notariale en laquelle il est cousu. Seule la rigidité du support de ce contrat de vente (du papier, non du parchemin) avait initialement attiré mon étonnement. La mention sur cette petite œuvre 44


d’art colorée d’un « Terrein apartenant à M. Gautier » autorise à penser que ce plan est de composition antérieure à 1756 (Minutier central, XXIII/605, 12 août 1756, vente du terrain dudit Gautier). J’ai signalé l’existence de ce document exceptionnel à la direction des Archives nationales, ainsi que d’autres, inconnus, relatifs à Diderot. Rare splendide maison de plaisance du XVIIIe siècle qui soit rescapée sur les bords de Seine près de Paris, la maison mortuaire de Diderot reçut les penseurs du siècle des Lumières. Ce sont « jardins, parterres, terrasses, bois, basse cour, glaciere, reservoir d’eau, chapelle… » qui accueillirent fort souvent Diderot, durant 18 années, en cette retraite salvatrice pour un grand esprit très incommodé par le fardeau de son corps malade. C’est la découverte, aux Archives des Hauts-de-Seine, de l’inventaire après décès de l’héritier de l’ami de Diderot, en date du 3 Vendémiaire an V (AD 92, 3 E SEV / 32 ; j’avais utilisé pour cette recherche les répertoires de la sous-série 8 U), qui m’a permis, au fil des actes de vente passés devant notaire, de reconstituer l’historique de ce petit palais de campagne, en amont jusque vers 1740, et en aval jusqu’en 1909. On s’étonnera de la multivalence sociale de ses propriétaires lors du siècle des Lumières et au tournant de celui-ci. Le duc de Chaulnes ; le docteur Chevalier, médecin de Louis XV ; le négociant Pointel de La Briantais ; le joailler Benjamin Belle (achat daté du 2 octobre 1766), le fidèle ami de Diderot, décédé lui de même en cette demeure (AD 92, sous-série 4 E, le 6 Fructidor an III à 9 heures du matin) ; son neveu, qui ne lui survécut qu’une année, déjà ruiné par la crise des assignats ; le peintre pastelliste Thomas-François Guérin ; le cartographe de Napoléon, Bacler d’Albe, qui y installa son cabinet de peinture (Archives nationales, minutier central, VII/332 ; XXIII /604, 605, 611, 622 ; XXXIV/656, 657, 710, 807, 808 ; LVII/734, 808 ; XCI/1245-1246. Archives des Hauts-de-Seine, 3 E SEV / 32 ; 8U /30). Notons une vente judiciaire en 1909, à Redon de Colombier, et pour destin actuel, l’installation en cette demeure d’un collège arménien. A propos de la destruction du testament de Diderot par sa famille, notons avec force que jamais le philosophe n’a passé d’acte devant notaire dans les deux aires campagnardes (Sèvres et Sucy) où il aimait à résider hors de Paris, ainsi que l’attestent les archives des Hauts-de45


Seine et celles du Val-de-Marne (minutes notariales et registres du Contrôle des actes). Accablante pour la famille, l’absence de son testament dans les archives de Paris ne s’explique donc point par la présence de celui-ci dans les archives de banlieue. Document 36. Le colossal réseau d’information clandestin des jansénistes donne l’emplacement très précis où s’opéra le « stratagême » : la demeure où fut rapatrié le corps défunt de Diderot. Il s’agit bien de la maison qui jouxte « [ligne 7] celle Villedot » (cf. Archives nationales, Z1j/540, Villedo), sises respectivement aux 39 et 41, rue de Richelieu. Le long article est en mesure de détailler les derniers mois de vie du philosophe : son logis rue Taranne, son hydropisie, ses plaies aux jambes dont il souffre, ses discussions avec le curé de Saint-Sulpice, qui tente en vain de sauver son âme…

Les Nouvelles ecclésiastiques, 26 novembre 1784, p. 192. 46


Ce réseau d’informateurs clandestins était inébranlable, tant les ecclésiastiques de sympathie janséniste – pourchassés, exilés, emprisonnés parfois – étaient présents en chaque paroisse de la capitale et bénéficiaient d’un vaste soutien, depuis le peuple jusqu’aux magistrats du Parlement de Paris. Ils savent que Diderot ne s’est pas éteint dans la capitale, et leur seule imprécision factuelle est de situer ce décès au village de Chaillot, sis alors hors de Paris, bien positionné sur la route de Sèvres. En revanche, comme fort souvent, le fondement exact de leurs informations est dénaturé par l’idéologie : Diderot aurait été soustrait à l’influence du curé de Saint-Sulpice par la « secte des philosophes », en crainte qu’il n’abandonne son âme rebelle à Dieu et n’expire sous les mots de prêtres de bonne orthodoxie, desquels leurs homologues jansénistes étaient les adversaires spirituels. Notons que ce rapport dénonciateur nous informe que le prêtre de la paroisse Saint-Roch, dépêché de toute urgence auprès du défunt Diderot constata que son « [ligne 11] cadavre étoit froid », et refusa pour ceci les sacrements que l’on confère in articulo mortis. Le décès n’était point récent (à la neutralité thermique, la température moyenne de la peau est d’environ 33 ° Celsius), et les prêtres étaient alors fort habitués à estimer la date de la mort, oeuvrant en amont et en aval de celle-ci, offrant les derniers sacrements puis inhumant. Document 37. Il est formellement exclu que le décès de Diderot se soit produit le 31 juillet en début d’après-midi, attendu qu’en ce même temps son corps est déjà froid et altéré, comme le révèlent, parmi diverses sources, les billets échangés entre la famille et les médecins en charge de pratiquer l’autopsie. Il faut agrandir cet important document afin de bien le lire : « car a [?] heures il sera trop tard pour operer sur le corps vu létat où il est : a six heures du matin [1 août 1784] je aimerais compter sur votre complaisance ». Le jour de l’autopsie, les médecins auront celle d’écrire ce que la famille leur souffle: que Diderot est décédé la veille.

BNF, ms. Naf 24941, f. 83r, 31 juillet 1784. 47


Document 38. En isothermie de l’environnement (16-26°c), il faut 48 heures pour que la température d’un corps défunt s’équilibre sur la température ambiante. Quelle fut la température précise à Paris les 30 et 31 juillet 1784 ? Seules les archives des astronomes nous offrent la précision requise. Voici, pour lesdits jours à Paris, les hauteurs du baromètre (en pouces et lignes) et les températures en degrés Réaumur (conversion = 1,25 degré Celsius). Nous voyons que les températures maximales n’ont point dépassé 21,5° Celsius en journée les 29, 30 et 31 juillet 1784, dans le centre de la capitale – en scientifiques avérés, les astronomes avaient posé les instruments de ces relevés au cœur même de Paris, et non dans leur aire semi-champêtre de l’Observatoire, où ils disposaient aussi d’outils de mesure. Les lois universelles de décroissance thermique d’un corps mort (les nomogrammes) s’appliquent à celui de Diderot, lequel n’est point tombé dans la rue en hiver, lequel est abrité, habillé, posé sur un lit. Eu égard à l’état non nuageux du ciel durant la première moitié de la nuit du 30 au 31 juillet (donc de la chute des températures vers 23 heures), et du gradient négatif d’environ 2 degrés entre l’aire – jadis – quasi rurale de Sèvres et celle déjà fort urbanisée du centre de Paris : c’est son transfert nocturne qui a refroidi brutalement le corps défunt de Diderot.

Archives de l’Observatoire de Paris. Papiers des Cassini, mss. D5/33 et D6/39. Ces relevés météorologiques sont manuscrits ou imprimés.

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Notons que le Journal de Paris offrait alors à ses lecteurs quotidiens la météorologie… de la veille. Et que l’on découvre, rarement certes au XVIIIe siècle, la présence de baromètres dans les inventaires de particuliers (en 1830, le propriétaire de l’immeuble en lequel avait vécu Diderot durant 29 années en possédait un : Archives nationales, Minutier central, XCII / 1166). Les relevés de la météorologie sur Paris, jour et nuit, dans les archives des astronomes du XVIIIe siècle. Non pour les romans. Ces archives de l’Observatoire, qui nous furent fort précieuses ici pour la compréhension du décès de Diderot, je les avais amplement utilisées pour la biographie de la fille sauvage (« Marie-Angélique, Haut Mississippi, 1712 - Paris, 1775. Survie et résurrection d’une enfant perdue dix années en forêt » ; 2004). Ainsi avais-je pu étayer sa vie à Paris, mais aussi sa survie dans les forêts durant une décennie (1721-1731), attendu que les archives des savants astronomes de ce temps ne se limitent point à l’état des nuages au-dessus de la capitale, mais nous offrent de vastes données de géophysique. A propos de cette fille sauvage, qui dormait au sommet des arbres pour se protéger des prédateurs, on saisit l’importance de la luminosité de la lune, de l’existence des aurores boréales qui étaient jadis bien visibles depuis le sol de France, etc. J’avais commenté ainsi son arrivée à Paris : « Ciel [peu] couvert, vent ouest (relevés de l’Observatoire de Paris, ce 23 avril 1750) ». Lors de son entrée en l’abbaye royale Sainte-Périne de Chaillot, j’avais écrit : « Tes Champs-Elysées sous la pluie (matin du 20 janvier 1751) ». Ou bien encore avais-je présenté ainsi les ultimes semaines de son existence en 1775 : « La pluie bat tes fenêtres lors des 3, 5, 6, 7, 8, 11, 13 et 15 novembre, puis est accompagnée de fortes rafales lors des trois suivantes journées ; ta nostalgie renaît sous ce ciel blanc, et tu t’y oublies ». Puis, ainsi avais-je décrit la nuit très étoilée qui précéda son décès, le vendredi 15 décembre 1775 : « Un ciel nocturne dégagé, qui darde Paris de son froid, se substitue à la pluie de ce jeudi ». Tout ceci est pour vous signifier quoi ? Que les commentateurs avaient qualifié ces données de « romanesques », ce qui nous dit combien nul ou presque ne fréquente les archives des astronomes, mais plus encore, que le public – cultivé ou ignare – n’a pas même la connaissance que de telles archives puissent exister… 49


Document 39. Le rapport de l’autopsie de Diderot : il présentait une cirrhose du foie compliquée d’anasarque incomplet. « Vis a vis le caffé de foy rue de Richelieu » est l’adresse où les médecins dépêchent leurs billets à la famille de Diderot ce 31 juillet 1784 (cf. le document 37), à propos de l’autopsie qu’ils vont pratiquer le lendemain, au 39 rue de Richelieu. Le fameux café de Foy était alors sis au 46 de ladite rue, avant qu’il ne soit translaté vers le Palais Royal.

BNF, ms. Naf 24941, f. 85v, 31 juillet 1784. A propos de la maladie terminale de Diderot, on se doit de ne plus suivre les mots du docteur Ronot, recopiés sans distance critique dans les biographies du philosophe, et qui avait conclu à un « syndrome cardio-rénal » alors qu’il n’avait pas eu connaissance du rapport d’autopsie, qui « semble perdu » croyait-il (Cahiers Haut-Marnais, XXIV, 1951, pp.47-51). Ce document existe bien (BNF, ms. Naf 24941, ff. 80-82, 1 août 1784), sous la forme d’un original portant l’orthographe fantaisiste habituelle des chirurgiens de cette époque, et d’une copie ancienne dont l’orthographe est corrigée. Diderot présente de toute évidence une cirrhose du foie décompensée, au stade d’hépatomégalie (le foie cirrhotique peut évoluer vers l’hypotrophie), avec anasarque incomplet (œdème sous-cutané généralisé, épanchement pleural…), pour laquelle l’étiologie à évoquer en priorité est sa notoire consommation d’alcool – il buvait et mangeait inconsidérément, notamment chez son ami d’Holbach. Les mots des médecins à son sujet sont ceux-mêmes de la définition de base de la cirrhose : « le foye tres volumineux… squireux », ce qui signifie dur et présentant une prolifération fibreuse. Contrairement à ce qui est répété dans les biographies, Diderot ne souffrait point d’un « syndrome cardio-rénal » : ses deux gros reins et « les Tuyaux des Reins extremement dilaté » ne sont qu’une commune urétéro-hydronéphrose, congénitale ou acquise, fréquente alors en raison des obstacles sous-jacents, lithiasiques ou prostatiques, non ou si maladroitement opérables en ces temps. 50


La mort subite de Diderot : de nos jours, un certificat de décès doit tenter de distinguer la cause « initiale de la mort », de la cause « immédiate » de celle-ci. Le 19 février 1784, Diderot présenta une violente expulsion de sang par la bouche – qui alarma tant sa famille et ses amis philosophes –, que l’on imputa à tort à un problème pulmonaire (le rapport d’autopsie lève tout doute à ce propos : les poumons « etoient tres sains »), mais que l’on doit nouer à sa cirrhose du foie. Il s’agit d’une très classique hémorragie digestive (par rupture de varices oesophagiennes, etc.) causée par l’hypertension portale en lien avec sa cirrhose évoluée (sa « râtte » est un peu dure). On ne peut demander aux médecins qui ont réalisé cette autopsie d’être au meilleur fait de la circulation portale (hépato-spléno-mésentérique), qui ne fut amplement explorée qu’au XIXe siècle. La cirrhose du foie décompensée sous la forme d’un anasarque incomplet est la « cause initiale » du sévère état morbide de Diderot – elle est même l’affection causale de ses plaies cutanées, favorisées par l’œdème généralisé de sa peau, dont il souffrait fort : « a l’exterieur tout le corps edematié » précise le rapport. Certes, il est de multiples étiologies à la cirrhose du foie, mais en ces temps, vraiment, la consommation d’alcool surpasse de beaucoup (cf. mon chapitre V relatif au geôlier de l’homme au masque de fer, et aux réserves de vin de la Bastille). Nulle longue agonie comme celles de Voltaire et de Montesquieu Désormais, quelle fut « la cause immédiate » de la mort du philosophe ? Elle survint brutalement à table, en post meridiem (début d’après-midi), sans grand effort de toux expulsive, à la fin d’un long repas, comme l’atteste l’autopsie : « l’estomac… distendû par l’air et les alimens ». La mort fait cesser de suite un péristaltisme efficient qui soit en mesure de vider l’estomac. Attendu que le cœur de Diderot, « d’un tierre » plus grand que la normale, ne présentait en revanche aucune anomalie structurelle, et que les coronaires et les gros vaisseaux centraux étaient dans leur « Etat naturel », la cause très probable d’un tel décès immédiat, sans douleur ajoutée à celle préexistante, est l’accident vasculaire cérébral, lui offrant une bien douce mort providentielle, le libérant en un instant de plusieurs années de souffrances et lui épargnant une agonie terminale semblable à celles de Voltaire et de Montesquieu… 51


Document 40. Si la famille de Diderot l’avait encore aimé au seuil de sa mort, elle n’aurait point obéi à la plus inutile et plus mutilante de ses volontés – celle de subir une autopsie –, tandis que, par ailleurs, elle recelait puis détruisait son testament. Une autopsie n’est autre alors que de la boucherie, une mutilation généralisée après laquelle les proches sont bien en peine de pouvoir reconnaître le visage de leur défunt. Pressés par la famille de Diderot, les médecins font savoir qu’ils auront peu de temps pour préparer le corps, qui doit avoir « le crane scié » (BNF, ms. Naf 24941, ff. 8385), et omettent de préciser qu’ils n’auront point celui de le réparer proprement dans son aspect extérieur. Par ailleurs, le fil pour cet emploi était rare et cher, le thorax est toujours difficile à resolidariser (de nos jours, après une sternotomie, la chirurgie use de fils métalliques pour ce faire), et l’on refermait donc souvent avec des bandages, de la charpie, le corps restant mi-ouvert en ses luxueux ou modestes habits de deuil… L’apport scientifique de ces autopsies était bien faible ; nous ne sommes point ici sous l’art des grands maîtres d’anatomie de l’université de Padoue. Notons ce fait. L’emplacement de la belle demeure louée aux frais de l’impératrice de Russie ne relève point d’un choix de hasard, attendu qu’elle est située à proximité immédiate du domicile d’un chirurgien d’importance, connu de Diderot depuis au moins 1771 : « Et au Sieur Pierre Capdeville membre de l’academie de Chirurgie à Paris y demeurant Rue de Richelieu paroisse Saint Roch vis a vis Le Caffé de foy où il a elu domicile ».

Archives nationales. Y 13782, 22 juin 1771. Ce chirurgien réputé, originaire de Lyon, soignait le propriétaire de l’immeuble en lequel Diderot vécut durant 29 années. Il s’agit donc du même libellé de l’adresse que celle citée au document 39, en face de l’ancien café de Foy dans sa première localisation. Une conjonction de pur hasard serait ici assez miraculeuse. 52


Document 41. Que Diderot fût mort en Russie chez sa protectrice Catherine II, en Hollande chez ses amis philosophes, ou bien ici ou là : ceci n’eût point légué moins de traces de lui dans les archives fiscales de Paris. Je veux signifier ainsi que la famille de Diderot a détruit son testament et n’a pas même déposé une copie d’un acte y relatif chez un notaire (revoyez les documents 33-34). Au vu des vastes archives notariales relatives à un décès (partage, exécution de legs, quittance de succession, mainlevée, décharge, etc.) et des vastes archives fiscales de semblable nature (taxes levées sur les testaments, donations, mutations, etc.), le philosophe né en 1713 n’est même jamais – jamais – décédé. Notons que les minutes de son notaire sont en déficit pour septembre 1784 (Minutier central, LXXI/56), mais on n’ira point expliquer par ce fait les lacunes totales relatives à la succession de Diderot, attendu que le répertoire des actes dudit notaire, lui, est complet. Agrandissez la photographie de ce plan du XVIIIe siècle, extrait du terrier du roi. Le corps défunt de Diderot fut rapatrié de Sèvres et déposé dans la maison sise à gauche et en retrait de celle numérotée 86 – justement qualifiée « Villedot » par les informateurs jansénistes (document 36 ; 26 novembre 1784). De nos jours, ces deux-ci correspondent aux numéros 39 et 41 de la rue de Richelieu. Dans les archives de l’époque de la Révolution, cette voie est dénommée rue de La Loy.

Archives nationales. Q1*/1099/6, Terrier du roi, XVIIIe siècle.

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En face, un peu sur la droite (ie : vers le nord), sont la maison où décéda Molière et l’ancienne localisation du fameux café de Foy, évoqué par les médecins en charge de l’autopsie de Diderot (actuel 46, rue de Richelieu). Le chirurgien lyonnais connu de Diderot, depuis 1771 pour le moins, était locataire dans l’une des maisons numérotées 81-85. Il n’est pas un seul témoignage, tant de la famille que des amis de Diderot, attestant que celui-ci eût jamais emménagé au sein de la demeure louée pour lui aux frais de l’impératrice de Russie. Dans la Correspondance littéraire, philosophique et critique, Grimm écrira que d’Holbach était présent au domicile de Diderot au matin de son décès. Qu’en savait-il, alors qu’il était à Lyon ? Ni l’épouse, ni la fille de Diderot, ni la moindre lettre de la famille n’évoquent la présence d’un homme de l’importance du baron d’Holbach – le compagnon des longues discussions et promenades – à ses côtés. Et plus encore, il est ce fait d’une telle absurdité : d’Holbach, ce très fidèle ami de Diderot, qui aurait passé un long moment aux côtés du malade le jour de sa mort – si l’on suit la littérature plutôt que les archives –, n’est point présent à ses funérailles le lendemain. Nous possédons trois copies de l’extrait mortuaire de Diderot, que l’on pourra estimer à juste titre comme incomplet (ainsi que tout « extrait »), mais Jal avait vu l’original complet de l’acte sur les registres paroissiaux avant que ceux-ci ne partent en fumée en 1871, et l’avait publié en citant tous les témoins présents à la cérémonie d’inhumation (Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire… 1867, p.496, col. I). Et s’appose cette autre incohérence majeure : la fille de Diderot, alors domiciliée à Paris, qui loge rue de Bourbon, à 20 minutes à pied du supposé logis de son père rue de Richelieu, n’y est point présente tout au long du jour du décès de celui-ci. Pour autre malice de l’histoire religieuse, notons que d’Holbach (1723-1789), le vieux complice de Diderot dans l’athéisme absolu, sera inhumé dans la même bienveillante église Saint-Roch, qui a ainsi réuni ces deux hommes dont la pensée fut hors de toute liturgie.

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Document 42. Signé ou non par un lointain mandataire parisien de l’impératrice de Russie, ce contrat de location est introuvable. De même, il fut nulle résiliation de bail après le décès de Diderot. Ce bail, je l’ai cherché en vain au plus large (dans les répertoires de tous les notaires en activité aux alentours), mais aussi au plus juste : au sein même des papiers du propriétaire de ladite maison, sise au 39 de la rue de Richelieu. Tout de même, ce propriétaire, le sieur Fauveau, est concerné avant tout autre : il eût dû posséder une copie du bail, une quelconque trace, dût le contrat original avoir été passé sur la Volga ou en Sibérie. Ce qui afflige plus encore est que les sources ne sont point en déficit pour la période précise, celle du supposé contrat de location, lequel, somme toute, n’est qu’une forme de secours financier de la Russie envers Diderot. De fait, 8 actes ont été passés devant notaire par le propriétaire entre mai et août 1784 : nous y apprenons, entre autres, que ce « palais », comme le dénomme la fille de Diderot, atteint alors la valeur de 136 000 livres (Archives nationales. Minutier central, XCVII/539 A, 1 mai 1784. Voir aussi : XCVII/539 B et jusqu’à XCVII/545, 12 décembre 1785. D’autres documents relatifs à cette maison pour notre période figurent dans les minutiers XX et LXVI). De plus, après le décès de Diderot, il est nulle résiliation de bail ou autres actes habituels affiliés : transport de bail, sous-bail, etc. Ainsi, jamais, tant dans les minutes notariales que dans les documents fiscaux des Archives de Paris, il n’est mention, à propos de cette maison, de Diderot ou de Grimm, qui fut l’intermédiaire de la mandante, Catherine II de Russie. Voici le détail intérieur du logis… en lequel jamais Diderot n’a vécu.

Archives nationales. Minutier central, LXVIII / 669, 17 Prairial an III. 55


Document 43. Les contrats sous « écriture privée » sont difficiles à découvrir : voici le seul que j’eusse pu trouver aux Archives nationales relatif à Diderot. Une confiance mutuelle, une connaissance personnelle des lieux et des hommes est moralement requise pour contracter un bail sous seing privé, « sur papier libre », non timbré, dans la vaste cité de Paris, ce pourquoi je doute bien à raison que les mandataires de l’impératrice de Russie eussent agi ainsi à propos de l’appartement loué en faveur de Diderot. De plus, n’oublions point que les femmes mariées sont alors d’éternelles mineures vassales de leur époux. Diderot (71 ans à venir) étant malade à Sèvres, pour que son épouse (74 ans) eût signé en son nom, fût-ce à titre privé, il y eût eu au préalable un dépôt de procuration, ou un « depot de pouvoir sous seing privé » comme on en lit dans tous les cartons des notaires de ce temps. Les contrats sous seing privé sont à chercher dans les papiers personnels ou familiaux, et leur transcription se retrouve dans les inventaires après décès, voire dans les scellés de police et de justice. Ci-dessous : « La troisieme [pièce] est un bail sous seing privé du dix fevrier mil sept cent soixante six [en fait 1767] fait double entre ledit feu Sieur de la Vergée et Sieur Denis Didrot [sic] Bourgeois de Paris, et dame anne antoinette Champion son epouse… moyennant quatre cent soixante douze livres de loyer par an [son loyer était de 400 livres sur les contrats de 1755 et 1761 passés, eux, devant notaire] ».

Archives nationales. Minutier central, CVII/555, 8 juillet 1771, inventaire après décès de Claude Louis de Lavergée (de La Vergée), propriétaire de l’immeuble en lequel vécut Diderot durant 29 années. 56


Document 44. Un mensonge d’importance de plus : la fille de Diderot dit n’avoir pas assez d’argent pour faire imprimer une édition posthume de ses œuvres. Le mariage de sa fille avec un jeune affairiste, un futur spéculateur hors pair, fut le vrai drame de l’existence de Diderot, qu’il avait subodoré, compris avant les noces, en exprimant des mots terribles, qualifiant son futur gendre d’imbécile qui entend trop « bien son métier [ie : l’argent] pour être amoureux ». Au sein de la sphère culturelle de Diderot, il ne manquait point de jeunes hommes ayant uniment fortune et culture qui eussent épousé la fille de l’illustre géniteur de l’Encyclopédie. Hélas, sa fille refusa tout galant issu de la « boutique », car ainsi désignait-elle avec dédain la sphère intellectuelle. Ainsi put-elle l’avoir cet affairiste d’époux (Caroillon de Vandeul), semblant engendré d’un livre de comptes pour y demeurer sa vie durant (Archives nationales. Minutier central LIII/489, 8 septembre 1772, contrat de mariage ; recoté MC/RS/520). Et lorsque survint la Révolution, jetant à la rue un peuple furieux qui n’avait point lu les philosophes mais qui n’ignorait pas ce qui leur était dû dans la genèse de leur jeune liberté, et que les commissaires de district de ladite Révolution firent emprisonner son époux, la fille de Diderot brandit alors bien haut le nom de son père et l’héritage de la vile « boutique » des philosophes dans sa supplique : « Sa femme qui elle-même se glorifie d’avoir eu la philosophie pour berceau et d’avoir été républicaine avant la Révolution…[elle se présente alors comme la] fille unique de l’un des premiers et des plus courageux apôtres de la liberté » (Bibliothèque municipale de Langres, Archives Diderot-Vandeul, II A, pièce 3, 18 Germinal an II). Hélas, ce défunt « courageux apôtre de la liberté » ne devait point être servi par sa fille pour sauver un peu sa mémoire, bien malmenée eu égard à la gloire injustement attribuée aux seuls Voltaire et Rousseau. Sa mère et elle ayant recelé le testament et la majeure part des manuscrits de Diderot (certes, des copies avaient été faites pour l’impératrice de Russie, qui les avait de suite emmurées, telles de trop saintes reliques que l’on enfouit dans une crypte), seules des éditions imparfaites avaient pu alors être produites, notamment par Naigeon, le légataire universel spolié (cf. document 34). Quand on a pris la mesure de la fortune dont jouissaient la fille de Diderot et son époux, après que la tourmente de la Révolution et celle 57


des guerres de Napoléon se furent apaisées, on est choqué qu’elle soit demeurée sur ses premiers mots : « de n’avoir pas assez de fortune pour faire demain une superbe édition qui écrase tous ces escrocs [les autres éditeurs]». La fille de Diderot l’avait de beaucoup cet argent, mais l’âme mercantiliste de son époux n’était pas faite pour voler au secours de l’âme oubliée de son beau-père. Diderot avait fait un mariage d’amour (1743), interdit, semiclandestin, bravant les autorités ; son richissime petit-fils fait un mariage (1811) qualifié de « société d’acquêts » par le notaire, et dont la célébration « vaudrait quittance ». Sur ses fonds propres, la fille de Diderot apporte en dot à son fils, entre autres biens, la moitié de « cent soixante seize mille francs en deniers comptants ». Les parents de la future mariée apportent, entre autres, 400 000 francs en espèces.

Archives nationales. Minutier central, XLII/749, 16 février 1811. Si les contrats de mariage d’autrefois sont des montages financiers, des avoirs de fortune, celui du petit-fils de Diderot est une entreprise boursière à lui seul. Il est impératif que les « bijoux, diamans, toilette et dentelles » de la future épouse, ainsi que ses « meubles et trousseau » soient remis au futur la veille du mariage, « dont la célébration vaudrait quittance ». La taxe payée pour ce mirifique contrat de mariage est 16 000 – je dis bien : seize mille – fois plus élevée que celles relatives aux actes passés par ce notaire ce même jour : 17 801 francs, contre 1 franc et dix centimes en moyenne.

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Document 45. Durant le XIXe siècle, qui était en possession des manuscrits et des papiers personnels de Diderot, qui ressurgiront seulement en 1912 ? Des chercheurs allèrent jusqu’en Russie consulter d’incomplètes copies, lesquelles avaient de suite été soustraites à la vue de tous par Catherine II, autocrate dont le comportement fut toutefois moins blâmable à ce propos que celui de la famille de Diderot. A la vérité, au jour de son décès, le 5 décembre 1824, sa fille est en possession de tout ce patrimoine intellectuel.

Archives de Paris. DQ7/3418, f. 91r, 26 mai 1825, clôture de la déclaration de succession de la fille de Diderot. Cf. aussi DQ8/440, ff. 197v-198r. Ces déclarations de patrimoine sont sous-évaluées en raison des transferts en liquidités, en « deniers comptans », en « avance d’hoirie ». Ainsi que le fut la succession du gendre de Diderot, décédé le 18 janvier 1813, très fortement sous-estimée en raison de tels transferts de fonds (Archives de Paris, DQ7/2389, succession n° 39, 14136 francs). 59


Histoire inédite de la Révolution dans les archives des successions Notons que ces archives des successions (les sous-séries Dq7 et Dq8) offrent l’opportunité de faire une histoire inédite de la Révolution française, par la raison que nombre de ces registres recèlent celles d’individus guillotinés, massacrés ou décédés dans les plus étranges circonstances – pour exemple, des couples morts à la même heure du même jour, par suicide ou assassinat. De fait, on lit de telles mentions : « décédé judiciairement », par « jugement du tribunal Révolutionnaire », voire celle de : « condamné par le tribunal de Sang de Robespierre ». En 1850, l’inventaire de la vaste bibliothèque de cette impensable famille Diderot-Vandeul révèle qu’elle ne possède pas même les 15 volumes des Oeuvres de Denis Diderot imprimés en 1800. Cette famille possède 40, 11 et seulement 5 volumes, respectivement, des œuvres de Voltaire, Rousseau et Diderot (Archives nationales, Minutier central, XLII/958, 12 juin 1850). Il n’avait pas pu être fait d’inventaire avant cette date. Bien curieuse héritière à la vérité que la fille de Diderot, qui s’opposa à ce que jamais ne fût dressé un inventaire après décès, ni de lui (1784), ni de sa mère (Minutier central, LXXI/126, 27 messidor an IV), ni de son époux (Minutier central, XLII/757, 10 juin 1813). Ces documents notariés précisant bien chaque fois qu’il n’a point été fait d’inventaire, à la réserve du cas du décès de Diderot, pour lequel, je le répète, il n’est pas un seul document de cette nature nous assurant que le philosophe né en 1713 eût jamais quitté la vie. Document 46. Ainsi faudra-t-il patienter jusqu’en 1850, et l’inventaire après décès de 310 pages du richissime petit-fils, pour voir surgir une mention - quasi clandestine - des manuscrits et papiers de Diderot. Ceux-ci sont, en presque certitude, ce que le notaire a remarqué dans un « cabinet de travail » : « Un casier en sapin avec cinquante quatre cartons », qu’il n’a point détaillés, selon l’usage (jamais on ne lit d’analyse par un notaire de documents littéraires), contrairement aux papiers familiaux intéressant la succession, énumérés ici sur plus de 200 pages. A elle seule, la longueur totale de cet inventaire, qui s’étire 60


au fil de 310 pages, nous dit combien la fortune de cette famille était alors considérable, bâtie sans morale – ces héritiers de l’humaniste Diderot réclamant même des enfants des hospices pour travailler à bon compte dans leur filature (Archives de la Haute-Marne, 2 E 110, 120).

Archives nationales. Minutier central, XLII/958, 12 juin 1850. De nombreux actes relatifs à cette famille Diderot-Vandeul figurent dans les minutiers XLII et LXXI. Révélant au monde l’existence de cette masse considérable de documents, l’ultime héritier remit en 1912 le fonds aux Archives de la Haute-Marne, desquelles sera détaché en 1917 le fonds à proprement littéraire de Diderot, qui rejoindra bien plus tard la BNF (mss. Naf 13720-13784, 24930-24943). Conclusion

Archives vaticanes : nulle mention que Diderot - qui y est enregistré comme ecclésiastique – soit mort à Paris. Telle est l’efficience de la puissance d’information – phénoménale, inégalée – des Archives secrètes du Vatican : nous remémorer ce qui n’est point immédiat à notre esprit. Au sein de ce milliard de documents, l’irréconciliable athée Diderot entre dans la fort vaste catégorie des ecclésiastiques, sous la modeste dénomination de « Frater », de Frère Diderot. Ici, lorsque le renseignement est parvenu, il ne sera plus oublié. Surtout point celui que sa famille l’avait jadis destiné à la prêtrise, et que le jeune Diderot, comme tant d’adolescents de cette ère, avait reçu les ordres – très – mineurs, avait été tonsuré à Langres en 1726. Invariablement, pour chacun de ses ouvrages condamnés, la Congrégation de l’Index (Index librorum prohibitorum) fait précéder son nom du qualificatif de « Frater » : Frère Diderot. 61


Ne nous méprenons pas : de nos jours, l’information que Diderot avait été clerc tonsuré est reprise dans les biographies, mais elle était confidentielle en son temps. Fût-ce même la longue fiche de police établie en 1749 à son propos, à la demande de la royauté (BNF, ms. Naf 10781, ff. 146r-147v), ignore ce fait, alors que ses origines sont connues de l’inspecteur qui le surveille : « Il est le fils d’un coutelier de Langres… » . Ainsi le Saint-Siège possédait déjà à propos de Diderot cette information confidentielle de 1726, mais en revanche n’a pas eu connaissance qu’il soit décédé à Paris. L’information de sa fiche de police de 1749 - il acceptera de mourir en chrétien - n’a plus valeur d’être en 1784. Matérialiste athée jusqu’à ses ultimes écrits (à sa mort, son frère, abbé à Langres, réclama que soient détruits ses manuscrits), constant dans ses convictions, irréconciliable avec la foi, Diderot ne pouvait avoir fait un testament docile envers l’Église, se laissant ensevelir sous la liturgie après avoir reçu le saint chrême et autres viatiques spirituels in articulo mortis. Le recel puis la destruction de son testament par sa pieuse épouse et sa fille nous assurent à eux seuls du juste contraire. C’est d’ailleurs elle, la compagne de toute une vie, qui affabulera à propos des circonstances du décès de son époux, attendu qu’elle en fut l’unique (ou très rare) témoin – les mots de son témoignage seront copiés à l’identique par sa fille, Grimm, Meister et autres. La non remise du testament à un notaire avait aussi pour fins d’échapper aux clauses relatives au legs de ses papiers à des tiers, dont Naigeon (cf. le document 34). Les clauses concernant le patrimoine matériel étaient bien secondaires, attendu que Diderot était marié sous le régime de la communauté de biens (l’original du contrat est dans BNF, ms. Naf 24941 ; la minute aux Archives nationales) et n’avait qu’un enfant survivant. La fiche de police à son propos débute par la qualification d’homme « plein d’esprit, mais extremement dangereux… [qui] travaille a un Dictionnaire Encyclopédique… a dessein d’instruire tous sur tout », puis s’achève par ces mots, qui n’avaient en 1749, pour toute portée 62


de concession religieuse, que celles de la politesse et de la convention sociales : « disoit… au dernier moment de sa Vie, il se confesseroit comme les autres et qu’il recevroit ce que l’on appelle Dieu [l’hostie de la communion] qu’il ne le feroit point par devoir mais par raport a sa famille de crainte qu’on ne leur reproche qu’il est mort sans religion » (BNF, ms. Naf 10781, ff. 147 rv). Trente-cinq années auront passé, qui auront vu l’athéisme de Diderot tant s’affermir, tant s’amplifier, qu’il n’aura pu avoir sacrifié ainsi ses convictions d’une vie. Les comptes de son enterrement en l’église Saint Roch s’étirent sur trois pages (BNF, ms. Naf 24941) : 50 prêtres + ceux qui officient + « 42 Enfans bleus » (orphelins des hospices) porteurs de flambeaux + enfants de chœur + gardes suisses + bedeaux, pour un coût total de 1605 livres. Diderot n’était point un doctrinaire. Son matérialisme athée était le fruit de ses réflexions, et il comprenait que d’autres puissent avoir besoin des secours spirituels de l’Église. La pensée d’avoir à reposer éternellement auprès du peuple dans quelque cimetière d’Église ne devait pas lui avoir causé trop de tourments. A contrario, ses trop luxueuses funérailles religieuses, arrachées par le « stratagème » du rapatriement de son corps depuis Sèvres (cf. le document 36), sont une réelle trahison des valeurs d’un homme qui toujours dédaigna le faste et la frivolité de l’attachement aux biens matériels. Ainsi, soyons très stupéfaits que Voltaire et Diderot, ennemis majeurs de l’Église, furent inhumés dans… des églises. Lors que la place ne manquait point ailleurs. Et que c’est nulle autre que la Révolution qui les fit changer de demeure éternelle, par le transfert au Panthéon pour l’un, et la profanation des sépultures pour le second. **********

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IV Le siècle des Lumières dans les Archives secrètes du Vatican Philosophes, exorcistes, hommes de sciences, prostituées, supplices publics, artistes, esclaves, sorciers et autres 1710 – 1790 En parcourant le monde, si vous ouvrez ici ou là les dictionnaires et les manuels scolaires en diverses langues, vous apprendrez que ce drame universel et plurimillénaire que fut l’esclavage, présent en tous lieux, tous temps et toutes civilisations, fut une création quasi exclusive de l’Occident chrétien. Vous ouvrirez grand les yeux pour découvrir en leur sein une infime mention des considérables réseaux d’esclavage, qui précédèrent et perdurèrent, en Inde, en terres d’islam et en Chine (il s’agissait ici d’un asservissement endogène, au sein d’un même peuple). A la vérité, à contrario des autres religions du monde, l’Église catholique disposait, dès 1434, 1435 et 1537, d’une solide assise juridique – canonique – condamnant, fulminant, la mise en esclavage de tout être humain, quelle que fût sa couleur (cf. les bullaires des pontifes respectifs : Creator Omnium, Sicut Dudum et Sublimis deus), mais elle en omit l’application par opportunisme, n’entravant point ainsi l’expansion de ses aires d’influence spirituelle. Document 47. La colossale puissance d’investigation du Vatican est alors orientée en priorité contre les ecclésiastiques. Dénonçant Voltaire et les autres « moderni filosofi », « un certain » abbé Guyon envoie son ouvrage (non cité : il s’agit de L’Oracle des nouveaux philosophes, 1759) au nonce, lequel fait enquêter, non sur lesdits penseurs, mais à propos du prêtre dénonciateur.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 504, f. 293r, 24 septembre 1759. 64


Document 48. En Cour de Rome, le retour d’information sur requête est rapide et précis, contrairement à celui de la police et de la justice royales. Nouée aux aléas de la météorologie et de l’état des routes, une missive codée envoyée de Paris est, en moyenne, enregistrée et décodée au Vatican en moins de vingt jours (la date du déchiffrement y est inscrite). A propos de la susdite dénonciation de Voltaire et « autres » philosophes par l’abbé Guyon, qui était inconnu des services du nonce, l’auteur est rapidement identifié comme affilié aux jansénistes, son zèle m’ayant « donné quelque suspicion [lignes 2-3]».

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 504, f. 293v, 24 septembre 1759. L’information vaticane peut faillir à propos des ouvrages des philosophes, mais elle ne faillit pas à propos de ces combats majeurs pour l’Église : sorcellerie, exorcisme, possession de masse, satanisme, « loup garou », sabbats, etc. Dans « Archives secrètes du Vatican, archives de douze pays : Masque de fer et mauresse de Moret, enfants métis de Louis XIV », j’avais écrit ces mots : « De fait, à propos de l’extension de la fameuse « affaire des Poisons » (à la base, de classiques empoisonnements, et rien de plus), contemporaine de celle du Masque de fer – toutes deux figurent dans les mêmes fonds d’archives –, comment le Saint-Siège, qui reçoit alors des missives de Chine et du Pérou, n’eût-il point été informé au sujet de ce qui fait l’objet de sa grande vigilance : que l’on aurait pratiqué, au cœur de Paris, des rites de sorcellerie, des messes noires, des sacrifices, avec moult potions composées de corps d’enfants et autres « diableries » en partie avouées sous la torture par des accusés ayant l’espérance de quelque adoucissement dans la voie de leur exécution. » « Il est nulle trace de tels crimes et profanations au sein de l’immensité des fonds des archives vaticanes, alors même que, en 65


rigoureux informateur, le clergé régulier et séculier composait plus de 1 % de la population de Paris, et que les commissaires du Châtelet se déplaçaient volontiers, étant rémunérés à l’acte et dédommagés pour chaque feuille noircie d’encre (Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato. Nunz. Francia 152-180 (en particulier N.F 163), 320, 321, 332337, 433 ; Nunz. Savoia 103 C, 103 D. Et aussi : Venise, Archives d’État, Senato, Dispacci Francia, filz. 250-251) ». Il est regrettable que le Vatican n’eût point ici agi en sage informateur de la royauté, laquelle – à dessein ? – métamorphosa de simples empoisonnements criminels en une vaste corporation de sorcellerie. Document 49. L’Encyclopédie de Diderot inquiète moins le Vatican que ne le font les ouvrages des ecclésiastiques rebelles. Somme toute, au fil de l’édition de l’Encyclopédie (1751-1772 pour sa première forme), les mentions d’elle y sont peu nombreuses, alors que le volume de la correspondance échangée entre le nonce apostolique et le Saint-Siège peut dépasser 4 000 pages annuelles. Et pourtant, la puissance ex abrupto du verbe de Diderot, dans le premier volume, avait déjà de quoi inquiéter plus avant l’Église, fidèle soutien de la royauté : « Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres ». Lignes 1-4 : « J’ai l’honneur de joindre à Votre Eminence un arrêt du Conseil d’Etat [le Conseil du roi, du 8 mars 1759], par lequel est révoqué le privilège accordé pour l’impression [l’édition] de la fameuse œuvre de l’Encyclopédie, comme j’eus la gloire de le faire savoir dans une [de mes lettres] du dernier ordinaire [le courrier normal, contrairement au courrier extraordinaire] ».

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 503, f. 192r, 19 mars 1759.

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En Cour de Rome, la vigilance est infiniment plus resserrée à propos des productions des ecclésiastiques, notamment les bréviaires, livres d’heures, missels, rituels et catéchismes, voire même au sujet des mandements épiscopaux (pour exemple : Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 268, 1736, ff. 151-348, longs débats relatifs aux bréviaires). Ainsi n’est-il point paradoxal de constater que la majorité des ouvrages mis à l’Index par l’Église furent le fruit de la plume d’ecclésiastiques. Document 50. Le retard du Vatican à propos des livres interdits : il condamne ceux que la « Maison de Sorbonne » ou le Parlement ont déjà condamnés. Lignes 5-7 : le nonce est confiant dans la condamnation à venir, par le Parlement de Paris, des œuvres déjà signalées comme contraires à la religion, « mais le risque existe qu’il n’y ait quelque indulgence pour celle de l’Encyclopédie ». Dussé-je me répéter, l’Encyclopédie ne mérite point d’être qualifiée d’œuvre « de Diderot et d’Alembert » : lorsque survint la sombre année 1759, le second avait préalablement quitté le projet, laissant le premier seul dans l’adversité. Certes, Diderot avait de nombreux collaborateurs, mais qui étaient moins des âmes que des copistes ou des spécialistes – notamment dans les domaines de l’artisanat et de l’industrie – fournissant les articles demandés pour ce vaste dictionnaire des connaissances. Notons que nul de ces hommes n’a alors l’érudition universelle des savants du siècle précédent, tels Peiresc et Saumaise, non plus qu’ils ne consacrent une vie de réclusion pour acquérir un tel immense savoir, tels les frères de Sainte-Marthe.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 503, f. 95v, 5 février 1759. 67


Document 51. L’envoi en masse de « ballots de livres » destinés à la Congrégation de l’Index, sans en avoir fait une analyse préalable, donne peu de portée à la valeur de leur condamnation. Lignes 1-3 : « Je joins pour le Saint Office un petit livre composé [dato alla luce] par le fameux Abraam Joseph de Chaumeix d’Orleans contre l’Encyclopedie ». Lorsqu’on sait que cet opuscule (Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d’Alembert…, 1759) prenait le même chemin vers Rome que les six volumes dudit Chaumeix (Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie et essai de réfutation de ce dictionnaire, 1758) destinés à informer le Saint-Siège, et que ce chemin était suivi par des ballots entiers d’ouvrages, envoyés de partout par les nonces apostoliques, on comprend que soit importante la masse de ceux-ci mis à l’Index sans même qu’il y eût eu une analyse approfondie avant condamnation. De fait, régulièrement lisons-nous que tel nonce des XVIIe et XVIIIe siècles adresse un « Balloto » de livres au Saint Office – certains semblant surgis d’un scriptorium du bas Moyen Âge, empreints d’une scolastique antédiluvienne, compréhensible du seul auteur – à dessein qu’ils soient inscrits à l’Index librorum prohibitorum.

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 504, f. 6v, 7 mai 1759. La condamnation pontificale en trois lignes de l’Emile de Rousseau : il semble que nul n’ait lu l’ouvrage en Cour de Rome. Elle fait suite avec retard à une censure de la Faculté de théologie de Paris, plus circonstanciée : « Le lundi 7 juin 1762… il se répandoit de toutes parts un livre intitulé : Emile ou de l’Education, et que son Auteur… grand maître de corruption et d’erreur … son ouvrage… étoit lu avec une avidité… ». Le bref pontifical, donné par Clément XIII (pontife 1758-1769), à Castelgandolfo, sous l’Anneau du pécheur, le 26 novembre 1763, est doublement relatif à l’ouvrage du jésuite Berruyer (1681-1758), 68


l’Histoire du peuple de Dieu, qui occupe la presque totalité du texte et de la réflexion, et à celui de Rousseau, pour lequel l’analyse s’achève ainsi dès la 3e ligne : « Nous louons votre zèle à défendre la religion chrétienne » (« Quod attinet ad censuram in Emilum, sive librum de educatione, vestrum defendendae Christianae Religionis Studium vehementer laudamus » ; Archives secrètes du Vatican, Segr. dei Brevi, Clément XIII, 26 octobre 1763). Des transcriptions des bulles et brefs pontificaux sont disponibles en usuel aux Archives et à la Bibliothèque du Vatican, mais ceux-ci sont également édités en presque totalité pour la partie ancienne, parfois hélas sous forme abrégée (Magnum Bullarium romanum summorum Pontificum Clementis XIII... 1858, n° CCCLXXXI, pp. 419-420). A propos du siècle des Lumières, il n’est rien qui soit fulminé sur bulle d’or. Document 52. L’an 1759 : forte actualité littéraire censurée et violente condamnation pontificale de l’Encyclopédie. Au fil des registres des archives vaticanes couvrant l’année 1759, sont analysés divers ouvrages sous l’œil inquisitif, tels Le Dictionnaire des hommes illustres, le Tableau du siècle, qui est adressé au Saint-Office, la réponse imprimée anonyme (Diderot et al.) aux attaques de Chaumeix contre l’Encyclopédie, ainsi que la récurrente affaire de l’ouvrage du jésuite Berruyer et autres « Cas à consulter » en assemblée de théologie – surtout pour faits de jansénisme. Attaquant uniment la monarchie et l’Église, se distingue « il noto Libro de l’Esprit [ci-dessous lignes 4-5]», le fameux et anonyme Livre de l’Esprit (Helvétius, 1758).

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 504, f. 6r, 7 mai 1759 (et ff. 8-9, 12-13). Et Nunz. Fr. 503, f. 105r, 12 février). 69


Document 53. Minces victoires de l’Église contre la « secte des philosophes » (1) « [J’ai] la consolation d’ajouter, que la même Cour a contraint Helvetius auteur dudit Livre à vendre sa charge de gentilhomme [Maestri] de la Maison de la Reine ».

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 503, f. 165r, 12 mars 1759. Bien peu affecté, le richissime Helvétius poursuit ses échanges épistolaires avec Voltaire, ses « lettres edifiantes sur la religion » selon les mots du nonce apostolique, informé à ce propos.

Document 54. Minces victoires de l’Église contre la « secte des philosophes » (2) Je donne une traduction libre, le texte italien étant non pur : « En cette Maison de Sorbonne il n’y a pas [ie : nous n’avons pas] de nouveau succès, sinon qu’un père dominicain demande que soient examinées les œuvres de Volterra [l’œuvre de Voltaire] ».

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 503, f. 207, 26 mars 1759.

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Document 55. La portée des attaques de l’Église durant le siècle des Lumières est vaine en France : les condamnations accroissent le succès des livres, que l’on peut réimprimer en Hollande. En revanche, ces systèmes de menace et de répression ont entravé le développement de la pensée là où régnait en force l’inquisition morale, comme en Espagne, au Portugal, en Italie méridionale. La condamnation pontificale de l’Encyclopédie est promulguée à Rome, depuis Santa Maria Maggiore, le 3 septembre 1759 : Damnatio et prohibitio operis in plures tomos distributi, cujus est titulus : Encyclopédie. Les mots sont ici violents – l’œuvre a été lue et délibérée, contrairement à celle de Rousseau – : « Mais le venin répandu dans tout l’Ouvrage… » (« ac serpens in opere universo venenum »). Néanmoins, avant même cette fulmination, le Vatican avait avoué sa demi-défaite : « [lignes 1-2] que l’Encyclopédie est réimprimée, non seulement en Hollande, mais aussi à Lucques [Toscane, cité aux statuts indépendants] ». De fait, la guerre totale, unissant l’Église, la royauté et les parlements contre les philosophes (surveillance, arrestations, emprisonnements, livre saisis, brûlés, etc.) fut vaine.

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 503, f. 155v, 5 mars 1759 (cf. aussi 19 mars 1759).

UNE AUTRE IMAGE DU VATICAN, MOINS RÉPRÉSSIVE CONTRE LES ŒUVRES DE LA PENSÉE Document 56. « Le fameux Volterre a fait paraître une nouvelle œuvre intitulée Candide ». « Le fameux Volterre [Voltaire] a fait paraître une nouvelle œuvre [opuscule] intitulée Candide, ou l’optimisme en laquelle il persévère toujours plus [forme ancienne : vie più, vieppiù] à faire connaître [apparaître] ses sentiments bien connus ».

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Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 503, f. 146r, 26 février 1759. Document 57. Sage annonce de la traduction par Voltaire de l’Ecclésiaste, « qui mérite réflexion ». « Je transmets au Saint Office la traduction de l’Ecclesiaste, et du [della] Cantique [le Cantique des cantiques] faite en vers par Voltaire, qui mérite réflexion ». Comme trop souvent, c’est après la condamnation de l’œuvre par les autorités civiles ou religieuses de France (dès septembre pour ce petit texte de Voltaire) que le Siège Apostolique réagit dans le même sens. Lors, il n’est plus tant question de la première sagesse (l’œuvre « mérite réflexion »), mais de l’aveugle apposition de condamnations (cf. le document 51 pour celle de Rousseau en 1762).

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 504, f. 153v, 23 juillet 1759. Document 58. A tort, le Vatican s’inquiète peu du révolutionnaire : « J’écris de Dieu » de Diderot (ie : J’écris contre Dieu). Si l’on se remémore que l’unique fiche de police du XVIIIe siècle qualifiant un homme de lettres d’ « extremement dangereux » est celle de Diderot (BNF, ms. Naf 10781, f. 146), on reste stupéfait par la cécité du Saint-Siège à son propos. Les interminables querelles de casuistique – fort obscures à la vérité –, les longues délibérations en assemblée de la Faculté de théologie (dont fait partie la « Maison de Sorbonne ») relatives à des livres, des thèses, voire de simples propos émanant d’ecclésiastiques, ainsi que la guerre théologique contre le jansénisme, ont détourné la vigilance du Saint-Siège (cf. Archives nationales, M 786, pour la période antérieure). 72


Lors des deux années encadrant la parution des Pensées philosophiques de Diderot – son premier élan vers l’athéisme radical, qui n’est pas même inscrit à l’Index librorum prohibitorum –, le nonce apostolique envoie à Rome des rapports relatifs à des débats éculés, cent fois traités, tel celui ci-dessous : « [lignes 2-3] la puissance de l’Eveque du premier siege [l’évêque de Rome : le pape] est grande : mais il n’a pas une juridiction immediate [dans tous les diocèses] ».

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 614, f. 88, 11 juillet 1746. Document 59. Des papes plus éclairés, moins intolérants, auxquels on propose de racheter des livres. La teneur de ce document pourra surprendre, mais sa nature n’est pas unique. Le nonce apostolique avise Rome que « la célèbre bibliothèque » du duc de la Vallière sera mise en vente dans deux mois, précisant même l’adresse où celle-ci se fera. Il demande au cardinal Secrétaire d’ État du Saint-Siège de faire savoir à : « [lignes 2-4] Sa Sainteté si elle désirerait faire l’acquisition de quelques livres de la susdite bibliothèque, La vente de laquelle commencera le 2 janvier 1784 dans la grande salle de l’hôtel de Bouillion [Bouillon] rue Platriere à Paris ».

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz.Fr. 556, f. 252, 3 novembre 1783.

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Document 60. Parfois figure le rapport d’une séance de l’Académie française. Nul autre fonds d’archives au monde ne peut brasser une telle variété de thèmes. Ci-dessous sont rapportés les événements survenus lors de la séance de l’Académie française du 25 août 1784, jour de la saint Louis, ainsi que les noms de ceux ayant brillé et emporté le prix de poésie, le prix d’éloquence, etc. « …Le premier [prix] d’éloquence, dont le sujet était l’éloge de Fontanelle [Fontenelle], fut accordé au sieur Garat, auquel à titre d’encouragement fut accordée [la faveur de lire lui-même cet éloge] ».

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz.Fr. 557, f. 159v, 30 août 1784. De fait, la correspondance des nonces apostoliques hausse fort rarement le ton. Le verbe y est posé. Pour paroles violentes au fil du XVIIe siècle, sont la dénonciation du « scandale » de l’union du Roi Soleil avec la marquise de La Vallière, et la qualification de « scélérat » appliquée à Cromwell (in Serge Aroles, « Archives secrètes du Vatican, archives de douze pays : Masque de fer et mauresse de Moret, enfants métis de Louis XIV »). Cette rare injure au sein des archives vaticanes s’entend par la raison qu’en Grande-Bretagne, les mesures discriminatoires créées par les anglicans contre les catholiques étaient plus sévères – les Irlandais ne l’ont point oublié – que celles inverses appliquées en France, où nombre de protestants accédèrent aux plus hautes charges de la monarchie – Sully a même régi le royaume, plus que son souverain Henri IV. 74


Document 61. Au XVIIIe siècle, le Vatican s’ouvre plus encore sur les sciences. Le sujet très sensible du mouvement des planètes. Certes, de longue date, nombre de savants furent des ecclésiastiques, qui se virent – et virent leurs homologues laïcs – condamnés par l’Église. Dans nulle autre correspondance diplomatique vous pourrez lire tant d’informations relatives aux lettres, aux arts et aux sciences. La correspondance des ambassadeurs d’Angleterre, d’Espagne, de la République de Venise et autres ne fait état que de ces quatre préoccupations : la politique, le commerce, la vie de Cour et la guerre – et lorsque la guerre n’est point alors présente, on discourt de celle à venir. A ces quatre susdits thèmes, qui abondent aussi dans les archives vaticanes, s’y apposent, comme une bouffée d’air, l’actualité relative à l’intelligence humaine. Ci-dessous est « [l’assemblée] de l’académie royale des Sciences, ouverte par [avec] la lecture d’un discours du marquis de Condorcet secrétaire perpétuel ». Cette missive est précédée par des informations sur le magnétisme, l’astronomie, voire même par le sujet – jadis quasi sacrilège – débattant du « movimento del Sole », les liens entre les mouvements du soleil et ceux des autres planètes.

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 557, f. 163v, 6 septembre 1784.

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Document 62. Émerveillé, le nonce informe le Vatican à propos des deux premiers vols en montgolfière (1783). Mûrir plus encore la réflexion des liens entre l’Église et le siècle des Lumières. En toute célérité, le nonce fait parvenir au Siège Apostolique le livre des inventeurs de la montgolfière et détaille sur 9 pages « les nouvelles et surprenantes expériences de la machine aérostatique inventée par les sieurs Frères de Montgolfier d’annonay en Vivarais ».

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 556, 8 décembre 1783, f. 275r, puis détails sur 8 pages (ff. 275v-278r, 283 r-v).

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Document 63. La vaste escroquerie du magnétisme de Mesmer. Un grave oubli : l’Église était en lutte contre les charlatans, les dangereux guérisseurs qui accablaient le peuple. Le nonce apostolique envoie en Cour de Rome le rapport remis au roi relatif au « magnétisme animal » de l’escroc Mesmer. L’Église a réagi plus rapidement que ne le fit la royauté, laquelle emplissait pourtant sans état d’âme ses geôles de faux ou vrais charlatans.

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr.557, f.154r, 23 août 1784. Semblable prudence de l’Église à propos de prêtres charlatans. Affaire de l’exorciste Gassner : ajouter le secret extraordinaire au secret ordinaire. Notons une importante affaire de possession de masse et des doutes – bien communs au Vatican – que le fameux père Gassner (1727-1779), exorciste, puisse être un escroc, usant de « bouteilles d’une certaine liqueur » pour délivrer les possédés. Après avoir rencontré l’archevêque de Paris, qui souhaite envoyer des théologiens enquêteurs en Allemagne, le nonce apostolique demande au SaintSiège d’ajouter le secret exceptionnel au secret habituel. De fait, à propos de cette affaire examinée par la « suprême Inquisition », il supplie une réponse anonyme, qu’il pourra transmettre à l’archevêque de Paris, en protégeant ainsi quiconque à la Curie d’être accusé de crédulité ou de son juste contraire : 77


« soltanto La supplico di favorirmi una risposta anonima, che possa tal quale da me communicarsi al sudetto degno Prelato » (Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 568, ff. 11r-12r, 22r-23v, 6 et 13 juillet 1778). A propos de crédulité, n’oublions jamais que l’on douta fortement en Cour de Rome que Jeanne d’Arc eût jamais été une envoyée de Dieu, descendue bien trop opportunément du ciel pour aider un roi de France dans la déroute militaire – avant que l’on ne se révise au Vatican en sa faveur, afin qu’elle puisse servir à la propagation de la foi. Document 64. En 1762 : un archevêque homosexuel ? Le Vatican instruisait les affaires internes de mœurs, mais ne les diffusaient pas. La première missive (« Le commerce trop fréquent de l’archevêque de Bourges avec des personnes de l’autre sexe… ») est suivie d’une seconde portant peu d’ambiguïté, et qui est la raison du qualificatif de scandale : ce haut prélat a également des relations sexuelles avec les hommes : « con persona di diverso sesso » remplace « di altro sesso ». Il bénéficiera d’un exil dans « son abbaye de Provence », alors qu’une décennie auparavant, on avait brûlé en public à Paris pour faits d’homosexualité, avec 200 fagots de petit bois et de la paille.

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 517, f. 86 r, 27 septembre 1762. 78


Document 65. Les affaires de mœurs du clergé de jadis : évidentes, mais non surreprésentées en pourcentage de la population. Le registre Naf 23173 de la BNF nous offre un rapide synopsis des entrées à la Bastille (identité des prisonniers, motif de l’emprisonnement, etc.), bien à contrario des archives de ladite citadelle, dont les milliers de cartons requièrent un long dépouillement. Les ecclésiastiques y sont statistiquement surreprésentés, non tant pour leurs affaires de mœurs (principalement la fréquentation de prostituées), mais par la raison de leurs très diverses activités : chapelains de hauts personnages qui ne sont plus en faveur à la Cour, porteurs de missives suspectes, non orthodoxie (ie : sympathies jansénistes), prêcheurs, moralistes qui déplaisent à la monarchie, etc. Il en est de même dans les archives des commissaires du Châtelet. Ne nous méprenons point. Certains fichiers de la police de Louis XV ayant été axés en partie sur la surveillance des mœurs du clergé (pour exemple : Archives nationales, AB/XIX/3192, VII-2, 1751-1753), les ecclésiastiques y apparaissent en surnombre – comme si les procèsverbaux relatifs à la corporation des bouchers ou des limonadiers pouvaient montrer ceux-ci en déficit. Le clergé régulier et séculier composait alors plus de 1 % de la population de Paris, au sein desquels on rencontre tout et son contraire, du saint homme au prêtre débauché qui a l’hypocrisie de dénoncer en chaire les « femmes de débauche » qu’il fréquente en chair. Le document ci-dessous amorce le débat, suite au « scandale » de la très probable homosexualité de l’archevêque de Bourges : « [lignes 4-7]… le clergé, et particulièrement les évêques observent une conduite communément régulière, au moins [dans leur aspect] à l’extérieur ».

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Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz. Fr. 517, f. 86 v, 27 septembre 1762. Document 66. Les supplices atroces des condamnés, devant les foules avides de telles horreurs : ils ne sont pas le fait des justices ecclésiastiques, mais celui de la justice royale. Des meutes humaines accourues de toutes parts, juchées sur les toits, les arbres de Paris, purent se repaître de l’interminable supplice de Damiens, qui avait attenté à la vie de Louis XV. En prison, le bourreau lui avait brûlé la main droite, la régicide, puis avait versé plomb, huile, cire et soufre chauds sur ses plaies prises en des tenailles rougies au feu. Enfin, devant tous cette fois, les chevaux peinèrent à l’écarteler, lui arrachant bras et jambes lorsqu’on en eut « incisé les jointures ».

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Le nonce apostolique écrit que s’est précipité « tout Paris pour voir un tel véritable monstre de la nature [lignes 5-6]», omettant d’ajouter que Dieu seul eût pu reconnaître sa rougeoyante chair.

Archives secrètes du Vatican, Segr. di Stato, Nunz.Fr. 498, 28 mars 1757, jour de l’exécution de Damiens. Les déclinaisons des supplices des condamnés : inventées par la royauté, non par l’Église. Les pendus qui oscillent durant des jours sur la croix potencée, les visions de gibet, de pilori et de bois d’infamie, les prostituées fouettées et marquées au fer rouge sur l’épaule droite, une oreille et le nez non « coupés » mais fendus, les estrades rougies du sang des suppliciés, le corps mort des justiciés jetés « à la voirie » – cette fois-ci en toute réalité –, ces ignominies, en France, sont l’œuvre des justices royales et seigneuriales, non celle de l’Église. Tels sont les honoraires du bourreau, exécuteur de la haute justice, pour les années 1760 : Apposer le fer chaud sur la peau : 3 à 6 livres Brûler vif : 10 livres Brûler après pendaison : 12 livres Rompre les membres et le bassin avec une barre de fer : 18 livres Décapiter au sabre ou à la hache : 15 livres. En France, l’Église du XVIIIe siècle ne condamne plus à mort attendu que le siècle précédent lui a enlevé cette prérogative, ainsi que celles relatives à diverses sentences afflictives. De fait, le pouvoir judiciaire des officialités et autres justices ecclésiastiques (justices seigneuriales d’abbayes, etc.) avait été laminé par Louis XIV (cf. Archives nationales, les sous-séries Z1O et Z2 pour le XVIIIe siècle, en lesquelles les procès majeurs en lien avec la religion n’y abondent point). 81


Et que penser de ces foules qui accouraient pour se repaître de ces atroces supplices offerts à la vue ? Les colporteurs crient la sentence, puis majorent leurs ventes le jour de l’exécution. Telles sont les déclinaisons sur la mort devant lesquelles un peuple malsain assouvit alors ses pulsions : le parricide a le poing coupé, le noble est décapité, le régicide est écartelé, l’empoisonneur et l’hérétique sont brûlés, le bandit de grand chemin est rompu puis exposé trois jours sur le lieu de son méfait, l’assassin d’ecclésiastique est roué puis consumé par le feu, le déserteur subit le supplice de l’estrapade, le blasphémateur est pendu avec la langue coupée, tandis que l’auteur d’un vol sacrilège, tel celui d’un vase d’église, est pendu avec la langue en bouche et le poing coupé. Hélas pour les spectateurs, on ne jette plus alors les criminels de fausse monnaie en l’eau chaude, afin de les bouillir vifs ; hélas encore pour ces admirateurs de supplices, les condamnés par contumace, en fuite, sont pendus et étranglés en seule effigie. En soirée, on exécute sous les flambeaux afin que tous voient le coup de grâce du bourreau, lorsque la foule chante un hymne à Dieu, honteuse de sa malsaine émotion. Par analogie, nos temps modernes présentent d’autres spectateurs, des foules universelles qui deviennent furieuses à la vue de sportifs courant derrière une balle, un ballon, et qui sont élevés au rang de génies de l’histoire de l’humanité. Document 67. La « populace » poursuit une mère portant son enfant, couverts de « boue et de sang ». Tant l’Église que les philosophes furent aveugles à propos de la violence du peuple. Par la seule ouverture des archives du Châtelet, on en lève en masse de telles affaires trahissant les pulsions profondes, la sauvagerie du peuple – de tous les peuples, indépendamment de leurs statuts sociaux. Pour une dette de 22 livres et 10 sous, cette femme tenant son enfant en ses bras, est battue, jetée à terre, où elle perd beaucoup de sang, puis se relève, toujours poursuivie « par la populace » – que l’on devine hilare –, puis croise par chance un sergent de la Garde de Paris, qui la conduit chez le commissaire, lequel rédige deux pages de procès-verbal. 82


Je transcris intégralement ce document 67 : « [page précédente : « qu’elle a été obligée de venir couverte de boue et de] sang jusques dans la rue de la Harpe chez un marchand de vin qui lui a donné une coëffe [coiffe] et qu’étant dans cet état la populace l’a suivie… qu’elle alloit se rendre a l’hotel dieu avec son enfant pour se faire soigner l’un et l’autre, et a déclaré ne sçavoir écrire ny signer ». Le commissaire ordonne alors au sergent de la Garde de la conduire à l’Hôtel-Dieu avec son enfant, toujours couverts de « boue et de sang ».

Archives nationales, Y 12662, 16 juin 1762, 2 pages. Le secours aux pauvres, le mariage pour protéger les femmes : deux créations de l’Église au Moyen Âge. Certes, il est de richissimes hauts prélats sachant à peine balbutier le début d’une messe, vivant dans un luxe injurieux, mais le bas clergé et les ordres mendiants sont alors à l’œuvre pour soulager la misère. Les curés des villages n’ont pas les sabots moins crottés que ceux de leurs paroissiens. C’est le clergé paroissial qui délivre l’assistance spirituelle et temporelle, en signant les « certificats de pauvreté » et en redistribuant l’argent des innombrables dons testamentaires faits en faveur de leurs paroissiens dans la misère – rares sont les testaments de bourgeois, artisans et autres catégories apparentées en lesquels de tels legs sont absents, fût-ce en celui de cet avare hors pair que fut le geôlier de l’homme au masque de fer (cf. chapitre V). Le détournement systématique de ces fonds par les curés est un fait inconnu, quoique tous ou presque de ceux-ci utilisaient une fraction de cet argent pour l’embellissement de leur église. 83


Plus encore, la solitude des femmes avait la pauvreté pour corrélat. Bien avant que nos temps modernes ne présentent le mariage comme un carcan insoutenable, l’Église l’avait créé – et l’avait même élevé au rang de sacrement – dès le XIIe siècle, pour lutter « contre la débauche », mais aussi pour imposer des devoirs aux pères, pour protéger la femme, trop souvent séduite puis abandonnée avec son ou ses enfants. A propos de femmes considérées comme la création du démon, ou couvertes de « boue et de sang », pour vous en convaincre à jamais, relisez mon paragraphe relatif à l’abbé du Ferrier (appendices du chapitre II) ou les 5 lignes du procès-verbal ci-dessus en sachant qu’il en fut tant de semblables. Sachons aussi qu’il était de petites paroisses au cœur de Paris où des prêtres bienveillants célébraient les mariages semi-clandestins, qui avaient contre eux l’hostilité des familles – il s’agissait des rares authentiques unions d’amour –, sans la requête des trois bancs, des dispenses d’âge et autres pesanteurs des papiers officiels. Ces célébrations de mariages d’amour étaient notoires, et je ne crois pas savoir que jamais le Saint-Siège fût intervenu pour y rétablir l’orthodoxie des textes canoniques. Diderot fit célébrer là son union amoureuse (BNF, extrait original dans ms. Naf 24941), interdite par sa famille, mais signée par deux prêtres le 6 novembre 1743 – son épouse, de grande beauté et qui s’était refusée à lui auparavant, accoucha de leur premier enfant très précisément 9 mois et 7 jours après cette hâtive et discrète célébration.

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Document 68. La mort de Rousseau dans les Archives secrètes du Vatican. Couplée à celles des idéologues de la Révolution et des doctrinaires des XIXe et XXe siècles, sa pensée conduit à la dictature du prolétariat. « Vendredi 3 juillet [en fait, le 2 de ce mois] dans une maison de campagne située à dix lieues de Paris a cessé [cessa] de vivre le très fameux Giovanni Giacomo Rousseau… »

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 568, f. 15r, 6 juillet 1778. Nous offrant l’image inattendue d’un Jean-Jacques Rousseau portant la barbe, sa fiche de police suit celle d’un homonyme dénommé par l’inspecteur : « Rousseau le petit [mais qui est de] taille ordinaire », aux fins de le distinguer de l’illustre citoyen de Genève, le grand Rousseau, lequel est en fait : « Petit, complection extremement delicate au point de ne pouvoir pas aller en Carrosse, barbe brune sourcils dememe… C’est un homme d’un merite eminent » (BNF, ms. Naf 10783, ff. 69-70, 1 janvier 1753). Lorsque la Révolution guillotinera le roi et la reine, on aura le regret ou le bonheur d’avoir moins surveillé les philosophes que les prostituées. Assurément, à l’angélisme aveugle de Rousseau, préférons la méchanceté universelle de Voltaire, sublimée en ces mots : « Apprenons à ne pas prodiguer notre estime ». Et plus encore, 85


préférons à ces deux-ci la bonté de Diderot, qui s’est forgé un refus de Dieu en acceptant que d’autres puissent révérer un Créateur… Document 69. Dans les Archives secrètes du Vatican, la description du premier tombeau de Rousseau semble signifier : qu’il repose en paix. Lignes 1-2 : « … a fait faire un monument funéraire [un Deposito] en stuc, avec l’idée de le faire ensuite reconstruire en marbre… ». Cette fort étonnante révérence du Vatican envers « un homme si renommé » (ligne 4), qui fut tant poursuivi par l’Église mais qui désormais gît outre-tombe, s’illumine par ces mots de son ancien ami Diderot – leur amitié fut ensuite brisée –, dans l’une des plus puissantes notices de l’Encyclopédie, visant à définir l’homme et l’humanité : « L’univers se tait, le silence et la nuit s’en emparent »…

Archives secrètes du Vatican. Segr. di Stato, Nunz. Fr. 568, 10 août 1778, f. 83. **********

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V La plus importante découverte relative à l’homme au masque de fer Inventaires des biens et des papiers de son geôlier Bastille, 1708 ; citadelle de l’île Sainte-Marguerite, 1691 (Archives nationales. Minutier central, XCVI / 204, LIX/132) Il avait été cherché sans succès depuis plus d’un siècle : on pensait que l’inventaire de Saint-Mars avait disparu dès le XVIIIe siècle. Ce document très exceptionnel de 1708 ayant été cherché en vain depuis plus d’un siècle, lorsque j’eus enfin le carton adéquat en mains, jusqu’à l’ultime instant je fus en la certitude qu’il n’y figurait pas, qu’il avait disparu de longue date. Ayant déficelé le carton, extrait et posé ses liasses sur la table, je n’avais aucun doute de chercher inutilement un document tant précieux, duquel on pensait qu’il avait été volé dès le XVIIIe siècle. Et pourtant, il n’y était point en défaut : ce trésor d’archives dormait bien au sein des 100 millions de documents du Minutier central des notaires de Paris – le plus vaste ensemble de cette nature de par le monde, supérieur même aux labyrinthiques minutiers d’Italie. Lors, comment concevoir que nombre d’auteurs eussent quêté sans succès cet inventaire depuis le XIXe siècle (avant donc la constitution du Minutier central), et que l’on eût pu écrire sans lui des centaines d’ouvrages sur l’homme au masque de fer ? D’une richesse prodigieuse – le notaire ayant analysé une partie des 800 documents alors en possession de Saint-Mars, l’illustre geôlier du Masque de fer –, cet inventaire de 1708 me permit la découverte de celui de 1691, plus émouvant attendu qu’il fut rédigé par un notaire de Cannes à proximité immédiate du célèbre prisonnier masqué (16551703 ; emprisonné de 1669 à 1703), nous offrant même le détail de sa première – et tant misérable – cellule (1687-1688) en sa forteresse maritime de Méditerranée. Ajoutons qu’il n’était rien de l’immense fortune de 2 millions de livres que la littérature prêtait au plus célèbre gardien de prison de l’histoire de France – on peut la diviser par six. 87


Le pillage de mes recherches depuis plus de vingt années Déjà ai-je narré la suite, qui est mon dépôt de plainte contre le ministère de la Culture pour violation de la propriété intellectuelle : en 2015, j’avais signalé par courriel cette découverte hors du commun aux Archives nationales, qui la firent tôt figurer sur leur site web, sans faire le moindre renvoi à mon nom – en cela suis-je accoutumé à être ainsi pillé –, mais plus encore, qui eurent cette audace inouïe d’ajouter : « Origine de l’information : personnel du minutier central ». Ainsi est-ce depuis plus de deux décennies : aussi je ne lasserai pas plus le lecteur en délivrant ici l’énumération y relative. Document 70. Apposition des scellés pour protéger les biens et les papiers de celui qui fut le geôlier de l’homme au masque de fer durant 34 années. Puis apposition d’autres scellés de sécurité. Vers sept heures du soir, ce 26 septembre 1708, le commissaire Camuset (cf. le document 19) constate le décès du sieur de Saint-Mars à la Bastille et appose les scellés. Il faut agrandir ce document 70, que je transcris intégralement en suivant les renvois à la ligne : « t[ran]sporté au Cha[stea]u de la Bastille Dans les [la] Cour / Exterieure duquel [château] estant entré y avons trouvé / guillaume formanoir Escuier Sieur De Corbé / Lieutenant de la Compagnie franche dudit chasteau / Lequel nous a dit que ledit Sieur Benigne d’auvergne / De Cinq [surcharge : Saint] mars gouverneur de la bastille vient / De deceder dans son apartement et comme Il / Est habil a se dire et porter heritier pour un tiers [3 mots raturés] /…. »

Archives nationales. Y 12007, procès-verbal de 58 pages (dont 18 pages annexes) relatif au décès de Saint-Mars, qui lance la procédure judiciaire de son inventaire. 88


Document 71. Inventaire très sommaire de la Bastille en 1428 « LA PREMIERE VIS ET TOUR du coste de la rue Saint anthoine a la main senestre… [dernier paragraphe ; pour attacher les prisonniers] Item deux graus barreaux defer ausquels sont deux chaynnes de fer attaches pour mettre un[g] homme en gehayne et avecques et y sont les habillemens et fers ducol [du cou] et des mains ».

Archives nationales, P 1189. 89


EN 1708, SURGIT LE PREMIER INVENTAIRE DÉTAILLÉ DE LA BASTILLE DEPUIS LE MOYEN AGE J’ai pu retrouver les inventaires après décès de tous les gouverneurs de la Bastille en poste entre 1653 et sa destruction en 1789, qui ouvre l’ère de la Révolution. Les recherches furent vaines pour la période antérieure, par la raison que l’instabilité chronique avant la fin de la Fronde fit qu’il n’est aucun gouverneur – on disait alors capitaine – de la Bastille qui y soit décédé dans ses fonctions. De fait, tel chef de guerre s’emparait de ladite citadelle, s’en proclamait gouverneur et était chassé par la même voie – la force. Il est des inventaires d’autre nature de la Bastille, notamment de l’artillerie, remontant au XVe siècle. Entre 1428 et 1708, seul donc l’inventaire du geôlier de l’homme au masque de fer décrit uniment ses appartements privés et l’ensemble des logis du « gouvernement » de la Bastille, nous invitant à reconsidérer une frange de son historiographie. Document 72. Inventaire après décès (1698) du doyen des gouverneurs de la Bastille : Besmaux, en poste durant 39 ans. Il est nulle description de la Bastille dans ce volumineux (149 pages dont 11 annexes) inventaire, qui se restreint aux appartements privés, biens et papiers du défunt. Vous pourrez lire à tort ci et là que Besmaux avait acquis cette haute charge en 1658 en payant un fort « pot de vin » à son prédécesseur, duquel j’ai également retrouvé les papiers. Rien n’est plus faux : il était mort en fonction en 1657 (Archives nationales. Minutier central, CV/727, 728, 17 mars et 20 septembre 1657, testament et inventaire après décès du sieur Loyac de la Bachellerie). Ci-dessous apparaissent les ultimes phrases du long inventaire de Besmaux, décédé fort malade, et dont la signature est toute tremblée sur son testament dicté depuis son chevet (A.N, Minutier central, CVI/114, 10 décembre 1697, puis codicilles). Le commissaire du Châtelet était accouru à la Bastille une heure « apres minuit » pour apposer les scellés (Archives nationales, Y 12544, 18 décembre 1697, procès-verbal de 49 pages). Le fait est assez rare : le notaire venu plusieurs fois recueillir les dernières volontés du gouverneur de la Bastille sur son lit d’agonie n’est point celui qui aura l’honneur de dresser l’inventaire après décès – ce qui a compliqué un peu la recherche. 90


« Et de la liasse de papiers delivree au Sieur Abbe [abbé] de Segainville / Ils ont este du Consentement des partyes laissez en la garde /… ».

Archives nationales. Minutier central, LXXV/428, 17 février 1698. Document 73. Figurent sur l’inventaire du geôlier Saint-Mars les signatures de personnages ayant côtoyé l’homme au masque de fer, notamment celle du chirurgien de la Bastille, le sieur Reilhe, qui le soigna lors de son ultime maladie. Pour plus de clarté, je transcris en respectant les renvois à la ligne : « les scellez apposez apres le deces dudit Sieur de Saint Mars par / le commissaire Camuzet et les contreselz [scellés supplémentaires de sécurité, pour protéger l’accès aux papiers du défunt ; cf. la liasse Y 12007] apposez par monsieur le lieutenant / civil sur la porte du cabinet ont estez reconnus seurs [sûrs] et entiers [les scellés sont ici des bandes de papier portant un sceau : elles n’ont point été déchirées] / suivant quil est porté au procez verbal dudit Sieur commissaire / sousigné aux protestations faites par le Sieur De Corbe [Corbé] q substient [qui soutient] / que les qualites prises par ledit Sieur Desgranges et ledit pretendu testament /… ».

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De fait, le testament de Saint-Mars sera contesté, avant que les parties ne signent une transaction (A.N, Minutier central, XCVI / 205-209). On découvre la mention de la succession dudit geôlier jusqu’en 1731 (Minutier central, XCVI/302, 28 mars 1731, testament et inventaire de Ancel Desgranges, 123 pages pour ce dernier).

Archives nationales. Minutier central, XCVI / 204, 2 octobre 1708. Pourquoi commença-t-on à inventorier l’intérieur de la Bastille lors du décès du geôlier du Masque de fer, jamais avant et rarement après ? Il est malaisé de nouer ce fait avec la pathétique existence, la vie emmurée, du célèbre prisonnier masqué. Mais les archives nous certifient que l’inventaire de son geôlier fut le tout premier pour lequel le notaire s’aventura bien au-delà des appartements de fonction du gouverneur de la Bastille. Seuls deux autres inventaires volumineux lui sont équivalents : celui de son successeur, geôlier de Voltaire, le sieur de Bernaville (Minutier central, XLIII/308, 9 et 14 décembre 1718, testament et inventaire), puis celui du sieur Jourdan de Launay (Minutier central, CVII/462, 11 août 1749). Les autres inventaires de gouverneurs du XVIIIe siècle ne sont point équivalents : Dabadie, LXVIII/481, 8 août 1761 ; de Jumilhac, LII/564, 2 janvier 1782 ; de Launay fils, LII/633, 29 octobre 1789 (cf. 92


le document 82 à propos de cet inventaire réalisé après la prise de la Bastille). Notons que l’inventaire du gouverneur Baisle, dressé en 1758, dont la mention figure bien dans les répertoires du minutier LVI, a été consumé lors des incendies de la Commune en 1871. La malchance est d’autant plus grande que l’année 1758 est laminée (il n’est que des reliquats léchés par les flammes dans LVI/ 74-75), alors que l’année 1759 et les suivantes sont intactes – ce qui laisse à s’interroger sur les rangements respectifs de ces liasses. Document 74. L’inventaire après décès de Saint-Mars fait état d’environ 800 documents, au sein desquels sont des contrats passés à Pignerol et Exilles. Rappelons que l’homme au masque de fer fut emprisonné en Italie (Pignerol, 1669-1681, et Exilles, 1681-1687), puis rapatrié dans le royaume, aux îles de Lérins (1687) et enfin à la Bastille (16981703), où il s’éteignit. Notons que les dates des deux premiers transferts nous sont offertes avec précision par les Archives secrètes du Vatican (cf. Serge Aroles, op. cit.). Lignes 10-11 « et reconnu le mesme jour par acte passe par devant Lanteri notaire a / Pignerol… ».

Archives nationales. Minutier central, XCVI / 204, 2 octobre 1708.

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Document 75. Autres scellés de sécurité. Au fil des 800 documents du geôlier du Masque de fer figure ce mystérieux registre. Au sein des inventaires des gouverneurs de la Bastille que j’ai retrouvés, le seul cabinet de travail qui eût fait l’objet d’une seconde apposition de scellés de sécurité est celui de Saint-Mars. « le verso dudit feuillet est en blanc Le recto du quatriesme / feuillet est ecrit a moitié et contient deux [barré] trois articles/ ou il a este remarqué que le dernier mot du second et / le cinquiesme mot de la seconde ligne du troisiesme sont / biffez le verso dudit feuillet a [et] le recto et verso du / cinquiesme sont en blanc le recto du sixiesme feuillet / est ecrit de differentes ecritures et a este remarque / que le penultiesme mot de la premiere ligne du premier / article le quatriesme de la ligne qui fait le / troisiesme article et le cinquiesme de la premiere ligne du / quatriesme article sont biffez le verso dudit feuillet / et les recto et verso des sept et huitiesme feuillets / sont en blanc le recto du neufiesme feuillet est entierement / ecrit de differentes ecritures sans rature le verso / dudit feuillet de mesme… »

Archives nationales. Minutier central, XCVI / 204, 2 octobre 1708. 94


Le notaire a détaillé ainsi sur 2 pages ce mystérieux registre, qui n’est point un classique livre de raison, un livre de comptes, lesquels ne sont point inventoriés ainsi. Document 76. « Ensuit la vaisselle d’argent ». La supposée fortune de 2 millions de livres du geôlier du Masque de fer est à diviser par six. Voyez ci-après mon analyse générale.

Archives nationales. Minutier central, XCVI / 204, 2 octobre 1708.

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Document 77. L’inhumaine avarice du geôlier de l’homme au masque de fer. Lignes 5-7 : « Dans la chambre des porteurs de chaise » figurent trois châlits et leurs couchages, pour la misérable valeur totale de 8 livres… et rien d’autre. Voyez ci-après mon analyse générale.

Archives nationales. Minutier central, LIX/132, 18 août 1691, inventaire de la communauté après le décès de l’épouse du geôlier Saint-Mars, fait en la citadelle de l’île Sainte-Marguerite.

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Document 78. Inventaire de la première cellule de l’homme au masque de fer aux îles de Lérins. Voyez ci-après mon analyse générale.

Nice. Archives des Alpes-Maritimes, 3E 74/292. Copie d’une autre main dans : Archives nationales, Minutier central, LIX/132, 18 août 1691.

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Document 79. Seules les tours des prisonniers furent interdites d’accès au notaire, qui a pu toutefois obtenir le détail des couchages (paillasses, traversins…) de la Bastille appartenant au geôlier Saint-Mars. Voyez ci-après mon analyse générale.

Archives nationales. Minutier central, XCVI / 204, 2 octobre 1708.

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Document 80. Découverte d’un troisième inventaire des biens du geôlier de l’homme au masque de fer, fait en son château de Palteau (1706) : il confirme la modestie de sa fortune. Lignes 8-12 : notons qu’il possède en son petit château plus de 100 armes à feu « anciennes » et, pour choses non communes dans les inventaires de particuliers, fussent-ils issus de noblesse militaire : « Sept canons de fonte de differens calibres avec leurs affuts et tout ce qui en depend » (prisés 660 livres). Sans doute cela relevait-il du patrimoine ancien de cette petite demeure seigneuriale.

Archives nationales, Minutier central, XCVI/205, inventaire du 6 novembre 1706, annexé à un acte du 14 février 1709. 99


Document 81. Révélations de ces inventaires. Pour exemple : le pont-levis de la Bastille était toujours baissé, contrairement à ce que l’on en pensait. Ceci est d’ailleurs fort cohérent avec l’intense activité de circulation vers et depuis ladite citadelle : entrées et sorties des nombreux prisonniers, livraisons de nourriture, de bois, d’eau, etc. Ci-dessous est un extrait du long inventaire (93 pages) du gouverneur de Bernaville – qui eut Voltaire parmi ses prisonniers –, révélant qu’il est deux corps de garde veillant sur l’entrée principale, dont l’un est, sans nul doute, établi sur le tablier du pont-levis, et l’autre à son issue, à son débouché dans le premier corps de bâtiment de la citadelle. Sur le tablier du pont sont établis des couchages pour les soldats montant la garde, ce qui est définitivement incompatible avec la notion d’un pont-levis non baissé. Lignes 3-6 : « dans un corps de garde sur le pont du chateau, Item un grand chaslis garny de deux paillasses servant de lit de camp prisé Cinq livres ». Mais lors des émeutes en la capitale, le pont-levis était relevé (document 82 : les révélations relatives aux 12-13 juillet 1789).

Archives nationales. Minutier central, XLIII/308, 14 décembre 1718, 93 pages. Cet inventaire permet de bien connaître le nouveau bâtiment édifié alors pour loger le « gouvernement » de la Bastille. 100


Document 82. Révélations de ces inventaires. Augurant le cataclysme du 14 juillet 1789, l’ultime gouverneur de la Bastille, tué par la foule ledit jour, avait auparavant transféré ses papiers hors de la citadelle. L’ultime inventaire après décès d’un gouverneur de la Bastille, réalisé trois mois et demi après la prise et le pillage de la citadelle, témoigne d’un éphémère retour de l’ordre, de l’autorité, attendu que le notaire assure qu’il poursuivra en tous lieux la description des biens du défunt, fût-ce chez des particuliers qui auraient pu s’en rendre propriétaires. Cet inventaire nous révèle que le gouverneur avait mis à l’abri, hors de la citadelle, une partie de ses biens (quelques bijoux) et surtout ses papiers personnels, lorsque Paris grondait durant les jours précédant le 14 juillet 1789.

Archives nationales. Minutier central, LII/633, 29 octobre 1789, ultime inventaire après décès d’un gouverneur de la Bastille.

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Analyse de quelques-uns des nouveaux documents relatifs à l’homme au masque de fer Contre les supercheries habituelles : les archives sont souveraines. Rares sont les années qui ne voient la parution d’un ou plusieurs ouvrages à propos de l’homme au masque de fer. Et pourtant, les archives sont souveraines à son sujet, dédisant trois siècles de littératures qui n’ont point fait usage d’elles. Ou si peu. Vous n’avez pu échapper à l’industrie publicitaire vantant le livre d’un Américain, Sonnino, qui a écrit une « detective story » et qui aurait découvert le fameux valet se nommant « Eustache Dauger », qui est le surnom, la fausse identité du prisonnier masqué dans les documents du XVIIe siècle – alors qu’un des axiomes absolus pour être identifié au Masque de fer est très justement de ne point avoir pour identité « Eustache Dauger ». Nous sommes ici dans la supercherie pure. Je pensais que ce « détective » américain avait, comme je l’ai fait, dépouillé les comptabilités royales et princières sur deux siècles, et avait découvert en elles ce qui m’aurait alors échappé : un « Eustache Dauger » au service d’un grand de l’époque. En fait l’auteur écrit clairement qu’il invente, qu’il faut laisser errer («wander») l’imagination : « Let your imagination wander for a minute and consider whether it was possible... » que Claude Imbert, valet du cardinal de Retz, aurait pris le pseudonyme de « François Ogier », puis celui de « Eustache d’Ogier ». Par ailleurs, toutes les cotes d’archives que ce « détective » cite (sur Mazarin, etc.) et toutes ses hypothèses relatives à l’Angleterre ont été cent fois publiées.

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Découverte d’un trésor d’archives, cherché en vain depuis plus d’un siècle : deux inventaires des biens et papiers du geôlier du Masque de fer : île-prison de Sainte-Marguerite, 1691 ; Bastille, 1708 Dans « Archives secrètes du Vatican, archives de douze pays : Masque de fer et mauresse de Moret, enfants métis de Louis XIV », j’avais écrit les paragraphes qui suivent. Ce trésor de papier dormait au sein des 100 millions de documents du Minutier central des notaires de Paris, et avait été quêté sans succès avant-même le regroupement, dans les années 1930, des minutiers le constituant (Archives nationales). Il y est fait état, pour le seul inventaire dressé à la Bastille en 1708, d’environ 800 papiers en la possession du geôlier à son décès, nombre d’entre eux renvoyant vers d’autres documents à rechercher aux Archives nationales, dans les archives de l’Yonne, des Alpes-Maritimes et d’Italie. La fortune réelle de Saint-Mars, qui avait été, sans substrat d’archives, estimée – imaginée – à « 2 millions de livres », est à diviser par six (environ 300 000 livres), ce qui nous rapproche, en force de pourcentage, de ce qu’il avait détourné principalement sur le Masque de fer (il ne pouvait réduire Fouquet et Lauzun au pain sec), que j’ai chiffré à 120 000 livres en 34 ans, en me basant sur les comptes royaux. Ainsi, le tiers de sa fortune ressort, entre autres, du grignotage quotidien opéré sur les frais payés par le roi pour le Masque de fer. Ce geôlier a la folie de Sa Grandeur. Inventaire de la première cellule du Masque de fer aux îles de Lérins. Ce qui est émouvant est que le Masque de fer est présent, emmuré près de là, lorsque le notaire d’un gros bourg de pêcheurs – Cannes – dresse en 1691 l’inventaire de la communauté du couple Saint-Mars, en l’île-prison de Sainte-Marguerite. Sur cette petite terre maritime, qui n’est alors que rocailles, arbres et buissons, le geôlier et son épouse se déplacent… en chaises à porteurs. Ailleurs, les inventaires courants font état de domestiques, serviteurs, mais ici ce sont des qualificatifs attestant de la Grandeur de ce petit soldat inculte (il ne possède pas un seul livre), anobli en raison de l’immensité du secret attaché à sa besogne : « maître d’hôtel », « laquais » (ceux de 103


monsieur, distincts de ceux de madame), « porteurs », « sommelier », etc. Voilà où a fui en partie l’argent que le roi donnait pour le Masque de fer, détourné par ce parvenu atteint de la folie de Sa Grandeur : sa nombreuse domesticité, qu’il faut rémunérer et nourrir, fût-ce avec grande parcimonie, voire en toute indignité humaine, qui ne surprend point de la part de cet inénarrable avare. Retenons ce seul exemple, qui nous crie combien cet homme fut rude : dans la « chambre des porteurs de chaise », il n’est que trois « chalis », et rien d’autre, pour une valeur totale de 8 livres (A.N, MC/ET/LIX/132, 18 août 1691 ; inclut des copies d’autres inventaires). Le notaire Jaume décrit la « chambre violette », la « chambre Cairon », la « chambre blanche », la « chambre grise », et toutes les pièces du « chasteau » (où il est des portraits du roi, de d’Artagnan, de Louvois, etc.), ainsi que la cellule en laquelle le Masque de fer avait croupi longuement lors de son arrivée en 1687 : « dans la chambre [cellule] estant hors dudit château, un matellas laine traverssien de plume deux couvertures… et estre le tout de ladite communauté ». Sa fortune avait été estimée à « deux millions de livres ». Elle est à diviser par six. -1) Ses petites seigneuries dans l’Yonne, qui lui ont valu titre de noblesse, et ses charges honorifiques, telle celle de « Grand bailli de Sens » (peu lucrative), ne représentent point un patrimoine de plus de 200 000 livres, et ce, depuis la valeur des titres jusqu’à l’ensemble des biens y relatifs : revenus de la terre et des forêts, bestiaux, logis seigneurial, etc. -2) Le patrimoine du geôlier du Masque de fer dressé à la Bastille surprend par sa modestie, eu égard à la fausse réputation qu’il en était à ce propos. Il est inférieur à 50 000 livres, depuis l’argent (16 000 livres) et l’argenterie (13 000 livres), jusqu’aux chaises d’aisances, « moulin a caffe » et « poelles a confiture » lui appartenant. Mais cette estimation-ci, de même, est encore surévaluée, attendu que le notaire porte à l’inventaire de nombreux biens n’appartenant aucunement au gouverneur, mais qui sont à demeure dans les logis du 104


château de la Bastille – ces ajouts du notaire sont la seconde grande richesse historique de ce document (cf. ci-après). -3) Est patente l’inexistence de cette supposée immense fortune, ce d’autant qu’il n’a alors plus ni épouse ni enfants, et était bien trop avaricieux pour cacher des sacs d’or chez des relations, chez ses neveux, et même en crainte de le faire en dehors de sa chambre. Ses papiers ne révèlent point de manœuvres bancaires d’importance, d’achat de très fortes rentes, ou d’argent confié à des banquiers de Venise ou d’Amsterdam : il est un homme du passé, qui remplit patiemment de pièces de monnaie des sacs de toile et de cuir, chacun de 291 écus exactement. Pour la toute première fois, par le secours de ce document inouï qu’est l’inventaire après décès du plus célèbre geôlier de l’histoire de France, on sait ce que furent les occupations de ses longues soirées de rudes hivers (il ne possédait aucun livre), durant ses 22 années vécues en Haute-Italie (1665-1687), desquelles sont 18 ans en ces lieux auprès du Masque de fer : compter et recompter les 291 pièces de monnaie gonflant chacun de ses sacs. - 4) Le geôlier de l’homme au masque de fer ressemble à un personnage de Balzac qui aurait surgi là un siècle et demi plus tôt. Il ne possède aucun objet de luxe et son linge est modeste, estimé pour 530 livres par l’huissier-priseur accompagnant le notaire, ce qui est fort peu eu égard à son rang de noblesse et à sa charge de gouverneur de la citadelle de Paris. Non, ce n’est point ici la vie d’un moine mendiant détaché de la vanité des richesses qui ne sont celles de l’esprit, mais l’existence d’un avaricieux sans égal, dont le Masque de fer a souffert des rationnements durant plus de trois décennies.

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Document 83.

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Autre apport de ce trésor d’archives : le notaire a inventorié les biens des divers appartements de la Bastille. Cette masse de documents est plus qu’exceptionnelle, attendu que le notaire, dépassant sans raison les limites de sa fonction, a inventorié les biens des autres appartements de la Bastille (hors secteur prison et garnison), témoignant du passé intime de cette forteresse disparue, la plus célèbre de l’histoire du royaume – celle de Pignerol étant la plus mystérieuse. Ainsi le notaire inspecte les logis de l’aumônier, des officiers, des valets, du maître d’hôtel, du « cappitaine des portes », des garçons de cuisine, du chirurgien-major en charge des prisonniers, etc., sans omettre qu’il est un lit dans l’écurie. Lors, on sait que la communauté administrative de la Bastille dispose, pour exemples, de 12 000 litres de vin, de volumineux chaudrons et fontaines d’eau, d’une chaudière pour laver la vaisselle, mais d’aucune nourriture de l’esprit, ou si peu : les très rares livres sont ceux du chirurgien Reilhe (deux dictionnaires, l’un de latin, l’autre d’allemand) et de l’aumônier de la forteresse. Saint-Mars n’en possède aucun, pas même un livre de dévotion, de présence usuelle dans les inventaires après décès, alors qu’il a conservé une bonne vue, rédigeant son codicille quelques heures avant son décès. Rien en cet inventaire ne laisse à penser qu’il eût été malade, souffrant, invalide, ce que l’on peut préciser par : - l’absence de lancettes et « palette detain [étain]» pour faire les saignées, non rares dans les inventaires de gens fort âgés, comme lui ; - la hauteur du lit et le nombre de matelas, qui autorisent à estimer s’il souffrait ou non d’arthrose de la hanche (il pouvait se jucher sur son « lit a la duchesse ») ; - le nombre d’oreillers, qui permettent d’estimer son état pulmonaire ; cf. ma biographie de l’Amérindienne Marie-Angélique Le Blanc (1712-1775), qui souffrait d’asthme et dormait en position semiassise, comme le révèle son inventaire après décès. Saint-Mars ne tremble point, ayant conservé à 82 ans la même écriture qu’il eut au fil des décennies, fautive en orthographe, certes, mais aux lettres bien tracées. C’est invariablement un choc, une émotion à revers, de voir surgir, notamment au sein des Archives d’État de Turin et des cartons des archives de la Bastille, la graphie tant 107


caractéristique, si distinguable, de ce geôlier du Masque de fer, qui est celle qui accompagna les décennies de privation de sa liberté… Inventaire fait à la Bastille, débuté le 2 octobre 1708 [folio 1r.] « L’an mil sept cent huit le mardy deuxiesme octobre trois heures de relevée [de l’après-midi] a la requeste de Messire Michel Ancel Desgranges ecuier conseiller du Roy en ses Conseils Maistre des Ceremonies de France demeurant rue des fossez montmartre [section sud-ouest de l’actuelle rue d’Aboukir] paroisse Saint Eustache au nom et comme executeur du testament de deffunt Messire Benigne Dauvergne seigneur de Saint Mars chevallier de lordre de Saint Louis Gouverneur pour le Roy du chasteau de la bastille et son legataire universel suivant son testament olographe [Ancel des Granges n’est que le père de l’épouse du fils cadet défunt du geôlier] du vingt un aoust mil sept cent quatre depose pour minutte a Durant lun des notaires soussignez par Monsieur Le lieutenant civil par son proces verbal du vingt six septembre dernier veu [vu] au greffe des insinuations du chastelet de paris [cet acte figure dans Y 12007] Le vingt huit dudit mois de septembre dernier, commaussy a la requeste en presence de Guillaume Fortmanoir ecuier sieur de Corbé lieutenant de la compagnie franche de la bastille y demeurant habile a se dire heritier pour un quart dudit deffunt sieur de Saint Mars son oncle, et en la presence de Maistre Charles Lemaistre conseiller du Roy Substitut de Monsieur le procureur de Sa Majesté au chastelet de paris Mandé pour labsence de Louis Formanoir ecuier Lieutenant dune Compagnie franche aux Isles de Sainte Marguerite, de Joseph Formanoir ecuier sieur de Saint Mar[c]el et de Blainvilliers Capitaine d’Infanterie au regiment de bugey [son testament : Minutier central, CXXI/141, 21 août 1682] et de dame [barré] Marguerite Formanoir demoiselle fille majeure aussy habile a se dire heritiers chacun pour un quart dudit deffunt Sieur de Saint Mars, et a la conservation des biens et droits desdites parties et de qui [i]l appartiendra [ce] est par les Conseillers du Roy notaires au chastelet de paris soussignez fait bon et fidele inventaire et exacte description de tous les biens meubles vaisselle dargent deniers comptans titres papiers et enseignements [au sens de : instructions à transmettre] demeurez apres le deces 108


[folio 1v.] dudit deffunt sieur de Saint Mars arrivé au chasteau de la bastille le vingt six septembre dernier, et estans en sa succession trouvez et estans es lieux dependans de lappartement dudit Sieur de Saint Mars audit chasteau de la Bastille, representez et mis en Evidence par abraham Reilhe Chirurgien ordinaire de la bastille [lui et l’aumônier sont les seuls à posséder quelques livres] et valet de chambre dudit deffunt Sieur de Saint Mars Gardien des Scellez cy apres mentionnez, Louis Petipas maitre d’hotel, Antoine Viollet controlleur, DenisTardif officier, domestique dudit deffunt Sieur de Saint Mars [une ligne vierge, barrée tout au long] apres serment par chacun deux fait es mains de monsieur le lieutenant civil present [un espace blanc, barré] de tout fidellement representes sans aucune chose en resceller ny catteler [du verbe cauteler : tromper] sous les peines du droit a ce introduittes qui leur ont este expliquees et donnees a entendre Lesdits biens ou ce qui est des meubles prisez et estimez par Jean Jacques Barbe huissier priseur vendeur de biens meubles audit chastelet ville prevoste et vicomte [prévôté et vicomté] de paris qui a serment a [de] Justice et promet de faire ladite prisee en son ame et Conscience eu egard au court du temps present aux sommes de deniers selon et ainsy quil ensuit, Apres quoy les scellez apposez apres le deces dudit Sieur De Saint Mars par le commissaire Camuzet et les contreselz [scellés supplémentaires ; cf. Y 12007 pour les procès-verbaux de ces appositions, le 26 septembre 1708] apposez par monsieur le lieutenant civil sur la porte du cabinet ont estez reconnus seurs [sûrs] et entiers [les scellés sont ici des bandes de papier : elles n’ont point été déchirées] suivant quil est porté au procez verbal dudit Sieur commissaire sousigné aux protestations faites par le Sieur De Corbe [Corbé] qui substient [qui soutient] que les qualites prises par ledit Sieur Desgranges et ledit pretendu testament ne pouront leur nuire ny prejudicier se reservant a se pourvoir contre ainsy quils aviseront deffaus et protestans contraires par ledit Desgranges. [11 signatures]

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« La vacation a esté employée jusqu a sept heures sonnées tant a dresser [folio 2r.] et faire signer les intitule cy dessus [ie : dresser les noms des intéressés ; 11 signataires au f.1v.] qu’a examiner par monsieur le lieutenant civil en presence des partyes le[s] papier[s] concernant les affaires du roy et aultres a part ceux de la succession et lassignation [la convocation des parties] continue a demain deux heures de relevée [un mot barré] les scellez laissez en la garde dudit Reilhe [ici se retrouve le mot barré ci-dessus ; semble-t-il : « [é]croués », pour désigner les biens placés sous scellés] » [Sept signatures] Début de l’inventaire des biens. Une demi-tonne de vaisselle d’étain, un vaste chaudron pour laver la vaisselle, une réserve de 12 000 litres de vin, etc. Une grande partie de ces biens appartiennent en fonds propres à la citadelle de la Bastille, et non au geôlier Saint-Mars. Pour exemple, il ne s’agit aucunement d’une cuisine personnelle attenante à son logement de gouverneur, mais de la cuisine de la communauté, si l’on se permet ce terme. Preuve s’il en est : on retrouve les deux « grandes fontaines » dans l’inventaire de son successeur en 1718 (Archives nationales, Minutier central, XLIII/308, 14 décembre 1718). On décomptera donc tous ces ustensiles – fort volumineux – de sa fortune personnelle, laquelle n’est point colossale, contrairement à l’idée que la littérature avait forgée depuis trois siècles. « Dudit jour mercredy troisieme octobre audit an mil sept cent huit deux heures de relevée a la requeste et en la presence desdits Sieurs Desgranges et de Corbé ez noms et qualitez qui les preceddent et dudit sieur substitud a esté par les conseillers du Roy notaires au chatelet de Paris susditset soussignez continué la confection du present inventaire aux protestations et deffauts au contraire devant mentionnéés comme il en suit ».

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Les 12 000 litres de la réserve de vin de la Bastille. « Premierement dans la cave sest trouvé trois demye queues de vin rouge cru de Beaune priséés ensemble la somme de cent cinquante livres [la queue unité de Paris équivalait à 900 litres, mais la demiqueue valait moins que la moitié, avec fluctuations] Item dix feuillettes [10 x 137 litres] de vin de bourgogne priséés ensemble la somme de quatre cent livres. Item soixante quatre feuillettes [64 x 137 litres] d’autre vin de Bourgogne environ priséés ensemble a raison de soixante livres le muid [le muid valait 270-280 litres] revenant ensemble audit pris [semble écrit : audit prisée] la somme de dix neuf cent vingt livres. Et a l égard de trois feuillettes [3 x 137 litres] trouvees en vuidange il n’en a esté fait aucune priséé ». Ceci un faible aperçu de ma transcription de l’inventaire de 1708, lequel court au fil de 68 pages (64 pages pour l’inventaire de 1691), et que je publierai plus tard en son intégralité. Pour le moment, je n’ai étudié que les renvois de cet inventaire vers une trentaine d’actes figurant aux Archives nationales (on y notera un acte passé chez le notaire Arouet, le père de Voltaire), dans les archives de l’Yonne, des Alpes-Maritimes et d’Italie. **********

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