L'architecture normale

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L’architecture normale Etude de deux visions de la normalité : Auguste Perret et Atelier Kempe Thill

Jean-Baptiste BERNARD Sous la direction de Thierry DECUYPERE Faculté d’Architecture La Cambre-Horta Université Libre de Bruxelles Année académique 2015-2016


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ABSTRACT Dans un débat architectural de nos jours bouillonnant, une nouvelle notion commence à émerger. En effet, en réaction à une dérive de l’architecture qui tend à la quête du toujours plus surprenant, du toujours plus innovant, beaucoup d’architectes commencent à prôner une architecture plus pérenne, plus discrète, plus sereine. Ce mémoire cherche à explorer la notion de normalité en architecture et d’apporter un éclaircissement sur ce que cette notion recouvre concrètement. Il a été choisi pour étudier cette notion de passer par le biais de deux ouvrages d’acteurs majeurs de l’architecture contemporaine et moderne, qui, à cent ans d’écart, ont milité pour ce nouveau concept d’architecture : le manifeste Contribution à une théorie de l’architecture d’Auguste Perret et la monographie Atelier Kempe Thill des architectes allemands André Kempe et OliverThill. La recherche permettra dans un premier temps d’explorer la relation à la norme qu’entretiennent ces architectes, en étudiant d’abord ce qui les a amenés à cette question, puis en analysant leur théorie de manière générale, et enfin en relisant leurs travaux par le prisme de la normalité. Dans un second temps, ce mémoire étudiera les facteurs de normalité au travers des théories d’Auguste Perret et d’Atelier Kempe Thill, à savoir : l'attention à la technique constructive, l'usage stratégique des traditions, l'économie de moyens et la maîtrise du budget, la pérennité du bâtiment, le rattachement à des valeurs rationalistes et l'indifférence au programme. Cela permettra de dégager une vision synthétique de l’architecture normale, alliant les thèses d’Auguste Perret et d’Atelier Kempe Thill, et de saisir toute la diversité et toute la profondeur du sujet. Mots-clés : normal, banal, indifférence, rationnel, intemporel

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REMERCIEMENTS L’Université Libre de Bruxelles, et particulièrement la Faculté d’Architecture La Cambre – Horta m’a donné l’opportunité d’étudier l’architecture pendant cinq années. Ce travail en est l’accomplissement et je tiens à remercier tous les professeurs qui m’ont accompagné tout au long de mon cursus ainsi que les camarades avec lesquels j’ai partagé cette expérience. Je tiens à remercier tout particulièrement mon promoteur Thierry Decuypere pour sa disponibilité, sa compréhension, ses commentaires toujours constructifs. Je le remercie tout spécialement de m’avoir guidé dans un si vaste sujet. Je tiens aussi à remercier ma mère et mon frère Guillaume pour leur relecture et les précieux ajustements qu’ils ont apportés à ce travail, ainsi que tous les autres membres de ma famille et mes amis qui m’ont soutenu. Je dédie ce travail à mon grand-père qui portait beaucoup d’intérêt à ce sujet de mémoire et appréciait l’œuvre d’Auguste Perret.

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TABLE DES MATIERES I. Introduction …………………………………………...9 II. Réformer un académisme en dérive ….……..…… 17 1. Auguste Perret, entre académisme et modernité .………………………….…………...21 2. Un manifeste : Contribution à une théorie de l’architecture ….……………………………….. 33 3. Une vision normative de l’architecture ….…... 47 III. Rupture par rapport au Postmodernisme ….….… 51 1. Atelier Kempe Thill, un retour aux fondamentaux …..………………………………55 2. Un manifeste : Atelier Kempe Thill ….……….. 63 3. Le normal comme cadre neutre de la société contemporaine …..…………………………….. 81 IV. Vecteurs de normalité …..……………………….… 89 1. L’attention portée à la technique ….………… 93 2. L'usage stratégique des traditions ………….. 99 3. L’économie ….………………………………… 103 4. La pérennité …..……………………………….. 107 5. Le rationalisme …..……………………………..111 6. L'indifférence au programme …..…………….. 115 V. Conclusion …………………………………………...119 Bibliographie ….………………………………………. 125 Iconographie ….………………………………………. 131 7


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INTRODUCTION

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« Paradoxalement – de façon plus ou moins consciente – nous sommes toujours et encore à la recherche du plaisir éphémère de la nouveauté, de l’extravagance, du « jamais vu ». […] La ville, par contre, a besoin de choses solides et durables, pas nécessairement inhabituelles, outrées et tapageuses. Je suis convaincu que, dans leur majorité, les bâtiments qui peuplent les revues d’architecture sont destinés à un vieillissement précoce et irrépressible et qu’ils apparaîtront, dans quelques années, encore plus grotesques et fades qu’aujourd’hui. »1 Cette citation de Luca Ortelli illustre l’apparition en Europe d’une vague d’architectes et de théoriciens critiques vis-à-vis de la production architecturale contemporaine, et notamment de la surenchère formelle, conceptuelle, voire mégalomane qui la caractérise depuis de nombreuses années. Ces architectes sont à la recherche d’un retour aux bases de l’architecture, provoquant depuis une vingtaine d’années un incroyable frémissement d’idées se rapprochant de la question de la normalité en architecture. Il y a eu durant toute cette période toute une série de textes, articles, livres, etc. qui ont été publiés sans réellement parvenir à provoquer le débat et donc sans impact notable. Même quand une célébrité de l’architecture, Alvaro Siza, apporte sa voix au débat, rien ne se passe. « On veut de « l’imagination » à tout prix pour s’opposer à la « monotonie ». Cette recherche obsessionnelle de la différence n’a rien à voir avec le dialogue urbain. Je constate même que le résultat de cette pression génère un nombre de tics limités,

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L. Ortelli, « Sur la toile de l’ordinaire », dans « Banal/Monumental », Matières, #4, 2000, p. 52, 53.

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universellement répétés. Et cela génère, à une autre échelle, un nouveau type de monotonie. »2 Cependant, la publication de tels textes s’est intensifiée ces dernières années, y compris dans la presse grand-public3, et commence enfin à porter à débat. Ainsi, les revues Casabella, Oase, San Rocco et Matières ont récemment publié de nombreux articles autour de ce sujet, Pier Vittorio Aureli (Dogma, Bruxelles), architecte et théoricien a écrit un petit manifeste intitulé Less is enough et Atelier Kempe Thill (Rotterdam) a consacré une grande partie de sa monographie à des thèmes tournant autour de la normalité. On observe par ailleurs de plus en plus de projets cherchant à appliquer les théories contenues dans toutes ces publications. Ceux qui produisent le plus de bâtiments qui s’y rattachent sont les architectes d’Atelier Kempe Thill, et on peut citer notamment leur Hip House, construite à Zwolle aux Pays-Bas entre 2005 et 2009 et les maisons mitoyennes construites à AmsterdamOsdorp en 2008, où sont explorées les possibilités offertes par la norme afin d’offrir des logements de qualité à moindre prix. Dans un autre registre mais toujours dans le thème de la normalité, on peut évoquer le travail de Diener & Diener (Bâle), avec par exemple leur projet de rénovationreconstruction du Muséum d’Histoire Naturelle de Berlin en 2010, où ils ont plutôt exploré la normalité dans le sens de la tradition, en reconstruisant à l’identique mais en béton la partie du bâtiment (en brique) détruite pendant la guerre. Le 2

A. Siza, Cit. B. Huet, « Plaidoyer pour la banalité ou la quête du sublime », dans le catalogue de l’exposition Métamorphoses Parisiennes, Paris, Pavillon de l’Arsenal, janvier 1996, p.n.n. 3 C. Sabbah, « Quand les architectes redécouvrent la sobriété », LesEchos.fr, 8 juin 2016, http://www.lesechos.fr/ideesdebats/editos-analyses/0211004511858-quand-les-architectesredecouvrent-la-sobriete-2004582.php

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discours de l’architecture normale aujourd’hui est donc un discours porté par de très nombreuses voix qui se font de plus en plus entendre, mais qui ne sont pas unies. On retrouve dans le thème de la normalité une nébuleuse de concepts tous reliés les uns aux autres. Ainsi, certains parlent de banalité, d’autres d’indifférence, d’autres encore d’indétermination ou encore de neutralité. Chaque architecte, chaque personne, a sa propre interprétation de la normalité. En outre, le débat naissant sur la normalité trouve un écho inattendu dans le passé. En effet, il y a cent ans, Auguste Perret commençait à élaborer sa théorie sur l’architecture, qu’il exprimera dans ses constructions, mais aussi dans des conférences et surtout dans un manifeste publié en 1954 : Contribution à une théorie de l’architecture. Perret a en effet exprimé explicitement son souhait d’un retour à une architecture banale et classique, et a cherché toute sa vie à imposer sa vision de l‘architecture au sein du débat architectural, qui faisait rage à l’époque entre les modernistes et les académistes. Cela lui a valu d’être mis de côté, voire oublié après sa mort, mais ses théories ont été redécouvertes parallèlement aux balbutiements de la conception de la normalité en architecture dans les années quatre-vingt-dix. Une phrase d’André Gide que Perret aime à citer représente parfaitement cet état d’esprit : « J’estime que l’œuvre d’art accomplie sera celle qui passera d’abord inaperçue, qu’on ne remarquera même pas : force et douceur, tenue et grâce, logique et abandon, précision et poésie – respireront si aisément qu’elles paraîtront naturelles et pas surprenantes du tout. Ce qui fait que le premier renoncement à obtenir de soi, c’est celui d’étonner ses contemporains. »4.

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A. Gide, « Billets à Angèle », La Nouvelle Revue française, vol. XVI, 1921, n°90, p. 338.

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Face à la variété d’auteurs, l’abondance d’écrits et la multiplicité d’interprétations qui se rapportent à la normalité, il est important pour ne pas tomber dans des généralités et de resserrer le cadre d’étude. Deux figures majeures semblent ressortir du lot et avoir une influence toute particulière sur le débat : Auguste Perret et Atelier Kempe Thill ont en effet, à cent ans d’écart, théorisé sur l’architecture en engageant la question de la normalité. Ce sont les seuls à avoir publié une œuvre réellement conséquente et à avoir défini clairement leur point de vue. Ainsi, nous baserons cette recherche sur l’étude minutieuse de deux ouvrages évoquant la normalité : le premier est le manifeste d’Auguste Perret Contribution à une théorie de l’architecture, et le second est la monographie d’Atelier Kempe Thill parue en 2012 et intitulée sobrement Atelier Kempe Thill. Le manifeste de Perret offre un terrain d’étude particulièrement intéressant de par la richesse des références de son auteur ainsi que par le précédent qu’il crée pour la génération actuelle. De son côté, la monographie d’Atelier Kempe Thill est le fruit d’une collaboration avec de nombreux architectes et théoriciens européens : il présente donc un point de vue tout à fait d’actualité et plus général que la seule théorie d’André Kempe et Oliver Thill. Nous étudierons dans un premier temps la théorie d’Auguste Perret en la mettant d’abord en relation avec ses expériences personnelles, puis nous analyserons son manifeste plus en détail, et enfin nous en ressortirons les aspects se rapportant à la question de la normalité. Nous procéderons dans un second temps de la même manière avec la théorie d’Atelier Kempe Thill. Enfin, dan un troisième chapitre, nous comparerons de manière méthodique ces deux théories via des concepts similaires voire identiques que l’on retrouve dans chacun des deux textes, et qui marquent soit une convergence, soit une divergence des points de vue.

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L’appel à la normalité pourrait être vu comme une réaction à une architecture toujours plus renfermée sur elle-même et qui devient une abstraction par rapport au monde qui l’entoure, comme une prise de conscience que l’architecture doit faire partie d’un système plus complexe qui la dépasse. Bernard Huet écrit ainsi dans son billet Plaidoyer pour la banalité ou la quête du sublime ceci : « Il est admis aujourd’hui que l’on ne peut pas fabriquer de la ville ou même un morceau de ville en tablant sur la simple juxtaposition, plus ou moins savamment articulée, de bâtiments dont la qualité architecturale vise à l’exceptionnel. La sur-expression monumentale conférée à l’architecture, la recherche systématique d’effets de rupture et de transgression qui caractérise une espèce « d’atonie » urbaine, qui annule, de fait, tous les efforts des aménageurs pour donner une consistance autonome à la forme de la ville et aux espaces publics. »5. L’objectif de ce mémoire sera donc d’approfondir l’étude de deux perspectives et de deux pratiques reconnues d’architectes reconnus, représentatives de ce que pourrait être une définition possible de la normalité en architecture.

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B. Huet, « Plaidoyer pour la banalité ou la quête du sublime », dans le catalogue de l’exposition Métamorphoses Parisiennes, Paris, Pavillon de l’Arsenal, janvier 1996, p.n.n.

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chapitre I LE NORMAL COMME REFORME D’UN ACADEMISME EN DERIVE

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image 1 : MusĂŠe des Travaux Publics, vue du grand escalier en chantier.

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Au début du siècle dernier, Auguste Perret a été l’un des acteurs principaux de l’architecture en France. Il se positionnait à la frontière de deux mondes : l’académisme et le modernisme. Cette position lui a valu beaucoup de critiques de la part de ces deux camps, car il essayait de réformer le premier et critiquait la radicalité et les dérives du second. Il prônait une architecture inspirée du classicisme, dont l’un des objectifs était d’être hors du temps. Nous verrons d’abord en quoi son parcours a forgé son rapport à la norme et au classicisme, puis nous étudierons le manifeste qu’il a rédigé à la fin de sa vie, dont nous analyserons dans une troisième partie les aspects liés à la normalité.

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image 2 : Théâtre de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes, Paris 1925, coupe axonométrique.

image 3 : Théâtre de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes, Paris 1925, vue de l’intérieur.

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Auguste Perret, académique

réformateur

de

l’architecture

La formation à l’architecture d’Auguste Perret se fait dans un premier temps de manière autodidacte par la lecture du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle d’Eugène Viollet-le-Duc. Cette lecture le marquera profondément et influencera plus tard sa conception de l’architecture basée sur la logique constructive et sur la vérité structurelle. Sa formation autodidacte continue ensuite par son engagement, ainsi que celui de son frère Gustave, dans la société de leur père, entrepreneur en bâtiment. Il se prépare en 1891 à entrer à l’Ecole Nationale et Spéciale des Beaux-Arts en fréquentant l’atelier d’Henri et Emile Duray où il apprend à décliner les styles classiques. C’est un élève brillant qui maîtrise parfaitement les styles et les ornements. Cependant, il doit abandonner ses études en 1901, au moment de présenter son projet de diplôme, pour se concentrer à l’entreprise familiale. Il n’obtiendra donc jamais son diplôme de l’Ecole Nationale et Spéciale des Beaux-Arts, ce qui sera source de tensions avec le milieu académique. Il découvre le béton armé lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, où ce matériau est largement utilisé pour la structure des pavillons. Il l’utilisera pour son projet de l’immeuble du 25bis de la rue Franklin à Paris, mais il laisse à Hennebique, le spécialiste du béton armé à l’époque, le soin de construire les parties en béton de l’édifice. Par la suite, Auguste et Gustave Perret se livreront à de nombreuses expérimentations avec le béton et exploreront les possibilités qu’il offre. Ainsi, tout comme Eugène Viollet-le-Duc, les Perret font se rencontrer la tradition historiciste et les techniques nouvelles. Grâce à ses expérimentations architecturales, Perret arrive à perfectionner sa technique du béton armé et finit par spécialiser l’entreprise familiale dans ce

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domaine. La double fonction de la société des frères Perret fait dire à Le Corbusier qu’Auguste et Gustave ont inventé la fonction de constructeur en alliant celle de l’architecte et celle de l’ingénieur6. En 1911, à l’occasion d’une polémique entre Perret et Van de Velde à propos de la paternité du projet du théâtre des Champs Elysées, Auguste se hisse au centre du débat architectural français. C’est alors la première fois que Perret doit théoriser sur l’architecture et affirmer l’identité de son œuvre architecturale, entre architecture et construction. C’est aussi à cette occasion qu’Auguste Perret se créera un cercle d’amis intellectuels, qui lui permettront de nourrir sa vision architecturale tout autant que de la diffuser : Maurice Denis, Amédée Ozenfant, Le Corbusier, Gino Severini et Gabriel Thomas par exemple. Il rejoint aussi à ce moment-là le Cercle des Artistes de Passy, dont sont notamment membres Guillaume Apollinaire, Paul Fort, Henri-Martin Barzun, Francis Picabia, Albert Gleize, Raymond Ducham-Villon et Sébastien Voirol. Les nombreuses conférences et expositions organisées par ce cercle lui apportent une nourriture intellectuelle importante. Pendant la Grande Guerre, Perret dessine des hangars à dirigeables pour l’armée française. Il dira plus tard que la guerre a véritablement lancé le béton armé7. Et c’est pendant cette guerre, en 1916, qu’Auguste Perret arrive à la présidence d’Art et Liberté, une « association pour l’affirmation et la défense des œuvres modernes »8. D’ailleurs, les Statuts moraux de l’association attaquent durement l’académisme. 6

Le Corbusier, « Perret », L’architecture d’aujourd’hui, III, 1932, n°7, p.7. 7 A. Perret, « L’Architecture », texte de la conférence du 31 mai 1933 à l’Institut d’Art et d’archéologie de Paris, publié dans Revue d’art et d’esthétique, #1, juin 1935, n° 1-2, p. 47. 8 Statuts de Art et Liberté, Fondation Le Corbusier, Paris, F2.13.155.

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Mais l’association doit faire face en 1919 à une scission : Perret se détache de l’aile radicale et crée alors Art et Action avec l’aile modérée. L’idée de classicisme qu’il s’était forgée lors de sa formation d’abord avec le livre de Viollet-le-Duc, puis avec Emile Duray et enfin avec Julien Guadet aux BeauxArts, s’est trouvée renforcée par son engagement au sein d’Art et Liberté. A l’époque, Perret est très engagé dans la modernité, il est plein d’optimisme vis à vis de la nouvelle technique du béton et il sait que cette matière va changer l’architecture en profondeur, d’où ses expérimentations et ses participations à différentes associations. Cependant, dans le milieu des années vingt, Perret va prendre des positions polémiques contre les avant-gardes architecturales et contre le rationalisme international. Par exemple, il critiquera très vivement dans Paris-Journal leurs orientations formelles, et en particulier celles d’Adolf Loos et du Corbusier, et les traite de « faiseurs de volumes »9. Commence alors un long débat entre Auguste Perret et Le Corbusier, qui durera toute leur vie, sur le rôle de la structure dans la caractérisation formelle de l’architecture, sur la forme que la fenêtre doit avoir, sur la nécessité d’une corniche ou non, et sur les matériaux de construction10. Perret affirme même que Le Corbusier détruit la belle tradition française, ce qui montre bien la position de Perret en suspens entre architecture traditionnelle et architecture moderne. Il critique d’ailleurs tout aussi durement le mouvement De Stijl, provoquant Theo van Doesburg qui écrit alors : « Perret architecte est un « rien ». C’est un bon constructeur, mais à l’ancienne. J’ai longuement discuté avec lui, sans agrément […]. Il a trouvé notre projet nul ; sans 9

G. Baderre, « M. Auguste Perret nous parle de l’architecture au Salon d’Automne », Paris-Journal, XXXVII, 7 décembre 1923, n° 2478, p. 5. 10 Voir G. Fanelli, R. Gargiani, Perret e Le Corbusier. Confronti, RomeBari, 1990.

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corniche on ne peut pas construire. »11. Mais malgré ces graves divergences d’opinion, les architectes modernistes le considèrent comme des leurs, et même comme un mentor. Les relations d’Auguste Perret avec les milieux d’avant-garde européenne permettent de lui amener de nouveaux clients, plus ouverts à ses expérimentations architecturales que les autres. C’est ainsi que commence à se construire dans les années vingt toute une série de projets engagés qui permettent à Perret de montrer sa maîtrise de la valeur formelle de l’ossature et du rapport entre la structure et le remplissage. Les tenants de l’académisme observent Perret d’un mauvais œil. Pourtant 1926 marquera un tournant dans le succès critique des Perret. Malgré ce rejet de l’académie, Paul Valéry, un ami de Perret qui est aussi académicien, parvient à le faire décorer du titre de Chevalier de l’Ordre de la Légion d’honneur, ce qui fera dire à Le Corbusier que « Il s’assied entre deux chaises ; l’institut sent ses fouets et le hait, et la génération qui le suit reçoit ses fouets, se rebiffe et s’attriste […]. Son autorité, cette autorité que les jeunes lui ont conférée, il l’emploie contre eux. Et, prenant l’attitude de quelque prophète biblique, il fouaille à droite et à gauche, il s’isole superbement entre les deux armées en lutte. »12. En effet, les partisans des deux mouvements critiquent chacun de leur côté Perret et ses théories, mais dans le même temps, ils le considèrent tous des leurs. Le Corbusier s’oppose d’ailleurs vivement à l’interprétation que font les critiques des BeauxArts sur les œuvres de Perret, qu’ils rapprochent des idées académistes et néoclassiques.

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Cit. dans E. van Straaten, Theo van Doesburg, schilder en architect, ‘s-Gravenhage, 1988, p. 167,168. 12 Le Corbusier, Perret, 1932, cit. p. 9.

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En 1923 et 1924, certains étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts nomment Auguste Perret comme directeur d’un nouvel atelier extérieur malgré le scepticisme des autres professeurs. Cet atelier rencontre un grand succès et devient rapidement le lieu de rencontre avec quelques personnalités du milieu artistiques du moment, notamment Tony Garnier, Eugène Freyssinet, Braque, Ozenfant, Foujita, et Antoine Bourdelle. Dans cet atelier, il apprend à ses élèves la « vérité architecturale », et cite en exemple le Parthénon, les mosquées de Constantinople et les cathédrales. Il n’aime pas la manière de faire cours aux Beaux-Arts et développe un nouveau système didactique, alors très différent des traditions de l’école : il essaye de favoriser naturellement la diffusion de sa propre vision de l’architecture, mais il cherche aussi à laisser une certaine liberté aux étudiants, qui peuvent ainsi puiser dans l’architecture moderniste des solutions pour leur projet, alors que les autres ateliers apprennent encore à décliner les styles suivant la tradition historiciste. Sa façon originale d’enseigner irrite ses collègues alors même qu’il n’était pas dès le départ réellement le bienvenu parmi les professeurs, et ceci pour plusieurs raisons : comme il a été dit auparavant, Auguste et Gustave Perret ont abandonné leurs études juste avant le diplôme, par ailleurs, ils ont des liens étroits avec les milieux de l’architecture moderne, ensuite Auguste a adopté une position critique vis-à-vis des institutions académiques, et enfin lui et son frère exercent une activité d’entrepreneur en parallèle à celle d’architecte, deux activités légalement compatibles à l’époque, mais qu’il est mal vu de conjuguer quand on appartient aux milieux académiques. Ce conflit entraîne le mécontentement des étudiants qui se mettent à protester en faveur de Perret. Il s’en suit la fermeture pure et simple de l’atelier en 1928. Perret déclarera alors : « Souhaitons […] la disparition des écoles, qui sans

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enseigner le métier, prétendent enseigner l’Art. »13. A travers cette phrase, il reproche aux Beaux-Arts de n’enseigner de l’architecture qu’une théorie à mille lieues de la pratique réelle du métier et il affirme l’importance de l’aspect constructif dans le processus de création. Il reprend l’enseignement en 1929-1930 mais cette fois à l’Ecole Spéciale d’Architecture, à l’appel de son directeur Henri Prost. Il prend alors la direction d’un atelier. Il acquiert assez vite une telle influence sur l’école qu’elle prend le surnom d’« Ecole Perret ». En 1933, il profite alors de la situation pour proposer des hypothèses de réforme de l’enseignement de l’architecture : « Il faut créer des écoles techniques puisque, aujourd’hui, l’architecte est expulsée des trois-quarts de son domaine par l’ingénieur. Dans ces écoles, Ceux qui se destinent à l’architecture entreraient après avoir fait les études classiques les plus étendues et les plus sévères, sans oublier le Latin ni le Grec. Et de même qu’à Polytechnique, on étudie toutes les techniques, et on se spécialise par la suite, il devrait y avoir pour les futurs architectes une école supérieure de spécialisation et de perfectionnement, dans laquelle ils étudieraient le passé de l’architecture, et là encore du point de vue technique. Les élèves apprendraient pourquoi et comment les œuvres du passé ont été réalisées, afin qu’ils puissent avec les moyens d’aujourd’hui faire aussi bien si possible. »14. Du côté de son travail personnel, les années vingt et trente voient l’affirmation des orientations formelles de Perret, 13

A. Perret, « Note sur l’architecture » dans Congrès technique e international de la maçonnerie et du béton armé, IX section, (actes), Paris 1928, p. 3. 14 « Réunion internationale d’architectes. M. Perret nous dit… », L’Architecture d’aujourd’hui, 1933, n° 8, p. 5.

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privilégiant le béton armé apparent comme matériau pour toutes les parties du bâtiment, c’est-à-dire pour la structure et les remplissages, et l’adoption de la fenêtre verticale allant du plancher jusqu’au plafond. Plus généralement, cette époque correspond en France à ce que l’on appelle le « néohumanisme », et qui se rapporte autant à l’architecture qu’à l’art et à la littérature. Perret en est l’un des principaux protagonistes pour l’architecture et il est au centre du débat architectural en ce qui concerne le classicisme, la modernité, l’ornement et la nudité. Certains critiques, comme Gaston Varenne, Marie Dormoy, Marcel Mayer et Waldemar George, le reconnaissent même comme la figure du nouveau classicisme architectural. Le 31 mai 1933, Auguste Perret donne une conférence à Paris, où il expose les fondements théoriques de sa conception du classicisme et de l’architecture de manière plus générale, et cette conférence aura une grande influence sur le manifeste qu’il publiera vers la fin de sa vie. Dans les années trente, il cherche à explorer toutes les possibilités que lui offrent le béton armé au travers du motif de la travée en béton apparent. Il travaille notamment sur les rapports entre les pleins et les vides, sur les piliers, les corniches, les châssis, etc. Ces explorations s’achèvent avec le Musée des Travaux Publics, construit de 1936 à 1946, et son style s’affirmera au travers des œuvres monumentales des années quarante. A partir de l’année 1933, Auguste Perret préside les Réunions Internationales d’Architectes (les RIA), qui réunissent les architectes non-alignés aux thèses du Mouvement Moderne. Sous sa présidence, les réunions porteront sur La formation de l’architecte lors de la conférence de Milan, et sur L’évolution des architectures nationales lors de celle de Stuttgart. Cette position lui permettra après la deuxième Guerre Mondiale d’être vu comme le vieux sage qui rassure : « Aux yeux de beaucoup de gens, le vieux maître

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possède le charisme d’un Eupalinos mythique qui s’avance, plein de certitude, au milieu du tumulte des événements. »15. Il est à nouveau appelé à diriger un atelier extérieur à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts en 1942 et il finit par accepter. Sa candidature est même acceptée à la majorité absolue parmi les professeurs et les chefs d’atelier. Il participe désormais aux différentes réunions, ainsi qu’à des jurys. Il avouera être quelque peu étonné car participer à ces réunions et à ces jurys des Beaux-Arts est quelque-chose de nouveau pour lui, on ne le laissait auparavant pas s’impliquer. Son enseignement est alors fondé, comme avant, sur la technique et la construction. « Alors que nous parlions tous un langage scolaire […], A. Perret nous parlait simplement « bâtiment ». Il rejetait en bloc tous les artifices des « 24 heures » : les buissons taillés et les bandes de dallage, qui multipliaient à l’infini le contour savamment « décroché des compositions en double ou triple T ; et l’auteur de l’esquisse ou du projet s’étonnait quand Perret, ayant éliminé, en quelques mots, toutes ces « tapisseries », lui demandait comment il « couvrait » son édifice. Le rôle de Perret dans la formation architecturale de la plupart d’entre nous ne s’est naturellement pas limité à ce coup de balai dans la poussière de l’enseignement académique. […]. Un an après l’arrivée de Perret, l’ossature et le rythme avaient définitivement remplacé le « poché » et les mosaïques. Nous apprenions à penser l’Architecture en termes de « Structure » ou de « Matériaux ». D’ailleurs, les réactions variaient selon 15

R. Gargiani, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par O. Ménégaux, Gallimard/Electra, Milan, 1994.

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les individus ; mis à part quelques entêtés qui restaient fidèles au « régionalisme », en vogue durant les années d’occupation, l’atelier pouvait être divisé en plusieurs groupes : ceux qui se contentaient d’appliquer sur les poncifs habituels les éléments du Maître : colonnes en « pieds de table », remplissage de dalles ou en claustra, etc., ceux qui utilisaient les principes et les éléments de Perret dans leur plus stricte orthodoxie : ossature portante, ossature de remplissage, fenêtres verticales […], corniches, cadres de baies, etc., ceux, enfin, qui prétendaient ne retenir de Perret que les points de doctrines les plus généraux : expression stricte des possibilités de la technique, architecture ossaturée et rythmée, etc., et qui, d’autre part, entendaient exploiter au maximum les « conquêtes » de l’architecture moderne : plan libre, façades libres, volonté plastique exprimée au moyen de volumes géométriques simples. Perret, d’ailleurs, avait largement contribué à nous faire connaître les grands courants de l’architecture de notre époque. Il n’était pas toujours tendre avec ses contemporains – et ses flèches contre Le Corbusier étaient légendaires – mais ce fut lui qui nous fît connaître Sullivan et surtout Wright pour lequel, en dépit de divergences, il nourrissait une admiration qui, je crois, était pleinement partagée. »16 Il prend à ce moment-là la présidence du comité de rédaction de Techniques et Architecture, une revue fondée en 1941, et qui lui servira en quelque sorte d’outil de propagande : il s’en sert pour faire connaître ses œuvres et celles de ses anciens 16

H. Tastemain, « Deuxième atelier de l’Ecole des Beaux-Arts », Bulletin de la Grande Masse de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1954, p.n.n.

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élèves et collaborateurs. Il prend aussi le soin d’impliquer régulièrement ses amis intellectuels, comme Paul Valéry ou Louis de Broglie. Durant toute la première année d’édition de la revue, chaque numéro s’ouvre sur un aphorisme sur l’architecture, qui prend la forme d’une épigraphe. Ces axiomes seront plus tard réunis et retravaillés pour devenir Contribution à une théorie de l’architecture, le manifeste d’Auguste Perret, et qui sera publié en 1952. A la fin de sa vie, Perret sera très impliqué dans différentes organisations gouvernementales, ce qui montre, avec son retour aux Beaux-Arts, son acceptation au sein du milieu académique. Il sera notamment impliqué dans des actes de reconstruction d’après-guerre : la place Alphonse-Fiquet à Amiens, le centre-ville du Havre en sont les deux exemples les plus célèbres. Il sera même nommé en 1946 membre du conseil d’architecture du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, en même temps que Le Corbusier notamment. La guerre a donc marqué un tournant dans la reconnaissance du travail de Perret par les académistes, il reçoit toutes sortes de prix, de distinctions, et il est nommé à des postes représentatifs importants. Il publiera finalement son manifeste, Contribution à une théorie de l’architecture, en 1952. Perret a rapidement été oublié après sa mort et sa théorie a perdu toute influence sur le débat architectural. Cela s’explique premièrement par le fait que les idées du modernisme étaient beaucoup plus radicales et paraissaient donc plus innovantes. L’architecture de Perret était vue comme une architecture vieillotte. De plus, la reconnaissance de Perret par le milieu académique a achevé de démoder son architecture, alors même que Perret avait tenté de se hisser audessus des modes et d’atteindre une architecture intemporelle. Ensuite, le Postmodernisme est arrivé qui cherchait à s’inscrire en rupture complète avec le Modernisme. Considérant Perret

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cette fois-ci comme architecte moderniste, il a de nouveau été ignoré. Le début des années deux mille a marqué un tournant dans la reconnaissance du travail d’Auguste Perret. En effet, le transfert de ses archives à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine est l’occasion d’étudier son travail en profondeur, et il en sortira une série de monographies à son sujet. Ces ouvrages s’associent à une exposition itinérante et internationale qui a pour thème « Perret, la poétique du béton » et engendrent une nouvelle reconnaissance critique de son travail. Par la suite l’intégration de la ville du Havre, dont le centre est l’œuvre de Perret, au réseau des Villes et Pays d'Art et d'Histoire, un label français, permettra un changement du regard du public à son sujet et ouvrira la voie à son classement en 2005 sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO.

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images 4, 5 et 6 : Contribution à une théorie de l’architecture, extrait : dernier axiome

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Un manifeste : Contribution à une théorie de l’architecture Origines. Auguste Perret publie donc son manifeste en 1952. Cet exercice était important pour lui, car comme ses élèves l’attestent, il ne faisait jamais de longues phrases ni de théories : pour lui la pratique et la théorie étaient indissociables. Ce texte a permis à Perret de fixer définitivement sa philosophie, comme la conclusion de toute une vie de réflexion et d’évolution. Si on lui demandait, Auguste Perret n’expliquait ses œuvres qu’au travers de la technique et la construction, sans évoquer les références théoriques sur lesquelles il s’appuyait pourtant bel et bien. Il avait tendance à l’origine à garder ses idées théoriques sur l’architecture pour lui. Par ailleurs, ses premiers essais théoriques étaient toujours justifiés par une réelle nécessité : en réponse à une polémique17, pour des interviews18 ou pour des conférences. Il donne en effet des conférences à partir de la fin des années vingt et dans les années trente, intitulées Note sur l’architecture en 1928, L’Architecture en 1933 et Principes d’architecture en 1938. Ces essais, et en particulier ces trois conférences, seront l’occasion pour Perret de commencer à fixer en mots sa vision de l’architecture, et ils auront une grande influence sur le manifeste final. Car comme le disent ses étudiants, même s’il n’énonce pas de théories quand il fait cours ou qu’il présente son travail, Perret a tout de même un fondement théorique profond derrière sa production architecturale. Il se nourrit de l’apport intellectuel de ses amis artistes, poètes et philosophes, des théories d’Eugène Viollet17

Lettre à Pascal Forthuny (8 oct. 1913) avec Gustave, revendiquant la paternité du théâtre des Champs Elysées. 18 Interview de décembre 1923 à propos du Salon d’Automne : G. Baderre, « M. Auguste Perret nous parle de l’architecture au Salon d’Automne », Paris-Journal, XXXVII, 7 décembre 1923, n° 2478, p. 5.

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le-Duc et des écrits d’autres théoriciens de l’architecture. Et c’est justement toute cette profondeur théorique qui va donner au texte sa qualité de manifeste, par lequel il définit précisément et en très peu de mots une théorie de l’architecture, ou plutôt sa vision de ce qu’est et de ce que doit être l’architecture. C’est un manifeste poétique. Il a été en effet réfléchi comme tel : il est rédigé en axiomes qui forment un système. La forme en axiomes correspond parfaitement à la manière d’Auguste Perret de penser et de s’exprimer : ce sont des affirmations à la fois rigoureuses et poétiques. Des étudiants de Perret aux Beaux-Arts évoquent un homme qui s’exprime en phrases choc : courtes et percutantes mais surtout longuement méditées. C’est le cas en particulier de Contribution à une théorie de l’architecture. En effet, Perret a publié ce livre à la fin de sa vie, et il est le fruit de longues années de réflexion et d’une série de choix qui ont mûri depuis les années trente, mais surtout pendant la deuxième Guerre Mondiale. Pendant la guerre, il rédige toute une série de brèves notes sur l’architecture qui sont une synthèse des concepts qu’il considère comme fondamentaux. Il cherche alors déjà à les rassembler dans un tout de manière organique. Ces notes sont d’abord publiées une par une comme épigraphes de la revue Techniques et Architecture pendant sa première année d’existence en 1941, revue qui remplaçait L’Architecture d’Aujourd’hui pendant la guerre. Ces épigrammes, qu’il a écrites entre 1941 et 1944, deviennent des axiomes qu’Auguste Perret reprend partout : dans les interviews à la radio, dans ses conférences, dans des articles, etc. Et suite à l’importance qu’il accorde à ces propos, il décide de les rassembler tous dans un article déjà titré à l’époque « Contribution à une théorie de l’architecture », dans un numéro de Techniques et Architecture publié en janvier

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1945 et intitulé « Construire, Doctrines et programmes », au côté d’essais du Corbusier, d’André Lurçat et de Marcel Lods, de la Charte d’Athènes, et du programme du Front National des Architectes. Il profitera de l’occasion pour retravailler légèrement certains de ces axiomes. Déjà, en 1944, il avait été prévu de publier un document similaire appelé Pour l’architecture, qui était un manifeste rédigé le 1e septembre de la même année par d’anciens étudiants de Perret qui formeront dès le 6 décembre suivant l’association Union Pour l’Architecture. Ce texte se structurait autour des axiomes de Perret, accompagné des écrits de ses anciens élèves. Ce document était un peu comme un programme où l’on développait les thématiques de Perret. Contribution à une théorie de l’architecture est publié au moment où Auguste Perret décide d’abandonner sa fonction de professeur dans les deux écoles où il enseigne, l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts et l’Ecole Spéciale d’Architecture, et ce deux ans avant qu’il ne laisse les rênes de l’atelier de la rue Raynouard à Fernand Pouillon. Cela lui permet de prendre du recul à la fois sur son expérience d’enseignant et sur sa carrière d’architecte, de porter un regard objectif sur son œuvre et d’en tirer l’essence de son langage poétique. « Depuis plus de cinquante années, Auguste Perret pense et parle en béton armé. Dans le même temps, il a tenté de traduire lui-même, en paroles nette, les vérités qu’il affirmait en construction, de chantier en chantier. […]. Le livre exprime avec justesse la haute pensée et la haute personnalité de Perret. Pour tous ceux qui ont mission de construire, un tel recueil est un appui extraordinairement solide. Il éclaire magnifiquement la pensée de l’homme qui a retrouvé et poursuivi avec le plus de force, dès le début de ce siècle, la grande voie de la raison constructive : celle qui rattache la Grèce à notre temps – jalonnée par Byzance, la

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France romane et ogivale, et la France du XVIIe siècle. »19. Le but est de réaffirmer les fondements d’une certaine idée de l’architecture, au travers de définitions lapidaires et immuables. Sur ce point, il s’inspire de ce qu’a fait JacquesFrançois Blondel dans son Discours sur la nécessité de l’étude de l’architecture, publié à Paris en 1754. En construisant son discours sur un nombre limité de concepts essentiels, clairement définis en peu de mots, Perret cherche à assurer une certaine cohérence et une continuité dans sa pensée, et ce malgré une culture en perpétuelle évolution à l’époque. Il exprime un classicisme pur et laconique via une forme d’écriture largement inspirée de la poésie.

Forme. La présentation des énoncés de Perret est caractéristique des inscriptions lapidaires, où règne la symétrie. La typographie est classique et l’ensemble est écrit en majuscule, à cela s’ajoutent quelques rimes plates car Perret était fervent de poésie. Selon lui, il existe sans conteste une analogie entre le processus de création architecturale et le langage poétique, entre les matériaux de construction et les mots. De la même manière que Perret recherche la pureté de l’expression en architecture en se limitant à l’essentiel, c’est-àdire la structure, il recherche également la pureté de l’expression littéraire dans son livre, toujours en se limitant à l’essentiel : ses phrases sont condensées, retravaillées, méditées. Par exemple, « seul aliment sain de l’imagination » dans la version manuscrite de la première épigraphe en 1941, devient dans la version finale « Essentiel aliment de l’imagination ». Il mesure le sens des mots et les choisit avec précision, en prenant le soin d’analyser aussi l’effet qu’ils auront suivant leur disposition et quelle résonnance ils 19

A. H. [Hermant], « Contribution à une théorie de l’architecture, Auguste Perret », Techniques et Architecture, XI, 1952, n°9-10, p. 62.

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prennent. Et c’est justement ça qui fait la force de ce texte : loin de la rigueur scientifique, c’est le lyrisme et l’usage de la métaphore qui lui donne de la crédibilité. Comme on l’a dit, cela correspond à la manière de parler de Perret, en phrases lapidaires et en longs silences. Le Corbusier le décrivait ainsi : « La phrase courte et concise, la pensée toujours en action, mais on ne fait pas de phrases ; moins encore de théories, pas du tout. Des interjections pouvant suffire et des rapports aigus de propositions qui sont comme les jalons de l’idée.»20, et Jacques Tournant, avec qui il a travaillé, le confirme : « Il parle peu, mais par phrases lapidaires et percutantes. Il n’écrit que ce qu’il a longuement médité et qu’il considère comme définitif et indiscutable. Il demande cependant l’avis de ses disciples, de ses visiteurs. Quand il préparait la Contribution à une théorie de l’architecture, il avait, sur son bureau, un petit papier sur lequel était tapée à la machine une de ces formules longtemps polies et tellement condensées que chacune pourrait devenir un chapitre entier d’un ouvrage. Il présentait le petit papier à son visiteur, lui demandait son avis sur la formule ou sur un mot. Il laissait tout le temps de la réflexion puis écoutait la réponse généralement prudente, en fixant son interlocuteur d’un œil légèrement ironique, qui ne manquait pas de troubler le malheureux confronté brusquement avec la philosophie même de sa profession. »21. C’est là le meilleur témoignage sur la manière qu’a Perret de travailler sur ses textes. Contribution à une théorie de l’architecture est donc un livre d’une extrême simplicité. Il suit les traditions de la typographie classique, selon laquelle la composition est ellemême l’ornement. Cela lui permet d’une part de faire le parallèle avec l’architecture, où la composition seule peut et 20

C.E. Jeanneret (Le Corbusier), lettre à W. Ritter, 9 juin 1915, cit. J. Tournant, « Auguste Perret », L’architecture d’aujourd’hui, XXXIV, 1964, n°113-114, p. 11, 12. 21

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doit devenir l’élément principal de l’esthétique du bâtiment, et d’autre part de faire de son livre plus qu’un manifeste de sa théorie, mais aussi un bel objet à admirer et sur lequel méditer. C’est une œuvre totale, qui en plus d’exposer des théories, les met directement en pratique dès son écriture. Il répond en plus à un réel besoin de l’époque, celui qu’a le milieu académique de reformuler les aspects théoriques de l’enseignement architectural et de déterminer de nouvelles orientations pour l’enseignement aux Beaux-Arts. On peut affirmer à ce titre que Perret a été en quelque sorte visionnaire, car il avait déjà affirmé, vingt ans plus tôt, que le milieu académique, et surtout l’enseignement académique de l’architecture, avait besoin de se réformer. Son manifeste servira d’outil d’étude et d’orientation pour cette remise en question, au même titre que d’autres essais sur la théorie de l’architecture écrits par d’autres professeurs de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Cependant, l’ouvrage de Perret se détache des autres par son format extrêmement concis et original, autant littéralement parlant que graphiquement parlant. Les deux conférences de Perret qui précèdent Contribution à une théorie de l’architecture dans les années trente, L’architecture en 1933 et Principes d’architecture en 1938, sont des outils précieux qui aident à expliquer plus dans le détail le manifeste, car comme l’a dit Jacques Tournant, Perret faisait des « […] formules longtemps polies et tellement condensées que chacune pourrait devenir un chapitre entier d’un ouvrage. »22. Dans ces conférences, il cherchait à affirmer une certaine continuité doctrinale avec toute une série de traités d’architecture français, dont Le Premier Tome de l’architecture de Philibert de l’Orme, publié à Paris en 1577 et réédité à Rouen en 1648 sous le titre Architecture, mais aussi Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent, avec un dictionnaire des 22

J. Tournant, op. cit., p. 11, 12.

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termes propres à chacun de ces arts d’André Félibien, publié à Paris en 1676. On peut aussi remarquer l’influence du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle d’Eugène Viollet-le-Duc, publié à Paris en 1854, mais cette fois-ci de manière plus discrète et plus générale.

Contenu. « Technique / Permanent hommage rendu à la nature, / Essentiel aliment de l’imagination, / Authentique source d’inspiration, / Prière de toutes la plus efficace, / Langue maternelle de tout créateur, / Technique parlée en poète, nous conduit en : / Architecture. ». C’est le premier des axiomes que Perret a écrits. Il a été publié en épigraphe du tout premier numéro de la revue Techniques et Architecture. Le rythme est très calculé et crée une certaine tension propre à la poésie. Pour ce qui est du contenu, il s’agit d’un hymne à la technique et il renferme l’essentiel de la pensée de Perret : l’architecture est en fait de la poésie que l’on écrit avec les mots de la technique. Les termes sont choisis et Perret s’exprime avec le minimum de mots possible. Cette épigraphe traduit le lien étroit qui existe entre la technique et l’architecture, lien qui est loin de toute coïncidence mais qui n’est pas non plus un lien égalitaire, ces deux mots n’étant pas synonymes : le terme « conduire en » exprime bien là un cheminement de l’un vers l’autre. Parallèlement à ses axiomes, Auguste Perret propose des citations pour appuyer ses dires. De cette manière, il cherche à établir une relation intime entre ses pensées et celles d’autres auteurs, comme Gérard de Nerval, Paul Valéry, Tristan Derème, Montaigne, Fénelon, Rémy de Gourmont et Charles Baudelaire. Ces auteurs viennent du domaine littéraire, Perret ne s’appuyant en apparence pas sur d’autres théoriciens de l’architecture. Ainsi, donne-t-il plus de résonnance aux vérités absolues qu’il énonce. En outre, il est lui-même très influencé

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par la littérature, notamment au travers de son cercle d’amis dont il cite certains. Ceux-ci, mais aussi la littérature de manière plus générale, ont une grande influence sur lui et sur sa théorie, et l’on peut citer par exemple la théorie sur les conditions permanentes et les passagères qui lui vient en fait de Baudelaire, la recherche de la mesure dans l’expression artistique théorisée en premier lieu par Lamartine et Chateaubriand et la valeur de modèle qu’il donne aux constructions gothiques est directement influencée de Rodin. Il tenait d’ailleurs des carnets dans lesquels il recopiait des passages de ses textes favoris. Au travers de son manifeste, Perret avait la volonté de dégager l’idée essentielle qui ressort des textes précédemment écrits et les éléments constitutifs qui la composent, ainsi que de définir en les synthétisant les concepts et les thématiques centrales de son travail : la dualité entre construction et architecture et entre conditions permanentes et conditions passagères, les différents degrés de création artistique (le caractère, le style, la beauté) et la valeur d’exemple des formes naturelles. Dans ce texte, il est assez aisé de déceler les différentes influences sur Perret, notamment celle de sa formation académique, celle de Paul Valéry et celle d’autres auteurs. De sa formation, il tire par exemple la définition platonicienne de la beauté qu’il a apprise au sein de l’atelier de Julien Guadet aux Beaux-Arts : « Le Beau est la splendeur du Vrai »23. Perret paraphrase cette maxime dans l’axiome « C’est par la splendeur du vrai / Que l’édifice doit parvenir à la beauté ». On voit aussi l’influence de ses anciens textes. Plus qu’une influence, Perret a plutôt repris ses anciens textes et en a tiré l’essentiel pour les résumer en peu de mots. C’est ainsi que la conclusion de sa conférence de 1933 intitulée L’Architecture devient la dernière 23

J. Guadet, Eléments et théories de l’architecture. Cours professé à l’Ecole nationale et spéciale des Beaux-Arts, Paris, s.d., vol. I, p. 3.

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épigramme après transformation. Il y affirme que le but principal de l’art est la délectation : « Le véritable but de l’Art est de nous conduire dialectiquement, de satisfaction en satisfaction, au-delà de l’Admiration jusqu’à la Délectation pure ! »24. Cette idée que l’art doit mener à la délectation lui vient d’un concept de Nicolas Poussin25 et a été reprise par Le Corbusier par la suite : « J’estime que de toute œuvre d’utilisation il faut faire une œuvre de délectation »26. Le livre est rythmé par de grands thèmes. Ainsi, il commence par définir l’architecture de manière générale, comme ce qui est à la fois « ce qui occupe l’espace », et l’«art d’organiser l’espace », pour reprendre ses mots. C’est à dire qu’il considère l’architecture dans sa forme construite, mais aussi comme une pratique, et l’on notera qu’il ne parle pas ici de technique mais bien d’art. Perret, même s’il base toute sa poétique architecturale sur la technique et la construction, considère l’architecture d’abord comme un art, celui le plus complet car « L’architecture / est, de toutes / les expressions de l’art, / celle / qui est la plus soumise / aux conditions / matérielles. » C’est le premier axiome. Perret poursuit ensuite avec un éloge de la technique et de la construction, de l’ossature et de la charpente. Il ajoute aussi un axiome sur les conditions permanentes et passagères de l’architecture. Il y affirme les possibilités que la structure en béton armé offre du point de vue de l’expression architecturale. De là il embraye 24

A. Perret, « L’Architecture », texte de la conférence du 31 mai 1933 à l’Institut d’Art et d’archéologie de Paris, publié dans Revue d’art et d’esthétique, #1, juin 1935, n° 1-2, p. 50. 25 Cit. dans G. Janneau, Technique du décor intérieur moderne, Paris, vers 1928, p. 166. 26 Cit. dans S. Gille-Delafon, « L’architecture moderne au dernier tournant. MM. Siclis, Aug. Perret et Le Corbusier nous disent », Beaux-Arts, LXXV, 1937, n°210, p. 4.

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sur la définition de sa vision de la beauté, sur un ton tout à fait lyrique. Il y a l’idée que la beauté est quelque-chose de démontrable, comme en mathématiques, en référence à Edgar Allan Poe. Pierre Olmer rapporte : « Dans une intéressante conversation que nous eûmes l’honneur d’avoir avec M. Auguste Perret, celui-ci nous disait qu’il estimait que la beauté en art et particulièrement en architecture pouvait être démontrée – et il nous citait justement l’exemple du Parthénon – comme se démontre une théorie mathématique. Il n’hésitait pas à rapprocher la pensée du savant de celle de l’artiste. A l’hypothèse du savant, nous disait-il, répond l’imagination créatrice de l’artiste. »27. Il cite en effet souvent l’Egypte, la Grèce et l’art gothique comme des modèles. Pour lui, ce sont comme des points cardinaux qui permettent de se repérer en architecture. A propos de l’architecture grecque comme modèle, Charles Blanc dit que « de l’étude approfondie de leurs monuments se dégage cette vérité lumineuse que l’Architecture dans sa plus haute acceptation n’est pas tant une construction que l’on décore qu’une décoration que l’on construit. »28, citation que reprend Perret, sans citer sa source, dans une interview de 1941 : « L’architecture n’est pas une construction que l’on décore, c’est une décoration qui se construit ; la beauté d’un palais, ou d’une cabane, provient de sa structure ; l’ornement n’est légitime que s’il enseigne ou renseigne. »29. Il reprend aussi dans son manifeste la définition de l’architecture que donne l’abbé Fénelon dans un discours devant l’Académie Française le 31 mars 1693 : « Il ne faut 27

P. Olmer, « Le nouveau Garde-meuble national, M. Auguste Perret architecte », L’Architecture, vol. XLIX, 15 septembre 1936, p. 296. 28 C. Blanc, Grammaire des arts et du dessin. Architecture, sculpture, peinture, Paris, 1867. 29 Cit. dans M. Gauthier, « Pour une architecture sociale », BeauxArts, LXXI, 1941, n° 14, p. 8.

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admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement, mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice. »30. L’abbé Fénelon est très probablement quelqu’un qui a fasciné Auguste Perret, sûrement à cause de la façon qu’il a de traiter le rapport entre l’ancien et le moderne, avec équilibre et mesure. Il admire aussi la pureté de l’esprit de Paul Valéry, son ami : il en ressort de fait une grande influence de l’un envers l’autre. Pour ce qui est du style, autant d’écriture du manifeste que du langage architectural de Perret, l’influence de Racine et de Marmontel se fait sentir. Selon les bases de l’art classique, il s’agit d’exprimer sa pensée avec le moins de mots et le plus de force possible. Le dernier axiome est dédié à ses détracteurs dans le camp moderniste. Perret est quelqu’un de lucide, et il sait que ces œuvres paraissent moins modernes que celles de l’avant-garde internationale, qui sont plus impressionnantes et qui semblent plus novatrices. Cette dernière épigraphe s’inspire des FauxMonnayeurs d’André Gide, publié en 1925 et qui dit « Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. », ce qui deviendra : « Celui qui, / sans trahir les matériaux / ni les / programmes modernes, / aurait produit une œuvre / qui semblerait / avoir toujours existé, / qui en un mot, / serait banale, / je dis / que celui-là / pourrait se tenir / pour satisfait. / Car le but de l’art / n’est pas / de nous étonner / ni de nous émouvoir. / L’étonnement, / l’émotion / sont des chocs sans durée, / des sentiments / contingents, anecdotiques. 30

Fénelon, dans Discours prononcez dans l’Académie françoise le Mardy trente-unième Mars MDCLXXXIII à la réception de Monsieur l’Abbé de Fénelon, Précepteur de Monsieur le Duc de Bourgogne / de Monsieur le duc d’Anjou, Paris, 1963. Cité par Rémy de Gourmont, « Le cerveau de Fénelon », Le Problème du Style, Paris, 1902 (éd 1907, p. 120).

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/ L’ultime but / de l’art / est de nous conduire / dialectiquement / de / satisfaction / en / satisfaction, / par delà / l’admiration, / jusqu’à / la sereine délectation. ». Il y critique vivement les modernistes et sous-entend qu’ils ne sont qu’une mode. Si ce n’est ici que sous-entendu que le modernisme est une mode, Perret l’avait déjà affirmé très clairement en 1933 dans sa conférence en citant Marcel Mayer : « La mode qu’ils [les puristes] ont lancée ne durera pas plus que leur mauvais crépis ; et la pensée de Gide ne tardera pas à prendre toute sa valeur prophétique. »31, en ajoutant que « L’architecte ne devra pas s’attacher à la nouveauté ». Paul Valéry est naturellement aussi une source quant à la critique de la nouveauté à tout prix : « Le nouveau est un de ces poisons excitants qui finissent par être plus nécessaires que toute nourriture ; dont il faut, une fois qu’ils sont maîtres de nous, toujours augmenter la dose et la rendre mortelle à peine de mort. Il est étrange de s’attacher ainsi à la partie périssable des choses, qui est exactement leur qualité d’être neuves. ».32

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M. Mayer, « L’Architecture du Béton Armé. Les Romantiques », L’amour de l’Art, IX, 1928, n° 3, p. 87. 32 P. Valéry, Choses tues, Paris, 1932, p. 32-33.

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image 7 : Immeuble de rapport au 51-55 de la rue Raynouard, Paris 19281930, vue de la faรงade sur la rue Berton.

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Une vision normative de l’architecture La normalité chez Perret s’exprime doublement : premièrement par la recherche du banal et deuxièmement par un certain rapport à la norme. Le banal n’est pas un but en soi, c’est un moyen qui permet de faire atteindre au visiteur un sentiment de satisfaction pure, sentiment jugé par Perret plus durable et ayant plus de valeur que le simple étonnement qui, lui, nécessite de surcroît une surenchère permanente, alors même que le banal ne demande de faire que le strict nécessaire. Contribution à une théorie de l’architecture explique, par un cheminement intellectuel, de quelle manière on peut arriver à la banalité. Il se base d’abord sur le concept de conditions permanentes et passagères. Il est important de savoir que Perret ne rejette pas les passagères comme n’étant pas digne d’intérêt, au contraire, il précise bien clairement que « l’architecte / satisfait / aux conditions / tant / permanentes / que / passagères », sans donner de prévalence. Cependant, il dit plus tard que les éléments de constructions de l’édifice ainsi que ses formes sont imposées par les conditions permanentes, c’est-à-dire imposées par la nature : « Le climat, / ses intempéries, / les matériaux, / leurs propriétés, / la stabilité, / ses lois, / l’optique, / ses déformations, / le sens / éternel et universel / des lignes et des formes ». Les autres conditions, qui sont passagères et que s’impose l’Homme à lui-même ne doivent pas conditionner le bâtiment dans sa réalité construite, elles ne sont que satisfaites par celui-ci. Car si l’on conditionne un bâtiment à des conditions passagères, quand celles-ci auront changé, le bâtiment pourrait devenir un fardeau inadapté à de nouveaux usages, de nouvelles modes, de nouvelles règlementations. C’est en tout cas une interprétation fort probable de cet axiome : « L’édifice, / c’est / la charpente / munie des / éléments et des formes / imposées

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par / les conditions permanentes / qui, / le soumettant / à la nature / le rattachent au passé / et lui confèrent / la durée. ». Les conditions de Perret pour arriver à la banalité impliquent aussi un refus catégorique du décor. Ainsi, il critique les dérives de l’architecture classique qui tend vers l’imitation, en prenant l’exemple de bâtiments en pierre qui imitent le bois. De cette manière, il sous-entend que les constructions modernes, qui sont déjà à l’époque souvent en béton ou en acier, en particulier les grands édifices, doivent assumer leur qualité de construction moderne ainsi que le matériau qui les soutient. En effet, il est courant à cette époque de recouvrir la structure métallique ou de béton armé par de la pierre de taille pour apposer en décor un style byzantin, grec, ou autre. Perret est convaincu que l’acier et le béton armé ont le potentiel de retrouver l’authenticité de l’architecture, de la même manière que l’architecture grecque était authentique ou que le gothique était authentique. Ainsi, seule l’ossature du bâtiment reste, accompagnée de seulement quelques éléments permettant de souligner sa beauté, comme des moulures par exemple. Il donne alors quelques instructions sur les caractéristiques que cette ossature doit avoir : composée, rythmée, équilibrée et symétrique, elle doit aussi pouvoir accueillir différents organes exigés par la fonction qu’il abrite. En d’autres mots, le bâtiment doit être générique et avoir un certain degré d’indétermination. Si l’on applique ces conseils comme tels, que l’on fait preuve de goût (via les proportions notamment), et de sincérité, c’està-dire si l’on ne cache rien derrière un décor (faire du faux est considéré par Perret comme un crime) alors le bâtiment sera supposé avoir du caractère, du style, de l’harmonie, et donc sera intemporel, car le beau est démontrable et donc intemporel. Si un bâtiment est intemporel, alors il sera banal et la satisfaction est atteinte.

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Comme on l’a vu, le cheminement que Perret propose pour arriver au banal est très strict : Perret ne semble pas reconnaître la possibilité d’une autre manière de faire. C’est en cela qu’il a un rapport tout particulier avec la norme. Aux Beaux-Arts, on lui a appris qu’il n’y avait qu’une seule manière de concevoir l’architecture et cela passait par des règles de composition, des outils (notamment les styles), et autres codes académiques. Perret a gardé cela de sa formation : le côté dogmatique. De plus, les différents traités d’architecture classique qui l’ont influencé s’inscrivent aussi dans cette même optique. Ce que propose Perret est donc autant un nouveau dogme, une nouvelle norme avec ses règles et ses idéaux qu’une nouvelle architecture.

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chapitre II LE NORMAL COMME RUPTURE PAR RAPPORT AU POSTMODERNISME

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image 8 : Hip House, Zwolle, Pays-Bas 2005-2009, vue depuis l’Obrechtstraat.

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André Kempe et Oliver Thill adoptent une position très critique vis-à-vis de la production architecturale de ces dernières décennies. La principale de ces critiques porte sur la surenchère permanente d’innovations pour l’innovation, où l’étonnement est utilisé comme outil dans le but de sortir du lot. Ce type d’architecture est en plus soutenu par les pouvoirs publics qui cherchent grâce à lui à reproduire le désormais célèbre « effet Bilbao ». Aux antipodes de cet extrême, la philosophie de l’Atelier Kempe Thill est centrée sur l’abandon de la question de l’originalité au profit d’une architecture authentique de qualité au service de son époque et de celles qui suivront. Nous verrons dans un premier temps ce qui les a poussés à travers leurs études et leur expérience professionnelle d’architecte, à adopter une telle position. Ensuite, nous étudierons leur monographie, sortie après seulement douze ans d’existence de leur bureau, car elle est en réalité plus un manifeste de leur idéologie et un programme pour leur production à venir qu’une simple monographie. Dans un dernier temps, nous verrons en quoi les théories de Kempe et Thill se rapportent au thème de la normalité.

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image 9 : Rügen, 1980, carte postale montrant deux hôtels identiques utilisant le système WBS70.

image 10 : Neue Wache, Berlin 1816-1818, de Karl Friedrich Schinkel

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Atelier Kempe Thill, un retour aux fondamentaux André Kempe et Oliver Thill sont tous deux nés en République Démocratique Allemande (RDA), dans les environs de Dresde. Ils ont donc grandi jusqu’à leur majorité dans un pays du bloc de l’est à l’idéal socialiste. Cet environnement les a naturellement marqués et ils en garderont un goût prononcé pour l’engagement, qu’il soit social ou politique, la dimension sociale de l’architecture étant selon eux cruciale. L’architecture socialiste en Allemagne a par ailleurs ceci de spécial par rapport à celle de l’Europe de l’Ouest qu’elle n’a pas connu de réel bouleversement à la fin des années soixante, et le modernisme tardif, avec ses effets sur la planification urbaine et l’architecture, a simplement continué sans interruption, faisant partie intégrante de l’économie planifiée socialiste.33 Ce modernisme teinté d’économie planifiée s’est incarné dans le système de construction WBS70 (Wohnbausystem 1970), qui est donc le même dans toute l’Allemagne de l’Est. En effet, il existait à cette époque un nombre limité de modèles par typologies : ainsi par exemple à Dresde où Kempe et Thill ont grandi se répètent à travers toute la ville un unique type de barres, un unique type de tours et un unique type d’écoles. Kempe et Thill continuent encore aujourd’hui de louer « l’intelligence » du bâtiment WBS70, car il est conçu pour être d’une simplicité extrême. Il y a très peu de détails constructifs, et ces quelques détails ont influencé, voire même défini, la ville socialiste par leur répétition, et ce pendant plus d’une décennie.34 L’architecture 33

A. Kempe, O. Thill, « A book that should actually be called IKEA Classicism… », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 6. 34 A. Kempe, « IKEA Classicism », cycle de conférences Les entretiens de Chaillot, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, organisé par l’Institut Français d’Architecture, 2012, 3’36’’,

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faisait à l’époque partie intégrante de l’idéologie communiste, et elle était vue comme une tâche au service de la société, une affaire publique, dans le but de créer la société du futur aux standards généralisés. Après la réunification des deux Allemagnes, Kempe et Thill ont étudié de 1990 à 1996 l’architecture et l’urbanisme à l’Université Technique de Dresde. Durant leurs études, ils ont été marqués par l’ambiance générale du milieu de l’architecture en Allemagne, mais surtout en Allemagne de l’Est, à savoir par une réelle recherche d’identité, sur laquelle l’influence extérieure de tous les pays, mais surtout des PaysBas, et de Rem Koolhaas en particulier, est énorme. Cependant la pédagogie de ces études poussait trop souvent à faire de l’architecture-cliché superficielle et à copier le style d’architectes-stars. Kempe et Thill décrivent les architectes contemporains allemands de ces années-là comme se divisant alors principalement en deux groupes : ceux qui faisaient une architecture plutôt ennuyeuse et orientée principalement vers les nouvelles technologies et la soi-disant écologie et ceux qui suivaient, voire imitaient, un mouvement postmoderne artificiel et creux. D’après eux, on ne pouvait pas trouver d’architecture sereine et consistante comme au Japon ou aux Pays-Bas, et du reste, il n’y en avait pas eu depuis la Seconde Guerre Mondiale. Au cours de leurs six années d’études, ils ont tous les deux passé un an à l’étranger, dont six mois à Paris et six mois à Tokyo, pour mener une recherche sur le développement urbain des villes nouvelles de la région parisienne et des centres secondaires de la ville de Tokyo. Ils en sortiront notamment marqués par l’architecture haussmannienne, qui se présente disponible à la rediffusion sur le site d’Atelier Kempe Thill : http://atelierkempethill.com/lecture-ikea-classicism-ifa-paris/#20.

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plutôt comme un système avec toute une série de codes et d’outils génériques, quelque-part entre la production en série et l’adaptation aux spécificités de chaque situation. Cela a abouti à leur projet de fin d’études qui prévoyait notamment de faire passer l’autoroute A17 à travers le centre-ville de Dresde, sur les parcelles laissées vides par le bombardement de la ville par les Alliés en 1945, au lieu de la faire passer comme prévu par la campagne plus au sud. Ce projet eut un écho imprévu, tant auprès des planificateurs régionaux qui l’ont soutenu qu’auprès de la presse qui en a fait ses gros titres. Déçus d’une part par la polémique que leur projet a engendrée, d’autre part par le manque de culture dans cette partie de l’Allemagne à l’époque et par la violence des spéculations des promoteurs lors de la libéralisation du marché immobilier estallemand, et par ailleurs motivés par leur expérience à l’étranger, ils décident de quitter l’Allemagne, ils diront même de « s’échapper »,35 pour les Pays-Bas. Leur choix des PaysBas est motivé par un climat général plus propice à l’architecture : les gens s’y montrent en effet plus intéressés par le débat architectural, florissant dans la deuxième moitié des années 90. Ils travaillent trois ans pour d’autres architectes, notamment pour Frits van Dongen dans son bureau de Rotterdam Architecten Cie. (devenu De Zwarte Hond). C’est en travaillant à l’étranger que se révèle leur nature profondément allemande. En effet ils reconnaissent dans leur travail une filiation qui se perpétue avec les œuvres de Ludwig Mies van der Rohe et Karl Friedrich Schinkel, selon une 35

A. Kempe, « IKEA Classicism », cycle de conférences Les entretiens de Chaillot, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, organisé par l’Institut Français d’Architecture, 2012, 3’36’’, disponible à la rediffusion sur le site d’Atelier Kempe Thill : http://atelierkempethill.com/lecture-ikea-classicism-ifa-paris/#20.

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certaine tradition classique. Ils ont le sentiment de porter ça au fond d’eux-mêmes, comme s’il était typiquement allemand que leur nature classique se révèle une fois à l’étranger (c’est la même impression qu’a connue Mies van der Rohe quand il est arrivé aux Etats-Unis). Cela s’est manifesté par exemple lorsqu’ils ont travaillé sur le concours Europan5 à Kop-vanZuid (Rotterdam) : ils remarquent en effet que leur approche structurelle, typique de l’architecture rationaliste et classique à la Mies van der Rohe, rendait le projet plus intéressant et se démarquait des autres. Cependant cette approche ne pouvait être ni conceptualisée, ni conçue en Allemagne. En combinant le rationalisme allemand et l’ouverture d’esprit conceptuelle néerlandaise, ils ont réussi à créer une synthèse inattendue qui a uni les deux expériences culturelles à niveau égal. Motivés par leur victoire au concours, ainsi que par un cofinancement d’une bourse de la fondation néerlandaise Fonds BKVB et par un projet de logement à AmsterdamLjburg arrangé à l’initiative de DKV Architecten, André Kempe et Oliver Thill fondent leur propre bureau en 2000, après seulement trois ans d’expérience. A l’inverse des autres bureaux néerlandais, fondés sur le concept de production de masse d’idées, la stratégie d’Atelier Kempe Thill est plutôt comparable à la stratégie militaire d’un « déploiement de forces rapide »36. Le bureau se compose d’une équipe de taille restreinte mais qu’ils veulent motivée et compétente de manière à élaborer rapidement des concepts pratiques qui puissent être mis en œuvre dans les temps et le budget prévus. Pour cela, ils se reposent sur une équipe de vrais généralistes, des architectes qui peuvent faire du concept, élaborer des plans techniques et suivre le projet jusqu’au bout et surtout qui ont 36

A. Kempe, O. Thill, « A book that should be called IKEA Classicism… », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 28. Traduction de l’auteur.

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compris que le cadre conceptuel et les possibilités techniques ne devraient être séparées à aucun moment de la planification ou de la réalisation. Ils évitent autant que possible toute forme de spécialisation, que ce soit en faisant appel à des départements de dessin technique, des « designers », et autres experts. Ensuite, il est important pour eux que la hiérarchie ne se manifeste pas physiquement dans l’espace du bureau mais qu’elle ne transparaisse que par l’expérience. Ainsi, tout le monde est assis autour d’un seul et même bureau, très grand, quelque soit la fonction dans l’agence, de manière à faire circuler librement l’information entre les personnes. Enfin, le bureau cherche à ne surtout pas s’enfermer dans une spécialisation quelle qu’elle soit, et s’inspirent donc des plans quinquennaux pour définir sur une période donnée la région ou le domaine sur lequel il faut se concentrer. Selon Kempe et Thill, si l’on veut faire de l’architecture aujourd’hui, la première question à se poser est celle de l’époque dans laquelle on vit, afin de répondre au mieux aux attentes et aux besoins de la société. Là encore, malgré tous les espoirs mis en l’Europe de l’Ouest, ils ont ressenti une certaine déception, car le néolibéralisme de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher n’est pas aussi vertueux qu’ils le pensaient. En effet, le néolibéralisme est un système où l’Etat ne régule plus les marchés, celui-ci devant se développer et se réguler seul. Ainsi, une grande partie de ce qui tenait autrefois du rôle de l’Etat est libéralisé et ne reçoit plus (ou peu) de subventions. L’architecture fait partie de ces domaines qui, directement ou indirectement, étaient subventionnés par l’Etat via de grandes commandes publiques, des logements sociaux, etc. Or ce n’est plus le cas et elle en a besoin. A partir de là, le néolibéralisme ne peut être selon Kempe et Thill que dommageable à l’architecture. On trouve aussi avec le néolibéralisme le développement du pluralisme, de la culture de masse et de l’hédonisme. Ensuite, on observe une

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standardisation brutale des éléments de construction du bâtiment, en vue de répondre à la demande croissante et au besoin de baisser les prix, alors que dans le même temps, la crise d’identité qui touche les architectes de manière générale les pousse à faire de la personnalisation de masse et à chercher à innover en permanence, à réinventer l’architecture à chaque projet. Il faut ajouter à cela une accélération de la perception des gens, influencée par les médias qui jouent le rôle de stimulateurs de modes temporaires et hystériques, rapidement transformées en clichés, ce qui ajoute encore une certaine pression sur l’architecte. Il y a donc une sorte de développement incontrôlable de toute une série de « styles » architecturaux. Kempe et Thill éprouvent face à tout cela le sentiment d’être face à une érosion du rôle de l’architecte dans l’architecture, au profit du promoteur immobilier, de l’entrepreneur et des autres acteurs du projet. Le résultat est, selon Kempe et Thill, une production à quatre-vingt-cinq pourcents qu’ils qualifient de « grise », c’est-à-dire sans caractère, et loin d’être durable (non seulement dans le sens de la durabilité écologique, mais dans le sens de la durabilité dans le temps). Beaucoup d’architectes pensent que la liberté, c’est la se libérer des contraintes, mais selon Kempe Thill, ce qui manque, c’est une certaine approche holistique de l’architecture. Malgré ce constat somme toute assez pessimiste, l’Atelier Kempe Thill cherche à apporter un regard optimiste. C’est ainsi que la crise financière de 2008 est considérée comme un événement positif, car il a permis de révéler l’économie néolibérale comme une immense pyramide de Ponzi qui doit grandir à l’infini, comme une machine infernale en perpétuel mouvement, afin de créer une base économique et intellectuelle pour sa propre croissance. Ceci étant fait, on peut maintenant espérer la fin d’un tel schéma, et en ce qui concerne l’architecture, essayer de renouer avec les cinq mille

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ans de tradition européenne rationaliste. En effet, l’Atelier Kempe Thill se positionnent dans la lignée des architectes rationalistes européens tels que Vitruve, Alberti, Bramante, Palladio, Etienne-Louis Boullée, Jean-Nicolas-Louis Durand, Karl Friedrich Schinkel, Henri Labrouste, Gottfried Semper, et plus récemment Heinrich Tessenow, Gunnar Asplund et Mies van der Rohe. Pour eux, l’architecture est un processus continu depuis cinq mille ans, dont la lenteur est un facteur important. Leur architecture repose sur des bases analytiques et une logique rationaliste. Leurs projets sont le fruit d’un développement lent sur la base de prototypes qui évoluent de projet en projet, car la question de l’architecture dépasse la question du projet : ils veulent proposer des solutions intemporelles pour des questions contemporaines. Le but étant au final de produire une architecture qui soit évidente et holistique avec des qualités générales et non pas simplement fonctionnalistes. Leur architecture se positionne donc en dehors de la question de « styles », elle est une suite de raisonnements logiques, rationnels, basés sur des constats et des analyses des spécificités du projet et de son contexte. Aujourd’hui, André Kempe et Oliver Thill sont tous les deux professeurs dans différentes universités des Pays-Bas, comme l’Université Technique de Delft ou l’Institut Berlage à Rotterdam. Ils essayent d’enseigner ces principes à la nouvelle génération. En parallèle, ils font partie de plusieurs associations, fondations et commissions, dans le but de faire changer les mentalités au sein de la politique et du milieu économique.

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image 11 : Hip House, Zwolle, Pays-Bas 2005-2009, façade sur l’Obrechtstraat.

image 12 : Hip House, Zwolle, Pays-Bas 2005-2009, vue intérieure d’un appartement.

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Un manifeste : Atelier Kempe Thill Origines. André Kempe et Oliver Thill ne sont pas seulement des architectes praticiens : ils sont régulièrement appelés à écrire pour des revues, sont professeurs d’université, et mènent régulièrement des études sur l’architecture et l’urbanisme, afin d’appuyer leur pratique sur un solide fondement théorique, voire scientifique. Nous pouvons citer notamment l’étude qui met en lumière les conditions dans lesquelles les offres publiques sont soumises aux architectes aux Pays-Bas et qui conclut au besoin d’un ordre public des architectes, celle qui présente le contexte compliqué des partenariats publics-privés, celle qui traite de l’importance du lobbying des grandes compagnies de construction et celle qui dénonce l’érosion de la profession d’architecte. Ils ont rédigé de nombreux articles, notamment pour A+T, Oase, Detail, Bauwelt ou San Rocco. Ils ont aussi publié deux livres avant leur manifeste : Specific Neutrality à l’occasion d’une exposition de leurs travaux en 2004, et New prototypes for a global society à l’occasion de la remise à Oliver Thill du prix Rotterdam-Maaskant du Jeune Architecte 2005. Forme. Le livre Atelier Kempe Thill, publié en 2012, est présenté officiellement comme une monographie, mais il se situe en réalité plutôt à mi-chemin entre la monographie et le manifeste tant les textes qu’il contient servent plus à exprimer une vision, une théorie de l’architecture, qu’à simplement exposer la rétrospective du travail du bureau depuis sa fondation. Chaque projet présenté sert à appuyer et à approfondir une thématique abordée dans l’un ou plusieurs des textes théoriques. Ces textes théoriques, disposés en alternance avec les projets, sont thématisés : méthode de travail, dimension sociale ou politique que l’architecture peut (doit) revêtir, manière de concevoir le logement, forme architecturale, etc. Les textes sont en majorité écrits

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conjointement par André Kempe et Oliver Thill, mais pour appuyer leur propos, ils ont demandé à des collègues architectes européens d’apporter leur contribution en rédigeant pour eux un article. Cela leur permet ainsi de montrer qu’ils sont plusieurs bureaux à aborder la même vision de l’architecture et à porter des valeurs similaires, et donc de donner plus de poids à leur théorie tout en l’enrichissant d’apports extérieurs. On retrouve ainsi dans ce manifeste des articles de Pier Vittorio Aureli de Dogma (Bruxelles),de Kersten Geers d’Office Kersten Geers, de David Van Severen (Bruxelles), de Johannes et Wilfried Kuehn, ainsi que de Simona Malvezzi de Kuehn Malvezzi (Berlin) et de Pier Paolo Tamburelli de Baukuh (Milan, cofondateur de la revue San Rocco). On y trouve enfin une interview d’André Kempe et d’Oliver Thill menée par Kaye Giepel, rédacteur en chef de la revue Bauwelt. Ce livre cherche donc à exposer le résultat des douze premières années d’existence du bureau, durant lesquelles l’Atelier Kempe Thill a cherché à développer et à approfondir la philosophie de ses fondateurs. S’ils ont auparavant beaucoup écrit, ils ont publié ce livre pour fixer pour une fois pour toute leur vision de l’architecture : il est le résultat d’un travail de longue haleine du point de vue scientifique, théorique, sociologique et politique sur l’architecture. Il est amené à être la base pour les futures réalisations et les futurs écrits du bureau.

Contenu. Atelier Kempe Thill cherche à faire une architecture qui soit puissante, évidente, innovante et qui soit enracinée dans la culture européenne et la base sociale et rationnelle qui l’accompagne. L’accent est mis en permanence sur le lien étroit qui existe entre leurs idées et leurs réalisations pratiques. La production du bureau s’articule donc en trois

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temps : elle est fondée sur un profond travail d’analyse de la société contemporaine et de tout ce qu’elle implique, notamment du mode de vie des gens et de leurs attentes. Vient ensuite une prise de position théorique et enfin émergent les solutions pratiques. L’analyse part du constat que nous vivons aujourd’hui dans une société néolibérale, globalisée, pluraliste qui fait la part belle à la culture de masse et à l’hédonisme. Cette société donne en apparence plus de libertés à l’individu, et l’architecte aussi a le sentiment d’avoir été libéré des normes académiques, alors que la profession est en fait de plus en plus creuse et que l’autorité de l’architecte disparaît. Cependant, ni les architectes ni aucun autre acteur du milieu architectural ne semble avoir ouvert les yeux sur cette réalité. Le premier à ne pas se rendre compte de cette situation est le secteur public : les caisses publiques sont au cœur d’une austérité financière et les pouvoirs publics cherchent la solution à leurs problèmes dans le marché privé, avec par exemple la création de partenariats publics-privés. Or les autorités publiques contractantes se sont lentement transformées en de très nombreuses organisations sans visage où les décisions sont le fruit de procédés démocratiques détournés et qui font l’objet d’une grande pression pour se légitimer auprès de l’électorat. Cela mène au final indéniablement à une complexification et une opacification du système et donc à une perte du contrôle de l’Etat dans son propre domaine, ce qui l’affaiblit considérablement, et il ne parvient plus à remplir son rôle principal qui est de représenter les intérêts du public. Le vide laissé par l’Etat est rapidement rempli par les initiatives du marché privé qui récupère son rôle de manière à servir évidemment ses propres intérêts économiques. Le développement urbain devient alors le jouet des intérêts privés et l’architecte ne travaille alors plus réellement pour les pouvoirs publics et donc plus pour le public lui-même. Les banques et les compagnies de constructions, qui centrent leurs activités sur la maximisation

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de leur profit, ont alors tellement de pouvoir par rapport aux autorités publiques qu’elles commencent à pouvoir presque entièrement diriger ce type de projets. L’architecte étant, éthiquement parlant, gardien des intérêts du domaine public, il prend progressivement une place plus d’importance que l’autorité contractante et est soumis à une pression grandissante. D’autant plus qu’établir une relation personnelle au projet et assumer un engagement vis-à-vis de celui-ci n’est aucunement stimulé par la bureaucratie inhérente au système. En plus de ce découplage du client qui fragilise le rôle de l’architecte et le met sous pression, la pratique de l’architecture aujourd’hui se fait au travers d’une guerre des prix opportuniste et sans merci, qui empêche toute sorte de discussion sur la substance ou la qualité. La libéralisation des honoraires aux Pays-Bas, c’est-à-dire la suppression des méthodes de calcul légales ou des tableaux officiels, a poussé certains architectes à se faire payer jusqu’au quart seulement de ce qui serait normalement nécessaire. Les arguments qualitatifs n’ont évidemment aucune chance face à l’argent, et même les organisations comme le BNA (Bond Nederlandse Architecten) n’apportent aucun soutien aux architectes sur ce point, sous prétexte qu’elles ne servent qu’à protéger les maîtres d’ouvrage. Une étude de l’Atelier Kempe Thill a mis en lumière ces conditions insoutenables dans lesquelles aux Pays-Bas les offres de projet public sont soumises aux architectes. La conclusion de cette étude stipulait que le pays aurait besoin d’un ordre public des architectes, comme on peut en trouver dans d’autres pays d’Europe comme en France ou en Belgique. Les conditions pour faire de l’architecture aux Pays-Bas semblent donc s’être dégradées depuis les années quatre-vingt-dix quand André Kempe et Oliver Thill sont arrivés. A ceci s’est ajouté la crise financière de 2008 qui a virtuellement paralysé le secteur, c’est à dire que même si, d’un côté, les transformations sociales et la prospérité ont

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mené à de nouvelles possibilités, de l’autre, l’augmentation des coûts structurels dans le bâtiment a mené à des difficultés dramatiques pour le métier. Car déjà l’Etat n’a pas cessé de durcir les exigences en matière de régulation, notamment en termes d’isolation phonique et thermique, de pente d’escaliers, de hauteur minimale des étages et des portes. Ces règlementations auraient en moyenne augmenté les coûts des projets de dix pourcent37. Dans le même temps, le prix des matières brutes a aussi augmenté et avec lui le prix de leur transport et de leur mise en œuvre, via l’augmentation des salaires des ouvriers. Ceci aussi a causé une augmentation du prix de la construction, et surtout un doublement du prix de vente d’un logement neuf38. La conséquence en est une fonte drastique de la marge de profit de l’architecte et donc une encore plus grosse pression sur la production architecturale contemporaine. En conséquence, les architectes en Europe de l’Ouest sont partis ces dernières décennies à la recherche de sens pour leur propre pratique, ce qui les a transformés pour la plupart en « fashion victims » d’un monde de l’architecture devenu individualiste et anarchiste, d’autant plus que les médias, comme on l’a dit, créent des modes qui apparaissent et disparaissent très rapidement, où toute forme d’engagement social est considéré comme cliché. On demande aussi à l’architecte de se spécialiser, dans un type de fonction, dans une partie du projet, dans une typologie, etc., ce qui affaiblit encore sa position. Dans cette analyse, Atelier Kempe Thill tente de prendre une position claire. Atelier Kempe Thill cherche à redécouvrir quel 37

Chiffre tiré de : A. Kempe, O. Thill, « Residential apartments as optimized products, Strategies for residential development under current conditions in the Netherlands », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 360. Traduction de l’auteur. 38 Idem.

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est le cœur du métier d’architecte. Et l’architecture est avant tout un domaine qui a à voir avec le monde réel et construit, avec les faits physiques et avec la culture de la création, à la manière de Jean Prouvé, Mies van der Rohe, Le Corbusier ou Norman Foster qui sont régulièrement cités en exemples. La manière la plus simple pour les architectes de donner le plus de pertinence à leur travail est de répondre exactement aux exigences fondamentales de la profession et avec le plus de consistance possible, tout en se battant pour obtenir le meilleur rapport qualité-prix pour leur projet. La profession d’architecte a une dimension éthique et sociale très forte qu’il ne faut jamais oublier et qui fait partie de l’histoire et de la tradition de l’architecture européenne depuis cinq mille ans. Il faut donc que les architectes acquièrent une nouvelle conscience politique qui leur permettrait aussi de ne pas se laisser marcher sur les pieds par les lobbys des grandes compagnies de construction ou de promotion immobilière. C’est une question de survie pour le métier. « Cette auto-préservation ne peut pas être assurée à travers le travail créatif seul puisque la pratique de la profession en vient de plus en plus à ressembler à une course de rats. Il est plus crucial d’avoir de bonnes conditions structurantes, qui rendent la création d’une bonne architecture tout simplement possible. »39 La situation est donc très difficile pour les architectes, qui doivent faire face à la demande de la société néolibérale actuelle de faire toujours plus (de quantité, de qualité, d’espace, etc.) avec toujours moins (de moyens). Cela doit pousser les architectes à faire des innovations « plus

39

A. Kempe, O. Thill, « The necessity of being politically active », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 203. Traduction de l’auteur.

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banales »40 et à mettre en place de nouvelles priorités, comme par exemple privilégier la qualité à l’aspect, ou investir dans une bonne façade et laisser un intérieur nu. Le but est de se conduire comme une sorte d’ingénieur du social et de penser le plus globalement possible. La question est d’optimiser le budget donné, quel qu’il soit, gros ou petit. Faire le maximum avec le minimum est à l’origine un credo calviniste typique de la construction de logements aux Pays-Bas qui s’est imposé à tous les autres domaines du travail de l’architecte, et ce dans toute l’Europe. André Kempe et Oliver Thill font certes un constat sur la situation qui peut sembler pessimiste, mais ils voient cela en réalité de manière optimiste comme un défi qu’on leur propose de relever. Pour y répondre, ils s’appuient sur les moyens qui sont à leur disposition aujourd’hui, à savoir les technologies qui sont de plus en plus standardisées et sur un certain minimalisme de moyens qui n’est pas, encore une fois, un objectif mais un outil, car la maîtrise des coûts jusqu’au plus petit détail de construction est un atout incroyable de l’architecte. Les technologies modernes et l’utilisation de certaines idées modernistes permettent d’offrir aux bâtiments, même au budget ridicule, des qualités qui étaient autrefois réservées aux élites, comme l’espace, la lumière, la nature, etc. Par exemple, il est nécessaire de repenser l’organisation des appartements, puisque les habitudes ont changé et qu’il n’y a plus que deux habitants par logement en moyenne. Ainsi les couloirs, introduits au début du 19e siècle pour offrir plus d’espace privé aux habitants malgré le passage important dans l’immeuble est devenu obsolète : les couloirs sont vides, 40

A. Kempe, « Transcultral working methods and conceptual brutalism, André Kempe and Oliver Thill in conversation with Kaye Geipel », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 22. Traduction de l’auteur.

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glauques et c’est une perte d’espace. Le besoin de séparation n’est plus ce qu’il était et on peut se permettre aujourd’hui de réduire les couloirs de manière drastique. Ensuite, à l’intérieur des logements, il était apprécié autrefois d’avoir des cloisons séparant chaque pièce, cela procurait un sentiment d’indépendance et une bonne isolation acoustique. A deux habitants par logement, ce n’est plus nécessaire et les normes ont donc changé : on apprécie aujourd’hui les espaces ouverts, comme par exemple la cuisine ouverte qui est devenue un nouveau standard désiré par la majorité ou les escaliers qui sont de moins en moins enfermés. La subdivision fonctionnelle de l’espace a laissé place aux relations fluides entre les fonctions. De plus, la hiérarchie dans le logement a été réajustée : l’espace de vie et de représentation, le salon, utilise désormais presque la moitié de l’espace car il a grignoté sur la cuisine et sur le couloir, et les autres pièces s’organisent librement autour de lui : c’est ce qu’André Kempe et Oliver Thill appellent le « non-loft »41. Et d’après l’observation de l’histoire du développement du résidentiel, les nouvelles unités de logement devraient avoir la capacité d’être converties. La question se pose alors de savoir quelle base économique peut permettre la réalisation de telles unités qui soient spacieuses et aériennes. L’un des facteurs-clés est pour Atelier Kempe Thill la compacité. Par exemple, en concevant des bâtiments plus profonds pour optimiser le rapport entre la façade et la surface utile, on peut déjà faire de grosses économies, car la façade peut coûter aujourd’hui jusqu’à un tiers du prix de la construction42. En économisant de cette 41

A. Kempe, O. Thill, « Residential apartments as optimized products, Strategies for residential developpement under current conditions in the Netherlands », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 361. 42 idem, p. 364.

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manière, l’argent peut soit être réinvesti ailleurs dans le projet, soit permettre une plus grande qualité dans la finition de la façade. Au-delà de la façade, Atelier Kempe Thill considère la compacité comme une stratégie tout à fait intéressante car elle permet d’avoir de meilleures conditions de base vis-à-vis des performances énergétiques du bâtiment et un usage optimal des matériaux, et donc une minimisation de leur quantité, ce qui est un avantage à la fois du point de vue économique et à la fois du point de vue écologique. Par ailleurs, en rendant les logements plus compacts, on peut en construire davantage sur la même surface de terrain au bénéfice du promoteur. Par ailleurs, Atelier Kempe Thill adopte une position très critique vis-à-vis du formalisme car celui-ci ne repose sur aucune base rationnelle. C’est un monde autoréférencé à l’écart des questions sociales, politiques et économiques et qui ne s’occupe que de consistance interne et de tradition. Les deux architectes militent pour une approche générale de l’architecture qui inclue les dimensions sociale, technologique, constructive, économique et celle du détail. L’architecte ne doit pas se spécialiser ni intégrer les conséquences spatiales et esthétiques aux dimensions précédentes. Le résultat fait partie d’un processus et n’est pas un point de départ, il n’est pas fixé à priori. Or le postmodernisme part d’une volonté de résultat et se moque souvent du processus qui mène à sa réalisation. A titre d’exemple, et comme on l’a dit, si l’on retrouve dans certains projets d’Atelier Kempe Thill un aspect moderniste, ce n’est aucunement pour une question de style, et si certains peuvent croire qu’ils s’inspirent du brutalisme, ce n’est aucunement pour une question esthétique. La nudité ou la brutalité que l’on peut retrouver dans leurs projets est plus un résultat qu’une condition, même si, bien sûr, le résultat est toujours à contrôler. Ils cherchent donc à définir des critères objectifs en architecture, c’est pourquoi leur architecture s’appuie sur une tradition rationaliste. Le mécanisme

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complexe du monde contemporain est impossible à ignorer et l’architecture doit y répondre, même si cette complexité empêche que le projet architectural puisse changer son cours de manière conséquente. « André Kempe et Oliver Thill ont compris que, malgré leurs propres convictions, le monde ne porte pas trop d’attention à l’architecture. Ainsi va la vie. »43. Leur architecture est donc engagée mais pas pour autant idéaliste, au contraire, ils cherchent plutôt à idéaliser ce qui est déjà là. La seconde critique du formalisme est qu’il induit une culture du sur-mesure, pour une société de personnalisation de masse. Or aujourd’hui, on ne peut plus réellement savoir pour qui l’on construit. Premièrement parce que les modes de vie sont de moins en moins standard, et deuxièmement à cause des différenciations sociales et ethniques croissantes au sein des groupes résidentiels : la famille européenne classique avec deux enfants, qui était la population la plus déterminante pour la reconstruction de l’après-guerre, ne représente plus aujourd’hui une population type à qui s’adresse la construction d’aujourd’hui. Elle est par exemple en partie remplacée par la génération des plus de cinquante-cinq ans qui pourrait représenter dans un futur proche près de cinquante pourcent des propriétaires d’appartement selon Atelier Kempe Thill. Tous ces facteurs, ajoutés au fait que la situation du marché change très rapidement, modifie profondément la manière de penser le logement aujourd’hui. Les logements doivent donc, comme les bureaux, être conçus pour leur utilisation et non plus être créés spécifiquement pour un groupe-cible. Il en ressort une architecture qui doit faire preuve du plus de retenue possible et qui doit considérer les potentiels futurs habitants avec sérieux afin de leur proposer le plus d’options possibles pour arranger leur unité comme ils le souhaitent en fonction de leurs propres habitudes et de leur propre goût, et 43

K. Geers, « Architecture or nothing », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 282. Traduction de l’auteur.

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non en fonction des choix de l’architecte ou du premier occupant. C’est ainsi qu’Atelier Kempe Thill a défini le concept de « nouvelle pauvreté »44. Pour répondre à ce besoin de neutralité et en même temps en profiter pour améliorer le rapport qualité-prix des bâtiments, il est possible d’économiser sur les finitions intérieures, qui seront de toute façon souvent changées par l’occupant, et d’investir à la place cet argent dans des mètres cubes habitables. C’est Jean Nouvel qui a le premier appliqué cette idée dans les bâtiments Nemausus 1 et 2 à Nîmes en 1986-1987, et, selon Kempe et Thill, c’est devenu aujourd’hui une condition de base pour faire de l’architecture. Pour les finitions intérieures indispensables, on choisira les composants les moins chers, tandis que les murs intérieurs ne seront pas plâtrés, mais seulement lissés par endroit, et la finition du sol ne sera pas fournie. L’intérieur ne fait plus l’objet d’une conception raffinée et consciente par l’architecte car les prérequis financiers ne sont tout simplement pas disponibles. L’appartement doit en contrepartie être conçu de manière à ce qu’il offre des conditions de base optimales pour que l’habitant puisse lui-même développer son propre intérieur de qualité par la suite. Pour cela, l’important est de proposer une habitabilité généreuse et une relation entre l’intérieur et l’extérieur plus poussée que dans les logements actuels. Les habitants doivent pouvoir aussi configurer comme ils le souhaitent les éléments additionnels, comme les radiateurs, les balustrades, etc. Pour les parties communes, André Kempe et Oliver Thill prônent encore une simplicité extrême : les surfaces sont en béton laissé brut et l’esthétique de l’espace peut se faire très simplement à partir de petits éléments produits en série, comme les luminaires ou 44

A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 25. Traduction de l’auteur.

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les balustrades. Cela crée selon eux une atmosphère libératrice qui pousse à la créativité. « Par principe, toute formalisation qui n’émerge pas d’une nécessité essentielle et inévitable doit être évitée. L’objectif principal devrait être d’atteindre une architecture non-spécifique dans laquelle la construction nue en tant que telle forme la base de la scénarisation spatiale. La construction en elle-même devrait inspirer l’occupant pour s’approprier l’espace résidentiel qui l’entoure. »45 C’est à partir de cette prise de position qu’Atelier Kempe Thill a construit sa pratique du projet. Ils ont adopté le travail en série comme base du développement du projet. Selon eux, c’est le processus en « série Fordiste »46 qui est le seul à pouvoir répondre de manière satisfaisante à la question du rapport qualité-prix, contrairement à la pratique de la personnalisation de masse si souvent vantée. Il existe des cas où des solutions structurelles sur-mesure créées spécialement pour le projet peuvent être avantageuses en termes de coûts et où la forme libre peut être maîtrisée de manière technologique convaincante, et ainsi être réellement légitimée en termes de contenu, mais ces cas sont rares et ils nécessitent de bien meilleurs budgets que ce que l’on a habituellement. Le travail en série permet à Atelier Kempe Thill d’adopter une approche évolutive dont l’objectif est d’améliorer la qualité du logement de manière générale par la modification graduelle de standards socialement acceptés. Cette approche est particulièrement adaptée aux Pays-Bas qui a actuellement une politique de la tabula rasa et qui a l’avantage d’offrir des terrains plats et 45

A. Kempe, O. Thill, « Residential apartments as optimized products, Strategies for residential development under current conditions in the Netherlands», Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 360, 362. Traduction de l’auteur. 46 A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 27. Traduction de l’auteur.

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relativement identiques quel que soit l’implantation. Dans les circonstances actuelles, le fait d’utiliser comme point de départ à chaque fois le même concept d’origine et les mêmes typologies pour différents projets est quelque-chose qui est considéré comme politiquement incorrect. Les architectes postmodernistes essayent au contraire à chaque fois de donner l’impression qu’ils ont réinventé la roue et ils cherchent la nouveauté à tout prix. Atelier Kempe Thill se positionne en faveur d’une architecture évolutive où les connaissances et les améliorations se construisent lentement. Ils considèrent qu’une bonne architecture ne peut être développée que de cette manière car l’architecte a besoin de travailler avec une réelle compréhension de ses outils et de ce que son travail implique. Ludwig Mies van der Rohe disait à ce propos : « You cannot invent a new architecture every Monday morning. »47. L’Atelier Kempe Thill adopte une méthode de travail par typologies prototypiques, qui permet d’améliorer chaque fois le prototype à et d’en tirer des leçons. Pour ce qui est de la forme, André Kempe et Oliver Thill ont conclu d’études qu’ils ont menées que le système orthogonal était presque sans exception toujours la solution la plus convaincante pour matérialiser le projet, avoir des détails simples et efficaces, et avoir le meilleur rapport qualité-prix possible. Ces prototypes sont adaptés à chaque situation particulière. Le but étant de trouver et de préserver pour chaque projet l’équilibre entre les aspects fonctionnels, la pérennité du bâtiment et leur beauté, ce que Kempe et Thill appellent « firmitas, utilitas et venustas »48. Il ne faut pas non-plus voir la construction en série comme un mal nécessaire purement technique, mais plutôt comme une caractéristique essentielle du l’architecture résidentielle contemporaine : elle devrait être accueillie 47

Cit. A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 25. 48 Idem.

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comme une authentique manière de faire de l’architecture. Pour autant, Atelier Kempe Thill ne prône pas la préfabrication en série, qui pour eux n’est pas applicable, même malgré les avantages qu’elle propose en termes de coûts. En effet, chaque projet propose des circonstances spécifiques au lieu ou au programme, et chaque projet est soumis à des formalités administratives différentes selon la région, à des négociations avec les communautés locales, aux demandes individuelles du promoteur et aux fluctuations du marché. Ainsi, même si le prototype de base est toujours le même, le projet recommence toujours presque à zéro pour s’adapter. A chaque fois, cela engendre une solution différente, et c’est justement ce que Kempe et Thill trouvent intéressant, d’autant que les commentaires individuels des entrepreneurs et des maîtres d’ouvrages conduisent inévitablement à différentes variations dans le projet. Cela donne aux bâtiments un caractère à la fois général et spécifique recherché par Atelier Kempe Thill (on se rappelle que c’est ce qu’ils admiraient dans l’architecture haussmannienne). C’est ainsi qu’en tant que bureau européen l’Atelier Kempe Thill s’intéresse aux différences culturelles entre les différentes régions, entre les pays latins et ceux du nord, entre catholiques et protestants, le passé communiste ou libéral donnant une teinte particulière aux prototypes. Car la globalisation qui touche aussi les technologies de construction, les standards et les règlements entraîne une convergence de l’apparence des bâtiments, ce qui pousse les populations à revendiquer leur identité régionale, d’autant plus que l’architecture contribue souvent à l’image de marque d’une ville ou d’une région. Atelier Kempe Thill est donc à la recherche d’une architecture valide de manière générale, qui soit en même temps capable de s’adapter localement, et de concepts généraux qui puissent être utilisés partout en les combinant avec des typologies, des techniques de construction

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et des préférences locales. L’adaptation à l’échelle régionale est non seulement une nécessité à cause des normes et des choix politiques qui diffèrent, mais aussi une demande qui est la conséquence d’une réaction à un monde de plus en plus uniformisé. Il est en effet important de ne pas construire d’ovni, car même un monument doit accepter les influences locales et ne pas chercher l’innovation, l’originalité ou la surprise à tout prix. Kempe et Thill prônent pour l’élaboration de chaque projet une analyse approfondie du contexte afin d’utiliser ses caractéristiques distinctives pour arriver à des solutions spécifiques pertinentes. Pour cela, ils essayent de toujours travailler avec un bureau d’architectes local, car il est important pour eux de produire une architecture qui n’écrase pas les cultures locales mais qui les rassemble. De cette manière, une conscience authentiquement européenne pourrait se développer en architecture. Toutes les œuvres d’Atelier Kempe Thill sont donc liées les unes aux autres comme l’évolution d’une sule idée architecturale elle-même évolutive. Il en résulte que tous les projets peuvent se ressembler à priori, car ils semblent être tous le fruit de décisions mécaniques purement logiques et rationnelles. Ils utilisent dans un but de simplification un vocabulaire extrêmement réduit et systématique : juste une structure en béton, un revêtement en aluminium ou en acier et des pans de vitres. Les architectes refusent toute mise en scène ou tour de force et montrent les choses telles qu’elles sont, à condition alors de les mettre en valeur (contrairement à Lacaton et Vassal par exemple qui prônent l’indifférence). Le projet se base sur très peu de mesures qui conduisent la totalité du projet : ces mesures sont donc choisies avec soin. Ils essayent de se rapprocher des mesures standard pour des raisons économiques évidentes. A partir de là, ils développent les proportions du bâtiment, car à un tel niveau de simplicité, il est important de soigner le détail et les proportions. Les unités

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de logement sont en fait de simples cadres qui structurent d’un côté la manière de vivre à l’intérieur (tout en laissant la plus grande liberté possible) et de l’autre l’organisation de l’espace extérieur. Car l’architecte n’a pas à s’exprimer à la place de l’habitant, au contraire, il doit fournir à l’habitant un espace où il est libre de s’exprimer lui-même. Par exemple, en vitrant très généreusement les façades, les architectes donnent à l’habitant l’occasion de s’exprimer, dans le sens où il peut choisir lui-même comment il va occulter ou non les fenêtres, réguler sa connexion à l’environnement et participer à l’expression du bâtiment de manière plus générale. Atelier Kempe Thill cherche en fait à atteindre une certaine abstraction, qui est le seul moyen qui permette d’atteindre une dimension sociale authentique de l’architecture, et éventuellement un nouveau type de monumentalité. La sobriété n’est alors pas un message mais une condition qui permet l’appropriation par les gens de leur propre logement. « La maison est juste une infrastructure laissée pour une appropriation agressive : juste un « paysage intérieur » à conquérir pour préparer son propre Déjeuner sur l’herbe. »49. Le bâtiment est alors comme une sorte d’exosquelette complètement détaché de la dimension individuelle, qui accueille de manière plus ou moins temporaire une vie domestique, un peu à la manière de l’architecture métaboliste des années soixante et soixante-dix. Par ailleurs, André Kempe et Oliver Thill recommandent l’utilisation systématique de produits industriels car ils évitent des coûts et des efforts supplémentaires inutiles dus aux techniques spéciales. En outre, l’Institut Néerlandais pour les Garanties du Logement (Garantie Instituut Woningbouw) ne garantit que les systèmes 49

P.P. Tamburelli, Atelier Kempe Thill, « Two rooms, one city, on a certain idea of rooms, buildings, city, modernism, and classicism in the work of Atelier Kempe Thill », Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 241. Traduction de l’auteur.

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constructifs dûment testés. Encore une fois, les techniques spéciales demandent des tests qui impliquent des efforts bureaucratiques et un coût supplémentaire. En parallèle, Atelier Kempe Thill recommande l’introduction d’éléments très larges, comme des fenêtres de six mètres par trois mètres ou un revêtement en panneaux d’aluminium de sept mètres de long, qui permettent d’atteindre une certaine monumentalité et une finition plus qualitative. Ce jeu de saut d’échelle permet aussi de pouvoir utiliser des profils et des joints standard en général plutôt épais qui paraîtront pourtant élégants. Certains éléments standard comme les portes peuvent être quant à eux retravaillé avec des finitions spécifiques au projet tout en restant dans les normes de garanties légales. Pour André Kempe et Oliver Thill, c’est donc la conceptualisation d’une architecture rationnelle, dans la lignée du rationalisme européen, alliée à l’efficacité du procédé par prototypes évolutifs en série, qui a le plus de potentiel pour générer à long terme une amélioration général de l’architecture résidentielle (car les typologies de bureau sont en réalité déjà atteintes par cette conception en série, seule la peau du bâtiment change). Cette nouvelle architecture est capable de produire des concepts forts et durables ainsi qu’un retour aux qualités essentielles parmi lesquelles la durabilité, la vraie, pas seulement le label écologique. Tout cela ne pourra jamais émerger d’idéologies éphémères ou d’envies formelles comme le propose le Postmodernisme. Les deux architectes sont partisans d’une évolution de l’architecture lente, imperceptible même et anonyme.

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image 13 : 23 Maisons mitoyennes à Osdorp, Amsterdam 2008, façade sur la Domela Nieuwenhuisstraat.

image 14 : 23 Maisons mitoyennes, Amsterdam-Osdorp 2008, coupeperspective de la typologie.

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Le normal comme cadre neutre de la société contemporaine Pour produire une telle architecture qui soit holistique et évidente, Kempe et Thill ont défini une série de caractéristiques indispensables qui sont à retrouver dans chaque projet. Il faut d’abord que le projet offre des dimensions généreuses, si possible plus généreuses que ce que le maître d’ouvrage attend, tout en gardant bien sûr le contrôle sur les coûts, et donc il faut se reposer sur des solutions simples. Toujours dans la même optique de contrôle du budget, l’échelle du projet doit être appropriée. On choisira intelligemment les proportions, de manière à donner une image raffinée et luxueuse au bâtiment, et si l’on se rapproche des standards, cela permet aussi de baisser drastiquement les prix. Le choix des proportions doit mener à une certaine monumentalité, et l’on privilégiera la symétrie, toujours pour une question d’argent et d’aspect (la symétrie étant un outil et non un but). On parle aujourd’hui beaucoup d’architecture durable, mais l’architecture classique était déjà durable, d’une autre façon. En effet, les bâtiments classiques ont traversé les siècles pour arriver jusqu’à nous, et jusqu’à la période moderne avec toutes ses normes : « Les bâtiments pouvaient être rénovés avec très peu de moyens. On devait pour ainsi dire seulement poser de nouvelles fenêtres, refaire les plâtres, et on pouvait à nouveau utiliser le bâtiment pour les trente prochaines années. »50. Les bâtiments contemporains ont beau avoir le label « durable », ils sont extrêmement complexes à cause de toutes les couches imposées par les différentes normes nationales et européennes. Il y a donc une certaine 50

O. Thill, 3x Umbau, au Fassadenkongress, Stuttgart, 2015, disponible à la rediffusion sur le site d’Atelier Kempe Thill : http://atelierkempethill.com/lecture-fassadenkongress/#20. Traduction de l’auteur.

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contradiction. En outre, la rénovation est devenue très complexe et elle nécessite aujourd’hui plus d’intelligence et de travail que la construction neuve, ce qui pousse souvent les maîtres d’ouvrage à demander la tabula rasa, ou les architectes, y compris Atelier Kempe Thill, à la proposer. Cela pousse André Kempe et Oliver Thill à se demander s’il serait possible de proposer une architecture classique du 21e siècle. Et ils sont convaincus que c’est possible, en perpétuant la tradition rationaliste et en suivant une logique structurelle qu’ils appliquent déjà dans tous leurs projets. Une conséquence est par exemple l’expression directe de la structure dans la façade. Par ailleurs, ils essayent toujours de travailler de manière prototypique, où ils développent un certain nombre de typologies qu’ils répètent et qu’ils perfectionnent à chaque nouveau projet, très certainement inspiré par le système de construction communiste, constitué d’un nombre limité de typologies répétitives, à la seule différence qu’ils ne perfectionnent leur système que tous les dix à quinze ans. Par ailleurs, un aspect de l’architecture qui est laissé de côté, considéré comme passé de mode, mais qui les intéresse énormément, est la « transcendance du banal ». Car à l’origine, l’architecture a des racines tout ce qu’il y a de plus banales, comme loger une famille et lui offrir un toit, ou abriter n’importe quel autre programme. Il faut donc retrouver cette notion, qui doit représenter la transcendance de la banalité d’un projet, dans le cœur même de l’architecture. Pour cela, ils utilisent comme levier le problème le plus récurrent en architecture, à savoir le problème du budget. En effet, ils prônent l’idée que l’architecte doit accepter qu’il ne fait pas simplement ce qu’il veut avec un argent qui, en plus, n’est pas le sien, et qu’il doit trouver son inspiration au sein même des moyens financiers qui lui sont alloués. Car l’architecture est une profession libérale : de même qu’un avocat doit défendre les intérêts de son client lors d’un procès, l’architecte doit

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défendre les intérêts de son client lors d’un projet, et même les intérêts de tous les clients qui suivront, et non pas les siens propres. L’inspiration venant du problème financier, ils appellent ça la « cheapness ». En tant que bureau indépendant, ils ont notamment développé ce concept en 2000-2001 dans leur premier projet : la Light House, un pavillon d’exposition démontable de cinquante mètres carrés, dont le budget était de douze mille euros seulement. Ils ont réussi le pari de rentrer dans le budget grâce à l’utilisation de l’un des matériaux les plus banals qui soient : le casier de bière qu’ils ont décoloré et qui a ainsi retrouvé une couleur blanche virginale. En jouant avec d’autres paramètres, tels que les proportions du bâtiment et les détails comme les portes, ils ont réussi à donner une valeur classique au pavillon. Les circonstances économiques actuelles ne permettent plus de développer pour chaque projet une nouvelle technique qui lui serait propre et qui ne serait pas applicable au prochain projet. On a pu le faire autrefois, et des projets comme le Centre Georges Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers en témoignent, mais l’Europe est arrivée à une sorte de plateau : l’exode rural est terminé, la population a cessé de s’accroître, les dommages des différentes guerres sont réparés et les différentes innovations technologiques nécessaires à tout cela ont été faites, les nouvelles étant principalement de l’ordre du gadget. Et même si l’architecture, pas plus que le monde, ne sera jamais guidé par la raison pure, la crise financière de 2008 a permis de remettre en cause la dimension arbitraire de l’architecte contemporain (d’ailleurs vu par le public un peu comme un artiste incompris dans sa villa ultra-minimaliste) et a donné ainsi l’opportunité de mettre fin à la confusion typique de la fin du 20e siècle. Atelier Kempe Thill cherche les bases pour un nouveau commencement qui passe par le remplacement du relativisme d’aujourd’hui et par une approche architecturale claire, avec des arguments logiques, approche

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enracinée dans la tradition rationaliste ayant pour tâche commune claire : développer une architecture absolue. Cette refondation doit se faire relativement rapidement, bien que Kempe et Thill soient en général partisans d’un développement lent de l’architecture, au risque qu’il soit remplacé par une nouvelle mode. On doit donc utiliser l’outil du standard qui est à notre disposition aujourd’hui, notamment les éléments de construction standard qui ont l’avantage d’être très efficaces économiquement parlant puisqu’ils sont produits en série et donc peu coûteux et que même leur mise en œuvre est standard. Ceci permet donc d’employer des ouvriers moins qualifiés qui connaissent déjà la technique, qui la maîtrisent bien et que l’on n’a pas besoin de former à une technique spéciale. Il existe toutefois des exceptions quand le budget ou la fonction le permet, où il est possible de faire un projet qui sorte de l’ordinaire. C’est alors un peu comme la cerise sur le gâteau de l’architecture. On peut reconnaître dans l’architecture de l’Atelier Kempe Thill un certain minimalisme. Cependant, chez eux, le minimalisme n’est pas une fin en soi, un style comme il l’a été avec l’architecture des années quatre-vingt-dix, mais c’est bien un moyen, même une condition préalable pour pouvoir tout simplement faire de l’architecture aujourd’hui. Une méthode de travail rigoureuse fait partie de ce minimalisme. Il faut abandonner son arrogance d’architecte et se concentrer sur ce qui est vraiment important, comme la maîtrise du budget, surtout pendant la phase de construction, et le bien-être des futurs habitants. Car si le budget est bas dès le début, le minimalisme est le seul moyen d’arriver à une construction à la qualité maximale dans un budget limité. On peut y reconnaître l’influence de la culture calviniste typique des Pays-Bas dont l’expression « minimum=maximum » est le crédo. D’ailleurs, quel que soit le budget, la question du rapport entre la qualité et le prix s’applique, sans distinction,

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car le Postmodernisme a démontré que ce n’est pas parce qu’un bâtiment est cher qu’il est automatiquement bon. Il peut l’être, évidemment, mais il n’y a aucunement un lien de cause à effet entre le prix et la qualité d’un bâtiment. Du minimalisme des projets de l’Atelier Kempe Thill, il ressort que la meilleure chose qu’un architecte puisse offrir à un bâtiment, c’est une configuration robuste et généreuse. Les deux architectes ont remarqué que dans l’Histoire, les bâtiments aux larges travées, avec un surplus d’espace et la capacité d’être transformés et adaptés, alliés à un certain degré d’indétermination et un langage formel réservé, ont prouvé avoir du succès sur de longues périodes de temps et sont donc plus durables et plus économiques. Car l’important n’est pas de construire des bâtiments qui soient intéressants ou surprenants, l’important est de construire de bons bâtiments qui durent et donc qui s’adaptent et sont pratiques. L’idéal serait par ailleurs que le bâtiment arrive à stimuler de l’activité et que le visiteur ou l’utilisateur ne soit plus seulement un récepteur passif de la volonté formelle de l’architecte, qui regarderait le bâtiment comme on regarderait la télévision. Un autre point à prendre en considération dans l’architecture contemporaine, est que l’époque demande une architecture spécifique, car le maître de l’ouvrage cherche en général à se distinguer des autres, soit pour affirmer son unicité, soit pour mieux vendre si c’est un promoteur. Mais dans le même temps, l’époque demande une certaine neutralité dans l’architecture, afin que l’acheteur puisse revendre sa maison plus tard, que le promoteur vende les appartements facilement et qu’ils plaisent à tout le monde, ou qu’on ait la possibilité d’entretenir ou de rénover facilement le bien. Il faut donc prendre cette contradiction au sérieux et s’attacher à faire une architecture qui unifie ces deux aspects à priori antagonistes. C’est ce que Kempe et Thill appellent l’« IKEA Classicism », à savoir « faire une architecture objective au temps du

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subjectivisme, une architecture absolue au temps du relativisme, une architecture holistique au temps de l’hédonisme ».51

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A. Kempe, Op. Cit., 20’06’’.

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chapitre III VECTEURS DE NORMALITE

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image 15 : Contribution à une théorie de l’architecture, A. Perret, détail de la couverture.

image 16 : Atelier Kempe Thill, P. V. Aureli, K. Geers, K. Geipel, A. Kempe, J. Kuehn, W. Kuehn, S. Malvezzi, P. P. Tamburelli, O. Thill, détail de la couverture

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Contribution à une théorie de l’architecture et Atelier Kempe Thill sont deux ouvrages qui pourraient permettre d’éclairer la situation du débat sur la question de la normalité dans l’architecture d’aujourd’hui tant ils l’influencent et le nourrissent. Ces deux ouvrages prônent un renouveau de l’architecture et invoquent une série de concepts allant dans ce sens. Les références à ces concepts en seront extraites et analysées de manière à étudier en quoi ils sont vecteurs de normalité. Cela permettra de dégager un aperçu des différentes perspectives que leurs auteurs nous offrent, et ainsi de se faire une idée de ce qui amène aujourd’hui toute une génération d’architectes à rechercher une architecture que l’on pourrait qualifier de normale, et en quoi celle-ci consiste.

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image 17 : Eglise Notre-Dame-de-la-Consolation, le Raincy 1922-1923, axonométrie de la structure.

image 18 : Détail standard du système WBS70, admiré par Kempe Thill pour l’influence qu’il a eu sur l’urbanisme en Allemagne de l’Est.

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L’attention portée à la technique « L’architecture / est l’art / d’organiser l’espace, / c’est / par la construction / qu’il s’exprime. »52 C’est le deuxième axiome de la Contribution à une théorie de l’architecture d’Auguste Perret. Celui-ci définit donc l’architecture comme un art, conformément aux définitions classiques qui le classent comme l’un des cinq arts majeurs, mais c’est un art qui est soumis plus que tous les autres aux conditions matérielles, c’est-à-dire à la statique, aux intempéries et à tout phénomène extérieur ou naturel. C’est pourquoi l’architecte se situe entre l’artiste et le technicien : « L’architecte / est un poète / qui pense et parle / en construction. »53. L’architecte est donc un généraliste qui doit maîtriser la technique autant qu’il maîtrise les aspects artistiques. « Technique, / permanent hommage / rendu / à la nature, / essentiel aliment / de l’imagination, / authentique source / d’inspiration, / prière, / de toutes / la plus efficace, / langue maternelle / de tout créateur. / Technique / parlée en poète / nous conduit en / architecture.»54 C’est le tout premier axiome que Perret a rédigé. Il vise à démontrer que l’architecture et la technique ne sont pas liées uniquement par la nécessité de faire tenir un édifice debout, mais bien qu’il existe un lien créatif, poétique, voire mystique entre elles. Ainsi, il s’oppose à une architecture purement décorative, où la structure n’est vue que comme un mal nécessaire et que l’on cache derrière une couche de pierre de taille. Or les lois de la stabilité et les propriétés des matériaux font partie des conditions permanentes auxquelles est soumise la construction, et donc de 52

A. Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952, p.n.n. 53 Idem. 54 Idem.

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la technique, et auxquelles il faut rendre hommage. Mais surtout, il considère la technique comme source d’inspiration : c’est la seule maîtrise de la technique qui permet d’apporter des solutions aux problématiques posées par une fonction et non les théories ou les styles. La technique, perfectionnée par l’expérience et l’intuition, forme donc la base de l’expression de l’architecte. « Il [l’architecte] est celui / qui, / par la grâce / d’un complexe / de science et d’intuition, / conçoit / […] / un abri souverain / […]. » André Kempe et Oliver Thill accordent aussi beaucoup d’importance à la technique, car elle permet d’arriver à ses fins avec plus d’efficience. Cependant, à l’inverse de Perret, ils ne considèrent pas la technique comme l’aspect le plus important de la construction, mais plutôt comme une des nombreuses facettes de la profession que l’architecte doit nécessairement maîtriser. Ils refusent la spécialisation. « […] l’équipe toute entière d’Atelier Kempe Thill est constituée de vrais généralistes : des architectes qui peuvent non-seulement concevoir conceptuellement, mais qui sont aussi capables de venir avec des plans pratiques de travail, mais avant tout, qui ont compris que le cadre conceptuel et les faisabilités techniques ne devraient jamais être séparés intellectuellement, dans aucune phase de conception et de réalisation. Toute forme de sur-spécialisation – par exemple, les départements de dessin technique ou les soi-disant « designers » – est évitée autant que possible. » 55 La théorie d’Auguste Perret appuie cette réflexion, car dans ses efforts pour réformer l’enseignement de l’architecture, il a aussi mis en avant la qualité de généraliste de l’architecte. 55

A. Kempe, O. Thill, « A book that should be called IKEA Classicism… », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012.

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L’architecte est pour lui quelqu’un qui doit maîtriser tous les domaines, et c’est à partir de là qu’il peut développer sa technique et son architecture. « Il faut créer des écoles techniques puisque, aujourd’hui, l’architecte est expulsé des trois-quarts de son domaine par l’ingénieur. Dans ces écoles, Ceux qui se destinent à l’architecture entreraient après avoir fait les études classiques les plus étendues et les plus sévères, sans oublier le Latin ni le Grec. Et de même qu’à Polytechnique, on étudie toutes les techniques, et on se spécialise par la suite, il devrait y avoir pour les futurs architectes une école supérieure de spécialisation et de perfectionnement, dans laquelle ils étudieraient le passé de l’architecture, et là encore du point de vue technique. Les élèves apprendraient pourquoi et comment les œuvres du passé ont été réalisées, afin qu’ils puissent avec les moyens d’aujourd’hui faire aussi bien si possible. »56 Dans les deux cas, on voit bien que la connaissance de la technique est non seulement une nécessité pour l’architecte et une question de survie de sa profession, mais bien plus, la technique est vue comme un outil d’inspiration permettant d’apporter, en plus des solutions techniques, des solutions plus générales quant à la conception-même du projet. André Kempe dira même qu’il admire l’intelligence des bâtiments de l’Allemagne de l’Est où un seul détail technique a guidé l’urbanisation de villes entières57. La technique n’est pas considérée seulement comme un mal nécessaire, mais au 56

« Réunion internationale d’architectes. M. Perret nous dit… », L’Architecture d’aujourd’hui, 1933, n° 8, p. 5. 57 A. Kempe, « IKEA Classicism », cycle de conférences Les entretiens de Chaillot, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, organisé par l’Institut Français d’Architecture, 2012, 3’36’’, disponible à la rediffusion sur le site d’Atelier Kempe Thill : http://atelierkempethill.com/lecture-ikea-classicism-ifa-paris/#20.

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contraire comme quelque-chose de beau et de stimulant qu’il s’agit d’assumer. En cela, l’attention apportée à la technique, mais aussi la formation technique des architectes, est un vecteur de normalité.

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image 19 : Villa pour le bey Arakel Nubar, Garches 1930, étude de la façade sur le jardin. Utilisation du béton pour l’ossature et d’un remplissage traditionnel de la région parisienne.

image 20 : Logements porte de Montmartre, Paris 2016, vue des jardins d’hiver, utilisés comme filtre entre l’intérieur et l’extérieur

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L'usage stratégique des traditions Auguste Perret a souvent critiqué Le Corbusier en l’accusant de détruire la belle tradition française58. Cette critique est notamment causée par la suppression par les modernistes de certains éléments de l’architecture traditionnelle comme les corniches ou les fenêtres verticales. Par contre, Perret ne s’attache pas aux traditions par folklore, au contraire les traditions constructives sont bien souvent le fruit d’une évolution lente de l’architecture de manière à s’adapter aux conditions permanentes et passagères du contexte. Ainsi, par exemple, la corniche permet de protéger les façades du ruissellement de l’eau et ainsi de la garder propre et en bon état le plus longtemps possible. Perret considère donc la tradition comme un savoir local. C’est ainsi qu’il faut interpréter le sixième axiome : « L’édifice, / c’est / la charpente / munie des / éléments et des formes / imposées par / les conditions / permanentes / qui, / le soumettant / à la nature, / le rattachent au passé / et lui confèrent / la durée. »59 Par ailleurs, cet axiome offre une deuxième interprétation qui se rapporte aux traditions rationalistes : un bâtiment, s’il répond authentiquement et de manière adéquate aux conditions permanentes, permettra à son architecture de trouver racine dans cette tradition rationaliste, la rattachant de fait au passé et lui permettant de durer plus longtemps, car elle ne sera pas soumise aux modes et pourra être qualifiée d’intemporelle. Atelier Kempe Thill attache de manière générale beaucoup d’importance au contexte. Leur architecture est basée sur une conception sérielle certes, mais ils adaptent toujours le 58

Le Corbusier, cit. R. Gargiani, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p. 15. 59 A. Perret, op. cit., p.n.n.

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prototype aux conditions spécifiques du lieu, comme l’orientation, la configuration du terrain, et surtout la culture régionale. C’est en cela qu’Atelier Kempe Thill attache de l’importance aux traditions : on ne peut pas construire ce que l’on veut à la manière des postmodernistes, ou un bâtiment générique à la manière des modernistes. « Quand vous réalisez un projet à un endroit particulier, vous savez qu’il y a des technologies spécifiques à disposition. Il y a par conséquent des pays où le béton coulé sur place est préféré ou des pays où les éléments de béton préfabriqués sont préférés. Un certain degré de perfection artisanale devient apparent. Il y a des pays où les gens travaillent avec une grande précision, par exemple en Suisse ou en Allemagne, et d’autres pays comme le Maroc où ce n’est pas le cas. Il y a des matériaux disponibles localement et il y a des traditions culturelles concernant la préférence des gens pour les petites ou les grandes fenêtres, la manière dont il faut se comporter dans l’espace public, et ainsi de suite. Avec chaque projet, nous essayons d’aborder ces différences consciemment et de construire quelque-chose qui engage un dialogue intéressant avec le contexte culturel spécifique. Nous ne voulons dans aucun cas construire des choses qui sont des aliens, comme il était habituellement le cas au sein du Bloc de l’Est, où le même bâtiment était construit à Vladivostok et à Berlin. »60 On voit donc bien ici l’importance qu’Atelier Kempe Thill apporte aux traditions, et en quoi ils considèrent qu’elles peuvent nourrir la réflexion du projet. L’architecte doit s’adapter aux traditions locales et les utiliser comme levier créatif, de manière à répondre aux besoins spécifiques de la population. Ils ont par exemple ajouté un 60

O. Thill, « Transcultural working methods and conceptual brutalism, André Kempe and Oliver Thill in conversation with Kaye Geipel », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 14. Traduction de l’auteur.

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jardin d’hiver à leurs logements parisiens, car les grandes fenêtres pour du logement y sont considérées comme de l’exhibitionnisme. Il est aussi question de durabilité et de prix : si l’on construit un bâtiment en béton coulé dans une région où les ouvriers ne savent pas le faire, la qualité risque d’en souffrir et le bâtiment sera beaucoup moins durable, ou alors il faut les former ou employer des ouvriers plus qualifiés, ce qui ferait exploser les coûts de construction. L’usage des traditions en architecture a donc selon Perret, Kempe et Thill plusieurs avantages. Il permet premièrement de profiter des connaissances locales sur des spécificités locales, connaissances construites dans la durée, de manière à répondre du mieux possible aux besoins propres au lieu et à sa culture. L’architecture évolue petit à petit, à travers l’accumulation des connaissances, de façon à créer une intelligence commune qui traverse les époques. Deuxièmement, l’usage stratégique de ces traditions permet d’améliorer la qualité de la construction tout en réduisant l’utilisation des moyens financiers, et donc de réinjecter cet argent dans d’autres postes (offrir plus d’espace, des finitions plus qualitatives, etc.). Enfin les traditions sont gages d’un raccord avec le contexte bâti, social, historique, politique, ou sociologique. Elles permettent au bâtiment de paraître intemporel et le rendent ainsi plus durable.

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image 21 : Hôtel particulier pour Cassandre, Versailles 1924-1925, l’esthétique ne se fait que par le travail des proportions.

image 22 : Centre de jeunesse d’Osdorp, Amsterdam 2011, la façade n’est constituée que d’isolant polyuréthane projeté puis peint.

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L'économie Dans la théorie d’Auguste Perret, l’économie n’est pas seulement entendue comme une économie financière, mais surtout comme une économie de moyens : il faut faire simple. Cela transparaît dans la conception même de Contribution à une théorie de l’architecture, où les idées sont exprimées avec un minimum de mots possible. L’économie de mots sert à donner plus de résonnance et plus de poids à ceux qui ont été sélectionnés et donc au texte tout entier. Il en va de même avec l’architecture de Perret. Il cherche à garder la pureté de l’essentiel, de manière à donner plus de poids et de résonnance à ce qui est effectivement construit. En outre, l’un des aspects importants de la philosophie de Perret est la sincérité, la vérité de la construction. « C’est / par la splendeur / du vrai / que l’édifice / atteint / à la beauté. / Le vrai / est / dans tout ce qui a / l’honneur / et la peine / de porter / ou de protéger. / Ce vrai, / c’est / la proportion / qui le fera resplendir, / et la proportion / c’est / l’Homme même. »61 L’économie n’est donc pas un besoin, mais bien une question d’idéal où la vérité règne et où l’Homme donne les proportions, seuls véritables ornements du bâtiment. A l’inverse, Atelier Kempe Thill considère l’économie dans sa dimension financière et mondialisée. Elle est placée au centre de la réflexion car elle constitue un facteur inévitable de la société moderne. « Depuis sa fondation, Atelier Kempe Thill a toujours pris ces circonstances comme source d’inspiration. « Minimum = Maximum » : le crédo calviniste de la construction de logements aux Pays-Bas a atteint entre-temps tous les domaines dans lesquels travaillent les architectes, nonseulement aux Pays-Bas mais aussi à travers toute l’Europe. Atelier Kempe Thill a choisi de voir ce développement comme 61

A. Perret, op. cit., p.n.n.

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un challenge et a développé différentes stratégies et prototypes de sorte à trouver une réponse appropriée à ces conditions. Dans de telles circonstances, le « minimalisme » de moyens n’est pas un but en soi ou un style comme dans les années quatre-vingt-dix, mais plutôt comme la condition préalable pour travailler. »62. Il est donc clair qu’André Kempe et Oliver Thill considèrent qu’il est impossible de pouvoir faire de l’architecture sans être conscient de l’économie, et même sans la porter au centre de la réflexion. Pour y répondre le plus efficacement, ils cherchent à la considérer comme source d’inspiration, un peu de la même manière que Perret considère la technique comme inspiration. L’économie apporte des solutions qui rendent le projet plus consistant et plus adapté aux besoins et aux conditions. En outre, l’économie n’est pas vue seulement sous l’angle financier, il ne s’agit pas simplement de choisir des matériaux moins chers. L’économie d’espace, d’argent, d’énergie, de moyens et de temps forment un système qui permet, dans une optique humaniste à la manière néolibérale, d’offrir à tous, y compris aux classes modestes, la qualité, voire le luxe, habituellement réservée aux populations aisées. « Notre point de départ n’est pas simplement de faire des appartements pour un niveau de subsistance minimal, mais plutôt aussi une distribution démocratique des qualités qui étaient autrefois disponibles seulement pour une « élite ». »63 Pour offrir le meilleur rapport possible entre la qualité et le prix, il faut parvenir à faire des économies sur les postes les 62

A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 26. Traduction de l’auteur. 63 A. Kempe, « Transcultural working methods and conceptual brutalism, André Kempe and Oliver Thill in conversation with Kaye Geipel », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 23. Traduction de l’auteur.

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plus coûteux. A l’époque de Perret, ce qui coûtait le plus cher, c’était la matière : la pierre de taille nécessitait beaucoup de soin et des artisans extrêmement qualifiés. L’utilisation d’un autre matériau pouvait permettre de grosses économies. Auguste Perret s’est alors appuyé sur la grande innovation de son temps, le béton armé, qu’il a testé avant la Grande Guerre, mais qui n’a été réellement adopté par la société qu’après la guerre. Le béton présente en outre une qualité non négligeable : il ne nécessite pas d’ouvriers spécialement qualifiés. De nos jours, la question du choix du matériau ne se pose plus, le béton armé étant privilégié dans l’immense majorité des projets. C’est aujourd’hui la main-d’œuvre sur le chantier qui coûte le plus cher, et donc les techniques trop spécifiques. Atelier Kempe Thill cherche à réduire le temps de travail des ouvriers. Pour cela, eux aussi s’appuient sur les technologies innovantes de leur époque et conseillent l’utilisation d’éléments standard qui offrent l’avantage d’être déjà connus des entrepreneurs et des ouvriers et donc d’être plus rapidement mis en place avec une plus grande maîtrise de la technique. Par ailleurs, comme ces éléments sont standard, ils sont produits en masse et coûtent moins cher à l’achat. Ainsi l’économie financière ou de moyens permet d’obtenir une plus grande qualité dans la construction, que ce soit grâce à la pureté des concepts et des idéologies que cela sous-tend, ou que ce soit par la recherche d’un rapport favorable entre la qualité et le prix. La simplicité, voire un certain minimalisme, en est une composante : il en résulte une certaine normalité, qui s’oppose aux coûteux décors et tours-de-force.

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image 23 : Musée des Travaux Publics, Paris 1936-1946, vue de la salle hypostyle.

image 24 : Bibliothèque Royale, Paris 1785, Etienne-Louis Boullée ce projet représente l’une des grandes influences d’Atelier Kempe Thill quant à l’intemporalité en architecture.

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La pérennité « Architecte / est le constructeur / qui satisfait au passager / par le permanent. »64 Pour Auguste Perret, la pérennité a plusieurs sens. Dans un premier temps, il s’agit du dépassement par le bâtiment des conditions passagères, c’està-dire que bien que le bâtiment doive satisfaire aux conditions passagères, sa matérialité, sa réalité construite sont soumises aux seules conditions permanentes qui par définition ne changent jamais. Or le bâtiment est supposé avoir une durée de vie plus proche de celle des conditions permanentes que de celle des conditions passagères, en d’autres termes, il doit pouvoir survivre aux fonctions, aux normes et aux usages. C’est ce que l’on a vu avec le neuvième axiome : « L’édifice, / c’est / la charpente / munie des / éléments et des formes / imposées par / les conditions / permanentes / qui, / […] lui confèrent / la durée. »65. Dans un second temps, la pérennité prend un nouveau sens : il s’agit de l’intemporalité du bâtiment, c’est-à-dire qu’il doit pouvoir survivre à une autre condition passagère que sont les modes. Il existe là une certaine tension, car l’architecte doit tout de même satisfaire aux conditions passagères, et donc aux modes. Mais dans le même temps, le dernier axiome précise que l’architecte doit produire « […] une œuvre / qui semblerait / avoir toujours existé, / qui, en un mot, / serait banale, / […] ». Il s’agit alors pour l’architecte de trouver un équilibre qui rendrait le bâtiment pérenne tout en laissant l’époque s’exprimer à travers lui. De leur côté, « Atelier Kempe Thill conçoit une architecture qui provient de l’idée que la meilleure chose qu’un architecte puisse donner à un bâtiment est, par-dessus tout, une 64 65

A. Perret, op. cit., p.n.n. Idem.

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configuration généreuse et robuste. Dans l’histoire de la construction, ces bâtiments qui manifestent de larges travées, un surplus d’espace, la capacité à être changés, ainsi qu’un certain degré d’indétermination et un certain langage formel réservé ont prouvé avoir du succès pour de plus longues périodes de temps. En terme d’architecture, de tels bâtiments sont caractérisés par un arsenal simple et classique de principes créatifs qui consiste essentiellement en sa nature principalement prototypique, une logique structurelle, des proportions plaisantes, de la symétrie, ainsi qu’un bon degré de monumentalité et de grandeur. De tels bâtiments sont les plus pérennes. En parfait accord avec des architectes comme Mies van der Rohe, ce dont il devrait être question ne serait pas de construire des bâtiments intéressants mais plutôt d’en construire de bons. »66. Ainsi, pour Kempe et Thill, la notion de pérennité a beaucoup à voir avec la vision classique de l’architecture. La pérennité du bâtiment peut être réalisée grâce à sa capacité à s’adapter et à laisser les usagers en prendre possession. Leur définition d’un bâtiment pérenne est très précise et contient déjà une grande partie des ingrédients constitutifs de leurs projets. A cette définition de la durabilité, ils opposent la définition officielle de la durabilité comme label écologique. En effet, ils considèrent que la vraie durabilité ne passe pas par l’enfermement des maisons sous des couches d’isolants ou de films qui ne durent pas. « Le challenge réside dans le fait de réaliser des formes résidentielles modernes, aériennes, légères avec de superbes vues et ainsi de suite, malgré ce contexte énergétique, et dans le fait de fournir une alternative à l’hermétisme de la maison passive. »67 66

A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 26. Traduction de l’auteur. 67 A. Kempe, « Transcultural working methods and conceptual brutalism, André Kempe and Oliver Thill in conversation with Kaye

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Ces deux points de vue sur la pérennité du bâtiment se complètent, car ils touchent à la fois les questions esthétiques, fonctionnelles, éthiques, réglementaires, mais aujourd’hui également écologiques. Cette question amène à concevoir le bâtiment comme une structure à la durée de vie presque illimitée en comparaison à ce qu’il accueille, et les facteurs considérés comme temporaires ne doivent pas avoir d’influence sur l’essence du bâtiment. Cette idée de l’espace présuppose une idée de ville stable, d’où l’importance de la pérennité dans la philosophie des trois auteurs.

Geipel », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 18. Traduction de l’auteur.

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image 25 : Garde-meuble du Mobilier National, Paris 1936, l’ossature est soulignée sur la façade par une différence de texture du béton.

image 26 : Immeuble de logements, Anvers 2016, l’ossature est marquée en façade par des jardins d’hiver.

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Le rationalisme Chez Perret, la référence au rationalisme est constante : il s’inspire largement des traités d’architecture de Vitruve, Fénelon et Viollet-le-Duc entre autres. La philosophie de Perret est en effet très marquée par leurs idées, notamment dans l’importance que revêt la structure dans l’expression du bâtiment. Celle-ci doit impérativement être laissée apparente pour des raisons d’honnêteté, comme nous l’avons déjà dit, mais surtout parce que la structure est considérée comme le seul ornement valable dans le bâtiment, et à ce titre certains éléments viennent la souligner, comme le travail des proportions ou certaines moulures bien placées. Fénelon est le seul théoricien dans Contribution à une théorie de l’architecture que Perret cite : « Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement ; mais, visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à la construction. »68 Il ajoute un axiome expliquant succinctement l’histoire de la technique architecturale, d’abord avec l’abri en bois, puis en pierre, l’invention de l’arc, puis celle de l’acier et du béton. Il en profite pour appuyer la citation de Fénelon et moraliser sur le thème du décor : « Et le prestige / de / la charpente en bois / est tel / qu’on en reproduit / tous les traits, / jusqu’aux / chevilles. / A partir de ce moment, / l’architecture / dite classique / n’est plus qu’un décor. »69. Le point de vue de Perret là-dessus est d’ailleurs résumé dans ces deux phrases : « Celui / qui dissimule / un poteau / commet une faute. / Celui

68

Fénelon, cit. A. Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952, p.n.n. 69 A. Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952, p.n.n.

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qui fait / un faux poteau / commet un crime. »70 C’est à ce propos d’ailleurs que Perret se rapproche des idées du Mouvement Moderne, mais ceux-ci cachent la structure derrière des couches de stuc et c’est l’une des principales critiques que Perret leur fait : ils n’assument pas la structure. L’ossature est chez Perret l’élément principal du bâtiment parce que c’est le seul qui soit réellement permanent. Atelier Kempe Thill se réclament explicitement du rationalisme, et en cite régulièrement les principaux acteurs comme modèles, comme pères. Parmi eux, on trouve Vitruve, Alberti, Bramante, Boullée, Durant, Schinkel, Mies van der Rohe et même Norman Foster. « […] Atelier Kempe Thill essaye de faire avancer les cinq mille ans de tradition du rationalisme de manière contemporaine. Dans un âge de confusion individualiste et du phénomène qui se répand parmi les architectes de ne pas pouvoir ou vouloir voir la vraie tâche, Atelier Kempe Thill tente de définir des critères objectifs en architecture. »71 En effet, le rationalisme considère l’architecture comme une pratique à mi-chemin entre l’art et la science qu’il est nécessaire d’appréhender comme tel, c’est à dire à partir d’analyses scientifiques, et auxquelles les solutions apportées doivent être simples, générales, raisonnées et objectives. L’architecte se conduit alors en réel « ingénieur social »72, qui cherche à savoir ce qui est réellement important. La réponse des rationalistes est que la priorité est de satisfaire aux aspects pratiques que sont par exemple la solidité, la 70

A. Perret, op. cit., p.n.n. A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 24. Traduction de l’auteur. 72 O. Thill, « Transcultural working methods and conceptual brutalism, André Kempe and Oliver Thill in conversation with Kaye Geipel », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 22. Traduction de l’auteur. 71

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durabilité dans le temps et l’utilité, alors que d’autres aspects, tels que la forme finale sont considérés comme peu importants et font l’objet d’un certain degré d’indifférence. Ce qu’apprécient les trois architectes dans les idées rationalistes, c’est premièrement la conception évolutive de l’architecture, et deuxièmement le sens de l’expérimentation dans le cadre de la recherche d’une architecture absolue. Une évolution lente accompagnée du principe d’expérimentation permet de créer une intelligence commune qui traverse les époques, qui soit moins sensible aux modes, mais plus sensible à l’esprit du temps (car l’architecture doit être au service de son époque sans succomber aux tendances. Elle doit aussi pouvoir laisser les générations suivantes se l’approprier et l’adapter à leur propre époque). L’évolution lente et l’expérimentation permettent aussi de donner toute sa consistance à une architecture qui offre, au travers notamment des traités qui se succèdent, une base théorique puissante quant à la place de l’architecture dans la société et qui définit ce que cette dernière attend d’elle. Le projet ne doit pas devenir un délire d’architecte, un « alien », comme le nomment Kempe et Thill, mais il doit être pleinement adapté aux besoins réels des futurs utilisateurs. En outre, Auguste Perret, André Kempe et Oliver Thill ne sont pas intéressés par de petites révolutions individuelles, mais bien au contraire par un apport de leur contribution à une pensée plus large encore, d’où le titre du manifeste de Perret : Contribution à une théorie de l’architecture. Ils essayent ainsi de toujours mettre l’accent sur le lien étroit qui existe entre le monde des idées, en tout cas les leurs, et les réalisations pratiques qui dépendent de facteurs plus concrets, comme l’argent, les technologies disponibles et les règlements.

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image 27 : Palais de Bois, Paris 1924 (démoli 1928), siège du Salon des Tuileries, puis atelier d’Auguste Perret pour les Beaux-Arts.

image 28 : Maisons mitoyennes à Osdorp, Amsterdam 2008, les maisons sont livrées en « casco », c’est-à-dire sans finitions.

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L'indifférence au programme Comme on l’a dit, Perret sépare les conditions permanentes et les conditions passagères, or les conditions permanentes sont celles qui déterminent la conception de l’édifice. C’est pourquoi il compare l’ossature de celui-ci avec la colonne vertébrale chez l’animal. « Les grands édifices / d’aujourd’hui / comportent une ossature, / une charpente / en acier / ou / en béton / de ciment armé. / L’ossature / est à l’édifice ce que / le squelette / est à l’animal. / De même / que le squelette / de l’animal, / rythmé, / équilibré / symétrique, contient et supporte / les organes / les plus divers / et / les plus diversement / placés, / de même / la charpente / de l’édifice / doit être composée, / rythmée, / équilibrée, / symétrique même. / Elle doit / pouvoir contenir / les organes, / les organismes / les plus divers et / les plus diversement / placés, / exigés par la fonction. / Et la destination. » Le bâtiment est en fait une structure capable d’accueillir des fonctions qui ne sont pas déterminantes puisqu’elles sont passagères. Cependant, le bâtiment doit pouvoir satisfaire toutes ces fonctions : par conséquent, le bâtiment doit être suffisamment indéterminé pour avoir cette capacité d’adaptabilité. C’est pourquoi le système en ossature est si cher à Auguste Perret. Celui-ci permet en effet de répondre de manière efficace aux conditions permanentes en tirant profit des avancées techniques qu’a offertes le béton : de plus grandes travées, une structure plus fine et donc moins présente qui laisse plus d’espace aux fonctions pour s’épanouir en son sein. La question de la différence de durée de vie entre le bâtiment et la fonction qu’il contient (soulevée aussi par André Kempe et Oliver Thill) a pour conséquence directe la question de l’occupant, car la fonction peut rester la même alors que l’occupant change. Dans ce cas, si le bâtiment est trop personnel, il n’est plus adapté et il faillit au principe de

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pérennité évoqué plus haut. Le bâtiment doit donc permettre une certaine personnalisation tout en restant lui-même complètement neutre : « […] les bâtiments résidentiels devraient (comme les bâtiments de bureaux) en principe être neutres au regard de leur utilisation, c’est-à-dire qu’ils ne devraient pas être conçus de manière spécifique à l’utilisateur. Les architectes ont besoin de conceptualiser les appartements avec la plus grande retenue possible, prenant les futurs utilisateurs potentiels assez sérieusement afin de leur fournir le plus grand panel d’options pour façonner les arrangements fonctionnels de leurs unités. Par principe, toute formalisation qui n’émerge pas d’une nécessité essentielle et inévitable doit être évitée. L’objectif principal devrait être d’atteindre une architecture nonspécifique dans laquelle la construction nue en tant que telle forme la base de la scénarisation spatiale. La construction en elle-même devrait inspirer l’occupant pour s’approprier l’espace résidentiel qui l’entoure. »73 . D’autre part, ce n’est pas à l’architecte qu’il revient de s’occuper de la personnalisation de l’espace, mais à l’occupant, par respect envers lui d’abord, mais aussi pour lui permettre de devenir acteur de son logement, et, de façon plus générale, de son environnement. Par exemple, Atelier Kempe Thill fournit une partie de ses logements en « casco » (terme néerlandais pour définir la vente d’un bien sans les finitions intérieures, c’est-à-dire sans les radiateurs, les balustrades, etc.). L’indifférence par rapport à la fonction est donc une nécessité qui permet au bâtiment d’en être indépendant, et c’est de ce fait un outil de la pérennité de la construction. On en revient à 73

A. Kempe, O. Thill, « Residential apartments as optimized products, Strategies for residential development under current conditions in the Netherlands», Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 362. Traduction de l’auteur.

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la formule de Perret qui dit que l’édifice est déterminé par les conditions permanentes, et que les conditions temporaires ne sont que satisfaites.

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CONCLUSION

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Ce mémoire avait pour objectif de donner, à travers l’étude de deux perspectives reconnues et d’architectes reconnus, une définition possible de la normalité en architecture. Cette notion reste encore très floue et les débats qui tournent autour n’ont pas d’unité, ce qui ne leur permet pas pour l’instant d’être réellement entendus et d’avoir un impact concret. Elle se présente comme une nébuleuse regroupant une grande quantité de concepts plus précis et plus clairement définis. Nous avons analysé deux ouvrages fondamentaux explicitant la théorie de leurs auteurs qui engagent la question de la normalité. Nous avons choisi de les mettre dans une perspective historique qui tient compte du parcours individuel des auteurs, ce qui nous a permis de faire ressortir la relation de Perret, Kempe et Thill à la norme. Grâce à la théorie de Perret, nous avons vu les aspects idéalistes et poétiques que peut revêtir cette question, alors qu’Atelier Kempe Thill nous a renseignés sur les nécessités de réfléchir sur la normalité comme outil pour répondre au mieux aux besoins de la société contemporaine. Dans les deux cas, la normalité répond à un appel au renouveau de l’architecture et à une redécouverte de la profession. A travers le prisme de la normalité, l’étude du travail d’Auguste Perret et d’Atelier Kempe Thill a permis d’identifier certains des concepts qui la composent. Ainsi, l'attention à la technique constructive et une formation technique des architectes, l'usage stratégique des traditions, l'économie de moyens et la maîtrise du budget, la pérennité du bâtiment, le rattachement à des valeurs rationalistes et l'indifférence au programme, c’est-à-dire la séparation conceptuelle du bâtiment et de ce qu’il abrite, peuvent être considérés comme des vecteurs de normalité.

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L’architecture normale peut être vue aujourd’hui comme une forme de refus de concevoir l’architecture comme une suite de modes. Elle se présente donc comme un retour aux sources du métier, c’est-à-dire le retour à l’essence de la profession d’archhitecte, à la place de celui-ci dans la société et à une redéfinition de ses priorités. Mais comme André Kempe et Oliver Thill le soulignent, et malgré l’apparence d’un certain mouvement de fond, il est nécessaire que cette refonte se fasse rapidement pour ne pas être remplacée par une production architecturale « plus terne et non-inspirée »74. L’architecture normale risque par ailleurs d’être mal interprétée et réduite uniquement à ses aspects stylistiques, la transformant justement en ce qu’elle combat, à savoir une mode. Cette recherche m’a permis d’analyser en profondeur la philosophie de nombreux architectes, travail que l’on ne fait malheureusement pas assez souvent. Grâce à cela, j’ai pu m’enrichir d’avantage, notamment par rapport à ce que j’ai appris à l’université, et ainsi prendre du recul sur les études d’architecture. Je me suis ouvert à une autre façon de concevoir l’architecture que celle que j’ai apprise lors de mes études. J’ai découvert une architecture plus centrée sur des valeurs comme la qualité, l’éthique et la pérennité, que sur des concepts ou des idées. J’ai ainsi pu prendre conscience de toute la complexité de la profession d’architecte et de ce qu’elle implique tant ses facettes nombreuses et rendent le métier au final très généraliste.

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A. Kempe, O. Thill, « A general architecture », Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 31. Traduction de l’auteur.

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MEMOIRE : GALLIGO, Alice, Le neutre, étude de la suspension de la signification dans l’architecture contemporaine, sous la direction de Vincent BRUNETTA, Université Libre de Bruxelles, Faculté d’Architecture La Cambre-Horta, année universitaire 2014-2015.

SITES INTERNET : DUNCAN, Fiona, « Normcore: Fashion for Those Who Realize They’re One in 7 Billion », New York Magazine, 26 février 2014, article en ligne, http://nymag.com/thecut/2014/02/ normcore-fashion-trend.html, page consultée le 12/11/15 K-HOLE, “Youth mode: a report on freedom”, K-HOLE, octobre 2013, revue en ligne : http://khole.net/issues/youth-mode/, page consultée le 12/11/15 SABBAH, Catherine, « Quand les architectes redécouvrent la sobriété », LesEchos.fr, 8 juin 2016, article en ligne : http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/ 0211004511858-quand-les-architectes-redecouvrent-lasobriete-2004582.php, page consultée le 20/07/16

CONFERENCES : KEMPE, André, « IKEA Classicism », cycle de conférences Les entretiens de Chaillot, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, organisé par l’Institut Français d’Architecture, 2012, 77 min.

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THILL, Oliver, Hoe maken we Europa?, pour l’Artesis Plantijn University College Antwerp, Anvers, 18 octobre 2011, 64 min. THILL, Oliver, Difficult Double, à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, Lausanne, 2015, 111 min. THILL, Oliver, 3x Umbau, au Fassadenkongress, Stuttgart, 2015, 36 min. THILL, Oliver, « Six public monuments », cycle de conférences New public monuments, à la Peter Behrens School of Arts Düsseldorf (Hochschule Düsseldorf), Düsseldorf, 29 septembre 2015, 79 min.

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ICONOGRAPHIE Figure 1 (auteur inconnu), Auguste Perret. Palais d'Iéna / Ancien Musée National des Travaux Publics, Paris 1937 - 1939., « tumblr_ncx69tFwpm1rcv4a5o1_1280.jpg », photographie, aboutvisualarts.tumblr.com, s.d., http://aboutvisualarts.tumblr.com/post/99130093097/augus te-perret-palais-di%C3%A9na-ancien-mus%C3%A9e Figure 2 (auteur inconnu), Théâtre de l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs, 1925. Par A. et G. Perret., « 7758661382_173b6644b2_o.jpg », photographie, dans L'Œuvre, p. 21, 1925, https://www.flickr.com/photos/42399206@N03/775866138 2/, téléchargé le 12/08/16. Figure 3 (auteur inconnu), Vue de la salle et plan avec la scène de L., photographie, s.d., dans GARGIANI, Roberto, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p.125. Figure 4 PERRET, Auguste, Contribution à une théorie de l’architecture, scan, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952, p.n.n. Figure 5 PERRET, Auguste, Contribution à une théorie de l’architecture, scan, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952, p.n.n.

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Figure 6 PERRET, Auguste, scan, Contribution à une théorie de l’architecture, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952, p.n.n. Figure 7 (auteur inconnu), Immeuble de rapport au 51-55 de la rue Raynouard, Paris, 1928-1930. Vue de la façade sur la rue Berton, photographie, s.d., dans GARGIANI, Roberto, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p.68. Figure 8 ATELIER KEMPE THILL, (sans titre), photographie, s.d., dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 229. Figure 9 KOCH, Wilfried, FDGB Erholungsheime Arkona, Rügen, Rugard Stubbenkammer, carte postale, 1980, Sammlung Günther Hunger, Oschatz, numéro d’inventaire V 11 50 A1/B 685/80 01 01 13 540. Figure 10 LUUKAS, « Neue_Wache.jpg », photographie, wikimedia, 2006, https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c1/Neu e_Wache.JPG, téléchargé le 12/08/16. Figure 11 ATELIER KEMPE THILL, « atelierkempethill_0053_hiphouse_zwolle_slide-BW.jpg », photographie, Atelier Kempe Thill, s.d., http://atelierkempethill.com/, téléchargé le 12/08/16.

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Figure 12 ATELIER KEMPE THILL, (sans titre), photographie, s.d., dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 237. Figure 13 ATELIER KEMPE THILL, (sans titre), photographie, s.d., dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 143. Figure 14 ATELIER KEMPE THILL, (sans titre), photographie, s.d., dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 140 Figure 15 PERRET, Auguste, Contribution à une théorie de l’architecture, page de couverture, Édité par le Cercle d’études architecturales chez A. Wahl, 1952. Figure 16 AURELI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, page de couverture, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012.

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Figure 17 DE LEO, Enzo, Axonométrie de la structure, dessin informatique, s.d., dans GARGIANI, Roberto, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p.121. Figure 18 Wilfried Koch, Baustilkunde, encre sur papier, Gütersloh, 2006, dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 9. Figure 19 PERRET, Auguste, Propriété de Monsieur Arakel Bey Nubar à Garches, façade sur jardin, 1930, dans GARGIANI, Roberto, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p. 70. Figure 20 ATELIER KEMPE THILL, « atelierkempethill_0127_montmartre_paris_slide.jpg », photographie, Atelier Kempe Thill, s.d., http://atelierkempethill.com/0127-montmartre-housing/#16, téléchargé le 12/08/16. Figure 21 (auteur inconnu), Hôtel particulier pour Cassandre, Versailles 1924-1925. Vue de la façade sur le jardin, photographie, s.d., dans GARGIANI, Roberto, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p.87.

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Figure 22 ATELIER KEMPE THILL, (sans titre), photographie, s.d., dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 284,285. Figure 23 FOUGEIROL, Benoît, « csm_Perret-AusstellungHypostleroom-leer_01_36cf649bac.jpg », photographie, Detail, s.d., http://www.detail.de/fileadmin/_processed_/csm_PerretAusstellung-Hypostleroom-leer_01_36cf649bac.jpg, téléchargé le 13/08/16. Figure 24 BOULLEE, Etienne-Louis, Vue intérieure de la nouvelle salle projetée pour l’agrandissement de la bibliothèque du Roi., dessin, Bibliothèque Nationale de France (BNF), s.d., http://blog.bnf.fr/uploads/lecteurs/2010/02/boullee_bibl.jpg, téléchargé le 13/08/16. Figure 25 (auteur inconnu), « p_autre_6_26_big.jpg », photographie, s.d., Mobilier National, http://www.mobiliernational.culture.gouv.fr/fr/histoire/histoir e, téléchargé le 13/08/16. Figure 26 ATELIER KEMPE THILL, « atelierkempethill_0144_nieuwzuid_antwerp_slide.jpg », photographie, Atelier Kempe Thill, s.d., http://atelierkempethill.com/0144-nieuw-zuid-housing/#16, téléchargé le 13/08/16.

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Figure 27 (auteur inconnu), Palais de Bois, siège du Salon des Tuileries, Paris, 1924. Vue de l’intérieur., photographie, 1924, dans GARGIANI, Roberto, Auguste Perret, la théorie et l’œuvre, traduit de l’Italien par Odile MENEGAUX, Gallimard/Electra, Milan, 1994, p. 123. Figure 28 ATELIER KEMPE THILL, (sans titre), photographie, s.d., dans AURELLI, Pier Vittorio, GEERS, Kersten, GEIPEL, Kaye, KEMPE, André, KUEHN, Johannes, KUEHN, Wilfried, MALVEZZI, Simona, TAMBURELLI, Pier Paolo, THILL, Oliver, Atelier Kempe Thill, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012, p. 146.

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