Christmas pudding Jacques Mondoloni
Collection digitale Nuages Noir Sous la direction de John Rigobertson
Concept & Diffusion www.corsicapolar.eu
© 2008, Thierry Venturini pour les photographies couverture
de
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Jacques Mondoloni
Christmas pudding
Š 2011, Jacques Mondoloni
C
omme chaque année, vers la mi-novembre, il s’enfonce dans Blank District, l’immense quartier populaire avec ses dédales crasseux et ses immeubles de briques. C’est l’odeur qui le guide, l’odeur lourde du pudding qui colle à la rue, l’odeur de la graisse de rognon, de cognac ou de bière brune qui s’échappe par les fenêtres grandes ouvertes. Il ne fait pas attention aux affiches, celles de l’année dernière, et les tout récentes, qui le signale à l’attention de la population comme un dangereux criminel, le Christmas pudding killer. Les services de police ont beau diffuser son portrait-robot depuis qu’il sévit dans le quartier, et les dessinateurs de l’anthropométrie judiciaire s'efforcer de l’affiner, il ne craint pas d’être reconnu, pisté, capturé car il a à sa portée des déguisements, des masques, des perruques, son attirail de frimant : il en a joué des petits rôles, et sa gloire d’acteur raté, c’est avoir été l’un des meurtriers à la solde de Macbeth (acte III scène 1).
D’autre part, les cuisinières sont aveuglées par la vapeur de la cuisson, et lorsqu’elles se penchent à leur fenêtre, le visage inondé de pleurs, il voit bien qu’elles sont sur le point de suffoquer, et qu’elles ne pensent qu’à reprendre leur respiration -- aucune d’elles n’a jamais croisé son regard avant l’action, la fabrication du Xmas pudding occupe leur esprit, le jus noir et bouillant de la mélasse a anéanti leur vigilance. Il choisit toujours la rue la plus obscure, et un taudis en rez-dechaussée à l’écart, qu’il a eu le temps de repérer durant l’année écoulée. Il n’a pas de cibles privilégiées, mais sa victime est souvent une jeune femme, une pondeuse, avec des mioches agrippés à son tablier. Il pourrait avoir pitié d’eux mais il aperçoit le pudding qui sèche dans un sac accroché à des crochets, ou bien qui dépasse d’une jatte, et son dégoût remonte des entrailles comme un jet de bile -- mort à Noël, mort aux familles, mort au voeux de bonheur.
Il pénètre par la fenêtre, il saute sur le lino, il brandit son grand couteau en bondissant sur la cuisinière. Elle pousse un cri, les gosses dans les parages accourent en hurlant, ou s’ils sont dans les pattes de leur mère ils l’entourent comme pour jouer. Il y a ce dialogue rituel avant de l’assommer avec, en guise de matraque, le pudding dans son sac qu’il a décroché d'une main nerveuse: -- Pitié, pour les enfants, ils sont innocents! l’implore-t-elle. -- Innocents, quelle connerie, réplique-t-il, on reste innocent qu’un quart d’heure, tout de suite après la naissance: coupables ! Coupables ! Saloperies ! Pourris ! Il entre en fureur, il en a besoin pour trouver la force de tuer. Il peut encore se chauffer par des mots, des mots tirés du petit rôle qui l’a marqué à vie: -- "Je suis un homme que les coups et les rebuffades ont à ce point enflammé que je ne compte pas ce que je pourrai faire pour braver le monde".
Il la poignarde dans le coeur, et sur son corps vacillant il ajoute, s’appropriant le rôle de Lady Macbeth: -- "Rien n’existe, tout est dissipé, lorsque la satisfaction de notre désir est obtenue sans le consentement...Et ce qui est sans remède ne devrait pas attirer notre attention: ce qui est fait, est fait". Parfois quand il constate qu’il a affaire à des cuisinières capables de comprendre ce qu’il dit, il peut faire mine de s’intéresser à leur recette, la critiquer, voire se moquer des symboles porte-bonheur inclus dans le pudding, comme un os de poulet en forme de V, un dé à coudre d’argent, une ancre de navire.... Mais souvent ce sont des pratiquement illettrées, ou bien l’épouvante les réduit au silence, et il n’a pas envie d’esquisser un geste pour goûter: il faut en finir au plus vite, après tout il ne tient pas rubrique dans un guide gastronomique! Il n’est qu’un tueur dont les sens sont pervertis par l’odeur de Noël et des souvenirs d’enfance marqués par la haine.
Quelquefois avant de s’enfuir, il découvre un homme échoué sur un matelas immonde, ivre ou qui feint de dormir : le mari ou le compagnon chômeur qui gît là comme une épave. S’il se redresse il l’assomme, mais la plupart du temps il l’insulte, le menaçant de son couteau: -- Reste pas là, merde, à glander dans ta mare de pisse. Indigne-toi, chie sur le boulot, ce sont les possédants, les patrons qui sont coupables de ta déchéance, va donc les tuer... Puis, traversant le nuage de fumée, enjambant la fenêtre, il met fin à la représentation: -- "La vie est un pauvre acteur qui se démène et joue son petit bout de rôle d’une heure, et dont on n’entend plus parler. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien".
© Jacques Mondoloni - janvier 2011
Auteur de nombreux romans dont Le jeu du petit Poucet (Série noire), Corsica Blues (Atalante) et Le Marchand de torture (réédité par les Editions Mélis en 2007), Jacques Mondoloni est aussi un nouvelliste talentueux. Le cancer de l’escargot reste dans toutes les mémoires. Papa 1er, recueil de nouvelles SF également réédité en 2007, avait valu à Jacques Mondoloni en 1983 le Grand Prix de la Science fiction Française. Pour le théâtre, Jacques Mondoloni a signé L'Etoffe des Femmes, L'appel des Abeilles et Palestine Check Point. En 2011, les éditions Le Temps des Cerises publient un nouveau recueil de nouvelles de Jacques Mondoloni « Jeteveux.com ».
Déjà publiés dans la collection Nuages Noir
L’Affaire Ida Renerel, premier cyberpolar d’en Corse paru en web feuilleton durant l’année 2007 Monsieur le croque-mort de Martine Rousset et Marc Bernardin U Cosu de Michel Moretti Universal Mondoloni
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