QUAND L’HUMANITÉ A FAILLI DISPARAÎTRE
LES MOTEURS QUI A CACHÉS FABRIQUÉ DE NOTRE LES PREMIERS ÉVOLUTION OUTILS ?
Grand témoin : YVES COPPENS
ÉVOLUTION la saga de l’humanité
Une singulière histoire de 10 millions d’années
M 01930 - 94 - F: 7,50 E - RD
3’:HIKLTD=UU\ZUV:?k@a@j@e@k"; N° 94 Janvier-Mars 2017
BEL : 8.9 €-CAN : 12.5 CAD-DOM/S : 8.9 €-ESP : 8.5 €-GR: 8.5 €-LUX : 8.5 €-MAR :100 MAD-TOM /A : 2290 XPF-TOM /S :1260 XPF-PORT.CONT. : 8.5 €-CH : 16.2 CHF
DOSSIER POUR LA SCIENCE - ÉVOLUTION - PALÉONTOLOGIE - ANTHROPOLOGIE - LASCAUX
DOSSIER
SEDIBA ET NALEDI, DES FOSSILES TROUBLANTS
pourlascience.fr
❙ ❚ ■ EDITORIAL
pourlascience.fr 8, rue Férou 75278 PARIS CEDEX 06 • Tél : 01-55-42-84-00 • www.pourlascience.fr GROUPE POUR LA SCIENCE Directrice des rédactions : Cécile Lestienne Dossier Pour la Science Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Maquettiste : Raphaël Queruel Pour la Science Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier Rédacteurs : François Savatier, Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont et Sean Bailly Directrice artistique : Céline Lapert Secrétariat de rédaction/Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Correction et assistance administrative : Anne-Rozenn Jouble Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Marketing et diffusion : Laurence Hay et Ophélie Maillet Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé Direction financière et direction du personnel : Marc Laumet Fabrication : Marianne Sigogne assistée d’Olivier Lacam Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry et Philippe Boulanger Conseiller scientifique : Hervé This Ont également participé à ce numéro : Diane Carron Presse et communication Susan Mackie susan.mackie@pourlascience.fr Tél. : 01 55 52 85 05 PUBLICITÉ FRANCE Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin jf.guillotin@pourlascience.fr Tél. : 01 55 42 84 28 SERVICE ABONNEMENTS Abonnement en ligne : http://boutique.pourlascience.fr Courriel : pourlascience@abopress.fr Téléphone : 03 67 07 98 17 (de 9 h à 12 h et de 13 h à 16 h) Adresse postale : Service des abonnements - Pour La Science 19 rue de l’Industrie - BP 90053 - 67402 Illkirch Cedex Commande de magazines numériques Groupe Pour la Science Mail : www.pourlascience.fr DIFFUSION POUR LA SCIENCE Contact kiosques : À Juste Titres - Benjamin Boutonnet Tél : 04.88.15.12.41 Information/modification de service/réassort : Magazine disponible sur www.direct-editeurs.fr Tarifs d’abonnement 1 an – 16 numéros France métropolitaine : 79 euros Europe : 95 euros Reste du monde : 114 euros SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors : Fred Guterl, Ricky Rusting, Philip Yam, Robin Lloyd, Mark Fischetti, Seth Fletcher, Christine Gorman, Michael Moyer, Gary Stix, Kate Wong. President : Steven Inchcoombe. Executive Vice President : Michael Florek. Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific American », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).
3
Couverture : ©Illustration de Katy Wiedemann
Loïc MANGIN, rédacteur en chef adjoint
D
ans Effondrement, l’Américain Jared Diamond s’intéresse aux causes de la disparition des communautés humaines. Selon lui, elles sont de cinq types, parmi lesquels la dégradation environnementale, le changement climatique et les voisins hostiles. Ces phénomènes qui ont entraîné la perte des Polynésiens des îles Pitcairn, les Anasazis du sud-ouest des États-Unis, des Mayas d’Amérique centrale... peuvent-ils aussi être incriminés, à une tout autre échelle, à celle de nos cousins de la lignée humaine comme les australopithèques, les autres espèces du genre Homo et les autres rameaux ? Le parallèle est tentant et, de fait, on retrouve des similitudes. Ainsi, Australopithecus afarensis (Lucy) et Paranthropus boisei ne se seraient pas adaptés à un changement clima-
Lucy in the sky with (Jared) Diamond tique qui a modifié la végétation. De même, Homo neanderthalensis a été supplanté par Homo sapiens, une espèce plus conquérante. Ces épisodes s’inscrivent dans les 10 millions d’années de notre grande histoire, qui a commencé lorsque notre lignée s’est séparée de celle des chimpanzés. Depuis, les espèces se sont succédé, et elles constituent autant de chapitres de la saga de l’humanité (et autant d’articles dans ce Dossier) dont le dernier, celui que nous vivons, est en train de s’écrire. L’objectif de Jared Diamond était de nous inviter à tirer les leçons de l’histoire. Élargissons le cadre qu’il avait choisi et évitons de rejoindre Lucy in the sky... n
Sommaire
ÉVOLUTION
La saga de l’humanité 3
ÉDITO de Loïc Mangin
6
REPÈRES
8
AVANT-PROPOS d’Yves Coppens
L’histoire de l’humanité racontée par les fossiles Une famille recomposée
16 Les ancêtres de nos ancêtres
Brigitte SENUT
L’histoire des hominidés plonge ses racines à l’époque où les lignées des singes et des humains étaient proches.
24 Notre grande famille
Bernard WOOD
Les nouveaux fossiles et la génétique ont compliqué la vision que l’on avait de l’évolution de l’homme.
30 La confusion des genres
Kate WONG
Les étonnants fossiles d’Australopithecus sediba relancent le débat sur l’origine du genre humain.
38
L’incroyable Homo naledi
Kate WONG Primitive et proche de nous, une espèce humaine agite le milieu des paléoanthropologues.
4
46
Les plus vieux outils du monde Sonia HARMAND Des outils vieux de 3,3 millions d’années ont été mis au jour au Kenya. Qui les a façonnés ?
Les moteurs de l’évolution
54 L’humanité façonnée par le climat
Peter de MENOCAL
Des changements climatiques en Afrique de l’Est ont influé sur l’évolution de la lignée humaine.
62 La monogamie,
un atout pour notre espèce
Blake EDGAR
Des travaux récents alimentent le débat sur l’émergence de la monogamie chez les humains.
66 Homo sapiens,
la plus invasive des espèces
Curtis MAREAN
La coopération et les armes de jet expliqueraient pourquoi notre espèce a investi la planète entière.
74
L’émergence de la coopération
Notre capacité à coopérer au sein de grands groupes sociaux a des racines évolutives anciennes.
Frans de WAAL
LA SAGA DE L’HUMANITÉ © POUR LA SCIENCE
Dossier Pour la Science N° 94 Janvier-Mars 2017
Avant-propos Yves COPPENS © Jay H. Matternes
78
Le jour où l’humanité a failli disparaître
Constituez votre collection Dossier Pour la Science
Curtis MAREAN Le climat qui a suivi l’apparition d’Homo sapiens était rude. Seule une toute petite population a survécu.
Tous les numéros depuis 1996 sur www.pourlascience.fr
Une identité dynamique
86 Une espèce mosaïque
92
Michael HAMMER
Rendez-vous par Loïc Mangin
Nos ancêtres se sont métissés avec des espèces archaïques. Cette hybridation a contribué à notre succès.
110 Rebondissements
PORTFOLIO
Record de stabilité pour des qubits habillés ● Carrément dans une courbe ● L’origine du platine ● La communauté de l’anneau ● Attachement et bien-être
Le roman-photo de Lascaux IV
96
Les étranges structures de Bruniquel Jacques JAUBERT
Il y a 180 000 ans, des stalagmites ont été empilées au fond d’une grotte. Le sens de ces tas nous échappe encore.
104 L’homme,
une évolution en marche John HAWKS Ces 30 000 dernières années, l’évolution de l’homme s’est accélérée. Et celle-ci n’est pas près de s’arrêter…
108
114 Données à voir Le cloud computing n’a rien de virtuel : il s’appuie sur des data centers. Où sont-ils ?
116 Les incontournables L’expo du moment, mais aussi des podcasts, des sites…
118 Spécimen Fulgore au point
120 Art et science Une série de photos rappelle que les conflits pour exploiter l’eau sont toujours d’actualité.
À LIRE EN PLUS
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
5
Homo sapiens
Homo neanderthalensis Homo heidelbergensis
Homo naledi
Homo habilis
O
n a longtemps pensé que l’arbre phylogénétique humain n’avait que deux branches, l’une correspondant à Homo sapiens, l’autre à une espèce préhumaine aujourd’hui éteinte. Cette vision a changé avec l’accumulation de fossiles depuis quelques dizaines d’années et l’avènement de la paléogénétique. Désormais, on sait qu’Homo sapiens, avant qu’il ne s’impose partout sur la Terre, a été précédé et parfois accompagné par d’autres espèces préhumaines, réparties en plusieurs genres (ci-contre). Le genre Homo lui-même (en bleu) rassemble diverses espèces, aujourd’hui toutes éteintes à l’exception de la nôtre. Ce rameau humain est à rattacher à celui des Hominoïdes (ci-dessous), qui comprend outre les grands singes actuels (orangs-outans, gorilles, chimpanzés...) et les Hylobatidés (les gibbons et les siamangs) plusieurs espèces éteintes il y a plusieurs millions d’années. Précisons que cet arbre est débattu en quelques points. Par exemple, certains auteurs plaident pour le regroupement de l’ensemble des hominines (les diverses espèces d’australopithèques et d’homme) sous le genre Homo.
Homo rudolfensis
Hominoïdes Hominidés Homininés Hylobatidés
Siamang
Hominini
Gibbon
Orang-Outan
Gorille
Ouranopithecus Dryopithecus Proconsul
Sivapithecus
Orrorin tugenensis
Chimpanzé Hominines
10 Ma 15 Ma
Sahelanthropus tchadensis
20 Ma
6
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
REPÈRES Aujourd’hui Homo floresiensis Homo erectus
1 million d’années (Ma) Australopithecus robustus
Paranthropus boisei
Australopithecus sediba
2 Ma Australopithecus garhi
Homo ergaster
Paranthropus aethiopicus
Kenyanthropus platyops Australopithecus africanus
3 Ma
Australopithecus afarensis Ardipithecus ramidus
Australopithecus anamensis 4 Ma
Ardipithecus kadabba
5 Ma
6 Ma
7
Yves Coppens
L’histoire de l’humanité racontée par les fossiles En cinquante ans, depuis que la paléontologie de terrain a supplanté celle de cabinet, de nombreux fossiles ont redessiné une histoire foisonnante de l’humanité où le climat joue un rôle clé.
■■ Historiquement, comment voyait-on l’origine de l’homme ? Yves Coppens : Avant Darwin, en Europe, on se référait aux textes sacrés, à la Bible. On pensait que l’homme était nécessairement un être particulier détaché du monde animal et, c’est important, beau. Or c’est dans la vieille Europe chrétienne qu’ont été trouvés les premiers fossiles humains. Ce fut en l’occurrence en 1830, à Engis, près de Liège, en Belgique, puis en 1848, à Gibraltar. Dans les deux cas, il s’agissait de Néandertaliens, mais ils n’ont pas été inscrits dans la lignée humaine, puisqu’ils n’étaient pas beaux. En 1856 furent découverts dans la vallée de Neander, en Allemagne, les fossiles de ce qui allait devenir officiellement l’homme de Néandertal. Dès lors, on a commencé à imaginer que nos ancêtres n’avaient pas forcément la même tête que nous. « Malheureusement », en 1868, Louis Lartet met au jour les restes de l’homme de Cro-Magnon. Avec son grand front, son menton, ses pommettes réduites, il a tout de suite gagné le titre d’ancêtre de l’homme (ce n’est pas faux), celui dont on espérait l’existence, car il avait tout ce qu’il fallait pour être intelligent. Autre atout, il était français, puisque trouvé en Dordogne. En conséquence, Néandertal a été rejeté : c’est un délit de faciès ! Étonnamment, pour les pères de la théorie de l’évolution, tels Lamarck, Darwin… les fossiles n’avaient que peu d’intérêt au regard de la théorie. Or à cette époque on 8
supposait que l’ancêtre de l’homme devait être beau. En fin de compte, Cro-Magnon, c’est-à-dire Homo sapiens, est arrivé trop tôt, car il a validé cette idée. Elle s’est ancrée dans les esprits, même ceux des professionnels qui n’ont pas hésité à verser dans l’excès : Cro-Magnon avait toutes les qualités, tandis que Néandertal était une grosse brute. D’ailleurs, cette image commence à peine à changer. Il n’y a pas si longtemps, on se demandait encore s’il était doué de parole, c’est ridicule ! Mon patron, Camille Arambourg, a beaucoup fréquenté l’Afrique du Nord. Un jour, dans le Sahara, obligé d’attendre, il se met à l’ombre de l’avion qui vient de le transporter depuis Alger. Soudain, un pneu éclate, l’aile le blesse légèrement à la tête. De retour à Paris, à l’occasion d’une radiographie de son cou, ayant sur lui la description de l’homme de La Chapelle-aux-Saints, un Néandertalien, par Marcellin Boule, il ne peut que constater que ses vertèbres cervicales sont semblables à celles d’un affreux personnage très proche d’un chimpanzé ! ■■ Quand cette vision est-elle remise en cause ? Yves Coppens : Cela va prendre du temps. À la fin du xixe siècle, les idées sont figées. Pour preuve, en 1891, le Néerlandais Eugène Dubois met au jour l’homme de Java, un pithécanthrope. Il le décrit très bien et annonce qu’il a trouvé un préhumain encore plus préhumain que Néandertal. Hélas, ses idées ne cadraient pas avec les modèles en vigueur.
Une date charnière est 1924, quand Raymond Dart dégage en Afrique du Sud un petit crâne : c’est le premier Australopithèque. Mais cet enfant de Taung a la « tête à l’envers », car à cette époque, en Europe, on croit à l’homme de Piltdown. Ce fossile, qui est en fait une supercherie, est doté d’une grosse boîte crânienne et de dents de singe. Or le fossile de Dart a des dents très humaines et un tout petit crâne ! Le paléontologue n’est pas du tout pris au sérieux. Australien, il est victime de la condescendance des pontes des grands centres européens de la pensée, et il aggrave son cas en avertissant d’abord les médias. Comme c’est souvent le cas à cette époque, la description du crâne est parfaite, et on peut saluer la qualité des travaux de nos prédécesseurs, mais son interprétation paraît aujourd’hui insensée. Il a l’intuition géniale de voir dans son fossile un possible ancêtre de l’homme, mais il lui attribue des qualités exceptionnellement humaines, par exemple la fabrication d’outils ostéodontokératiques, c’est-à-dire en os, en dents et en corne. Néanmoins, les choses se mettent à évoluer. Les fossiles commencent à s’accumuler. En 1921, les premières traces de l’homme de Pékin ont été découvertes par le Suédois Johan Gunnar Andersson et son assistant, l’Autrichien Otto Zdansky sur le site de Zhoukoudian, en Chine. Il s’agit du Sinanthrope, désormais rattaché à Homo erectus, qui appuyait ce qui se dessinait progressivement depuis l’homme de Java. La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
AVANT-PROPOS
Getty-images/Pool DEMANGE/MARCHI/Contributeur
l’individu en lui-même, pas le bout d’os que j’avais déniché. J’avais eu beaucoup de chance de le découvrir, en 1961, à peine un an après mon arrivée. Certes, Tchadanthropus n’a pas l’âge que j’espérais (j’y voyais un australopithèque alors qu’il est plutôt un Homo erectus), mais il est quand même mon premier fossile humain, celui qui m’a ouvert les portes. Louis Leakey avec qui j’étais très ami malgré la différence d’âge, Raymond Dart, Phillip Tobias… tous m’ont invité. Il a été mon passeport pour entrer dans la communauté des grands paléoanthropologues. J’ai tout de suite été promu au milieu de ces gens-là, porté par la vague qui naissait, je suis tombé au bon endroit au bon moment.
›› Bio express 1934 Naît à Vannes. 1961 Découvre Tchadanthropus uxoris,
1983 Élu à la chaire de paléoanthropologie et préhistoire au Collège de France.
à Yaho, au Tchad.
2002 Préside une commission qui élabore
1974 Codécouvre Lucy, un Australopithecus
la Charte de l’Environnement entrée dans la constitution française en 2005.
afarensis, en Éthiopie. Il a depuis signé ou cosigné cinq autres espèces d’hominines (Toumaï, Orrorin, Abel…).
■■ Le tournant coïncide-t-il avec l’importance que prend le travail de terrain ? Yves Coppens : À la fin de sa vie, le fondateur du Laboratoire de paléontologie des vertébrés et de paléontologie humaine de la Sorbonne, Jean Piveteau, qui n’aimait guère mes pérégrinations sur le terrain, m’a avoué qu’il distinguait deux types de paléontologues, ceux de cabinet et ceux de terrain. De fait, un virage a été pris quand j’ai moi-même commencé à prospecter, dans les années 1960. Mais le pionnier reste Louis Leakey. Il travaillait dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, et en 1959, a découvert Zinjanthropus boisei, aujourd’hui nommé Australopithecus DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
2016 Publie Des pastilles de préhistoire après une vingtaine d’autres livres.
boisei. C’était le crâne d’un jeune garçon de 16 ans vivant il y a 1,7 million d’années. À l’instar de Raymond Dart, Louis Leakey a osé se tourner vers les médias et a présenté sa découverte via National Geographic. Mais la période avait changé, et l’on a progressivement compris qu’on pouvait se tourner vers le public, d’ailleurs Zinjanthropus a eu beaucoup de succès. Ce fut un tournant. Après m’avoir décerné un de ses prix de la vocation, Marcel Bleustein m’a organisé une conférence de presse, en 1965, pour ma découverte de Tchadanthropus, au Tchad. Ça a été beaucoup critiqué, ma communauté scientifique a grincé des dents. D’un autre côté, les médias en redemandaient et voulaient toujours en savoir plus sur Tchadanthropus,
■■ Est-ce à ce moment-là que la vision de l’évolution humaine devient moins linéaire ? Yves Coppens : L’idée a été diffusée un peu plus tard en France par Pascal Picq et dans les milieux anglo-saxons par Bernard Wood. Toutefois, Henri Victor Vallois avait déjà écrit au milieu du xxe siècle que l’évolution humaine n’était sûrement pas un peuplier : elle devait être plus buissonnante. L’idée est donc ancienne, mais elle a été remise au goût du jour avec des éléments tangibles et confirmée dans les faits, par les fossiles humains. L’histoire est toujours la même : avec 3 fossiles, on peut faire une belle lignée bien droite ; avec 15 fossiles, on est un peu perdu. ; en revanche, avec 50, une organisation émerge, en rameaux, en embranchements… Plusieurs « grands fossiles » ont participé à cette évolution. L’un d’eux est celui que nous avons découvert en 1967, près de la rivière Omo, en Éthiopie, avec Camille Arambourg. Avec Australopithecus aethiopicus, notre fossile daté de 2,6 millions d’années, nous faisions un bond dans le temps après l’Australopithecus boisei de 1,7 million d’années de Louis Leakey. Camille Arambourg avait alors 82 ans et je ne le ménageais pas quand je conduisais la Land Rover dans la brousse. ■■ Puis vint Lucy ? Yves Coppens : J’ai collecté dans cet endroit près d’un millier de restes de fossiles humains, en une dizaine d’années. Pendant ce temps, Maurice Taïeb faisait sa thèse de géologie dans l’Afar, toujours en Éthiopie. Il est venu me voir avec un premier fossile, un bout d’éléphant, puis d’autres ont suivi, et nous avons alors décidé de monter une expédition pour explorer la formation Hadar. 9
En 1972, nous avons fondé l’International Afar Research Expedition (IARE), avec deux Américains, Donald Johanson et un autre qui nous quitta rapidement. Maurice Taïeb a refusé que le site soit réparti entre les équipes sous la forme de concessions. Les cofondateurs et codirecteurs sont donc restés ensemble, unis, même s’il y a eu un peu de compétition, chacun voulant tirer la couverture à soi, mais nous n’avons jamais sorti les fusils. Le premier morceau de Lucy a été ramassé par Tom Gray, un élève de Donald Johanson. À ce moment-là, éloigné du site de Lucy, je m’occupais d’un crâne de mammouth à poil ras. Néanmoins, nous l’avons décrit et publié ensemble, et nous en partagerons la paternité pour l’éternité. J’ai également exigé une publication à l’Académie des sciences, qui a donc eu le privilège d’annoncer en premier, avec des images, la découverte de Lucy. C’était en 1975, trois ans avant l’article en anglais cosigné avec Donald Johanson et Tim White, qui constitue l’acte de naissance d’Australopithecus afarensis, plus
52 os de son squelette (sur les 206 qu’il contient). C’était inédit. À partir de là, on a pu en dessiner la silhouette. Avec en outre un prénom, elle devenait tout d’un coup un personnage qu’on pouvait imaginer, ce qui fit d’elle l’emblème de l’origine de l’homme. C’est un peu usurpé, car depuis, on a découvert bien plus vieux, en l’occurrence Toumaï, qui a 7 millions d’années, et plus complet, avec Big Foot, un australopithèque sud-africain dont on a récupéré 204 os. Le plus important est le résultat des études menées sur les os de Lucy que j’avais distribués aux membres de mon équipe, dont Brigitte Senut. Ils ont montré qu’Australopithecus afarensis était à la fois bipède et arboricole ! En 2009, Tim White et ses collaborateurs ont publié onze articles sur Ardipithecus dans Science, où ils annoncent être les premiers à montrer qu’un homininé était bipède et arboricole. Ce n’était pas très honnête… Par hasard, nous étions peu après à Addis-Abeba pour un colloque. Lors de ma conférence, où il était au fond de la salle, je revendique notre antériorité (de trente ans)
l’Afar. L’examen au microscope électronique a révélé des marques dans lesquelles il a vu le témoignage d’une activité de boucherie. Lucy aurait donc mangé de la viande ! Elle vivait approximativement à la période où ont été taillés les outils en pierre que Sonia Harmand a récemment découverts. On peut donc s’interroger : les australopithèques avaient-ils des outils ? Difficile de répondre. Les traces de boucherie vont en ce sens, mais elles peuvent tout autant avoir été faites par des pierres naturellement tranchantes, sans qu’elles aient été taillées. ■■ Vos travaux ont aussi bousculé ce qu’on imaginait être l’histoire de l’homme. Yves Coppens : En effet, j’ai mis en évidence la corrélation entre l’homme et le climat. L’histoire est importante. Entre 1967 et 1976, je travaillais dans l’Obro, dans le sud de l’Éthiopie, sur des terrains âgés de 3 millions à 1 million d’années. En 1972, on fouillait aussi dans l’Afar, où l’on était au-delà de 3 millions d’années. De son côté, Louis
« En 1975, j’ai proposé d’établir en lien
entre les changements climatiques et l’histoire de l’homme. Mais cette idée m’a été pillée sans vergogne, et j’ai disparu de toute référence. » précisément de Johanson-White-Coppens Australopithecus afarensis 1978, du nom des trois paléontologues qui ont décrit l’espèce. La présence de Tim White est étonnante, car il travaillait alors en Tanzanie. Cependant, il avait trouvé des restes humains très comparables à ceux de l’Afar. On a réuni les deux découvertes en une seule et même espèce. On a, je crois, fait une erreur, mais c’est un autre sujet. L’ironie veut que la mandibule, l’os qui sert de marqueur d’espèce, vienne de Tanzanie, ce qui ne manque pas de saveur pour un afarensis, l’Afar étant en Éthiopie. ■■ Comment expliquer le succès de Lucy ? Yves Coppens : D’abord, on reculait un peu plus encore dans le temps. Après les 1,7 million d’années du Zinjanthropus boisei et les 2,6 millions d’années de l’Australopithecus aethiopicus, on passait à 3,2 millions d’années. Autre facteur de son succès, on a trouvé 10
et m’attends à des protestations. Eh bien pas du tout, il a acquiescé d’un signe de la main. Cette anecdote illustre bien l’esprit de notre communauté. L’aspect amical va de pair avec celui de la compétition. ■■ Lucy fait encore parler d’elle ? Yves Coppens : Certains ont prétendu qu’elle serait tombée d’un arbre. Cependant, des médecins légistes, notamment Philippe Charlier, se sont penchés sur le problème. Selon eux, la façon dont les os de Lucy sont brisés et leur répartition dans la coulée où ils ont été trouvés n’accréditent pas un tel scénario. Nous préparons actuellement une réponse à la revue Nature, qui a publié cette hypothèse. Quelques années auparavant, en 2011, un de mes élèves, l’Éthiopien Zeresenay Alemseged, avait étudié des os d’antilope qu’il avait trouvés avec les restes de Selam, un enfant Australopithecus afarensis qu’il avait mis au jour en 2000 à Dikika, dans
Leakey travaillait à Olduvai dans des couches d’environ 1,8 million d’années. Ses terrains étaient comparables aux miens, mais avec une lacune stratigraphique juste entre il y a 3 et 2 millions d’années. Or l’homme est apparu il y a environ 3 millions d’années, à la faveur d’un assèchement qui a transformé un environnement boisé en un paysage plus ouvert. Ainsi, sans le vouloir, j’étais dans la bonne tranche. Schématiquement, ce changement climatique favorise l’émergence du genre Homo par diverses adaptations : la denture évolue, car l’homme mange de plus en plus de viande, la tête se développe pour mieux échapper à la dent du prédateur… Toutes ces modifications qui ont une origine climatique ont fait l’homme. J’ai proposé ce lien, sur la « pointe des pieds » à la fois en français et en anglais, c’est-à-dire à l’Académie des sciences et lors d’un colloque en 1975. Personne ne m’a La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
hier... entre méditerranée et mer du nord
500 siècles d’histoire régionale au cœur de l’Europe : tel est le thème de l’exposition de référence du Laténium. Des Temps modernes jusqu’à l’époque de Néandertal, de la surface du sol aux profondeurs des cavernes, le visiteur franchit, une à une, les multiples étapes de l’évolution humaine. Une exposition semblable à une partition musicale composée de sons, de couleurs et de formes. Lauréat du Prix du musée du Conseil de l’Europe, le Laténium est le plus grand musée archéologique de Suisse.
11
pris au sérieux, on criait au déterminisme, sauf un, un Américain, qui m’a félicité et a ensuite fait travailler ses étudiants sur cette hypothèse. Depuis, mes idées ont été pillées sans vergogne de l’autre côté de l’Atlantique, mon colloque n’est jamais cité et j’ai disparu de toute référence. J’avais appelé ça l’(H)omo event, l’Omo étant cette rivière éthiopienne au bord de laquelle nous travaillions.
■■ On peut donc esquisser une histoire de l’humanité ? Yves Coppens : Oui, l’ancêtre commun des hommes et des grands singes vivait en forêt. Je l’ai longtemps placé à il y a 8 millions d’années, mais je penche aujourd’hui plutôt pour 10. À ce moment-là, un premier rafraîchissement du climat éclaircit une partie du
Afrique du Sud aussi, je pense qu’Australopithecus africanus (de 3 à 2 millions d’années) a évolué vers Australopithecus sediba. Lee Berger veut en faire l’origine d’Homo erectus, mais je penche plutôt pour une fin de rameau. Australopithecus sediba est un Australopithecus africanus qui marche mieux, qui a une main plus efficace, mais qui a toujours une petite tête. Je ne vois pas de lien avec Homo, qui
« La découverte d’Abel, au Tchad, a notablement élargi ce qu’on appelait le Berceau de l’humanité : il n’était plus limité à l’Afrique de l’Est et devenait une large auréole autour de la forêt équatoriale. » ■■ Quels autres fossiles ont bousculé nos idées ? Yves Coppens : On peut citer ceux de Michel Brunet. En 1984, il vient me voir et me propose de tester mon scénario d’East Side Story, c’est-à-dire que le genre Homo était né en Afrique de l’Est. Avec notre soutien, il part alors au Cameroun en attendant que la situation politique lui permette d’entrer au Tchad. Notons qu’il est parti sur une idée, sans le point d’appui que peut donner une découverte, ce qui est courageux. C’est en 1994 qu’il met au jour Abel, le premier australopithèque à l’ouest de la vallée du Rift. Ce fut un vrai changement, car ce fossile de 3,5 millions d’années élargissait notablement ce qu’on appelait le berceau de l’humanité : il n’était plus limité à l’Afrique de l’Est. Il devenait une large auréole autour de la forêt équatoriale qui s’étend le long du golfe de Guinée. On peut imaginer qu’elle aille jusqu’au Sénégal du côté de l’Atlantique. Vers l’Est, elle passe par le Tchad, l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie, le Malawi et descend vers l’Afrique du Sud. On doit aussi à Michel Brunet le plus ancien hominidé connu, Sahelanthropus tchadensis, dit Toumaï, daté de 7 millions d’années. Il a été découvert en 2001, un an après Orrorin tugenensis, âgé lui de 6 millions d’années et mis au jour par Brigitte Senut. Tous ont eu la gentillesse de m’associer à leurs trouvailles : je suis donc le « père » de Lucy, mais aussi le « parrain » de Toumaï, Orrorin, Abel… 12
paysage et donne naissance à l’Antarctique. Dans la forêt, qui reste dense et humide, se poursuit l’histoire des chimpanzés tandis que du côté qui s’ouvre se développent les préhumains. Là, ils adoptent la bipédie. Ils continuent de cueillir des fruits, mais, pour la première fois, ils commencent à manger des racines et des tubercules, ce que traduit l’épaississement de l’émail de leurs dents. C’est ce que montrent Ardipithecus, Orrorin et Toumaï. Plus tard, vers 3 millions d’années, c’est le second rafraîchissement d’où émergent le genre Homo et l’Arctique. ■■ Quel regard portez-vous sur les récentes découvertes en Afrique du Sud ? Yves Coppens : Australopithecus sediba (environ 1,8 million d’années), découvert par Lee Berger, confirme le fait que, à chaque changement climatique, la nature s’amuse : avec les mêmes éléments, elle fabrique des choses comparables, mais jamais semblables, elle bricole. Après ce changement climatique d’il y a 3 millions d’années, dans l’Afar, on trouve Australopithecus garhi (environ 2,6 millions d’années) : il a une grosse tête, un petit cerveau et de grosses dents. On trouve aussi Paranthropus aethiopicus (de 2,7 à 2,3 millions d’années) que j’ai décrit et Paranthropus boisei (de 2,4 millions à 1,2 million d’années). Tous deux ont aussi une grosse tête et de grosses dents. En Afrique du Sud, Paranthropus robustus (de 2,2 à 1 million d’années) leur ressemble, mais je crois qu’il n’a qu’un très lointain lien de parenté avec les précédents. Ce sont des réponses comparables, et néanmoins distinctes, à des conditions similaires. En
lui, de son côté, a « opté » pour le développement du cerveau. Quant à Homo naledi, autre trouvaille de Lee Berger, je ne sais pas trop quoi en penser. Le fait qu’on a trouvé beaucoup d’ossements n’est pas le signe d’un grand âge. On parle d’Homo erectus, c’est possible. Toujours est-il que c’est une découverte fantastique. Lee Berger est un sacré personnage, une sorte de cow-boy aux façons iconoclastes qui est arrivé en conquérant, mais il travaille bien. Quelle qu’en soit l’interprétation Australopithecus sediba est une découverte intéressante. Et Homo naledi est extraordinaire. Il a procédé de façon très logique et intelligente en repérant par des outils satellitaires, tel le lidar, les remplissages des grottes et des brèches qu’il a ensuite systématiquement explorées. Et puis, pour accéder à Homo naledi, il a eu une idée que je lui envie : il a recruté des minces jeunes filles ! ■■ Quelles grandes questions restent en suspens ? Yves Coppens : Il reste plein de petites lacunes à combler, par exemple, à quoi ressemblait l’ancêtre commun des humains et des chimpanzés. Mais, selon moi, la grande question est de savoir comment fonctionne l’évolution dans le détail. Ainsi, on découvre le rôle de l’environnement sur l’hérédité et de tous ces mécanismes épigénétiques. C’est un nouveau territoire à explorer. En fin de compte, cela nous renvoie aux liens de la Terre avec l’Univers. Nous sommes le résultat de la façon dont tourne notre planète autour du Soleil. Propos recueillis par Loïc MANGIN La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
BenoĂŽt Clarys
Perdus au milieu d’une nature parfois hostile, ces australopithèques sont un des rameaux de la lignée des humains.
UNE FAMILLE RECOMPOSÉE Notre lignée, séparée de celle des chimpanzés il y a 10 millions d’années, est riche de nombreuses espèces aujourd’hui disparues dont la liste s’étoffe régulièrement. Laquelle a inventé les outils en pierre taillée ?
Les ancêtres de nos ancêtres L’histoire des hominidés plonge ses racines à une époque, le Miocène, où les lignées des grands singes et celle des humains n’étaient pas encore séparées. Le climat et la géographie ont façonné une diversité d’espèces dont a émergé, bien plus tard, la nôtre.
est professeure au département Histoire de la Terre, au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.
L’ESSENTIEL • Au Miocène, il y a
entre 23 et 5,5 millions d’années, les hominidés bipèdes et les grands singes modernes ont fait leur apparition. • Les paléontologues
découvrent la riche diversité des espèces qui peuplaient l’Afrique et l’Eurasie à cette époque. • On comprend alors
mieux le creuset qui allait donner naissance à l’humanité. • Plusieurs scénarios
ont été élaborés pour expliquer l’émergence de la lignée de l’homme. • Tous font de
l’environnement et du climat des acteurs essentiels.
16
T
itinga Pacéré, un poète burkinabé, nous prodigue ce conseil : « Si la branche veut fleurir, qu’elle honore ses racines. » On peut tirer de ce vers un enseignement pour l’étude de l’émergence de la lignée humaine : elle doit se faire dans un contexte large plutôt que de se limiter à une simple comparaison des caractères anatomiques des fossiles humains, des hommes et des grands singes modernes. En d’autres termes, elle doit s’élargir à la recherche des ancêtres des gorilles et des chimpanzés, car toute information sur les uns renseignera sur les autres. Un portrait de famille doit inclure tous les cousins ! Toutefois, si les hominidés (ici les hommes actuels et leurs parents fossiles, que certains regroupent sous le nom d’hominines) anciens indiscutables, tels les australopithèques (4,2 millions à 1,2 million d’années environ) sont relativement bien connus, ce n’est pas le cas de leurs prédécesseurs. On peut avancer deux raisons à cela. La première tient au peu de restes encore mis au jour, notamment sur le continent africain. L’autre tient au fait que la plupart des chercheurs s’intéressant à l’homme ont occulté les périodes antérieures à celles qui avaient livré des hominidés. Du même coup, on n’avait pas de données sur les ancêtres de leurs proches cousins. Les questions que soulèvent ces derniers sont pourtant importantes. D’où viennent-ils ? Quelles conditions leur ont permis d’émerger ? Comment la bipédie humaine est-elle apparue ?
Bienvenue au Miocène ! Pour répondre, on doit se placer dans un cadre large et inclure l’étude des variations et de la diversité des espèces au cours du temps en tenant compte de la géographie et des environnements : ce lien entre biodiversité et géodiversité est primordial pour comprendre l’évolution des primates (et donc de l’homme) étroitement liée aux adaptations locomotrices, alimentaires, elles-mêmes en relation directe avec les changements d’environnement. Vers quelle période se tourner ? Le Miocène, qui s’étend de 23 à 5,5 millions d’années, est une fenêtre chronologique particulièrement intéressante, car c’est durant cette époque que les lignées de l’homme et celles des
© Marc DEVILLE/Gamma-Rapho via Getty Images)
Brigitte SENUT
❙ ❚ ■ PREMIERS PAS grands singes ont émergé. C’est également à cette époque que se sont produits des changements climatiques notables dont les effets sur les faunes et les flores ont été dramatiques. L’Afrique, centrée sur l’Équateur, a subi des changements majeurs au cours de cette période, avec d’importants déplacements des frontières biogéographiques, des distributions des flores et des répartitions des espèces. Ces changements climatiques ont entraîné une activité évolutive très importante, et ce spécialement au sein des mammifères, y compris les hominoïdes (les hommes et les grands singes, c’est-à-dire les orangs-outans, les gorilles, les chimpanzés, les gibbons…) et donc les hominidés qui nous intéressent ici.
Orrorin, un pionnier
LES COLLINES TUGEN, au Kenya, ont abrité pendant 6 millions d’années les restes d’Orrorin (Orrorin tugenensis), un hominidé bipède. Il a été découvert par l’équipe de Brigitte Senut (au premier plan).
En novembre 2000, près de vingt-cinq ans après la découverte de Lucy en Éthiopie, nous avons mis au jour les ossements fossiles du premier hominidé bipède du Miocène : Orrorin tugenensis, daté de 6 millions d’années. Ces dépôts de la formation de Lukeino, au Kenya, près du lac Baringo dans les collines Tugen, ont également livré une très riche faune et flore qui suggèrent un milieu arboré. Cette découverte bouleversait les idées qui avaient cours sur la dichotomie entre chimpanzé et homme. D’abord, elle était plus ancienne qu’on ne le pensait (au-delà de 6 millions d’années et non pas seulement à 4 ou 6 millions comme on le pensait) et avait eu lieu dans un milieu qui n’était pas une savane, mais était plus boisé. Ensuite, grâce à Orrorin, on apprenait d’une part, que la bipédie n’avait pas émergé en milieu ouvert et, d’autre part, que les ancêtres des hominidés ne ressemblaient pas au chimpanzé. L’effet le plus positif est que cette découverte a obligé d’autres équipes à rechercher des indices d’ancêtres des grands singes actuels et des hominidés dans des milieux plus anciens, remontant à plus de 5,5-6 millions d’années. Et de fait, on comble petit à petit cette lacune. Des hominidés potentiels de 7 à 6 millions d’années ont été signalés en Éthiopie, au Tchad et au Kenya. Par ailleurs, au cours des quinze dernières années, les premiers restes de grands singes fossiles de type gorille et chimpanzé ont été trouvés en Afrique (au Niger, en Éthiopie, au Kenya et peut-être au Tchad), alors que l’Asie a livré les premiers orangs-outans. Aujourd’hui, on fait remonter la divergence entre l’homme et ses proches cousins africains aux environs de 8 à 10 millions d’années, voire un peu plus. Malgré ces dernières avancées, certains doutent encore d’une origine de la lignée de l’homme aussi ancienne. Cela relève le plus souvent d’une méconnaissance des hominoïdes fossiles en raison d’une coupure entre l’étude de l’homme et de celle des grands singes fossiles, bien que leurs histoires soient intimement liées. Les grands singes de l’Ancien Monde vivent dans les milieux tropicaux, forestiers chauds plus ou moins humides. Cette diversité de milieux confère à ces grands singes une forte diversité anatomique et adaptative. Aujourd’hui restreints dans leur distribution africaine et asiatique et en voie d’extinction, leurs ancêtres du Miocène ont été bien plus largement répandus dans l’Ancien Monde, puisqu’on les a trouvés, au nord, jusqu’en Allemagne et, au sud, en Afrique australe. Le premier hominoïde reconnu, Dryopithecus fontani, a été découvert en 1856 à Saint-Gaudens, en Haute-Garonne, et décrit par le paléontologue Édouard Lartet. Les hominoïdes étaient très diversifiés (de la taille d’un petit gibbon jusqu’à celle d’un 17
ORRORIN. Ces fragments de squelette découverts en 2000 ont été les premiers restes connus d’un hominidé bipède du Miocène. © Sauf mention contraire toutes les images sont de Brigitte Senut
gorille) et inféodés à des milieux plus ou moins boisés voire forestiers qui ont conditionné leurs modes de locomotion. Certains sont quadrupèdes arboricoles comme Ekembo (ses membres antérieurs et postérieurs ont presque la même taille) et Proconsul (les plus gros étant plus terrestres). D’autres, tel Nacholapithecus, pouvaient faire des ponts entre les branches, comme le font les colobes aujourd’hui. D’autres encore étaient de bons grimpeurs, tel Ugandapithecus major (voir la photo ci-dessous) ou bien Hispanopithecus ou Oreopithecus dont les membres supérieurs sont notablement plus longs que les membres inférieurs.
Le creuset des hominoïdes Dans ces milieux tropicaux, les hominoïdes trouvaient de quoi subvenir à leurs besoins : fruits, feuilles, insectes… Et l’on peut déterminer le régime alimentaire de chaque fossile en fonction de l’anatomie de ses dents (épaisseur de l’émail, présence de crêtes dentaires, formes des tubercules…). En outre, la composition en isotopes stables du carbone et de l’oxygène dans l’émail permet de préciser s’il mangeait plutôt des feuilles ou des graminées et mieux intégrer les données environnementales et donc climatiques. L’étude des hominoïdes miocènes est incontournable pour la reconnaissance des caractères propres à chaque lignée. Ainsi on a pu qualifier de primitifs les caractères du chimpanzé en oubliant qu’un caractère de ces singes modernes peut être hérité d’un hominoïde ancien et s’être développé ensuite. C’est le cas d’une face très projetée vers l’avant, ou bien de l’inclinaison en avant de la mâchoire inférieure. La locomotion à quatre pattes sur l’articulation des phalanges des mains serait quant à elle une spécialisation des grands singes et pas un caractère ancestral. De même, la bipédie pratiquée par l’homme lui est propre. Ainsi, de nombreux traits considérés comme dérivés apparaissent au contraire primitifs et vice-versa. Certains caractères présents chez les chimpanzés actuels sont hérités des ancêtres du Miocène et partagés avec les premiers hominidés. C’est le cas par exemple du dimorphisme de la canine. Les caractères auxquels on s’attache pour définir des hommes et des singes méritent en conséquence d’être mieux appréhendés dans leur histoire et dans leur fonction. Voyons ce qu’il en est de la locomotion. Les hominidés fossiles de la fin du Miocène, que ce soit en Afrique centrale ou orientale, ont vécu dans des milieux plus boisés qu’on ne le pensait auparavant. La bipédie serait née dans ces milieux arborés. Ce scénario s’accorde avec les résultats des travaux sur la locomotion des premiers hominidés : Orrorin était adapté à la fois à la bipédie et au grimper arboricole, tout comme le seront plus tard les australopithèques, dont Lucy. La prise en compte des données environnementales pour comprendre l’évolution de la bipédie 18
humaine est ancienne. Dès 1964, le primatologue John Napier considéra les comportements locomoteurs dans leur cadre environnemental. Il a renforcé l’idée que pour donner une définition de l’homme, il ne fallait pas se limiter aux travaux sur le crâne, le cerveau et les dents, mais qu’il était essentiel d’inclure les comportements locomoteurs. Selon lui, l’évolution des primates était largement liée aux adaptations locomotrices elles-mêmes liées à des changements écologiques ; et l’homme ne faisait pas exception. Il a ainsi montré que les premiers hominidés d’Afrique du Sud étaient bipèdes, mais qu’il existait des différences entre les espèces liées aux environnements distincts. Les travaux ultérieurs ont montré que même si les australopithèques étaient bipèdes, ils restaient de bons grimpeurs aux arbres. Et en cela, la découverte d’Orrorin est intéressante, car elle révèle que l’association de la bipédie avec la capacité de
UGANDAPITHECUS MAJOR représentait il y a 20 millions d’années l’un des nombreux types d’hominoïdes du Miocène. La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ PREMIERS PAS CE FRAGMENT de mandibule d’un protochimpanzé du Miocène supérieur provient du Niger. Il enrichit nos connaissances sur nos lointains cousins.
UNE DENT PARMI LES DIAMANTS. Cette demi-dent supérieure appartenant à un animal de la taille d’un gorille a été mise au jour dans une mine de diamants, à Ryskop. C’est la première et aujourd’hui la seule preuve de la présence d’hominoïdes dans le sud de l’Afrique au Miocène inférieur.
grimper est déjà présente chez cet hominidé de 6 millions d’années. L’arbre a donc bien eu un rôle fondamental dans notre histoire. Où était l’arbre originel ?
suggéré que l’Eurasie serait un meilleur candidat que l’Afrique. Cependant, ces données sont fondées sur un biais : les hominoïdes étaient certes très diversifiés en Eurasie entre 13 et 8,5 millions d’années (voir la figure page suivante), mais ce n’est pas pour autant qu’ils étaient absents du continent africain. Ils sont en fait connus en Éthiopie, au Kenya, en Namibie, au Tchad et au Niger : il n’y a donc aucune raison de préférer l’Eurasie comme berceau des hominidés. L’hypothèse Back to Africa ne semble pas se confirmer. Le scénario d’une origine africaine serait-il alors nécessairement meilleur ? En prenant en compte les données climatiques, on peut proposer une autre histoire. Les hominoïdes non humains sont des animaux tropicaux et tout au long des 25 millions d’années de leur évolution, ils
En quête d’un berceau Trouver un lieu d’origine pour les hominidés reste une quête illusoire. L’Afrique orientale ? L’Afrique australe ? L’Afrique centrale ? L’Europe ? Et pourquoi pas ailleurs encore ? L’Asie a été proposée comme étant un berceau probable des hominidés dès 1915 quand le Britannique Guy Pilgrim présenta Sivapithecus (de 12 à 8 millions d’années), un fossile qu’il avait trouvé en Inde. Ramapithecus découvert en 1934 par Edward Lewis allait aussi dans ce sens. L’Europe a aussi été un temps avancée après avec la découverte du squelette de Oreopithecus bambolii, en Italie, par le Suisse J. Hürzeler en 1958. Puis vint le tour de l’Afrique. Comme l’avait suggéré Charles Darwin, ce continent est le probable creuset des hominidés. Cette hypothèse s’imposa avec la découverte du Kenyapithecus par Louis Leakey en 1961, qui serait un équivalent africain du ramapithèque, et le scénario East Side Story proposé par Yves Coppens dès 1981 (voir l’encadré ci-contre). Lorsque les rudapithèques de Hongrie ont été découverts, certains tel le Canadien David Begun ont imaginé que l’origine des hominidés devait se situer en Europe. Elle aurait été suivie d’un retour en Afrique. Cette hypothèse Back to Africa suggère qu’après avoir émigré d’Afrique vers l’Eurasie où les hominoïdes se sont largement développés, certains ont évolué vers un ancêtre potentiel des grands singes africains et des hommes, qui serait revenu en Afrique pour donner naissance aux chimpanzés, gorilles et hommes. Les premiers hominidés seraient donc les descendants d’hominoïdes de grande taille qui auraient vécu en Eurasie à l’exclusion de l’Afrique. Plus récemment, à partir de nouvelles découvertes européennes, David Begun et ses collègues ont DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
les trois piliers de l’east side story
L
’East Side Story proposée par Yves Coppens a été considérée comme une hypothèse originale et dynamique pour comprendre l’émergence des hominidés et en particulier le lieu de cette origine. Cependant, l’hypothèse originale est bien plus riche que le seul aspect géographique restreint de l’hypothèse que chercheurs et médias veulent bien retenir puisqu’elle allie trois données fondamentales de l’évolution : climats, géographie et chronologie. En effet, l’aspect le plus discutable de la théorie reste l’aspect géographique. Il est toujours difficile de définir un lieu d’origine pour une espèce paléontologique, car cette dernière a toujours une répartition vaste dans le temps et dans l’espace. En revanche quand on considère l’aspect climatique de l’hypothèse, elle prend toute sa valeur et elle s’intègre à un modèle de changement global. Elle suggère un impact fondamental de la formation du rift africain il y a environ 10 millions d’années, la partie orientale du rift s’asséchant alors que l’occidentale restait très humide. La découverte des gisements de la région de Nkondo dans le rift occidental, en Ouganda, et d’âge proche à ceux d’Orrorin (environ 6 millions d’années), témoigne en effet d’un milieu de forêt tropicale humide à l’ouest alors que l’environnement dans lequel évoluait Orrorin était une forêt sempervirente sèche avec des zones de forêt beaucoup plus humides. Les faunes et les flores différentes laissent supposer que le rift a bien joué localement un rôle sur les végétations et donc sur les faunes qui les habitaient.
19
Anoiapithecus Dryopithecus Hispanopithecus Neopithecus Pierolapithecus Rudapithecus Udabnopithecus Griphopithecus Chororapithecus Samburupithecus Nakalipithecus Otavipithecus Semblables aux chimpanzés
Swabian Alps Thannhausen St Stefan La grive St Gaudens Hostalets Can Mata de Pierola Can Liobateres
b
Rudabanya
Udabno I
Xirochori 1 Fiume Santo Nikiti 1 Pyrgos
Pasalar
Anoiapithecus Dryopithecus Hispanopithecus Neopithecus Pierolapithecus Rudapithecus Udabnopithecus Griphopithecus Chororapithecus Samburupithecus Nakalipithecus Otavipithecus Semblables aux chimpanzés
Entre
20
Sinap Çorakyerler
Ankaropithecus Hominoïde d’Azmaka Oreopithecus Ouranopithecus/Graecopithecus Sahelanthropus Australopithecus Orrorin Ardipithecus kadabba Niger Semblables aux gorilles
LES HOMINOÏDES étaient très diversifiés et répandus au Miocène. En a, les fossiles de 13 à 11 millions d’années. En b, ceux de 11 à 5,5 millions d’années.
de la pluie Azmaka Xirochori 1 Sinap arctique Fiume Santoet antarctique Nikiti 1 Çorakyerler Pyrgos
Au Miocène inférieur (de 23 à 16 millions d’années), la plus grande partie de l’Afrique était sous les Toros Menalla Niger tropiques et les hominoïdes se distribuaient sur Lothagam Awash moyen Quand la calotte polaire antarctout le continent. Collines Tugen tique s’est développée pour recouvrir le continent il y a 17 millions d’années environ, les ceintures Ankaropithecus terrestres Hominoïdeont d’Azmaka climatiques migré Oreopithecus vers le nord et les Ouranopithecus/Graecopithecus Sahelanthropus Australopithecus régions de moyennes latitudes en Eurasie devinrent Orrorin Ardipithecus kadabba Niger Semblables aux gorilles subtropicales, permettant ainsi aux hominoïdes de se disperser de l’Espagne, à l’ouest, à la Chine, à l’est, et vers le nord, jusqu’à l’Allemagne et la Hongrie. Il y a 8 à 10 millions d’années environ, la calotte glaciaire arctique s’est développée à son tour, les ceintures climatiques se sont alors déplacées vers le sud pour atteindre la position qu’elles occupent aujourd’hui. Les grands singes ont peu à peu disparu d’Eurasie, sauf dans l’Asie du Sud-Est, où les orangs-outans et les gibbons restent adaptés aux milieux tropicaux. Pendant des millions d’années, des échanges ont eu lieu entre l’Afrique et l’Eurasie et les hominoïdes ont certainement pu se déplacer librement entre les continents. Il y a entre 13 et 6 millions d’années, les hominoïdes n’ont pas abandonné l’Afrique, car ils y sont toujours présents dans la zone intertropicale du nord de la Namibie à l’Afrique orientale en passant par le Niger. C’est pourquoi il est impossible aujourd’hui de proposer une origine géographique précise pour l’origine des grands singes africains et des hominidés, bien que les paléoenvironnements et les zones tropicales puissent être prédits avec une certaine confiance. Néanmoins, en l’état actuel des découvertes, les plus anciens grands singes africains de type moderne et les plus anciens hominidés n’ont été trouvés qu’en Afrique. Quant à la date de
Azmaka
Toros Menalla Niger Lothagam Awash moyen Collines Tugen
Chorora Nakali Samburu Tugen Hills Berg Aukas
ont habité les forêts tropicales de l’Ancien Monde. Il est donc logique de penser que leurs ancêtres vivaient dans des régions tropicales et que de nombreux Monte Bamboli Baccinello échanges, incluant les hominidés, ont eu lieu entre Serrazano l’Afrique et leRibolla sud de l’Eurasie au cours du Miocène Montemassi Ravin moyen et supérieur d’années). Casteani (de 16 à 5,5 millions
Monte Bamboli Baccinello Serrazano Ribolla Montemassi Ravin Casteani de la pluie
livres • B. SENUT, The Miocene hominoids and the earliest putative hominids, in W. HENKE et I. TATTERSALL, Handbook of Palaeoanthropology, vol. III : Phylogeny of Hominines, Springer, pp. 1-20, 2014. • B. SENUT et al., Paléoenvironnements néogènes et évolution des hominoïdes, in R. BARBAULT et A. FOUCAULT, Changements climatiques biodiversité, Vuibert-AFAS, Paris, pp. 125-144. 2010.
articles • D. BEGUN et al., European Miocene hominids and the origin of African ape and human clade, Evol. Anthrop., vol. 21, pp. 10–23, 2012. • B. SENUT, The «East Side Story» twenty years later. Transactions of the Royal Society of South Africa, Special Issue A Festschrift to H.B.S. Cooke, vol. 61(2), pp. 103-109, 2006.
D’après David Begun
a
la divergence, les données du Miocène supérieur suggèrent qu’elle est probablement plus ancienne qu’on ne le pense, peut-être même aux environs de 12 millions d’années. C’est pourquoi il est essentiel de continuer à prospecter, notamment dans les régions mal connues de l’Afrique. De fait, lorsque l’on regarde la distribution des australopithèques, les plus anciens que l’on connaisse ont 4,5 millions d’années environ et proviennent d’Afrique orientale. Ils sont également bien représentés en Afrique du Sud, mais dans des niveaux un peu plus jeunes. On admet souvent que les hominidés sud-africains sont venus de l’est du continent, mais rien n’est moins sûr : en effet, des hominoïdes étaient présents en Afrique du Sud au Miocène inférieur (de 23 à 16 millions d’années) et au Miocène moyen (de 16 à 11 millions d’années) on les retrouve en Namibie avec Otavipithecus namibiensis. Que sont devenus les descendants de ces formes ? Auraient-elles toutes migré vers le nord et l’est de l’Afrique ? Ont-elles migré vers l’ouest ? Auraient-elles évolué sur place ? Autant de questions qui restent ouvertes aujourd’hui. Les hominoïdes d’Afrique australe sont encore mal connus, peu nombreux, car il y a peu de gisements continentaux à primates dans cette région et ils sont souvent marginalisés dans les scénarios évolutifs. Toutes les théories concernant l’origine de l’homme ont présenté un volet géographique, mais c’est probablement ce dernier qui est le moins solide au vu des lacunes dans le registre paléontologique et du peu de restes d’hominidés du Miocène et de fossiles de grands singes de type moderne. Ce qui reste sûr est que les grands singes actuels, comme les premiers hominidés, sont issus de la diversité des hominoïdes du Miocène, qu’ils étaient inféodés aux milieux tropicaux. Les hominidés ne sortiront des tropiques que plus tard pour s’établir dans des milieux plus tempérés, voire frais. De fait, l’homme a maintenu cette adaptation au milieu chaud en tropicalisant son environnement : nous portons des vêtements, nous chauffons nos foyers… n La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Il était une fois La sélection de livres
Partons à la découverte de nos ancêtres pour revivre à travers eux la grande histoire de la famille humaine ! Femmes de la Préhistoire Claudine Cohen Que savons-nous de l’existence des femmes dans la préhistoire occidentale ? De la transformation de leur corps ou de leur sexualité ? De leur participation aux activités techniques, artistiques puis agricoles ? Ce livre éclaire les rôles et la place des femmes dans les sociétés préhistoriques. 15 22 cm – 264 pages – 21 € 978-2-7011-9523-0
Antoine Balzeau Emmanuel Roudier
Qui était Néandertal ?
L’enquête illustrée
Notre préhistoire
Qui était Néandertal ?
Antoine Balzeau, Sophie A. de Beaune
Antoine Balzeau, illustré par Emmanuel Roudier
Revivez une histoire vieille de 7 millions d’années, la nôtre. Ce livre unique propose un état des lieux sur nos origines, clair et accessible à tous, abondamment illustré par plus de 200 photos, cartes, schémas et dessins pour mieux saisir toute la richesse de notre préhistoire.
Pour tout découvrir sur notre cousin, l’Homme de Néandertal, une véritable enquête scientifique racontée et dessinée dans un ouvrage profondément original, associant les compétences d’un paléoanthropologue et l’art d’un illustrateur et auteur de BD à succès sur la préhistoire.
La grande aventure de la famille humaine
22,8 28 cm – 208 pages – 29,90 € 978-2-7011-9789-0
L’enquête illustrée
22 31 cm – 96 pages – 19,90 € 978-2-7011-9855-2
la Préhistoire Collection « Le Collège » Les chercheurs d’aujourd’hui nous livrent avec simplicité et clarté l’état de leur savoir.
Les Premières Sépultures Bruno Maureille 11 18 cm – 144 pages – 10 € 978-2-7465-0674-9
Les Origines de la culture
Les Débuts de l’élevage
Roland Schaer
Jean-Denis Vigne
11 18 cm – 176 pages – 10 € 978-2-7465-1146-0
11 18 cm – 192 pages – 10 € 978-2-7465-0636-7
Les Premiers Outils
La Révolution néolithique
Pascal Picq et Hélène Roche 11 18 cm – 144 pages – 10 € 978-2-7465-0673-2
Jean-Paul Demoule 11 18 cm – 144 pages – 10 € 978-2-7465-0678-7
En partenariat avec les éditeurs
editions-belin.com
editions-lepommier.fr
Tous ces livres sont disponibles en librairie.
Notre grande
FAMILLE
Les découvertes de nouveaux fossiles et la paléogénétique ont compliqué la vision que l’on se faisait de notre évolution. De linéaire, elle est devenue ramifiée. Et même touffue !
Q
uand j’ai commencé à étudier les plus est professeur anciennes formes préhuau département maines et humaines, à la fin des d’anthropologie de l’université années 1960, il était admis que George Washington, leurs fossiles étaient ceux de aux États-Unis. nos ancêtres. On pensait alors que, dans une vision linéaire de l’évolution, nécessairement progressive, plus un fossile préhumain était ancien, plus l’animal associé ressemblait à un grand singe. Rien n’est plus faux. Le registre fossile montre aujourd’hui que, à de nombreuses reprises dans le passé s’étendant de quatre millions à un million d’années, plusieurs espèces préhumaines et humaines ont foulé en même temps le sol de la planète. Par ailleurs, la génétique a prouvé que les ancêtres des hommes modernes cohabitaient avec d’autres espèces humaines, dont l’homme de Néandertal et celui de Denisova. Ainsi, il est certain aujourd’hui que notre lignée a souvent compté plus d’une branche simultanément, ce qui complique la recherche de nos ancêtres, et rend notre histoire évolutive plus riche. L’hésitation qu’éprouvent les paléoanthropologues confrontés à un nouveau fossile était palpable, lorsque j’ai rendu visite à Lee Berger, de l’université du Witwatersrand, en Afrique du Sud. Dans la grotte de Malapa, dans le même pays, il a découvert deux squelettes fossiles d’une espèce australopithèque inédite : Australopithecus sediba. Si l’on considère que leurs propriétaires ont rendu leur dernier souffle il y a deux millions d’années environ,
Bernard WOOD
24
L’ESSENTIEL • L’essentiel de l’arbre
phylogénétique humain se résumait autrefois à la séquence Australopithecus, Homo erectus, Homo neanderthalensis, Homo sapiens. • Les nombreuses
formes préhumaines fossiles découvertes en Afrique ont balayé cette vision. • Il ressort que, à
diverses époques, plusieurs espèces préhumaines ou humaines ont vécu simultanément.
Christian Northeast
❙ ❚ ■ FAMILLE
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
ces squelettes sont dans un état de conservation étonnamment bon (voir la figure page suivante). Les paléoanthropologues sont en effet plutôt habitués à découvrir une mandibule par-ci ou une phalange par-là, et si par chance ils trouvent deux os humains ou préhumains au même endroit, démontrer qu’ils proviennent du même individu n’a rien d’évident. Or Australopithecus sediba est d’emblée connu par deux squelettes assez complets et assez intacts pour éliminer tout risque de confusion entre les os de plusieurs individus. Cela en fait des fossiles rares, comme ceux de Lucy, un Australopithecus afarensis découvert en Éthiopie en 1974, ou ceux du garçon de Turkana, un Homo ergaster trouvé au Kenya en 1984. Pour autant, si l’espèce découverte dans la grotte de Malapa a fait sensation, c’est surtout parce que Lee Berger a avancé qu’elle serait l’ancêtre directe du genre humain passé et présent : le genre Homo (voir La confusion des genres, par K. Wong, page 30). L’importance phylogénétique d’une espèce préhumaine diffère selon qu’elle est l’ancêtre directe du genre Homo ou pas. C’est pourquoi la question du statut de l’australopithèque découvert à Malapa est cruciale : est-il un ancêtre direct ou seulement un parent éloigné des hommes modernes ? Rappelons que les australopithèques (avec le genre Homo) sont l’une des deux branches des hominines (voir Repères, page 6), l’autre étant celle 25
des chimpanzés. La famille des hominidés comprend les gorilles, les chimpanzés, les bonobos, les orangsoutans, les humains et tous leurs ascendants jusqu’à l’ancêtre commun. Les hominines regroupent toutes les espèces humaines et australopithèques ; pour certains paléoanthropologues, ils comprennent aussi les ardipithèques, des formes plus anciennes, mais pas pour d’autres pour qui ils sont des panines (lignée des chimpanzés et bonobos). Cette controverse illustre la difficulté que l’on éprouve pour établir la généalogie de l’homme moderne, alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, à mes débuts, l’arbre de la vie de Darwin faisait autorité. L’ensemble des espèces vivantes ou éteintes y sont reliées à une racine commune par les branches d’un arbre semblable à un arbre généalogique. Comme chaque humain d’aujourd’hui, toutes les espèces vivantes actuelles ont des ancêtres. Alors que les espèces vivantes sont sur l’extérieur de la ramure, les espèces éteintes sont à l’intérieur, plus près du tronc. Ainsi, dans cette conception, les branches de l’arbre partent d’une espèce vivante et remontent au tronc, jusqu’à la racine commune à toutes les formes de vie. Quant aux espèces éteintes, elles se trouvent sur des brins morts rattachés à ces branches, qui représentent les impasses de l’évolution. Dans le cas du rameau humain, cette conception implique que les seules espèces se trouvant dans notre voisinage immédiat sur l’arbre appartiennent à des branches directement reliées au primate qui était l’ancêtre commun des humains, des chimpanzés et des bonobos. Cet ancêtre des hominines aurait vécu il y a entre cinq et huit, voire dix millions d’années. Dans les années 1960, la représentation que l’on se faisait de ce rameau était simple. À sa base se trouvait Australopithecus, l’homme-singe dont, depuis les années 1920, les paléoanthropologues découvraient des spécimens en Afrique australe. Australopithecus semblait avoir été remplacé par Homo erectus, un humain au cerveau plus gros originaire d’Asie qui, après être arrivé en Europe, y avait évolué pour donner l’homme de Néandertal, lui-même l’ancêtre de l’homme moderne. Ainsi, alignés sur la même branche, Australopithecus, Homo erectus, Homo neanderthalensis étaient tous considérés comme des ascendants de l’homme moderne, c’est-à-dire comme les équivalents phylogénétiques de nos arrière-grands-parents, grands-parents... Le seul hominine qui n’était pas notre ascendant était le Paranthropus, que l’on nomme aussi australopithèque robuste à cause de ses mâchoires et de ses dents de grande taille. Dans les années 1960, cet australopithèque était notre seul oncle, une espèce correspondant à une brindille morte reliée à la branche humaine sur laquelle tous les autres fossiles étaient installés. 26
Brent Stirton/Reportage de Getty Images
Quand Darwin faisait autorité
La branche rectiligne des hominines est devenu un buisson avec la découverte par Louis Leakey (1903-1972) et sa femme Mary Leakey (1913-1996) de nouveaux hominines dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie. La quête de fossiles préhumains s’est alors déplacée de l’Afrique du Sud vers l’Afrique de l’Est. Ce changement s’est opéré non seulement parce qu’en Afrique de l’Est, le flux des découvertes a vite atteint le débit d’un torrent, mais aussi parce que la géologie y est favorable à la datation. En Afrique australe, excepté quelques squelettes bien préservés, tels ceux de Malapa, la plupart des fossiles que l’on y découvre proviennent de restes de repas de léopards et d’autres prédateurs. Le ruissellement de l’eau finit par provoquer des éboulements, qui les introduisent dans les grottes. On les retrouve donc au sein de cônes d’éboulis qui ne respectent pas l’ordonnancement chronologique habituel des strates (les plus anciennes en bas). En outre, les chercheurs étaient jusqu’aux années 1960 dépourvus de toute méthode permettant de dater précisément les sédiments de ces grottes. En Afrique de l’Est, la situation géologique est tout autre. Tous les fossiles d’hominines y proviennent de sites proches de la vallée du Rift oriental, qui court depuis la mer Rouge jusqu’au lac Malawi et au-delà. Près de cette vallée créée par
LES SQUELETTES de Malapa sont parmi les fossiles d’hominines anciens les mieux conservés.
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ FAMILLE le lent écartèlement de l’Afrique se trouvent des volcans. On y découvre les fossiles au sein de sédiments déposés autour de lacs ou le long de rivières. Un premier moyen de dater ces strates rocheuses est fondé sur le fait qu’elles ont conservé l’orientation du champ magnétique terrestre au moment de leur formation. De plus, elles sont souvent surmontées de strates de cendres issues des volcans du rift, dont les éruptions sont datables. Qui plus est, les cendres d’une même éruption se sont souvent répandues sur des centaines voire des milliers de kilomètres de distance : elles permettent ainsi d’établir des liens chronologiques entre sites distants. Grâce à ces circonstances favorables, les chercheurs peuvent déterminer en Afrique de l’Est l’âge des strates indépendamment des fossiles qu’elles recèlent. Les piles sédimentaires des gisements à hominines les plus riches d’Afrique de l’Est, tels ceux du bassin de l’Omo-Turkana ou de la vallée de l’Awash, couvrent souvent des millions d’années. Cette large amplitude chronologique permet de placer chaque groupe de fossiles d’hominines entre une date où les formes correspondantes étaient certainement apparues et une date où elles avaient certainement déjà disparu.
D’anciens métissages ? Cette spécificité est-africaine a permis d’établir avec certitude que des espèces préhumaines et humaines ont, à plusieurs reprises, été contemporaines entre quatre millions et un million d’années. Par exemple, il y a approximativement entre 2,3 millions et 1,4 million d’années, Paranthropus boisei et Homo habilis ont occupé la même région de l’Afrique orientale. Ils étaient si distincts qu’il est impossible de confondre leurs crânes et leurs dents, même pour des fossiles très fragmentaires. De même, les hominines de l’Est sont différents de ceux du Sud, nous y reviendrons. La découverte des fossiles de Paranthropus boisei et d’Homo habilis dans des strates proches est intéressante, parce qu’elle implique que l’une au moins de ces deux espèces n’est pas notre ascendant direct. Nous savons aujourd’hui que les Néandertaliens et les hommes modernes se sont métissés. Peut-on imaginer la même chose dans le cas de Paranthropus boisei et d’Homo habilis ? Leurs très grandes différences physiques suggèrent le contraire.
Dans le passé récent du genre Homo, plusieurs espèces ont aussi coexisté. Homo neanderthalensis, que l’on peut considérer comme déjà caractérisé il y a 250 000 ans, et qui a disparu il y a plus de 30 000 ans, est la première espèce humaine distincte d’Homo sapiens à avoir été identifiée. C’était il y a plus de cent cinquante ans, et au fil du temps, les chercheurs lui découvrent toujours plus de différences avec l’homme moderne. Depuis, nous savons aussi qu’Homo erectus a probablement vécu en Eurasie bien plus longtemps qu’on ne le pensait. En Indonésie, on a découvert récemment Homo floresiensis, probablement le quatrième hominine à avoir vécu sur notre planète au cours des 100 000 dernières années. Sans doute était-il confiné à l’île de Florès.
La phalange du cinquième homme Un cinquième hominine, l’homme de Denisova, n’est connu que par une phalange datant de 40 000 ans… dont l’adn qu’on a pu en extraire prouve le statut humain. Enfin, l’adn des humains actuels a aussi livré des traces de métissage avec au moins une autre lignée humaine fantôme qui vivait encore il y a 100 000 ans. De toutes ces observations se dégage une certitude : l’évolution de l’humanité a été bien plus buissonnante qu’on ne le pensait il y a seulement dix ans. Ce fut une grande surprise, mais cela n’aurait pas dû être le cas, car le buissonnement évolutif semble plutôt avoir été la règle que l’exception au sein des groupes de mammifères dans le passé. Des voix critiques se sont cependant élevées. Elles accusent les paléoanthropologues d’avoir identifié à tort de nouvelles espèces humaines dans leurs données paléontologiques, soit par excès de zèle dû à la recherche de gloire, soit pour obtenir des financements. Je m’inscris en faux et pense plutôt que les nouvelles espèces décrites reflètent un phénomène évolutif réel. Tout d’abord, le registre fossile est si lacunaire qu’il est logique de s’attendre à ce que l’on recense moins d’espèces que celles ayant réellement existé. Ensuite, l’étude et la comparaison d’espèces vivantes proches nous apprennent que des espèces incontestablement différentes sont difficiles à distinguer à partir de leurs os et dents. Qui distingue par exemple au premier coup d’œil les différences séparant un squelette d’âne de celui d’un cheval de stature comparable ?
La branche rectiligne
de la lignée humaine est devenue un buisson avec la découverte par Louis et Mary Leakey de nouveaux hominines en Tanzanie.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
27
En outre, on observe que la plupart des espèces de mammifères qui peuplaient la Terre il y a entre trois millions et un million d’années n’ont plus de descendants. Alors pourquoi serait-ce étonnant qu’il en soit de même chez les hominines ? S’il est vrai qu’une grande diversité a existé chez les hominines du passé, quelles pressions sélectives l’ont produite ? Les premières qui viennent à l’esprit sont d’ordre climatique. Les climats régionaux et donc les habitats évoluent : ils ont des tendances à long terme autour desquelles ils oscillent entre des extrêmes. Dans l’ensemble, entre quatre millions et un million d’années, la tendance générale a été au refroidissement et à l’assèchement. Tout en suivant cette tendance, les climats africains ont aussi fluctué, à intervalles réguliers, entre le chaud et humide et le froid et sec. Le type de posture, de régime alimentaire et de locomotion qui étaient bien adaptés à une époque pouvait ne plus l’être autant à une autre. Une autre pression sélective possible fut peut-être la compétition régnant entre hominines ; si deux espèces partageaient la même niche écologique, la pression qu’elles exerçaient l’une sur l’autre par leur simple présence dans le même environnement a pu entraîner des réactions adaptatives, puis une évolution vers des stratégies de survie différentes. Ce phénomène, nommé déplacement de caractère, tend à accentuer les différences entre espèces et pourrait expliquer comment Paranthropus boisei et Homo habilis en sont venus à posséder des appareils masticatoires si différents. Aujourd’hui, les chercheurs peuvent étudier les différences et ressemblances entre formes fossiles tant à l’échelle moléculaire qu’à l’échelle anatomique. Toutefois, s’agissant des premiers hominines, nous n’avons pas encore de données génétiques, de sorte que distinguer ascendants et cousins plus lointains reste difficile. La constatation que deux fossiles ont des mâchoires ou des dents de forme similaire ne suffit pas à prouver qu’ils partagent une histoire évolutive récente. De telles similarités peuvent en effet se produire lorsque des pressions sélectives comparables ont entraîné à des époques différentes des réactions adaptatives comparables, se traduisant par des solutions morphologiques similaires. On parle de convergence évolutive. De même, un organisme ne peut répondre à une pression sélective que par un nombre fini de modifications morphologiques ou physiologiques, et deux organismes différents mais assez proches peuvent s’adapter à la même difficulté d’une façon similaire. 28
Wikimedia commons
Une diversité ancienne
C’est pourquoi la découverte de traits communs dans les fossiles de deux espèces différentes n’implique pas forcément que ce sont des frères taxonomiques. Il peut s’agir aussi de parents proches mais différents, qui ont convergé vers des formes présentant la même adaptation à une certaine pression de sélection. Comment évoluera la vision qu’a la science de l’évolution humaine ? Pour moi, il est clair que de nombreuses espèces d’hominines ont foulé la planète en même temps, et j’irais même plus loin : je suis prêt à parier que la diversité des hominines au cours des quatre derniers millions d’années, que l’on ne cesse de revoir à la hausse, existait déjà auparavant. En effet, les paléoanthropologues s’intéressent davantage aux hominines de moins de quatre millions d’années qu’aux plus anciens, ce qui introduit un biais dans les observations, étant donné les sites qu’ils explorent en priorité. On les comprend, tant la recherche de fossiles vieux de plus de quatre millions d’années est un travail ingrat. Parmi les mammifères, les hominines sont en outre les plus difficiles à trouver, de sorte qu’il faut trier beaucoup de fossiles de cochons et d’antilopes avant de découvrir des ossements d’hominine. Pour autant, si les paléoanthropologues essaient de mettre au jour des fossiles humains plus anciens, ils en trouveront certainement. Une autre raison me pousse à prédire que nous découvrirons encore des espèces d’hominines anciens : le fait qu’il existe dans le registre fossile à peu près autant de lignées de mammifères avant trois millions d’années qu’après. Pour quelles raisons en irait-il autrement dans notre rameau évolutif ? Enfin, on remarque que les zones où l’on a trouvé des fossiles d’hominines ne couvrent pour l’instant pas plus de 3% de la surface de l’Afrique. Il est peu vraisemblable que des zones géographiques aussi limitées cachent toutes les espèces ayant jamais vécu… Pour autant, toute découverte de plus de quatre millions d’années a toutes les chances de nous troubler encore plus. Plus on se rapprochera de la divergence entre la lignée humaine et celle des chimpanzés et bonobos, plus il sera difficile de distinguer un ancêtre direct de l’homme d’un cousin. Il sera aussi plus difficile d’établir qu’une nouvelle espèce est un hominine plutôt qu’un ancêtre des chimpanzés et des bonobos. La paléoanthropologie est devenue plus difficile que jamais, et elle le sera encore plus à l’avenir, comme l’illustre bien le fait que je reste incapable de décider si les deux individus de Malapa font ou non partie des ancêtres directs du genre Homo. n
HOMO ERGASTER a vécu de 1,9 à 1,3 million d’années. Auparavant placé sur la même branche que Homo sapiens, il fait maintenant branche à part.
articles • B. WOOD et K BOYLE, Hominin taxic diversity : Fact or fantasy ?, Am. J. Phys. Anthropol., vol. 159, pp. S37-78, 2016. • B. WOOD, Human evolution : Fifty years after Homo habilis, Nature, vol. 508, pp. 31-33, 2014. • E. CALLAWAY, Fossils raise questions about human ancestry, Nature, publié en ligne le 8 septembre 2011.
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Offre
PASSION Le magazine mensuel Pour la Science (12 nos)
+
Le hors-série trimestriel Dossier Pour la Science (4 nos)
79
€ seulement
VOS AVANTAGES ABONNÉ
1 AN - 16nos
✔ 27 % d'économie et plus par rapport au prix en kiosque ✔ L’envoi des magazines en avant-première ✔ La garantie de ne manquer aucun numéro
BULLETIN D’ABONNEMENT
A retourner accompagné de votre règlement à : Service Abonnement 19 rue de l’Industrie - BP90053 - 67402 Illkirch Cedex PASD94B
OUI, je m’abonne à Pour la Science (12 nos/an) + Dossier Pour la Science (4 nos/an) : ❑ 1 an • 16 numéros • 79 € au lieu de 108,50€
27 % de réduction !
❑ 2 ans • 32 numéros • 148 € au lieu de 217 €
31 % de réduction !
P1A79E
+
P2A148E
J’indique mes coordonnées :
Je choisis mon mode de règlement :
Nom : Prénom : Adresse :
❑ Par chèque à l’ordre de Pour la Science
Le trimestriel
❑ Par carte bancaire Numéro de carte Date d’expiration
CP : Tél. :
Le mensuel
Ville :
Signature obligatoire
Clé
(les 3 chiffres au dos de votre CB)
Pour le suivi client (facultatif)
Mon e-mail pour recevoir la newsletter Pour la Science (à remplir en majuscule).
@
Grâce à votre email nous pourrons vous contacter si besoin pour le suivi de votre abonnement. À réception de votre bulletin, comptez 5 semaines pour recevoir votre n° d’abonné. Passé ce délai, merci d’en faire la demande à pourlascience@abopress.fr
J’accepte de recevoir les informations de Pour la Science ❑ OUI ❑ NON et de ses partenaires ❑ OUI ❑ NON Délai de livraison: dans le mois suivant l’enregistrement de votre règlement. Offre réservée aux nouveaux abonnés, valable jusqu’au 30/04/17 en France métropolitaine uniquement. Pour un abonnement à l’étranger, merci de consulter notre site www.pourlascience.fr. Conformément à la loi “Informatique et libertés” du 6 janvier 1978, vous disposez d’un droit d’accès et de rectification aux données vous concernant en adressant un courrier à Pour la Science.
AUSTRALOPITHECUS SEDIBA, une espèce d’australopithèque découverte en Afrique du Sud, est considéré par certains paléoanthropologues comme un ancêtre d’Homo, le genre humain.
30
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ AUSTRALOPITHECUS SEDIBA
La confusion des genres Les étonnants fossiles d’Australopithecus sediba, une nouvelle espèce d’australopithèque sud-africain, relancent le débat sur l’origine du genre humain et son lieu d’apparition.
Kate WONG
est journaliste scientifique à Scientific American.
L’ESSENTIEL • On pensait le genre
humain, Homo, issu de l’évolution en Afrique de l’Est d’Australopithecus afarensis, dont fait partie Lucy. • Australopithecus sediba
bouscule cette idée. Cette nouvelle espèce présentant plusieurs traits humains, vivait en Afrique du Sud il y a deux millions d’années. • Lee Berger, son
Brent Stirton/Getty Images
découvreur, y voit un ancêtre du genre Homo, ce qui lui conférerait une origine australe. • Cette thèse est
controversée par plusieurs paléontologues.
D
epuis 2010, les paléoanthro pologues du monde entier défilent chez Lee Berger, de l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, en Afrique du Sud, pour examiner ses fossiles. Et à chaque fois ils en restent bouche bée. Plutôt habitués à se contenter d’une dent ou d’une mandibule, ils contemplent cette fois les squelettes partiels de deux individus de la même espèce… Et pas n’importe laquelle, puisqu’il s’agit d’Australopithecus sediba. Selon le paléontologue ce serait un ancêtre du genre Homo, d’où son nom, « australopithèque source » (en sésotho, l’une des onze langues officielles d’Afrique du Sud, sediba signifie « source »). De fait, toute nouvelle espèce présente plusieurs caractères humains associés à des traits typiquement australopithèques. Ce mélange unique ferait d’Australopithecus sediba la plus ancienne espèce humaine connue. Jusqu’où cette hypothèse est-elle fondée ? Rappelons qu’il y a entre trois millions et deux millions d’années les australopithèques ont évolué dans les régions forestières ou boisées d’Afrique où, avant l’apparition des premières espèces humaines, ils ne nous ressemblaient guère. Ainsi, Lucy et ses congénères Australopithecus afarensis avaient des jambes courtes, des mains faites pour
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
grimper aux arbres et un cerveau de petite taille similaire à celui de leurs ancêtres simiens.
La faute au climat Ensuite, le climat a changé et les savanes se sont étendues. La sélection naturelle a alors favorisé des lignées d’australopithèques dotés de longues jambes, de mains de plus en plus aptes à la fabrication d’outils et d’un cerveau de grande taille. Le genre Homo, qui allait dominer la planète, est apparu. Afin de comprendre l’origine de ce succès évolutif, les paléoanthropologues ratissent depuis longtemps l’Afrique à la recherche de fossiles des premières espèces humaines. Parce que les plus anciens de ces fossiles ont été découverts en Afrique de l’Est, s’est dégagée l’impression que l’évolution cruciale à l’origine du rameau humain s’est déroulée dans cette région (voir Quand les fossiles racontent notre histoire, par Y. Coppens, page 8). C’est là qu’un nouveau mode de vie inventé par les espèces préhumaines aurait conduit nos ancêtres à consommer de plus en plus de viande alors que les fruits se raréfiaient. Ce nouveau régime alimentaire aurait concouru à l’émergence des traits spécifiquement humains, dont un cerveau volumineux. Cette théorie repose toutefois sur des indices qui peuvent être considérés comme ténus : le plus souvent, les fossiles datant de plus de deux 31
millions d’années se limitent ici à une mâchoire, là à une poignée de dents… En outre, ces vestiges appartiennent soit à des ancêtres australopithèques des premières espèces humaines, soit à des espèces humaines très postérieures à l’émergence du rameau humain. En fin de compte, on distingue mal l’ordre d’apparition des traits distinctifs du corps humain et les conditions de leur évolution. Australopithecus sediba aide à y voir plus clair.
Une caverne d’Ali Baba La découverte d’Australopithecus sediba est importante, car les restes d’hominines sont extrêmement rares. Les fossiles ont été mis au jour à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Johannesburg dans une zone que l’Unesco a inscrite en 1999 sur la liste du patrimoine mondial après la découverte d’un grand nombre de fossiles d’anciens hominidés (voir Les repères, page 6) ; cette région est désormais nommée... Berceau de l’humanité ! À ce titre, elle est aussi l’une des plus explorées par les paléoanthropologues. C’est le cas de Lee Berger qui a, des années durant, fouillé la grotte Gladysvale au sein de la réserve naturelle John Nash. Parmi les millions de fossiles animaux présents, il ne trouvait guère que quelques traces de l’espèce Australopithecus africanus. Il s’est alors donné comme objectif supplémentaire de dater son site. En effet, en Afrique de l’Est, les fossiles sont extraits de sédiments encastrés entre des couches de cendres volcaniques que l’on sait dater avec fiabilité. Par contre le Berceau de l’humanité, en Afrique du Sud, est dépourvu de cendres volcaniques. Les méthodes inventées pour contourner cette difficulté font notamment appel aux inversions du champ magnétique terrestre enregistré dans les strates de roches aimantables. Elles se sont vite révélées utiles. En août 2008, au bout d’une piste créée au xixe siècle par les carriers qui approvisionnaient Johannesburg en blocs calcaires, Lee Berger découvre une cavité créée à la dynamite et mesurant trois mètres sur quatre. Les quelques fossiles animaux qu’il aperçoit lui donnent envie de revenir sur ce site, qu’il nomme Malapa, « propriété » en sésotho. En le revisitant quinze jours plus tard, il découvre un fragment de clavicule d’un hominine. En quelques mois, son équipe met au jour plus de 220 ossements d’Australopithecus sediba, (un squelette actuel en contient 206), soit plus que la totalité des ossements des toutes premières espèces du genre Homo jamais trouvés. Par les techniques de datation mises au point à Gladysvale, les géologues de son équipe montrent que ces restes datent... de 1,977 million d’années, à 2 000 ans près ! L’importance des fossiles de Malapa tient au fait qu’ils comportent un grand nombre d’éléments du squelette. On peut ainsi espérer des informations sur l’ordre d’apparition des traits caractéristiques du genre Homo. On sait déjà que les caractères humains ne se 32
sont pas tous développés en même temps. Le bassin australopithèque, étroit et allongé, a par exemple évolué pour prendre une forme en coupe facilitant le passage de la grosse tête des bébés humains avant que le volume cérébral ne croisse. On constate justement que le bassin d’Australopithecus sediba est de type humain, tandis que le volume de son cerveau (420 centimètres cubes) représente moins d’un tiers de celui du cerveau humain (1 400 centimètres cubes). La présence simultanée chez Australopithecus sediba d’un bassin en coupe et d’un petit cerveau montre que, dans la lignée de Australopithecus sediba, ce n’est pas l’augmentation de la taille du cerveau qui a déclenché la métamorphose du bassin. Le même genre d’observations peut se faire à des échelles biologiques plus petites : la boîte crânienne du jeune mâle montre que son cerveau, bien que petit, est pourvu d’une zone frontale élargie, ce qui indique un début de réorganisation de la substance grise. Survivance du passé arboricole de ses ancêtres, les membres supérieurs de la femelle adulte sont longs et prolongés de doigts courts et droits qui devaient rendre sa main habile, mais la présence de fortes insertions musculaires sur les os du poignet signale en même temps une poigne digne de celle d’un singe… Autre exemple : Bernard Zipfel, de l’université du Witwatersrand, souligne que le pied d’Australopithecus sediba est composé d’un talon de singe archaïque, mais d’un os de cheville quasi humain. La juxtaposition de traits anciens (australopithèques) et nouveaux (humains) dans le squelette paraît parfois déroutante et difficile à expliquer. Australopithecus sediba 1,95–1,75 million d’années. Il associe des traits humains et australopithèques, et serait un ancêtre d’Homo erectus.
Une telle mosaïque de caractères anciens et nouveaux invite à revoir les méthodes des paléontologues. S’ils avaient été trouvés séparés, les os d’Australopithecus sediba auraient été attribués à des espèces distinctes. Lee Berger en conclut qu’il n’est plus possible d’attribuer un os isolé à un genre, par exemple au genre Homo. Il vise notamment une mâchoire supérieure trouvée dans le Hadar, en Éthiopie, qui passe aujourd’hui pour la plus ancienne trace humaine, puisqu’elle est datée de 2,3 millions d’années. De fait, à part cette mâchoire, Australopithecus sediba est plus ancien que les plus vieux fossiles du genre Homo correctement datés, tout en étant plus récent que Australopithecus afarensis, l’espèce de Lucy. Australopithecus sediba pourrait donc La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ AUSTRALOPITHECUS SEDIBA australopithecus sediba : une espèce hétéroclite
L
es squelettes d’Australopithecus sediba présentent un mélange inattendu de traits propres aux australopithèques et d’autres au genre Homo. On pensait que les traits caractéristiques du genre humain, tels que des bras courts et des mains agiles, étaient apparus simultanément. Or Australopithecus sediba montre qu’ils sont apparus en plusieurs étapes. Ainsi, ses longs bras, faits pour grimper aux arbres, sont assortis de mains au long pouce et aux doigts courts, qui semblent conférer une préhension fine, comme celle d’un humain moderne. Ce mélange de traits australopithèques et humains suggère qu’Australopithecus sediba descend de l’australopithèque africain, Australopithecus africanus, ou d’une lignée inconnue, et qu’il est un ancêtre direct d’Homo erectus.
Femelle adulte d’Australopithecus sediba
Jeune mâle d’Australopithecus sediba
Corps gracile
Front large et haut
Dents de petite taille
Nez proéminent
Petit cerveau
Canal pelvien de grande taille Long bras
Main habile Homologue au genre Australopithecus
Homologue au genre Homo Cheville évoluée
Longues jambes Talon primitif
Australopithecus africanus
Australopithecus sediba
© Getty Images, Brent Stirton
Homo erectus
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
33
être l’ancêtre immédiat de la lignée des Homo. Ses caractères évolués le positionneraient plus précisément en tant qu’ancêtre d’Homo erectus. Ainsi, au lieu du scénario dominant selon lequel Australopithecus afarensis aurait évolué en Homo habilis, qui aurait ensuite évolué en Homo erectus, ce serait plutôt l’australopithèque africain (Australopithecus africanus) qui serait l’ancêtre d’Australopithecus sediba, lequel aurait ensuite évolué en Homo erectus. Si ce scénario est le bon, Homo habilis ne serait plus notre ancêtre, mais seulement un rameau de l’arbre phylogénétique du genre Homo. Les Australopithecus afarensis censés être à l’origine de tous les hominines plus récents, dont Australopithecus africanus, seraient même mis de côté. À l’appui de sa thèse, Lee Berger insiste sur le fait que le talon d’Australopithecus sediba paraît moins évolué que celui d’Australopithecus afarensis ; cela implique soit que sa lignée est passée par une réversion évolutive vers un talon plus primitif, soit que cet australopithèque ne fait pas partie de la lignée d’Australopithecus afarensis, ni de celle d’Australopithecus africanus, mais d’une lignée qui reste à découvrir… William Kimbel, de l’université d’Arizona, et codécouvreur de la mâchoire de l’Hadar, considère que vouloir un squelette pour classer un spécimen n’a pas de sens en paléontologie. Pour lui, l’essentiel est de disposer d’un fragment présentant des caractéristiques suffisantes pour un diagnostic, ce qui est bien le cas s’agissant de la mâchoire de l’Hadar. Ainsi, la disposition parabolique des dents sur cette mâchoire est indubitablement un trait humain. William Kimbel trouve intrigants les caractères quasi humains des fossiles de Malapa et ne sait trop qu’en penser. Quoi qu’il en soit, il raille l’idée que
Selon le schéma consensuel, Australopithecus afarenArdipithecus sis serait l’ancêtre d’Homo habilis, lui-même ancêtre Australopithecus d’Homo erectus et des espèces ultérieures du genre Kenyantropus humain. Mais certains traits d’Australopithecus sediba Homo – dont un talon plus primitif que celui d’AustralopitheQuasi certain cus afarensis et une main plus humaine que celle Hypothétique d’Homo habilis – ont nourri l’hypothèse controversée selon laquelle Australopithecus sediba serait en fait Lignée non encore découverte ? l’ancêtre d’Homo erectus, Australopithecus afarensis et Homo habilis n’étant que des rameaux latéraux de l’arbre humain.
Au. anamensis
Au. afarensis K. platyops
A. ramidus 4 millions d’années
3 millions d’années
la lignée d’Australopithecus sediba serait à l’origine de celle d’Homo erectus. Comment un taxon sudafricain doté de quelques traits humains pourrait-il être l’ancêtre du genre humain, alors qu’une lignée nettement humaine était déjà présente 300 000 ans auparavant dans les Afars ? Pour sa part, Meave Leakey, de l’Institut du bassin du lac Turkana, au Kenya, estime que, s’agissant d’Australopithecus sediba, trop de points sont en contradiction, tout particulièrement sa datation et sa localisation. La paléontologue, dont les recherches portent aussi sur les fossiles est-africains, fait partie de ceux pour qui les hominines d’Afrique du Sud appartiennent plus probablement à un rameau évolutif local.
AUSTRALOPITHECUS SEDIBA (a) n’avait pas un régime fondé sur des aliments durs, car il n’était pas équipé pour. La modélisation d’une morsure (b) met en évidence la force exercée (du bleu au rouge, cette force augmente).
b
Brett Eloff / Lee Berger / University of the Witwatersrand
a
notre ancêtre à tous ?
34
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ AUSTRALOPITHECUS SEDIBA
Au. boisei Au. robustus
Au. aethiopicus Au. africanus
H. habilis
H. heidelbergensis H. antecessor
Humain archaïque
H. sapiens
Au. sediba H. ergaster
H. erectus H. floresiensis
H. rudolfensis 2 millions d’années
D’après René Bobe, de l’université George Washington, il aurait fallu que les restes d’Australopithecus sediba soient plus anciens – antérieurs à 2,5 millions d’années au moins – pour qu’il puisse être un ancêtre plausible du genre Homo. Son âge étant de 1,977 million d’années, sa forme semble dans l’ensemble trop primitive pour qu’il puisse être considéré comme un ancêtre des hominines fossiles de la région du lac de Turkana au Kenya. Ces derniers, qui sont un petit peu plus récents, présenteraient bien plus de caractères incontestables du genre Homo. Lee Berger rétorque que l’espèce Australopithecus sediba existait probablement longtemps avant la fossilisation des individus de Malapa. Mais, soulignent ses contradicteurs, et d’autres, rien ne permet de l’affirmer...
Qu’est-ce qu’un Homo ? En fait, la question de la place d’Australopithecus sediba dans notre arbre phylogénétique est obscurcie par l’absence de définition claire du genre Homo. En établir une est une tâche plus ardue qu’il n’y paraît, étant donné le faible nombre de fossiles humains (la plupart sont des fragments) datant de la transition entre les australopithèques et les premiers hommes. Dès lors, identifier avec certitude les caractéristiques qui ont fait de nos ancêtres des humains à part entière est un défi. Les squelettes de Malapa illustrent cette difficulté : ils sont tellement plus complets que tout spécimen antérieur d’Homo qu’il est très difficile de les comparer avec d’autres restes. Quelle que soit la position phylogénétique des fossiles de Malapa, ils offrent le portrait le plus précis de l’une des premières espèces d’hominines, notamment parce que nous disposons de deux individus. En plus du jeune mâle et de la femelle DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Jen Christiansen
Au. garhi
H. neanderthalensis
1 million d’années
adulte – les deux spécimens les plus complets –, des ossements de quatre autres individus ont été mis au jour, dont un bébé, ce qui est rarissime. Leur état de conservation est excellent. Avant Malapa, les paléoanthropologues ne disposaient d’aucun os complet de bras d’hominine primitif. Les dimensions de membres utilisés pour reconstituer des comportements essentiels tels que la locomotion ne sont donc que des estimations. Même pour Lucy, le squelette d’hominine d’âge comparable le plus complet, découverte en 1974, de nombreuses parties des os des membres supérieurs et inférieurs sont manquantes. En revanche, chez la femelle adulte de Malapa, le bras est pratiquement intact, de l’omoplate jusqu’à la main. Seules les extrémités de certains doigts et quelques os du poignet sont absents. Lee Berger espère les retrouver ainsi que les restes des deux autres squelettes lorsqu’il fouillera le sol. En effet, son équipe n’a fait que collecter les ossements accessibles en surface. Une fois en possession de ces éléments, les chercheurs pourront notamment reconstituer comment Australopithecus sediba grandissait et se déplaçait ; ils pourront aussi étudier la diversité régnant au sein de cette espèce. Le site de Malapa a aussi livré ce qui pourrait être de la matière organique fossilisée. Sur les images de tomographie aux rayons X du crâne du jeune mâle (voir la figure page 37), on remarque une fine couche particulière entre la surface du fossile et le contour de l’os. En examinant cet endroit au microscope, un motif caractéristique rappelant la structure de la peau se distingue. Si cela se confirme, on connaîtra la couleur de peau d’Australopithecus sediba ainsi que la densité et l’aspect de ses poils. Ces éléments livreraient aussi la répartition des 35
glandes sudoripares, et nous renseigneraient ainsi sur la régulation thermique d’Australopithecus sediba. Les glandes sudoripares donnent aussi des indices sur l’évolution du cerveau puisque, étant donné la sensibilité à la chaleur de cet organe, une température assez basse est une condition préalable à l’émergence d’un gros cerveau. Pourra-t-on aussi obtenir de l’adn ? Le plus ancien adn d’hominine que l’on ait récupéré jusqu’ici, celui d’un Néandertalien, date d’il y a environ 100 000 ans. Peut-être que les conditions de conservation exceptionnelles de Malapa permettront de recueillir des informations génétiques. On pourra alors vérifier si la femelle adulte et le jeune
mâle étaient mère et fils, comme cela a déjà été évoqué. On accédera également, dans la mesure du possible, à leurs relations avec les autres hominines du site. Pareille percée vers la génétique inciterait les chercheurs à chercher de l’adn dans d’autres sites, ce qui apporterait d’autres éléments sur les liens de parenté entre les diverses espèces d’hominines. La découverte de restes organiques exploitables serait une si grande première en paléontologie des hominines, que l’équipe de Malapa sait bien que les preuves de la percée devront être irréfutables. Jusqu’ici, les résultats des analyses semblent fiables et la découverte de restes de matière organique sur des fossiles de dinosaures, bien plus anciens,
La difficile histoire de la lignée humaine
L
a découverte de plusieurs hominines dans le site de Malapa est un extraordinaire résultat. Trouver des restes humains de cette période est déjà un événement rare, mais en trouver plusieurs d’un même individu l’est encore plus. Or Malapa a livré les restes de plusieurs individus, dont deux représentés par plusieurs éléments… L’étude de ces squelettes partiels produira donc beaucoup de données, mais rendra aussi le diagnostic taxonomique, c’està-dire la caractérisation de l’espèce considérée, bien plus complexe que dans le cas d’un os isolé. La mise au jour des vestiges d’Australopithecus sediba est donc une avancée majeure de nos connaissances sur un groupe d’hominines australs datant de près de deux millions d’années. Pour autant, leur position chronologique à l’aube (supposée) de la naissance des Homo erectus est-elle crédible ? Les caractéristiques morphologiques d’Australopithecus sediba sont très particulières : elles sont en partie proches de celles du genre d’Australopithecus et en partie proches de celles du genre Homo. Assez pour avancer l’hypothèse que l’origine d’Homo erectus se situerait au sein de cette lignée d’australopithèques sud-africains ? Cela sera très difficile à démontrer. Tout d’abord, il n’y a aucun consensus scientifique sur ce qu’est un Homo erectus, pas plus qu’il n’y en a sur ce qui a défini les premiers Homo ; ensuite, avant d’oser proposer la modification des arbres phylogéniques à cette période cruciale de l’histoire de l’humanité (l’homme va quitter son berceau africain pour partir à la conquête de l’Eurasie), il est obligatoire d’appréhender d’abord quelle variabilité biologique existait parmi les hominines de cette époque. Or la façon dont les traits biologiques varient au sein d’une espèce ou d’un genre est extrêmement difficile à cerner. On a naturellement tendance à l’assimiler à celle de l’unique spécimen que l’on étudie (c’est humain !), mais l’histoire de la taxonomie nous oblige à ne pas ignorer que cette façon de faire conduit le plus souvent à des interprétations fausses.
Évolution en mosaïque Il importe en outre de ne pas oublier que l’évolution de la lignée humaine ne s’est pas déroulée de façon linéaire. Pour des périodes plus récentes (au Pléistocène moyen et supérieur), il a été montré que certains traits pouvaient évoluer, sur un même territoire, en mosaïque. Cela signifie qu’ils n’apparaissent pas forcément de façon synchrone au sein des différents groupes humains appartenant à une lignée définie par le partage de caractères ancestraux. Avant de savoir quelle valeur phylogénique peut avoir tel ou tel caractère ou telle ou telle combinaison de traits, il faut donc essayer de connaître leur variabilité chez les prédécesseurs et les successeurs de la lignée étudiée… C’est seulement ainsi que l’on a une chance de déterminer de façon fiable si des caractéristiques ont un intérêt interprétatif réel en phylogénie.
36
Cette dure réalité paléontologique implique qu’en paléoanthropologie, il n’y a le plus souvent pas de certitudes, mais seulement des hypothèses. En principe, un chercheur ne les présente à ses pairs que parce qu’il estime qu’elles sont associées au plus faible risque de se tromper. Sinon, les seules certitudes sont les faits archéologiques (la découverte d’objets, de fossiles, d’empreintes, etc.), mais la crédibilité qu’il convient de leur accorder varie en fonction de la façon dont on les considère, de la nature des échantillons de comparaison (souvent très critiquables), de la résolution chronologique, des hypothèses à la mode, etc. Soulignons aussi que l’on ne fouille pas un site seulement pour un fossile, mais que c’est l’ensemble de ce qu’un gisement est capable de nous apprendre en termes de connaissances sédimentologiques, paléoenvironnementales, chronologiques, taphonomiques (relatives à la fossilisation), sur l’évolution des espèces animales (ou végétales) du passé, leurs comportements, leurs interactions, qui fait l’objet de recherches scientifiques interdisciplinaires. Si l’on néglige un point, on fragilise les résultats de tous les autres champs disciplinaires. Pourtant et malheureusement, le caractère sensationnel de la découverte de fossiles humains a l’étrange conséquence d’éclipser les résultats des autres disciplines. Certes, la découverte de ces fossiles humains étant si rare, leur médiatisation mobilise l’intérêt de la société, ce qui facilite l’obtention par les chercheurs des moyens nécessaires à la recherche. C’est une bonne chose tant les recherches de terrain sont complexes, coûteuses et ingrates, donc difficiles à valoriser. Mais cette nécessaire mise en lumière des résultats obtenus ne remplace pas le long et ardu travail d’analyse paléoanthropologique, lequel ne se fait qu’avec le temps et en impliquant tous les chercheurs concernés. Malheureusement, en paléoanthropologie, l’auteur d’une découverte et l’objet de l’étude tendent à se confondre un peu, ce qui offre à tant de découvreurs l’occasion de proposer leur vision de nos origines... Or tant qu’une telle découverte n’a pas été étudiée à fond par les chercheurs, une telle vision risque de n’être qu’une contribution de plus à la construction d’une mythologie scientifique. Pour nous, tel est le cas de la vision intéressante, mais prématurée, de l’origine du genre Homo proposée par Lee Berger. Comme Marcel Otte, préhistorien de l’université de Liège, le rappelait en 2010 dans son article Rêve, science et religion : « Le scientifique ne sait rien, il cherche, il doute [...] et n’échange qu’avec ses pairs, là où sa parole peut être opportunément contredite. »
Bruno Maureille, Laboratoire pacea, cnrs et université de Bordeaux 1
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ AUSTRALOPITHECUS SEDIBA conforte l’espoir d’une percée comparable en paléoanthropologie. Le tartre dentaire est un autre détail que personne n’a jamais songé à étudier sur un hominine de cet âge. De sombres taches brunes apparaissent en effet à la surface des molaires du jeune mâle. Quand on prépare des fossiles d’hominines afin qu’ils puissent être étudiés, on décape en général les dents. Toutefois, il se pourrait que les taches en question soient du même genre que celles contre lesquelles nous luttons à la brosse à dents ou en allant chez le dentiste. Dans ce cas, ce tartre ancien donnerait un aperçu sur le régime alimentaire des hominines. Jusqu’à présent, une telle étude passait par la mesure des différents isotopes du carbone présents dans les dents. Les résultats indiquent si un animal s’est nourri au cours de sa vie de plantes « en c3 » (arbres, arbustes, etc.) ou en « c4 » (graminées, laîches, etc.) – ou, dans le cas des espèces carnivores, d’animaux qui ont eux-mêmes ingurgité de telles plantes – ou d’un mélange des deux… Il s’agit d’informations indirectes et peu précises. En revanche, des restes des aliments ingérés s’incorporent directement au tartre. Il s’agit notamment de petits cristaux de silice nommés phytolithes, que toutes les plantes fabriquent, certains phytolithes ayant des formes caractéristiques de l’espèce. Leur étude peut ainsi révéler avec précision quelles sortes de plantes avait mangées l’animal peu avant sa mort. En se fondant à la fois sur l’analyse des proportions des isotopes du carbone, sur les phytolithes et sur les marques d’usure dentaire caractéristiques de la dureté des aliments mastiqués dans les mois ayant précédé la mort, l’équipe de Lee Berger a obtenu et publié des informations sur le régime alimentaire d’Australopithecus sediba. En octobre 2011, Peter Ungar, de l’université d’Arkansas, et Matt Sponheimer, de l’université du Colorado, soulignaient la diversité et la complexité insoupçonnées du régime alimentaire de nos aïeux. Alors que l’ardipithèque (Ardipithecus ramidus), l’un des tout premiers hominines présumés (il y a 4,4 millions d’années), se nourrissait essentiellement de plantes en c3 comme les chimpanzés, d’autres hominines africains anciens semblent s’être nourris d’un mélange de plantes en c3 et en c4. Le paranthrope robuste (Paranthropus robustus) avait même adopté un régime alimentaire presque exclusivement constitué de plantes en c4, comme l’ont montré Thure Cerling, de l’université de l’Utah, et ses collègues. Les deux individus Australopithecus sediba consommaient presque exclusivement des plantes en c3. Ce régime alimentaire, semblable à ceux des chimpanzés de savane, diffère notablement de ceux DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Paul Tafforeau ESRF
La vérité est dans le tartre
articles • J. LEDOGAR et al., Mechanical evidence that Australopithecus sediba was limited in its ability to eat hard foods, Nat. Commun., vol. 7, art. 10596, 2016. • A. HENRY et al., The diet of Australopithecus sediba, Nature, vol. 487, pp. 90-93, 2012. • R. PICKERING et al., Australopithecus sediba at 1.977 Ma and implications for the origins of the genus Homo, Science, vol. 333, pp. 1421-1423, 2011 (ce numéro de Science contient plusieurs articles sur Australopithecus sediba). • L. BERGER et al., Australopithecus sediba : A new species of Homo-like Australopith from South Africa, Science, vol. 328, pp. 195-204, 2010.
LE CERVEAU d’Australopithecus sediba (en rose) a été révélé par la tomographie à rayons X de son crâne. Même si le cerveau de ce jeune mâle n’est guère plus gros que celui d’un chimpanzé, la reconstruction suggère que dans la lignée d’Australopithecus sediba commençait une réorganisation du lobe frontal, partie du cerveau jouant chez l’homme un rôle essentiel dans la planification et le langage.
établis à ce jour pour les autres hominines. Bien que l’échantillon disponible soit très restreint (deux individus), cette étude confirme que les régimes des australopithèques étaient diversifiés, à l’instar des morphologies des espèces du même genre. Plus récemment, une étude des mandibules a révélé qu’Australopithecus sediba ne pouvait mastiquer d’aliments durs, un trait qui le distingue des autres espèces d’australopithèques. Comment les australopithèques de Malapa sont-ils morts ? Lee Berger soupçonne qu’ils ont été piégés en cherchant de l’eau. La grotte de Malapa d’aujourd’hui constitue en effet le fond d’un ancien lac souterrain, qui se trouvait 30 à 50 mètres sous le sol. Attirés dans l’à-pic par la présence d’eau, les australopithèques de Malapa y seraient tombés, ce qui expliquerait que leurs restes sont exempts de toute trace de charognage. On peut supposer que le jeune mâle est tombé en premier dans le gouffre, ce qui y aurait attiré la femelle adulte, sa mère peut-être. Quoi qu’il en soit, la grotte de Malapa était un véritable piège à fossiles, puisque toute une ménagerie allant des antilopes aux zèbres semble y avoir connu le même sort, avant d’être fossilisés comme les hominines. L’étude d’Australopithecus sediba ne fait que commencer, et l’exploration de la grotte de Malapa n’est pas achevée non plus. Elle pourrait contenir encore de nombreux ossements fossiles. Du reste, quand Lee Berger descend dans la cavité, il peut indiquer du doigt des endroits où affleurent ici l’os du bras d’un enfant, ailleurs la mâchoire inférieure d’une sorte de félin à dents de sabre, etc. Pour le moment, l’équipe a amassé l’un des plus grands trésors paléontologiques jamais trouvés en se contentant de ramasser les blocs séparés par les carriers du xixe siècle et en les passant au tomographe à rayons X. Une fois que les fouilles systématiques des 500 mètres carrés du site auront commencé, il est probable que d’autres fossiles seront mis au jour. Le Berceau de l’humanité fourmillait de vie ! n 37
UNE NOUVELLE ESPÈCE HUMAINE ! Découvert en 2013 en Afrique du Sud, Homo naledi (ici son crâne) soulèvent de nombreuses questions sur l’origine et l’évolution du genre humain.
38
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
L’incroyable i d e l a n o m Ho Kate WONG
Sauf mention contraire, les photographies sont reproduites avec l’aimable autorisation de John Hawks (université de Wisconsin-Madison) et de l’université de Witwatersrand
est éditrice et chef de rubrique au magazine Scientific American.
Cachés au fond d’une grotte quasi inaccessible, plus de 1 500 os fossiles gisaient depuis une date encore incertaine. Ils appartiennent assurément à une nouvelle espèce, mais que l’on a du mal à situer sur l’arbre phylogénétique des humains.
U L’ESSENTIEL • Des spéléologues ont
découvert en 2013 une salle pleine de fossiles dans la grotte Rising Star, non loin de Johannesburg, en Afrique du Sud. • En deux expéditions,
l’équipe de Lee Berger a extrait 1 550 fossiles correspondant à plus de 15 individus. • Ils appartiennent
à une nouvelle espèce humaine semble-t-il très ancienne, même si elle est encore mal datée. • La présentation
en fanfare et les conclusions de Lee Berger ont suscité un débat chez les paléoanthropologues.
n murmure d’approbation s’élève dans la cave de l’université du Witwatersrand, en Afrique du Sud. Lee Berger, le maître de cérémonie, ouvre la caisse n° 2 et en sort religieusement un maxillaire et une mandibule… puis d’un geste étudié, les positionne l’un au-dessus de l’autre avant de les présenter en souriant à l’auditoire. Les flashs crépitent. Les stylos courent… Homo naledi, un nouveau membre de la famille humaine vient d’être présenté à la presse et donc au monde. Comme il y a quelques années pour Australopithecus sediba (voir La confusion des genres, par K. Wong, page 30), Lee Berger a organisé un grand spectacle médiatique. Par ses pratiques iconoclastes, cet Indiana Jones est en train de devenir le paléoanthropologue le plus connu du monde… et le plus décrié par ses pairs. Pourtant, sa dernière découverte est vraiment spectaculaire : alors que, le plus souvent, les nouvelles espèces humaines sont décrites à partir d’un ou deux fossiles, Lee Berger a exhibé 1 550 os fossiles d’Homo naledi. Et, chose étonnante, les caractères de cette espèce font tantôt penser à un australopithèque, tantôt à un humain ou alors… n’avaient jamais été observés auparavant. Plus encore, selon Lee Berger, Homo naledi, malgré un cerveau de la taille d’une orange était humain et pratiquait même des rituels funéraires ! La portée de ces découvertes sera peut-être accrue lorsqu’on aura enfin réussi à dater les fossiles. Aujourd’hui, les estimations varient entre un million et deux millions d’années.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Pour comprendre, le mieux est de raconter l’histoire si particulière de la découverte d’Homo naledi. Lee Berger emploie des chasseurs de fossiles, qui écument pour lui les grottes du Berceau de l’humanité sud-africain. Située à quelque 50 kilomètres au nord-ouest de Johannesburg, cette région calcaire truffée de grottes regorge de fossiles d’hominines (voir Repères, page 6). En pratique, il y a deux sortes d’hominines, ceux comme les australopithèques encore doués pour grimper aux arbres et les bipèdes permanents.
Cherche paléontologue... mince Le 1er octobre 2013, Lee Berger reçoit un appel de Pedro Boshoff, l’un des spéléologues qu’il a engagés. Il lui fait part de la découverte d’une chambre pleine d’ossements, mais extrêmement difficile d’accès, dans la grotte Rising Star. La cavité en question se trouve à seulement 1 kilomètre du lieu de la découverte d’Australopithecus sediba. Les explorateurs n’ont pas touché aux os et n’en rapportent que de mauvaises images. Elles suffisent pourtant à distinguer des ossements, très nombreux, notablement différents de ceux d’Homo sapiens. L’organisation des fouilles commence. Très vite, il est évident que ni lui ni la plupart des paléoanthropologues ne pourront accéder à la chambre aux fossiles, nommée Dinaledi. Pour y parvenir, il faut franchir deux passages très étroits. Et les élargir pourrait endommager les fossiles… Lee Berger décide donc de quérir des fouilleurs, 39
Homo naledi De 2 à 1 million d’années ? Il combine des traits modernes et primitifs. Son appartenance au genre Homo fait débat.
connaissant les hominines, ayant une expérience spéléologique et... assez minces. Seules quelques femmes répondent à tous ces critères. Pour les seconder, une équipe scientifique comportant toutes les spécialités nécessaires est rapidement mise en place. Un circuit vidéo est installé, pour permettre aux paléoanthropologues restés en dehors de contrôler l’application du strict protocole mis au point pour fouiller la chambre dans des conditions optimales. Dans le même temps, il organise une intense campagne médiatique en collaboration avec le magazine National Geographic, qui en retour le finance. Rien de l’aventure ne doit échapper au public. Le show commence le 10 novembre 2013 quand, devant les caméras, les fouilleuses rampent pour la première fois jusqu’à la chambre Dinaledi. Marina Elliott fut la première scientifique à pénétrer dans la chambre. Pour ce faire, elle dut d’abord emprunter le Superman crawl (le « rampement de Superman »), un boyau de moins de 25 centimètres de hauteur. On ne peut le franchir qu’en rampant dans la position de Superman, un bras tendu vers l’avant et l’autre collé au corps. De là, on atteint une première chambre où se dresse un autre obstacle, le Dragon’s back (le « dos du dragon »), une arête rocheuse de 20 mètres de hauteur. Une fois au sommet, il reste à descendre le long d’un étroit boyau quasi vertical de 12 mètres de longueur et 20 centimètres de largeur menant à Dinaledi (voir l’encadré page ci-contre). Ce parcours du combattant en valait la peine : en trois semaines seulement, Marina Elliott et ses coéquipières ont sorti de la grotte pas moins de 1 200 pièces. En mars 2014, une deuxième campagne de fouille produisit quelques centaines de pièces de plus, de sorte qu’au total l’équipe a mis au jour plus de 1 550 ossements fossiles. Ces os et fragments osseux proviennent d’au moins quinze individus, comprenant de jeunes enfants, des adolescents, de jeunes adultes et des vieillards. L’assemblage fossile produit est le plus grand jamais rassemblé pour une espèce hominine
ancienne, et Dinaledi recèle encore probablement des milliers d’os. Dès l’apparition des fossiles à la lumière du jour, leur étrange mélange de caractères modernes et archaïques a déconcerté les chercheurs. Tout aussi étonnant est le fait que ces vestiges d’hominines ne sont accompagnés d’aucun ossement d’antilope, de hyène ou de singe, contrairement à ce que l’on constate d’ordinaire dans des grottes souterraines. Au bout de un mois de travail, en mai 2014, trente-cinq jeunes doctorants et postdoctorants, répartis en cinq équipes dédiées au crâne, aux dents, aux mains... ont mis en commun leurs observations. Une vision étonnante s’est alors formée : celle d’un hominidé grand et mince, doté de membres supérieurs construits pour grimper aux arbres, mais aussi capables de manier des outils, le tout commandé par un tout petit cerveau… Il ne s’agit là que de quelques-uns des traits d’Homo naledi (voir la figure page 44), une stupéfiante forme hominine.
Un mélange des genres Le volume de son cerveau était compris entre 450 et 550 centimètres cubes, ce qui le rend comparable à celui de Lucy, l’australopithèque des Afars d’il y a quelque 3,2 millions d’années, découverte en Éthiopie en 1974. Pour autant, la forme générale du crâne évoque plutôt le crâne d’Homo erectus, assez proche de celui de l’humain moderne. Les dents ressemblent en revanche à celles d’Homo habilis (l’une des plus anciennes formes humaines, sinon la plus ancienne), car leurs tailles augmentent depuis l’avant de la mâchoire vers l’arrière. Elles sont toutefois petites dans l’ensemble et les molaires ont des cuspides simples, ce qui évoque plutôt des formes humaines postérieures à Homo habilis. Les os postcrâniens, c’est-à-dire tous les os sauf le crâne, présentent aussi un mélange de traits connus chez d’autres formes hominines. Le bras combine une épaule et des doigts adaptés pour grimper aux arbres avec un poignet et une paume adaptés à la manipulation d’outils (voir la figure page 43), activité que l’on associe habituellement aux hominines non arboricoles à gros cerveaux inventifs. Quant aux jambes, elles combinent une articulation de la hanche semblable à celle de Lucy à un pied qu’il est pratiquement impossible de distinguer de celui de l’homme moderne (voir l’encadré page 44). Jusqu’à présent, les paléoanthropologues ont toujours considéré que les traits caractéristiques du genre Homo – tels le gros cerveau, la main habile fabriquant des outils ou encore les dents petites – ont
Quand vivait Homo naledi ? En 2016, des estimations fondées sur des analyses statistiques des caractéristiques crâniennes ont livré un intervalle : entre un et deux millions d’années.
40
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ HOMO NALEDI évolué simultanément. Australopithecus sediba et Homo naledi montrent que ce n’est pas le cas. Cette combinaison de traits archaïques et modernes n’est pas la seule caractéristique d’Homo naledi : il arbore aussi des traits inédits au sein du genre Homo. Ainsi en va-t-il du premier métacarpien (celui du pouce). Tandis que celui d’Homo sapiens est régulier, épais et large sur toute sa longueur, celui d’Homo naledi est étroit à la base et large au sommet. Il comporte en outre une crête effilée sur toute sa longueur et des ailerons d’os sur les côtés. Le fémur ainsi que d’autres os portent également des traits uniques. Pour l’équipe de Lee Berger, cette combinaison inédite de caractéristiques australopithèques et humaines et la présence de traits propres à Homo naledi justifie l’attribution des fossiles de Rising Star à une nouvelle espèce hominine. Même s’ils n’ont pu l’établir par des méthodes géologiques,
ils proposent qu’Homo naledi date de plus de 2 millions d’années, ce qui le rattacherait aux débuts du genre Homo. En 2016, des estimations fondées sur des analyses statistiques des caractéristiques crâniennes ont livré un intervalle compatible : entre un million et deux millions d’années. Si cette ancienneté se confirme, la découverte d’Homo naledi jouera un rôle crucial dans la résolution de la plus grande énigme de l’évolution humaine : celle de l’hominisation, c’est-à-dire le passage des australopithèques, dotés de nombreux traits simiesques, aux humains. La résolution de cette énigme tarde, car les fossiles datant de la période de transition sont rares et se limitent pour la plupart à des fragments isolés. Les paléoanthropologues sont impatients de savoir quelles espèces de la famille des hominines ont fondé le rameau humain et comment les traits du plan de l’organisme humain moderne sont apparus.
un ossuaire bien caché
L
es ossements de l’espèce Homo naledi ont été découverts à Dinaledi, l’une des chambres de la grotte Rising Star, située non loin de Johannesburg. Cette chambre, située à une trentaine de mètres sous la surface, est très difficile d’accès. Seuls des
individus très minces peuvent l’atteindre après avoir franchi deux passages étroits : le Superman crawl et le boyau quasi vertical. On ignore comment les ossements fossilisés dans Dinaledi y sont parvenus.
Entrée
Altitude (en mètres) COUPE NORD-EST/SUD-OUEST DU SYSTÈME DE
1 470
Chambre Dinaledi (site à fossiles)
GROTTES
Boyau quasi vertical (large d’une vingtaine de centimètres)
Illustrations de José Miguel Mayo, d’après Paul H.G.M. Dirks et al., eLife, article 09561, publié en ligne le 10 septembre 2015
1 460
1 450
Superman crawl (moins de 25 cm de haut)
Dragon’s back
1 440 90
80
70
60
50
40
30
20
10
0 Distance de l’entrée (en mètres) Coulées de calcite
LA CHAMBRE DINALEDI VUE DE PLUS PRÈS
D’ÉTRANGES CIRCONSTANCES. L’absence apparente de restes de grands animaux dans la chambre est l’une des raisons pour lesquelles les chercheurs supposent que les corps y ont été déposés intentionnellement, traduisant peut-être une pratique funéraire, plutôt que par une inondation ou une accumulation due à des fauves. Si des fossiles de gros animaux avaient été présents, l’examen des espèces représentées aurait pu donner une indication sur la date de dépôt des corps. De même, l’âge de la calcite déposée sur les fossiles ou à proximité aurait pu aider à déterminer celui des fossiles, mais ce minéral est contaminé par de l’argile, ce qui fausse la datation de cette roche. L’âge des ossements de Dinaledi est encore une énigme.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
(selon une coupe différente de ci-dessus)
La zone fouillée a livré des os d’hominines et de tout petits mammifères.
41
a
Tout naturellement, les paléontologues ont tenté d’expliquer comment autant d’ossements de la même espèce ont pu se retrouver dans la chambre. L’explication proposée pour l’ossuaire de Dinaledi est provocante. Parmi les diverses hypothèses, les plus probables sont que les ossements auraient été charriés par l’eau souterraine ou qu’ils auraient été apportés par des fauves. Toutefois, ces derniers auraient forcément laissé des marques de dents sur les os, qui sont absentes. En outre, on imagine mal qu’une inondation souterraine n’accumule dans la chambre que des os humains… Les chercheurs en ont alors déduit que seuls des membres de la population d’Homo naledi ont pu déposer les corps au fond de la grotte.
Une pratique funéraire ? On imagine les difficultés pour traîner ces corps dans la grotte ! Certes, on ignore comment le réseau souterrain de Rising Star s’est formé et a évolué. Et à ce jour, une seule entrée débouchant dans la chambre aux fossiles a été repérée. Si elle est la seule depuis toujours, alors ceux qui ont amené les défunts ont dû à tout le moins escalader le Dragon’s back afin d’atteindre le boyau quasi vertical et, éventuellement, d’y pousser un corps. L’accès à la chambre étant sans doute plongé dans l’obscurité la plus totale, une source de lumière a donc été nécessaire. On en déduit que, non seulement Homo naledi pratiquait des rites funéraires, mais qu’il maîtrisait aussi le feu. Lee Berger est sûr que la découverte de Rising Star va bouleverser notre vision de l’évolution humaine, et ce, quel que soit l’âge d’Homo naledi. S’il est grand (environ deux millions d’années), nous saurons que les traits d’Homo naledi sont apparus au tout début du genre Homo ; s’il est est supérieur, Homo naledi pourrait faire sortir les australopithécines de notre lignée. Si, en revanche, cet âge est modeste (moins de deux 42
b
millions d’années), nous devrons reconsidérer les espèces auxquelles sont associées les cultures matérielles trouvées dans les sites majeurs de toute l’Afrique. On peut aussi imaginer qu’Homo naledi soit apparu il y a plusieurs millions d’années, qu’il soit resté longtemps inchangé et qu’il ait coexisté un temps avec les autres espèces humaines, dont la nôtre. Selon cette thèse, Homo naledi a peut-être inventé certaines des traditions culturelles que les archéologues attribuent à notre espèce, voire se serait hybridé avec nos ancêtres, lui apportant une partie de son adn. Lorsque, en septembre 2015, l’équipe de Lee Berger a annoncé sa découverte, le grand public a tout de suite montré de l’engouement. En revanche, chez les paléoanthropologues... Nul ne conteste l’importance de la trouvaille, mais la façon dont l’équipe de Lee Berger s’y prend pour prélever, décrire et interpréter les ossements suscite des froncements de sourcils. La personnalité de Lee Berger et son association précoce avec National Geographic ne sont pas étrangères à la méfiance qu’il inspire à ses pairs. En 2008, la découverte d’Australopithecus sediba, de tout premier plan, a amélioré sa réputation scientifique. Même ses plus farouches détracteurs ont alors reconnu que la découverte de deux squelettes vieux de 1,98 million d’années et assez complets était spectaculaire. Beaucoup cependant n’étaient pas d’accord avec son interprétation. Lee Berger insistait en effet depuis longtemps sur l’idée que, dans la quête des origines du genre humain, on négligeait l’Afrique du Sud. La mosaïque de caractères de types australopithèque et humain d’Australopithecus sediba a ouvert la possibilité d’enraciner le genre Homo dans cette région, alors que les plus vieux fossiles attribués à Homo (tous plus anciens qu’Australopithecus sediba) provenaient d’Afrique de l’Est (voir La confusion des genres, par K. Wong, page 30). La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ HOMO NALEDI c
Fort de son nouveau fossile étonnamment complet et aux traits si divers, qu’il déclare humain, Lee Berger souhaite modifier la façon de procéder en paléoanthropologie. Selon lui, des fragments fossiles isolés ne peuvent plus, désormais, suffire pour établir les relations de parenté des formes humaines : la « partie ne peut plus prédire le tout ». Comment a réagi la communauté à ces propositions ? Mal ! Tim White, de l’université de Californie à Berkeley, a écrit que les fossiles de Rising Star sont ceux d’un Homo erectus et non ceux d’une nouvelle espèce humaine. Tim White est connu pour la découverte d’Australopithecus garhi. Selon lui, et d’autres, cet australopithèque vieux de 2,4 millions d’années est un ancêtre possible du genre Homo. Tim White accuse l’équipe de Rising Star d’avoir endommagé les fossiles pendant les fouilles, et d’avoir publié les résultats à la hâte. Dans le journal britannique The Guardian, il peste contre la science spectacle. De son côté, Carol Ward, de l’université du Missouri, souligne que la signification phylogénétique d’Homo naledi reste inconnue malgré le nombre de fossiles découverts. Elle insiste sur l’importance de les dater pour se prononcer et reste critique sur l’article décrivant les fossiles, regrettant qu’il n’inclue pas assez de données permettant de les comparer à d’autres fossiles pertinents, ni d’étude phylogénétique des liens de parenté d’Homo naledi au sein du rameau humain.
Pas de South Side Story En l’état actuel des connaissances, beaucoup de chercheurs en restent à l’idée que le genre Homo est né en Afrique de l’Est. En mars 2015, plusieurs mois avant la publication relative à Homo naledi, Brian Villmoare, de l’université du Nevada, à Las Vegas, Kaye Reed, de l’université d’État de l’Arizona, et leurs collègues ont publié la découverte DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
d
DES PIEDS À LA TÊTE. L’assemblage des fossiles de Rising Star comprend notamment des os du pied (a), ce qui est rarissime pour des hominidés. De nombreux fragments de fémurs (b) renseignent les paléoanthropologues sur la bipédie d’Homo naledi. La mâchoire inférieure (c) et les os crâniens (d) sont des vestiges bien plus fréquents chez les hominidés. Bien que fragmentaires, les fossiles de Rising Star sont bien conservés et peuvent dans certains cas être attribués au même individu, ce qui est par exemple le cas pour la mâchoire inférieure et les os crâniens ci-dessus.
d’une hémimandibule (la moitié gauche) de 2,8 millions d’années trouvée à Ledi-Geraru, dans le nord-est de l’Éthiopie. Il s’agirait selon ces chercheurs du plus ancien fossile humain. Il porte en effet des traits typiquement humains ainsi que les caractères primitifs auxquels on s’attend dans une forme transitoire entre les australopithèques et les humains. En l’absence de datation, les fossiles d’Homo naledi ne sauraient déloger l’hémimandibule de Ledi-Geraru de sa place prééminente à l’origine d’Homo, insiste Kaye Reed. Nous avons vu que les controverses sur l’origine d’Homo sont en partie liées à l’absence de définition claire de ce qui fait l’humain. Susan Antón, de l’université de New York, et ses collaborateurs ont choisi de définir Homo et Australopithecus à partir du crâne, des mâchoires et des dents. D’autres chercheurs préfèrent les os postcrâniens, qui traduiraient mieux comment les hominines se sont adaptés lorsqu’ils sont passés de la forêt à la savane. Toutefois, quand on découvre des fossiles très anciens, les os postcrâniens sont souvent absents. Rising Star embarrasse par sa richesse, pointe Susan Antón. La mosaïque de caractères envoie des signaux contradictoires, d’autant plus troublants que Lee Berger n’a pas dit explicitement comment il définit le genre humain et pourquoi. Même si les fossiles de Rising Star sont bien ceux d’une nouvelle espèce humaine et même s’ils s’avèrent dater de plus de 2 millions d’années, cela ne suffira pas à convaincre les sceptiques qu’Homo naledi est à l’origine d’Homo sapiens ou, du moins, proche de la lignée qui en est à l’origine. 43
un mélange inédit de caractères
L
a fouille de la chambre Dinaledi dans la grotte Rising Star a fourni plus de 1 550 ossements fossiles. Ils appartiennent à au moins 15 individus, dont des enfants et des individus âgés, de sorte que presque tous les os du squelette sont représentés (nombre d’entre eux plusieurs fois), ce qui est rarissime s’agissant d’une espèce fossile ancienne. Les chercheurs ont donc pu reconstituer un squelette presque complet (ci-contre). Il combine des caractères australopithèques, des caractères déjà connus au sein du genre Homo et des caractères propres.
H. naledi
H. sapiens
Australopithecus
LE CRÂNE d’Homo naledi contenait un cerveau de 450 centimètres cubes, soit une taille typique d’un australopithèque, mais bien inférieure à celle du cerveau d’un Homo sapiens ou de la plupart des autres formes humaines.
LES DENTS augmentent en taille de l’avant vers l’arrière, ce qui est un caractère primitif. Elles sont plutôt petites dans l’ensemble et les molaires ont des cuspides simples – des traits de formes humaines plutôt tardives.
L’ARTICULATION DE L’ÉPAULE est orientée vers le haut comme celle d’un singe ou d’un australopithèque, et non vers le côté comme la nôtre. Ce caractère est une adaptation à la vie arboricole.
Premier métacarpien
H. naledi LE FÉMUR a une petite tête et un long col par comparaison avec la large tête et le petit col du fémur d’Homo sapiens. Ces caractéristiques suggèrent une hanche proche de celle d’un australopithèque. Australopithecus
LA MAIN est dotée de doigts incurvés, ce qui suggère un mode de vie arboricole. Pour autant, le poignet et la paume paraissent modernes et adaptés à la manipulation d’outils. Le premier métacarpien, c’est-à-dire l’os le plus inférieur du pouce, ne semble ni humain ni australopithèque, et constitue un caractère propre.
H. sapiens
LE PIED est très proche du nôtre, hormis des orteils légèrement incurvés et une voûte plantaire un peu plus basse. Il est ainsi bien adapté à la marche en position debout. Toutefois, la combinaison d’un pied moderne avec une hanche australopithèque implique qu’Homo naledi marchait différemment de nous.
QUELLE PLACE DANS LA PHYLOGÉNIE ? Selon l’équipe de Lee Berger, le mélange de caractères d’Homo naledi suggère qu’il est proche de la racine du genre Homo. On dispose pour Homo naledi de fossiles d’os postcrâniens qui sont peu représentés dans les panoplies fossiles obtenues pour d’autres espèces anciennes du genre Homo. Cela complique le placement d’Homo naledi dans l’arbre de parenté humain.
H. sapiens
Australopithecus (orange)
H. naledi
H. naledi
Premiers hominines (gris) Homo (vert) H. naledi
Paranthropus (bleu) H. sapiens
44
Millions d’années
7
6
5
4
3
2
1 Aujourd’hui
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
© Illustration de Portia Sloan rollings, graphique de Jen Christiansen
H. naledi
H. sapiens
❙ ❚ ■ HOMO NALEDI Pour Bernard Wood, de l’université George Washington, l’ossuaire de Dinaledi provient peut-être d’une population relique dont les traits singuliers seraient le produit d’un isolement relatif. L’Afrique du Sud est un cul-de-sac situé au bas du continent africain où les échanges de gènes étaient probablement plus rares qu’en Afrique de l’Est, où des flux géniques peuvent parvenir du sud et d’Afrique centrale. Il illustre son raisonnement en rappelant le cas d’Homo floresiensis qui a longtemps vécu isolé sur l’île de Florès, en Indonésie, même après l’irruption d’Homo sapiens. Qu’en est-il des rites funéraires d’Homo naledi ? On imaginait jusqu’à présent que les usages funéraires étaient l’apanage des hommes anatomiquement modernes, parmi lesquels ils se seraient généralisés il y a quelque 100 000 ans. Qu’Homo naledi les ait pratiqués des centaines de milliers d’années, voire des millions d’années avant fait débat. En fait, certains des membres de l’équipe de Lee Berger ont douté de la possibilité d’un dépôt intentionnel dans Dinaledi compte tenu de la difficulté d’y accéder. Mais aucune hypothèse plausible n’a été proposée. Travis Pickering, de l’université de Wisconsin-Madison, avance néanmoins que le remplissage intentionnel de la chambre ne traduit pas nécessairement des rituels funéraires ; l’objectif était peut-être d’éviter d’avoir à cohabiter avec des cadavres en décomposition. Lee Berger écarte toutes ces objections d’un revers de main et défend fermement la qualité du travail effectué par son équipe.
LES DOIGTS ARQUÉS de la main d’Homo naledi traduisent une adaptation à la vie arboricole. Cette main est la plus complète que l’on connaisse pour une espèce humaine éteinte.
Peu importe l’âge La question essentielle de la datation des fossiles de Rising Star est en cours d’étude, mais selon Lee Berger la connaissance de l’âge d’Homo naledi ne changera pas la façon dont il le relie aux autres membres de la famille humaine. Bien qu’il présente certaines caractéristiques clés d’Homo, l’ensemble est à certains égards plus primitif qu’Homo habilis et, d’ailleurs, que celle de la mâchoire de LediGeraru, qui détient le titre de plus vieux fossile humain. Quel que soit l’âge que se verront attribuer les fossiles de Rising Star, ils impliquent que la branche d’Homo naledi s’est séparée de notre arbre de parenté avant les autres branches humaines. Si les fossiles sont jeunes, alors ils proviennent du sommet de cette branche. Pourquoi, alors, l’équipe n’a-t-elle pas inclus une étude phylogénétique dans son article annonçant une nouvelle espèce ? De quoi s’agit-il ? Pour comprendre comment des organismes sont reliés les uns aux autres, les biologistes déterminent des clades, c’est-à-dire des classes d’organismes DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
articles • M. DEMBO et al., The
evolutionary relationships and age of Homo naledi : An assessment using dated Bayesian phylogenetic methods, J. of Human Evolution, vol. 97, pp. 17–26, 2016. • L. R. BERGER et al., Homo naledi, a new species of the genus Homo from the Dinaledi chamber, South Africa, eLife, article n° 09560, 2015. • P. H. G. M. DIRKS et al., Geological and taphonomic context for the new Hominin species Homo naledi from the Dinaledi chamber, South Africa, eLife, article n° 09561, 2015.
partageant avec un ancêtre commun un certain nombre de caractères dits ancestraux. Le problème est que cette méthode n’est applicable que si les caractères ancestraux sont observables chez tous les organismes du clade. Or les fossiles humains, souvent réduits à un fragment de squelette, représentent très incomplètement l’organisme dont ils sont issus. Les paléoanthropologues ont tendance à fonder leurs analyses sur des caractéristiques observées sur des crânes et des dents ; des crânes parce que leur forme varie beaucoup chez les hominidés, de sorte qu’ils sont considérés comme bien caractéristiques des espèces ; et des dents parce que ce sont les fossiles les plus fréquents. Pour les périodes anciennes, les autres os du squelette ne sont en général pas découverts en association avec un crâne ou des dents, de sorte qu’il peut être difficile de les attribuer à une espèce définie par des fossiles crâniens seulement. En outre, les restes fossiles étant en général incomplets, un élément connu chez une espèce est souvent absent chez une autre. De fait, certains des traits clés d’Homo naledi – dont ses ensembles presque complets d’os de la main et du pied – ne sont que partiellement représentés, voire pas du tout dans les fossiles d’autres espèces humaines. En l’absence d’ossements avec lesquels on pourrait comparer leurs fossiles postcrâniens, les chercheurs ont dû se contenter d’appliquer la cladistique aux traits crâniens ; toutefois, certains des résultats ainsi obtenus sont dénués de sens, ce qui suggère qu’Homo naledi, malgré ses nombreuses caractéristiques primitives, est plus étroitement apparenté à Homo sapiens qu’au plus ancien Homo erectus. Pour Lee Berger, c’est la preuve que les arbres de parenté fondés sur une seule région anatomique, tels le crâne ou les dents, ne sont pas fiables.
The show must go on Lee Berger reste persuadé qu’Homo naledi va « secouer » l’arbre de parenté du genre Homo, mais n’attend pas de ses pairs qu’ils le croient sur parole. Rompant avec les habitudes du milieu, il a rendu les fossiles de Rising Star disponibles à tout chercheur en mettant en ligne sur le site MorphoSource des scanographies en trois dimensions de 91 os cruciaux. À Rising Star, les fouilles vont se poursuivre, avec ou sans l’approbation des mécontents. Les géologues s’affairent à reconstituer l’histoire de la grotte, les fouilleurs extraient des fossiles supplémentaires, les biologistes moléculaires tentent d’extraire de l’adn. Et les chasseurs de fossiles cherchent d’autres pistes. Lee Berger annonce déjà que des découvertes de « plus de un » nouveau site ont déjà été faites ; et qu’elles font « battre son cœur aussi vite que Rising Star l’a fait ». Le spectacle va continuer ! n 45
L’ESSENTIEL • On a longtemps pensé
que les outils taillés avaient été inventés par Homo habilis. • Les pierres taillées
découvertes à Lomekwi 3, au Kenya, remettent en cause cette idée. • Datées de 3,3 millions
d’années, elles précèdent de 700 000 ans les plus anciens outils connus. • Or à cette époque,
le genre Homo n’était pas apparu. Alors à qui doit-on ces outils ? sont encore en lice, notamment les congénères de Lucy. Des études sont en cours pour les départager.
Shutterstock.com/Byelikova Oksana
• Plusieurs candidats
Les plus vieux outils du monde Des outils de pierre taillée datés de 3,3 millions d’années et découverts au Kenya placent la communauté scientifique dans la perplexité : qui les a façonnés ? Pas les humains en tout cas, ils n’existaient pas encore.
Sonia HARMAND
travaille à l’Institut du bassin Turkana, de l’université Stony Brook, à New York, et dans l’unité Préhistoire et technologie (cnrs, umr 7055), à l’université Paris-OuestNanterre-La Défense.
C
e matin du 9 juillet 2011, sur la rive ouest du lac Turkana, dans le nord du Kenya, nous nous étions perdus. Notre équipe avait accidentellement suivi le mauvais chemin ou plutôt le mauvais lit de rivière asséché. En voiture, nous empruntons ces ravines pour éviter les nombreux buissons d’épineux et les blocs de lave qui constituent le paysage aride de cette région. Pour nous repérer, nous avons gravi une petite colline isolée. De son sommet s’étendait un panorama exceptionnel :
LE LAC TURKANA, au Kenya, et ses rives, fut le décor de la taille des premiers outils au monde. C’était il y a 3,3 millions d’années.
© MPK/WTAP
un ensemble d’affleurements de couches érodées de plusieurs mètres de haut et formant un grand cirque. Prometteur... J’invitais alors l’équipe à prospecter en ligne chaque pente de ces affleurements. Grâce à nos cartes géologiques, nous savions déjà sur quoi nous marchions : des sols vieux de trois millions d’années. Juste avant la pause thé, mon talkiewalkie grésille. Sammy, notre prospecteur du peuple Turkana, venait de repérer ce que nous étions venus chercher.
Le coup de main de Pasteur Nous venions de faire une découverte exceptionnelle, un peu par hasard et là où très peu de personnes s’y attendaient : nous venions de découvrir les plus vieux outils de pierre du monde. « La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés », a dit Louis Pasteur. Ce jour-là, nous étions très bien préparés. De fait, en amont de cette expédition, en France, nous avions soigneusement étudié la région à partir des cartes géologiques et satellitaires des affleurements. Nous avions alors choisi des zones à fort potentiel, dans les terrains les plus septentrionaux de la formation de Nachukui, les plus anciens aussi. Encore inexplorée sur le plan 48
archéologique, cette région est seulement accessible en véhicules tout-terrain et équipés d’un système de guidage gps. Elle est aujourd’hui fouillée, en collaboration avec les Musées nationaux du Kenya, par l’équipe pluridisciplinaire franco-américanokenyane de la Mission préhistorique au Kenya, financée depuis 1994 par le ministère Français des Affaires étrangères. Le site où les outils ont été mis au jour est nommé Lomekwi, c’est-à-dire Petit buisson en turkana. Après deux premières localités de surface, le « vrai » site prendra le numéro 3. Un site archéologique remarquable, doyen de l’humanité, vieux de 3,3 millions d’années (voir l’encadré page 50) et qui le jour de sa découverte a repoussé instantanément de 700 000 ans dans le passé les débuts de notre préhistoire si l’on suppose qu’elle naît avec les premiers outils (d’autres la font commencer avec le genre Homo). Le précédent record était détenu par des outils vieux de 2,6 millions d’années. Ils ont été découverts à Gona, en Éthiopie, en 1976, par Hélène Roche et Jean-Jacques Tiercelin. Dès son âge confirmé, le site posait un défi majeur. En effet, les outils de Lomekwi sont bien trop vieux pour être attribués au genre Homo, et en particulier à Homo habilis que l’on croyait pourtant être le premier à avoir taillé des outils.
LE SITE DE LOMEKWI 3, au Kenya, a repoussé le début de la préhistoire de plus de 700 000 ans.
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ VIEUX OUTILS Mais Homo habilis est apparu vers 2,5 millions d’années. Ces outils sont mêmes trop anciens pour le nouveau reste fossile d’Homo annoncé en 2013 et découvert à Ledi-Geraru, en Éthiopie, à quelques dizaines de kilomètres seulement de l’endroit où Lucy avait été découverte en 1974 (voir Quand les fossiles racontent notre histoire, par Y. Coppens, page 8). Cette mandibule donne un coup de vieux au genre humain, en le faisant déjà exister il y a 2,8 millions d’années, mais c’est encore insuffisant pour attribuer la paternité des outils de Lomekwi 3 au genre Homo. On doit donc se résoudre à admettre que la fabrication d’outils a débuté avant l’apparition du genre Homo. Pourquoi est-ce un bouleversement ?
L’homme, c’est l’outil ? Dans les années 1930, les paléoanthropologues Louis et Mary Leakey avaient mis au jour des outils de pierre taillée déjà très anciens dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, à partir desquels on a défini la culture de l’Oldowayen : les outils de Gona en relèvent. Plus tard, dans les années 1960, ils découvrent, en association avec ces outils, des fossiles d’hominines qui ressemblaient plus au genre Homo qu’aux Australopithèques qui étaient déjà connus (Zinjanthropus boisei et Australopithecus africanus). Les Leakey attribuent ces restes fossiles à une nouvelle espèce : Homo habilis, soit l’homme habile. L’idée que les premiers outils de pierre avaient été fabriqués et utilisés par les premiers représentants du genre Homo s’est imposée parce qu’il allait de soi que « l’homme, c’est l’outil ». Cette idée de l’Homo faber a été développée par Henri Bergson, en 1907, dans L’Évolution créatrice, pour nous distinguer de l’animal. Seulement, les outils de Lomekwi sont bien plus vieux que l’homme. Ils dépossèdent donc Homo habilis, qui n’existait pas encore, de son statut de pionnier de la technique. Alors qui a pu fabriquer les outils de Lomekwi il y a 3,3 millions d’années ? Plusieurs candidats sont possibles, et en particulier deux espèces d’hominines présentant à la fois des traits humains et des traits simiens. Le premier, Kenyanthropus platyops, a été découvert en 1999 sur la rive ouest du Lac Turkana à quelques kilomètres seulement de Lomekwi 3. Ses restes fossiles datés de 3,5 à 3,2 millions d’années sont donc contemporains de l’outillage de Lomekwi 3.
Homo habilis a perdu son titre
L’autre candidat est Australopithecus afarensis, c’est-à-dire Lucy et ses congénères, dont les restes fossiles ont été datés entre 4,1 et 3 millions d’années. Une découverte appuie cette hypothèse, même si l’on ignore encore si des australopithèques ont vécu dans la région de Lomekwi. En 2010, les traces présentes sur deux os d’ongulés de 3,4 millions d’années mis au jour à Dikika, en Éthiopie, ont été interprétées comme des marques de découpe laissées par des outils maniés par Australopithecus afarensis… D’autres candidats ? On pourrait ajouter à la liste Australopithecus deyiremeda, le nouvel australopithèque découvert en Éthiopie en 2015. Chronologiquement, Australopithecus bahrelghazali et Australopithecus africanus pourraient aussi postuler. Et pourquoi pas un nouvel Homo qu’il resterait à découvrir ? On ne peut pas non plus exclure que les outils de pierre aient été inventés à plusieurs reprises, indépendamment, et par des espèces différentes. S’il reste difficile de savoir lequel de ces hominines a pu fabriquer les outils de Lomekwi 3, on peut néanmoins avancer qu’ils ont probablement été inventés par des espèces plus proches de l’ancêtre commun avec le singe qu’on ne le pensait. Et ces outils sont la preuve que ces hominines, ou au moins certains d’entre eux, étaient déjà dotés, il y a plus de 3 millions d’années, des capacités cognitives et motrices nécessaires à la taille de la pierre. C’est une découverte spectaculaire, car si l’on connaît relativement bien les caractéristiques anatomiques de certains des hominines d’alors grâce aux restes fossilisés de leur squelette, on ne connaissait pas la nature de leur production technique et donc de leur stade cognitif. Louis Leakey affirmait que « les outils de pierre sont des comportements fossilisés. » De fait, l’outil fait plus que prolonger la main comme cela a été écrit par l’anthropologue André LeroiGourhan. L’outil devient le prolongement de la personne, il effectue autre chose que ce que notre organe de préhension peut faire, il implique une anticipation du geste, ici de taille, un contrôle du mouvement, mais aussi une certaine représentation mentale de ce que l’on veut obtenir. Pour les périodes très anciennes qui nous occupent, seuls les outils de pierre, qui ne se dégradent pas avec le temps, peuvent nous renseigner sur les capacités cognitives qui avaient cours. Ce que nous avons découvert à Lomekwi 3 est donc unique et très précieux. En l’occurrence, il
d’inventeur des outils en pierre taillée
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
49
b
1 cm
s’agit d’une concentration de 150 pierres taillées ou portant des marques de percussion dont des nucléus de grande taille, certains atteignant plus de 20 centimètres de longueur. Rappelons que le nucléus est la partie restante du bloc de pierre après avoir obtenu les éclats. Nous avons aussi trouvé des éclats débités à partir de ces nucléus, quelques percuteurs, et des blocs plats et volumineux pouvant atteindre 15 kilogrammes et qui ont servi d’enclumes. L’étude des négatifs d’éclats produits sur ces pièces ainsi que les traces de percussion visibles sur les surfaces révèlent deux techniques rudimentaires d’obtention d’éclats coupants. Ces deux techniques sont simples, mais en aucun cas primitives pour les mouvements qu’elles impliquent, la connaissance des angles d’éclatement, la maîtrise de la force à appliquer et la qualité des roches choisies.
DES OUTILS POUR DES OUTILS. Pour fabriquer un éclat (a), vous avez besoin d’une enclume (b) sur laquelle un nucléus (c) est soit percuté directement soit frappé avec un percuteur.
l’âge des outils de lomekwi 3
L
’âge des outils de Lomekwi 3 n’est pas déterminé directement à partir des artefacts de pierre, mais par la datation des sédiments dans lesquels ils sont enfouis. Afin de mesurer l’âge du site, nous avons eu recours à plusieurs méthodes de datation classiques et qui sont utilisées en particulier pour dater les restes fossiles d’hominines trouvés en Afrique de l’Est. Par chance, la région du Turkana est très volcanique et a permis aux géologues de l’équipe d’effectuer la datation du site par téphrostratigraphie. Cette technique consiste à dater par des procédés physicochimiques les couches de cendres volcaniques qui s’intercalent avec les sédiments dans lesquelles sont emprisonnés les outils. L’analyse de la désintégration radioactive de ces cendres a confirmé la date de 3,3 millions d’années. Par précaution, ces mesures ont été doublées par paléomagnétisme, une méthode qui consiste à prélever des sédiments sur le site et dans ses alentours afin de mesurer leur polarité. Cette polarité dépend de l’orientation du champ magnétique terrestre qui a varié en fonction des époques. Cette technique est fondée sur une sorte de chronologie matérialisée par les régulières inversions des pôles magnétiques de la Terre.
50
1 cm
© a,b,c : MPK/WTAP
a
La première technique, nommée bipolaire sur enclume, nécessite trois objets distincts : le bloc à tailler, un percuteur et une enclume. Le bloc à tailler est maintenu sur l’enclume par une main pendant que l’autre utilise un percuteur mobile pour frapper au point opposé au contact avec l’enclume afin de détacher des éclats tranchants à partir du bloc. Le mouvement est linéaire et vertical.
Un primate parmi les primates ? La deuxième technique est dite sur percuteur dormant : le bloc à tailler est tenu à deux mains et directement percuté sur une enclume posée au sol. La panoplie d’objets retrouvée sur le site indique clairement une volonté de produire intentionnellement et en série des éclats tranchants. Fabriquer ces outils nécessitait déjà une bonne dose de planification et d’anticipation des actions à accomplir pour choisir des roches de bonne qualité, les collecter, les ramener sur le lieu de taille... Cette tâche requérait aussi une représentation mentale de l’objectif à atteindre (les éclats tranchants), une anticipation et un contrôle du mouvement en fonction de plusieurs paramètres, tels que la nature de la roche travaillée, le poids... De bonnes capacités de préhension et une précision dans le geste, pour notamment conserver un certain angle d’incidence, étaient également indispensables. Certains nucléus sont particulièrement intéressants et constituent la « signature », la spécificité de Lomekwi 3 : ce sont des outils polyvalents, utilisés à la fois comme nucléus pour le détachement d’éclats et comme enclumes ou percuteurs lourds. Pour comprendre ces outils nouveaux et ce qu’ils impliquent en termes d’habiletés et de facultés cognitives, il faut les refaire. C’est donc tout un travail de reconstitution des La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ VIEUX OUTILS c
1 cm
gestes que nous avons entrepris ces deux dernières années en collaboration avec un tailleur contemporain et un anatomiste expert en cinématique et en enregistrement du mouvement. Ce projet collaboratif Archor financé par l’anr implique le cnrs et l’Inrap.
L’idée d’un outil Si les gestes que nous détectons en analysant les outils de Lomekwi peuvent nous faire penser à ceux des chimpanzés, la similitude s’arrête là. Les techniques de taille de la pierre à Lomekwi 3 ont été utilisées pour détacher des éclats. Or cette activité n’a jamais été observée chez les chimpanzés ni chez les capucins, qui semblent se limiter à casser des noix sur une enclume à l’aide d’un marteau de pierre. Si dans quelques cas des éclats se détachent pendant cette activité, ils sont accidentels, jamais intentionnels et ne sont pas utilisés. Soulignons d’ailleurs qu’il importe de distinguer l’utilisation d’outils et la fabrication d’outils, le fait d’employer un outil de pierre (juste le ramasser pour résoudre un problème) et le façonner. Tailler un outil de pierre est une action bien spécifique qui nécessite une intention bien précise : choisir un bloc et un percuteur, frapper le percuteur sur le bloc ou le bloc directement sur l’enclume pour produire un nouvel outil, qui est l’éclat tranchant. Les chimpanzés, les capucins et d’autres primates utilisent des outils de pierre, mais ce sont des pierres naturelles et, jusqu’à présent, les membres de notre lignée sont les seuls à avoir intentionnellement fabriqué et utilisé des outils de pierre. Cela étant, le Lomekwien pourrait bien représenter un stade intermédiaire entre l’usage de blocs non taillés pour des activités de martelage par exemple et la taille déjà orientée vers la production d’éclats réussis comme l’illustre la DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
culture de l’Oldowayen découverte par Louis et Mary Leakey. Si Lomekwi 3 indique clairement un comportement cognitif déjà assez complexe et un certain contrôle manuel, les auteurs de ces outils n’avaient cependant probablement pas encore toutes les capacités pour tailler des blocs de petite taille, comme on en trouve plus tard sur les sites de l’Oldowayen après 2,6 millions d’années. Nous savons, par l’étude des isotopes stables du carbone, que les activités de taille à Lomekwi 3 se sont déroulées dans un paysage de buissons et d’arbres de faible hauteur. Ce n’était pas une savane ouverte, mais un environnement plus boisé. Les tailleurs ne se trouvaient pas non plus dans une forêt mais dans un paysage comprenant jusqu’à 40 % de couverture végétale. C’est un environnement que l’on retrouve aussi pour les gisements d’hominines fossiles de la même période. C’est une information importante, puisque jusqu’ici, le développement de la « technologie » était supposé être lié à un changement climatique. Le scénario était le suivant : la savane s’est développée et a favorisé l’apparition de la bipédie, celle-ci libérant les membres supérieurs. Nos ancêtres auraient alors pu fabriquer et transporter des outils plus facilement. Ces changements se seraient traduits par une réorganisation ou une expansion de certaines aires cérébrales et le développement des facultés intellectuelles… L’histoire est donc à revoir. À Lomekwi 3, on était néanmoins en présence d’hominines bipèdes qui devaient mesurer entre 1 mètre et 1,50 mètre. Leur face devait être proche de celle des grands singes, mais avec une mâchoire et des canines de taille réduite. Nous savons que le régime alimentaire de Kenyanthropus platyops et d’Australopithecus afarensis était mixte, avec des ressources pouvant provenir d’un milieu ouvert, comme les graminées, et d’un milieu semi-fermé comme des feuilles et des fruits, et avec possiblement des animaux herbivores ayant consommé ces végétaux. L’apport protéinique à base d’insectes ne peut pas non plus être exclu. À quoi pouvaient donc bien servir les outils de Lomekwi ? Des études sont en cours pour apporter des éléments de réponse. Quoi qu’il en soit, le site de Lomekwi 3 nous prouve déjà que dès 3,3 millions d’années, une forme préhumaine taillait déjà la pierre bien avant que le genre Homo n’existe. Mais aujourd’hui, le Lomekwien n’est représenté que par un seul site de quelques mètres carrés. D’autres sites du même âge et peut-être même plus anciens sont sans doute à découvrir, au Turkana ou ailleurs. S’ils repoussent très loin dans le temps la chronologie de notre Préhistoire, les outils de Lomekwi sont néanmoins déjà bien trop élaborés pour être les tout premiers. Nous cherchons toujours… n
livre • J. SHEA, Stone Tools in Human Evolution : Behavioral Differences among Technological Primates, Cambridge University Press, 2016.
article • S. HARMAND et al., 3.3-million-year-old stone tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya, Nature, vol. 521, pp. 310–315, 2015.
internet • Le site de l’Institut du bassin de Turkana : www.turkanabasin.org/
51
BenoĂŽt Clarys
Il y a 14 000 ans, un chasseur-cueilleur rentre à la maison les bras chargés. À cette époque, l’humanité dépend encore beaucoup des caprices de la nature.
LES MOTEURS DE L’ÉVOLUTION Qui aurait parié sur la réussite évolutive de notre lignée ? C’était sans compter sur quelques atouts (un cerveau bien développé, le sens de la coopération, la monogamie...) et un peu de chance !
L’humanité façonnée par le climat Le secret de nos ancêtres pour survivre aux nombreux changements climatiques qui ont affecté l’Afrique de l’Est pendant des millions d’années ? Une alimentation variée !
Peter de MENOCAL
est professeur au Département de sciences de l’environnement à l’Observatoire de la Terre à l’université Columbia, aux États-Unis.
54
D
u haut d’une colline près de la rive ouest du lac Turkana, on profite d’une vue imprenable sur cette région du nord du Kenya : le lac et ses reflets émeraude (voir la photo ci-dessous) contrastent avec le désert ocre et aride qui l’entoure. Niché au sein du grand Rift est-africain, ce lac est alimenté par la rivière Omo, qui transporte les eaux de pluie depuis les hauts plateaux éthiopiens, à des centaines de kilomètres au nord, pendant la mousson estivale. Cette eau ne suffit pas à faire oublier la chaleur
écrasante de la région où le soleil brille intensément rendant brûlant le sol rocailleux. Et pourtant, cet endroit n’a pas toujours été un désert. De fait, les preuves de périodes bien plus humides sont partout. La petite colline est un ensemble épais de sédiments issus d’un ancien lac datant de 3,6 millions d’années. À l’époque, le lac Turkana était plus étendu et remplissait l’ensemble du bassin. On retrouve dans le sable des restes de fossiles d’algues et de poissons. Durant certaines périodes, ce désert rocailleux était
Shutterstock.com/Hamady
❙ ❚ ■ CLIMAT couvert de végétation, d’arbres et de lacs. Et ces changements climatiques dans cette région ont joué un rôle important dans l’évolution humaine, comme l’a proposé Yves Coppens. dès 1975. Cette région contient, avec d’autres sites de l’Afrique de l’Est et du Sud, la plus grande partie du registre fossile des premiers hommes et de leurs ancêtres depuis leur séparation de la lignée des singes il y a au moins sept millions d’années. De plus, deux changements majeurs dans le climat africain, espacés d’environ un million d’années, coïncident avec deux événements importants dans l’arbre de l’évolution humaine. Le premier choc évolutif a eu lieu il y a entre 2,9 et 2,4 millions d’années. Lucy et les autres Australopithecus afarensis se sont éteints, laissant la place à deux groupes assez différents. L’un correspond aux premiers membres du genre Homo. Ils présentaient les premiers traits modernes, y compris des cerveaux volumineux. Ces individus ont fabriqué les premiers outils. L’autre groupe qui a émergé à cette époque, connu sous le nom de Paranthropus ou Australopithecus robustus, était physiquement différent, avec une carrure solide et des mâchoires puissantes (voir la figure page 57). Cette lignée a fini par disparaître. Le second choc s’est produit il y a entre 1,9 et 1,6 million d’années. Une espèce plus carnivore, donc au cerveau encore plus développé, Homo erectus (aussi nommée Homo ergaster lorsqu’on parle
L’ESSENTIEL • Le changement
climatique serait un facteur important dans l’évolution humaine. • Les scientifiques ont
reconstitué l’évolution du climat à partir d’indices trouvés dans les sédiments et des dents fossilisées. • La disparition de
certains ancêtres de l’homme coïncide avec des transitions vers des climats plus arides en Afrique de l’Est. • Le changement de
climat et de végétation a favorisé les espèces qui, telles celles du genre Homo, avaient une alimentation variée.
spécifiquement des fossiles africains), est apparue. Son squelette plus long et plus souple est difficile à distinguer de celui des humains modernes. Cette espèce a été aussi la première à quitter l’Afrique pour peupler l’Asie du Sud-Est et l’Europe. La fabrication d’outils de pierre a connu une amélioration majeure : les premières haches sont apparues, avec de grandes lames façonnées avec soin sur les deux côtés. Quels facteurs ont pu déclencher ces jalons évolutifs, précurseurs de l’homme moderne ? À la suite d’Yves Coppens, des chercheurs pensent que deux épisodes de changement climatique pourraient en avoir été la cause. Ces deux secousses écologiques, succédant à de longues périodes de changement extrêmement graduel, ont transformé le berceau de l’humanité en prairies de plus en plus arides. Outre ces changements importants et ponctuels, le climat a connu des variations cycliques de plusieurs milliers d’années, oscillant entre des épisodes secs et humides. Les ancêtres de l’homme ont donc dû s’adapter à des changements rapides de la végétation et des ressources disponibles. On a établi comment et pourquoi le climat africain et la végétation ont changé durant ces périodes à partir d’un ensemble de nouvelles observations. Par exemple, on peut extraire et analyser les restes moléculaires d’anciens végétaux africains trouvés dans des sédiments. La composition chimique des dents qui appartenaient aux
DANS LE NORD DU KENYA s’étend le lac Turkana. Ses environs sont une région riche en fossiles humains et préhumains. Ils révèlent comment nos ancêtres ont fait face à une alternance de périodes sèches et humides.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
55
ancêtres de l’homme révèle ce qu’ils mangeaient, en particulier quand la végétation a changé. Les paléoanthropologues ont remarqué que les espèces qui avaient prospéré étaient celles ayant un régime varié. Cette importance de la flexibilité face aux variations de l’environnement semble récurrente dans l’histoire évolutive humaine. Charles Darwin (1809-1882) avait déjà associé variations climatiques et évolution. Il postulait que des grands changements du climat modifient de façon importante la végétation – et donc l’alimentation –, les abris et les ressources disponibles dans une région. La disparition d’un aliment favori ou le remplacement d’une longue saison humide par une saison sèche créent une pression qui conduit les espèces à s’adapter, disparaître ou évoluer. L’environnement, déterminé par le climat, favorise les espèces dotées de certains traits. Avec le temps, ces organismes et leur héritage génétique deviennent dominants parce qu’ils survivent en plus grand nombre au changement.
Paranthropus boisei 2,4 — 1,2 million d’années
D’abord appelé Zinjanthropus boisei, sa position phylogénétique fait encore débat. Ses dents étaient très puissantes.
proliféré. Par exemple, les mammifères ont bénéficié de la collision d’une météorite de la taille de Paris il y a environ 66 millions d’années. Cette collision a entraîné la disparition des dinosaures et de nombreuses autres espèces, favorisant la diversification des mammifères. Un groupe de ces mammifères a donné, après une longue évolution, l’homme moderne. Pour cette lignée, les chercheurs ont imaginé plusieurs scénarios incluant le rôle de l’environnement dans son évolution. Par exemple, dans la version la plus simple de la « théorie de la savane », les ancêtres de l’homme, avec leur bipédie naissante, leur gros cerveau et leur capacité à fabriquer des outils, auraient été mieux armés pour affronter les savanes herbeuses en pleine expansion où la compétition pour les ressources était féroce. Ils auraient distancé leurs contemporains qui vivaient dans les arbres, les forêts étant en déclin.
Merci pour cette météorite Le processus n’est pas toujours graduel. Chacun des grands épisodes d’extinction massive d’espèces des derniers 540 millions d’années a été accompagné de perturbations environnementales. À chaque fois, entre 50 et 90 % des espèces ont péri, et de nouvelles espèces très différentes ont émergé et
les conséquences d’un changement climatique sur la lignée humaine
D
eux étapes dans la lignée humaine semblent coïncider avec des changements climatiques en Afrique de l’Est. Il y a trois millions d’années, l’espèce Australopithecus afarensis s’est éteinte. Deux groupes, Paranthropus et Homo, sont apparus. Durant cette période de transition, le rapport isotopique du carbone dans les sédiments continentaux et marins suggère que la végétation a évolué d’un environnement boisé et humide vers celui de savanes sèches. Il y a
Sédiments océaniques
Ancêtres principaux
Temps en millions d’années
Aujourd’hui
1
Vers plus de savane
H. sapiens
Sédiments continentaux
Carbone dans les dents Alimentation : Variée
Vers plus de savane
herbes
H. erectus Périodes critiques (bandes grises) Homo
Paranthropus
2 3 Kenyanthropus
A. afarensis
4
Genre :
56
deux millions d’années, Homo erectus, un proche parent de l’homme moderne, quitte en partie l’Afrique. L’étude du carbone montre qu’à cette époque, un deuxième changement climatique a accentué la domination de la savane. L’analyse isotopique des dents d’Homo erectus suggère que son alimentation variée l’a aidé à s’adapter à ce nouveau changement climatique. En revanche, Paranthropus, au régime alimentaire plus spécialisé, n’a pu survivre.
Australopithecus Homo Paranthropus
Kenyanthropus Australopithecus
Faible
Élevé Faible
Élevé
Faible
Élevé
Rapport isotopique carbone 13/carbone 12
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ CLIMAT Cette vision, encore enseignée aujourd’hui, n’est pas correcte. Il n’y a pas eu une migration unique d’habitat de la forêt vers les prairies, mais plutôt une succession de cycles de périodes humides et sèches et des transitions marquées vers des conditions plus sèches. Aussi, nous n’avons pas acquis les caractéristiques humaines en une seule étape, mais plutôt en une série de poussées concentrées aux moments où l’environnement changeait. Les traces de ces changements de paysage et de leur impact sur l’évolution se retrouvent dans les sédiments aussi bien terrestres que marins. Les sédiments du sol africain sont souvent difficiles à analyser à cause de l’érosion et d’autres altérations géologiques. En revanche, au fond des océans, les sédiments reposent intacts. En forant dans le sol océanique proche des côtes africaines, les géologues ont prélevé des carottes de sédiments, témoins des conditions environnementales en Afrique de l’Est sur une période de plusieurs millions d’années. C’est ce que nous avons fait en mer Rouge, en un endroit où, par environ 2 000 mètres de fond, le sol océanique a accumulé près de 300 mètres de boue dans les abysses sombres et tranquilles depuis la séparation des lignées des grands singes et de l’homme, il y a plus de sept millions d’années, à un rythme d’environ 4 centimètres tous les 1 000 ans. Les sédiments sont ici un mélange de carbonate de calcium de couleur claire, provenant de coquilles
Jay H. Matternes
b
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
a
UNE ALIMENTATION VARIÉE a aidé Homo ergaster (a) à résister aux changements du climat et de la flore dans les savanes d’Afrique de l’Est. En revanche, Paranthropus boisei (b), qui se nourrissait exclusivement de certaines herbes, n’a pas pu s’adapter et son espèce a disparu.
fossilisées de plancton, et de grains limoneux plus foncés apportés des terres africaines et de la péninsule Arabique par les vents de mousson. Dans la carotte que nous avions prélevée, les strates foncées et granuleuses indiquent que le climat africain était sec et poussiéreux. Claires, elles reflètent des conditions plus humides, peu de poussière étant emportée par le vent. Nous avons observé que les couches foncées et claires se répétaient avec une certaine régularité tous les mètres environ, soit tous les 23 000 ans. On en déduit que le climat africain a présenté une alternance régulière de conditions humides et sèches, ce qui ne correspond pas au scénario d’une transition unique de la forêt vers la savane. Les ancêtres de l’homme avaient dû faire face à des changements climatiques réguliers. Quelle est l’origine de ce cycle de 23 000 ans ? Cette périodicité reflète la sensibilité connue de la mousson africaine et asiatique à la précession des équinoxes terrestres. L’axe de rotation de la Terre ne pointe pas toujours dans la même direction (cette direction décrit au cours du temps un cône avec une période qui est aujourd’hui de 25 800 ans, mais cette valeur n’est pas constante). La précession est due au couple exercé par les forces de marée du Soleil et de la Lune sur le renflement équatorial de la Terre. Du fait de cette variation, le nord de l’Afrique et l’Asie 57
du Sud reçoivent plus ou moins de chaleur au cours de l’été, ce qui augmente ou diminue l’intensité de la mousson et de ses précipitations. Pendant ce cycle de 23 000 ans, les régions touchées par la mousson sont alors alternativement plus humides ou plus sèches. Ainsi, à certaines époques humides, le Sahara était une région verte occupée par de nombreux animaux (éléphants, hippopotames, girafes, crocodiles...) et par des chasseurs de gazelles. L’art rupestre d’il y a 5 000 à 10 000 ans témoigne de cet environnement humide qui est aujourd’hui recouvert de dunes de sable. Le Nil était bien plus important qu’aujourd’hui et déversait dans la mer Méditerranée des sédiments noirs riches en matière organique, nommés sapropels, qui racontent la même histoire du climat africain que les couches de poussière de la mer Rouge. Outre ces cycles réguliers de périodes sèches et humides, on observe des transitions plus marquées vers des climats secs. Ces épisodes ont modifié radicalement la végétation en remplaçant la forêt par la savane. Il y a huit millions d’années, l’Afrique de l’Est ne présentait que quelques parcelles de prairies. Cinq millions d’années plus tard, le paysage était dominé par de vastes savanes permanentes.
Lucy a rejoint le ciel Ce changement radical a eu un impact majeur sur l’évolution de l’homme : Lucy et ses semblables ont disparu. Son espèce, Australopithecus afarensis, est apparue il y a 3,9 millions d’années en Afrique de l’Est et y a vécu 900 000 ans avant de s’éteindre. Elle a laissé la place aux genres Paranthropus et Homo, à hauteur de quelques centaines de milliers d’années après. Une étude détaillée de la végétation de cette époque et de l’alimentation des uns et des autres a permis de constater que les changements chez les ancêtres de l’homme ont coïncidé avec les changements climatiques. Lucy n’aurait pas su s’adapter au changement de végétation qui a accompagné les modifications climatiques. Il en aurait été de même un peu plus tard pour Paranthropus, lors d’un deuxième changement important, qui a donné lieu à des savanes encore plus sèches. Les savanes sont des écosystèmes tropicaux dominés par des plantes herbacées et parsemés d’arbres et d’arbustes contenant de la lignine. Les herbes de savane se développent dans les régions chaudes et sèches car, pour absorber le carbone de l’atmosphère, elles utilisent un type de photosynthèse spécifique dit en c4. Dans ce processus, comparé à un autre dit en c3, la perte d’eau par évaporation est limitée, ce qui est un avantage dans un milieu sec, et le dioxyde de carbone est mieux exploité. Thure Cerling et ses collègues, à l’université de l’Utah, ont développé une méthode pour reconstruire l’histoire de la végétation des anciens paysages grâce à l’analyse des isotopes qui diffèrent selon le 58
type de photosynthèse : les herbes en c4 absorbent plus de carbone 13 (un isotope du carbone 12) que les arbustes et les plantes ligneuses en c3. Aussi ces derniers ont-ils un rapport de carbone 13 sur carbone 12 plus faible. En conséquence, en mesurant ce rapport dans des échantillons de sol d’un environnement donné, on peut estimer précisément la part d’herbe par rapport aux plantes ligneuses présentes dans la région.
Homo ergaster 1,9 - 1,5 million d’années
Il utilise des outils de pierre taillée, invente le biface et découvre peut-être l’usage du feu.
En étudiant les sédiments est-africains issus de sites où l’on a trouvé de nombreux fossiles d’hominines, les chercheurs ont appris que, il y a plus de 8 millions d’années, les paysages étaient essentiellement constitués de forêts et d’arbustes en c3. Ensuite, la proportion de plantes ligneuses en c4 a augmenté graduellement. Puis un changement relativement important et rapide s’est produit il y a entre trois millions et deux millions d’années. Au cours de cette transition, les savanes se sont étendues rapidement à travers le Kenya, l’Éthiopie, et la Tanzanie d’aujourd’hui. Cette extension a été accompagnée d’une augmentation des populations de mammifères herbivores. Vers 2 millions d’années, les antilopes africaines semblent avoir subi, comme nos ancêtres, diverses spéciations, extinctions et adaptations. Les bovins, la famille à laquelle appartiennent ces ongulés, représentent près de un tiers de tous les fossiles africains mis au jour. Ils fournissent une collection bien plus riche que les fossiles de nos ancêtres, beaucoup plus rares. La paléontologue Elisabeth Vrba, de l’université Yale, a identifié des époques spécifiques durant lesquelles les taux de spéciation et d’extinction des bovins étaient supérieurs à la moyenne sur l’ensemble des six derniers millions d’années. Les deux événements les plus importants se sont produits il y a près de 2,8 millions et 1,8 million d’années, soit aux époques d’extension des prairies observées par les géologues. La coïncidence ne serait cependant pas aussi marquée, selon René Bobe, de l’université George Washington et Anna Behrensmeyer, de l’institut Smithsonian. En analysant près de 8 000 fossiles de bovins d’Afrique de l’Est, ils ont montré que nombre d’espèces ont développé des molaires spécialisées pour mâcher l’herbe abrasive de la savane, mais que cette adaptation n’était pas uniforme dans toute la région : ils ont aussi retrouvé La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ CLIMAT le pompéi des néandertaliens ?
P
© NASA
eter de Menocal montre dans son article que les variations Le manque de datation fiable rend donc ardu l’établissement climatiques ont influé sur l’évolution de l’homme. Considérons d’une chronologie de l’évolution des cultures. Par ailleurs, certaines ici le cas de la disparition de l’homme de Néandertal à la fin du analyses stratigraphiques anciennes ne sont pas toujours fiables, Paléolithique moyen. Si le climat n’est pas responsable, d’autres car les sols ont pu être altérés. La datation au carbone 14 n’est facteurs naturels ont pu jouer. L’une des hypothèses est celle pas d’un grand secours pour établir un historique précis, l’étad’éruptions volcaniques. En effet, certaines grandes crises géolo- lonnage de la méthode et les marges d’erreur sur les résultats giques, qui ont conduit à la disparition de nombreuses espèces, conduisant à des incertitudes sur les dates qui ne permettent ont été provoquées par un volcanisme important. Les champs pas de les ordonner dans le temps, en particulier lorsque l’on Phlégréens, dans la région de Naples, sont entrés en éruption il compare différents sites. En effet, il est important d’établir une y a entre 40 900 et 37 300 ans et ont émis un volume de 80 à chronologie pour chaque site, mais aussi d’établir une relation 150 kilomètres cubes de matière volcanique dans l’atmosphère. spatiale de contemporanéité entre différents sites. Il est donc Or c’est sur la période comprise entre 45 000 et 35 000 ans que difficile d’établir une carte de la présence des différentes cultures la population en Europe a été marquée par la disparition de l’homme (et donc des espèces) en fonction du temps. de Néandertal (Homo neanderthalensis) et l’arrivée de l’homme Le projet anglais reset a pour but d’étudier l’adaptation des moderne (Homo sapiens) venu du Proche-Orient. Certains cher- hommes aux variations climatiques de ces 80 000 dernières cheurs ont avancé l’hypothèse que années en rapprochant les l’éruption aurait joué un rôle dans données des paléontologues l’extinction des Néandertaliens. et des géologues. Pour établir Outre la disparition des une chronologie fiable, les Néandertaliens, cette période de chercheurs du projet utilisent transition entre le Paléolithique les cendres volcaniques. Ces moyen et le Paléolithique supécendres se déposent sur des rieur a connu une diversité cultusurfaces étendues à l’échelle relle importante. Pour suivre à d’un continent et permettent, la fois l’évolution culturelle et la une fois identifiées comme dynamique des populations, il faut provenant d’une éruption partiadopter une approche historique culière, de synchroniser les strade la période, c’est-à-dire établir tigraphies de différents sites, une chronologie précise des fixant un instantané temporel événements et des interactions et spatial de la répartition des de l’homme de Néandertal et de cultures. l’homme moderne. Francesco d’Errico et William Une telle démarche se heurte Banks, du CNRS et de l’univerà plusieurs difficultés : la précisité de Bordeaux, ont utilisé sion des méthodes de datation cette approche pour étudier la LA CALDEIRA de l’ouest de la baie de Naples s’est formée lors des deux éruptions majeures des champs est entachée de marges d’erreur transition entre le Paléolithique Phlégréens, il y a 36 000 et 14 000 ans. importantes et l’association de moyen et supérieur à l’aide certaines cultures avec l’homme des émissions volcaniques des de Néandertal ou l’homme moderne n’est pas évidente. champs Phlégréens, que l’on retrouve partout en Europe méridioLe Paléolithique moyen est caractérisé par la culture mousté- nale. Les éjectas de ce volcan ont été identifiés dans onze sites. rienne. Elle est définie principalement par la manière de façonner En associant ce marqueur aux résultats stratigraphiques, les outils de pierre dont la méthode dite Levallois. Le Moustérien F. d’Errico et W. Banks montrent que les cultures uluzzienne est l’œuvre, en Europe, des Néandertaliens. et proto-aurignacienne sont chronologiquement séparées et Puis différentes cultures dites de transition se sont dévelop- que la culture uluzzienne est probablement néandertalienne. pées en Europe. Elles pourraient être liées au fait que l’homme de Ainsi, les Néandertaliens auraient développé une culture avec Néandertal et l’homme moderne se sont côtoyés et se sont influen- des traits modernes indépendamment des hommes modernes. cés culturellement. Une industrie typiquement de transition est le Les chercheurs montrent aussi que l’Aurignacien avait déjà Châtelperronien en Europe occidentale. Marquée par la production remplacé l’Uluzzien dans certaines régions avant l’éruption du de lames au dos retouché et la présence de parures, elle est associée volcan. Celui-ci ne serait donc pas responsable de la disparition aux derniers Néandertaliens alors que les hommes modernes arrivent des Néandertaliens. L’étude d’un plus grand nombre de sites de l’Est, porteurs de la culture aurignacienne, dont les premiers présentant des restes d’éjecta des champs Phlégréens permettra signes émergent entre 41 000 et 40 000 ans en Europe méridionale. de consolider ces conclusions. En Italie, on trouve l’industrie uluzzienne, qui était associée aux La disparition de l’homme de Néandertal reste une question Néandertaliens. Des recherches récentes proposent, sur la base ouverte. Elle pourrait être liée, par exemple, à la confrontation de dents isolées découvertes il y a longtemps dans la grotte du avec l’homme moderne ou à une fusion des deux espèces. Cavallo (dans les Pouilles), que les Uluzziens étaient des hommes Sean Bailly, journaliste à Pour la Science modernes, mais cela reste controversé.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
59
des fossiles de bovins plus adaptés à des régions humides. Il y a bien eu des transitions globales vers des climats plus arides, mais la dynamique d’adaptation des espèces est complexe à interpréter. L’analyse reste sujette à caution dans ses détails, mais une tendance globale se dégage : le changement de végétation a probablement eu une influence sur nos ancêtres, en modifiant les ressources alimentaires disponibles. L’étude isotopique des sols a esquissé la flore à diverses époques ; celle de l’émail des dents renseigne sur ce que mangeaient les hominines. Par exemple, l’analyse d’une dent d’un homme moderne vivant en Occident pointerait vers une alimentation à base de plantes en c4, car une grande part de l’alimentation dérive du maïs, une herbe en c4.
Les premiers
humains avaient une alimentation diversifiée qu’ils devaient chercher dans un environnement de plus en plus uniforme.
Changement de menu au programme
articles • A. TIMMERMANN et T. FRIEDRICH, Late Pleistocene climate drivers of early human migration, Nature, vol. 538, pp. 92–95, 2016. • F. D’ERRICO et W. BANKS, Tephra studies and the reconstruction of middleto-upper Paleolithic cultural trajectories, Quaternary Science Reviews, vol. 118, pp. 182-193, 2014. • S. C. ANTÓN et al., Evolution of early homo : an integrated biological perspective, Science, vol. 345, pp. 1-13, 2014. • T. E. CERLING et al., Stable isotope-based diet reconstructions of Turkana basin hominins, p nas, vol. 110, pp. 10501-10506, 2013. • P. B. de MENOCAL, Climate and human evolution, Science, vol. 331, pp. 540-542, 2011.
60
Le changement de ressources alimentaires aurait joué un rôle durant l’évolution de l’homme, il y a environ deux millions d’années, lorsque le genre Homo est apparu. En 2013, Thure Cerling et ses collègues ont révélé une distinction nette entre le régime des premiers Homo et celui des Paranthropus. Une espèce, Paranthropus boisei, a parfois été surnommée l’homme casseur de noix à cause de ses grandes molaires et des os massifs de sa mâchoire. Il n’en est rien : les données concernant les isotopes du carbone dans l’émail des dents de cette espèce indiquent que son régime était peu diversifié et fondé principalement sur de la végétation en c4. En outre, de fines rayures microscopiques sur les dents renforcent l’idée d’une alimentation à base d’herbes abrasives en c4. La grande surprise a concerné Homo. L’analyse des dents les plus anciennes indiquait un régime en contradiction avec l’environnement de l’époque, dominé par de l’herbe en c4. Les données isotopiques des dents indiquaient un régime constitué d’environ 65 % d’aliments en c3 et 35 % d’aliments en c4. Les premiers humains avaient donc une alimentation diversifiée qu’ils devaient chercher dans un environnement de plus en plus uniformément couvert par la savane. Ce qui a priori semble être un inconvénient a aussi eu l’avantage de conférer à Homo une grande flexibilité vis-àvis des variations climatiques. Homo a dès lors pu transmettre ses gènes à sa lignée tandis que
Paranthropus a fini par s’éteindre, son régime étant trop spécialisé. Les végétaux dont il se nourrissait ont probablement disparu. Par ailleurs, il est tentant de spéculer que les outils de pierre les plus complexes apparus avec Homo – les haches, les couperets et autres – étaient plus adaptés pour aider leurs propriétaires à exploiter plusieurs sources de nourriture. Nous ignorons ce qu’ils mangeaient exactement, mais nous pensons que la diversité alimentaire a finalement constitué un avantage. Ces résultats nécessitent d’être consolidés par de nouvelles données. Une technique prometteuse a été récemment développée pour suivre de façon continue les changements passés de la végétation. Les feuilles de toutes les plantes terrestres sont recouvertes d’une pellicule cireuse qui les protège. Lorsque des plantes meurent ou sont abrasées, la couverture cireuse est emportée par le vent, avec la poussière minérale et d’autres particules. Ces couvertures sont faites de lipides, résistants à la dégradation et portant la signature isotopique du carbone de leur plante mère, en c3 ou en c4. Une fois récupérés dans les sédiments, ces lipides aideraient aussi à estimer les quantités d’herbe par rapport aux arbres et broussailles présents dans les anciens milieux. Sarah Feakins, de l’université de la Californie du Sud, et ses collègues ont appliqué cette technique afin de reconstruire l’environnement des hominines. En analysant les sédiments issus d’un site de forage dans le golfe d’Aden, ils ont confirmé que les plaines herbeuses d’Afrique de l’Est se sont étendues il y a entre trois millions et deux millions d’années, pour couvrir jusqu’à la moitié des terres. S. Feakins a aussi montré qu’on pouvait retracer les cycles courts de climats humides et secs avec ces biomarqueurs de cire. La végétation a donc évolué en partie selon les cycles courts alternant entre forêt et savane. Sur le site d’Olduvai, en Tanzanie, où des hominines ont vécu il y a 1,9 million d’années, Clay Magill et Kate Freeman, de l’université d’État de Pennsylvanie, ont utilisé les mêmes biomarqueurs et ont trouvé des changements similaires. L’ensemble de ces observations a permis de reconstruire l’histoire climatique de la région. L’image de notre ancêtre sortant de la forêt pour investir la savane sans jamais revenir en arrière a vécu. Il faut plutôt se représenter les ancêtres de l’homme confrontés à des cycles climatiques rapides et réguliers et à deux changements importants qui ont établi la prépondérance de la savane africaine. La capacité de nos ancêtres à s’adapter au changement semble avoir été un atout majeur. D’autres éléments enrichiront peut-être ce scénario, mais une chose est sûre : la réponse à la question : « D’où venons-nous ? » n’est plus hors de portée. n La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
GENÈSE D’UNE DÉCOUVERTE LA DIVISION DES INFUSOIRES (1765-1766) Marc J. Ratcliff
histoire des sciences
Préface de Hans-Jörg Rheinberger
Quels outils un chercheur doit-il créer pour identifier un nouveau fait scientifique ? Qu’y a-t-il de commun entre la construction du fait et sa réception ? Comment les contenus d’un cahier de laboratoire interagissent-ils avec les réseaux de correspondances et les publications ? L’ouvrage de Marc Ratcliff aborde ces questions en reconstruisant la découverte de la division des infusoires — micro- organismes unicellulaires des eaux douces ou saumâtres — par le savant genevois Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) et sa réception par une communauté d’acteurs. En reliant l’enquête microhistorique à l’analyse épistémologique pour comprendre le double parcours du chercheur et de son objet, l’auteur propose une nouvelle lecture des relations entre construction, découverte et réception des pratiques scientifiques. Enseignant à l’Université de Genève, Marc J. Ratcliff est un spécialiste de l’histoire des sciences et de l’épistémologie. Collection Archives, tome 23 | 170 x 240 mm broché | texte en français | 751 p., 188 figures couleur | ISBN 978-2-85653-888-6 | Prix 45 € TTC (42,65 HT) | novembre 2016
plus de renseignements et de contenus sur la librairie en ligne des Publications scientifiques
Commandez vos ouvrages depuis le monde entier sans intermédiaire. Navigation transversale par Moteur de recherche, Thèmes et Géozones.
Téléchargez gratuitement les articles des revues Geodiversitas, Zoosystema et Adansonia (publiés depuis 2000). D’autres revues sont consultables ou référencées…
Composez votre propre selection en éditant un catalogue personnalisé au format PDF (A4).
la
MONOGAMIE un atout pour notre espèce
collabore à Archaeology Magazine. Il est coauteur de plusieurs ouvrages, notamment From Lucy to Language.
62
L
a monogamie des humains est loin d’être parfaite : ils ont des aventures extraconjugales, divorcent et, dans certaines cultures, sont mariés à plusieurs personnes à la fois. Cependant, même là où elle est autorisée, la polygynie (un homme marié à plusieurs femmes) ne concerne qu’une minorité d’individus. En général, l’organisation sociale repose sur l’hypothèse que la plupart des individus formeront des couples durables et entretiendront des liens exclusifs sur le plan sexuel. C’est une exception. En effet, parmi les mammifères, moins de 10 % des espèces vivent exclusivement en couple. La monogamie est un peu plus courante chez les primates, dont 15 à 29 % des espèces privilégient ce mode d’existence. Cependant, très peu d’entre elles vivent la monogamie au sens où les humains l’entendent. D’où vient alors la monogamie chez les humains et quels avantages procure-t-elle ? La monogamie serait un héritage du parcours évolutif de notre espèce et aurait constitué une étape cruciale dans le processus de développement de nos ancêtres. Le couple est même devenu l’un des piliers des systèmes sociaux humains et l’une des clés du succès de notre évolution. Si la monogamie n’est pas l’exclusivité de l’homme, elle aurait rendu possible l’émergence d’une caractéristique strictement humaine : la constitution de réseaux sociaux vastes et complexes. Les jeunes des autres primates n’établissent des liens de parenté que par leur mère. Les humains, eux, le font à partir de leurs deux parents, ce qui élargit, à chaque génération, le cercle familial. Leur réseau s’étend en incluant d’autres familles et croît même au-delà des groupes communautaires.
Les scientifiques s’efforcent de comprendre les origines et les conséquences de la monogamie humaine. Quand avons-nous commencé à former des couples qui durent longtemps ? Pourquoi ce mode d’existence présentait-il un avantage ? Et cela a-t-il contribué au succès évolutif de notre espèce ? Aucune réponse n’est encore définitive, mais à la lumière de travaux récents, on commence à percer le mystère.
L’ardipithèque, déjà en couple ? Selon Owen Lovejoy, de l’université d’État du Kent, aux États-Unis, l’étude des fossiles d’hominidés indique que la monogamie serait antérieure à Ardipithecus ramidus. Cette espèce est connue depuis la découverte, près de la rivière Awash, en Éthiopie, d’une partie de squelette féminin datant de 4,4 millions d’années, et surnommé Ardi. Des hominines aussi anciens étaient-ils déjà monogames ? La lignée des grands singes et la nôtre se sont séparées il y a plus de sept millions d’années. Nos prédécesseurs auraient adopté trois nouveaux comportements : ils auraient commencé à transporter de la nourriture dans leurs bras, désormais libérés grâce à la bipédie, à former des couples permanents et à dissimuler les signes extérieurs de l’ovulation féminine. Ces innovations auraient, avec l’évolution, permis l’émergence des hominines – la lignée humaine après séparation de celle des chimpanzés. Selon Owen Lovejoy, le mode de reproduction ancestral reposant sur la promiscuité sexuelle a peu à peu cédé le pas à la monogamie lorsque, plutôt que se battre entre eux, les hominines mâles de rang inférieur se sont mis à rechercher de la nourriture à offrir aux femelles avec lesquelles ils voulaient La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
© Shutterstock.com/Grigoriev Ruslan
Blake EDGAR
❙ ❚ ■ MONOGAMIE Des travaux récents alimentent le débat sur l’émergence de la monogamie chez les humains. Ce mode de vie en couple durable aurait facilité le développement d’un plus gros cerveau.
s’accoupler. Celles-ci ont préféré, plutôt que des prétendants agressifs, les mâles sur lesquels elles pouvaient compter pour se nourrir. Par la suite, les manifestations extérieures de la fécondité des femelles ont disparu, car elles auraient attiré d’autres mâles pendant que leur partenaire sexuel attitré s’absentait pour rechercher de la nourriture. Les dents confirment ce scénario. Dans le cas des primates, fossiles ou modernes (les chimpanzés par exemple), les canines des mâles sont plus grandes que celles des femelles, car ces dents servent d’armes dans les combats pour la reproduction. Chez les humains des deux sexes, ces dents sont relativement petites, un trait caractéristique de tous les hominines, y compris les premiers spécimens d’Ardipithecus. Ardipithecus ramidus et les autres hominines monogames n’avaient plus besoin de telles armes, d’où la réduction de la taille des canines au fil de l’évolution. Une certaine corrélation existe aussi entre le comportement reproductif des primates et le dimorphisme sexuel. Plus une espèce de primates est dimorphe, plus il est probable que les mâles se battent entre eux pour obtenir les faveurs d’une femelle. Par exemple, les gorilles mâles, polygynes, sont deux fois plus corpulents que les femelles. En revanche, les gibbons, monogames pour la plupart, ont des poids presque identiques chez les deux sexes. Or en matière de dimorphisme, les humains sont plus proches des gibbons. Michael Plavcan, de l’université de l’Arkansas, appelle toutefois à la prudence : entre les os fossilisés et le comportement social des hominines, il y a un pas qu’on ne peut pas toujours DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
L’ESSENTIEL • L’homme est en
général monogame. Or moins de 10 % des espèces de mammifères le sont. • L’époque à laquelle a
émergé la monogamie chez nos ancêtres reste indéterminée. • L’espacement
territorial entre femelles, le soin paternel ou les infanticides sont des explications possibles à l’émergence de la monogamie. • La monogamie et le
développement de liens sociaux ont favorisé l’évolution des humains.
franchir. Considérons le cas d’Australopithecus afarensis, c’est-à-dire Lucy, qui vivait il y a entre 3,9 et 3 millions d’années. Comme Ardipithecus, Australopithecus afarensis avait de petites canines, mais son squelette révèle un niveau de dimorphisme intermédiaire entre celui des chimpanzés et celui des gorilles modernes. Le dimorphisme de la taille corporelle suggère que les mâles de Australopithecus afarensis se battaient pour les femelles, tandis qu’une absence de dimorphisme au niveau des canines indique que ce n’était pas le cas. Que conclure de ces observations contradictoires ? De nombreux autres anthropologues contestent aussi le scénario d’Owen Lovejoy. Selon eux, d’autres facteurs que la recherche de nourriture ont pu favoriser la monogamie, et peut-être bien plus tardivement. En 2013, Bernard Chapais, de l’université de Montréal, a montré que les caractéristiques propres à la famille et à la structure sociale des humains sont apparues par étapes successives. Les hominines mâles et femelles avaient initialement, comme les chimpanzés, plusieurs partenaires sexuels et des relations instables, de courte durée. Puis s’est amorcé un processus de transition vers la polygynie avec des liens sexuels stables, que l’on retrouve chez les gorilles par exemple. Or entretenir plusieurs partenaires mobilise beaucoup d’énergie. Il faut lutter contre les autres mâles et surveiller les femelles. La monogamie a peut-être été la stratégie permettant de réduire les efforts requis par la polygynie. Certains chercheurs suggèrent que ce tournant s’est produit il y a entre 2 millions et 1,5 million 63
d’années, bien après l’émergence du genre Homo, et simultanément aux changements physiques qui se sont manifestés chez Homo erectus. Comparé à ses prédécesseurs, Homo erectus avait un corps beaucoup plus imposant, avec des proportions plus proches de celles de l’homme moderne. Il était environ deux fois plus grand que Lucy et ses semblables. De même, Homo erectus semble présenter moins de dimorphisme sexuel que les australopithèques et les premiers Homo. Il atteignait un degré de dimorphisme similaire à celui des hommes modernes.
Homo erectus était-il monogame ?
de vie des mammifères, selon que les femelles sont solitaires (avec un mâle qui partage le territoire de plusieurs femelles), vivent en couple ou en groupe. Puis ils ont mis en évidence 61 transitions évolutives vers la monogamie, le plus souvent chez des carnivores ou des primates, ce qui suggère qu’une espèce tend à être monogame lorsque les femelles ont un régime composé d’aliments riches et rares. Ces résultats confortent l’idée qu’un mode de vie solitaire des femelles, de plus en plus éloignées les unes des autres, a incité les mâles à ne s’accoupler qu’avec l’une d’entre elles et à rester auprès d’elle. Cette idée s’applique bien à certains mammifères, mais est-ce bien le cas pour les humains ? En effet, le caractère social de ces derniers paraît peu compatible avec une hypothèse qui repose sur la faible densité territoriale des femelles. Nos ancêtres avaient peut-être déjà développé un caractère trop social pour que les femelles s’éparpillent dans la savane comme d’autres mammifères, ce qui contredit la première hypothèse. Cependant, l’hypothèse pourrait s’appliquer aux humains si la monogamie avait déjà cours chez les hominines avant que notre tendance à vivre en groupe se développe.
Shutterstock.com/hejrazdvatri
Ces indices suggèrent qu’Homo erectus avait un mode de vie nettement moins fondé sur la rivalité que celui de ses ancêtres. Dans la mesure où les primates mâles et femelles de taille corporelle similaire ont tendance à être monogames, la physionomie d’Homo erectus traduirait aussi un comportement sexuel plus exclusif. En 2013, deux équipes ont, indépendamment, publié des études statistiques à partir des travaux scientifiques déjà publiés, afin de déterminer les comportements qui auraient pu conduire à la monogamie chez les mammiLe rôle de l’infanticide fères en général et les primates en particulier. Les deux études La deuxième hypothèse sur l’orivisaient à trouver, parmi trois gine de la monogamie invoque la hypothèses – l’espacement terrimenace qui pesait sur les petits. torial entre les femelles, la volonté Si un rival défiait ou supplantait d’éviter l’infanticide et le soin un mâle dominant au sein d’un paternel –, celle qui explique le groupe, l’usurpateur pouvait mieux l’émergence de la monogatuer les petits qui n’étaient pas mie. Les chercheurs sont parvenus les siens. Les mères n’allaitant à des conclusions différentes... plus, elles recommençaient à LE DOUROUCOULI d’Azara, singe vivant en Amérique du Sud, est monogame. Le père se charge en grande partie des soins apportés aux petits. D’après la première hypoovuler, offrant ainsi au putschiste thèse, la monogamie s’est imposée l’occasion d’assurer sa propre quand les femelles ont commencé à avoir besoin descendance. Pour empêcher ces infanticides, de ressources alimentaires plus riches, mais rares la femelle aurait choisi un allié mâle capable de (telles que des carcasses ou des fruits mûrs, riches en la défendre, elle et ses petits. Cette protection protéines). Les femelles ont occupé des territoires plus était d’autant plus difficile à assurer que le mâle vastes afin d’avoir accès à davantage de nourriture, avait plusieurs femelles à protéger. mettant ainsi plus de distance entre elles. Pour le L’anthropologue Kit Opie, de l’University mâle, il est devenu de plus en plus difficile d’entreCollege à Londres, apporte des éléments étayant tenir plusieurs femelles, d’en trouver de nouvelles cette thèse relative à l’infanticide. Avec ses collègues, et de les isoler des autres mâles. S’établir avec une il a réalisé des simulations numériques de l’histoire seule femelle aurait donc facilité la vie du mâle. évolutive de 230 espèces de primates. Puis, grâce Les zoologistes Dieter Lukas et Tim Cluttonà une analyse statistique, il a constaté que seule Brock, de l’université de Cambridge, au Royaumeune augmentation de la menace liée à l’infantiUni, ont trouvé des indices en faveur de cette idée cide précédait systématiquement l’apparition de dans une analyse statistique portant sur 2 545 la monogamie dans plusieurs lignées de primates. espèces de mammifères. Ils ont construit un arbre La biologie et le comportement des primates phylogénétique pour établir les relations de parenté modernes confortent cette conclusion. La menace entre les espèces. Ils ont ensuite indiqué le mode pesant sur les petits concerne surtout les primates : 64
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ MONOGAMIE ils ont de gros cerveaux qui mettent du temps à se développer et qui les rendent longtemps dépendants et vulnérables après la naissance. Or l’infanticide a été constaté chez plus de 50 espèces de primates, presque tous non monogames. D’où une question qui reste sans réponse : si l’hypothèse de l’infanticide est correcte, pourquoi n’y a-t-il pas plus de primates monogames ?
L’émergence de la monogamie pourrait être liée à trois facteurs différents : l’espacement territorial entre les femelles, la volonté d’éviter l’infanticide et le soin paternel. La troisième hypothèse relative à l’émergence de la monogamie concerne l’acquittement par les mâles de leur devoir de père. Lorsqu’un petit commence à exiger trop d’énergie et de nourriture pour sa mère qui l’élève seule, le père, s’il vit avec eux et fournit la nourriture et d’autres soins, accroît les chances de survie du petit et favorise le resserrement de ses liens avec la mère. Selon Lee Gettler, de l’université Notre Dame, aux États-Unis, le seul fait que le père porte ses petits favoriserait la monogamie. En effet, les mères doivent fournir beaucoup de nourriture à leurs petits. Or, pour les primates ou les humains chasseurs-cueilleurs, transporter un bébé entraîne une dépense d’énergie comparable à celle exigée par l’allaitement. Le fait que les mâles soient devenus disponibles pour porter les petits a pu libérer les femelles pour qu’elles puissent elles-mêmes subvenir à leurs besoins énergétiques en allant chercher de la nourriture. Ainsi, elles s’alimentent mieux et commencent à se reproduire plus tôt dans la saison. Elles vivent aussi plus longtemps en moyenne. La monogamie sera ainsi sélectionnée. Les douroucoulis d’Azara, singes d’Amérique du Sud (voir la photo page ci-contre), constituent un bel exemple. Ces singes vivent en petits groupes familiaux constitués du père, de la mère, d’un bébé et d’un ou deux jeunes. La mère porte le bébé sur sa hanche juste après la naissance, mais le père assume presque la totalité des soins apportés au petit dès l’âge de deux semaines. Les deux adultes restent littéralement en contact, avec leur queue. Le simple fait que le mâle demeure aussi proche de la femelle et de son petit renforcerait les liens affectifs. Une étude génétique publiée par Eduardo Fernandez-Duque, de l’Université Yale, fournit la preuve que le douroucouli est monogame. L’ADN prélevé sur plusieurs groupes a révélé que sur 17 DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
articles • S. HRDY, Variable postpartum responsiveness among humans and other primates with « cooperative breeding » : A comparative and evolutionary perspective, Horm. Behav., vol. 77, pp. 272-283, 2016. • D. LUKAS et E. HUCHARD, Sexual conflict. The evolution of infanticide by males in mammalian societies, Science, vol. 346, pp. 841-844, 2014. • K. OPIE et al., Male infanticide leads to social monogamy in primates, pnas, vol. 110(33), pp. 13328-13332, 2013. • B. CHAPAIS, Monogamy, strongly bonded groups, and the evolution of human social structure, Evolutionary Anthropology, vol. 22, pp. 52-65, 2013. • C. LOVEJOY, Reexamining human origins in light of Ardipithecus ramidus, Science, vol. 326, pp. 74, 2009.
couples, toutes les femelles et tous les mâles, sauf un, étaient très vraisemblablement les parents biologiques de leurs 35 petits respectifs. Les études statistiques de Kit Opie et ses collègues et celle de Dieter Lukas et Tim Clutton-Brock indiquent que la sollicitude paternelle est le facteur le moins déterminant parmi les trois hypothèses pour expliquer l’émergence de la monogamie. Cependant, le soin paternel pourrait tout de même expliquer pourquoi une espèce reste monogame. La question des facteurs de l’émergence de la monogamie est donc encore ouverte. Une autre question est le bénéfice qu’aurait apporté la monogamie dans l’évolution de l’homme. Sarah Hrdy, de l’université de Californie, à Davis, s’est intéressée à l’énergie nécessaire pour élever un humain : un bébé consomme quelque 13 millions de calories de sa naissance à sa puberté. Pour une mère seule, la tâche est lourde. La monogamie avec la présence du père a augmenté l’apport de nourriture, mais cela reste insuffisant. Le pas décisif, que l’on observe dans de nombreuses sociétés humaines, a été franchi quand la mère a pu compter sur ses proches pour l’aider à nourrir l’enfant et à en prendre soin. De fait, les mères humaines laissent les autres porter leur bébé dès la naissance, ce qui est tout à fait contraire à ce que font les singes. Homo erectus avait un corps et un cerveau beaucoup plus gros que ceux de ses ancêtres. S’il a commencé à emprunter la voie humaine du développement tardif et de la dépendance prolongée, la coopération familiale a pu être la clé pour fournir l’énergie nécessaire aux soins des petits. Sans cette coopération, concluent Karin Isler et Carel van Schaik, tous deux à l’Université de Zurich, les premiers Homo n’auraient pas pu franchir la limite des 700 centimètres cubes qui caractérise le cerveau des singes. Pour s’acquitter du coût énergétique requis par un plus gros cerveau, un animal doit réduire son taux de natalité ou son taux de croissance, ou les deux à la fois. Or les humains sont parvenus à des périodes de sevrage plus courtes et à une meilleure capacité de reproduction que celles des animaux pourvus d’un cerveau de taille équivalente. Cette performance serait due à l’entraide sociale et familiale qui aurait permis à Homo erectus d’avoir des petits plus souvent tout en leur procurant l’énergie nécessaire au développement de leur cerveau. La coopération, d’une part sous la forme du couple monogame et, d’autre part, provenant de la famille nucléaire ou de la tribu, a permis aux humains de se développer avec succès, alors que nos ancêtres se sont éteints. La coopération pourrait bien être la plus grande compétence que nous ayons acquise au cours des deux derniers millions d’années ! n 65
Homo sapiens la plus invasive des espèces Une grande capacité à coopérer et l’invention des armes de jet expliqueraient pourquoi, de toutes les espèces humaines ayant vécu sur Terre, la nôtre est la seule à avoir investi la planète entière.
est professeur à l’école d’évolution humaine et de changement social à l’université d’Arizona, aux États-Unis.
L
a plus grande vague de migrants a déferlé sur le monde il y a... environ 100 000 ans. À cette époque, Homo sapiens quitte l’Afrique et aborde l’Eurasie. Ce petit pas pour l’humanité marque le début d’une expansion inexorable : nos ancêtres finissent par gagner tous les continents et de nombreux archipels. Sur leur route, ils rencontrent d’autres espèces humaines, tel Néandertal, qui disparaissent toutes, à l’instar d’un grand nombre d’espèces animales. Le passage en Eurasie d’Homo sapiens est sans doute l’événement migratoire majeur de toute l’histoire de notre planète. Mais pourquoi l’espèce Homo sapiens, l’« homme moderne », estelle la seule à avoir suivi ce chemin ? Pour certains, cela tiendrait à son gros cerveau ; pour d’autres, aux innovations techniques ; pour d’autres encore, au climat, qui aurait affaibli les espèces humaines concurrentes. Cependant, étant donné l’amplitude spectaculaire de l’expansion d’Homo sapiens, aucune de ces théories n’est satisfaisante pour décrire la globalité de cet événement complexe. La raison de ce succès est à chercher ailleurs. Nos découvertes en Afrique du Sud ainsi que plusieurs avancées en biologie et en sciences 66
L’ESSENTIEL • Homo sapiens est
la seule espèce humaine à avoir colonisé la planète entière. Les anthropologues se demandent depuis longtemps pourquoi. • Des conditions
glaciaires ont sélectionné chez les hommes modernes une forme d’hypersocialité. • La grande capacité
à coopérer qui en a résulté et l’invention d’armes de jet performantes ont placé H. sapiens en position de dominer le monde.
sociales m’ont amené à proposer un mécanisme simple susceptible d’expliquer la conquête du globe par Homo sapiens. Selon moi, cette étonnante dispersion s’est produite d’abord grâce à l’évolution et à l’inscription dans les gènes de nos ancêtres de la capacité à coopérer entre individus non apparentés. Ce trait singulier de notre espèce expliquerait l’adaptation de nos ancêtres à tant d’environnements différents et aurait favorisé l’innovation, laquelle a entraîné la mise au point d’armes de jet efficaces. Ainsi équipés et dotés d’un comportement collectif très adaptatif, nos ancêtres sont sortis d’Afrique et ont conquis le monde.
En route pour l’Eurasie... La colonisation de la planète par Homo sapiens est extraordinaire, et pour s’en rendre compte, remontons à la naissance de notre espèce en Afrique, il y a quelque 200 000 ans. Des dizaines de milliers d’années durant, nos premiers ancêtres restent sur le continent africain, puis, il y a environ 100 000 ans, voire avant, quelques groupes de ces « hommes anatomiquement modernes » font une incursion au Moyen-Orient. L’opinion dominante parmi les préhistoriens est que ces pionniers auraient été incapables d’aller plus loin (voir l’encadré page 70). Puis, il y a moins de 70 000 ans, une population fondatrice sort d’Afrique et s’étend en Eurasie. Ses membres rencontrent et côtoient d’autres espèces humaines, par exemple les Néandertaliens en Europe et les Denisoviens en Asie. Force est La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Jon Foster
Curtis MAREAN
❙ ❚ ■ INVASION
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
67
défendre un territoire plein de ressources
U
ne loi de la biologie stipule que la sélection naturelle favorise la territorialité, c’est-à-dire la défense agressive des ressources alimentaires, chaque fois que les bénéfices d’un accès exclusif à ces ressources l’emportent sur les coûts liés à leur protection. Dans les petites sociétés humaines, la territorialité se développe particulièrement chaque fois que les ressources alimentaires sont abondantes localement et prévisibles. Or les régions côtières africaines où vivaient nos ancêtres offraient des bancs de coquillages et des crustacés faciles à pêcher constituant de telles ressources. Cet environnement a pu développer à un haut degré la territorialité dans les premiers groupes d’Homo sapiens. PEU TERRITORIAL
Élevée
Ressources côtières
Abondance des ressources
Milieux intérieurs africains
TRÈS TERRITORIAL
Faible
NON TERRITORIAL
Faible
68
NON TERRITORIAL
Prévisibilité des ressources
Élevée
l’Alaska. L’arrivée en Amérique de chasseurs humains auxquels la faune n’avait encore jamais été confrontée provoque le massacre et entraîne la disparition de grands animaux américains, tels les mastodontes et les paresseux géants… Une fois établis en Amérique, les hommes modernes n’ont besoin que de quelques milliers d’années pour atteindre l’extrême sud de l’Amérique. Quant à Madagascar et à la plupart des îles du Pacifique, elles restent préservées de la présence humaine pendant encore 10 000 ans, puis des peuples marins découvrent et colonisent ces endroits. Ces îles aussi souffrent de l’arrivée des hommes modernes, qui remodèlent l’environnement, brûlent les forêts et exterminent des espèces. Seule l’Antarctique restera préservée de l’homme jusqu’à la fin de l’ère industrielle. Pourquoi et comment, après être resté des dizaines de milliers d’années confiné dans son continent d’origine, Homo sapiens en est-il sorti et a-t-il colonisé toutes les terres atteignables ? Une bonne théorie de cette dissémination devra expliquer deux choses : d’une part, le moment où elle a commencé ; d’autre part, l’adaptation à tous les milieux et l’évincement des autres espèces humaines rencontrées. Pour échafauder une telle théorie, je propose que l’évolution a conféré à notre espèce des caractères qui l’ont dotée d’avantages compétitifs et dont étaient dépourvues les autres espèces humaines.
Des chimpanzés dans un avion Le premier de ces traits serait la très grande capacité de coopération des hommes modernes. Les membres de notre espèce s’engagent en effet sans cesse dans des activités collectives extrêmement complexes avec des individus qu’ils connaissent à peine et qui ne leur sont pas apparentés. Dans son livre L’instinct maternel, Sarah Blaffer Hrdy, de l’université de Californie à Davis, imagine plusieurs centaines de chimpanzés faisant la queue pour prendre l’avion, embarquant, puis restant assis pendant des heures avant de sortir… inimaginable ! Dans une telle situation, nos cousins primates ne cesseraient de se battre. Cette expérience de pensée souligne à quel point les hommes modernes sont coopératifs. Pour nommer ce penchant extrême à la coopération, j’ai forgé le néologisme d’« hyperprosocialité ». Cette hyperprosocialité serait un trait inné, que l’on ne rencontre que chez Homo sapiens. D’autres animaux, tels les loups ou les bovidés, ont aussi des tendances prosociales, mais elles ne sont qu’un pâle reflet de la nôtre. Cette nature coopérative est à double tranchant. Les mêmes humains qui risquent leur vie pour défendre de parfaits étrangers peuvent aussi s’associer pour les combattre sans pitié. La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Graphique de Jen Christiansen ; source : C. Marean, d’après « Human Territoriality: An Ecological Reassessment », de R. Dyson-Hudson et E. Alden Smith, American Anthropologist, vol. 80(1) mars 1978
de constater que, peu après l’arrivée des hommes modernes, les traces des autres humains se perdent, bien qu’une partie de leur ADN persiste chez nos contemporains, sans doute à la suite de métissages occasionnels (voir Le métissage des espèces humaines, par M. Hammer, page 86). Parvenus sur les rivages de l’Asie du Sud-Est, bloqués par une mer apparemment illimitée et dépourvue d’îles, les hommes modernes vont pourtant trouver les moyens de poursuivre leur expansion. Il y a plus de 45 000 ans, ils réussissent à rejoindre l’Australie. Des groupes disposant d’armes de jet et maîtrisant le feu occupent très vite le royaume des marsupiaux qu’aucun humain n’avait encore foulé. Ils en font vite disparaître les plus grandes espèces marsupiales, avant, il y a quelque 40 000 ans, de passer en Tasmanie par un isthme alors émergé. Dans l’hémisphère Nord, une population d’Homo sapiens pénètre en Sibérie. Elle rayonne dans les régions entourant le pôle Nord, mais les glaces les empêchent d’atteindre l’Amérique. Les scientifiques s’accordent à dire cela ne s’est fait qu’il y a 14 000 ans environ, quand des groupes de chasseurs traversent la Béringie, c’est-à-dire l’isthme qui reliait alors la Sibérie orientale à
❙ ❚ ■ INVASION Ainsi, l’hyperprosocialité serait notre « marque de fabrique ». La question de savoir comment nos ancêtres l’ont acquise est difficile. Une récente modélisation mathématique de l’évolution sociale en a toutefois fourni des indices intéressants. Sam Bowles, économiste à l’institut de Santa Fe, a montré que, paradoxalement, l’existence de conflits entre groupes est une condition optimale à la propagation de l’hyperprosocialité au sein d’une population. Dans une telle situation, ce sont les groupes composés du plus grand nombre d’individus prosociaux qui « fonctionnent » le mieux et prennent l’avantage, grâce à quoi ils transmettent mieux leurs gènes aux générations suivantes. La propagation de l’hyperprosocialité dans l’espèce humaine est ainsi facilitée. Les travaux du biologiste Pete Richerson, de l’université de Californie à Davis, et de l’anthropologue Rob Boyd, de l’université de l’Arizona, suggèrent en outre qu’un tel comportement se propage mieux s’il apparaît dans une souspopulation, si la compétition entre groupes y est intense et si ces groupes sont petits. Or la génétique a prouvé que la population africaine originelle d’Homo sapiens était très petite. Les chasseurs-cueilleurs ont tendance à vivre en petites bandes d’environ vingt-cinq individus, et à rechercher leurs conjoints dans les clans voisins. Leurs clans forment des « tribus » caractérisées par une certaine communauté de langage et de traditions, et dont la cohésion est maintenue par des liens de parenté et des échanges de présents. Or il arrive que les tribus se rassemblent pour combattre d’autres tribus. Les membres des clans risquent alors beaucoup, ce qui pose la question de leur motivation.
Homo sapiens 0,2 million d’années à aujourd’hui
Il a supplanté toutes les espèces humaines archaïques et a conquis l’ensemble de la planète.
agressif lorsque ce dernier permet d’atteindre de tels objectifs. Par exemple, un animal a intérêt à défendre sa nourriture quand celle-ci est menacée. Selon la fréquence de cette menace, un comportement agressif pourra être sélectionné. En revanche, si la nourriture ne peut être défendue ou s’il est trop coûteux de le faire, ce comportement, avec tous les risques qu’il comporte, serait contre-productif. Dans un article de 1978, les Américains Rada Dyson-Hudson et Eric Alden Smith ont appliqué le concept de défendabilité économique aux petites sociétés humaines. Leurs résultats montrent que la défense de ressources a du sens surtout quand ces dernières sont importantes et prévisibles (d’un accès sûr). J’ajouterais qu’elles doivent aussi être cruciales pour l’organisme en question : aucun animal ne défend une ressource dont il n’a pas besoin. Ce principe écologique de base s’applique aussi à l’humanité : tant des États que des ethnies, voire des groupes religieux, se battent durement pour le contrôle de ressources prévisibles et précieuses, telle le pétrole, l’eau ou encore les terres arables. L’une des conséquences de cette théorie territoriale est qu’à l’époque des premiers Homo sapiens, les régions favorisant la compétition entre groupes, et donc les comportements coopératifs, n’ont pu recouvrir qu’une partie seulement de l’aire de répartition de l’espèce. Cette partie est composée de toutes les régions où les ressources étaient de qualité, abondantes et prévisibles. À l’intérieur de l’Afrique, les ressources sont souvent rares et imprévisibles, ce qui explique que la plupart des groupes de chasseurs-cueilleurs africains ayant été étudiés investissent peu de temps et d’énergie pour défendre un territoire. Certaines régions côtières ont toutefois des ressources alimentaires importantes et prévisibles, par exemple des bancs de coquillages ou des crustacés faciles à pêcher. Or tant l’ethnographie que l’archéologie montrent que les régions où
Les chimpanzés seraient incapables
de faire la queue pour prendre l’avion
Se battre est-il rentable ? Quand est-il rentable de se battre ? La théorie de la « défendabilité économique » apporte quelques éclairages. Introduite en 1964 par l’Américain Jerram Brown pour expliquer les variations de l’agressivité territoriale chez les oiseaux, elle traduit l’idée que la défense des ressources d’une espèce a un coût, que ce soit en termes de blessures, d’énergie dépensée ou d’accès aux ressources. Selon Jerram Brown, les individus agissent avec agressivité lorsqu’ils poursuivent des objectifs dont l’atteinte augmente leurs chances de survie et de reproduction. Ainsi, la sélection naturelle favorisera un comportement DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
69
apparaissent les plus hauts niveaux de conflits entre groupes sont celles dont l’économie est fondée sur les ressources côtières, comme ce fut le cas par exemple au sein des peuples vivant sur la côte pacifique nord de l’Amérique. La question qui se pose alors est : quand les hommes ont-ils fondé pour la première fois leur subsistance sur des ressources importantes et prévisibles ? Des millions d’années durant, nos
lointains ancêtres se sont nourris des produits de la cueillette, de la chasse et de la pêche, autant de ressources qui ne sont en général disponibles qu’en faibles quantités imprévisibles. C’est pourquoi nos ancêtres chasseurs-cueilleurs vivaient en petits groupes dispersés et mobiles, se déplaçant constamment à la recherche de nourriture. Toutefois, avec la complexification de la cognition humaine, une population humaine a compris qu’elle pourrait
l’ultime envahisseur
H
omo sapiens n’a pas seulement suivi ses prédécesseurs. Il les a dépassés en abordant des terres vierges qu’il a transformées. Après l’apparition du genre Homo en Afrique (en violet), certains de nos premiers ancêtres ont quitté le berceau africain, il y a deux millions d’années environ. Se dispersant en Eurasie, ils y ont évolué pour donner Homo erectus, qui a lui-même évolué en Néandertaliens et en Denisoviens (en vert). Il y a 200 000 ans environ apparaissent les premiers membres de l’espèce Homo sapiens. Il y a 160 000 ans environ, le climat se détériore de sorte qu’une grande partie des terres africaines devient inhabitable. Des groupes d’hommes modernes se réfugient alors sur la côte sud de l’Afrique, où ils subsistent grâce aux riches gisements de coquillages et de crustacés qui s’y trouvent. Cette adaptation aurait favorisé la coopération entre individus non apparentés, inscrite dans les gènes, car il fallait défendre les ressources de fruits de mer contre les intrus. Remarquablement coopératifs et entretenant de nombreux liens sociaux, nos ancêtres sont alors devenus toujours plus inventifs, créant notamment la technique clé des armes de jet. Après l’apparition de cette grande capacité à la coopération et de la maîtrise de la fabrication et de l’usage d’armes de jet perfectionnées, Homo sapiens s’est lancé dans la conquête de la planète (flèches rouges). Au-delà de l’Europe et de l’Asie, il s’est alors installé sur des continents et des archipels n’ayant jamais été habités auparavant par une autre espèce humaine (en marron clair).
Il y a 160 000 à 120 000 ans
Il y a 200 000 à 160 000 ans Apparition en Afrique d’Homo sapiens et d’une cognition élevée
70
Homo sapiens apprend à exploiter les gisements côtiers de fruits de mer
Forte territorialité et conflits
Il y a environ 35 000 ans
Dispersion en Arctique
Il y a environ 45 000 ans
Arrivée en Europe de l’Ouest suivie de l’extinction des Néandertaliens
Il y a environ 55 000 ans
Arrivée en Asie du Sud-Est suivie de l’extinction des Denisoviens
Il y a 70 000 à 55 000 ans
Des hommes modernes sortent d’Afrique
Sélection de comportements hyperprosociaux
Coopération au sein du groupe et entre groupes
Il y a environ 71 000 ans Armes de jet élaborées
Il y a environ 45 000 ans
Arrivée en Australie suivie de l’extinction de la mégafaune australienne
LES CONSÉQUENCES Des changements écologiques majeurs ont accompagné l’expansion de notre espèce. En Europe et en Asie, l’arrivée des hommes modernes a entraîné la disparition des autres types humains présents. Par ailleurs, l’entrée d’hommes modernes dans les régions vierges de présence humaine a systématiquement entraîné la disparition de la mégafaune locale. Curieusement, la mégafaune eurasienne s’est révélée plus résistante, sans doute parce qu’un équilibre entre proies et prédateurs humains préexistait de longue date dans cette région du monde, en raison de la présence ancienne d’Homo erectus et de ses descendants.
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ INVASION mieux assurer sa subsistance en se nourrissant de coquillages et de crustacés. Nos fouilles sur les sites de Pinnacle Point prouvent qu’il y a 160 000 ans, ce changement de comportement avait débuté sur la côte sud de l’Afrique. C’est là peut-être que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des groupes humains se sont spécialisés dans l’exploitation d’une ressource alimentaire importante, prévisible
et de grande valeur – une avancée qui a déclenché une mutation sociale. Des indices génétiques et archéologiques suggèrent que pendant la période froide, de 195 000 à 125 000 ans, l’humanité est passée par un goulot d’étranglement démographique, c’est-à-dire par des effectifs très faibles. Alors que les rudes conditions glaciaires rendaient rares végétaux et animaux comestibles dans les écosystèmes de l’intérieur de l’Afrique, les environnements côtiers lui fournirent sans nul doute des « refuges alimentaires » (voir Quand l’humanité a failli disparaître, par C. Marean, page 78).
La guerre des coquillages
Il y a environ 14 000 ans
Arrivée en Amérique du Nord suivie de l’extinction de la mégafaune nord-américaine
Dispersion de l’homme moderne Arrivée des hommes modernes suivie de l’extinction d’une espèce humaine archaïque Arrivée des hommes modernes suivie de l’extinction d’une mégafaune
Taux d’extinction des espèces 0 % de grands mammifères Absence de données
78 %
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Terra Carta, source: C. Sandom et al.,Global late Quaternary megafauna extinctions linked to humans, not climate change,” Proc. Roy. Soc. B, vol. 281, 22 juillet 2014
Origine du genre Homo Premières espèces humaines archaïques, dont Homo erectus Espèces humaines archaïques tardives, dont les Néandertaliens et les Denisoviens Espèces humaines archaïques périphériques Homo sapiens
Il y a environ 13 500 ans Arrivée en Amérique du Sud suivie de l’extinction de la mégafaune sud-américaine
Toutefois, la nécessité de contrôler les vitales ressources côtières constituait aussi une raison sérieuse de conflits. Jan de Vynck, de l’université métropolitaine Nelson Mandela, a récemment montré que les bancs de fruits de mer de la côte sud de l’Afrique peuvent être si productifs qu’ils fournissent jusqu’à 4 500 kilocalories par heure de collecte ! Une telle profusion n’a pu qu’entraîner nos ancêtres à défendre leur territoire. Cette « territorialité » a produit un haut niveau de conflits, se traduisant par des combats réguliers, bref par une compétition guerrière, qui a sélectionné les comportements hyperprosociaux. Se battre pour s’assurer de conserver un accès exclusif aux gisements de coquillages et de crustacés était avantageux pour le groupe. Cela a induit un comportement collaboratif, qui s’est propagé dans toute la population. La coopération au sein de groupes d’individus non apparentés a transformé les hommes modernes en une force irrésistible. Je pense toutefois qu’ils n’ont atteint leur plein potentiel que grâce à une nouvelle technique décisive : des armes de jet efficaces. Cette invention, longue à émerger, a vraisemblablement évolué ainsi : des épieux de bois ont d’abord été lancés à la main, puis des sagaies plus légères, avant que vienne l’idée du propulseur, un dispositif à effet de levier accroissant la portée des projectiles ; ensuite, l’arc et les flèches, les sarbacanes puis tous les moyens inventés par les hommes pour lancer des projectiles mortels se sont ensuivis. À chaque étape, les armes de jet sont devenues plus létales. Une lance de bois taillée en pointe produit une blessure ponctuelle, qui ne provoque qu’une faible hémorragie chez l’animal visé. En armant leurs sagaies de lames de pierre, nos ancêtres ont augmenté le saignement provoqué par la blessure. Une telle élaboration d’armes composites requiert la combinaison de plusieurs techniques : la taille d’une pierre, le façonnage d’une hampe facilitant la fixation, un collage ou un lien… Avec des collègues, Jayne Wilkins, de l’université du Cap, a montré que des outils en pierre provenant du site sud-africain Kathu Pan 1 ont 71
b
Avec l’aimable autorisation de Simen Oestmo (à gauche ) et de Benjamin Schoville ( à droite)
a
LES ARMES DE JET existaient déjà il y a 71 000 ans. Ces microlithes provenant du site de Pinnacle Point (a) en attestent. Des hommes modernes fixaient ces lames sur des hampes en bois pour fabriquer des sagaies (b, une reconstitution).
72
été employés comme pointes de lances il y a environ 500 000 ans. L’âge des techniques de Kathu Pan 1 indique qu’elles sont l’œuvre des derniers ancêtres communs (Homo heidelbergensis) des Néandertaliens et des hommes modernes. Or des vestiges datant de 200 000 ans montrent que, comme on pouvait s’y attendre, les deux espèces ont fabriqué des armes de jet. Pendant un temps, un certain équilibre entre Néandertaliens et premiers Homo sapiens a donc dû se maintenir, mais la situation allait évoluer. Selon les préhistoriens, l’apparition dans le registre archéologique d’outils dits « microlithiques » (lames et lamelles de pierre) signale l’avènement de projectiles légers conçus et optimisés en fonction des lois balistiques pour être lancés. Trop petits pour être utilisés à la main, les microlithes étaient fixés dans des sillons creusés dans l’os ou le bois. Les plus anciens exemples connus de ce type de technique proviennent justement de Pinnacle Point. Là, dans l’abri rocheux PP5-6, nous avons mis au jour de nombreux témoignages d’une longue occupation humaine. En utilisant la datation par la luminescence stimulée optiquement, Zenobia Jacobs, de l’université de Wollongong, en Australie, a montré que la séquence archéologique correspondante s’étend de 90 000 à 50 000 ans. Les outils microlithiques les plus anciens de ce site remontent à environ 71 000 ans. Ces dates suggèrent qu’un changement climatique a peut-être accéléré la mise au point d’armes de jet performantes. Il y a plus de 71 000 ans, les habitants de PP5-6 fabriquaient des pointes et
des lames en pierre à partir de quartzite. Comme l’a révélé Erich Fisher, de notre équipe, la mer était à l’époque proche de Pinnacle Point. Les reconstitutions climatiques et de l’environnement trahissent un environnement caractérisé par de fortes pluies hivernales et une végétation arbustive, comme celui d’aujourd’hui. Mais il y a environ 74 000 ans, le climat de la planète a basculé vers un régime glaciaire. La mer a reculé, exposant la plaine continentale, et les pluies d’été se sont accrues, ce qui a multiplié les prairies grasses et les bois d’acacias. Nous pensons qu’un vaste écosystème à migrations saisonnières s’est alors créé sur la plaine autrefois submergée : les herbivores s’y déplaçaient vers l’est chaque été, puis vers l’ouest en hiver, en suivant à la trace les chutes de pluies et donc les poussées d’herbe fraîche. On ignore pourquoi, après ce changement climatique, les habitants de PP5-6 ont commencé à fabriquer des armes de jet légères. Était-ce pour abattre des animaux migrant à travers la nouvelle plaine ? Quelle qu’en soit la raison, les individus de cette région ont développé une méthode ingénieuse pour fabriquer leurs petits outils : ils se sont tournés vers un nouveau matériau de base – une roche nommée silcrète – qu’ils ont appris à chauffer au feu afin de faciliter sa taille en lames et lamelles coupantes. Ainsi, une conséquence du changement climatique aurait été l’accès qu’ont eu ces premiers hommes modernes à un approvisionnement régulier en bois de chauffage provenant des abondants acacias, et la fabrication d’outils microlithiques en silcrète qui deviendra une tradition durable. La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ INVASION Nous ne savons pas encore dans quelles armes de jet ces microlithes étaient employés. Marlize Lombard, de l’université de Johannesburg, en a étudié des exemples plus récents trouvés sur d’autres sites. Le fait que les traces d’impact observées sur ces artefacts sont comparables à celles que l’on voit sur des pointes de flèches prouverait que les microlithes sont à l’origine des armatures de flèches. Je ne suis pas tout à fait convaincu, car elle n’a pas étudié les traces d’impact que l’on trouve sur des projectiles lancés au propulseur.Que ce soit à Pinnacle Point ou ailleurs, je pense que le propulseur, un système plus simple que l’arc et les flèches, a précédé ces derniers. Je crois aussi que, comme les chasseurscueilleurs africains qui ont été étudiés par l’ethnographie, les premiers Homo sapiens ont découvert qu’avec du poison, il était possible d’accroître le pouvoir meurtrier des projectiles. Une mise à mort, en effet, est toujours difficile. C’est blessé qu’un animal devient le plus dangereux, quand il emploie sa dernière énergie à se défendre. Or un projectile paralysant facilite la mise à mort d’une proie. Une telle arme a constitué une avancée technique majeure. L’association d’armes de jet perfectionnées et d’un comportement hyperprosocial a créé un type nouveau de prédateur : un groupe humain aux membres très coopératifs. Face à un tel superorganisme, plus aucune proie ou ennemi humain n’était en sécurité. Une telle combinaison a par exemple rendu possible la chasse à la baleine, un animal normalement trop puissant pour être pêché. De même, une tribu de cinq cents personnes constituée de vingt clans connectés peut vite devenir une petite armée apte à aller venger l’incursion territoriale d’une tribu voisine. L’émergence de cet étrange mélange de coopération et de prédation pourrait bien expliquer pourquoi, quand les conditions glaciaires sont revenues il y a entre 74 000 et 60 000 ans et ont à nouveau rendu inhospitalière la plus grande partie de l’Afrique, la population des Homo sapiens a commencé à se disperser. Au lieu de rester confinée à l’extrémité de l’Afrique, comme lors de la précédente période froide, elle s’est répandue en Afrique australe et y a prospéré à l’aide d’une grande diversité d’outils perfectionnés. En effet, lors de cette nouvelle période climatique difficile, les hommes modernes étaient désormais assez bien pourvus en avantages sociaux et en techniques adaptées pour faire face. Les Homo sapiens sont donc devenus les grands prédateurs des terres, avant, un jour, de le
devenir aussi sur les mers. Grâce à cette capacité à maîtriser n’importe quel environnement africain, ils ont pu s’aventurer hors d’Afrique et aborder l’Eurasie, puis le reste du monde.
La réalité du déclassement Quant aux autres espèces humaines, moins hyperprosociales et équipées d’armes moins performantes, elles n’eurent aucune chance face à la déferlante des Homo sapiens. Les anthropologues débattent depuis longtemps des raisons de la disparition des Néandertaliens. L’explication la plus troublante me semble être également la plus vraisemblable : les Néandertaliens ont été perçus par les hommes modernes comme des concurrents qu’il fallait éliminer… Il m’arrive d’imaginer la fatidique rencontre des hommes modernes et des Néandertaliens. Je me représente des chasseurs réunis autour du feu se racontant avec vantardise leurs combats héroïques contre des ours des cavernes ou des mammouths. Un jour cependant, ces récits prirent un tour plus sombre, voire terrifiant : ils témoignaient de l’arrivée d’une nouvelle population d’individus rapides et ingénieux, capables de projeter avec force et précision des lances à des distances incroyables. La triste histoire de la disparition des Néandertaliens, premières victimes de l’ingéniosité et de l’esprit coopératif des hommes modernes, expliquerait en partie les génocides survenant au sein de notre humanité actuelle. Quand les ressources ou les terres disponibles se raréfient, nous dénommons « les autres » ou « ces gens-là » ceux qui ne nous ressemblent pas ou qui parlent une autre langue. Nous voyons ensuite dans ces différences des raisons de rejeter ou, pire, d’exterminer des humains. La science a identifié les stimuli qui déclenchent cette tendance à classer des gens comme « autres » et à les traiter cruellement. Mais le fait qu’Homo sapiens ait évolué pour réagir à la pénurie avec cette férocité à l’égard de ses concurrents ne signifie pas que cela doive continuer. La culture peut prendre le dessus, même sur les instincts les plus barbares. J’espère que la prise de conscience des racines anciennes de l’agressivité que nous pouvons développer à l’égard des autres nous aidera à suivre enfin la plus importante de toutes les sagesses héritées de nos ancêtres : « Plus jamais ça. » n
La profusion de fruits de mer
a favorisé les conflits
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
articles • C. MAREAN, The transition to foraging for dense and predictable resources and its impact on the evolution of modern humans, Philos. Trans. R. Soc. Lond. B Biol. Sci., vol. 371(1698), 2016. • C. MAREAN, The origins and significance of coastal resource use in Africa and Western Eurasia, J. of Human Evolution, vol. 77, pp. 17-40, 2014. • K. BROWN et al., An early and enduring advanced technology originating 71,000 years ago in South Africa, Nature, vol. 491, pp. 590-593, 2012.
73
L ÉMERGENCE Notre capacité à coopérer au sein de grands groupes sociaux a des racines évolutives anciennes. On en retrouve les prémices chez d’autres primates, voire chez des mammifères plus éloignés.
Frans de WAAL
est professeur de primatologie à l’université Emory, aux États-Unis, et dirige le centre Living links au centre Yerkes de recherche sur les primates.
74
C
omment l’humanité est-elle devenue la forme de vie dominante sur la planète, avec une population de plus de sept milliards d’individus qui s’accroît encore ? L’explication classique est axée sur la notion de compétition. Nos ancêtres auraient pris possession de territoires, éradiqué d’autres espèces et chassé les grands prédateurs jusqu’à leur extinction. Nous aurions conquis la nature par la force. Ce scénario est peu plausible. Nos ancêtres étaient trop petits et trop vulnérables pour dominer la savane. Ils devaient vivre dans la crainte des meutes de hyènes, d’une dizaine de grands félins et de bien d’autres animaux dangereux. La clé du succès de notre espèce réside plus probablement dans notre esprit de coopération. Notre propension à coopérer a des racines évolutives anciennes. Pourtant, seuls les humains s’organisent en groupes capables de réaliser des entreprises titanesques. Seuls les humains ont une moralité complexe, qui met l’accent sur la responsabilité vis-à-vis d’autrui et qui se traduit en pratique par la réputation et la punition. Et nos actions démentent parfois l’idée d’un être humain fondamentalement égoïste. Les sauvetages parfois spectaculaires qui poussent certains à mettre leur vie en danger pour aider un inconnu l’illustrent. Pour déterminer comment la coopération a émergé dans notre espèce, recherchons d’abord des comportements du même type chez nos cousins, en particulier chez nos plus proches parents actuels : les chimpanzés et les bonobos. Au centre Yerkes de recherche sur les primates, à l’université Emory, aux États-Unis, j’observe souvent des cas de coopération désintéressée chez ces animaux. Chaque fois que
les rhumatismes font souffrir Peony, une femelle chimpanzé âgée, et qu’elle peine à grimper sur la structure d’escalade en bois, une femelle plus jeune, avec laquelle elle n’a aucun lien de parenté, l’assiste et l’aide. D’autres lui apportent de l’eau quand elle a du mal à marcher jusqu’au robinet.
Les piliers de la coopération Nombre d’études récentes ont documenté la coopération entre primates, dont on tire trois principales conclusions. D’abord, la coopération n’exige pas un lien de parenté. Bien que ces animaux favorisent leur famille, ils ne coopèrent pas qu’avec elle. Des travaux ont montré que, lors de chasses en forêt, la plupart des partenariats étroits impliquent des individus sans relation de parenté. Les amis se toilettent mutuellement, s’avertissent de la présence de prédateurs et partagent leur nourriture. C’est aussi le cas chez les bonobos. Ensuite, la coopération se fonde souvent sur la réciprocité. Des expériences révèlent que les chimpanzés se souviennent des faveurs qu’ils ont reçues. Des chercheurs ont étudié une colonie en captivité, où le rituel du toilettage avait lieu le matin, avant le nourrissage. Lorsque certains individus s’emparaient de nourriture, par exemple d’une pastèque, ils étaient vite entourés de « mendiants ». Un singe avait plus de chances de recevoir une part s’il avait fait la toilette du propriétaire plus tôt dans la journée. Troisièmement, la coopération peut être motivée par l’empathie, une faculté partagée par tous les mammifères. Nous nous identifions à ceux qui souffrent ou sont dans le besoin. Cette identification éveille des émotions qui nous poussent à les La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ COOPÉRATION
DE LA
© Shutterstock.com/Toby Bridson
N O I T A R É P O O C assister. On pense désormais que les primates vont jusqu’à se préoccuper du bien-être des autres même lorsqu’ils ne manifestent pas de souffrance. Dans une expérience, deux singes sont côte à côte et l’un des deux choisit un jeton coloré parmi d’autres, de couleurs différentes. Une des couleurs récompense seulement l’animal lui-même, tandis qu’une autre récompense les deux. Après quelques essais, le singe choisit le plus souvent le jeton « prosocial ». Cette préférence n’est pas fondée sur la peur des autres, puisque les singes dominants (qui ont le moins à craindre) sont les plus généreux. Ici, se soucier des autres ne coûte rien aux primates, mais ce n’est pas toujours le cas ; les singes peuvent par exemple sacrifier la moitié de leur nourriture pour aider un congénère. Dans la nature, les chimpanzés adoptent des orphelins ou défendent leurs semblables contre les léopards, deux formes très coûteuses d’altruisme. Chez les primates, cette tendance à prendre soin d’autrui s’est probablement développée à partir des soins maternels, nécessaires à tous les mammifères. De la souris à l’éléphant, les mères doivent réagir aux signaux de faim, de douleur ou de peur de leurs petits, sans quoi ces derniers risquent de mourir. Cette sensibilité et les processus neuraux et hormonaux qui la sous-tendent se sont ensuite répandus plus largement au sein des sociétés animales, favorisant les liens émotionnels, l’empathie et la coopération. Cette dernière procure des avantages importants, d’où son expansion rapide. La forme la plus répandue est la coopération mutualiste, caractérisée par la poursuite d’un objectif avantageux pour tous, par exemple lorsque des hyènes abattent DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
un gnou ensemble. Une telle coopération repose sur une action coordonnée et un profit partagé. Son omniprésence s’explique probablement par les avantages immédiats qu’elle procure. Ce type de coopération entraîne des comportements tels que le partage. Si une hyène monopolisait toute la nourriture, le système cesserait de fonctionner. La survie dépend du partage, ce qui explique l’importance accordée à l’équité de la répartition par les humains et les animaux. Des expériences ont montré que les singes, les chiens et certains oiseaux sociaux rejettent une récompense quand elle est inférieure à celle d’un compagnon qui a exécuté la même tâche. Les chimpanzés et les humains vont plus loin, en modérant leur part du butin collectif pour éviter de frustrer les autres. Nous devons notre sens de l’équité à une longue histoire de coopération mutualiste.
Tous dans le même bateau Les humains illustrent bien le lien entre partage et survie. Les chasseurs de baleines de Lamalera, en Indonésie, parcourent l’océan dans de grands canoës abritant une dizaine d’hommes. Ils rament en direction du cétacé, puis le harponneur saute sur son dos pour y planter son arme ; ils maintiennent ensuite l’embarcation à proximité de l’animal, jusqu’à sa mort (voir la photo page suivante). Des familles entières sont liées par cette activité à haut risque, leurs hommes se trouvant... dans le même bateau, et elles se partagent ensuite la nourriture. Or les anthropologues ont constaté que les habitants de Lamalera sont d’une équité extrême. Celle-ci était mesurée grâce à un outil nommé jeu de l’ultimatum,
L’ESSENTIEL • La coopération
est répandue dans le monde animal, mais seuls les êtres humains la mettent en œuvre au sein de grands groupes organisés et sont dotés d’une moralité complexe. • Toutefois, les
fondements de ces aptitudes, tels l’empathie et l’altruisme, sont aussi observés chez nos cousins primates. • Les capacités
de coopération d’Homo sapiens auraient permis à l’humanité de devenir l’espèce dominante sur Terre.
75
où les participants peuvent choisir de refuser une offre qu’ils jugent inéquitable. Dans des sociétés dont les membres sont plus autonomes, par exemple quand chaque famille cultive son propre lopin de terre, l’équité est moins importante. Une différence souvent soulignée entre les humains et les autres primates est que nous serions les seuls à coopérer, parfois, avec des inconnus et des étrangers. Dans la nature, en général, les primates de groupes différents sont en compétition. La façon dont les communautés humaines laissent les étrangers traverser leur territoire, partagent leurs repas avec eux, échangent des biens et des cadeaux, et s’allient contre des ennemis communs n’est pas une caractéristique répandue chez les primates. Cependant, cette ouverture ne requiert pas d’explication évolutive particulière, comme certains l’affirment. La coopération entre étrangers est probablement une extension des tendances qui ont émergé au sein des groupes. Dans la nature, il arrive souvent que des capacités existantes soient appliquées au-delà de leur contexte initial. Ainsi, les primates utilisent leurs mains non seulement pour grimper aux arbres (leur utilisation première), mais aussi pour s’accrocher à leur mère. Des expériences où des singes capucins et des bonobos interagissaient avec des individus inconnus ont montré qu’ils étaient capables d’échanger des services et de partager de la nourriture. Autrement dit, la capacité de coopérer avec des étrangers existe chez d’autres espèces, même si, dans la nature, les animaux sont rarement confrontés à des situations qui les incitent à la mettre en pratique. L’une des caractéristiques qui nous est réellement propre est sans doute la nature très organisée de nos collaborations. Nous mettons en place des groupes hiérarchisés, capables de réaliser des projets d’une complexité et d’une ampleur uniques dans 76
© Getty Images/Fred Bruemmer
LES CHASSEURS de baleines de Lamalera, qui effectuent un travail collectif dans des situations très dangereuses, ont un sens aigu de l’équité.
le monde animal. On peut par exemple penser à l’immense accélérateur de particules LHC du Cern. Le plus souvent, la coopération chez les animaux est autoorganisée, dans le sens où les individus remplissent des rôles en fonction de leurs capacités et des places disponibles. Ils peuvent toutefois se coordonner finement. Ainsi, des chimpanzés mâles peuvent se diviser en poursuivants et en bloqueurs pour chasser un groupe de singes à travers la canopée, comme s’ils avaient convenu au préalable de leurs rôles respectifs. Nous ignorons comment les objectifs communs sont établis et communiqués, mais ils ne semblent pas orchestrés par des chefs, comme c’est en général le cas chez les humains. Ces derniers ont aussi des façons de renforcer la coopération qui n’ont jusqu’à présent pas été observées chez d’autres animaux. À travers les interactions répétées avec autrui, nous nous créons une réputation d’amis fiables ou non, et nous risquons des conséquences désagréables en cas d’efforts insuffisants. La perspective d’une punition décourage également les individus de tricher. Dans les expériences de laboratoire, les humains punissent les profiteurs, même s’ils doivent en pâtir eux-mêmes – une pratique qui, à long terme, favorise la coopération au sein d’une population. Punit-on souvent les autres à son propre détriment en dehors du laboratoire ? Le débat fait rage, mais nos systèmes moraux impliquent en tout cas certaines attentes en matière de coopération.
La mauvaise réputation
livres • F. DE WAAL, Le bonobo, Dieu et nous, Babel, 2015. • F. DE WAAL, L’Âge de l’empathie, Babel, 2011.
articles • M. NOWAK, Les cinq piliers de l’entraide, Pour la Science, n° 419, 2012. • F. DE WAAL et M. SUCHAK, Prosocial primates : Selfish and unselfish motivations, Phil. Trans. of the Roy. Soc. B, vol. 365, pp. 2711-2722, 2010.
internet • Diaporama sur des animaux qui s’entraident : http://bit.ly/1p1GpIK
En outre, nous sommes très sensibles à l’opinion publique. Lors d’une expérience, des chercheurs ont constaté que les gens donnaient plus d’argent à une bonne cause quand une image représentant deux yeux était affichée sur le mur devant eux. Quand nous nous sentons observés, nous faisons attention à notre réputation. Ce souci de la réputation pourrait avoir été le ciment qui a permis aux premiers Homo sapiens de se rassembler dans des sociétés toujours plus nombreuses. Pendant une grande partie de la préhistoire, nos ancêtres ont mené des vies nomades, similaires à celles des chasseurs-cueilleurs actuels. Ces populations modernes montrent un goût prononcé pour la paix et les échanges entre communautés, que l’on retrouvait probablement chez les premiers Homo sapiens. Sans nier notre propension à la violence, je suis convaincu que l’origine de notre succès réside plutôt dans notre disposition à la coopération. En nous ancrant dans des tendances apparues avant le stade humain et partagées avec les autres primates, nous avons façonné nos sociétés en réseaux complexes d’individus qui coopèrent d’une multitude de façons. n La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Complétez votre collection !
Retrouvez tous les numéros depuis 1996 ! Commandez vos numéros sur www.pourlascience.fr
ARCHIVES
Les
DOSSIER
Le jour oùlal’humanité Quand mer asauva failli disparaître l’humanité Les conditions climatiques qui ont suivi de peu l’apparition d’Homo sapiens étaient si rudes qu’elles ont menacé la survie de notre espèce. Grâce aux ressources de la côte sud de l’Afrique, une toute petite population a survécu : ces rescapés sont sans doute nos ancêtres.
T
e rminator, Malevil, La Route, L’Armée des est professeur douze singes, Mad Max, à l’Institut d’étude Wall-E, Ravage, Lost, La de l’évolution humaine et des changements Planète des singes... dans sociaux de l’université de nombreuses œuvres de d’État d’Arizona. fiction, un groupe d’humains, survivant d’une catastrophe, tente de reconstruire un avenir à l’humanité. Quelle que soit leur qualité, ces productions feraient presque oublier qu’un tel scénario s’est réellement produit : il y a moins de 200 000 ans, l’humanité a failli disparaître.
Curtis MAREAN
Les plus anciens ossements d’Homo sapiens sont deux crânes éthiopiens vieux de 195 000 ans. Le climat terrestre était alors doux et la nourriture, abondante. Puis vint une période glaciaire qui ne s’acheva que 70 000 ans plus tard. Pendant cette phase très froide et, par conséquent, très sèche, les déserts africains devaient être plus étendus qu’aujourd’hui et une grande partie du continent était sans doute inhabitable. Or, pendant que la planète était sous les glaces, notre espèce serait passée par un goulot d’étranglement génétique. En effet, la diversité génétique d’Homo sapiens est bien inférieure à celle de plusieurs autres espèces, dont la taille des populations et les aires de répartition sont plus petites que les nôtres… Le nombre de reproducteurs de l’espèce Homo sapiens serait passé pendant cette période glaciaire de plus de 10 000 à quelques centaines. Les chiffres varient selon les études, mais la plupart suggèrent que nous descendons d’une toute petite population qui vivait alors en Afrique. 78
Per-Anders Petterson
Winter is coming
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ RESCAPÉS L’ESSENTIEL • Pendant la période
glaciaire qui a duré de 195 000 à 123 000 ans, le nombre d’Homo sapiens a chuté. • Le froid a rendu
inhabitable la plus grande partie des zones où vivaient nos ancêtres. • La région du Cap est
l’un des rares sanctuaires où les hommes ont pu se réfugier, car coquillages et plantes comestibles y abondaient. • Une petite population
a résisté à la crise climatique avant de conquérir le monde.
LA GROTTE PP13B, située non loin de la ville de Mossel Bay, en Afrique du Sud a abrité des hommes anatomiquement modernes entre il y a 164 000 et 35 000 ans, alors que l’espèce était menacée d’extinction. Ceux qui survécurent pourraient être les ancêtres de l’humanité.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
79
Végétation de type méditerranéen
Forêt tropicale humide
Désert extrême
Savane Savane arbustive Prairies
Zone boisée
UN SANCTUAIRE CÔTIER. Il y a 195 000 ans commence une période froide et aride qui, pendant plus de 70 000 ans, fait disparaître de l’Afrique les végétaux et les animaux dont se nourrissaient les hommes. Seules quelques régions où subsistait une végétation arbustive de type méditerranéen ont pu aider notre espèce à survivre. La côte sud de l’Afrique fut sans doute une oasis pour ces hommes, leur offrant plantes comestibles nutritives (une flore de type fynbos) et coquillages favorisés par le courant des Aiguilles et par les eaux froides et riches en nutriments du courant de Benguela.
Semi-désert Désert extrême Végétation de type méditerranéen Zone boisée
Courant des Aiguilles Végétation spécifique de type fynbos
Où avait-elle trouvé refuge ? Les paléoanthropologues en débattent encore. Seules quelques régions ont pu avoir assez de ressources pour répondre aux besoins de chasseurs-cueilleurs. La côte sud de l’Afrique, si riche en ressources marines et végétales, me semblait une hypothèse plausible. Aussi décidai-je, en 1991, de me rendre sur place. Je cherchais des abris-sous-roche proches de la paléocôte (donnant accès aux coquillages) et assez élevés pour que les sédiments n’aient pas été détruits par la remontée de la mer après que le climat a commencé à se réchauffer, il y a quelque 123 000 ans. En 1999, avec mon collègue sud-africain Peter Nilssen, nous avons exploré des grottes sur le promontoire rocheux Pinnacle Point, près de Mossel Bay. C’est là que nous avons découvert la caverne aujourd’hui notée pp13b. Elle nous est apparue prometteuse, car des vestiges préhistoriques étaient visibles à l’entrée de la grotte au sein de strates érodées. On y apercevait des restes de foyer et d’outils lithiques. Depuis, les fouilles ont livré un riche tableau des activités des habitants de la région il y a entre 164 000 à 35 000 ans, donc pendant le déclin de 80
PP13B
Don Foley
Courant de Benguela
population lié à la période glaciaire. Nous en avons tiré un scénario plausible de la façon dont les habitants de la région ont survécu au froid et à la sécheresse.
Des géophytes au déjeuner Pour se nourrir, ils ont exploité les ressources de l’extraordinaire biotope de la côte Sud de l’Afrique. Autour du Cap, une étroite bande de terre qui longe la côte abrite la plus dense biodiversité végétale du monde. Cette région de 90 000 kilomètres carrés comprend 9 000 espèces végétales, dont 64 % sont endémiques. Deux types de végétation, où les arbustes dominent, occupent la majorité de la zone : le fynbos (« fin maquis », en afrikaner) et le renosterveld (« champs à rhinocéros »). Ces deux biotopes comportent la plus grande variété de géophytes, des plantes dont les bulbes ou tubercules sont enterrés. Aptes à résister aux conditions climatiques difficiles, les géophytes représentent encore une source de nourriture importante pour les chasseurscueilleurs d’aujourd’hui. De fait, elles contiennent beaucoup de sucres ; elles ont peu de prédateurs, contrairement aux fruits, aux graines… En outre, La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ RESCAPÉS les plantes à bulbe qui prédominent dans la région florale du Cap sont notablement moins fibreuses que la plupart des géophytes, ce qui les rend plus digestes. Les géophytes étant adaptées à l’aridité, elles ont sans doute constitué une ressource alimentaire pendant les phases glaciaires arides. Pour autant, la côte sud de l’Afrique n’est qu’un médiocre terrain de chasse, car les grands mammifères y sont rares. Elle offrait néanmoins une source importante de protéines : ses coquillages. La rencontre le long des côtes sud de l’Afrique des eaux froides et riches en nutriments du courant de Benguela et des eaux chaudes du courant des Aiguilles crée de nombreux remous froids et chauds. Ces courants alimentent en nutriments d’immenses bancs de coquillages découverts à marée basse. Or les coquillages constituent une source de protéines et d’acides gras insaturés (les oméga-3). Et, à l’instar de ce qui se passe pour les géophytes, un climat froid ne réduit pas leur nombre, puisque des eaux plus froides favorisent le développement des coquillages ! Les coquillages et les géophytes procuraient un régime alimentaire idéal aux premiers hommes modernes qui vivaient sur la côte sud de l’Afrique pendant la période glaciaire. Notons en outre que ces ressources étaient facilement accessibles aux femmes, qui s’affranchissaient ainsi des hommes pour leur subsistance et celle de leurs enfants. Nous ignorons encore si les occupants de la grotte pp13b consommaient des géophytes, mais nous savons qu’ils appréciaient les coquillages. Antonieta Jerardino, de l’université de Barcelone, a montré que les habitants de pp13b pêchaient sur le rivage des moules et les escargots de mer qu’en afrikaner on nomme alikreukel (Turbo sarmaticus). À l’occasion, ils mangeaient aussi de la chair de phoque ou de baleine.
Coquillages sans crustacés Avant la découverte de pp13b, nous connaissions des groupes humains ayant exploité les ressources marines, mais ils avaient vécu il y a moins de 120 000 ans. Or les datations effectuées par Miryam Bar-Matthews, du Service géologique israélien, et par Zenobia Jacobs, de l’université de Wollongong, en Australie, prouvent qu’à pp13b, les ressources de la mer étaient exploitées depuis 164 000 ans. Il y a quelque 110 000 ans, le menu semble s’être enrichi de diverses espèces, telles les patelles et les moules. Ramasser des coquillages sur la côte rocheuse proche de pp13b était plus difficile qu’il n’y paraît. Moules, patelles et escargots de mer vivent sur les rochers dans la zone d’estran, où les vagues, à marée montante, peuvent submerger un pêcheur imprudent. Le long de la côte, le ramassage des coquillages est surtout efficace pendant les marées basses de printemps. Or, il y a 164 000 ans, le niveau de la mer était plus bas, de sorte que pp13b se trouvait de deux DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
à cinq kilomètres à l’intérieur des terres. Comme la marée avance de cinquante minutes chaque jour, les habitants de pp13b avaient probablement un moyen de situer dans le temps la hauteur des marées. Nous avons également trouvé un nombre important de toutes petites lames, de petits éclats de pierre deux fois plus longs que larges (voir la photo page suivante). Le fait qu’ils soient trop petits pour être tenus en main suggère que ces lamelles étaient des armatures : elles servaient à armer une hampe en bois, utilisée ensuite comme arme de jet. On sait, pour l’avoir étudié aux époques ultérieures, que pareille production d’outils composites exige un savoir-faire technique notable. Les indices de la fabrication de pareilles armes de jet, il y a 164 000 ans dans la région de Pinnacle Point, représentent l’un des plus anciens témoignages de la maîtrise par l’humanité de ce savoir-faire. Mais nous avons vite découvert que ces minuscules outils étaient encore plus complexes que nous ne le pensions. La plupart des outils lithiques préhistoriques retrouvés sur les côtes de l’Afrique du Sud sont fabriqués à partir de quartzite. Cette roche à gros grains convient parfaitement au débitage de gros éclats, mais pas à celui de lamelles. Pour les obtenir, les habitants des sites de la côte sud ont utilisé une roche nommée silcrète, sorte de conglomérat de grains fins cimentés par de la silice. Kyle Brown, de l’université d’État d’Arizona, a passé des années à étudier de la silcrète de la côte. Or il a été surpris par l’aspect des outils en silcrète de Pinnacle Point et des sites voisins : leur coloration brillante rouge et grise était tout à fait inhabituelle. Par ailleurs, il est quasi impossible de débiter la silcrète brute en lamelles. D’où venait ce silcrète de qualité supérieure ? Un indice nous a mis sur la voie. Nous avons retrouvé un gros morceau de silcrète dans de la cendre. La roche avait la même couleur et le même brillant que la silcrète découverte dans d’autres dépôts archéologiques de la région. Les anciens tailleurs avaient-ils traité la silcrète par le feu ? Pour le vérifier, Kyle Brown a « cuit » de la silcrète brut, puis tenté de la tailler. Il a effectivement réussi à débiter de fins éclats, dont les surfaces avaient le même aspect brillant que les artefacts provenant de nos sites. Pendant la période glaciaire, les habitants de la région de pp13b ne taillaient le silcrète qu’après traitement thermique. Convaincre nos confrères fut rude (voir l’encadré page 83). En effet, une sorte de dogme attribuait aux Solutréens l’invention du traitement thermique des pierres à tailler. Cette population (du site de Solutré, en Saône-et-Loire) était censée avoir développé cette technique il y a seulement 20 000 ans. Afin d’étayer notre hypothèse, nous avons utilisé trois approches indépendantes. Chantal Tribolo, du cnrs et de l’Université de Bordeaux, a effectué une analyse par thermoluminescence 81
Des hommes d’esprit Des indices d’activité symbolique existent aussi pour des périodes plus tardives dans la séquence des dépôts de pp13b. Des dépôts datant d’il y a 110 000 ans environ renferment à la fois de l’ocre rouge et des coquillages qui ont manifestement été ramassés sur la plage pour leur beauté, étant donné qu’il s’agit de coquillages ne vivant qu’en eau
82
DES PRÉCURSEURS. Des microlames (les deux rangées en bas à gauche) se trouvent parmi les outils lithiques utilisés à PP13B il y a 164 000 ans. Elles étaient sans doute fixées sur une hampe de bois pour obtenir une arme de jet. Ceux qui fabriquaient ces outils semblent avoir traité thermiquement la pierre pour la rendre plus facile à tailler, une technique que l’on croyait avoir été inventée seulement 144 000 ans plus tard, en France !
Per-Anders Petterson
pour déterminer si les outils en silcrète provenant de Pinnacle Point avaient été chauffés. Puis Andy Herries, alors à l’université de New South Wales, en Australie, a fait des mesures de susceptibilité magnétique. Cette grandeur physique, qui caractérise la capacité d’un matériau à s’aimanter, est modifiée par la chaleur. Enfin, Kyle Brown a étudié le lustre produit sur les outils lithiques en silcrète supposée chauffée, et l’a comparé avec la même microcouche sur les outils fabriqués par ses soins. Les résultats obtenus suggèrent que le traitement thermique des roches fut employé de façon intermittente à Pinnacle Point depuis 164 000 ans, et qu’il est devenu une technique usuelle il y a 72 000 ans. L’emploi de traitements thermiques révèle deux capacités cognitives caractéristiques des hommes modernes. En premier lieu, les habitants de la région de Pinnacle Point ont compris qu’ils pouvaient modifier par le feu les propriétés d’un matériau. Par ailleurs, ils ont inventé et optimisé la série complexe des étapes nécessaires à la production de lamelles de silcrète : construire un foyer dans le sable, maîtriser la température afin de parvenir doucement jusqu’à 350 °C, maintenir cette température, puis la faire diminuer progressivement. La création et la mise au point de ce processus, puis sa transmission de génération en génération ont probablement impliqué le langage. Après avoir acquis ces capacités, nos ancêtres ont sans doute pu rivaliser avec les autres espèces humaines rencontrées lorsqu’ils ont migré. Leur maîtrise du feu a pu en particulier les avantager quand, parvenus dans les pays froids, ils sont entrés en contact avec les Néandertaliens. En plus d’être avancés sur le plan technique, les habitants préhistoriques de Pinnacle Point l’étaient aussi sur le plan artistique. Dans les couches les plus anciennes de pp13b, nous avons mis au jour des dizaines de morceaux d’ocre rouge (oxyde de fer), diversement gravés, que l’on devait moudre pour créer une fine poudre. Celle-ci était ensuite probablement mélangée à un liant, telle une graisse animale, afin d’obtenir une peinture. Les peintures corporelles et les décorations informent en général sur l’identité sociale ou d’autres traits culturels importants, puisque ce sont des informations symboliques. Cette ocre constituerait le plus ancien témoignage sans équivoque d’un comportement symbolique.
profonde. La mer jouait donc un rôle primordial dans les rituels des habitants de la région. Tant la maîtrise technique des habitants de Pinnacle Point que les indices de l’existence d’une forme de pensée symbolique éclairent les origines de notre espèce. Les fossiles omo 1 et omo 2, trouvés en Éthiopie, montrent que des hommes anatomiquement modernes existent depuis au moins 195 000 ans. L’apparition du cerveau moderne est cependant difficile à situer dans le temps. Les paléontologues recherchent divers marqueurs dans les témoignages archéologiques pour repérer le début d’une forme de cognition avancée (moderne). Les outils fabriqués par des techniques impliquant de mettre en relation des phénomènes apparemment sans rapport et la mise en œuvre de longs processus de fabrication – comme les traitements thermiques – constituent de tels marqueurs. Les activités artistiques et symboliques en sont d’autres, de même que le repérage du temps qui passe grâce aux phases lunaires. Les plus anciens exemples de ces comportements ont été découverts en Europe et remontent à moins de 40 000 ans. Se fondant sur ces seules découvertes, les préhistoriens avaient conclu qu’un long décalage existait entre l’origine de notre espèce et l’émergence des capacités cognitives de l’homme moderne. Toutefois, au cours des dernières années, de nombreux sites en Afrique du Sud ont livré des exemples de comportements complexes précédant de loin ceux qui ont été observés dans des sites européensl. Ian Watts, un archéologue travaillant en Afrique du Sud, a par exemple décrit des centaines de morceaux d’ocre, travaillés ou non, provenant La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ RESCAPÉS
La Préhistoire méconnue de l’Afrique australe
S
e fondant sur la faible diversité génétique de notre espèce établie par plusieurs études, C. Marean avance que nous descendons tous d’une petite population qui dans sa migration de survie serait venue buter sur les confins océaniques de l’immense Afrique. La thèse est plausible, mais plusieurs éléments de sa démonstration sont encore fragiles. En pleine renaissance, la Préhistoire de l’Afrique du Sud a souffert d’un long isolement. Le Paléolithique moyen y est représenté par des sites nombreux, mais souvent mal fouillés et mal datés. On manque donc de certitudes chronologiques pour déterminer vers quelle date les premiers groupes d’Homo sapiens sont parvenus au bout de l’Afrique. De même que nous manquons de données fiables sur les climats qui ont régné en Afrique, particulièrement équatoriale et tropicale, durant la période glaciaire décrite dans l’article. L’Afrique du Sud était-elle alors vraiment inhabitable ? On l’ignore. Les restes humains du Paléolithique moyen mis au jour dans ce vaste pays sont encore rares.
Quelques sites (Border Cave, Blombos cave...) ont livré les séries de restes d’Homo sapiens les plus importantes et « parlantes ». Force est de constater que les populations africaines pléistocènes nous sont encore mal connues. Nombre de sites du Paléolithique moyen d’Afrique du Sud, souvent plus récents que Pinnacle Point, sont sur sa frange littorale. Toutes les populations correspondantes ont exploité les ressources marines, ce qui est logique, car c’est plus facile que de partir pour de longues chasses. Dès lors, la consommation de coquillages était-elle une question de survie ou, plus probablement, de facilité ? S’agissant de la taille des pierres, les préhistoriens européens avaient montré que depuis 20 000 ans, la chauffe modérée de certains silex a été utilisée pour les rendre aptes à être façonnés ou débités par pression. Cette technique d’appoint a-t-elle été utilisée à Pinnacle Point beaucoup plus tôt ? C’est possible, mais les traces de feu étant omniprésentes pour la période, la chauffe accidentelle de blocs est aussi envisageable.
de sites datant de 120 000 ans. Tout comme celle de Pinnacle Point, cette ocre est souvent rouge, ce qui suggère que les hommes privilégiaient cette couleur. Dans la grotte de Blombos, à 100 kilomètres à l’ouest de Pinnacle Point, Christopher Henshilwood, de l’université de Bergen, en Norvège, a découvert des morceaux d’ocre comportant des gravures régulières, des colliers de perles faits avec des coquillages et des outils en os, datant tous de 71 000 ans. Toutes ces découvertes contredisent l’idée selon laquelle la cognition moderne ne serait apparue que tardivement dans notre lignée. Nous pensons qu’une forte pression de sélection a dû exister, qui explique l’évolution de la cognition moderne : sans doute fallait-il, pour que survive à sa lignée, pouvoir mémoriser les emplacements et les cycles végétatifs de nombreuses espèces de végétaux dans des environnements arides, puis transmettre cette connaissance. Cette faculté a conduit à de nombreux autres progrès, par exemple la capacité de comprendre le lien entre les phases de la Lune et les marées. Les coquillages et les géophytes ont procuré à ces hommes un régime alimentaire de qualité qui leur a permis de limiter leur nomadisme, d’accroître leur taux de fécondité et de réduire la mortalité infantile. L’augmentation de la taille des groupes humains résultant de ces changements a favorisé la complexité sociale et, partant, la pensée symbolique et le savoir technique. En modélisant l’évolution du « paléolittoral » autour de pp13b, Erich Fisher, alors à l’université de Floride, a montré que le rivage a souvent changé rapidement à cause du banc des Aiguilles, un large DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Accidentelle ou pas, elle modifie la couleur d’origine du matériau et sa susceptibilité magnétique. La démonstration de l’intentionnalité de la chauffe est aisée pour le silex, elle l’est moins pour la silcrète. Son traitement thermique est une hypothèse séduisante qui constituerait une avancée importante si elle était confirmée. Notons que la taille expérimentale montre que la fabrication de lames et lamelles dans ce type de roche ne pose aucun problème si l’on taille des silcrètes non traitées de bonne qualité. Pour leur part, les pigments minéraux rouges sont largement attestés dans de nombreux sites d’Afrique du Sud, ainsi que tout au long de la séquence de Diepkloof, qui va de il y a 121 000 à 45 000 ans. Cette dispersion est sans aucun doute une preuve presque directe et très ancienne d’expression symbolique.
Pierre-Jean TEXIER, CNRS, UMR 5199-PACEA, Université de Bordeaux-1
plateau continental en pente douce situé face à la côte sud-africaine. Ce plateau se découvrait largement dès que, la glaciation s’accentuant, le niveau des mers baissait, ce qui éloignait l’océan jusqu’à 95 kilomètres de Pinnacle Point. Quand, le climat se réchauffant, la mer revenait, les eaux marines recouvraient de nouveau le banc des Aiguilles, de sorte que les grottes se retrouvaient encore au bord de la mer.
Suivre la mer Les enregistrements obtenus à partir des stalagmites couvrant la période comprise entre il y a 350 000 et 50 000 ans révèlent que le fynbos a probablement suivi le retrait de la côte sur la plaque continentale actuellement submergée ; les géophytes et les coquillages étaient ainsi toujours proches. Quant aux hommes, en ces temps de faible densité de population, ils avaient la liberté de s’installer à l’endroit le plus favorable. Les témoignages génétiques, fossiles et archéologiques concordent pour indiquer que la première vague de migration des hommes modernes s’est produite il y a environ 50 000 ans. Quels en ont été les déclencheurs ? Cette question reste ouverte. Par exemple, nous ignorons si, à la fin de la période glaciaire, il subsistait une ou plusieurs populations d’hommes anatomiquement modernes en Afrique. Ces questions nous invitent à rechercher d’autres zones de survie, et à préciser notre connaissance des climats qui se sont succédé pendant cette période. L’enjeu est important, car l’histoire de ces hommes modernes qui ont survécu à la grande glaciation, puis conquis l’Afrique et le monde, est la nôtre. n
articles • C. MAREAN, The transition to foraging for dense and predictable resources and its impact on the evolution of modern humans, Philos. Trans. R Soc. Lond. B Biol. Sci., vol. 371(1698), 20150239, 2016. • K. BROWN et al., Fire as an engineering tool of early modern humans, Science, vol. 325, pp. 859-862, 2009. • C. MAREAN et al., Early human use of marine resources and pigment in South Africa during the Middle Pleistocene, Nature, vol. 449, pp. 905-908, 2007. • C. HENSHILWOOD et C. MAREAN, The origin of modern human behavior : Critique of the models and their test implications, Current Anthropology, vol. 44, n° 5, pp. 627-651, 2003.
83
BenoĂŽt Clarys
Une rencontre au sommet, celle d’un Néandertalien et d’un Homo sapiens. Que peuvent-ils bien se raconter ?
UNE IDENTITÉ DYNAMIQUE Les repères pour définir un humain sont brouillés. Homo sapiens s’est métissé avec Néandertal. Ce dernier a laissé des « œuvres » dont la symbolique nous échappe. Mieux : nous sommes toujours en train d’évoluer…
Une espèce mosaïque L’étude des gènes montre que nos ancêtres se sont métissés avec les espèces humaines archaïques qu’ils ont rencontrées. Cette hybridation a sans doute contribué à l’expansion d’Homo sapiens.
A
86
planète. Sur la base de fossiles, les paléoanthropologues avaient postulé qu’une première sortie d’Afrique vers l’Eurasie avait eu lieu peu après l’apparition d’Homo erectus, il y a deux millions d’années. Cependant, le chemin évolutif qui a mené de la forme Homo erectus jusqu’à la forme moderne posait question, Homo sapiens n’étant attesté dans le registre fossile que depuis 195 000 ans.
La modernisation des populations
L’ESSENTIEL • On pensait qu’Homo
sapiens, espèce d’origine africaine, avait remplacé tous les humains archaïques en Afrique et en Eurasie. • La génétique a montré
qu’en fait, Homo sapiens s’est métissé, d’abord en Afrique, puis en Eurasie, avec les formes humaines archaïques qu’il a rencontrées au cours de son expansion mondiale. • Homo sapiens a ainsi
profité des gènes des humains archaïques bien adaptés qu’il rencontrait, ce qui a certainement aidé à son succès planétaire.
Deux thèses s’opposent. Milford Wolpoff, de l’université du Michigan, avec d’autres, a proposé une origine multirégionale de l’homme moderne. Les populations archaïques se seraient progressivement « modernisées » à mesure que l’arrivée d’hommes modernes et le métissage y multipliaient les traits avantageux (modernes !). Selon ce scénario, à l’issue de la transition, tous les humains partagent les mêmes caractéristiques modernes, tandis que certains traits distinctifs hérités des ancêtres archaïques persistent localement. Fred Smith, de l’université d’État de l’Illinois, a proposé une variante de la théorie multirégionale selon laquelle la contribution des populations venues d’Afrique aux caractéristiques anatomiques modernes est plus grande. À l’hypothèse multirégionale s’oppose donc l’idée de l’origine africaine de l’homme moderne, que l’on nomme aussi l’hypothèse du remplacement. Pour les tenants de cette théorie, tel Christopher Stringer, du Muséum d’histoire naturelle de Londres, les hommes anatomiquement modernes sont apparus en Afrique subsaharienne, puis ont remplacé partout les hommes archaïques sans se métisser. Günter Bräuer, de l’université de Hambourg, a proposé une version plus souple de cette théorie, admettant la possibilité de métissages occasionnels lors de rencontres entre groupes archaïques et modernes. La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
© Federico Gambarini/dpa/Corbis
ujourd’hui, le brassage des populations est généticien des et de leurs gènes est populations. Il travaille à répandu et banal. En a-t-il l’université de l’Arizona, aux États-Unis. toujours été ainsi ? Et, plus encore aux époques reculées, où plusieurs espèces humaines coexistaient, y a-t-il eu métissage ? Longtemps ignoré, voire nié, un tel métissage est devenu ces dernières années, grâce à la génétique, de plus en plus évident. Il pourrait même expliquer, en partie, le succès de notre espèce. Les idées des paléontologues sur les origines d’Homo sapiens ont souvent varié. Néanmoins, avec l’avènement des études du génome humain, dans les années 1980, un consensus s’est établi. Les hommes anatomiquement modernes seraient apparus en Afrique, il y a quelque 200 000 ans, puis auraient progressivement remplacé les formes humaines archaïques partout sur la planète. Parmi ces espèces figurent au moins l’homme de Néandertal, en Eurasie, et l’homme de Florès, en Indonésie. Nous ignorons si nous avons rayé de la carte d’autres espèces, ainsi que la façon dont Homo sapiens a remplacé ses cousins. Quoi qu’il en soit, il n’était pas censé se métisser avant de les supplanter. Cette vision domine en préhistoire depuis un quart de siècle. Cependant, les progrès du séquençage de l’ADN, de la puissance de calcul et leurs retombées dans l’étude tant des fossiles que des humains actuels ont révélé que certains de nos contemporains portent à la fois de l’ADN néandertalien et celui d’autres espèces humaines archaïques. On ne peut qu’en conclure qu’il y a eu métissage ! C’est une découverte majeure. Pour en apprécier pleinement la portée, revenons sur le débat qui faisait rage au début des années 1980 quant à la façon dont Homo sapiens a conquis la
Michael HAMMER
❙ ❚ ■ MÉTISSAGE
UNE NÉANDERTALIENNE telle que l’on peut la reconstituer. Les études génétiques montrent que l’adn des non-Africains actuels contient 1 à 4 % d’adn néandertalien.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
87
aux sources d’homo sapiens ?
L
a façon dont les hommes anatomiquement modernes (en brun foncé) ont évolué à partir des formes archaïques (en brun clair) fait débat. Dans toutes les théories de cette évolution présentées ici, l’origine des hommes modernes est en Afrique. Selon la théorie du remplacement (à gauche), ils se sont substitués aux espèces humaines archaïques présentes en Afrique et en REMPLACEMENT
Non-Africains
Africains
Eurasie sans se mélanger avec elles. Selon la théorie de l’assimilation (au milieu), les traits modernes issus d’Afrique se sont répandus parmi les groupes archaïques à la faveur des migrations et de métissages à l’origine de flux géniques (flèches vertes). Selon la théorie de l’hybridation (à droite), les hommes modernes ne se sont que rarement croisés avec des espèces archaïques à mesure qu’ils ASSIMILATION
Non-Africains
les remplaçaient (flèches rouges). Pour sa part, la théorie de l’évolution africaine multirégionale (bulle jaune) ne concerne que la période de transition archaïque-moderne en Afrique ; elle fait appel à des hybridations à l’origine de flux géniques entre différents groupes archaïques distincts. Ce scénario pourrait avoir précédé, en Afrique, chacune des trois autres théories. HYBRIDATION
Africains
Non-Africains
Africains
Temps Modernes
Évolution africaine multirégionale Archaïques
Flux génique bidirectionnel
Toutefois, l’étude morphologique des fossiles humains ne fournissait pas assez d’informations pour trancher. La génétique a changé la donne. Grâce au séquençage de l’ADN humain, on a pu reconstituer partiellement le passé en examinant les variations génétiques dans les populations humaines contemporaines. Grâce à ces méthodes, on a reconstruit les arbres phylogénétiques de certains gènes, dont on déduit et date le dernier ancêtre commun à toutes les variantes observées, ce qui renseigne sur la population d’origine portant la séquence ancestrale. Ainsi, en 1987, Allan Wilson, de l’université de Californie à Berkeley, et ses collègues ont établi l’arbre phylogénétique de l’ADN mitochondrial. Cet ADN, rappelons-le, se trouve au sein des mitochondries, petits organites à l’origine de l’énergie de la cellule, et n’est transmis que par la mère. Ils en ont déduit que notre ADN mitochondrial remonte à une « Ève mitochondriale », une ancêtre qui aurait vécu dans une population africaine il y a environ 200 000 ans. Ce résultat appuie donc la théorie du remplacement des hommes archaïques par Homo sapiens. Il en va de même de résultats similaires obtenus dans le cas de certaines petites séquences de l’ADN 88
Flux génique unidirectionnel
Hybridation
Jen Christiensen ; Michael F. Hammer
Extinction
nucléaire (l’ADN des noyaux cellulaires), notamment du chromosome Y, qui ne peut être hérité que du père puisqu’il est à l’origine du sexe masculin. Dix ans plus tard, la théorie du remplacement a de nouveau reçu le renfort de la génétique, lorsque l’équipe de Svante Pääbo, de l’institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig, est parvenue à extraire un fragment d’ADN mitochondrial d’ossements néandertaliens. Il est alors apparu que ces séquences d’ADN mitochondrial étaient différentes de celles des hommes modernes et que ces derniers ne s’étaient pas mélangés avec les Néandertaliens. Était-ce le coup de grâce porté à la théorie multirégionale ? Non, car le raisonnement mené jusqu’à ce stade souffre d’un biais majeur : le génome mitochondrial n’est pas tout le génome ! De fait, le génome mitochondrial contient environ 16 000 paires de bases, contre quelque 3 milliards pour le génome entier. En outre, une région du génome issue d’un métissage pourrait ne pas le montrer, dans la mesure où des gènes d’origine étrangère, mais ne conférant aucun avantage, tendent à disparaître au fil du temps, par dérive génétique. Pour repérer le métissage d’hommes modernes et archaïques, on doit comparer de nombreuses La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ MÉTISSAGE régions de leurs génomes ou, mieux, leurs génomes entiers. Du reste, avant que des données génétiques sur les espèces humaines archaïques n’apparaissent, les résultats de certaines études de l’ADN humain moderne contredisaient déjà la théorie du remplacement. Ainsi, en 2005, Daniel Garrigan, alors dans mon laboratoire, a examiné une région non fonctionnelle du chromosome X nommée RRM2P4. Or, une fois reconstitué, l’arbre phylogénétique de cette région la faisait remonter à une souche d’Asie du Sud-Est vieille de 1,5 million d’années. En d’autres termes, l’ADN en question proviendrait d’une espèce asiatique archaïque qui se serait croisée avec l’Homo sapiens africain.
du type de celle de Denisova se retrouvent dans 1 à 6 % de l’ADN des Mélanésiens, des Aborigènes australiens, des Polynésiens et d’autres populations du Pacifique Ouest, mais pas du tout dans l’ADN des Africains ou des Eurasiens. Pour expliquer ces résultats, les chercheurs ont avancé l’idée de plusieurs métissages successifs. D’abord, des hommes modernes sortis d’Afrique se seraient croisés avec des Néandertaliens. Puis, les descendants de ces premiers migrants modernes se seraient déplacés jusqu’en Asie du Sud-Est, où ils se seraient croisés avec des Denisoviens. Des ancêtres doublement croisés de groupes actuels, tels les Mélanésiens, auraient ensuite atteint l’Océanie il y a 45 000 ans, et une seconde vague d’hommes Le grand remplacement remplacé anatomiquement modernes auraient migré vers De même, notre équipe découvrit cette année-là une l’Asie orientale sans se croiser avec ces ancêtres de variation dans la région Xp21.1 du chromosome x, type denisovien. elle aussi non fonctionnelle, correspondant à un C’est a priori en Afrique que les hommes anatoarbre phylogénétique comprenant deux branches miquement modernes ont eu le plus de chances de se parallèles ayant évolué séparément durant environ croiser avec des formes archaïques, puisque c’est sur un million d’années. L’une des branches aurait été ce continent que la coexistence entre espèces a duré introduite dans les lignées Homo sapiens par une le plus longtemps. Malheureusement, les conditions espèce africaine archaïque. Ces régions RRM2P4 et régnant dans les forêts équatoriales africaines ne Xp21.1 valident donc l’idée de croisements d’espèces favorisent pas la conservation d’ADN fossile. Aussi archaïques d’Asie et d’Afrique avec des hommes les généticiens doivent-ils pour l’instant se limiter à modernes. La théorie du remplacement vacillait. l’étude des génomes africains contemporains et à y Puis, grâce aux progrès du séquençage, on a eu rechercher des indices de métissages anciens. accès à des génomes nucléaires entiers, y compris à C’est dans ce but qu’avec l’équipe de Jeffrey Wall, ceux d’espèces humaines disparues. En 2010, de l’université de Californie à San Francisco, Svante Pääbo annonçait que son équipe nous avons séquencé l’ADN de 61 régions avait reconstitué la majeure partie du génome au sein de 3 populations d’un génome néandertalien, sur africaines subsahariennes. En 2011, la base de l’ ADN extrait de la simulation des divers scénarios plusieurs fossiles. Surprise, les évolutifs possibles a révélé que résultats indiquaient que les ces populations ont reçu une Néandertaliens ont apporté contribution de 2 % de de 1 à 4 % de l’ADN du l’ADN d’une population génome contemporain humaine éteinte. Ce groupe des hommes modernes se serait séparé des ancêtres non africains. Qu’en des hommes anatomiconclure, sinon que des quement modernes il y métissages se sont produits a quelque 700 000 ans, entre les Néandertaliens et puis se serait reproduit avec les ancêtres modernes de des humains modernes il de se croiser avec des formes tous les non-Africains ? Ces y a environ 35 000 ans, en archaïques en Afrique, là où métissages auraient eu lieu Afrique centrale. il y a 80 000 à 50 000 ans au Un autre indice d’un la coexistence entre espèces Proche-Orient. possible métissage ancien en a duré le plus longtemps Peu après, Svante Pääbo et ses Afrique est venu de l’étude d’une collègues annoncèrent une découverte séquence inhabituelle du chromosome Y plus étonnante encore. Ils avaient réussi à trouvée chez un Afro-Américain originaire séquencer l’ADN mitochondrial contenu dans un de Caroline du Sud, dont l’ADN avait été analysé fragment de phalange vieux d’environ 40 000 ans, par une société spécialisée dans les tests ADN trouvé dans la grotte de Denisova, dans les montagnes commerciaux. Cette séquence particulière n’avait de l’Altaï sibérien. Cet ADN mitochondrial a révélé encore jamais été observée. En la comparant à la que l’individu n’était ni un homme moderne ni séquence correspondante sur l’ADN d’autres humains un homme de Néandertal. De plus, des séquences et de chimpanzés, nous avons établi qu’elle représente
Les hommes modernes ont eu le plus de chances
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
89
une branche apparue sur l’arbre phylogénétique du chromosome Y il y a plus de 300 000 ans. À la suite de cette constatation, nous avons lancé des recherches dans une base de données contenant près de 6 000 chromosomes Y africains et identifié 11 correspondances, provenant toutes d’hommes vivant dans une très petite région de l’Ouest du Cameroun. Cette découverte suggère que le dernier ancêtre commun à toutes les variantes modernes du chromosome Y serait 1,7 fois plus ancien qu’on ne le pensait. La présence même de cette lignée chez une population contemporaine est un signe possible de métissage entre Homo sapiens et une espèce archaïque inconnue issue de l’Ouest de l’Afrique centrale. Par ailleurs, bien que les analyses des ADN denisovien et néandertalien fournissent des indices toujours plus nombreux en faveur d’un apport des humains archaïques à notre héritage génétique, de nombreux aspects de ces métissages restent obscurs. L’estimation des contributions des Néandertaliens et des Denisoviens à notre génome est fondée sur
une méthode qui fournit peu d’informations sur la façon dont les métissages ont eu lieu et le moment où ils se sont produits. Pour en savoir plus, on doit en particulier comprendre exactement quelles parties du génome proviennent des espèces humaines archaïques et de quelles espèces il s’agit. Dans mon laboratoire, Fernando Mendez a trouvé des preuves concluantes que certains contemporains non africains portent un segment de chromosome 12 contenant le gène stat2 originaire des Néandertaliens, ce gène étant impliqué dans la première ligne de défense du corps contre les virus pathogènes.
Notre immunité d’origine néandertalienne L’étude détaillée des régions de l’ADN héritées de nos ancêtres archaïques pourrait donc nous renseigner sur les éventuels avantages adaptatifs dus à l’acquisition par Homo sapiens de ces variantes génétiques. En effet, le gène stat2 constitue un exemple fascinant d’une variante apparemment avantageuse qui s’est intégrée
Grotte de Denisova Métissages Néandertaliens et modernes
Métissages Denisovan Denisoviens et modernes interbreeding
Métissages Archaic African Africains et homininarchaïques interbreeding Africains modernes
Étendues possibles de formes archaïques Néandertaliens Denisoviens Africains archaïques
LA CARTE DES MÉTISSAGES. L’étude paléontologique et génétique du registre fossile a montré qu’Homo sapiens est apparu en Afrique il y a quelque 200 000 ans, puis a migré vers l’Eurasie (flèches). La carte suggère quelles ont pu être les aires d’expansion maximales des divers types d’espèces humaines archaïques. Les ellipses indiquent les régions où, d’après les indices génétiques disponibles, des métissages entre humains modernes et archaïques ont pu se produire.
90
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
D’après Isabel Alves et al., Genomic data reveal a complex making of Humans, PLOS Genetics, vol. 8, 19 juillet 2012
Métissage?
❙ ❚ ■ MÉTISSAGE au patrimoine génétique de l’homme moderne. Environ 10 % des Eurasiens et des Océaniens portent la variante néandertalienne du gène stat2. Il est intéressant de constater que cette variante est dix fois plus fréquente en Mélanésie qu’en Asie orientale. Les analyses suggèrent que ce segment d’ADN a vu sa fréquence augmenter via une sélection naturelle positive plutôt que par le fruit du hasard. Il aurait donc constitué un avantage pour les populations modernes de Mélanésie. De façon analogue, un morceau de type néandertalien de la région dite HLA (Human Leucocyte Antigen) du génome semble être présent à une fréquence relativement élevée dans les populations eurasiennes, à la suite d’une sélection naturelle positive liée à son rôle dans la lutte contre les pathogènes. Sans doute ne devrions-nous pas être surpris de trouver des contributions archaïques contenant des gènes qui renforcent l’immunité. Il est facile d’imaginer que l’acquisition d’une variante d’un gène procurant un avantage pour résister aux pathogènes locaux ait favorisé les lignées d’hommes anatomiquement modernes qui l’acquéraient. En 2013, Silvana Condemi, de l’université d’Aix-Marseille, et ses collègues ont mis en évidence un cas de métissage entre Néandertalien et homme moderne. Ils ont étudié un fragment de mandibule d’un Néandertalien qui... avait un menton, ce qui le distingue de ses congénères connus. La comparaison de la conformation en 3D de cet os avec celle de groupes représentatifs de Néandertaliens et d’hommes modernes révèle que, d’un point de vue statistique, cet attribut est moderne, c’est-à-dire de type Homo sapiens, alors que son propriétaire porte un adn mitochondrial néandertalien. L’hypothèse la plus plausible pour l’expliquer est que le père ou un ascendant masculin de l’individu était Homo sapiens. En 2016, avec Svante Pääbo et beaucoup d’autres spécialistes, nous avons publié une analyse approfondie de 300 génomes issus de 142 populations à travers le monde (c’est le projet Simons Genome Diversity). Premiers résultats, parmi les non-Africains, les Eurasiens de l’Est ont une ascendance néandertalienne plus marquée que les autres. Les non-Africains accumulent plus de mutations (environ 5 %) que les Africains. Enfin, les Aborigènes, les Papous et les Andamanais ont la même origine que les Eurasiens : nous partageons la même population ancestrale, contrairement à ce que pensaient certains spécialistes. L’accumulation d’indices de métissages entre Homo sapiens et des espèces humaines archaïques, tant en Afrique qu’ailleurs, rend intenable la théorie du remplacement. Nous nous sommes toujours mélangés ! Ainsi, même si les formes humaines archaïques se sont éteintes, elles ont laissé leurs empreintes dans le génome humain actuel. Pour autant, les génomes des populations actuelles DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
semblent dériver pour l’essentiel d’ancêtres africains, et les contributions des Eurasiens archaïques au génome eurasien moderne semblent plus modestes que ne l’impliquent la théorie d’une évolution multirégionale et celle d’une assimilation. Nombre de chercheurs se prononcent donc désormais en faveur de la théorie de l’hybridation, de Günter Bräuer, selon laquelle le métissage entre Homo sapiens et les espèces archaïques s’est limité à un certain nombre d’événements isolés. Que ces métissages aient été rares après la sortie d’Afrique des hommes modernes est sans doute vrai, mais je suis persuadé qu’il faut encore affiner notre vision du passé. Les témoignages qu’en donnent les fossiles africains sont complexes : ils suggèrent qu’entre il y a 200 000 et 35 000 ans environ, divers groupes humains transitoires présentant des caractéristiques à la fois archaïques et modernes ont vécu dans un espace s’étendant du Maroc à l’Afrique du Sud. Je suis quant à moi favorable à une théorie prenant en compte un métissage des espèces pendant la transition des formes archaïques à la forme moderne. Ce scénario tient compte de la possibilité que certains traits qui nous rendent anatomiquement modernes soient hérités de formes transitoires (entre formes humaines archaïques et modernes) aujourd’hui disparues. Selon moi, c’est une combinaison d’une théorie multirégionale en Afrique et de la théorie de l’hybridation de Günter Bräuer qui explique le mieux les données génétiques et fossiles actuellement disponibles. Toutefois, avant de pouvoir tester cette théorie… hybride, nous devrons mieux comprendre quels gènes codent les traits anatomiquement modernes et établir leur histoire évolutive. Pousser l’analyse des génomes tant archaïques que moderne devrait nous aider à déterminer à quelles époques et à quels endroits les métissages se sont produits, et si les gènes archaïques ont procuré un avantage aux populations qui les ont acquis. Ces informations nous aideront à évaluer si les métissages d’Homo sapiens avec des humains archaïques bien adaptés localement lui ont fourni les traits qui lui ont permis, in fine, de dominer le monde entier. Le partage de gènes via des métissages occasionnels entre espèces est l’un des mécanismes par lesquels des évolutions se sont produites au sein de nombreuses espèces végétales et animales. Pourquoi en serait-il autrement pour les espèces humaines ? Il reste beaucoup de questions à élucider sur l’origine de nos gènes, mais une chose est déjà claire : les hommes modernes ne descendent pas d’une seule population ancestrale africaine, mais de plusieurs populations de l’Ancien Monde (l’Afrique et l’Eurasie). On considérait jusqu’à récemment les hommes archaïques comme des concurrents surclassés par les hommes modernes. Et s’ils étaient le secret de la réussite de ces derniers ? n
Métissage récent? En 2011, les paléontologues travaillant sur le site d’Iwo Eleru, au Nigeria, ont réexaminé des fossiles humains dont les crânes semblaient intermédiaires entre ceux d’hommes anatomiquement modernes et ceux d’une autre forme, sans doute archaïque. Or ces fossiles datent d’à peine 13 000 ans, soit bien ultérieurs à l’apparition d’Homo sapiens. Les observations effectuées, ainsi que celles réalisées sur le site d’Ishango, en République démocratique du Congo, suggèrent, soit que deux types de population ont coexisté jusqu’à un passé récent en Afrique, soit que des populations présentant des caractéristiques à la fois modernes et archaïques se sont croisées sur le grand continent pendant des milliers d’années.
articles • S. MALLICK et al., The Simons Genome Diversity Project : 300 genomes from 142 diverse populations, Nature, vol. 538, pp. 201-206, 2016. • F. L. MENDEZ et al., An African American paternal lineage adds an extremely ancient root to the human Y chromosome phylogenetic tree, American Journal of Human Genetics, vol. 92(3), pp. 454-459, 2013. • S. CONDEMI et al., Possible interbreeding in late Italian Neanderthals ? New data from the Mezzena jaw (Monte Lessini, Verona, Italy), PLoS One, vol. 8(3), e59781, 2013. • M. MEYER et al., A high coverage genome sequence from an archaic Denisovan individual, Science, vol. 338, pp. 222-226, 2012.
91
LE ROMAN-PHOTO DE LASCAUX IV Le Centre international de l’art pariétal Montignac-Lascaux a ouvert ses portes en décembre 2016. Il abrite un fac-similé de l’intégralité de la grotte de Lascaux. Comment reproduit-on à l’identique 900 mètres carrés de parois ? Visite dans l’Atelier des fac-similés du Périgord, qui s’est vu confier cette mission.
VIEILLE DE 18 000 ANS, très fragile, la chapelle Sixtine de l’art pariétal, est fermée au public depuis 1963. Pour la rendre à nouveau accessible au public, une seule solution : la reconstitution.
Getty-images/Fine Art / Contributeur
1
2 des parois de la grotte à l’aide d’un scanner tridimensionnel et de 3 000 photographies en haute définition a permis d’obtenir un modèle numérique rendant compte des moindres détails du monument (volume des roches, couleurs, tracé des peintures…).
92
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
© AFSP
LA NUMÉRISATION
❙ ❚ ■ PORTFOLIO
LA MATRICE EN POLYSTYRÈNE
3
ensuite réalisée par fraisage numérique est façonnée et sculptée par l’ajout d’un enduit spécifique pour reproduire fidèlement les reliefs de la grotte et l’épiderme minéral. Reste à mouler cette matrice puis, après démoulage, à appliquer une couche de voile de pierre dans le moule, et la recouvrir de résine. Au final, on obtient une paroi portée par des structures métalliques, sur laquelle les peintres appliqueront les patines colorées et les peintures.
© Sauf mention contraire toutes les images sont de Julien Riou
4
UNE PREMIÈRE COUCHE DE PIGMENTS NATURELS permet de reproduire l’aspect de la pierre et l’environnement des fresques avec toutes les variantes de calcites et d’affleurements.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
93
5 À L’AIDE D’UN LOGICIEL CRÉÉ SUR MESURE à partir des relevés numériques de la grotte, les artistes reproduisent, un à un, les centaines de motifs peints et gravés par nos ancêtres magdaléniens. Une étape d’abord validée par un représentant de l’État, qui compare la reproduction à l’original, puis par un collège d’experts.
94
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ PORTFOLIO
6 Plus d’informations sur Lascaux IV : www.projet-lascaux.com/fr/ Atelier des fac-similés du Périgord : www.afsp-perigord.fr/
COMME UN PUZZLE 3D, les différents fragments du fac-similé sont ensuite réunis et assemblés sur les structures métalliques définitives.
6
Plus d’informations sur Lascaux IV : www.projet-lascaux.com/fr/ Atelier des fac-similés du Périgord : www.afsp-perigord.fr/
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
95
Les étranges structures de Bruniquel Il y a environ 180 000 ans, des tronçons de stalagmites ont été empilés à plus de 300 mètres au fond d’une grotte, dans le Tarn et Garonne. Le sens de ces constructions nous échappe, mais elles prouvent la complexité de la société néandertalienne.
Jacques JAUBERT
est professeur de préhistoire à l’université de Bordeaux et membre du laboratoire PACEA (université Bordeaux 1-cnrs).
L’ESSENTIEL • À plus de 300 mètres
de l’entrée de la grotte de Bruniquel se trouvent d’énigmatiques structures réalisées à partir de stalagmites.
Q
uelque part, dans une vallée encaissée de l’Aveyron, des Néandertaliens restent sur le pas de leur grotte. Que fontils ? Ils discutent et vaquent à diverses occupations, mais ils ne s’éloignent guère de leur abri. C’est que l’air est frais ! En effet, la scène se déroule au début de l’avant-dernière glaciation (le stade isotopique marin 6). Durant cette longue période froide du Pléistocène qui commence il y a quelque 190 000 ans et s’achève vers 128 000 ans avant le présent, des phases de réchauffement rapide alternent, parfois brutalement, avec des phases froides qui couvrent de glace une partie de l’hémisphère Nord. Cela oblige les rares populations néandertaliennes d’Europe à s’adapter très vite : nul doute que, lorsque l’hiver dure six mois et que la température moyenne est négative, ces humains doivent rechercher des abris plus accueillants, même s’ils sont humides comme les entrées de
• Les premiers
chercheurs qui les ont étudiées ont suggéré que leurs auteurs pouvaient être des Néandertaliens. • Une équipe franco-
belge vient d’établir que ces structures datent de 176 500 ans, un âge stupéfiant. • Les auteurs des
constructions étaient donc des ancêtres des Néandertaliens classiques, avec une société déjà sophistiquée.
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
© Benoît Clarys
❙ ❚ ■ BRUNIQUEL
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
97
grottes. Ils ne se contentaient pas d’y séjourner, ils arpentaient aussi les profondeurs des grottes, nous venons d’en obtenir une étonnante preuve. À Bruniquel, une profonde cavité surmontant le cours encaissé de l’Aveyron, aux confins du Tarn et du Tarn-et-Garonne, nous avons, non sans étonnement, constaté qu’ils avaient des compétences confinant à celles d’un spéléologue actuel : capables de s’éclairer et de se mouvoir durablement en milieu souterrain, ils s’y rendaient en nombre pour se livrer à des activités élaborées et pour nous encore énigmatiques. Ces découvertes et conclusions, qui renouvellent notre vision des Néandertaliens, sont le résultat d’un travail d’équipe rassemblant de nombreuses compétences, car les constats auxquels nous aboutissons sont déstabilisants. Nous souhaitons donc les établir sur des bases les plus solides possible. En cent cinquante ans de recherche, notre vision des Néandertaliens a beaucoup changé. Pour s’en rendre compte, il suffit de relire ce que, vers 1921, l’un des premiers paléoanthropologues à avoir étudié le squelette d’un Néandertalien écrivait : « Il faut remarquer que ce groupe humain du Pléistocène moyen, si primitif au point de vue des caractères physiques, devait aussi, à en juger par les données de l’archéologie préhistorique, être très primitif au point de vue intellectuel. » Cette vision péjorative a peu évolué jusqu’au milieu du xxe siècle.
Une espèce modelée par le froid Les paléoanthropologues ont ensuite imposé l’idée que les Néandertaliens constituaient une espèce distincte de la nôtre, qui a occupé un vaste territoire et que les progrès de la chronologie replacent dans sa véritable profondeur temporelle. En particulier, nous savons désormais que l’homme de Néandertal, Homo neanderthalensis, est issu d’une longue lignée qui a progressivement émergé en Europe il y a environ un demi-million d’années, à partir d’une souche nommée Homo heidelbergensis. Les préhistoriens et les paléoanthropologues qui se sont succédé depuis les années 1960 ont petit à petit décrit une espèce, certes différente d’Homo sapiens, mais dont les capacités cognitives sont de plus en plus apparues comme difficiles à distinguer de celles de nos ancêtres sapiens. Deux phénomènes principaux ont façonné l’espèce Homo neanderthalensis : d’une part, une dérive génétique due au long isolement, produit par la réduction des espaces habitables, coincés entre les masses de glaces et les différents littoraux européens ; d’autre part, un modelage de cette forme humaine (une sélection de ses caractéristiques biologiques) par les conditions climatiques froides. Cela a conféré à ces populations une anatomie de mieux en mieux adaptée au froid des zones périglaciaires. Vers 125 000 ans, quand commence la dernière période interglaciaire (donc tempérée), tous les traits biologiques des Néandertaliens pleinement 98
Homo neanderthalensis 0,2—0,03 million d’années Il occupait l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural et a laissé la place à notre espèce il y a environ 30 000 ans.
évolués – on les qualifie de classiques – étaient quasiment en place. L’anatomie particulière des Néandertaliens pourrait aussi résulter en partie de comportements répétés associés à leur mode de vie de chasseurs-cueilleurs ou à certaines de leurs activités techniques. Quoi qu’il en soit, il y a quelque 40 000 ans, ces Néandertaliens classiques ont disparu, au moment où Homo sapiens mettait les pieds en Europe… Cette extinction a toutefois été précédée d’un contact. On sait en effet que les Néandertaliens, poussés par une crise climatique très rigoureuse (de 71 000 à 57 000 ans), ont migré vers le sud jusqu’au Proche et Moyen-Orient, où ils ont croisé une vague d’hommes modernes issus d’Afrique. Cette rencontre est probablement liée au métissage que nous a révélé le séquençage du génome d’Homo neanderthalensis : le génome des Eurasiens actuels contient en moyenne 2 % de gènes néandertaliens. Les Néandertaliens comptent donc parmi nos ancêtres. Revenons à Bruniquel et à la façon dont y ont été mises en évidence les activités étranges de très anciens Néandertaliens. La grotte a été découverte en février 1990 par le spéléologue Bruno Kowalscewski. C’est la société spéléo-archéologique de Caussade (SSAC) qui, sous l’impulsion de son président Michel Soulier, l’explore et, depuis, la protège impeccablement. Pour y accéder, les spéléologues ont dû franchir deux passages étroits, puis dévaler un immense cône d’éboulis obstruant ce qui devait être le porche d’origine, avant de parvenir ensuite dans une splendide grotte naturelle. Dans ce milieu, presque irréel, alternent de petits lacs d’eau claire parsemés de calcite flottante (concrétion en pellicule si légère qu’elle flotte), d’immenses draperies translucides tombant de la voûte, des rideaux de minuscules fistuleuses, des colonnes stalagmitiques scintillantes et toutes sortes de concrétions jaunies ou rougies par les oxydes de fer ou les revêtements argileux. Depuis que les hommes et les ours ont quitté la grotte il y a des dizaines de millénaires, les sols sont intacts. Michel Soulier alerte alors François Rouzaud, conservateur en chef du patrimoine à la direction des affaires culturelles de la région Midi-Pyrénées et, en 1992 et 1993, mène avec lui deux campagnes de prospection. Les premières salles de la grotte recèlent des dizaines de bauges d’ours et autres griffades sur les parois, ainsi que de nombreux ossements affleurant en surface. La faune de l’éboulis d’entrée est composée d’espèces telles que le cheval, le bison (ou l’aurochs) et le cerf, mais nous ignorons encore de quand elle date. Toutefois, ce sont surtout les étranges structures situées à 336 mètres de l’entrée qui retiennent l’attention des premiers explorateurs. Elles ont manifestement été réalisées par des humains à l’aide de tronçons de stalagmites, agencés parfois La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ BRUNIQUEL a
b
Bordeaux bruniquel
Montauban Montpellier © Michel SOULIER – SSAC
Toulouse
Perpignan
c
Grotte de Bruniquel 50 mètres Entrée Lac Zen
© Protée-Expert & Get in Situ, 2015
N
Emplacement des structures Eau Ligne de niveau LA GROTTE DE BRUNIQUEL se situe dans un massif calcaire du Quercy (b) surmontant l’Aveyron, un affluent du Tarn, lui-même affluent de la Garonne (a). Longue de plus de 400 mètres, cette grotte forme un long souterrain rectiligne plus ou moins parallèle à la vallée (c). Son entrée est aujourd’hui condamnée, mais à l’époque où des humains l’ont arpentée, elle devait
sur plusieurs rangs. Deux structures grossièrement annulaires se distinguent, l’une mesurant 6,70 par 4,50 mètres et l’autre 2,20 par 2,10 mètres. Les importants dépôts de calcite antérieurs et postérieurs à l’érection de ces structures indiquent que ces dernières datent de ce qu’on nomme un interstade, à savoir un court répit de climat tempéré encadré par des phases nettement plus rigoureuses. Ces phases peuvent cependant être assez longues pour être accompagnées d’importants dépôts de calcite, car les concrétions ne se forment que sous des conditions clémentes et suffisamment humides.
L’improbable auteur En 1995, le duo Rouzaud-Soulier fait dater un échantillon d’os brûlé prélevé dans l’un des vestiges de foyers découverts. Le résultat est ambigu : plus de 47 600 ans, c’est-à-dire au-delà de la date limite d’application de la méthode du carbone 14… Cette date limite est antérieure à l’arrivée d’Homo sapiens en Europe. Peut-on vraiment envisager que l’homme de Néandertal soit à l’origine de ces curieuses accumulations ? Dès cette époque, plusieurs préhistoriens adhèrent timidement à cette DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Cairn être ouverte vers l’extérieur. Le trait rouge représente le trajet menant aux énigmatiques structures. Pour le couvrir, il faut franchir plusieurs passages étroits, escalader un chaos de blocs, contourner des massifs rocheux, ce qui demande en plus de bien s’éclairer. Bref, il faut accomplir dans un milieu obscur un parcours qui, sans être extrême, est difficile.
idée (nous y reviendrons), mais, en l’absence de datation solide, le soutien est prudent. Je fais alors partie des quelques privilégiés à qui François Rouzaud fait visiter la grotte. À l’issue de cette visite, rien ne peut me suggérer un âge aussi ancien. Spécialiste des Néandertaliens, j’ai passé une bonne partie de ma vie à étudier leur mode de vie et leur comportement. Comme la plupart de mes confrères, je peux difficilement imaginer qu’ils se soient approprié le milieu souterrain, qui plus est pour y aménager des structures comparables à celles que les préhistoriens mettent péniblement en évidence dans ses habitats de plein air. L’exploration profonde du monde souterrain n’est jusqu’à ce jour pas caractéristique de temps aussi reculés, mais elle l’est de certains hommes modernes d’un Paléolithique plus récent, ceux qui nous ont laissé dans les grottes de Lascaux et d’autres ces magnifiques peintures, gravures et modelages en argile. La date de 47 600 ans peut aussi s’expliquer par la récupération d’un os laissé par un ours bien avant. Pour sa part, François Rouzaud, qui est à l’origine un spéléologue converti à l’archéologie souterraine toutes époques confondues, n’est pas freiné par nos paradigmes de préhistoriens, et il 99
© Michel SOULIER – SSAC / Nature Jaubert et al.
Repousse
LES STRUCTURES construites par des Néandertaliens dans la grotte de Bruniquel se présentent sous la forme de deux accumulations circulaires constituées de quelque 400 tronçons de stalagmites, avec une régularité de diamètres et de longueurs. Ces tronçons, qui ne sont pas sans rappeler la forme de billots de bois, sont empilés parfois sur quatre rangs ; certains d’entre eux ont été employés pour étayer la construction. L’ensemble est parsemé de multiples
restes de foyers. Aujourd’hui, la structure est figée sous la calcite qui s’est déposée depuis sa construction, prenant notamment la forme de nouvelles stalagmites (barres blanches dans l’image ci-contre). C’est pourquoi, afin de mieux se rendre compte de l’apparence de la structure peu après sa construction, l’équipe de l’auteur a reconstitué par ordinateur une image en trois dimensions de la scène telle qu’elle serait apparue dans le passé (ci-dessous).
Grande structure
Petite structure
© Xavier MUTH - Get in Situ, Archéotransfert - SHS-3D, base photogrammétrique 3D Pascal Mora
sait que cet os brûlé provient de l’un des foyers qui parsèment les structures. Clairement, il faut compléter la première datation, isolée et imprécise… Malheureusement, François Rouzaud décède peu après, en 1999, ce qui stoppe pour des années l’enquête qu’il a lancée avec Michel Soulier.
Le devoir d’inventaire C’est une géologue de l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique qui va la relancer presque deux décennies plus tard. Guidée par Michel Soulier, Sophie Verheyden imagine une nouvelle stratégie : dater la calcite de part et d’autre de la couche correspondant à la construction des structures. La calcite, rappelons-le, est du carbonate de calcium (CaCO3) parsemé de minéraux à l’état de traces, déposé par l’eau ayant dissous du calcaire qui parcourt les grottes karstiques, c’est-à-dire formées par érosion hydrochimique. Les auteurs des constructions ont en effet basculé à l’horizontale des tronçons de stalagmites constitués de calcite ancienne, sur lesquels a poussé une calcite nouvelle, voire de nouvelles stalagmites – des « repousses ». Il est donc possible de distinguer les concrétions anciennes des nouvelles, postérieures à l’érection des structures. Or depuis les années 1990, les méthodes de datation de la calcite ont fait d’immenses progrès. Sophie fait part de son idée au paléoclimatologue Dominique Genty, du laboratoire des sciences du climat et de l’environnement 100
(Gif-sur-Yvette), qui travaille sur les concrétions des grottes de Chauvet-Pont d’Arc (Ardèche), de Cussac et de Villars (Dordogne) ; Dominique me parle du projet de Sophie ; je connais déjà Michel Soulier. La boucle est bouclée. Rapidement, nous nous adjoignons des membres du service régional d’archéologie de Midi-Pyrénées, notamment Frédéric Maksud, avec qui je travaille depuis longtemps. Contactés, les propriétaires du site donnent leur accord à la condition d’un respect absolu de la grotte ; de même pour le ministère de la Culture, de sorte qu’une première campagne a lieu en mai 2014, suivie d’une seconde en mai 2015. Les résultats de la première mission sont décisifs : nous réalisons d’abord – le plus souvent les pieds dans l’eau – un inventaire complet des éléments constituant les structures ; il s’agit de préciser le statut, l’état de conservation et les dimensions de chacun des 399 « spéléofacts ». Nous avons forgé ce néologisme pour désigner les artefacts (tout objet résultant d’une action humaine) par détournement de spéléothèmes (concrétions). Michel photographie chaque spéléofact, mais aussi tous les os carbonisés découverts en association avec les structures. C’est Pascal Mora, de l’université Bordeaux-Montaigne, qui réalise la couverture photogrammétrique restituant précisément la structure dans son état actuel (voir la figure ci-dessus). Alors que le duo Rouzaud-Soulier n’avait signalé que deux « foyers », nous en identifions La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ BRUNIQUEL
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
177,9 © S. Verheyden dans J. Jaubert et coll., Nature 1–5 (2016) doi:10.1038/nature18291
dix-huit. Nous repérons ces « points de chauffe » par la présence de calcite rougie ou noircie par la suie, éclatée par l’action de la chaleur, mais aussi à des vestiges brûlés, notamment des os calcinés coincés dans les structures. Nous confirmons cet inventaire en mesurant les anomalies magnétiques créées par la combustion. François Lévêque, de l’université de La Rochelle, les identifiera en deux campagnes. De la cartographie des points de chauffe produite ressort l’impression que les constructeurs ou utilisateurs des structures se sont éclairés par des feux alimentés semble-t-il avec un combustible constitué d’os. Frédéric Santos, du CNRS à Bordeaux, montre de son côté que les structures ont mobilisé entre 2,1 et 2,3 tonnes de calcite. Ses calculs prouvent par ailleurs que ces amas de tronçons de stalagmites ne sauraient résulter de quelque accumulation naturelle à la faveur du ruissellement, voire de l’activité des ours ! Du reste, les quelque 400 spéléofacts ont bien été calibrés. Ceux qui ont servi à constituer la grande structure, par exemple, présentent des diamètres similaires et des longueurs comparables, et sont disposés en rangs : on en observe jusqu’à quatre superposés. Les tronçons des petites structures centrales, en revanche, sont de dimensions plus modestes. De petits éléments de calage et de grands tronçons étayant la grande structure complètent le dispositif. Bien entendu, outre cet inventaire, l’objectif principal de cette première campagne de terrain est de prélever des échantillons pour les dater. Sous la conduite de Sophie et de Dominique, Édouard Régnier réalise avec sa carotteuse sur batteries trois forages à la base des repousses stalagmitiques qui scellent les structures, trois autres au sommet des spéléofacts qui les constituent et, enfin, un dans le plancher de calcite formant le sol de la grande structure. D’autres échantillons de calcite sont prélevés sur des stalagmites situées dans le secteur de l’entrée pour dater l’éboulis comblant l’ancien porche de la grotte. Une fois à Bruxelles, Sophie conditionne les échantillons et les envoie pour datation par la méthode uranium-thorium (méthode radiométrique) au laboratoire de son collègue Hai Cheng à Xi’an, en Chine. Nous avons eu tort à ce moment-là de ne pas lancer des paris ! Selon Dominique, les grandes repousses qui scellent les structures ne pouvaient être qu’anciennes, datant au minimum du Pléistocène (plus de 11 700 ans). Dans le même temps, il nous poussait à nous méfier de l’aspect extérieur parfois trompeur de ces cierges immaculés. Tout était possible… Pour ma part, j’aurais été comblé par un âge paléolithique récent de 15 000, 25 000 ou 30 000 ans, qui aurait justifié les réflexes que j’avais eus à l’époque où Michel Soulier m’avait guidé dans la grotte. Dans nos rêves les plus fous, nous espérions atteindre l’extrême
128,5
Tous les chiffres indiquent des âges en milliers d’années 175,2
168,3
193,4 177,1 222,4 456,7 5 centimètres
LA DATATION DES STRUCTURES. La méthode radiométrique uranium-thorium a été appliquée à divers échantillons. Les âges en rouge et en orange sont ceux issus des stalagmites qui ont servi à l’érection des structures. Ils sont donc les plus anciens, car ils correspondent à l’arrêt de la croissance du matériau d’œuvre. Ceux en jaune ont été échantillonnés à la base des repousses qui, elles, scellent la structure et sont forcément plus récentes. Les uns et les autres prennent donc en sandwich le moment de la construction, matérialisé ici par un pointillé blanc, soit 176 500 ans, à 2 000 ans près.
252,5 406,7
203,9 214,6 273,4
189,1 208,1 217,6
fin du Paléolithique moyen, c’est-à-dire un âge supérieur à 42 000 ans, qui nous aurait prouvé – chose sensationnelle – que les auteurs des structures étaient bien les derniers Néandertaliens. Cette idée, que les pionniers de Bruniquel François Rouzaud, Michel Soulier et Yves Lignereux avaient très prudemment avancée dès 1995 dans la revue Spelunca, semblait osée… Après trois mois de ces supputations, Sophie reçut les résultats... Quand elle me téléphona au cœur du mois d’août 2015, elle me demanda d’abord si j’étais bien assis, puis elle m’annonça une date stupéfiante : 176 500 ans ! D’après Sophie, je suis resté silencieux de longues secondes… Cet âge impliquait que les créateurs des structures de Bruniquel étaient les ancêtres des Néandertaliens classiques, qui vivaient en même temps que les premiers Homo sapiens archaïques !
En quête de wifi Dans un parc d’Udine, en Italie, où j’étais en vacances avec ma famille, j’ai alors longuement recherché le wifi, afin de récapituler dans un long message les premières conséquences de cette nouvelle. Dominique a aussitôt proposé de retourner à Bruniquel procéder à un nouvel échantillonnage, et prélever cette fois de l’os brûlé recouvert de calcite, ce qui apporterait une preuve supplémentaire de la présence humaine et donc de l’origine humaine des structures. Puis nous nous sommes retrouvés tous les quatre à Toulouse afin d’arrêter une stratégie de publication. Serge Delaby, le compagnon de Sophie, était là aussi, et nous a bien aidés grâce à son expérience de géologue-spéléologue. S’agissant d’une découverte de ce calibre, une revue du rang de Nature s’imposait. Nous avons alors arrêté tout ce qu’il fallait faire pour obtenir les résultats complets et incontestables que nous souhaitions. 101
Menée au début de 2015, la seconde mission dans la grotte a été consacrée à cette tâche, notamment en accompagnant de nouveaux spécialistes sollicités pour compléter les études. Ainsi, David Cochard, de l’université de Bordeaux, réétudia la faune restée en place depuis les années 1990. Avec Sophie, Christian Burlet, un jeune géologue belge décrivit les carottages prélevés dans la calcite d’un point de vue géologique. Dans les années 1990, les pionniers de Bruniquel Yves Lignereux et Lionel Laffont, tous les deux vétérinaires, avaient réalisé la première étude de la faune. Une fois récupéré, leur matériel a été confié à Myriam Boudadi-Maligne, du cnrs à Bordeaux, qui a confirmé leurs analyses. Point remarquable, la grotte avait surtout été fréquentée par l’ours brun (Ursus arctos). On aurait pu s’attendre en effet à ce qu’elle l’ait aussi été par l’ours des cavernes (Ursus spelaeus), le concurrent habituel des hommes dans les grottes. Il était impensable de publier nos résultats sans les accompagner d’une topographie de précision : nous avons sollicité pour cela Hubert Camus et ses collègues Benoît Martinez et Xavier Muth, des sociétés Hypogée (à Sommières, dans le Gard) et Get in Situ (en Suisse). Au cours de longues séances de prises de mesure, ils ont épuisé Michel Soulier et plusieurs de ses collègues de la SSAC…
les analyse par spectrométrie Raman afin de prouver qu’il s’agit bien de matière organique carbonisée et non de quelque matière noirâtre naturelle, comme le manganèse par exemple… Finalement, un article est publié en ligne le 27 mai 2016, qui s’attire immédiatement une forte attention médiatique, dont celle de Pour la Science… Que nous apprennent ces structures depuis la reprise des travaux ? Essayons de répondre factuellement. Tout d’abord, que le groupe à l’origine des structures de Bruniquel relève bien de la lignée néandertalienne. Ensuite, qu’il a vécu plus de 100 000 ans avant les Néandertaliens classiques. Or ces Néandertaliens, dont les fossiles ont été retrouvés à Neandertal, en Allemagne, à Spy, en Belgique, à La Chapelle-aux-Saints, La Ferrassie, La Quina, Le Regourdou, Saint-Césaire, en France, etc., sont ceux qui imprègnent notre imaginaire. Là, il s’agit de leurs ancêtres extrêmement lointains, puisque bien plus de temps s’est écoulé entre les Néandertaliens de Bruniquel et leurs descendants classiques qu’entre ces derniers et nous…
Loin sous la terre
Intense mise au point Finalement, après une intense mise au point, nous sommes en mesure de soumettre un article en août 2015. Après téléchargement des fichiers du manuscrit sur le site du célèbre hebdomadaire britannique, la bonne nouvelle arrive : il va être soumis à l’avis de deux de nos pairs. C’est une première victoire ! Le premier rapporteur est convaincu d’emblée, tandis que le second réclame à plusieurs reprises des compléments démontrant mieux à ses yeux l’origine anthropique (humaine) des structures et… des zones de combustion. Cela peut surprendre que l’on se demande si des traces de feux dans une grotte humide ont pu résulter d’un phénomène naturel… mais rien n’est évident pour qui n’a pas été sur le terrain. Pour achever de convaincre le rapporteur, nous finirons par procéder à de nouvelles analyses grâce à… Jean-Noël Rouzaud, directeur de recherche au cnrs, un spécialiste des restes carbonisés à qui son frère François avait confié en son temps des échantillons. Sollicité par l’une d’entre nous, Catherine Ferrier, géologue à l’université de Bordeaux, il les retrouve et, avec Damien Deldicque, de l’École normale supérieure, il
18
Ensuite, force est de constater qu’une partie des Néandertaliens vivant dans les environs de Bruniquel il y a quelque 176 500 ans s’est approprié le milieu souterrain, parvenant à s’affranchir de l’obscurité la plus complète, au risque d’y rencontrer un ours ou une hyène. S’aventurer loin sous la terre n’est pas anodin. Toutes les populations humaines actuelles ne vont pas explorer le tréfonds des grottes… même si elles ont la maîtrise technique de l’éclairage. Jusqu’à présent, nous pensions que seul l’homme moderne s’y était aventuré. À cet égard, on cite souvent la réalisation de premières œuvres pariétales dans la grotte de Chauvet-Pont d’Arc, il y a quelque 36 000 ans, comme marqueur de la première spéléologie humaine… Il serait à la rigueur possible de repousser le curseur jusqu’à 40 000 ans en tenant compte de quelques grottes espagnoles, dont celle d’El Castillo… Avec Bruniquel, tout change. Des constatations faites à Bruniquel, il résulte que les Néandertaliens anciens maîtrisaient parfaitement des techniques d’éclairage, donc le feu et son entretien à long terme sous la forme de torches ou de lampes portables. Certes, on sait que les humains emploient le feu depuis au moins 700 000 ans (au Proche-Orient), mais son usage généralisé n’est intervenu que 400 000 à 450 000 ans plus tard. Pour le moment,
foyers ont servi
à éclairer les Néandertaliens lorsqu’ils venaient dans la grotte
102
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
❙ ❚ ■ BRUNIQUEL
Repousse
Structure A
© Michel SOULIER – SSAC / Nature Jaubert et al.
Structure F Foyer
Structure E © J. Jaubert et coll., Nature 1–5 (2016) doi:10.1038/nature18291
Structure D
Structure B
Structure C
N
1 mètre
l’archéologie n’a livré aucune lampe néandertalienne, alors qu’elles sont attestées dans les grottes ornées par Homo sapiens au Paléolithique récent. Enfin, les structures montrent que ces hommes ont réalisé un projet exigeant une conception, la recherche des matériaux adéquats, leur transport, le calibrage des éléments mis en place dans les structures, le recours à des astuces de construction, tel l’emploi de cales. Le tout implique la mobilisation et la direction d’une équipe, qu’il a fallu éclairer afin de rendre son travail possible. Les multiples endroits où de l’os a été un combustible prouvent un indiscutable savoir-faire dans la maîtrise et l’entretien de foyers, que l’on doit d’abord interpréter comme des sources de lumière. Peut-on être plus spécifique et attribuer une fonction aux structures de Bruniquel ? Plusieurs préhistoriens français – Michel Lorblanchet, Dominique Baffier et Jean Clottes – les mentionnèrent à partir de l’article de Spelunca comme de possibles réalisations néandertaliennes. Bien vu. En 2012, le paléoanthopologue canadien Brian Hayden les rejoint et évoque même la possibilité que la grotte ait été un lieu de culte. Outre cet usage symbolique et d’autres qui peuvent être envisagés, d’autres fonctions, plus concrètes, sont imaginables. Un habitat ? Un gisement de matières premières ? Autre chose ? Si plusieurs collègues ont déjà exprimé leur avis, nous estimons pour notre part qu’en l’absence d’indices supplémentaires, il est prématuré de formuler une hypothèse vérifiable. Une étude archéologique plus resserrée DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
CES STALAGMITES noircies (ci-dessus) ont été chauffées, les visiteurs néandertaliens de la grotte ayant fait du feu. En tout, plus de 18 traces de foyers, ou du moins de points chauds, ont été découvertes, notamment grâce à la mesure des anomalies magnétiques qui leur sont associées. Trois d’entre elles se trouvent sur les accumulations de stalagmites situées à l’intérieur de la grande structure. Tous ces foyers ont été allumés en hauteur par rapport au sol, sur des amoncellements de tronçons de stalagmites – probablement pour mieux éclairer la salle pendant les séjours des Néandertaliens.
devra nous apporter davantage d’information. Pour cela, il faudra ouvrir des fenêtres dans le plancher de calcite de la structure principale et atteindre le sol foulé par les Néandertaliens.
Une société sophistiquée Finalement, Bruniquel contribue à la longue série d’études comparatives d’Homo sapiens et d’Homo neanderthalensis. Ces travaux de recherche, notamment ceux de Francesco d’Errico, de l’université de Bordeaux, indiquent désormais clairement que les deux espèces ont évolué simultanément, l’une en Afrique et l’autre en Europe, où elles ont atteint aux mêmes époques des stades cognitifs comparables et la même capacité à l’innovation, qu’elle soit technique, technologique, comportementale, sociale, économique, de subsistance ou encore symbolique. Tour à tour, l’Afrique avec Homo sapiens ou l’Europe avec Homo neanderthalensis invente, crée, innove et avance vers la « modernité » sans que nous puissions les départager. Bruniquel rajoute une ligne au palmarès de l’hémisphère Nord : on y a très tôt conquis le milieu obscur et dangereux des grottes karstiques. Certes, Bruniquel ne révolutionne pas l’ensemble de la préhistoire ancienne : il aurait fallu découvrir au moins des œuvres peintes ou gravées associées aux structures. Pour l’heure, l’art figuratif est toujours l’apanage des hommes modernes. Toutefois, Bruniquel contribue fortement à cette inlassable reconquête d’un statut revu et corrigé… en mieux pour Néandertal. n
articles • J. JAUBERT et al., Early
Neandertal constructions deep in Bruniquel cave in southwestern France, Nature, vol. 534, pp. 111–114, 2016. • B. HAYDEN, Neandertal social structure, Oxford J. Archaeol., vol. 31, pp. 1-26, 2012. • F. ROUZAUD, M. SOULIER et Y. LIGNEREUX, La grotte de Bruniquel, Spelunca, vol. 60, pp. 27-34, 1996.
livres • D. BAFFIER, Les derniers Néandertaliens. Le Châtelperronien, La Maison des Roches, 1999. • M. LORBLANCHET, La Naissance de l’Art. Genèse de l’Art Préhistorique, Errance, 1999.
103
L’HOMME
UNE ÉVOLUTION EN MARCHE Au cours des 30 000 dernières années, les sociétés humaines ont connu de profonds changements, qui ont accéléré l’évolution génétique de l’homme. Et ce n’est pas fini…
John HAWKS
est anthropologue à l’université du Wisconsin, à Madison, aux États-Unis.
104
L
’espèce humaine maîtrise son destin comme nulle autre : nous avons appris à nous protéger des éléments et des prédateurs ; nous avons développé des traitements contre de nombreuses maladies mortelles ; nous avons transformé les petits jardins de nos lointains ancêtres en vastes champs agricoles ; et nous avons spectaculairement augmenté nos chances de mettre au monde des enfants en bonne santé. Beaucoup concluent de ces succès que l’évolution de l’homme est arrivée à son terme. En d’autres termes, la sélection naturelle n’aurait plus prise sur nous. Ce n’est pas le cas. Nous avons évolué dans notre passé récent, et nous continuerons à le faire tant que nous existerons. Les 30 000 dernières années paraissent dérisoires comparées aux sept millions d’années qui nous séparent de notre dernier ancêtre commun avec le chimpanzé. Et pourtant, même pendant cette courte période, d’importants changements se sont déroulés : de vastes groupes humains ont migré vers de nouveaux environnements, notre alimentation s’est notablement modifiée et la population mondiale a été multipliée par plus de mille. En conséquence, le nombre global de mutations génétiques s’est accru, alimentant une sélection naturelle rapide. L’évolution humaine ne stagne pas, elle accélère. L’analyse des squelettes anciens suggère que certains caractères humains ont récemment évolué
de façon rapide. Il y a environ 11 000 ans, l’homme est passé du statut de chasseur-cueilleur à celui d’agriculteur, et s’est mis à faire cuire ses aliments, ce qui les ramollit. Dès lors, son anatomie a changé. Il y a 10 000 ans, par exemple, ses dents étaient en moyenne 10 % plus grosses qu’aujourd’hui.
Du pain et du lait Les anthropologues ne se sont rendu compte de cette évolution récente que depuis une dizaine d’années. En outre, l’analyse de génomes humains a précisé les traits sélectionnés. Par exemple, les descendants de fermiers produisent en général plus d’amylase salivaire, une enzyme clé qui décompose l’amidon contenu dans la nourriture. Partout où ils ont adopté des grains renfermant de l’amidon, les premiers agriculteurs semblent s’être adaptés pour mieux le digérer. À notre époque, la plupart des gens ont plusieurs copies du gène AMY1 de cette enzyme. Cependant, les chasseurs-cueilleurs modernes, tels les Datooga, en Tanzanie, tendent à avoir moins de copies que les descendants d’agriculteurs. La tolérance au lactose est un autre exemple d’adaptation alimentaire. Presque tous les humains naissent avec la capacité de produire la lactase, une enzyme qui décompose le lactose, ce qui est essentiel pour la survie d’un enfant nourri au sein. À l’âge adulte, la plupart des gens perdent cette capacité. La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Shutterstock.com/IsaArt
❙ ❚ ■ EN MARCHE !
À cinq reprises au moins depuis que les hommes ont adopté les laitages, une mutation génétique a prolongé l’activité du gène de la lactase à l’âge adulte dans plusieurs populations. Trois des mutations se sont produites dans des parties différentes de l’Afrique subsaharienne, siège d’une longue tradition de pastoralisme. Une autre est courante dans la péninsule arabique et semble être apparue dans les populations anciennes de chameliers et de chevriers. La cinquième mutation (la plus commune) se rencontre aujourd’hui de l’Irlande à l’Inde et c’est en Europe du Nord qu’elle est la plus fréquente. Elle s’est d’abord produite chez un individu unique il y a quelques huit milliers d’années. En 2011, l’analyse de l’ADN prélevé sur Ötzi, un homme retrouvé momifié dans un glacier du nord de l’Italie, et qui vivait il y a environ 5 500 ans, a montré qu’il n’avait pas le variant génétique conférant la tolérance au lactose. Ce variant n’était donc pas encore répandu dans cette région 2 000 ans après sa première apparition. Par ailleurs, des chercheurs ont séquencé l’ADN de fermiers vivant en Europe il y a plus de 5 000 ans. Aucun ne portait la mutation du gène de la lactase. Pourtant, cette mutation est aujourd’hui présente chez plus de 75 % des Européens. Ce n’est pas un paradoxe, mais une conséquence mathématique de la sélection naturelle. Une nouvelle mutation soumise à la sélection se répand à un rythme exponentiel : il faut d’abord de nombreuses générations pour qu’elle acquière une certaine fréquence dans une population, puis sa croissance s’accélère et elle finit par dominer. De nombreux traits physiques actuels sont aussi le fruit d’une évolution récente. Ainsi, l’épaisse DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
chevelure noire et lisse dont sont dotés presque tous les Asiatiques de l’Est est apparue il y a moins de 30 000 ans, à la faveur d’une mutation du gène EDAR. Ce variant génétique a été exporté en Amérique par les premières vagues de colonisateurs, venues de l’Est asiatique.
Des yeux bleus de 9 000 ans L’ESSENTIEL • Ces 30 000 dernières
années, les hommes ont beaucoup évolué. Les yeux bleus et la tolérance au lactose, par exemple, sont apparus récemment. • Cette évolution
résulte de plusieurs facteurs, tel le passage des groupes de chasseurs-cueilleurs aux sociétés agricoles, qui a conduit à un boom démographique. Plus une population s’étend, plus des mutations avantageuses ont des chances d’apparaître. • Aujourd’hui, le brassage
génétique est sans précédent, et l’homme va continuer à évoluer.
De façon générale, l’histoire évolutive de la pigmentation de la peau, des cheveux et des yeux a été simple et rapide. Aux premiers stades de notre évolution, tous nos ancêtres avaient la peau, les cheveux et les yeux noirs. Depuis, des dizaines de modifications génétiques les ont rendus plus clairs. Quelques-unes sont anciennes et présentes en Afrique, bien que plus répandues ailleurs dans le monde. La plupart sont récentes et ont émergé dans des populations spécifiques. Ainsi, une mutation du gène TYRP1 rend blonds certains habitants des îles Salomon. Une autre, sur HERC2, donne des yeux bleus. Des variants de MC1R procurent des cheveux roux. Et une mutation du gène SLC24A5 éclaircit la peau ; elle se retrouve aujourd’hui chez 95 % des Européens. Comme dans le cas de la lactase, l’ADN ancien renseigne sur la date d’apparition de ces mutations. Les yeux bleus ont plus de 9 000 ans. En revanche, on ne constate pas de changements remarquables de SLC24A5 dans l’ADN des squelettes de cette période ; l’éclaircissement de la peau des Européens est donc intervenu plus tard. Les chercheurs se sont aussi penchés sur le cérumen sécrété dans les oreilles. Aujourd’hui, la plupart des gens ont du cérumen collant. Cependant, de 105
© Shutterstock.com/DK.samco
© Shutterstock.com/Victoria Shapiro
© Shutterstock.com/indira’s work
DES CARACTÈRES RÉCENTS. De nombreux traits répandus sont apparus il y a peu. La peau claire, les yeux bleus, les cheveux lisses et noirs des Asiatiques, ainsi que la capacité à digérer le lait à l’âge adulte ont tous émergé pendant les 30 000 dernières années.
nombreux habitants de l’Est asiatique ont un cérumen sec, qui s’écaille et ne colle pas. Comment expliquer cette différence ? Le cérumen sec résulte d’une mutation relativement récente du gène ABCC11. Vieille de 20 000 à 30 000 ans, cette mutation touche aussi les glandes sudoripares dites apocrines, qui produisent la sueur. Si vous avez des aisselles qui sentent la transpiration et du cérumen collant, vous êtes probablement porteur de la version originale d’ABCC11.
Une mutation contre le paludisme Quelques milliers d’années avant que le cérumen sec apparaisse en Asie, une autre mutation a sauvé des millions d’Africains d’une maladie mortelle. Un gène nommé DARC code une protéine qui se trouve à la surface des globules rouges et qui séquestre les chimiokines (des molécules du système immunitaire) lorsqu’elles sont en excès dans le sang. Il y a environ 45 000 ans, une mutation de ce gène a conféré une résistance à Plasmodium vivax, un des deux principaux parasites du paludisme. Les parasites ont besoin de la protéine darc pour pénétrer dans les globules rouges, de sorte qu’en entravant l’expression de ce gène, la mutation a enrayé leur prolifération. Le revers de la médaille a été une augmentation de la concentration sanguine de chimiokines provoquant des inflammations, mais globalement, la mutation s’est révélée si avantageuse que 95 % des populations subsahariennes en sont porteuses, contre 5 % des Européens et des Asiatiques. Nous nous représentons souvent l’évolution comme un processus où les « bons » gènes remplacent inexorablement les « mauvais », mais les adaptations humaines les plus récentes attestent de la part 106
essentielle du hasard. Les mutations bénéfiques ne persistent pas toujours. Tout dépend du moment où elles se produisent et de la taille de la population. Cette leçon m’a été enseignée pour la première fois par l’anthropologue Frank Livingstone, qui a longuement étudié les fondements génétiques de la résistance au paludisme. Il y a plus de 3 000 ans en Afrique, une mutation s’est produite dans le gène codant l’hémoglobine, protéine qui transporte l’oxygène dans le sang. Quand un individu avait hérité de la mutation par ses deux parents, il développait une anémie falciforme, une maladie où des globules devenus rigides et en forme de faucille ne peuvent plus se faufiler dans les minuscules capillaires et bouchent les vaisseaux. Or ce changement de forme a aussi entravé la capacité du parasite du paludisme à infecter les globules rouges. La protéine codée par le gène muté a été nommée hémoglobine S. Une autre variante de l’hémoglobine intéressait Frank Livingstone : l’hémoglobine E. Aujourd’hui répandue en Asie du Sud-Est, cette variante confère une résistance notable au paludisme, mais sans les graves effets secondaires de l’hémoglobine S. Pourquoi les Africains n’ont-ils pas la version E, largement préférable, plutôt que la S ? Frank Livingstone répondait : « Le hasard en a décidé autrement. » Je supposais que la sélection naturelle était la force la plus puissante dans l’arsenal de l’évolution. Puisque les Africains vivaient depuis des milliers d’années avec le parasite meurtrier du paludisme, j’étais convaincu que la sélection naturelle aurait dû éliminer les mutations les moins avantageuses et faire émerger la plus intéressante. La solution était que la préexistence de l’hémoglobine S dans une population compliquait la La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
© Shutterstock.com/Tanya Sid
❙ ❚ ■ EN MARCHE !
pénétration de l’hémoglobine E. Chez des individus dotés d’une hémoglobine normale, le paludisme fait des ravages et une nouvelle mutation conférant un léger avantage peut se répandre rapidement. Mais une population déjà équipée de la mutation protectrice qui crée l’hémoglobine S aura une mortalité moindre. Les porteurs de cette mutation sont toujours confrontés à la menace redoutable de l’anémie falciforme, mais l’hémoglobine E est un avantage relatif moins important dans une population qui a déjà cette forme imparfaite de résistance au paludisme. L’expansion d’une mutation ne dépend pas juste de sa probabilité de survenir, mais aussi du moment où elle survient. Une adaptation partielle avec des effets secondaires délétères peut l’emporter sur une meilleure version, au moins pendant quelques milliers d’années. Depuis que les humains sont confrontés au paludisme, des dizaines de modifications génétiques ont augmenté la résistance à cette maladie dans diverses régions. Chaque fois, une mutation aléatoire est parvenue à se maintenir dans une population locale en dépit de sa rareté initiale. Toutes ces mutations avaient peu de chances de perdurer, mais nos ancêtres étaient si nombreux et se sont multipliés si vite qu’elles ont été pérennisées. L’importance numéraire des populations humaines explique aussi qu’elles se sont rapidement adaptées à leurs nouveaux habitats quand elles sont parties à la conquête du globe. L’évolution humaine se poursuit aujourd’hui. Les chercheurs peuvent l’observer « en direct », souvent en étudiant les tendances sanitaires et la natalité. Si les techniques médicales, l’hygiène et la vaccination ont considérablement allongé la vie, la natalité reste fluctuante pour nombre de populations. DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
En Afrique subsaharienne, les femmes enceintes au moment du pic de fréquence du paludisme ont légèrement plus de chances d’arriver à terme quand elles ont un certain variant du gène FLT1, qui diminue le risque que leur placenta soit infecté par les parasites. Nous ignorons encore les mécanismes en cause, mais l’effet est important et mesurable. Stephen Stearns, de l’université Yale, aux ÉtatsUnis, et ses collègues ont examiné les archives des études de santé publique, à la recherche d’éventuels caractères corrélés aux taux de reproduction actuels. Pendant les 60 dernières années, aux États-Unis, les femmes relativement petites et fortes, ayant peu de cholestérol, ont eu un peu plus d’enfants en moyenne que les autres. Le lien entre ces caractères et la taille de la famille reste à expliquer. De nouvelles études de santé publique, tel le projet britannique UK Biobank, analysent les génotypes (les caractéristiques génétiques) de centaines de milliers de personnes et suivent leur santé tout au long de leur vie. Les interactions des gènes sont complexes, de sorte que nous devons examiner des milliers de cas pour comprendre quels changements génétiques influent sur la santé humaine. Retracer la généalogie des mutations permet d’observer l’évolution sur des centaines de générations, mais le déroulement précis est parfois masqué : nous voyons les gagnants sur le long terme, tel le variant génétique autorisant la persistance de la lactase, mais nous pouvons passer à côté de la dynamique à court terme.
Un brassage sans précédent Que nous réserve l’avenir ? Au cours des derniers milliers d’années, l’évolution humaine a pris des chemins différents selon les populations, tout en maintenant une surprenante dose d’uniformité. De nouvelles mutations sont apparues, mais elles n’ont pas fait disparaître les vieilles versions des gènes. La plupart de ces versions ancestrales existent encore dans les populations actuelles. Et aujourd’hui, des millions de personnes traversent chaque année les frontières, d’où un brassage génétique sans précédent. Dès lors, on pourrait croire que les caractères additifs (modulés par divers gènes aux effets indépendant) se mélangeront un peu partout, au point de s’uniformiser sur la planète. Deviendrons-nous donc tous identiques ? Non, car tous les caractères qui varient entre les populations humaines ne sont pas additifs, et beaucoup ne le sont pas. Même si la couleur de la peau est additive, les mécanismes de la pigmentation sont plus complexes, comme l’illustrent bien les populations métisses des États-Unis, du Mexique et du Brésil : elles ne sont pas constituées d’une masse indistincte de clones café au lait, mais de groupes panachés, où des blondes à peau sombre et taches de rousseur côtoient des hommes à la peau mate et aux yeux verts. Chacun de nos descendants sera une mosaïque vivante de l’histoire humaine. n
articles • D. SWALLOW et J. TROELSEN, Escape from epigenetic silencing of lactase expression is triggered by a single-nucleotide change, Nat. Struct. Mol. Biol., vol. 23(6), pp. 505-507, 2016. • Y. ITAN et al., The origins of lactase persistence in Europe, PLOS Computational Biology, vol.5, pp. 1-13, 2009. • S. TISHKOFF et al., Convergent adaptation of human lactase persistence in Africa and Europe, Nature Genetics, vol.39, pp. 31-40, 2006.
107
À LIRE EN PLUS ■ ❚ ❙ Néandertal, mon frère
Premiers hommes
Il y a encore peu, les Néandertaliens passaient pour des brutes épaisses. Mais cette image a changé grâce à la quantité de découvertes qui sont détaillées dans cet ouvrage. Et l’on découvre qu’Homo neanderthalensis avait une culture symbolique, inhumait probablement ses morts, chassait avec habileté, disposait déjà d’un langage. Plus stupéfiant encore : notre génome garde la trace (jusqu’à 4 % !) d’un métissage entre espèces qui a duré plus de cinq mille ans en Europe. Notre cousin disparu, ou presque, est désormais réhabilité.
Silvana Condemi et François Savatier, (256 pages, 21 euros), Flammarion, 2016.
Origines : l’ADN a-t-il réponse à tout ?
Yves Coppens, (192 pages, 22,90 euros), Odile Jacob, 2016.
Des pastilles de préhistoire Ce quatrième volume de la série « Le présent du passé » pose des questions variées. Qui est l’ancêtre direct du genre humain ? En quoi la découverte de Lucy est-elle fondamentale ? À quand remontent les premiers peuplements d’Asie ? L’auteur, qu’on ne présente plus, répond en partant de l’actualité préhistorique (une thèse nouvellement publiée, une découverte récente…) pour nous faire découvrir, de façon vivante et documentée, un point essentiel de l’histoire de nos ancêtres ! C’est aussi un voyage à travers le temps et l’espace.
Qui était Néandertal ? L’enquête illustrée Antoine Balzeau et Emmanuel Roudier, (96 pages, 19,90 euros), Belin, 2016. Née de la rencontre d’un paléoanthropologue (A. Balzeau) et d’un dessinateur (E. Roudier), cette bande dessinée nous plonge en images dans la vie des Néandertaliens. Toutes les scènes représentées sont fondées sur les découvertes scientifiques les plus récentes. Un ouvrage accessible à tous pour comprendre qui était vraiment l’homme de Néandertal et comment il vivait.
Le paléoanthropologue, un fin limier Il est important de maîtriser un certain nombre de termes pour pouvoir se lancer dans l’enquête scientifique sur les origines des Néandertaliens. ➜ Le paléoanthropologue cherche, parfois trouve, et, le plus souvent, étudie les restes fossiles des Hommes du passé. Son objectif est d’identifier à quelle espèce ils appartiennent, de reconstituer leur anatomie, mais aussi de comprendre leur mode de vie. Pour ce faire, il dispose de divers outils. L’anatomie comparée consiste à confronter la forme d’un os entre différents groupes pour reconnaître leurs relations phylogénétiques et tenter d’apprécier les adaptations qui se sont mises en place. La morphométrie, et tous ses dérivés, se base sur la mesure de la taille et de la forme des fossiles ; par des procédés statistiques et mathématiques, elle permet de quantifier les ressemblances et différences. Les analyses isotopiques peuvent renseigner sur l’alimentation des Hommes du passé, et la paléogénétique tente de reconstituer leur code génétique.
avaient des capacités auditives similaires à celles des Hommes d’aujourd’hui. C’étaient des chasseurs, si l’on en juge par tous les restes de repas associés aux fossiles, et ils furent aussi parmi les premiers à utiliser le feu. Des noms scientifiques variés ont pu être été attribués à ces anciens Européens : Homo heidelbergensis, mais aussi des appellations aux consonances parfois exotiques comme Homo erectus européens, anté ou prénéandertaliens, voire Homo sapiens archaïques. Évidemment, tous les paléoanthropologues ne sont pas encore d’accord, mais une conception semble recueillir de plus en plus de suffrages lorsqu’il s’agit de situer ces fossiles au sein du buisson de l’humanité…
SI L’HOMME DE TAUTAVEL N’EST PAS LE PLUS VIEUX DES FRANÇAIS, IL EST UN ANCÊTRE DES NÉANDERTALIENS. Les spécimens, qu’ils soient d’Atapuerca, Mauer, Steinheim ou ailleurs, possèdent en effet certaines des caractéristiques utilisées pour définir et reconnaître les Néandertaliens. Leur présence et leur degré d’expression varient, mais ces spécificités semblent se mettre en place progressivement dans ces périodes anciennes en Europe, les traits devenant de plus en plus nombreux et caractéristiques au fil du temps. Les scientifiques appellent cette mise en place et cette accumulation progressives un phénomène d’accrétion. Ainsi, la solution la plus simple et la plus raisonnable
➜ Un fossile correspond aux restes d’organismes, à leurs empreintes, moules ou traces d’activités. Le plus souvent, les fossiles sont issus des parties minéralisées dures d’un organisme, exceptionnellement des tissus mous.
Un terme est souvent employé au sujet de l’évolution, celui de dernier ancêtre commun, ou DAC. Il s’agit d’imaginer le dernier ascendant à deux groupes, juste avant leur séparation. L’idée est jolie, mais c’est une notion seulement théorique. Il n’y a pas eu d’individu unique ayant donné naissance à des enfants de deux espèces différentes. La spéciation ne se fait pas d’un coup. Autre difficulté, même si ce DAC théorique pouvait être trouvé,
➜ Les caractères des différentes espèces comprennent • les caractères primitifs (ou plésiomorphes), qui sont communs aux différents groupes étudiés, et • les caractères dérivés (ou apomorphes) qui les différencient et permettent donc de discuter de leurs relations évolutives. ➜ Les homininés sont les seuls primates à avoir développé la bipédie comme unique mode de locomotion. Selon la classification hiérarchique des animaux, cette sous-famille fait partie de la famille des hominidés avec la sous-famille des paninés, qui inclut les chimpanzés. Les homininés comprennent, par ordre alphabétique, les genres Ardipithecus, Australopithecus, Homo, Kenyanthropus, Orrorin, Paranthropus, Sahelanthropus.
pour satisfaire aux règles de dénomination des espèces est d’utiliser le terme Homo heidelbergensis pour regrouper tous les fossiles européens ayant des affinités morphologiques avec leurs successeurs sur ce continent, les Néandertaliens. La limite entre ces deux groupes est ainsi chronologique, autour de 300 000 ans, mais aussi morphologique : Homo heidelbergensis ne présente pas toutes les caractéristiques qui se retrouveront ensuite chez Homo neanderthalensis. Le cas est assez original parmi toutes les espèces d’homininés (plus de 25 répertoriées à ce jour). En effet, la plupart du temps, les experts se disputent pour attribuer les restes humains à une espèce ou une autre ou pour définir ces groupes, mais il leur est très difficile de discuter des relations évolutives entre espèces car elles sont justement définies par des caractères qui leur sont propres et différents de tous les autres spécimens. L’expression apparente d’une continuité évolutive des Homo heidelbergensis aux Néandertaliens en Europe est donc unique. Là où les choses se compliquent, c’est qu’un des crânes le plus complet provenant d’Europe, celui de Petralona en Grèce, ressemble beaucoup à d’autres, trouvés dans diverses contrées comme Bodo, Kabwe, Salé et Ndutu… en Afrique ! ou encore Dali et Jinniushian… en Asie ! Autant de fossiles, qui en plus de ne pas être européens, ne ressemblent pas du tout aux Néandertaliens et n’en partagent pas les caractères dérivés. Ainsi, en attente de nouvelles découvertes et d’analyses plus poussées de tous les fossiles de cette époque, focalisons-nous sur ce qui est le plus probable. Tous les fossiles anciens qui commencent à ressembler aux Néandertaliens, car ils en seraient les ancêtres, peuvent être
ME STRER L’HOM
Le magnifique biface Excalibur d’Atapuerca me fascine depuis sa découverte. En quartzite rouge comme une flamme de pierre, que faisait-il au fond de ce puits aux ossements de la nuit des temps ? Difficile de ne pas se laisser aller à inventer toute une histoire ! Or pour les besoins de l’illustration, il faut certes mettre en scène, mais l’on doit rester factuel avant tout. Et à propos des faits, celui-ci, capital, me demeurait mystérieux : ces Homo heidelbergensis avaient-ils pu s’aventurer dans la Sima de los Huesos sans torches ? Je ne connais malheureusement pas le site personnellement alors je me suis fié aux descriptions. Il m’a semblé plus vraisemblable qu’ils aient eu un moyen d’éclairage pour accéder au puits. J’ajoute que j’étais également fort tenté de donner à l’ensemble de l’image les tons chauds d’Excalibur.
AVEL DE TAUT
seuil POUR ILLU depuis le e vue de panoramiqu gue des individus r une vue distin associées. Représente de l’Arago. On la flore faune et de la Caune es. On voit la ce site, group de feu dans en petits pas de trace ! r Il n’y a représente ne pas le ENSIS petit LBERG plus HEIDE D’HOMO actuel, crânenable. ANATOMIE à l’Homme raison pilosité comparable dertaliens Stature marqués, des Néan s osseux ne, du corps la colon avec relief ures de de la forme S’inspirer faibles courb tonneau, (torse en f). massi corps retrouvées de celles de du type OUTILS peu plus s en bois, iques, un des lance lithiques, aérodynam Figurer des outils ingen (bois, avaient aussi à Schön . Ils de long) s. 2 mètres beaux biface dont de
DONNÉES
loin, aux au FAUNE eaux d’anim bon chasseur. des troup était un Figurer la région lbergensis , ait dans Homo heide on trouv on, bison 000 ans, renne, moufl Il y a 450 l, cerf, é… vel : cheva de Tauta bœuf musqu , daim, rhinocéros
dénommés Homo heidelbergensis. Puis les spécificités anatomiques des Néandertaliens se sont progressivement exprimées de façon de plus en plus marquée au cours du temps, jusqu’à ce qu’on puisse les désigner sans ambiguïté sous un nouveau nom d’espèce : Homo neanderthalensis. Les Néandertaliens étaient nés.
Le dernier ancêtre commun a-t-il existé ?
➜ Un holotype est le spécimen utilisé pour décrire un taxon. Les paratypes sont les fossiles qui complètent cette détermination.
108
Pascal Picq, (352 pages, 22,90 euros), Flammarion, 2016.
LA BANDE DESSINÉE
L’auteur, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de génétique des populations humaines, nous explique dans cet ouvrage comment l’ADN peut nous aider à remonter à la rencontre de nos proches ou lointains parents. Que permet-il de plus que la paléontologie ? La paléogénétique révèle des métissages entre Homo sapiens et Néandertal. Elle aide aussi à retracer les routes migratoires qu’ont suivies nos ancêtres. Cependant, ce livre va plus loin et nous incite à nous interroger sur l’intérêt croissant pour la biologisation de nos origines et des sociétés qui « vendent » des ancêtres à partir d’échantillons d’ADN. Cela ne va-t-il pas à l’encontre d’une vision plus « métissée » de l’humanité ?
Pierre Darlu, (128 pages, 7,90 euros), Le Pommier, 2016.
La paléoanthropologie est une des sciences qui évoluent le plus vite tant les fossiles et les découvertes s’accumulent rapidement. Pour s’y retrouver, ce livre est idéal. Il nous fait remonter à nos origines communes avec les singes. Cela se passe au cœur de l’ère tertiaire, durant le long Miocène (de 23 à 5,5 millions d’années), l’âge d’or des hominoïdes. Puis, au fil des pages, on suit les péripéties de notre lignée, jusqu’à l’arrivée d’Homo sapiens.
Reconstitution virtuelle du dernier ancêtre commun à l’Homme moderne et à Néandertal.
Cela peut aussi être il ne pourrait pas être utile pour comparer reconnu ! En effet, avec les fossiles il n’aurait aucun des datant de l’époque caractères propres de la séparation de aux deux espèces deux espèces ou pour qui lui succèdent, il modéliser comment les ne pourrait donc pas caractères anatomiques être reconnu comme se mettent en place. leur ancêtre unique, Des chercheurs ont mais simplement tenté cet exercice au comme un ascendant, sujet de l’hypothétique un prédécesseur aux dernier ancêtre deux groupes. Un DAC commun entre les est donc plutôt un Néandertaliens et notre représentant d’une espèce. Ils ont donc espèce hypothétique utilisé des modèles ancestrale à deux autres. 16 ● QUI ÉTAIT NÉANDERTAL ?3D de plein de crânes Cela n’empêche des deux espèces toutefois pas de se et des techniques demander à quoi il d’estimations aurait pu ressembler ! statistiques
pour prédire mathématiquement, puis recréer virtuellement un crâne théorique du dernier ancêtre commun aux Hommes modernes et aux Néandertaliens. Devinez quoi ? Cette chimère aux nombreux caractères primitifs partage quelques traits anatomiques avec Homo heidelbergensis… Ce qui n’est pas surprenant puisque cette espèce est d’un point de vue évolutif proche du dernier ancêtre commun aux Néandertaliens et à Homo sapiens.
LA PREMIÈRE AFFAIRE… ●
9855_Chap2_ss.indd 16
8●
QUI ÉTAIT NÉANDERTAL ?
9855_Chap1 ec.indd 8
29/09/2016 15:42
À LA RECHERCHE DE L’ORIGINE DES NÉANDERTALIENS ●
29/09/2016 14:44
9855_Chap1 ec.indd 9
9855_Chap2_ss.indd 17
9
29/09/2016 14:44
LA SAGA DE L’HUMANITÉ © POUR LA SCIENCE
17
29/09/2016 15:42
Rebondissements »»
p. 110
Des actualités sur des sujets abordés dans les Dossiers précédents
»»
p. 114
Données à voir
Les informations se comprennent mieux lorsqu’elles sont mises en images
»»
p. 116
Les incontournables
Des livres, des expositions, des sites internet, des applications, des podcasts… à ne pas manquer
Rendez-vous »»
p. 118
Spécimen
Un animal étonnant choisi parmi ceux présentés sur le blog Best of Bestioles
»»
p. 120 Comment un œil scientifique offre un éclairage inédit sur une œuvre d’art
Art et science
RENDEZ-VOUS
Rebondissements DOSSIER 93 QUANTIQUE
Record de stabilité pour des qubits habillés En couplant un bit quantique à un champ électromagnétique oscillant, des physiciens ont augmenté sa durée de vie jusqu’à 2,4 millisecondes.
L
e Dossier n° 93 : Les promesses du monde quantique révélait l’espoir que suscite l’ordinateur quantique. De fait, cette machine pourrait révolutionner l’informatique, accélérer certains calculs, rendre obsolètes des systèmes de cryptographie, etc. Cependant, l’ordinateur quantique est confronté à un obstacle : les états quantiques porteurs de l’information (les qubits) sont trop rapidement détruits. Comment les stabiliser afin d’effectuer les calculs désirés ? L’équipe d’Arne Laucht, de l’université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, a conçu un nouveau dispositif qui améliore d’un facteur dix le temps de vie des qubits. Dans un ordinateur classique, les bits sont soit dans l’état « 0 » soit dans l’état « 1 ». Dans un ordinateur quantique, le qubit est une superposition d’états « 0 » et « 1 ». Un ordinateur qui exploiterait de tels états quantiques pourrait traiter plus d’informations en même temps et réduire drastiquement le temps de certains calculs. Cependant, la moindre perturbation peut détruire la superposition d’états – on parle de décohérence –, et l’information est perdue. À température ambiante, la durée de vie d’un qubit est inférieure à une milliseconde, une durée insuffisante pour un ordinateur quantique. Une solution consiste à refroidir le système. À quelques kelvins, un qubit peut vivre plusieurs dizaines de secondes. En 2013, une équipe était parvenue à obtenir un état stable pendant 39 minutes à température ambiante, mais cela nécessitait de préparer d’abord le qubit
à 4,2 kelvins. L’objectif serait pourtant d’avoir un ordinateur quantique qui fonctionne uniquement à température ambiante. Arne Laucht et ses collègues ont développé un moyen de stabiliser leur système quantique à température ambiante. Le qubit correspond au spin d’un électron dans un atome de phosphore. Le spin, le moment cinétique intrinsèque, de nature quantique, définit les états « 0 » et « 1 » lorsqu’il est orienté « vers le haut » et « vers le bas ». L’idée s’inspire de ce qui est fait pour la radio. Pour assurer la propagation du signal sans trop de distorsions et d’atténuation, on le module. La modulation d’amplitude (am) subit malgré tout des perturbations et le son est dégradé. Plus robuste, la modulation de fréquence (fm) s’appuie en revanche sur une onde porteuse à haute fréquence. De même les chercheurs ont couplé le spin de l’électron avec un fort champ électromagnétique oscillant à haute fréquence. Le qubit est alors dit habillé et défini comme l’orientation du spin de l’électron par rapport au champ électromagnétique. Ce couplage avec le champ électromagnétique protège le système quantique des perturbations. Les chercheurs ont ainsi réussi à obtenir des durées de vie pour le système de l’ordre de 2,4 millisecondes, soit un progrès d’un facteur dix par rapport à des systèmes précédents. Un pas de plus vers les ordinateurs quantiques ? n Sean Bailly, journaliste à Pour la Science A. Laucht et al., Nature nanotechnology, en ligne, 17 octobre 2016
»»Le dispositif qui permet de stabiliser le système
© Guilherme Tosi & Arne Laucht/UNSW
quantique portant le qubit (au centre), vu au microscope électronique. La partie bleue est l’antenne haute fréquence qui émet l’onde électromagnétique couplée avec le système quantique. La partie rouge contrôle le spin et la partie verte permet de lire sa valeur. L’ensemble fait environ un micromètre de largeur.
110
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
Rebondissements »»Asymétrie cérébrale et
intelligence des chimpanzés Parmi les primates non humains, les chimpanzés sont parmi les plus intelligents ; le Dossier n° 92 : Notre cerveau a-t-il atteint ses limites ? détaillait leurs prouesses. Citons par exemple leur capacité étonnante à fabriquer des outils divers et sophistiqués. Quelles sont les bases cérébrales à ces remarquables caractéristiques ? Des neurobiologistes ont voulu y répondre. Ils ont montré que les performances des singes sont d’autant plus élevées qu’une asymétrie fonctionnelle concernant deux zones du cerveau est prononcée. Les deux zones en question sont le gyrus intérieur frontal (l’homologue chez les humains de l’aire de Broca) et le pli de passage frontopariétal moyen. Selon les auteurs, l’évolution de l’usage des outils serait associée à l’augmentation de la spécialisation de l’hémisphère gauche pour des tâches motrices.
DOSSIER 91 MATHS
Carrément dans une courbe
P
armi les formes qui n’ont pas encore livré tous leurs secrets, le Dossier n° 91 : Quand les maths prennent forme s’attardait sur le triangle, le rectangle... Le carré est également au cœur de certains problèmes qui résistent encore. Ainsi en va-t-il de la conjecture formulée par Otto Toeplitz : toute courbe fermée simple contient les quatre coins d’un carré. Grâce à des arguments homologiques (fondés sur la topologie algébrique) on sait que la conjecture est vraie pour des courbes
assez régulières : lisses, convexes, symétriques, localement monotones, c’est-à-dire sans zigzag à toute échelle... Mais la preuve du cas général, par exemple pour les courbes fractales, manque toujours. Terence Tao, de l’université de Californie à Los Angeles, a récemment apporté sa pierre à la résolution du problème. Il a poussé l’approche homologique en introduisant de nouvelles intégrales associées aux courbes. De la sorte, il peut répondre à la question (par l’affirmative) dans de nouveaux cas moins réguliers que les précédents. Terence Tao propose également des variantes du problème du carré inscrit que son approche par intégrales semble à même de résoudre. Mais il reste un dernier carré... de courbes qui résiste à la démonstration. n
Est-ce que n’importe quelle courbe fermée sans boucle (en pointillé) peut contenir un carré (en bleu) ? Peut-être, mais cette conjecture n’est pas encore démontrée.
W. Hopkins et al. Behav. Brain Res., vol. 318, pp. 71-81, 2017
Le Dossier n° 93 : Les promesses du monde quantique revenait sur les propriétés remarquables des objets quantiques. Pour les explorer, on peut piéger des atomes ultrafroids sous la forme de condensats de BoseEinstein. Quand les atomes utilisés sont magnétiques, on neutralise leurs interactions répulsives et on stabilise ainsi le condensat. Cependant, on s’est aperçu que cet effet pouvait se traduire par l’éclatement du condensat en « gouttelettes quantiques », les plus grosses pouvant contenir jusqu’à 800 atomes (de dysprosium). Ce record vient d’être pulvérisé en Autriche avec une macrogouttelette de 20 000 atomes (d’erbium). Les physiciens qui les ont obtenues pensent qu’elles pourront aider à mieux comprendre le comportement de l’hélium superfluide.
DOSSIER 90 SYSTÈME SOLAIRE
L’origine du platine
D
es articles du Dossier n° 90 : Les débuts du système solaire décrivaient ce que la Terre doit aux corps célestes qui l’ont percutée. Une équipe internationale vient d’ajouter un élément à la liste, le platine du manteau terrestre. L’essentiel de cet élément aurait été apporté par les météorites. C’est ce qu’ont conclu les géochimistes après avoir comparé la composition isotopique du platine de roches terrestres anciennes (plus de 3,85 milliards d’années) et modernes avec celle de météorites. Résultats ? Le platine des roches modernes est arrivé après la formation du noyau terrestre, celui-ci ayant capturé le platine primordial. Toutefois, il reste encore de ce dernier dans les roches anciennes. De ces données, les chercheurs déduisent que la tectonique des plaques avait déjà commencé il y a 3,85 milliards d’années. n
L. Chomaz et al., Phys. Rev. X, vol. 6, 041039, 2016
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
J. Creech et al., Geochem. Persp. Let., vol. 3, pp. 94-104, 2017
©Pierre Olivier Foucault et Joel Dyon, IPGP
»»Les gouttes quantiques
https://arxiv.org/abs/1611.07441
Les météorites ont apporté l’essentiel du platine du manteau terrestre après la formation du noyau. 111
Rebondissements »»Un nouveau type
DOSSIER 90 SYSTÈME SOLAIRE
La communauté de l’anneau
S
ouvenez-vous, il y a 66 millions d’années, un astéroïde a mis fin au règne des dinosaures en s‘écrasant sur la terre, plus précisément sur ce qui est aujourd’hui le Yucatán, au Mexique. Le Dossier n° 90 : Les débuts du système solaire s’en faisait l’écho. Le cratère qui en a résulté est le seul sur la Terre à avoir un anneau central, une structure qui apparaît quand l’astéroïde est grand. Enfoui sous plusieurs centaines de mètres de sédiments, il a révélé quelques informations à l’occasion d’un forage effectué par l’expédition iodp/icdp 364. Les analyses des carottes prélevées ont montré que cet anneau est constitué de roches profondes qui se sont déplacées sur plusieurs kilomètres vers la surface. Ainsi, l’impact a entraîné des flux de matière verticaux et réduit en outre la densité de la croûte terrestre. À partir de ces résultats, et de ceux qui suivront, les planétologues pourront mieux comprendre la
surface des planètes où les cratères d’impact à anneau central sont plus fréquents, notamment Mercure et la Lune... n
© LeBer@ECORD_IODP.
J. Morgan et al., Science, vol. 354, pp. 878-882, 2016
Des carottes pour accéder au cratère de l’impact qui a fait disparaître les dinosaures.
d’ordinateur quantique Le Dossier n° 93 : Les promesses du monde quantique recensait toutes les options imaginées pour concevoir un ordinateur quantique. On peut par exemple imaginer des ions piégés par des lasers, chacun constituant un bit quantique (un qubit). Cependant, cette technologie est difficilement déployable à grande échelle. En effet, un ordinateur quantique suffisamment performant nécessiterait de grandes quantités de qubits et donc autant de lasers bien alignés. Des physiciens ont inventé une méthode où une tension électrique est appliquée à une micropuce quantique et piègent les ions sans recourir à des lasers. Les simulations de ce nouveau dispositif ont révélé qu’il était robuste et fiable, avec un faible taux d’erreur. La prochaine étape est la construction d’un prototype à grande échelle. S. Weidt et al., Phys. Rev. Lett., vol. 117, 220501, 2016
DOSSIER 92 INTELLIGENCE
Attachement et bien-être
S
Comment veiller au bien-être des élèves d’une classe ? En veillant à assurer une forte intelligence émotionnelle au groupe.
112
Shutterstock.com/Syda Productions
elon Olivier Houdé, la célèbre intelligence émotionnelle résulte de l’association des intelligences verbale-linguistique et intrapersonnelle. Ce sont deux des huit intelligences qu’il décrit dans le Dossier n° 92 : Notre cerveau a-t-il atteint ses limites ?. Des psychologues ont étudié l’influence de l’intelligence émotionnelle qui règne dans une classe sur le bien-être d’élèves adolescents.
Pour ce faire, ils se sont intéressés à l’idée d’attachement à leurs camarades. Via des questionnaires, ils ont ainsi mesuré celui ressenti par 2 182 adolescents issus de 118 classes dans 14 établissements scolaires du Pays Basque. Ils ont ensuite déterminé l’intelligence émotionnelle de chaque classe grâce à un outil spécialement mis au point. Sans surprise, l’attachement et l’intelligence émotionnelle sont notablement reliés au bien-être psychologique des jeunes individus. Plus précisément, l’intelligence émotionnelle influe sur les liens entre les deux autres variables : dans les classes avec une plus grande intelligence émotionnelle, la relation entre l’attachement et le bien-être psychologique est la plus forte. Selon les auteurs de l’étude, ces travaux pourraient aider à identifier les classes à problèmes, celles où l’intelligence émotionnelle doit être renforcée. n N. Balluerka et al., Journal of Adolescence, vol. 53, pp. 1-9, 2016
»»Un matériau optimal Le Dossier n° 91 : Quand les maths prennent forme s’intéressait notamment à la conception de formes optimales. Cela passe aussi par l’élaboration de matériaux complexes performants. Dans un cristal homogène, la physique est la même partout et l’on peut calculer aisément le comportement d’ondes circulant à l’intérieur. En revanche, dans un milieu hétérogène, la tâche est plus ardue. Des mathématiciens ont mis au point des outils, fondés sur des équations quadratiques et trigonométriques très complexes, pour résoudre ce problème. Cette méthode serait utile pour mettre au point des métamatériaux, ces matériaux composites à structure régulière qui guident les ondes les traversant de façon à paraître « invisibles ». G. Milton et al., Proceedings of the Royal Society A, prépublication en ligne, 2016
La saga de l'humanité © POUR LA SCIENCE
ABONNEZ-VOUS À VOTRE RÉDUCTION
OFFRE
DÉCOUVERTE €
59
OFFRE
PASSION €
79
OFFRE
INTEGRALE €
99
12 NOS POUR LA SCIENCE
24% VOTRE RÉDUCTION
12 NOS
POUR LA SCIENCE + 4 HORS-SÉRIES
27% VOTRE RÉDUCTION
12 NOS
POUR LA SCIENCE + 4 HORS-SÉRIES + ACCÈS AUX ARCHIVES DEPUIS 1996
43%
BULLETIN D’ABONNEMENT
À renvoyer accompagné de votre règlement à : Pour la Science - Service abonnements - 19 rue de l’industrie - BP 90 053 - 67 402 Illkirch cedex
OUI, je m’abonne à Pour la Science et je choisis la formule : OFFRE INTÉGRALE 12 NOS POUR LA SCIENCE + 4 HORS-SÉRIES + ACCÈS AUX ARCHIVES DEPUIS 1996
OFFRE PASSION 12 N POUR LA SCIENCE + 4 HORS-SÉRIES OS
OFFRE DÉCOUVERTE 12 NOS POUR LA SCIENCE
99 79€ 59€
PAS472
■ J’indique mes coordonnées : Nom :
Prénom :
Adresse :
€
CP :
au lieu de 173,50€ P1A99E
Ville :
Tél. Pour le suivi client (facultatif) :
■ Mon e-mail pour recevoir la newsletter Pour la Science (à remplir en majuscule). @ Grâce à votre email nous pourrons vous contacter si besoin pour le suivi de votre abonnement. À réception de votre bulletin, comptez 5 semaines pour recevoir votre n° d’abonné. Passé ce délai, merci d’en faire la demande à pourlascience@abopress.fr
au lieu de 108,50€ P1A79E
J’accepte de recevoir les informations de Pour la Science ❑ OUI ❑ NON et de ses partenaires ❑ OUI ❑ NON
■ Je choisis mon mode de règlement : ❑ Par chèque à l’ordre de Pour la Science ❑ Par carte bancaire - N° :
au lieu de 78,50€ P1A59E Délai de livraison: dans le mois suivant l’enregistrement de votre règlement. Offre réservée aux nouveaux abonnés, valable jusqu’au 28/02/2016 en France métropolitaine uniquement. Pour un abonnement à l’étranger, merci de consulter notre site www.pourlascience.fr. Conformément à la loi “Informatique et libertés” du 6 janvier 1978, vous disposez d’un droit d’accès et de rectification aux données vous concernant en adressant un courrier à Pour la Science.
Date d’expiration :
Signature obligatoire
Clé (Les 3 chiffres au dos de votre CB) :
Un nuage en bois Le cloud computing n’a rien de virtuel : il s’appuie sur des infrastructures bien réelles, notamment des centres de données. Où sont-ils ? L’œuvre de Ianis Lallemand répond.
L
e cloud computing, c’est-à-dire l’informatique dans les nuages, a envahi nos usages, qu’ils soient professionnels ou privés. Les données que nous stockons en dehors de nos propres ordinateurs ne sont toutefois pas hors sol : elles sont stockées dans des centres de données (des data centers) répartis dans le monde. Leur réalité est au cœur de Cloud Map, un projet du designer et artiste Ianis Lallemand mené dans le cadre du doctorat SACRe PSL Research University avec le laboratoire EnsadLab (groupe Reflective Interaction). À partir des coordonnées GPS de près de trois mille de ces data centers (ci-dessous), extraites d’un répertoire commercial européen, il a fabriqué un objet en bois (ci-contre) reflétant la répartition spatiale de ces installations. On constate l’importance de
l’Europe et de l’Amérique du Nord, mais aussi l’émergence de l’Inde, de la Chine et, dans une moindre mesure du Brésil. En revanche, la Russie est quasi-absente. Le bloc de bois, dépourvu de toute information, offre ainsi une matérialité épurée aux enjeux géopolitiques des réseaux numériques. Le choix du bois pour illustrer un nuage peut aussi être une allusion a l’énergie importante que consomment les data centers sans que l’on en ait vraiment conscience. Retrouvez cette datavisualisation dans le n° 4 de la revue Sciences du Design, publiée par les Presses universitaires de France (puf) : http://www.sciences-du-design.org/04/ Le site de Ianis Lallemand : http://ianislallemand.net
2 998 DATA CENTERS répartis dans le monde. Le sont-ils de façon équitable ?
114
LA SAGA DE L’HUMANITÉ © POUR LA SCIENCE
Données à voir
Ianis Lallemand/SACRe PSL Research University/
UN BLOC DE BOIS USINÉ pour se rendre compte tactilement, à la façon des bornes pour non-voyants dans les musées, de la répartition inégale des data centers dans le monde.
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
115
À LIRE L’Âge d’or de la robotique japonaise Zaven Paré, (276 pages, 27 euros), Les Belles Lettres, 2016.
Au Japon, au début du xxie siècle, on a assisté à une accélération du développement et de la fabrication de robots. Les machines ainsi conçues, souvent humanoïdes, étaient surprenantes et parfois inquiétantes. Pendant ce que l’auteur, artiste roboticien, nomme l’âge d’or de la robotique, on a vraiment cru à l’autonomie des robots. Les premiers exemplaires sont alors sortis des laboratoires et ont conquis le pays. Ils sont devenus omniprésents dans les établissements publics, dans les domiciles, et même sur les scènes de théâtre. Les robots se sont ainsi insérés dans la longue histoire des liens qu’entretiennent les Japonais avec, d’une part, la nature et, d’autre part, les êtres artificiels comme les poupées,
les automates. Entre tradition et modernité, conservatisme et progrès, les robots sont des traits d’union. Mais peut-être est-ce nous, occidentaux, qui créons des lignes de démarcation sans fondement pour les Japonais. Il serait alors temps d’explorer ces liens homme-machine qui se déploieront sans doute un jour de ce côté du monde.
Révolutions animales Karine Lou Matignon (dir.), (576 pages, 38 euros), Les liens qui libèrent, 2016.
Le sous-titre de l’ouvrage, « Comment les animaux sont devenus intelligents », donne le ton. De fait, dans ce livre collectif, les plus grands spécialistes internationaux dressent un portrait de l’état actuel des connaissances sur le monde animal. Intelligence, compétences, sensibilité à la douleur,
À ÉCOUTER
relation à la mort, sens de l’empathie et de l’altruisme, cultures, mémoire… Parmi les contributeurs conviés par Karine Lou Matignon, journaliste et écrivaine, spécialiste des relations de l’homme avec la nature, citons Gilles Bœuf, Boris Cyrulnik, Vinciane Despret, Élisabeth de Fontenay, Jane Goodall, Pierre Jouventin, Matthieu Ricard et Frans de Waal. Que du beau monde pour nous montrer comment, depuis une trentaine d’années, la perception que nous avons des animaux a radicalement changé. Ce beau livre, illustré de plus de 100 photographies, se compose en deux parties. La première est consacrée aux compétences des animaux mises en lumière par les découvertes les plus récentes. La seconde partie est dédiée aux relations entre les hommes et les animaux, des origines jusqu’à nos sociétés modernes, et selon les cultures. La question très actuelle du bienêtre et des droits des animaux est bien sûr aussi abordée. De quoi revoir de fond en comble ce qui vous unit à votre chat ou à votre bétail.
À CLIQUER
Les dix ans de la Tête au Carré Une centaine de scientifiques (Cédric Villani, Philippe Descola, Axel Kahn, Albert Fert, Jean Jouzel, Irène Frachon, Yves Coppens...) ont répondu à l’invitation de Mathieu Vidard pour le dixième anniversaire de La Tête au Carré, l’émission dédiée aux sciences qu’il anime sur France Inter. C’est d’ailleurs la plus ancienne des émissions scientifiques radiophoniques. Conviés par petits groupes, selon leur discipline, les chercheurs les plus célèbres se succèdent pour raconter leurs découvertes. On retiendra aussi l’intervention de Serge Haroche, Prix Nobel de physique en 2012, qui alerte sur la montée des populismes et sur les risques qu’ils font peser sur la science. Ils ne nous empêcheront pas d’écouter encore l’émission les dix prochaines années. http://bit.ly/Tac10
116
Les origines de l’Homme En partenariat avec Orange et TV5 Monde, le Musée de l’Homme, un an après sa réouverture, propose un Mooc consacré aux origines de l’humanité. À travers six séquences, dix-neuf experts reconnus du Muséum national d’histoire naturelle en paléontologie, en archéologie, en génétique, en anthropologie, en biologie vous initient à l’histoire de notre espèce. Depuis ses origines africaines il y a dix millions d’années jusqu’à aujourd’hui, vous saurez tout de la grande aventure de l’Homme. Disponibles depuis le 31 octobre 2016, les séquences resteront accessibles seulement jusqu’au 29 janvier 2017. Faites vite ! http://www.mooc-originesdelhomme.com LA SAGA DE L’HUMANITÉ © POUR LA SCIENCE
Incontournables À VOIR
L’expérience Géode VR est un parcours proposé par La Géode, à Paris, pour découvrir la réalité virtuelle dans toute sa diversité et s’immerger dans différents types d’univers où l’on peut être, une fois coiffé le casque de réalité virtuelle, spectateur ou bien acteur. En un parcours d’environ une heure, le visiteur passe par trois ateliers. Dans le premier, il se familiarise avec cette nouvelle technologie. Installé dans un fauteuil tournant, il découvre des créations ou des documentaires, notamment réalisés en partenariat avec Arte. Ensuite dans les deux ateliers suivants, l’interactivité augmente. D’abord, on s’initie aux nouveaux jeux de la Playstation VR : on devient par exemple un aigle explorant un Paris futuriste où la nature et la vie sauvage ont repris leurs droits. Enfin, on pénètre dans le salon du futur équipé de HTC Vive. Là, il s’agit notamment de défendre avec un arc virtuel son château. Les propositions évolueront, mais à chaque fois, l’expérience grisante de plonger dans l’inconnu sera au rendez-vous. http://bit.ly/GeodeVR
© Le Vaisseau
PÊLE-MÊLE
La vidéo Crystal Birth d’Emanuele Fornasier, un étudiant italien, est une invitation à la contemplation chimique ! On y voit en timelapse le lent processus de cristallisation d’un métal au cours d’une électrolyse. Grâce à un courant électrique, des ions métalliques en solution se fixent sur un support (une électrode) et perdent leur charge : le cristal de métal (cuivre, argent, étain...) croît, couche par couche. Le processus enregistré dure de quelques heures à plusieurs jours. Le plomb est le plus féerique ! https://vimeo.com/137625468 DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
Le Lab’Oh Quel est le point commun entre le mathématicien démontrant un théorème ardu, un peintre sur le point de réaliser son chef-d’œuvre, un designer finalisant l’objet qui va révolutionner notre quotidien… ? Chez eux, la créativité est à son paroxysme. Les arcanes de cette effervescence du cerveau restent encore mystérieux. Néanmoins, elle est présente chez nous tous, tapie et discrète, ou exubérante. Et elle ne demande qu’à s’exprimer, surtout chez les enfants. Alors plutôt que de les laisser transformer votre salon en champ d’expérimentations farfelues, emmenez-les au Vaisseau, à Strasbourg. Ce lieu propose aux enfants de découvrir les sciences et les techniques par le jeu et de nombreuses activités. L’établissement vient d’inaugurer le 27 septembre 2016 Lab’Oh, un nouvel espace entièrement dédié à la créativité sous toutes ses formes. Au programme : oser, essayer, chercher, creuser, construire et détruire, faire et refaire, se tromper, recommencer, réussir, s’arrêter et reprendre… Sur 400 mètres carrés, dix expériences à réaliser seul ou à plusieurs stimulent l’intelligence créative des enfants – et des adultes qui les accompagnent. Ainsi au gré de ses envies le visiteur construit son propre parcours, entre manipulations individuelles ou expérimentations à 2, 3... À quel genre d’activité peut-on s’adonner ? Dans la partie Incroyables machines, une cloison perforée de 9 mètres de lon-
gueur sur deux de hauteur accueille une multitude de pièces détachées (corniches, rails, tuyaux...). L’objectif est de jouer avec les pentes, les intervalles, les rebonds... pour conduire une balle jusqu’à un point d’arrivée. Par essais, erreurs et améliorations successives, le trajet parcouru s’allonge. L’enfant devient sans s’en apercevoir un ingénieur face à un problème technique ! Citons aussi les activités Ombres figées, Jeu de mots, Dessine-moi une idée !, Objets combinés... Une zone de défis collectifs est installée au centre de Lab’Oh. Avec des briques, des pailles et des planchettes, le visiteur construit selon ses inspirations. Ou bien il peut aussi se lancer dans une aventure créative en relevant un défi qu’il découvre dans une boîte. Ces défis sont de trois types : « réflexion », « performance » et « utopie ». C’est alors parti pour de longs moments à la recherche de la meilleure solution, la plus belle, la plus étonnante, la plus drôle. L’objectif n’est pas de trouver LA bonne réponse, mais plutôt de suivre les innombrables chemins qui mènent à UNE solution. On y passe facilement l’après-midi entière. Information utile : les adultes dépassés par la créativité de leur progéniture peuvent se réfugier dans un espace de détente et de réflexion où les attendent des canapés et... des casques antibruit. Le Lab’oh, au Vaisseau, 1 bis rue Philippe-Dollinger, à Strasbourg : www.levaisseau.com
117
Gallo Images-Anthony Bannister/Gettyimages
Fulgore au point Connaissez-vous les fulgores ? Ce sont des insectes hémiptères (cigales, punaises…) de la superfamille des Fulgoroidea. Ici on aperçoit des nymphes de l’espèce Lycorma delicatula. Chez cette espèce, et chez beaucoup d’autres, ces nymphes fabriquent une sorte de cire hydrophobe avec des glandes situées à l’extrémité de leur abdomen, près de leur anus. Ces décorations contribueraient au camouflage ou bien ralentiraient la chute des insectes, à la façon d’un parachute. Le problème est que Lycorma delicatula ravage les cultures en Chine, depuis peu en Corée et même en Amérique du Nord. Pour lutter, on doit bien connaître l’ennemi. C’est pourquoi des biologistes ont récemment étudié la morphologie des pièces buccales de l’insecte et le fonctionnement de ses sensilles (des soies sensorielles). On a désormais un portrait-robot précis. Y. Hao et al., PLoS One, vol. 11(6), e0156640, 2016. Cette photographie est extraite du blog Best of Bestioles : http://bit.ly/PLS-BOB. Retrouvez tous les billets de ce blog en flashant le code ci-contre.
118
LA SAGA DE L’HUMANITÉ © POUR LA SCIENCE
Spécimen
DOSSIER N°94 / JANVIER-MARS 2017 / © POUR LA SCIENCE
119
La guerre de l’eau n’aura Une série de photos d’un site archéologique irakien, montrée à Paris et au Louvre-Lens, rappelle que les conflits pour exploiter l’eau sont nés en même temps que l’agriculture et la civilisation. Ils sont hélas toujours d’actualité.
Loïc Mangin
120
©emericlhuisset.com
E
n Mésopotamie (l’essentiel de l’Irak actuel), tout est eau ! D’abord, le Tigre et l’Euphrate, les deux fleuves qui ont permis la naissance de la plus ancienne civilisation de l’ère préchrétienne. C’est aussi dans cette région qu’aurait été inventée l’irrigation, jusqu’à permettre l’édification des jardins suspendus de Babylone, l’une des merveilles du monde. Enfin, le plus ancien récit du Déluge y situe l’épisode. Que d’eau, que d’eau ! L’exposition L’Histoire commence en Mésopotamie présentée au Louvre-Lens invite à découvrir ce qu’a pu être l’ancienne Mésopotamie historique, son économie, ses croyances, ses villes, sa société, ses textes, ses rois... Elle oblige également à prendre conscience de la valeur fondamentale du patrimoine du berceau de notre histoire, surtout à l’heure où ce patrimoine est particulièrement menacé, voire déjà en partie détruit à Nimroud, Hatra, Ninive ou Khorsabad. D’ailleurs, cette exposition s’inscrit dans la mission qu’a confiée en 2015, le président de la République François Hollande au président du Louvre, Jean-Luc Martinez, sur la protection des biens culturels en situation de conflit armé. Parmi les œuvres couvrant plus de trois mille ans d’histoire, il en est une, contemporaine, qui justement fait le lien entre l’eau mésopotamienne et les conflits. Il s’agit de photographies (ci-contre) de la série Last water war, ruins of a future, d’Émeric Lhuisset, présentée par ailleurs, et en entier, à l’institut du Monde arabe, à Paris. Ces clichés ont été pris en Irak, sur le site archéologique de Girsu (aujourd’hui Tello), où subsistent notamment les vestiges du premier pont connu de l’histoire. Certaines de ces photographies grand format, parfois en vue aérienne, montrent ce qui reste de cet édifice pionnier, d’autres donnent à voir des paysages désertiques, faits de roches et de sable, là où jadis s’épanouissait la civilisation qui a inventé l’agriculture. Last water war, ruins of a future témoigne de la première guerre de l’eau qui opposa, de 2600 à 2350 avant notre ère, les cités-États d’Umma et de Lagash (dont Girsu est la
Art et science
©emericlhuisset.com
(peut-être) pas lieu
capitale religieuse) pour l’exploitation de canaux d’irrigation alimentés par le Tigre. Elle s’est achevée par la destruction de Girsu. La langue française garde d’ailleurs la trace de ce type de conflit, car le mot « rivalité », du latin rivalis, signifie « celui qui utilise la même rivière qu’un autre ». Le photographe souhaite nous interpeller sur le caractère éphémère de toute civilisation et nous inciter à regarder vers le passé pour mieux façonner notre futur, en toute connaissance des risques possibles, les ruines constituant un avertissement. De fait, les guerres de l’eau n’ont pas disparu. Ismaïl Serageldin, vice-président de la Banque mondiale, déclara en 1995 : « Les guerres du xxie siècle auront l’eau pour enjeu. » Un seul exemple. L’Égypte a menacé de représailles armées l’Éthiopie si elle persistait à vouloir construire l’imposant barrage hydroélectrique Grande Renaissance sur le Nil bleu. Le travail d’Émeric Lhuisset est à la croisée de plusieurs univers :
l’art, la géopolitique, l’histoire… Cela transparaît dans ses œuvres précédentes qui mettaient en scène les Farc en Colombie, les combattants de l’Armée syrienne libre, les Peshmergas kurdes… Nous sommes tous aujourd’hui saturés d’images plus ou moins morbides qui nous « informent » sur l’état, peu reluisant, du monde. Un drame chassant l’autre en quelques heures, elles se déversent en un flot continu. Émeric Lhuisset propose de stopper ce torrent, de créer une retenue plus calme d’où nous pourrions tirer les leçons venues de la civilisation mésopotamienne à qui nous devons tant. Rappelons que, selon l’historien britannique Arnold Toynbee : « Les civilisations meurent de suicide, pas d’assassinat. » n L’histoire commence en Mésopotamie, au Louvre-Lens, à Lens, jusqu’au 23 janvier 2017 : http://bit.ly/LL-Meso Last water war, ruins of a future, Institut du Monde arabe, à Paris, jusqu’au 22 janvier 2017 : http://bit.ly/IMA-LWW
121
Prochain numéro en kiosque le 5 avril 2017
L’intestin, un monde à part Nous abritons dans notre ventre plus de bactéries que notre corps ne compte de cellules. Cette flore intestinale – ce microbiote – influe certes, sur la digestion, mais aussi sur la corpulence, l’immunité, l’humeur, la santé du cerveau, les allergies, le développement de certains cancers... Un numéro pour faire le point sur ces bactéries qui nous gouvernent, ou presque.
© Shutterstock.com/Incredible_movements
VOTRE MAGAZINE OÙ VOUS VOULEZ, QUAND VOUS VOULEZ ! PAPIER et NUMÉRIQUE
APPLICATION
ARCHIVES
Abonnez-vous à l’offre papier, papier + web ou 100 % web
Retrouvez tous les numéros sur App Store et Google Play
Téléchargez tous les numéros en version numérique depuis 1996
www.pourlascience.fr Achevé d’imprimer chez Roto Aisne (02) - N° d’imprimeur N° 16/12/0006 - N° d’édition : M0770694-01 - Dépôt légal : janvier 2017. Commission paritaire n° 0917K82079 du 19-09-02-Distribution : Presstalis- ISSN 1 246-7685- Directrice de la publication et gérante : Sylvie Marcé.
Nouveau Musée de Préhistoire en Haute-Garonne (Aurignac, 31)
36 000 ans d’Histoire ! À la découverte des modes de vie des artistes de la grotte Chauvet
Aurignac
Toulouse
Tarbes
www.musee-aurignacien.com 05.61.90.90.72 Ouvert toute l’année
À 1h au sud de Toulouse A64 sortie 21
Nouveau Monde DDB Toulouse - Site en délégation service public - © Semitour - Architecte Snohetta
VOYAGE AU CŒUR DE L’HOMME A J O U R N E Y TO T H E H E A R T O F M A N
DEZ LE
PASS D EMAN
TOIRE PRÉHPRIÉSFÉRENTIEL TARIF
+
Le Thot X U A C S LA B a s se Laugerie
+
Centre International de l’Art Pariétal Un site mis en valeur et géré par
To u r i s
me
a •P trim
BILLETTERIE
re
TRANSMETTRE & VA L O R I S E R L' E X C E P T I O N
ltu
Lascaux.fr Centre International de l’Art Pariétal • Parc du Thot • Lascaux II
oine • C u
EN LIGNE