VILLE SEINE
Paris - Territoires Liquides - 2017 Jean Haffner
VILLE SEINE
Paris - Territoires Liquides - 2018 Jean Haffner Notice PFE - ensa Nantes
Remerciements Avant toute chose j’aimerais remercier plusieurs personnes sans qui le travail qui va suivre aurait été impossible : En premier lieu Anna Jeziorska et Sylvain Gouyer, mes deux talentueux binômes. Le projet se conçoit toujours à plusieurs et leur aide, leur patience et leur joie de vivre ont été plus que bienvenus ces derniers mois.
La grande majorité des images présentes dans ce mémoire sont de ma production. Pour celles qui ne le sont pas, leur provenance et leur auteur sera précisé, quand cela est possible, à proximité de l’image même.
Les membres du groupe avec de gauche à droite : Sylvain Gouyer, Anna Jeziorska et enfin moi.
Xavier Fouquet, Jean-Louis Violeau, Fabienne Boudon et Stephan Shankland, membres de l’équipe enseignante de l’option territoires liquides pour leur écoute attentive, leur dévouement, la qualité de leurs conseils et leur faculté à faire naître chez leur élève la volonté de raisonner à travers le projet. Je remercie également nos conférenciers et intervenants comme Margaux Darrieus pour leur apport durant ce semestre. Tous les membres de l’option et du DE pour avoir su faire de ce semestre une superbe expérience collective. Et enfin mes amis et ma famille pour leur soutien et leurs conseils si précieux.
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Sommaire
PRÉAMBULE
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TEMPLE DE L’EAU
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INTRODUCTION
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Paris et la Seine : vers une nouvelle logistique urbaine
CHAPITRE I
CHAPITRE III
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// Le « non-lieux » face au « lieux-anthropologique » : CRÉER UN PROJET HUMAIN // Un nouveau lieu parisien : QUELLE HISTOIRE, QUELLE IDENTITÉ ET QUELLE RELATION AVEC LA POPULATION ?
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// Construire dans Paris : L’ARC COMME MOTIF ANTHROPOLOGIQUE
// Les parisiens et la Seine : UNE LONGUE HISTOIRE D’AMOUR ET DE DÉSAMOUR // Des années 2000 à aujourd’hui : LE « RETOUR AU FLEUVE » QUI N’EN N’EST PAS UN
CONCLUSION
// Des nouveaux usages fluviaux pour un nouveau Paris : UN RETOUR À LA SOURCE
CHAPITRE II
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BIBLIOGRAPHIE
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// Le terrain de jeu préféré des utopies de la Seine : L’ÎLE AUX CYGNES // Logistique urbaine et mixité programmatique : VERS UNE VILLE PLUS INTELLIGENTE // Franchir la Seine pour mieux rassembler : LE RETOUR DU PONT HABITÉ 6
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Préambule
Paris, Vendredi, 19h. La semaine se termine enfin. Les parisiens les plus chanceux vont pouvoir quitter la ville et s’offrir un week-end tranquille à la campagne, dans le Perche pour être exact, là où j’ai grandi. C’est au contraire le chemin inverse que je fais chaque Vendredi. Je laisse derrière moi la tranquillité d’une semaine scolaire à la campagne pour l’effervescence de la vie urbaine parisienne du week-end. Pendant plusieurs années c’est cette dichotomie hebdomadaire qui va forger mon imaginaire et ma personnalité. Tour à tour rural parmi les urbains puis urbain parmi les ruraux, aussi bien rat des champs que rat des villes.
PRÉAMBULE
Difficile de faire plus contrasté que les grandes étendues vertes de la région du Perche, à cheval sur l’Orne et l’Eure-et-Loir, et l’urbanité totale de la capitale métropolitaine française. L’une constitue un observatoire idéal pour comprendre la nature, son climat et son impact sur l’Homme et le vivant, tandis que l’autre est une fenêtre grande ouverte sur la société mondialisée d’aujourd’hui. A l’heure de l’anthropocène, grandir dans les deux milieux m’a sûrement aidé à comprendre les enjeux liés à l’impact de l’Homme sur son environnement. Le bouillonnement incessant des grandes villes empêche le recul rétrospectif nécessaire à toute société humaine. La vie urbaine se conçoit à travers la journée, elle-même rythmée par les heures de travail, les horaires de métro, de l’ouverture des magasins etc… Tout y est accéléré, rythmé par l’Homme pour l’Homme. Au contraire, le calme et la patience des campagnes nous apprend à considérer notre environnement plus simplement à l’échelle de la journée, du mois, voire de l’année mais plutôt à l’échelle d’une vie humaine voire même de plusieurs générations. 9
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Préambule
J’ai pu ainsi pu observer mon grand-père prendre des décisions pour les 50 prochaines années du domaine familial, décisions absurde à l’échelle d’une vie humaine mais logique compte tenu du développement d’une forêt. J’essaie donc de visualiser le projet architectural non pas comme un épiphénomène déconnecté de son environnement, mais plutôt comme un nouveau morceau de l’histoire plus longue d’un site, riche de son identité et de la relation qu’il tisse avec ses usagers. Mais la dualité de mes semaines m’a aussi donné le goût du contraste architectural. Il faut savoir bousculer ses contemporains et les traditions pour garantir que notre société puisse conserver le mouvement si essentiel à une communauté vivante. Une architecture faite donc de contradiction, comme un moyen de conserver l’esprit alerte et interrogateur. Ce mémoire est, je l’espère, un reflet sincère de ma démarche architecturale qui mêle sans cesse ambitions projectuelles et réflexion plus élargie sur notre société mondialisée contemporaine.
Le train comme une navette reliant deux mondes. De la mélancolie douce d’une gare de province, où je monte seul dans le train qui m’attend, je me retrouve dans l’agitation sourde de la gare Montparnasse où se croisent des centaines de milliers de voyageurs chaque jour.
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Temple de l’eau
C’est le prix Nobel de chimie 1995 Paul Crutzen qui va populariser la notion d’anthropocène, désignant « la période qui a débuté lorsque les activités anthropiques ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète ».¹
TEMPLE DE L’EAU
Si les scientifiques discutent encore de savoir si nous sommes pour autant rentrés dans une nouvelle ère géologique, une chose est sûre : connaitre son impact nocif sur son environnement doit permettre à l’Homme de repenser son mode de vie s’il ne veut pas disparaître. L’anthropocène appelle donc de nouveaux usages, de nouvelles façons de construire, de consommer et d’utiliser les ressources présentes aujourd’hui. Dans cette optique, le semestre débutait par un exercice sous la forme d’un projet court de deux semaines devant penser notre rapport à l’eau via le spectre de l’anthropocène. Dans un monde où les gisements d’énergies fossiles se font de plus en plus rare, le réemploi de ce qui existe va s’avérer fondamental. Nos déchets, répartis un peu partout à la surface du globe vont devenir dans un futur proche les premiers gisements de matières premières dont notre société consumériste a tellement besoin. Parmi les plus important amas de déchets au monde, se trouve les « continents » de déchets, formations gigantesques de particules plastiques ayant dérivé jusqu’à stagner là où les courants tourbillonnent. Mon temple de l’eau, cube blanc énigmatique flottant à la surface de l’eau, vient recueillir et transformer ces particules plastiques en ressources exploitables par l’Homme.
1. Patrick de Wever, Le Monde, article datant du 12 Septembre 2016
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Sorte d’organisme indépendant, monolithe monumental posé là où personne ne vit ni ne va, ces usines « vivantes » et autonomes nettoient les folies d’une société immature, tout en alimentant celle qui voit le jour. Autour d’elles s’organise alors un ballet incessant d’embarcations venant rapporter sur les terre les richesses énergétiques produites en haute mer.
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INTRODUCTION Paris et la Seine : vers une nouvelle logistique urbaine
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Introduction
D’ici 2050, la part d’urbains atteindra 65 % de la population mondiale contre 53% aujourd’hui. Nos villes modernes connaissent dès à présent des problèmes liés à une trop forte densité : l’augmentation du prix du foncier, l’encombrement urbain ou la pollution en sont les symptômes les plus visibles. A défaut de pouvoir lutter contre l’urbanisation de notre société, il faut trouver des solutions pour penser autrement le fonctionnement de nos grandes agglomérations, pour les rendre plus résilientes et moins nocives pour leur environnement proche.
Alors que les voies terrestres sont largement empruntées et donc encombrées, le fleuve reste relativement peu utilisé. Pourtant comme nous le verrons plus tard, le fleuve a eu par le passé une place bien plus centrale dans le quotidien des parisiens. La Seine peut alors devenir le vecteur de changement dont la ville a tant besoin et la nouvelle image d’une ville plus résiliente, d’une utopie moderne basée sur la collaboration et une meilleure utilisation des ressources.
Dans cet objectif, revoir la manière dont la logistique urbaine s’organise est fondamental. A l’aube d’une transition énergétique annoncée et d’une sortie de l’automobile, les villes modernes doivent engager des politiques de transport innovantes. Entre toutes les grandes métropoles françaises, la ville de Paris est sans aucun doute la ville la plus dense et la plus congestionnée. Du périphérique aux voies intérieures, la situation logistique parisienne n’a cessé de se dégrader. Penser alors une nouvelle façon d’acheminer les marchandises au cœur de la ville, mais aussi de les distribuer efficacement devient un sujet d’étude complexe mais extrêmement riche. La nouvelle politique de « retour au fleuve » engagé par la ville ces dernières années nous paraissait également une excellente opportunité pour imaginer les futurs usages valorisant la Seine, et notamment le transport fluvial qui deviendra notre axe thématique majeur. «La Seine est la seule artère d’accès à Paris qui ne soit pas saturée» déclare Benoît Mélonio, directeur du développement de Ports de Paris, et force est de constater qu’il a raison. 24
Et lorsque l’on parle d’utopie sur la Seine, difficile de ne pas évoquer l’île aux cygnes. Comme beaucoup d’autres avant nous l’ont pressenti, sa position dans le Paris intra-muros, sa forme unique et son passé portuaire en fait un site idéal pour accueillir un nouveau programme fluvial. Enfin créer un nouveau lieu dans Paris apporte forcément son lot de questions sur l’identité d’un tel projet dans notre société contemporaine. Une identité qu’il doit à son implantation, sa programmation et sa forme architecturale. Comment alors exprimer toute la modernité d’un tel projet sans le déconnecter de son site et de son aspect humain ? Du nouveau rôle de la Seine dans Paris, à la place privilégiée que peut occuper un programme mixte sur l’île aux cygnes jusqu’à la valeur identitaire d’un nouveau lieu Parisien, ce mémoire adoptera la forme de réflexion qui était la mienne ce semestre. C’est-àdire en exerçant des aller-retours entre la théorie et le projet, en cherchant les réponses aux problèmes urbains actuels et en faisant de la forme architecturale finale un moyen d’expression des solutions trouvées. 25
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CHAPITRE I
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Chapitre I
// Les parisiens et la Seine : UNE LONGUE HISTOIRE D’AMOUR ET DE DÉSAMOUR
Il faut dire que la Seine a des allures de femme douce, la pente très faible du fleuve (55 centimètres par kilomètres) explique la permanence de ses allures et de son lit.
La Seine se déploie sur 780 km à partir de sa source située à 446 mètres d’altitude jusqu’à la Manche, intéressant sur son passage près de 30% de la population française située dans son bassin versant. Malgré sa position centrale et transversale au niveau du territoire français, elle n’a pas connu le même développement industriel dans l’histoire moderne que son voisin le Rhin.
Mais son calme apparent cache en réalité des fureurs dont elle seule a le secret, la faisant sortir de son lit par des phénomènes de crues spectaculaires et dévastatrices. Des crues qui conduisirent la ville à avoir les pieds dans l’eau dès le VIème siècle par exemple, jusqu’à se retrouver sous les eaux en 1910…
L’appropriation urbaine des quais de la Seine dans les grandes villes situées le long de son cours reste également timide, bien loin des abondantes réflexions sur les reconversions des espaces portuaires entamées par les autres grandes métropoles européennes comme Rotterdam, Amsterdam, Anvers, Londres etc… Globalement les grandes villes françaises comme Paris ont souffert de la confiscation des berges par les réseaux automobiles et ont petit à petit délaissé leur attache fluviale. Alors comment expliquer le « retour au fleuve » observé à Paris ces dernières années ?
La Seine, compagne douce et silencieuse de la vie Parisienne, prête à s’élancer dans les défis de demain.
Pour qu’il y ait un « retour », il faut en premier lieu qu’il y ait eu une vie passée autour de la Seine. Pour cela il faut débuter en explorant un peu l’histoire de la vie parisienne et de son fleuve. Ce qu’il faut saisir dans la relation entre les parisiens et le fleuve c’est que celle-ci est faite, comme toute relation, d’amour et de désamour. De rapprochement et d’éloignement. 30
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Chapitre I
L’Homme a donc dû apprendre à contrôler le fleuve, par l’ingénierie tout d’abord, en déviant son cours naturel mais également en contrôlant par des écluses sa profondeur et la vitesse des courants. Il a aussi cherché à s’en protéger avec la création de quais à l’intérieur des villes, mettant à distance le fleuve, le domestiquant.
Pendant des centaines d’années la ville va se développer autour de son fleuve tout en gardant ces mêmes interactions : le fleuve est un axe de commerce, il nourrit par la pêche et apporte l’eau dont la ville a besoin pour son hygiène, ses commerces et sa consommation quotidienne. Pratiquement jusqu’au XVIIIe siècle le fleuve conserve à part plus ou moins égale ces fonctions, il est pourvoyeur et en tant que tel, occupe une place prépondérante dans le quotidien des parisiens.
Pourtant l’amour des habitants de la vallée de la Seine pour leur fleuve existe, et ce aussi loin que l’on puisse remonter. Dès le néolithique les hommes avait pris l’habitude de naviguer et de vivre près du fleuve. Paris, qui n’est pas encore, possède déjà plusieurs ports et ceci bien avant que les Parisii ne fondent la ville au IIe siècle avant J-C. Avec l’arrivée des romains, le fleuve et son eau ne se cantonnent plus au simple commerce mais devient un lieu de plaisir et d’hygiène grâce à l’introduction des thermes. Chose impensable aujourd’hui, la Seine est également source d’eau et de nourriture pour les habitants de Lutèce, Julien dans Misopogon décrit la vision de la ville entourée par la Seine : « c’est un îlot jeté sur le fleuve qui l’enveloppe de toutes parts : des ponts de bois y conduisent de deux côtés: le fleuve diminue ou grossit rarement : il est presque toujours au même niveau été comme hiver : l’eau qu’il fournit est très agréable et très limpide à voir et à qui veut boire. Comme c’est une île, les habitants sont forcés de puiser leur eau dans le fleuve »¹
Isabelle Backouche dans La trace du fleuve explique parfaitement le basculement qui s’opère à cette période : « La Seine était dynamique au XVIIIe siècle, animée par une grande diversité de pratiques et d’acteurs et dominée par une tension permanente entre les usages et leur régulation. Elle devient statique au XIXe siècle, la ceinture de quais ayant pour objectif principal d’enfermer et de contenir le fleuve ». » (Isabelle Backouche La trace du Fleuvre. La Seine et Paris (1750-1850/, p344)² Cet aspect est absolument primordial, car de là découle notre vision « musée » du fleuve, où les quais deviennent les galeries de l’exposition le long du cours d’eau. Comment ne pas voir les abords du fleuve dans la Ville Musée qu’est devenue Paris comme un moyen de circuler d’un monument à l’autre ? En voiture hier, à pied ou en vélo demain le constat reste le même. Le fleuve est devenu « statique », il n’est plus le lieu de rassemblement et de consommation naturel qu’il était, le devenir de Paris est devenu indépendant de son fleuve.
1 Julien, Misopogon, Paris : ed. Les Belles Lettres, traduction de l’ancien grec au français par Christian LACOMBRADE 2 Isabelle Backouche La trace du Fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), p344
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Paris ville musée dont les quais ont été pensés pour donner à tous une vue quotidienne sur ses plus belles œuvres, le tout en restant dans sa voiture et en allant travailler. Repenser l’usage des quais c’est aussi repenser la vision de Paris.
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Alors pourquoi ce virage fonctionnel au milieu du XIXe siècle ? Et bien car le zoning du fleuve provoqué par la création de ponts et « d’affaires » le long des berges provoque nombres de conflits et Paris assiste « à la dénonciation d’une saturation de l’espace public »¹ . Apparait alors la notion d’embellissement des berges de la Seine, dont les multiples activités présentes en bord de berge ou les ponts habités ne font pas partie. Place aux ingénieurs des Ponts et Chaussées qui vont repenser les quais comme voie de circulation, comme la Seine ellemême : « L’avènement d’une voie de communication (…) est incompatible avec l’épaisseur des usages sur lesquels reposait la situation particulière de la Seine dans l’espace parisien » ² Rien n’a changé depuis, ou presque. Le transport fluvial a peu à peu disparu du paysage parisien au profit de l’automobile, et avec lui l’occupation commerciale des quais qui elle-même avait pris la place d’activités moins utilitaristes comme des restaurants, des zones de baignade, de jeu etc… Les quais, devenus parkings, sont ensuite transformés en voies automobiles sous le président Pompidou. Les ports, sous la direction du Port autonome de Paris, situés dans le Paris intra-muros ont ainsi vu la pression immobilière réduire leur emprise et leur fonctionnement depuis 1970.³ L’usage industriel et commercial de ces ports s’est rapidement réduit au transport et au loisir, ceci conformément à la révision du plan d’occupation des sols de Paris en 1989.
Chapitre I
La construction de la voie rapide sur berges sur la rive droite dans les années 60 n’est qu’un simple prolongement logique de l’assainissement global des bords de la Seine et de la nouvelle relation de la ville avec son fleuve. Photographie provenant de Paris.fr, auteur inconnu.
1. Isabelle Backouche La trace du Fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), p14 2. Ibid p 331 3. Le fleuve dans la ville La valorisation des berges en milieu urbain, pdf p72
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Chapitre I
// Des années 2000 à aujourd’hui : LE « RETOUR AU FLEUVE » QUI N’EN N’EST PAS UN
Les aménagements de Franklin Azzi sur les berges du Musée d’Orsay en 2013 en sont un parfait exemple : des infrastructures légères faisant la part belle au vide et à la promenade dans une ville congestionnée et en manque d’espace public. Du mobilier si léger qu’on l’avait retrouvé un peu partout dans Paris lors de la crue de 2016…
Si l’activité portuaire parisienne connait un regain de santé à la fin des années 90 et au début des années 2000, ces grands projets se limitent au Paris hors des murs, car la vision pour les berges intérieures est tout autre. Dans le sillage du maire Bertrand Delanoë et de son adjointe de l’époque Anne Hidalgo, Paris souhaite « réinvestir les bords de Seine », et cela passe par la transformation des voies routières en promenade piétonne. Ainsi plusieurs tronçons automobiles rive gauche sont transformés et « redonnés aux habitants ».¹ Mais le sujet est traité au cas par cas, les enjeux n’étant pas les mêmes selon le site et l’impact totalement différents. Néanmoins on tend vers une piétonisation systématique des berges pour renforcer l’usage piétonnier et cycliste au cœur de la ville, le tout dans l’idée de l’amorce d’une transition écologique et mobilitaire.
Mais piétonniser dans quel objectif ? Cela va-t-il suffire pour recréer de l’intérêt autour du fleuve ou de l’attractivité ?
Image du projet réalisé de Franklin Azzi en face du musée d’Orsay, photographie tirée du site officiel de l’agence http://www.franklinazzi.fr
La piétonisation devient alors la vitrine d’un « retour au fleuve », véritable argument de vente de la politique parisienne et de sa maire Anne Hidalgo. C’est une rupture avec le fonctionnalisme du XXe siècle, symbolisé par l’abandon « d’aménagements lourds sur les berges »², au profits d’interventions légères, plus dans l’air du temps.
1. Site officiel Mairie de Paris, www.paris.fr 2. Ibid
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Chapitre I
Mathieu Flonneau, Docteur et agrégé d’histoire à la Sorbonne, questionne l’impact direct pour les parisiens puisqu’il craint que « La piétonisation privilégie une forme de tourisme permanent qui transforme nos quartiers en un véritable musée ».¹ Problème que vit en ce moment Barcelone et ses ramblas favorisant le tourisme de masse par leur taille, leur linéarité et l’espace alloué aux piétons. La piétonisation des berges ne doit donc pas être la seule réponse à la volonté de se rapprocher du fleuve, la ville et le fleuve doivent retrouver de l’usage s’ils veulent lutter contre la muséification que l’on observe aujourd’hui.
Il est peu évident que rapprocher le lieu de vie des gens en construisant plus près de l’eau puisse véritablement recréer des interactions avec le fleuve comme il a pu y en avoir par le passé. En effet, comme on a pu le voir précédemment, c’est parce que les gens travaillaient, consommaient et se réunissaient au bord du fleuve que la connexion avec le fleuve était si forte.
Quels seraient alors les autres moyens de repenser notre rapport à l’eau dans Paris ? Quelques pistes sont à chercher du côté des études réalisées pour le Grand Paris, et tout particulièrement celle réalisée par l’équipe dirigée par l’agence allemande LIN, ou encore celle de MVRDV ou aussi celle de l’agence d’Antoine Grumbach. Chacune à sa manière voit en la Seine un axe de développement pour Paris et pour son agglomération, délivrant ainsi quelques exemples pertinents d’appropriation du fleuve.
Ainsi je crois que les exemples les plus forts d’une vraie façon de revoir le rapport à la Seine sont à trouver dans les projets souhaitant redonner de l’usage au fleuve, que ce soit par le transport, par des activités commerçantes ou même récréatives.
Le Front de Seine, illustration de Tanguy de Rémur, Paris Match n°951, 1967.
Comme l’hypothèse de venir densifier les berges par de nouveaux volumes bâtis, comme propose MVRDV. La proposition rappelle les premières pistes de développement choisies par la ville de Paris à la fin des années 60, avec de hauts volumes bâtis et l’ambition de faire « couler la Seine entre tours et jardins ». Une proposition que l’on peut retrouver dans l’édition de « Paris Match » de Juillet 1967 .
1. Libération, Octobre 2016 2. Paris Match, numéro spécial «Paris dans 20 ans», Juillet 1967
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Axonométries tirées de nos premières approches du projet. L’intention première était de venir construire le bord de Seine pour offrir de nouveaux logements dans les parties les plus figées et historiques de Paris. Mais vivre au bord de l’eau ne veut pas dire interagir avec elle, c’est pourquoi rapidement notre vision d’un rapprochement au fleuve s’est pensée plutôt à travers l’usage.
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Chapitre I
// Des nouveaux usages fluviaux pour un nouveau Paris : UN RETOUR À LA SOURCE
Parmi les projets mis en valeur par Métabolisme.Paris.fr en 2014, un site regroupant les meilleures initiatives en faveur d’une ville plus résiliente donc plus écologique, plusieurs projets ont su faire du fleuve un moyen de repenser l’organisation économique de Paris. Prenons par exemple l’action de Franprix, qui a décidé depuis quelques années de se servir de la Seine pour acheminer les marchandises de ses enseignes parisiens, améliorant ainsi l’impact écologique et logistique du dernier kilomètre de ses magasins. En faisant arriver ses conteneurs de marchandises dans 2 péniches chaque jour, c’est 300 magasins qui peuvent être approvisionnés, preuve s’il en est que le fleuve peut toujours nourrir les parisiens. Mais leur ambition nouvelle se heurte au manque d’infrastructures présentes dans le Paris intra-muros. L’état de l’eau de n’aide cependant pas au retour d’usages récréatifs ou alimentaires dans la Seine en elle-même, tout du moins à l’intérieur de Paris. Difficile d’imaginer des enseignes rendant attractive la vente de poissons pêchés dans le cours de la Seine ou encore des espaces baignades sous la cathédrale Notre-Dame…
La nouvelle génération observe et se détend au bord de la Seine, tandis que l’ancienne voyait dans le fleuve un moyen de subsistance. Le fleuve a depuis perdu son rôle de pourvoyeur et le développement de la ville n’est désormais plus lié au destin de son fleuve, mais pour combien de temps ?
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En revanche , d’autres pistes de réappropriation sont à trouver du côté de l’appel à projet « Réinventer la Seine ». Plusieurs propositions cherchent à recréer des lieux de rassemblement plus proches du cours d’eau ou à la surface du fleuve. Par exemple le projet Place Mazas de REI avec son programme mixte, entre du logement, de la culture et de la production. Ou encore la galerie d’art flottante entre le Grand Palais et les Invalides, une proposition de programme culturels sur l’eau semblable à la proposition de Perrault pour le bras de Seine pris entre la rive gauche et l’île de la cité.
« En Seine ! est un démonstrateur de résilience urbaine : multifonctionnalité, réhabilitation, alternatives fluviale et électrique au camion diesel, production décentralisée d’énergie, conception inondable. Il préfigure la ville post-pétrole au cœur de Paris. »². En plus de préparer l’avenir le bâtiment est également un port à l’échelle de la nouvelle urbanité, redonnant de l’usage au fleuve et rapprochant les citoyens du lieu de distribution portuaire comme par le passé.
Mais le projet de Réinventer la Seine qui propose véritablement de redonner de l’usage au fleuve est selon moi le projet du collectif SYVIL avec « En Seine ! ». L’agence a produit des textes brillants de réflexion prospective sur la ville productive, et notamment une réflexion longue sur le concept de « ville circulaire », ou comment améliorer la résilience de nos villes modernes en améliorant la relation entre nos activités. Penser les déchets de certains comme matière première pour d’autres, rapprocher la production de la distribution, penser la décentrale etc…¹
« Depuis des années, la pression foncière et le rejet des nuisances ont repoussé les entrepôts à vingt ou trente kilomètres de Paris. Or, dans le nouveau modèle qui se dessine, il faut recréer des centres de stockage en ville pour faire le lien entre les péniches et les véhicules de livraison. » ³ C’est sur ce constat de Grégoire Alix formulé dans « Le Monde » que nous avons cherché à concevoir un programme logistique urbain, proche du fleuve et dans le Paris intra-muros, afin de réfléchir à une nouvelle façon de concevoir la ville et ses échanges de marchandises.
Leur proposition En Seine ! pour la parcelle en face de la maison de la Radio avance l’idée d’un programme mixte, comme ils ont pu le faire dans d’autres de leurs projets, regroupant un port fluvial urbain, un pôle d’enseignement supérieur et une station multi-énergies. L’idée et de se servir de la Seine comme un axe logistique où leur projet serait la plate-forme d’échange entre cet axe et l’activité de la ville :
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1. Site Oficiel du collectif Syvil http://syvil.eu/portfolio/ 2. Ibid 3. LE MONDE | 24.09.2012 Grégoire Allix
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75% 18%
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Carte montrant les emplacements des sites de productions parisiens. Ils se sont petit à petit éloignés du centre.
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75% des marchandises sont transportées par camions dans Paris, seulement 2% en bateau. Un pourcentage largement déséquilibré qui montre le potentiel du transport fluvial à l’heure où les voies routières sont largement congestionnées.
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CHAPITRE II
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// Le terrain de jeu préféré des utopies de la Seine : L’ÎLE AUX CYGNES
Le projet En Seine ! de Syvil est implanté à proximité de l’île aux cygnes, et ce n’est pas un hasard. En effet, l’île se trouve à l’entrée de la ville de Paris et ses abords constituent l’un des principaux ports du Paris intra-muros, avec une antenne du Port autonome. Là encore rien de surprenant, puisque l’île n’est que le vestige de l’ancien Port de Grenelle, à qui elle doit sa forme toute en longueur avec 900 mètres de long pour seulement une dizaine de mètres de large. L’île est le parfait exemple du basculement de politique fluviale que nous abordions précédemment puisque c’est à la moitié du XIXe siècle que le port est majoritairement démantelé et que l’île, autrefois digue, devient une balade sur la Seine. 322 arbres sont plantés, de 61 espèces différentes, pour offrir aux parisiens un lieu de repos original dans Paris. Le port de Grenelle est alors réduit à un simple port de plaisance.
Chapitre II
Alors que le troisième baptisé « pont Rouelle » est construit en 1900 pour l’exposition universelle. Il est simplement en franchissement et accueille aujourd’hui le RER. Ces deux seuls points d’accès à l’île, à chaque extrémité, renforcent la balade longitudinale et l’impression de couloir pédestre au milieu de la Seine. L’île s’apparente alors presque à un rond-point placé au milieu de la Seine, parcouru de chaque côté par un flot incessant de bateaux touristiques.
Photographie actuelle de l’île aux cygnes, de ses berges et des ponts la connectant à la ville. Tirée du site https://www.belles-photos.net/paris/ileaux-cygnes/, auteur inconnu.
«Il me conduisit sur le bord de la Seine, jusqu’à l’île aux Cygnes, qui s’élevait au milieu du fleuve comme un navire de feuillage.»¹ L’île est franchie par trois ponts, deux à ses extrémités lui servent d’accès : le très populaire pont BirHakeim à l’Est datant de 1878 et le pont de Grenelleavec sa statue de la liberté à l’Ouest construit en 1828 puis rebâti en 1968. 1. La Rôtisserie de la reine Pédauque (1892) de Anatole France
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Reportage photographique réalisé en Septembre révélant les marqueurs du site. L’atmosphère sur l’île est calme et dépaysante, tranchant avec l’agitation des quais de chaque côté. Si l’île est relativement déserte, les touristes s’accumulent là où la Tour Eiffel est la plus visible et les parisiens à proximité d’un parc coincé sous le pont Grenelle.
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Chapitre II
Cette configuration unique a depuis longtemps stimulé l’imagination des architectes qui se sont essayé à plusieurs propositions pour l’île. Parmi les architectures de papiers on retrouve début XXe le dessin hallucinant d’un aéroport par l’architecte André Lurçat, qu’il intitule sobrement « Aéroparis » et qui recouvre entièrement l’île. Ce projet est assez amusant car il représente bien l’idéal de cette époque, celui de l’utopie mondialiste du transport absolu. Autre proposition témoin d’une utopie architecturale, celle de Renzo Piano pour l’exposition universelle de 1982, avec ses architectures flottantes et gonflables entourant l’île aux cygnes. Il met en avant l’idée d’une architecture temporaire et déplaçable, bien loin donc de la superstructure de Lurçat.
«Quel gâchis! Cette dalle qui domine la Seine ne s’édresse à aucun moment au fleuve qu’elle surplombe. Elle reste une caricature d’espace des années 1970, une utopie réalisée»²
Dans les années 60, C’est « Paris Match » qui utilise l’île aux cygnes pour promouvoir sa vision future et utopique de la Seine et de Paris, preuve que l’île fait vendre : Des illustrations que l’on retrouve en couverture de l’ouvrage « Paris Front de Seine, un patrimoine en devenir » par Henri Bresler et Isabelle Genyk ; ce livre questionne l’avenir du projet Front de Seine en face de l’île aux cygnes, morceaux d’urbanisme débuté en 1959 et toujours en évolution aujourd’hui. L’opération est caractéristique de l’urbanisme « sur dalle » si populaire à l’époque. En effet, toutes les voies de circulation et les parkings sont recouvert par une dalle piétonnière qui vient former un « nouveau sol artificiel de référence » ¹. Sur cette dalle, de hauts immeubles de bureaux et d’habitations prennent place, témoins d’une façon de penser la ville plus verticale. On comprend à travers l’opération front de Seine que l’île aux cygnes et le fleuve se limite aujourd’hui à un paysage à observer depuis les tours de l’opération et la dalle construite, et n’est plus l’objet des transformations urbaines du quartier.
L’histoire récente de l’île a donc fait d’elle le recueil de nombreuses utopies architecturales, car l’île au cygnes est si troublante qu’elle offre un cadre parfait aux architectures de papier et à toute sorte d’idées non conventionnelles. Il n’est donc pas étonnant de la voir devenir le sujet de nombreux projets étudiants chaque année, trop nombreux pour que je les présente tous, mais qui ont en commun cette volonté d’apporter une vision idéale d’une nouvelle façon de faire la ville.
L’unique fois où l’île reçut réellement une architecture construite fut lors de l’exposition de 1937. Elle accueille alors l’ensemble des pavillons des colonies françaises. L’île devient alors un quartier exotique dont le passage central autrefois promenade bucolique est devenu la rue principale. Cette expérimentation architecturale fut aussi la preuve que l’île pouvait se concevoir autrement qu’en un simple chemin de promenade.
C’est donc sur un terreau fertile que l’architecture que je projette va s’implanter, où les propositions précédentes pourront servir d’axe de comparaison d’époques et de problématiques différentes.
1. «Sur les quais, un point de vue Parisien» par Alexandre Chemetoff et Bertrand Lemoine, 1998, p.186 2.Ibid
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Les projets pour l’île aux cygnes et ses abords avec de haut en bas : Le Front de Seine débuté en 1959 (illustration de Tanguy de Rémur, Paris Match) et le projet Aéroparis par André Lurçat (dessin de Lurçat, Paris Unplugged)
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Toujours de haut en bas : le projet de Piano pour l’exposition universelle de 1982 (dessin de l’agence, tiré du dossier gentiment transmis par Fabienne Boudon) et la photographie de l’exposition universelle de 1937 (auteur et provenance inconnus)
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Chapitre II
Mais revenons aux qualités intrinsèques de l’île faisant d’elle le site parfait pour l’implantation d’un programme logistique. C’est en premier lieu son positionnement dans le Paris intra-muros qui fait d’elle le terrain de jeu idéal pour revoir en profondeur la gestion du « dernier kilomètre » dans la ville de Paris. Le « dernier kilomètre » , c’est-à-dire la manière dont les marchandises que nous consommons sont distribuées après qu’elles ont été acheminées depuis les entrepôts situés à l’extérieur des villes. C’est effectivement sur cet aspect que nos villes modernes ont le plus de progrès à réaliser. Aujourd’hui trop de trajets inutiles sont réalisés par les transporteurs. L’automobile, polluante et gourmande en espace a encore trop d’influence sur notre logistique. Penser alors un relais logistique entre les entrepôts situés à plusieurs dizaines de kilomètres du centre et les commerces de centre-ville paraît alors fondamental, et l’île aux cygnes est pour cela excellemment bien placée : «Le modèle que nous voulons favoriser, c’est l’acheminement des marchandises au cœur de la ville par le fleuve, puis leur distribution par des véhicules propres» Benoît Mélonio, directeur du développement de Ports de Paris. L’île aux cygnes, si caractéristique de l’histoire et du mode de vie parisien peut alors retrouver sa fonction de modèle d’une nouvelle manière de penser la ville, plus intelligente, plus proche de son fleuve et plus humaine.
L’île aux cygnes, témoin d’une certaine vision d’un mode de « vie à la française ». Photomontage d’Anna Karina, actrice dans le film « Vivre sa Vie » de Jean Luc Godard, allumant sa cigarette avec la flamme de la statue de la liberté, avec la tour Eiffel en arrière-plan. Quand les symboles s’alignent…
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// Logistique urbaine et mixité programmatique : VERS UNE VILLE PLUS INTELLIGENTE
Le fleuve devient donc un moyen efficace pour accueillir les marchandises venues du monde entier mais également celles de la vallée de la Seine. Le fleuve apparait alors comme un axe de transport démocratique pouvant favoriser le retour aux produits locaux entrevu ces dernières années. Le programme logistique fait donc ensuite la transition entre le transport fluvial et les nombreux nouveaux moyens de distribution alternatifs, plus écologiques et moins impactant pour la ville, comme les triporteurs en vélo, les livraisons par des particuliers etc… Puisque l’entrepôt est plus proche des lieux de distribution, les moyens de transport faisant les intermédiaires entre les deux sont forcément différents. J’ai pu m’apercevoir du potentiel d’un tel renversement du « dernier kilomètre » dans nos villes lors du Citylab, exercice auquel nous avons participé durant ce semestre. Nous avions fini lauréat avec un projet qui devait trouver une façon de voir autrement la logistique dans nos villes. Nous avons pensé un projet qui promettait donc de réduire l’impact des transporteurs dans nos villes, en rapprochant les espaces de stockage des centres consommateurs de produits avec l’ambition de catalyser l’action des acteurs qui inventent les nouveaux moyens de distribution dans nos villes.
Chapitre II
Tout d’abord car cela permet aux usagers de profiter de services à proximité de chez eux et de leurs magasins. Ensuite parce que cela permet de justifier l’implantation de lieux de stockage dans des parties de la ville où le prix du foncier est élevé. Surtout enfin pour améliorer la manière dont les activités commerçantes s’approvisionnent en marchandises en les plaçant directement sur les lieux de stockage, supprimant alors tout intermédiaire de livraison. C’est donc cette mixité programmatique qui va s’avérer être essentielle dans la possibilité de créer un lieu de stockage au cœur même de la ville. L’idée est alors de venir créer de l’usage commercial et quotidien dans des espaces qui se limitaient à l’usage industriel. Un marché, une poste, une supérette, des restaurants et des cafés, des centres de tri de déchets et encore d’autres programmes viennent alors se coupler avec le programme portuaire principal. Toutes les activités se servant du fleuve pour s’approvisionner ou faire transiter leurs marchandises. Le fleuve, à travers le port logistique, retrouve alors son rôle de pourvoyeur et les programmes commerciaux lui redonnent de l’usage. Comme avant la deuxième moitié du XIXe siècle où toutes ces activités cohabitaient sur les berges. Le fleuve peut alors redevenir l’outil démocratique qu’il fut par le passé, puisqu’il permet au producteur de venir distribuer lui-même les marchandises qu’il produit, comme cela était le cas quand 80% de la nourriture parisienne était acheminée par le fleuve.
Mais l’atout majeur du projet se trouve dans la façon dont il parvient à mixer le stockage avec d’autres activités commerciales, et ce pour plusieurs raisons. 62
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Projet « myHUB » présenté et désigné lauréat lors du Citylab en Décembre 2017. Le projet urbain agit comme catalyseur des innovations déjà en marche, avec le citoyen comme moteur de la révolution logistique
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Chapitre II
Nous assistons aujourd’hui à un rejet idéologique des grandes surfaces par une partie de la population aisée, mais à une dépendance financière d’une autre partie de la population, elle, en difficulté. Difficile pour beaucoup de s’offrir des produits frais et locaux, qui ont profité du savoir-faire expert d’artisans qualifiés. C’est pourquoi les grandes surfaces et leurs produits manufacturés à l’étranger restent aussi populaires.
apercevoir le boulanger tenir un kebab quelques minutes pendant que le chef allait se faire couper les cheveux. Mais surtout , ce qui me semble être le plus important, la plupart des commerces s’approvisionnent à partir du même transporteur, mettant en commun jusqu’à la logistique même. Car pour ces petites activités tout est question de rentabilité, c’est ce qui les a conduites à choisir de petites surfaces puisque le foncier est si élevé aujourd’hui, et les a poussées à collaborer entre elles par la suite.
Pourquoi aborder ce sujet ? car en regroupant ensemble une grande diversité de programmes, on reproduit le schéma spatial des centres commerciaux. Comment ne serions-nous pas confrontés aux mêmes problèmes ? Comment faire du mouvement, souhaitable, de retour à des produits locaux et dont on connait la provenance, un mouvement pérenne et capable de concurrencer l’hégémonie des grands commerçants ?
La mixité programmatrice, la coopération et la polyvalence comme moteur d’une ville plus efficace, intelligente et flexible. Photomontage d’une coiffeuse devenu chef d’un restaurant kebab.
En fait, la solution se trouve je pense paradoxalement aussi bien dans ce qui fait la force des grandes surfaces que dans ce qu’elles ne sont pas. C’est effectivement selon moi en regroupant les commerces individuels , tout en leur laissant leur autonomie, que l’on peut leur permettre d’être plus efficaces et de conserver cette authenticité qui attire tant aujourd’hui. La rue Joffre à Nantes est pour cela un exemple très intéressant. Ou comment une multitude de micro-activités de moins de 25 m² parviennent à exister, car chacune offre un service complémentaire des activités l’entourant, chaque activité profitant de l’attractivité de son voisin. Les cafés accueillent les usagers faisant leur machine dans les laveries, les supérettes vont se réapprovisionner chez le voisin quand il leur manque quelque chose, j’ai même pu 66
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Chapitre II
C’est ce que nous voulions accomplir dans notre projet : concevoir le programme comme une addition de programmations individuelles, coopérant et se servant des ressources de ses voisins, le tout rassemblé sur un site logistique pour garantir encore plus d’efficacité et de rentabilité à ces activités commerçantes. Une rentabilité qui, c’est l’objectif, pourrait leur garantir l’autonomie et toute la qualité de vie et de service allant avec, tout en offrant des produits économiquement concurrentiels avec ceux manufacturés des grandes surfaces.
« Pourquoi localiser dans les agglomérations les productions qui peuvent l’être ? Pourquoi donner aux industries un caractère urbain ? Tout d’abord, parce que mettre en place des circuits courts entre production et consommation, dans l’énergie, l’alimentation, l’eau, les déchets, réduirait coûts, transport, et impact écologique de la ville. Ensuite, parce qu’une ville mixte où cohabitent activités, bureaux, logements, est plus habitable qu’une juxtaposition de zones monofonctionnelles d’industries ou de pavillons. Enfin, parce que produire dans l’agglomération limiterait l’étalement urbain des zones d’activités et rapprocherait les habitants de leur bassin de travail. » Syvil à propos de leur philosophie.
La coopération des activités entre elles et une meilleure gestion de la logistique urbaine étant aussi, comme nous l’avons vu, une donnée essentielle si nous voulons nous diriger vers des villes plus résilientes et plus écologiques. En résumé tout le monde est gagnant dans l’histoire !
Schéma sur la ville productive et la production urbaine par le collectif Syvil. http://syvil.eu/philosophie/
Mais jumeler des activités commerciales avec un programme industriel logistique pose forcément des questions d’usages, à tel point que l’industrie a depuis toujours été reléguée hors des villes, loin des activités quotidiennes des habitants. Pourtant plusieurs projets émergent aujourd’hui juxtaposant industrie et activités récréatives à la manière du projet de piste de ski sur une usine de valorisation des déchets à Copenhague dessiné par « l’archistar » BIG. Ou encore le projet d’OMA d’un centre de production et de distribution alimentaire au cœur de la ville de Louisville, revisitant notre façon de consommer aujourd’hui. La mixité programmatique apparait donc comme essentielle pour la ville de demain, mais c’est encore le collectif Syvil qui en parle le mieux : 68
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// Franchir la Seine pour mieux rassembler : LE RETOUR DU PONT HABITÉ
On a donc identifié le site de projet à travers l’île aux cygnes et le programme avec un programme mixte entre de la logistique industrielle et de l’activité commerciale. Ne reste plus alors qu’à définir une implantation pour un éventuel projet. Et là encore celle-ci ne peut pas se faire au hasard. Si on a vu que la majorité des projets connectés avec la Seine s’implantent sur les quais, je considère personnellement qu’il faut aller plus loin qu’une simple occupation des berges. Si le projet a pour ambition de reconnecter les citoyens au fleuve et de faire coopérer les commerces et l’industrie entre eux, pourquoi ne pas avoir cette même ambition collaboratrice pour les trois acteurs majeurs du bord de Seine : Haropa pour les ports, V.N.F. pour la navigation et la Mairie de Paris pour le foncier. « Il ne s’agit pas ici, de les remettre en question, mais de se permettre d’imaginer ce que la ville gagnerait à ce que les différentes parties techniques forment un tout urbain et pensent leur avenir ensemble. »¹ Comment formaliser cette coopération à travers le projet ? A mon avis en introduisant un programme portuaire en franchissement de la Seine. En connectant un quai à l’autre on parvient à impliquer les trois acteurs cités précédemment. Haropa est naturellement concerné par la programmation portuaire, la Mairie de Paris par l’implantation sur les quais et V.N.F. par le franchissement de la Seine.
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L’idée de créer des activités commerçantes en franchissement n’est bien évidemment pas nouvelle. J’évoquais au début de ce mémoire comment Paris avait démantelé les activités présentes le long des berges, et bien il en fut de même pour les célèbres ponts habités de Paris. La naissance de ces objets architecturaux au Moyen-Age est due à la pression immobilière de l’époque d’une ville enfermé entre ses murs. Ensuite à la fréquentation des ponts parisiens donc à leur attractivité commerciale. Mais surtout au fait qu’aucune taxe foncière n’avait été imaginée pour le fleuve en lui-même, attirant alors une population pauvre et commerçante que les risques fréquents d’incendie et de crue n’effrayait pas. Alors peut-on imaginer la mairie de Paris, dans sa démarche de « retour au fleuve » penser des programmes urbains commerciaux ou d’habitation en franchissement du fleuve ? C’est pourtant le cas. Très récemment la mairie de Paris faisait part de son envie d’habiter la Seine à travers un appel d’offre pour « trois nouveaux ponts (…) bordés de commerces, d’équipements publics voire de bureaux » ². L’idée n’est donc pas si folle puisqu’elle est sérieusement envisagée et même mise en branle par la ville.
1. Atelier Parisien d’urbanisme, Paris, Métropole sur Seine, 2010. 2. Le Parisien, Novembre 2017
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Proposition d’une réappropriation des ponts dans l’ère post-automobile par l’agence Malka architecture, projet Pont9, Paris, 2014. Projet resté sans suite, comme beaucoup de projets de ponts habités par le passé. « La joute des mariniers, entre le pont Notre-Dame et le pont au Change » peint par Nicolas Jean-Baptiste Raguenet en 1751. Témoin privilégié des usages et de la vie entourant le fleuve durant le XVIIIe siècle et de la figure emblématique du pont-habité.
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Mais pourquoi exactement la ville souhaite-t-elle créer de nouveaux franchissements, elle qui en compte déjà 37 ?! Cela va de pair avec la piétonisation des berges, qui, quand elle sera pleinement effective, aura besoin de nouvelles connexions à la ville et entre les quais, connections sans doute plus fréquentes que pour l’automobile et à l’échelle des nouveaux usage et fréquentation des berges. Ces pourquoi ces nouveaux franchissements seront destinés uniquement aux piétons et cyclistes, à la manière des passerelles de la BNF ou de Solferino.
Seuls les différents franchissements peuvent interrompre cette monotonie, définissant alors des « quartiers de la Seine », espaces d’eau situés entre deux ponts. Son ouvrage en fait l’inventaire et nous permet alors de concevoir une « Ville Seine », sorte de filtre au travers duquel il est possible d’analyser l’histoire architecturale parisienne, autres qu’à travers le traditionnel et clivant : rive gauche/rive droite.
Le quai rive gauche à proximité de l’île aux cygnes, aujourd’hui réservé à l’automobile mais piétonnisé dans un futur proche devra alors lui aussi être reconnecté à la ville d’une manière ou d’une autre puisque ni le pont Bir-Hakeim ni le pont Grenelle ne desservent ce quai bas à l’heure actuelle. Un programme logistique portuaire en franchissement aurait aussi d’intéressant qu’il pourrait croiser et connecter les flux entre les transports fluviaux et les transports terrestres des quais. A la manière d’une gare, le fleuve serait découpé en « voies » que chaque bateau emprunterait selon sa fonction (touristique, commerciale, fret etc…). Les marchandises, une fois déchargées dans le bâtiment pourraient alors être redistribuées dans la ville à partir des deux points d’accès situés sur chacune des rives de la Seine, renforçant de facto l’impact du bâtiment sur la ville. Dans l’ouvrage d’Alexandre Chemetoff « Sur les quais », on s’aperçoit rapidement de la linéarité du rapport à la Seine, lié aux quais filants le long du fleuve. 74
Implanter le projet sur les deux rives permet donc de les connecter et de gommer la séparation naturelle représentée par la présence du fleuve. En effet, la largeur de la Seine atteint plus d’une centaine de mètres au niveau de l’île aux cygnes, sans compter la largeur des quais et des routes les bordant. Un vrai gouffre qui coupe la ville en deux et sépare les activités d’un côté comme de l’autre. Construire sur la Seine c’est aussi en un sens « vivre sur l’eau », et il n’y a pas de geste plus fort pour une ville souhaitant se rapprocher de son fleuve. C’est le rapprochement spatial le plus évident et le plus marquant. Le franchissement n’est plus seulement fonctionnel, il devient social. Il peut redevenir le lieu de rassemblement à même le fleuve qui a disparu au fil des années. Avec l’identification rive gauche/rive droite viendrait alors celle de la Seine elle-même. Enfin, dans une situation de pression foncière insoutenable à l’intérieur du périphérique, la Mairie de Paris tient peut-être là un moyen d’allouer de nouvelles parcelles toutes neuves à des emplacements extrêmement attractifs. Les ponts habités, épiphénomène architectural né par le passé de la pression immobilière à l’intérieur des murs, vont-ils connaitre un nouvel âge d’or dans une situation foncière parisienne similaire ? 75
Deux pêcheurs parisiens tirent leur diner de la Seine, le fleuve redevient pourvoyeur et vecteur d’usage pour les habitants. La Seine est observée. Photomontage d’un auteur inconnu, tiré de la photographie de Jean-Marie Monthiers et présenté dans le cadre de l’exposition au pavillon de l’Arsenal du catalogue « Sur les quais » d’Alexandre Chemetoff et Bertrand Lemoine.
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Chapitre III
// Le « non-lieux » face au « lieux-anthropologique » : CRÉER UN PROJET HUMAIN
qu’il reproche à ces sites et comment améliorer cette situation. Comment faire d’un lieu de transit (le port) un lieu de rencontre et d’échange ? Comment faire un programme fonctionnel, mêlant logistique et commerce, sans faire naitre un bâtiment fonctionnaliste ? Comment faire d’une construction contemporaine et moderne un bâtiment qui partage l’identité et l’histoire du site sur lequel il s’implante ?
Marc Augé est un ethnologue et anthropologue français né en 1935 et auteur entre autres ouvrages de « non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité » en 1992. Si j’ai découvert un peu par hasard ce livre il y a quelques années lorsque j’étudiais le concept « d’hétérotopie » de Foucault, plusieurs thématiques évoquées par l’auteur me sont rapidement revenues à l’esprit durant ce semestre. Particulièrement l’opposition qu’il fait entre le « nonlieu », qu’il associe à un espace interchangeable où l’être humain resterait anonyme, au « lieu anthropologique » : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. »¹
L’enjeu pour nous sera donc de démontrer en quoi le projet que nous voulons créer répond à sa manière à ces critères, pour que celui-ci soit à l’échelle de l’Homme, ambition qui est la nôtre depuis le début du semestre. Et une manière simple de se confronter à ces questions est de partir de la définition même d’un « lieu anthropologique », qui serait ou se voudrait donc par opposition au « non-lieu » : « identitaire, relationnel et historique ».
Parmi des exemples de non-lieux, Marc Augé donne des lieux accueillant des moyens de transports (gare, port etc…), des grandes chaînes hôtelières, des supermarchés, des aires d’autoroute et d’autres encore. Marc Augé associe donc aux « non-lieux » les notions de standardisation, d’excès de fonctionnalisme, d’espace de transit, de logique de contractualité etc… Il apparait donc évident que lorsque l’on prévoit de créer un programme portuaire, jumelé avec un programme logistique et de distribution comme nous le souhaitons, il faut lire cet ouvrage et comprendre ce 1. Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XXe siècle, Seuil, p. 100
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Photographie du marché flottant de Paris, situé à proximité de la cathédrale sur la rive gauche. Un exemple de lieu anthropologique au cœur de Paris, où les habitants se croisent mais interagissent entre eux. Photographie tiré du site https://www.sortiraparis.com. Photographie tiré du film « Gare du Nord » par Claire Simon. La réalisatrice voyant dans la très passante gare parisienne la figure du non-lieu tel que théorisé par Marc Augé.
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// Un nouveau lieu parisien : QUELLE HISTOIRE, QUELLE IDENTITÉ ET QUELLE RELATION AVEC LA POPULATION ? Penser un programme portuaire aujourd’hui inscrit inévitablement le projet dans la longue tradition de la ville avec son fleuve, dont nous avions fait l’historique en début de ce mémoire. Par la proximité spatiale et les interactions possibles, le fleuve devient partie prenante de l’identité du bâtiment, et avec lui toute l’histoire des relations des parisiens avec la Seine. Vivre sur l’eau ou du moins avec l’eau peut naturellement faire partie de l’identité nouvelle des usagers du nouveau programme en franchissement. Entre les parisiens de la rive gauche et ceux de la rive droite, se trouveraient au centre les parisiens de la Seine, décidemment il n’y aurait pas qu’en politique qu’il ferait bon se situer au centre…
Les habitants de la rive droite militent pour l’éclatement des quais de la Seine et la réunification des deux rives autour du fleuve, sous la surveillance méfiante des gardes de la rive gauche. Photomontage fictionnel à partir d’image d’archives du mur de Berlin.
Ce qu’il faut retenir ici c’est que la Seine est en train de redevenir un facteur identitaire, sur la base de son histoire et des relations forgées avec les parisiens, et que cette identité peut rejaillir sur un futur nouveau lieu parisien. Comme nous l’avons également vu, notre volonté de mixité programmatique au sein d’un seul et même bâtiment rappelle grandement l’ambition affichée par les centres commerciaux en leur temps. Des lieux que Marc Augé apparente lui à des « non-lieux ». Pourtant Marco Lazzari de l’université de Bergame a lui prouvé à travers une enquête, que si la génération plus âgée pratique le lieu de façon très fonctionnaliste, comme l’avance Augé, une génération plus jeune le pratique pour se sociabiliser.
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1. Marco Lazzari, The role of social networking services to shape the double virtual citizenship of young immigrants in Italy [archive], Society and Human Beings 2012, Lisbon, Portugal, July 21-23, 2012.
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La nature « anthropologique » du concept de « nonlieux » prend alors tout son sens, puisque d’un individu à l’autre, l’usage fait d’un site est variable. Il faudrait alors faire en sorte que le lieu accueille une variété suffisante d’usages, connectés avec leur époque, le tout sur une temporalité suffisamment différente pour rendre le bâtiment vivant à chaque heure. On tient là un autre aspect identitaire du bâtiment : qu’il soit en accord avec son époque. Aujourd’hui internet fait la loi dans notre façon de consommer et donc impacte considérablement la manière dont la logistique est organisée. Penser un nouveau programme logistique dans la ville doit être fait avec ces bouleversements sociétaux à l’esprit. Comment consomment les parisiens aujourd’hui, se déplacent-ils autant qu’auparavant ? Comment redonner envie aux habitants de créer du lien par l’échange et la consommation ? Probablement en allant dans le sens de l’envie contemporaine d’une société plus humaine et plus consciente.
Dans un pays bercé de pessimisme, en manque d’idée pour échapper aux désastres variés qu’on lui promet, des projets utopiques faisant la promotion de nouveaux moyens de vivre, d’interagir et même de consommer peuvent trouver leur place. Et ce sans qu’on ait besoin de leur attribuer des façades végétales, des balcons verts et des formes « futuristes » à la manière de l’architecte Vincent Callebaut, pour pouvoir les appeler « utopies ».
La mixité programmatique et la volonté d’un changement de nos modes de consommation peuvent donc là encore constituer un facteur identitaire fort pour la programmation. Un aspect qui peut faire du projet un moteur de la transition sociétale appelée et souhaitée par tous mais qui tarde à venir. Un projet qui pourrait se vanter de reconnecter les villes avec la production des campagnes, d’être écologique dans sa manière de repenser la logistique urbaine, d’améliorer la résilience de la ville pour la rendre plus autonome, d’empêcher l’étalement urbain mais aussi de penser autrement les rapports humains autour des échanges commerciaux. Bref un vrai projet utopique, et c’est peut-être ce qui constitue son identité la plus forte, la plus à même de rassembler et de fédérer. 86
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// Construire dans Paris : L’ARC COMME MOTIF ANTHROPOLOGIQUE
Si l’aspect anthropologique d’un lieu tient en sa fonction et sa spatialité, qu’en est-il de sa forme et de son apparence. Existe-t-il des motifs convoyeurs d’une plus grande identité, d’une histoire plus riche et développant un plus grand rapport relationnel avec les habitants ? Finalement quel pourrait être le « motif anthropologique » au sens que donne Marc Augé du « lieu anthropologique » ? Existe-t-il des formes architecturales entretenant un meilleur rapport avec l’Homme européen et plus susceptibles de lui plaire ? Cette démarche, bien qu’abstraite, offre quelques éléments de réponses sur les modes architecturales qui émergent aujourd’hui et sur le manque d’approbation du grand public vis à vis d’une grande partie de l’architecture de ces dernières années. « Le monument, comme l’indique l’étymologie latine du mot, se veut l’expression tangible de la permanence ou, à tout le moins, de la durée. »¹ Par cette affirmation, Marc Augé rappel la fonction essentiel de mémoire du monument. Mémoire collective sur une époque passée, mais surtout pour ce qui nous intéresse, d’une architecture. Et la ville de Paris, en tant que capitale historique, ne manque pas de figures architecturales monumentales. Ce sont ces monuments qui ont fait la culture des parisiens, ils ont donc un impact considérable sur leur représentation de l’architecture en général. Les motifs architecturaux qu’ils vont donc porter auront forcément également une influence sur l’imaginaire collectif. « L’habitant du lieu anthropologique vit dans l’histoire, il ne fait pas d’histoire. »² 88
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Et lorsque que l’on retrace l’histoire des monuments parisiens depuis la création de la ville à aujourd’hui, un motif historique est très récurrent : l’arc. Rien de très étrange en cela, puisque les premiers monuments parisiens apparaissent avec l’arrivée des romains, importateurs de leur architecture et de leurs célèbres arcades. Le second monument le plus ancien de Paris, les thermes de Cluny, en sont un bon exemple. Pendant les siècles qui suivirent, la majorité des monuments seront religieux, l’arc y étant une fois encore un motif structurel et esthétique essentiel. En continuant de réviser l’histoire architecturale parisienne à travers l’arc, on s’aperçoit que la période Renaissance et Classique tiennent un rôle majeur dans la popularisation du motif avec le retour à l’architecture antique. L’arc retrouvera ensuite sa valeur purement structurelle avec les monuments sous forme de prouesse technique du XXe siècle comme la tour Eiffel. Le post-modernisme par la suite fera de nouveau référence au motif avant que la Grande Arche vienne finalement en point d’orgue terminer de l’histoire millénaire de l’arc Parisienne.
L’arc apparait alors comme le motif historique par définition, retraçant par sa forme et sa mise en œuvre toutes les évolutions architecturales et techniques des siècles passés.
1. Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XXe siècle, Seuil, p. 100 2.Ibid
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Atlas des arcs et arcades parisiennes. 2000 ans d’histoire parcourus à travers un seul élément architectural.
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L’histoire de l’architecture est faite de successions de dépassement puis de retours aux formes du passé, il n’est donc pas étonnant de revoir surgir le motif de l’arcade d’une période à l’autre. Aujourd’hui encore quelques projets parisiens comme les logements de l’architecte Antonini Darmon tente de réintroduire le motif dans le paysage architecturale contemporain. Avec succès puisque l’opération a connu une grande couverture médiatique à sa sortie en 2015, preuve du potentiel du motif auprès du grand public. Et c’est un autre aspect de ce que devrait être un « motif anthropologique », il devrait forger un lien relationnel avec celui qui le regarde, avec l’usager de la ville. L’association du motif de l’arc aux monuments comme la tour Eiffel, le Louvre, l’Arc de Triomphe, la Cathédrale Notre-Dame, le musée d’Orsay et même la Basilique du Sacré Cœur, faisant tous partie des 10 monuments les plus populaires de Paris, forge forcément une relation particulière. Par association l’arc devient une figure, historique et symbolique de ce qui fait la popularité de Paris.
Premières intentions graphiques du projet, où l’arcade devient le motif unificateur des différentes fonctions du projet. L’élément architectural ne nous aura pas quitté du premier au dernier jour du projet.
L’arc est donc détenteur d’une partie de l’identité architecturale parisienne, à travers son omniprésence historique et sa place dans l’imaginaire collectif parisien. Pourtant il est difficile de trouver dans les productions architecturales contemporaines des bâtiments réemployant ce motif. Pourquoi les architectes d’aujourd’hui sont-ils réticents à employer un motif si commun par le passé ? Est-ce le traumatisme de l’échec formel et populaire du post-modernisme dans cette quête du réemploi des motifs antiques ? Est-ce la peur de tomber dans le conservatisme et d’encourager une vision réactionnaire de l’architecture parfois partagée par le grand public ? 92
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Il faut en effet peu de temps lors d’une discussion avec un non architecte pour s’entendre dire que « l’architecture moderne (à comprendre l’architecture contemporaine) est moche et défigure Paris » d’après un internaute du Monde. L’architecte dans sa qualité de sachant et de formé à l’architecture devrait-il négliger les motifs du passé au titre de l’innovation et du progrès ? Encore une fois les meilleurs exemples de changement sont à chercher du côté des grands architectes, populaires aussi bien auprès du grand public que de la profession. Toyo Ito avait réussi à faire consensus avec sa réinterprétation du motif pour le TAMA University Library à Tokyo. L’arc conjugué aux techniques modernes devient alors un moyen de dégager de grands espaces intérieurs et d’offrir de grandes ouvertures en façade. C’est assez paradoxal de voir un japonais s’emparer d’un motif si occidental, qui plus est pour un projet au Japon, preuve peut-être que le blocage est plus psychologique chez nous… Mais le motif connait un regain de popularité indéniable ces dernières années, je citerai par exemple le projet de la firme Nieuw-West à Amsterdam et son mélange des techniques poteau poutre contemporaine et des arcades classiques revisitées. Ou encore le projet dessiné par les Danois de COBE pour un centre de brasserie en Norvège sensé reconnecter les habitants avec leur tradition, qui réemploi massivement le motif de l’arcade dans cet objectif. De haut en bas : Toyo Ito & Associates, Rasmus Hjortshøj · TAMA Art University Library - Tokyo – 2007 (photo www.archdaily.com) // Studioninedots – Logements – Amsterdam - 2016 (photo http://www.studioninedots.nl/) // COBE – Visitor center and LERVIG brewery - Stavanger, Norvège (www. archdaily.com)
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Chapitre III
Assistons-nous à un retour aux motifs classiques comme il en a pu y en avoir tant d’autres par le passé ? Ce retour est-il le témoin d’une génération d’architectes souhaitant revoir une architecture plus « anthropologique », plus à la mesure de l’homme et de son histoire ? L’arcade est-elle un moyen pour penser une architecture moins fonctionnaliste qu’à l’heure actuelle, plus ancrée dans l’histoire de la ville et de l’imaginaire collectif de ses habitants ? C’est en tout cas le parti pris que nous avons choisi de développer pendant ce semestre en faisant de l’arc le motif architectural principal de notre bâtiment.
Proposition d’arche pour le projet final, pensé comme un inventaire des architectures parisiennes. Ici l’arc de la porte d’entrée de la cathédrale Notre-Dame de Paris chevauche l’île aux cygnes et marque l’entrée du bâtiment.
Dans un bâtiment encourageant la mixité programmatique, il fallait un moyen pour que cette dichotomie spatiale puisse se traduire formellement. C’est pourquoi le projet que nous avons souhaité créer mélange une architecture industrielle, fonctionnaliste, avec une architecture plus « anthropologique » donc. Une infrastructure impactée par l’histoire de son site, pour mieux s’insérer et prendre place dans l’imaginaire collectif de ses habitants.
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Conclusion
Face à toute les possibilités qu’offre la Seine pour Paris, il est excitant d’imaginer quelle direction le développement fluvial de la ville peut prendre. Va-t-on assister à l’avenir à la multiplication de programmes en lien avec la Seine ? Il est effectivement dommage selon moi de réduire le fleuve à un espace public que l’on observe, alors qu’il a un tel potentiel pour reconnecter les habitants de la ville intérieure avec ceux de toute la région. Il a également la capacité de bouleverser la manière dont la ville est organisée, dont les marchandises y rentrent et donc de la façon dont nous concevons l’espace public et les voieries. Paris a raison de vouloir renforcer son lien avec l’eau, plusieurs grands architectes le prescrivaient également dans les réflexions autour du grand Paris. Nettoyer l’eau de la Seine à l’horizon 2024, comme cela est prévu, est également une bonne initiative pour planter les bases d’une nouvelle forme d’appropriation des quais. En posant les jalons du renouveau du fleuve la ville permet aux initiatives citoyennes de voir le jour, mais son rôle ne doit pas s’arrêter là. La mairie tient là un moyen formidable d’encourager un développement unique en Europe et dans le monde, celui d’une ville plus horizontale qui stoppe son étalement urbain pour améliorer et transformer ses centres autrefois figés dans le temps. Avec le tourisme de masse que connaissent les villes européennes, les décisionnaires politiques tendent à oublier le quotidien de leur citoyen, au profit de l’image internationale qu’ils souhaitent transmettre. 101
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Avoir une Seine dégagée permettant aux larges bateaux de tourisme de circuler, ou des quais débarrassés des voitures au profit de larges espaces piétons est sans doute attractif pour les touristes du monde mais ne répond pas à la crise logistique et foncière que Paris va connaitre avec l’augmentation de la population urbaine. Bien sûr il est tout de même souhaitable de voir la ville la plus dense du monde offrir de nouveaux espaces dégagés à ses citoyens. Mais ceci ne doit pas être l’unique aspect d’un retour au fleuve très largement souhaitable.
Sur ce point le motif de l’arcade nous est apparu comme la solution la plus à même de convaincre, ou du moins de provoquer un débat partagé. Motif commun entre l’architecture fonctionnaliste (le pont), culturelle (le monument) et commerciale (le marché) il devenait alors unificateur. C’est aussi sa portée symbolique qui nous a séduit : alors que nous voulions rappeler les usages passés de la Seine, faire référence à l’architecture historique parisienne prenait alors beaucoup de sens.
Le projet que nous proposons, avec ses défauts et sa naïveté étudiante, a quand même l’ambition de venir redonner de l’usage au fleuve. De se servir de l’utopie collaborative qui prend de plus en plus de poids grâce à l’expansion d’internet, pour venir penser des commerces plus authentiques, plus efficaces et moins impactants pour la ville.
Enfin en plaçant la Seine au cœur de notre programme, c’est notre vision future pour le fleuve que nous voulions communiquer. Un fleuve redevenu central dans le quotidien des parisiens puisqu’il devient pourvoyeur, identitaire et surtout utilitaire à travers le projet.
Et c’est là que le bât blesse, penser des énergies renouvelables sans penser une ville plus résiliente n’a pas de sens. C’est avant tout en changeant l’organisation de nos villes que l’on peut favoriser un système circulaire, qui valorise ses déchets autant que ses produits bruts par une meilleure optimisation des cercles de consommation. La question de la portée symbolique d’un nouveau lieu architectural dans Paris a également forgé notre réflexion tout au long du semestre. A quoi devrait ressembler un programme logistique au cœur de la ville musée qu’est devenue Paris ? Doit-il adopter un style purement fonctionnaliste en dépit de son contexte, ou doit-il se plier aux logiques architecturales de son site. 102
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Bibliographie
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Bibliographie
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