LA STANDARDISATION DES IDENTITÉS DANS LES GRANDS ENSEMBLES Mémoire - Jules Charbonnet
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AVANT PROPOS DE PÉKIN À PARIS, DÉCLIC, RÉFLEXION, PERSPECTIVE : DE MON VÉCU À MON MÉMOIRE. Ce qui fait l'universalité de l'homme, c'est sa constante évolution et son influence sur le temps, sur les éléments qui l'entourent, les paysages, les villes, les campagnes, enfin sur toutes choses liées à sa vie qui l'invitent à élargir et agrémenter ses habitudes usuelles, de ses divertissements jusqu'à ses contraintes. L'architecture d'un bâtiment ou d'une maison s'inspirent de la quintessence de tous ces paramètres. Je reviens de Chine où j’ai vécu un an et demi. J’ai pu voir et vivre le changement considérable de cet empire et ses modes de vie dont le moteur principal est le souhait de permettre à son peuple d’accéder à un niveau de vie à l’occidentale. «Pas moins de 246 villes nouvelles ont été construites depuis 1990, 400 autres doivent sortir de terre d’ici à 2020 pour faire face à l’afflux de paysans chinois.» 1 Cette réflexion se concrétise par les observations «terrain», il suffit pour cela de marcher dans les vieilles rues de Pékin en levant le nez au ciel, pour voir s'élaborer les architectures naissantes et en devenir. Les habitants désertent les «Hutong», les vieux quartiers populaires de Pékin, désertion qui s'est parfois exercée par la force sous couvert de raison politique mais en réalité pour des raisons immobilières et financières. Résidences de tours et parcs à villas préfigurent les quartiers futurs. L'œil européen, en l'occurrence français, voit cela comme une recomposante de sa propre histoire : la période des 30 glorieuses (19501980) où les HLM poussèrent comme des champignons pour y loger les populations reconstructrices d'après guerre. Tout cela dans une conformité, une uniformisation, une perte d'identité, s’éloignant des environnements et des contextes qui favorisent les relations humaines, sociales et donc plus vivantes. Avant les années 80, Pékin était un immense village dont le cœur était occupé par un lieu inaccessible : La Cité Interdite. Autour, le peuple habitait dans les Hutong et il gérait ses lieux de vie avec une certaine autonomie, répartissant son espace en fonction de la place et des endroits communs. C'est ainsi que l'on peut voir dans les Hutong restants (tourisme oblige) la vraie configuration de chaque maison : les cours intérieures, les jardins, les murs qui enserrent cet ensemble et qui tout en protégeant chaque famille dans sa vie quotidienne n’empêchent pas de dévoiler
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une partie de son identité. De loin, tout cela ressemble à un village labyrinthe, un désordre organisé, un amas de bâtiments reliés les uns aux autres, s'interpénétrant et créant cependant dans cette immensité confuse des espaces uniques. A l'intérieur, ceux-ci se trouvent juste derrière les portes entrouvertes de chaque logis, ce qui permet un contact direct avec les gens et la rue. Elle est vivante cette rue, c'est bien là que le quotidien s'exprime : les enfants jouent, les adultes parlent haut et rient, ils jouent aussi, ils vous sourient, ils vont d'habitation en habitation, des colporteurs appellent les clients potentiels avec leurs voix stridentes et chantantes, il y a des échoppes colorées, des étalages de beaucoup de tout, des magasins de services et puis des chiens tenus en laisse rivalisant d'élégance vestimentaire. Encore aujourd'hui, les habitants restants ont un regard direct sur l'aménagement de leur logis et donc sur l'architecture globale de leur quartier. C'est l'identité de chacun qui rend unique les éléments de construction, les décorations extérieures de chaque maison. Il y a pourtant une unité puisqu’il s’agit de pouvoir vivre ensemble sans se perdre : l’identité c’est ce qui est unique mais aussi ce qui rassemble, ce qui est identique : l’appartenance à une communauté. Comment s’exprime cette appartenance ? Le contact direct avec les autres habitants et la facilité de communication avec d'autres groupes ont, de part les échanges et les discussions diverses, enrichi la capacité imaginative de chacun. L'homme ainsi se sert de son identité et de ce qu’il relève des autres identités pour construire une architecture qui lui est propre. Depuis une décennie environ, les Chinois sont de plus en plus nombreux à regarder le monde extérieur à travers le prisme des images qui leur sont proposées : qu'y voientils? Des classes sociales qui ont évolué vers l'aisance et la richesse. Ils veulent s'attribuer la part du gâteau et ils y arrivent très bien, aidés en cela par le gouvernement (paradoxe unique et chinois). L’économiste Shadid Yusuf, de la banque mondiale, vient de publier un rapport sur l’urbanisation de la Chine : «La Chine est parvenue à contrôler le flux de population et à modérer son urbanisation. Grâce à la croissance rapide de l’économie, la pauvreté urbaine a été contenue entre 4 % et 6 %, une fraction de ce qu’on observe ailleurs». 1 Sur le terrain concret et bien sûr à Pékin, cela se matérialise par la nécessité de nettoyer et de rafraîchir les quartiers sales et anciens, de créer des normes de santé et de sécurité qui améliorent le quotidien, sous la surveillance du gouvernement qui veut éviter désordre et éparpillement. Comme le détaille le ministre chinois du logement et du développement urbain et rural, Jiang Wexin, dans sa conférence au forum Urbain Mondial de Nankin en novembre 2008 «L’état chinois cherche l’harmonie générale entre rural et urbain, nouveau et ancien.» 1
L'exemple des Hutong de Pékin est probant : les autorités ont commencé à raser une partie de ceux-ci, car jugés en non conformité avec les architectures à venir et ont invité (parfois une invite ferme proche de la contrainte) les habitants à venir vivre dans des habitations compactes, massives, uniformes : la propagande à l'aide des médias faisant son travail, c'est à dire en répartissant les classes sociales différenciées dans des nouvelles cités en construction et prochainement habitables, en prônant leur appartenance respective à un schéma de modernisme et de luxe. Le gouvernement chinois est en très grande partie commanditaire de ces nouvelles architectures : des tours, des résidences identiques avec des coins de nature artificielle, tout cela situé de plus en plus loin du centre de la ville. Le phénomène des tours est parlant à ce sujet : dans celles-ci, plus on est proche du dernier étage plus on est riche (le dernier appartement ayant toujours droit à une terrasse en plein air et même parfois possédant plusieurs paliers). Plus on est haut, plus on est loin du bas et du contact au dehors. Le chez soi, l'intérieur, devient un entre murs, un vide meublable (les murs appartenant à l'intouchable structure de la construction). Niveau, ascenseur, rue, ne deviennent que des étapes transitoires qui consistent à aller d'un endroit à un autre, sans regard, sans observation et qui font que les habitants de ces constructions tombent dans l'ennui et l'aveuglement de l'usuel. Les villas dites «en résidence» n'échappent pas à la règle. De leur jardin aménagé artificiellement, on peut observer au loin la réelle nature, dont une grande partie est propriété du gouvernement (peu de chance que sur celle-ci un chinois puisse y construire sa propre maison). La rue devient un parking et les enfants conservant leur naturel joueur y continuent à courir et à rire entre les voitures qui sont de plus en plus nombreuses. Est-ce que l'état chinois continuera encore à laisser reproduire des architectures hyper urbanisées, limite déshumanisées à l'instar des autres pays du monde ? La question est posée et la Chine commence à y répondre non sans un certain succès. «La Chine est le modèle urbain à suivre selon l’ONU».
Selon la directrice de l’ONU-Habitat, Anna Tibaijuka : «Les autorités chinoises ont déployé une énergie rare pour équilibrer le rapport entre villes et campagnes ; combattre la pauvreté en permettant à 500 millions de personnes en vingtcinq ans de passer au-dessus d’un dollar de revenu par jour ; bâtir des logements bon marché. Vous pouvez comparer avec l’Inde : en Chine, on ne voit personne dormir dans la rue. Nous pouvons tirer des enseignements des grands progrès accomplis par toutes ces villes chinoises, particulièrement en ces temps de crise financière globale». Pourtant Comme je l’ai vécu avec mes proches chinois : «C’est vrai que ces villes manquent encore beaucoup d’espaces publics et d’espaces verts», dit l’économiste S.Yusuf. «Mais plus de 10 % du PIB est investi dans la construction d’équipements publics, d’infrastructures urbaines et de logements. Pour cette raison, il y a exceptionnellement peu de bidonvilles.» 1 D'époque en époque, on passera d'HLM, tours, bâtisses de banlieue, reproductions des périphéries urbaines européennes occidentales jusqu'à ce que tout cela soit jugé «dépassé» par les architectes de la nouvelle génération (d'ailleurs cette appréciation est présente) qui pensent déjà à de nouvelles cités habitables, plus en accord avec les perspectives de vie de l'homme de demain, plus en harmonie avec le contexte écologique et futur lié à la nature et à ses capacités de ressourcements. Et pourtant le vieux Pékin a conservé toutes les caractéristiques des villes anciennes : ville éclatée, dispersée, faite de labyrinthes, riche de tant de diversité. Les touristes ne s'y sont pas trompés, qui recherchent en son sein, curiosité, découverte, authenticité. Nous sommes dans l'expression originelle de l'homme contemporain, sans cesse à la découverte des complexités, curiosité psychologique qui l'excite. Les parcours labyrinthes des piétons, les gens qui se retrouvent aux carrefours des petites rues dans une convivialité alliant spontanéité et charme de la rencontre, l'appréhension de la découverte, l'unicité d'espace conforme à la cellule familiale qui protège chaque individu au sein de sa communauté et qui en un paradoxe saisissant le rend libre d'interagir avec les architectures qui l'entourent et en cela lui donne la capacité de dessiner son logis à son image : celle d'un homme spontanément créatif, ouvert, fort et fier.
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1- Gregoire Allix, «La Chine est le modèle urbain à suivre selon l’ONU », Le Monde, 4 novembre 2008, disponible sur internet < http://www.acad.asso.fr/?La-Chine-un-modele-urbain-a-suivre> 2- Vue d'avion sur une banlieu de Pékin, 2010
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INTRODUCTION
Le fait d’avoir été témoin et spectateur de l’évolution de ce phénomène en Chine, m’a permis dès mon retour en France, d’observer les résultats existants depuis longtemps dans mon pays, de noter les enjeux urbains et architecturaux qui marquent notre nouvelle époque et d’en faire l’objet de mon mémoire.
uniquement cette définition, cela ne suffirait pas par rapport à ma réflexion. Celle-ci s’intéressant à l’équilibre toujours difficile entre la standardisation et l’identité, celle de l’homme qui tente de préserver cette même identité dans un contexte qu’il n’a pas choisi. D’où ma nécessité de prendre en compte les identités de chaque habitant afin de rendre les villes plus humaines et moins conformes et les quartiers plus attractifs.
Celui-ci repose sur 3 points essentiels :
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La réhabilitation le nouvel enjeu urbain Je suis allé voir les zones urbaines françaises qui ressemblent aux nouveaux quartiers Chinois : les cités HLM, les grands ensembles de banlieue, les logements sociaux devenus des quartiers enclavés, insécurisés, insalubres, les immeubles dégradés jugés et appelés «la France Moche».1
Ce mémoire s’appuie sur ces trois paramètres précisés qui conduisent ma réflexion, ma conceptualisation et mes perspectives au service d’une problématique globale qui est la suivante :
«Nous devons repenser la ville. Tout faire pour rendre nos métropoles plus vivables, plus attractives, plus durables, plus humaines. Nous devons faire avec, composer, recomposer, transformer, requalifier, les friches industrielles comme les grands ensembles».2 La réhabilitation urbaine inclut toutes les opérations de reconstruction, restauration ou de réaménagement d’un bâtiment ou d’un lieu urbain. Les économies d’énergie sont un des grands enjeux de la réhabilitation HQE (Haute Qualité Environnementale) du patrimoine bâti ancien.
Pour comprendre l’impact des habitations standardisées sur ceux qui y vivent, voici comment j’ai construit le plan de mon mémoire : j’ai d’abord observé l’homme dans ses comportements usuels et ensuite, point par point, j’ai élargi ma vision sur ses différents contextes de vie allant de son habitat jusqu’à la ville.
S’ajoute à ça le réel besoin de développement dans le domaine du logement social : 3 millions de mal logés en France.3 La réhabilitation ne peut être efficace que si on prend en compte les identités des habitants et si on gère et freine la standardisation exercée sur l’architecture de chaque logis et c’est pour cela qu’il faut la définir avec précision.4 La standardisation «Rendre conforme à un standard, normaliser, uniformiser, simplifier».5 Simplification industrielle qui a bâti nos HLM depuis la période des trente glorieuses et a poussé à rendre les logements tous identiques, parfois trop souvent inadaptés aux styles de vie des habitants. Une étude réalisée par l’INSEE montre qu’en 2007 les logements HLM restent encore inadaptés à la taille des familles et à leur revenu.
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La standardisation des identités dans les cités et les grands ensembles
1- ANRU, agence nationale pour la rénovation urbaine, vidéo «La rénovation urbaine», disponible sur internet <www.anru.fr> . Europe1.fr, revue de presse, «Halte à la France moche», revue de presse 10/02/2010, disponible sur internet <http://www.europe1.fr/ MediaCenter/Emissions/La-revue-de-presse/Sons/Halte-a-la-France-moche-136520/> 2- Introduction faite par le président de la république au projet du Grand Paris, «Consultation internationale sur l’avenir de la métropole parisienne», le moniteur Architecture, édition AMC, 2009 3- Libération, «Presque 3 millions de mal-logés», disponible sur internet <http://www. liberation.fr/societe/01012312136-presque-3-millions-de-mal-loges> 4- Patrick Bouchain, Construire autrement, éditions Actes Sud, 2006 5- Dictionnaire Hachette encyclopédique, édition 2010 6- Manifestation, Paris 2010 7- Logements, Saint Denis 2008
L’identité «Ensemble des éléments permettant d’individualiser et d’identifier quelqu’un ou quelque chose».5 S’il fallait prendre en compte
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HOMME ET SOCIÉTÉ
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IDENTITÉ ET LOGEMENT
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ARCHITECTE ET ARCHITECTURE
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VILLE ET POLITIQUE
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Nouvelles technologies et le monde du virtuel Individualisme et crise de conscience
L’appropriation du lieu de vie Identité, mobilier et bâti
Des Trente Glorieuses aux HLM d’aujourd’hui Prospectives et applications
Normes et lois Caractéristiques des villes anciennes : les enseignements La ville créative
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HOMME ET SOCIÉTÉ NOUVELLES TECHNOLOGIES ET LE MONDE DU VIRTUEL Si on parle d’identité de l’homme il faut donc parler des nouvelles technologies qui marquent notre époque : le monde du multimédia, les réseaux sociaux sur internet sont les véritables terrains de rencontre sur lesquels nous avons la totale possibilité de gérer notre image, notre personnalité, notre cadre de vie, notre identité. Plus de rencontres possibles, plus de gens à qui parler, plus de libertés d’action car le monde devient virtuel et à portée de main. On se rend compte que les habitants appartiennent déjà à un nombre assez conséquent de communautés en ligne (facebook, MSN, skype). Ces groupes ont leurs propres modes de fonctionnement et sont différents des réseaux du réel. On observe par exemple un point spécifique comme les statuts. On peut, sur des réseaux de plusieurs millions de personnes décider d’être invisible, absent ou occupé et ainsi choisir d’être dérangé ou pas. Ces statuts peuvent être intéressants à reproduire au sein d’une plus petite communauté comme celle d’un immeuble. Le contrôle de son image va aider la personne à se reconnaître, chose très importante avant de pouvoir connaître les autres. Cela peut être un facteur amenant à une proximité constructive entre les habitants plus riche que la promiscuité imposée par l’immeuble lui-même.
le métro, dans les rues et dans les tours d’habitation. Rivés sur des mini-écrans ou sur des livres numériques, adieu le rituel du livre en tant qu’objet quasi poétique. «Personne ne se parle, personne ne pense, la technologie s’en charge». Voilà donc la perversion et le piège du virtuel : observation des gens sans prise de risque. La réalité humaine est plus difficile, rencontrer une personne en face à face relève d’un vrai exercice de management personnel et quand on passe à l’étape supérieure qui est de s’exposer face à la foule, il en va de la nécessité de se reconnaître et de valoriser son identité. Cette crise de l’identité réelle et non pas virtuelle, celle du face à face ajoutée au phénomène du rester chez soi ou dans sa bulle engendrée par les nouvelles technologies du virtuel, nous font vivre aujourd’hui la mort de la rue, la fin du contact avec le sol, le trottoir, et par conséquent avec les autres. «Et tout cela au profit d’une perception superficielle et lointaine : celle de l’hélicoptère survolant la ville ou de la voiture passant à toute vitesse sur l’autoroute. Nous percevons tout à distance. C’est de cette façon, entre autres que le pouvoir accomplit son œuvre de dissuasion afin que chacun reste chez soi» .3
Voici les véritables enjeux des nouveaux projets industriels du « design » qui répondent à nos besoins quotidiens : plus aisés, plus confortables. La technologie facilite le travail chez soi et cela résout de nombreux problèmes comme les mauvaises conditions en Open Space. 1 Cependant il y a des dérives à ce phénomène. Prenons pour exemple l’Agoraphobie : la phobie de la foule qui se développe de plus en plus : «Les ondes du net pervertissent le corps humain qui a perdu l’habitude de générer des ondes pures : d’humain à humain»2. Le Japon est la société la plus avancée en matière de technologie, la volonté d’accéder à des modes de vie toujours plus développées fait partie de sa culture, et c’est un bon exemple d’observation future pour les autres sociétés. Celle-ci décrit les scènes courantes qui se passent dans les lieux publics comme le métro: personne ne se parle, tout le monde a des écouteurs sur les oreilles, les regards sont vides ou captivés par les publicités qui défilent et qui contraignent toujours plus les gens à suivre un même schéma de pensée, à se standardiser. Les gens s’entassent dans
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1- Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, L’Open Space m’a tué, 2008 2- Tsuaoni Nagake, néo-punk nippon dénonçant les effets néfastes de la montée des technologies, Europa, 2010, numéro 24, page 30, disponible sur internet <http://www. calameo.com/books/0000951913cd5ccd8baae> 3- Paul Virilio, La Bombe informatique : essai sur les conséquences du développement de l'informatique, édition Galilée, 1998. Urbaniste et essayiste français, né en 1932 à Paris 4- Métro à Tokyo
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HOMME ET SOCIÉTÉ INDIVIDUALISME ET CRISE DE CONSCIENCE Notre société, gangrénée par un individualisme latent, connaît une crise d’identité sans pareille, au sein de laquelle l’homme ressent un vide qu’il tente de combler à travers la notion forcenée de plaisirs et de consommation. Un individu qui affirme son indépendance n’est pas obligatoirement individualiste, mais cela est trop souvent connoté comme négatif. Pourtant l’homme a un besoin certain d’individualisme pour construire une démarche d’épanouissement personnel et d’expression de soi. «L’individualisme est un humanisme» 1. Mais c’est toujours dans les excès que l‘individualisme se caractérise par l’indifférence de l’autre, l’absence d’écoute et de regard vers l’autre, le culte de la réussite matérielle à tout prix, l’irrespect, l’enfermement. Les changements intervenus dans la société française depuis les années 60 ont stigmatisé la crise de l’identité. «Trois phénomènes seraient les facteurs de tous ces changements : l’émancipation des femmes, la rationalisation économique et la privatisation des croyances». Il y a difficulté à se définir et à définir les autres car la dynamique existante est de chercher à identifier le groupe et la communauté au détriment des identifications constructives de chacun. 2 «Avant l’âge de 12 ans l’enfant a déjà vu 150 000 publicités». 3 Un des travers de la mondialisation est de tendre vers une aliénation de l’homme vers des fonctionnements et des buts identiques : deviendront-ils les moutons de panurge conduits par une sorte de cerveau général mondial organisé par les plus forts ? La question reste posée. Surtout si l‘on prend en compte la perte de curiosité, la déshumanisation, l’excès d’informations noyant les gens dans un flou général et qui rend difficile l’intégration et la conservation de ces mêmes informations. «La crise des consciences se développe. Il faut que l’homme s’extirpe de cette aliénation, qu’il pense et agisse par lui-même, qu’il arrive à discerner le bon du mauvais, le nécessaire de l’inutile et qu’il réfléchisse enfin en tant qu’individu unique». 4 A Shanghaï, en 2009, j’ai rencontré les designers de l’agence Supernature et nous avons parlé de tous ces thèmes précités. Billy Wen Hao, le fondateur, a lancé la réflexion suivante : les villes sont invisibles car nous sommes enfermés en premier dans notre quant à soi et en second aveuglés et anesthésiés par le flux constant des images et informations diffusées par les médias.
La curiosité consistant à observer et à s’enrichir de son contexte de vie se réduit peu à peu en une peau de chagrin. 5 Les individus, pour combler leurs ennuis, consomment : «l’homme travaille un tiers de sa vie, le reste du temps il consomme». 6 Mais ils ne savent pas que les moments de solitude peuvent être source de réflexion sur le sens de sa vie et de son futur. Chateaubriand, un des apôtres du romantisme l’avait bien compris qui nous invite à la solitude nécessaire à la réflexion, à la méditation sur soi, à la contemplation, à la sérénité, à l‘analyse de son vécu, de ses rêves et de ses ambitions. 7 Pour expliciter mon propos, il faut aller sur le terrain mais d’abord souligner la densification progressive des villes : en 2008, 50% de la population mondiale était urbaine, elle sera de 70% en 2030. D’où la réduction des espaces communs et publics et le risque d’enfermement de chacun dans le virtuel : l’espace public infini. 8 45% des habitants d’immeubles collectifs estiment que chacun vit pour soi et que la plupart des rapports qu’ils ont entre eux sont conséquences de nuisances et de désagréments. L’un des paradoxes saisissant de la vie en communauté, est qu’il faut ce genre de rapports pour gérer des rencontres évolutives et enrichissantes, comme la résolution d’un problème en commun. 9 L’un de mes référents, Denis moreau, architecte à Paris, se dit «architecte promeneur» car il organise des déambulations dans la ville en compagnie des habitants de quartiers, du public scolaire et les gens de sa profession. Par le biais de forums internet, il collecte des informations et il les cartographie pour mieux visualiser les points d’amélioration et de réhabilitation. Ainsi par cette démarche il encourage les populations concernées à se réapproprier les projets concernant leur quartier d’abord en sortant de chez eux, et pour des rencontres conviviales, culturelles et créatrices. 10
1- François de Singly, Politiques de l'individualisme, collection La Discorde, éditions Textuel, 2005. Il est l’un des rares sociologues à mettre en avant les aspects négatifs des changements sociaux. 2- Claude Dubar, La crise des identités, L'interprétation d'une mutation, Paris. PUF, 2000. 3- Lilian Lurçat, Jeune enfant devant apparences télévisuelles, édition Desclée De Brouwer, 1994. Elle est la directrice de recherche honoraire au CNRS, spécialiste de la psychologie de l'enfant. 4- Peter Russel, The Brain Book, Elf Rock Productions, 1979. Humaniste anglais. 5- Supernature, <http://www.supernaturedesign.com/news/> 6- Patrick Bouchain, préface de Construire ensemble le grand ensemble, édition Notre Atelier Commun, 2010. 7- François René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre tombe, Scolaire / Universitaire (poche), 2004. 8- GIEC : Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat ou IPCC, disponible sur internet <http://www.ipcc.ch/publications_and_data/publications_ and_data.shtml> 9- Sondage Tns-Sofres, disponible sur internet < http://www.tns-sofres.com/etudes/ pol/300506_voisins_r.htm>
10- Denis Moreau, architecte et urbaniste, organisateur des nuits blanches de Paris, disponible sur internet : banlieuedeparis.org / observerlaville.org / vuedemafenêtre.org 11- Jardin du Luxembourg, Paris 2010
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IDENTITÉ ET LOGEMENT L'APPROPRIATION DU LIEU DE VIE Avant d’expliciter mon propos, il convient d’en donner des définitions précises : la propriété est un droit qui s'exerce sur un bien meuble ou immeuble, corporel ou incorporel. Elle se divise traditionnellement en trois droits réels : «Le fructus, le droit de recueillir les fruits du bien, l'usus : le droit de l'utiliser et l'abusus : le droit d'en disposer c'est-à-dire de le détruire en tout ou partie, de le modifier, ou de le céder à un autre». 1 Le désir de posséder un lieu à soi est une des ambitions la plus fréquente chez l’homme. Elle est comme une sorte d’aboutissement final, fruit de vécu dans des habitations différentes, certaines stimulantes de par leur attractivité au quotidien, d’autres critiquables parce que le manque de fonctionnalité empêche d’y vivre avec sérénité. Ce lieu de vie (habitat) est toujours amené à s’élargir, ce qui induit des déménagements et des changements de lieu. Du petit T1 de l’étudiant en passant de l’appartement du couple jusqu’à la maison avec la multiplication entre autres des chambres à coucher en relation avec l’évolution de la cellule familiale. Evidemment, cela ne se dissocie pas des moyens financiers qui plus élevés améliorent la qualité de vie : mobilier, travaux d’aménagements ou élargissement par des achats immobiliers complémentaires. La question que l’on est en droit de se poser : peut-on avoir une totale liberté quant à cet élargissement ? NON, s’il faut prendre en compte les règles et les contraintes en grande partie imposées par les lois et qui nous forcent à une réflexion plus pragmatique et à des actions moins dispersées sur l’architecture liées à la réalisation d’une propriété individuelle: Il en va du respect de l’esthétique environnementale. Il en va aussi des identités communes propres aux immeubles, exit l’appartement en tant que propriété.
Mais qu’en est-il de cette possibilité d’appropriation pour ce qui est des logements loués ? Pour répondre à cette question, j’ai rencontré en décembre 2010 un promoteur de l’agence immobilière nantaise Magellan qui, après présentation de mon travail, m’a expliqué que l’un de leurs projets consistait à faciliter et à rendre possible l’appropriation de chaque appartement. C’est à Thouaré sur Loire, dans une nouvelle résidence pour logements sociaux, que cette agence a travaillé avec des designers à l’élaboration de systèmes modulables permettant d’agencer librement la disposition des bibelots sur les murs: cela consiste à installer de longues réglettes qui parcourent les murs servant d’accroche et ainsi d’éviter de percer des trous qui détériorent ces mêmes murs afin de retrouver un appartement presque intact lors de sa restitution L’agence Magellan a présenté ce projet aux élèves de l’ESPI de Nantes, Ecole Supérieure des Professions Immobilières. Bien sur, cette proposition n’est qu’un début mais elle reste significative de possibilités offertes aux locataires de se réapproprier leur espace de vie.
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Il y a d’autres exemples tous aussi probants sur lesquels on peut s’appuyer : en particulier celui des cités étudiantes qui, vues depuis les couloirs et les intérieurs, ressemblent assez souvent à des chambres d’hôtel standardisées vides de toute espace facilitant la relation à l’autre et qui seraient pourtant aptes à la créativité de chacun. Ces constructions à bas prix n’optimisent, si l’on peut dire, que des espaces de passage, de sommeil et de travail. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle les «cités dortoirs» 2. «L'étudiant, comme son professeur, n'a pas le sentiment d'appartenir à "son" université. Quand Hillary Clinton quitte sa famille, raconte-t-elle, c'est pour trouver son université, une autre famille dont elle restera fière. Ce sentiment d'appartenance, en France, ne concerne que quelques établissements d'exception, comme Polytechnique». 3
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1- Définition Wikipedia de la loi. 2- Raymond Lopez, L’Avenir des villes, édition Robert Laffont, 1964. 3- Frédéric Edelman, «Le territoire des campus est un corps malade, moralement et physiquement», Le Monde, 12.2010. Recueil des propos de Florence Lipsky, architecte, enseignante à l'Ecole d'Architecture de la ville et des territoires à Marne la Vallée, elle prépare en ce moment une thèse sur les campus. 4- Amsterdam 2009, citée étudiante 5- Quartier résidentiel en construction, Bordeaux 2010
OUI, car il est possible aujourd’hui d’entamer la construction et l’aménagement d’un appartement en utilisant les mêmes processus qu’une maison individuelle. Comment ? En partant de l’achat sur plan pour finir à des actions participatives et créatives en relation étroite avec les promoteurs.
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IDENTITÉ ET LOGEMENT IDENTITÉ, MOBILIER ET BÂTI L’identité d’un couple, d’une famille s’appuie d’abord sur chacun de ses membres, sur la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes et ensuite sur celle des autres. Cela constitue une première étape fondamentale de leurs identités respectives. Ensuite, celles-ci n’existent que par leurs expressions et leurs applications dans les contextes et les lieux de vie de chacun et c’est là qu’on peut parler enfin de stratégie. Celleci s’appuie sur les points suivants : choisir son mobilier auquel on s’attache, sa disposition dans l‘espace domestique intérieur. Avec la complémentarité évidente et nécessaire des meubles, bibelots, tableaux et autres objets de décoration, tout cela comme un langage unique et particulier à tout un chacun. Cela implique de la réflexion, une relecture permanente de son lieu de vie qui passe par l’ameublement et le décor d’une pièce, avec toutes les fluctuations dues aux modes et aux tendances. A ce niveau là, la stratégie d’un couple ou d’une famille a son importance car elle permet de ne pas se dévoyer dans des choix hasardeux et incohérents avec la stratégie initiale. C’est à ce titre seulement que l’on peut estimer qu’ils sont porteurs de leur identité.1
depuis longtemps et le respect des identités. La question est difficile entre le bien être du plus grand nombre et la créativité de chacun. A titre de contre-exemple explicite et positif, la démarche suivie par l’agence hollandaise DROOG Design est particulièrement intéressante : Des blocs d’inox industrialisés en série sont vendus aux particuliers qui doivent, à l’aide d’un marteau, sculpter un fauteuil. «Do it yourself» ou «Hit it» Cela permet justement aux gens de s’affirmer en développant leur créativité. Serait il possible de faire de même pour agencer son appartement, sa maison et en commun, la façade d’un immeuble ?
Lao Tseu disait : «La façade d'une maison n'appartient pas à celui qui la possède, mais à celui qui la regarde». L’exemple frappant de cette approche dite identitaire c’est celle des maisons d’architecte, conçues avec l’habitant, des restaurations de maisons traditionnelles qui permettent à ceux qui s’y installent de «designer» leurs propres logis.
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La tendance des médias, notamment au travers des émissions et de magazines de décoration, est d’encourager les gens à user de leur créativité et des connaissances qu’ils peuvent avoir pour personnaliser leur intérieur de vie. Cela passe par des conseils en matière de bricolage sur des revues spécialisées et des émissions de télévisions thématiques que les spectateurs suivent avec attention. Il y a à la fois un effet positif économique sur le budget bricolage alloué par les familles mais aussi un effet pervers, car les gens pensent être créatifs alors qu’ils deviennent façonneurs. «L’idée ne vient pas de celui qui réalise mais de celui qui pense». 2 La grande firme IKEA, figure de proue du design bon marché répand celui-ci dans le monde entier, en France comme en Chine et crée un style uniforme, tendant à effacer les identités culturelles et architecturales. On est ici dans le combat entre l’accession à tous d’un certain confort souhaité
1- Martine Segalen, Sociologie de la famille, édition Armand Collin, 2004, chapitre : décors et ameublement intérieurs, initialisateur de stratégies familiales. 2- Enno Patalas, «commentaires pour le film Metropolis de Fritz Lang de 1920 et pour le mythe de la tour de Babel», Metropolis <DVD>, édition MK2, 2004. Enno Patals est un historien cinématographique allemand, spécialiste des films de Fritz Lang et qui a participé à la fameuse restauration de ce film. Le mythe de la tour de Babel démontre le problème de l’écart qu’il y a entre les ouvriers et l’architecte, entre les mains et le cerveau. 3- Immeuble de Berlin, 2005
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Brésil, Sao Paulo
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ARCHITECTE ET ARCHITECTURE DES TRENTE GLORIEUSES AUX HLM D’AUJOURD’HUI La similitude notable entre la période des Trente Glorieuses et celle que vivent que les Chinois aujourd’hui, repose sur l’émergence des Cités dortoirs, pérennisées en France, sous l’appellation souvent citée de banlieues difficiles. Et pour cause ! Elles sont difficiles, pourquoi ? Parce que l’on y voit des rues sans âmes, sans vraie végétation, dépourvues de tous lieux d’activité qui encouragent et facilitent les rencontres, des espaces communs avec peu de sociétés de services. La population et principalement les jeunes s’exilent vers la ville pour tenter de retrouver une approche de la réalité plus humaine et plus sociale. Pascal d’Erm, urbaniste français parlait déjà des effets de la reconstruction et de la production de barre HLM. «Vivre agglutiné déshumanise», il exprime une désocialisation de la société qui oublie le caractère humain et communautaire. A l’époque, le désir de changement, de renouveau était là car il y avait aussi un besoin urgent de construire et de loger. Mais vivre agglutiné et rangé dans des cases a réduit le volume de l’espace psychologique, l’espace de vie et l’ouverture d’esprit. Contre cela, Pascal d’Erm a fixé des nouveaux enjeux : «donner la possibilité aux gens la liberté de rêver, de désirer ce qui sera pour eux un moteur naturel de changement, en cela encourager à organiser des projets communs pour redonner cet aspect humain et communautaire aux vies de quartier et au sein des grands ensembles». 1 Ce processus d’urbanisation répétitive et ce style architectural est toujours d’actualité : «la répétition des processus de construction souvent malfaisants ne servent pas de leçon pour la nouvelle construction» 2. Et c’est bien ce que j’ai pu constater en Chine et ce que j’ai pu observer encore aujourd’hui dans la plupart des métropoles européennes. Aujourd’hui, on développe la construction de bâtiments plus éco-conçus et plus colorés, qui tentent de répondre à l’urgence des 3 millions de mal-logés en France et de réduire l’effet d’uniformisation ne reflétant pas leur identité. «J'ai le sentiment d'une certaine surenchère. Que les promoteurs essaient de faire mieux que les précédents en privilégiant le spectaculaire. La qualité architecturale, c'est un tout, c'est différent de la décoration de façade. Tout bâtiment ne doit pas être un monument». 3 C’est effectivement une des pensées uniques du moment : l’asservissement au goût du jour,
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à l’effet tendance qui consiste à changer les couleurs et les matériaux, à projeter des images virtuelles sur les façades ; Mais est-ce le bon moyen pour apporter des changements positifs à la façon de vivre des habitants concernés, est-ce comme cela qu’ils pourront apprendre à se rapproprier l’architecture en participant à son élaboration, est-ce enfin de cette manière que l’on peut donner à cette même architecture l’un des rôles prépondérants qu’elle devrait logiquement avoir, celui de vecteur social ? «La plupart des projets actuels servent les intérêts d’une élite, et la situation semble devoir durer. La mort lente de la middle class citadine, la transformation de l’architecture en pur instrument de marketing. Cela contribue à réduire les préoccupations sociales de l’architecture qui suscitent par ailleurs un intérêt grandissant parmi le public». 4 Ici l’enjeu est de taille car il s’agit de réfléchir et de faire en sorte que l’architecture devienne, obligation première, le reflet d’une démocratie, le reflet du peuple, et dans sa diversité le reflet de chaque citoyen. Lucien Kroll, architecte français contemporain, a réalisé des logements en travaillant sur l’interactivité permanente avec les habitants : il les a écoutés, les a questionnés, les a suivis dans leurs réflexions, les a fait participer activement à l’élaboration des projets. Il explique aujourd’hui ce qui a conduit les architectes de l’époque moderne à agir ainsi : «Les architectes se sont transformés en industriels et ont embrayé avec enthousiasme sur leur nouvelle modernité : elle était jolie lorsqu’elle était jeune et ingénue mais elle s’est vite révélée une technique de déshumanisation. Tout ce qui existait était interdit car cela pouvait rappeler le passé : donc une horreur…ils ne supportaient que du neuf et construisaient tout comme des usines. Le rapport du sens de leur forme avec l’humanisme était anéanti : même la signification politique de leur produit leur échappait. Après la guerre, la reconstruction a répandu cette calamité : les ingénieurs, les architectes et la bureaucratie se sont emparés de ces moyens brutaux et ont encombré les paysages européens puis asiatiques de millions de préfabriqués : ils s’effondrent physiquement et surtout moralement». 5 Les projets architecturaux liés à nos sociétés actuelles et concernant les grands ensembles doivent s’appuyer sur la nécessité d’une harmonie de voisinage, d’une facilité des relations humaines. Le Corbusier fut l’un des précurseurs avec les exemples de la Cité Radieuse en banlieue nantaise et marseillaise. Plus proche de nous, le Nemausus de Jean Nouvel nous montre comment une architecture réfléchie et élaborée peut prendre en compte les ressentis des habitants vivant dans ces grands ensembles en transformant une promiscuité agressive et aliénante en des possibilités d’échanges communautaires.
Entre autres, dans la Cité Radieuse, les couloirs sont aménagés comme des rues, les entrées comme des seuils de maison, identifiés par des couleurs différentes. Cet aménagement global a une influence certaine sur les habitants et les visiteurs, car ils se sentent plus accueillis dans leur contexte de vie quotidien.
1- Pascal d’Erm, Vivre ensemble autrement : en écovillages, écoquartiers, habitats groupés, édition Ulmer, 2009. 2- Frederic Dufaux et Annie Foucauet, Le monde des grands ensembles, édition Créaphis, 2004. 3- Frédéric Brenon, «La vision Smets de l'île de Nantes», 20 minutes, 17 décembre 2010. Marcel Smets est l’architecte et urbaniste en chef du projet de l’île de Nantes. 4- Nicolas Ouroussoff, «Manhattan, l’année de la fureur constructrice», New York Times, 2007. 5- Thierry Paquot, «L'invité Lucien Kroll», Revue Urbanisme, Avril 2006. «Nous devons toujours garder une longueur d'avance pour aborder les problématiques nouvelles de la ville». 6- «Le site qui vous relie avec votre quartier et ses habitants», disponible sur internet <www.peuplade.fr> 7- Ville de Métropolis, le film de Fritz Lang, 1920 8- HLM et design de 1950 9- Destruction d'un ensemble de tours, Ile de france 2004 10- Rénovation d'une façade HLM, Ivry sur scene 2009
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ARCHITECTE ET ARCHITECTURE PROSPECTIVES ET APPLICATIONS
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En Chine, durant mon stage au sein de l’agence d’architecture DnA à Pékin, j’ai vécu la conception de bâtiment et de l’appartement comme une chose étrange, comme si l’un des éléments fondateurs du processus de création me manquait (en l’occurrence l’habitant) j’avais tendance à sentir mes choix esthétiques et fonctionnels comme des choses gratuites et pas vraiment justifiées. Ce sentiment m’a été prouvé comme normal quand j’ai lu le dernier ouvrage de l’architecte français Patrick Bouchain, Construire ensemble le grand ensemble. Il explique une méthode de travail propre à de nombreux architectes. L’architecte conçoit un bâtiment pour plusieurs utilisateurs lambda, c'est-à-dire qu’il travaille pour une collectivité, une unité d’habitation comportant plusieurs foyers. Il ne prend jamais en compte l’avis des futurs utilisateurs, ne cherche pas à comprendre comment les futurs habitants vivront dans ce contexte architectural. «Quand un architecte construit un logement, l’habitant se retrouve toujours au bout du processus.» Qui sont ces habitants ? La plupart des logements sociaux sont destinés à une population d’immigrés et de personnes modestes : «en France 13 millions de personnes vivent dans des logements sociaux». Après la construction, l’architecture de ces logements sociaux reste ultra normée, nulle appropriation n’est autorisée, ici les individus en ne s’exprimant plus perdent peu à peu leur identité. Ils sont en grande partie dans une période transitoire en attente d’un meilleur lieu de vie. Loïc Julienne, architecte et associé de Patrick Bouchain, cite dans cet ouvrage : «Le logement est l’âme de celui qui l’habite, et celui qui viendra l’habiter ensuite saura se le réapproprier.» En effet, il faut permettre aux différences de s’exprimer plutôt que de reproduire le même modèle. «Plutôt que de détruire les tours et les barres, chacun pourrait se réapproprier son propre espace de vie et construire en densifiant, en ajoutant, en transformant». 1 Ce qu’encouragent ces deux architectes, c’est la notion de «logement auto-construit» : l’habitant en est le décideur. Ils souhaitent transposer (voir citation) le même processus lié à une clientèle privée vers un projet de logement social, l’architecte travaillant main dans la main avec l’utilisateur. «Moi je vais toujours au moins une fois au domicile des clients pour me rendre compte dans quoi ils vivent avant de construire.
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Pour y étudier à la fois le plan de l’appartement ou de la maison, les mobiliers et leur manière de vivre. Et puis souvent on leur fait passer des tests en feuilletant des revues de décoration, alors on fait une sélection d’images et puis on voit ce qu’ils racontent dessus». Parfois, cependant : «L’architecte a plutôt tendance à ne pas écouter son client et à traduire le programme du client dans une image de maison que l’architecte pourrait habiter lui-même». 2 Revenons à la notion de réhabilitation liée à l’architecture des grands ensembles. L’agence Parisienne Coloco s’appuie sur la conviction qu’on ne trouve pas de solution au problème du logement si on ne cherche pas à découvrir et expérimenter. L’exemple des voyages réalisés au Brésil par leurs architectes est probant : en effet ils ont pu observer qu’il existait de nombreuses ossatures d’immeubles abandonnées qu’ils nommeront plus tard «les architectures squelettes». Coloco démontre ainsi l’existence d’habitants-constructeurs issus des classes sociales très défavorisées qui bâtissent leur appartement dans ces ossatures abandonnées, pressés qu’ils sont par la nécessité de se loger. Ainsi et peut-être sans l’avoir vraiment voulu, ces habitants ont lancé la piste de nouveaux logements économiques et participatifs dans les centres urbains denses. Ce phénomène se développe à travers le monde. Avec ce travail d’analyse terrain, l’agence Coloco apporte une réflexion originale et pragmatique sur la diversification des solutions de logement. 3 Il est important de confronter tout cela avec les nouvelles intentions de l’ordre des architectes de France datant d’octobre 2010 sur le thème des nouveaux projets de grands ensembles : «Il faut favoriser la réhabilitation et la reconversion en conservant le patrimoine et la mémoire de la commune en développant l’attachement et l’identification des habitants à leur habitation et en encourageant les projets culturels en présence d’artistes et associations locales. […] L’auto construction permettra de créer du lien social et des formes d’entraide, et de prévoir l’aménagement ou la finalisation par les habitants eux-mêmes de leur logement (étage supplémentaire) ou de leur parcelle (cabanon, végétation, piscine) : l’auto construction, assistée par un cahier des charges». 4
1- Patrick Bouchain, Construire ensemble le grand ensemble, édition Notre Atelier Commun, 2010, page 44 «Comment placer l’usager au cœur du projet ?». 2- Témoignages provenant de l’étude réalisée par Anne Debarre, Architectures de maisons d’architectes, pour le laboratoire ACS, 2OO3. 3- http://www.coloco.org, rubrique «squelettes» 4- Ordre des architectes, «Maires et architectes, 18 propositions pour un urbanisme durable et une architecture responsable», Lemoniteur.fr, octobre 2010 5- Image Coloco architectes, Brésil, immeuble squelette 6- Familles d'un immeuble réunies pour la fete des voisins
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VILLE ET POLITIQUE NORMES ET LOIS Les normes et lois sur l’architecture et la propriété dès qu’elles sont fixées restent très difficilement modifiables et incontournables aux yeux de tous. Et c’est pourtant sur elles qu’il faut encore s’appuyer pour faire changer les choses. «Il y a une urgence sociale qui est de réactualiser la norme et les méthodes de l’architecture et de la construction pour les rendre compatibles à la société». 1 «C’est l’acte qui valide ou modifie la règle» et c’est la réflexion que porte Patrick Bouchain dans l’élaboration et la réalisation de certaines de ses démarches. «On peut mener des actions démontrant l’erreur des institutions en réalisant de petites subversions exemplaires afin de réveiller tous ceux qui sont aliénés par les habitudes». En effet, voyant les limites et les barrières que les lois et les normes imposent à notre liberté d’action sur l’architecture, Patrick Bouchain va se transformer en commisvoyageur et porter la bonne parole aux habitants, aux jeunes architectes et même jusqu’aux politiciens, et tenter de diffuser, de transmettre et de faire passer ses idées novatrices. 2 Les hommes, bâtisseurs de sociétés ont tracé des chemins et déterminé des axes de communication pour les relier entre eux. Ils ont créé des formes universelles d’agencement de l’espace, inscrites dans la mémoire collective des gens (maisons, immeubles, routes, portes, murs, salles, couloirs). Mais pour que tout cela soit établi et protégé, des normes et des lois furent élaborées qui évoluèrent au fil du temps. D’ailleurs, c’est le hasard malheureux des guerres qui transforme brutalement le conventionnel, l’habituel pour donner une vision chaotique et nouvelle de l’espace urbain. On voit là que les normes et les lois dépendent de l’histoire. En ville, nous sommes toujours contraints à prendre des chemins prédéfinis, de par la disposition des murs et des bâtiments privés dont les lois les concernant et les protégeant nous imposent de les contourner. Les combats en milieu urbain, de par leur force et leur impact, transgressent cette disposition et les limites de l’espace privé et de l’espace public. Si un mur n’est rien d’autre que le signifiant d’un mur, qui marque des échelles d’ordre politique, le fait de démurer le mur devient aussi une forme de réécriture. Le discours architectural tend pour sa part à voir les murs comme les données
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irréductibles de l’architecture. La pratique militaire consiste à passer à travers les murs et à les voir comme une matière modelable. Les soldats utilisent une approche théorique transgressive pour suggérer que la guerre et le combat ne portent plus sur la destruction de l’espace mais d’abord sur sa réorganisation. La réhabilitation pour redonner vie aux bâtiments détruits doit elle aussi commencer par de la réorganisation. 3 «Enfin tout ce fracas, toutes ces destructions sont les ferments non voulus mais réels du renouveau et de la reconstruction, il faut donc en premier réinterpréter les villes détruites, repenser les espaces privés et initialiser les lois sociales (et donc spatiales) qui devront s’y appliquer, en second trouver des nouvelles formes d’architecture, d’habitat et cela en s’intéressant aux rapports privés/communs qui rentrent obligatoirement en jeu. Et puis ne pas oublier l’homme dans tout cela, inventer pour lui de nouvelles formes de déplacements dans le paysage urbain, changer les choses, faire tomber les murs non pas les vrais mais ceux de l’anonymat et de l’indifférence et surtout les reconstruire non pas seulement avec des briques, de la pierre et du ciment, mais avec de l’âme, du cœur, de la créativité joyeuse ouverte à la vie et à l’espace. Enfin élargir les formes, les perspectives, faire éclater les couleurs , donner de la force au vent qui s’engouffre dans les sous sols et remonte dans les étages pour filer vers le ciel, faire tomber le murs mitoyens, aller voir ses voisins, regarder ce qu’il y a sur le mur qui nous est commun et essayer d’imaginer les bases d’une existence collective». 4
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1- Christophe Catsaros, journaliste et critique d’architecture, «Paris, ville futuriste», titre pour la promenade urbaine (conférence nomade à travers le paysage urbain) du samedi 15 novembre 2008 en lien avec le centre culturel Georges Pompidou de Paris. 2- Patrick Bouchain, Construire ensemble le grand ensemble, page 28, «Jouir d’habiter, une propriété sociale». Patrick Bouchain était le conseiller de Jacques Lang, ministre de la culture entre 1988 et 1995 3- Jean louis Dufour, La guerre la ville et le soldat, édition Odile Jacob, 2002. Ancien officier et maître de conférences en polémologie à l’École spéciale militaire de SaintCyr. Il est également maître de conférence à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et enseigne dans plusieurs écoles et centres d’études ainsi qu’à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. L’analyse de l’architecte Isralélien Eyal Weisman, Hollow land, Israel’s architecture of occupation, édition Verso Libri, 2007, démontre les déplacements de l’armée israélienne lors des combats urbains. 4- Georges PEREC, Espèce d’espace, édition Gallilé, 1974. 5- Boulevard Tokyo 6- Passage de l'armée israelienne dans un immeuble 7- Tour des snypers, Beyrouth
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VILLE ET POLITIQUE CARACTÉRISTIQUES DES VILLES ANCIENNES : LES ENSEIGNEMENTS
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Quand nous voyageons dans un autre pays et que nous visitons les villes importantes, que nous nous promenons simplement dans la rue, nous nous dirigeons presque naturellement vers les lieux chargés d’histoire et les vieux quartiers. S’enrichir de la culture du pays visité, marcher sur les traces de cette même histoire, de celles de ses anciens habitants nous laissant des messages concrets, visibles sur leur manière de vivre, c’est donner beaucoup d’aliments à notre curiosité : entre autres, la découverte d’architectures différenciées mais cependant uniques par leurs particularités esthétiques et qui s’appuient sur les normes et les lois des époques traversées. Le projet de «Ville Totale» de l’urbaniste JeanClaude Bernard s’inspire des caractéristiques des villes anciennes pour en envisager de nouvelles, car en effet certaines de ces caractéristiques restent modernes et d’actualité et correspondent parfaitement aux besoins de l’homme contemporain : «La complexité des villes anciennes ne peut être attribuée au simple hasard, mais plutôt au goût étrange de taquiner et de faire peur, de donner le frisson et de frissonner, tout en s'efforçant de se sentir caché. Besoin de défense de la cellule familiale, de protection de l'individu au sein de la communauté. Ce goût du labyrinthe se traduit par une complexité des parcours de piétons et rend les groupements spontanés pleins de charme et mystérieux pour l'étranger». Jean Claude Bernard propose que la ville soit une sorte de labyrinthe spatial, consistant en une grappe de bâtiments reliés les uns aux autres, s'interpénétrant comme un espace public ayant fonction de rue ou de place et devant se trouver idéalement à la porte de chaque logis. Et dans ce labyrinthe, les habitants concernés retrouvent la liberté de créer l’ambiance de leurs lieux de vie au moyen des éléments d'équipement. Ainsi se crée, à partir du jeu de l'ossature primaire de verticales et d'horizontales, du jeu des formes plastiques nées de la fonction, un ensemble d'espaces ouverts, fermés, fuyants, concaves, convexes, de destination plus ou moins fixe.1 «La démocratie est un fait urbain, l’architecture son expression artistique, l’esthétisation d’une société se fait logiquement par le peuple, si c’est le pouvoir et l’état qui le fait pour le peuple c’est une dictature » 2 Où est la part d’autonomie créative et d’élaboration des gens qui y vivent et y vivront ? Y a-t-il une volonté politique de freiner cette approche en influençant les architectes et leurs projets et que par ce biais instaurer un contrôle des populations existantes et à venir ? La question est posée.
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«Les architectes ignorent et croient exercer un contrôle, mais leurs œuvres sont immanquablement englouties dans l’indifférence du shopping et dans l’extraordinaire voracité de l’inconscient collectif qui s’exprime rarement de la façon attendue par les architectes, lesquels ne savent rien de la complexité du système symbolique qu’unit la ville et ses habitants […] Quiconque se promène aujourd’hui dans une banlieue éprouve cette impression face à l’absurde de la rhétorique exprimée par les balcons et les fenêtres, la répétition obsessive des modules et la sotte naïveté de ceux qui ont maitrisé, de ceux qui ont misé sur la couleur d’une façade ou tout autre ornement pour faire oublier le reste. Partout à Varsovie comme à Milan, les banlieues affichent sans détours leur vraie nature : des cages à poules qu’on a vaguement essayé d’enjoliver. Mais l’artifice n’abuse personne. N’importe quel bidonville aura plus de dignité car s’y exprime un réel effort des habitants pour le rendre valable… Les habitants livrés à eux mêmes sont capables de faire mieux». 3
1- Jean-Claude Bernard, Essais pour une ville totale, réalisé entre 1961 et 1964 pendant son séjour à la villa Médicis à Rome, l’une de ses créations connues est le quartier de l’horloge (1970) au pied du centre George Pompidou à Paris. 2- Citation de Robert Byron, auteur britannique de récits de voyage (1905-1941), utilisée par Franco La Cecla dans son ouvrage Contre l’architecture. 3- Franco La Cecla, Contre l’architecture , édition Arléa, 2010. Architecte de formation, il est consultant au près de Renzo Piano. Il est le fondateur de l’agence ASIA, organisme qui évalue l’impact social des œuvres architecturales. 4- Jodhpur, Rajasthan, Inde 5- Rue commercante de Pékin
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VILLE ET POLITIQUE LA VILLE CRÉATIVE «Les maires des grandes villes affirment tous que leur préoccupation première est de développer l’attractivité de leur cité.» Il faut noter le rôle important des artistes dans la revalorisation des quartiers dégradés car c’est eux, en particulier, qui favorise l’acceptation et la tolérance d’un projet par des rencontres générées et par la créativité mise en pratique. L’attractivité de la rue, dans un cheminement de découverte en est la conséquence première. Elsa Vivant, une urbaniste française utilise un terme propre à la recherche scientifique, celui de la sérendipité pour expliquer le pouvoir attractif du paysage urbain : «Le terme de sérendipité exprime le rôle du hasard dans les découvertes, grâce auquel on trouve quelque chose que l’on ne cherche pas. C’est le caractère et la qualité propres à la marche et à la déambulation urbaine. Le passant, aux grés de son humeur, circule, ralentit, se retourne et découvre au coin d’une rue un passage couvert, un magasin inédit, un bâtiment surprenant, La qualité de la ville est de permettre ces hasards et d’offrir au promeneur des surprises et des rencontres improbables». 1 En cela, l’art du graffiti est une belle réponse à tous les sujets précédemment abordés dans ce mémoire : ceux de l’appropriation de la rue et de l’architecture, de la recherche de l’identité et de l’affirmation de soi, de l’équilibre à trouver entre le respect des règles et des lois et la faculté pour tous d’exprimer sa créativité. Bien que très peu légalisé le graffiti est une communication publique presque directe, une manifestation de l'esprit humain, éphémère et poétique, altruiste de par son mode de diffusion. De la simple gravure à la fresque colorée, le graffiti se définit comme un des moyens contemporains d’inscrire sur les murs le témoignage de son passage et l’expression de son individualité. Ces successions de séquences créatives qui construisent pour aujourd’hui et construirons pour demain sont les fondements d’une mémoire collective. Il reste cependant que cette démarche est définie comme illégale. Et pourtant n’est-il pas plus intéressant de se promener dans une rue où l’on peut lire en direct ce qu’expriment certains de leurs habitants plutôt que de marcher dans un espace vide insignifiant qui nous pousse à l’indifférence ? La légalité, alors peut-être pourrait s’appliquer à limiter les excès, mais alors qui définirait cette limite ? Moi-même, autrefois graffeur, je n’ai pu trouver celle-ci.
Le graffiti était une manière pour moi et mes camarades d'affirmer notre existence et notre créativité. Et cette affirmation plus l’incapacité de fixer des limites nous chargeant d’adrénaline, nous faisait voir la ville comme une sorte d’immense jeu de piste et de stratégie. «Il faudrait que les promoteurs donnent une partie du volume de leur bâtiment libre accès à la rue pour proposer l’appropriation libre et le squat public : un lieu de créativité ouvert à tous, appropriable à souhait». 2 On retrouve cette démarche dans le mouvement punk qui investissait les espaces oubliés et notamment les friches industrielles qui disparaissant petit à petit laissent place à des projets immobiliers répondant à l’accroissement démographique des zones urbaines. «En tant que lieu à l’écart de la vie économique, la ruine urbaine devient terre d’asile pour un art qui entend se démarquer de la production ordinaire et s’affranchir du règne de la consommation». 3 Charles Landry, un architecte anglais, travaille depuis 40 ans à organiser des actions visant à encourager la créativité pour tous. C’est en observant celles réalisées dans le monde entier qu’il a développé son enseignement, sa réflexion et construit sa méthode : pour cela il s’est appuyé sur les démarches culturelles entreprises par différents pays, les rassemblements et manifestations organisées par et pour les citoyens, les projets d’urbanisme et d’architecture à caractère social : «encourager la créativité des citoyens, apporter la culture en ville, l’enchantement et l’aventure, organiser des actions et des évènements visant à s’approprier temporairement les choses publiques, donner l’opportunité aux créatifs d’exercer leur art, aider les habitants à transformer leurs idées en une réalité, développer des programmes qui peuvent faire dévoiler aux gens leur créativité et tout le potentiel que cela peut leur apporter, mettre en avant le lien entre les arts et la culture des quartiers, réunir tous les potentiels créatifs des quartiers pour en faire un pôle puissant et dynamique pour les zones en difficulté, redonner le quartier à ceux qui l’habitent car quand il y a possibilité d’appropriation cela attire les créatifs externes. Ce tout peut permettre à la ville de devenir globalement créative. » 4 Les architectes de San Francisco en ont fait une application pratique avec leur célèbre manifestation «Parkingdays» consistant à inviter pendant un jour des gens à s’approprier des places de parking pour en faire un espace de créativité. Cette opération a eu un tel succès qu’elle a été reprise en France et dans d’autres pays. 5
comme l’identité et la couleur temporelle des villes : l’ambiance qui permet de les caractériser.Celanécessiteaussil’émergencede professionnels,desmanagersdutemps,chargés demettreenmusiquelesrythmesdelavilleet detrouverlebontempo.Ilfautsatisfaireles besoinssensorielsetpsychologiques,lasurprise, lavariété,lebaindefouleoul’isolement,la contemplation,latranquillitéoulemouvement, relationssocialesspontanéesetlibres».6
1- Elsa Vivant, Qu’est ce que la ville créative?, édition Puf, 2009. Elle est urbaniste et maître de conférences à l’institut français d’urbanisme. 2- Patrick Bouchain, conférence du 14 octobre à l’école d’architecture de Nantes, «Savoir ou compréhension?». 3- Rebecca Solnit, L’art de marcher, Acte Sud, 2002. Ecrivain et ancienne punk de San Fransisco. 4- Charles Landry, The Creative city, a toolkit for urban innovators, edition Earthscan, 2008. 5- Parking days: <http://parkingday.org/> 6- Luc Gwiazdzinski, «l’urbanisme des temps», Revue Ecologik, 2009. Il est géographe, chercheur IGA, agence d’urbanisme de Lorraine Nord : spécialisé dans le social, la mobilité et la vie nocturne. 7- Campagne de Pub IKEA, installation réelle sur les balcons d'un immeuble, baches imprimées, 2002
Ce tout créatif c’est «La variété face aux risques de banalisation». L’urbanisme de demain devra tenir compte de la mise en valeur indispensable des ambiances et des contextes de vie et par la suite de leur respect ce qui permettra de caractériser positivement la ville et de la rendre plus attractive. «Cette approche nécessite naturellement la prise en compte de notions nouvelles 7
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CONCLUSION
L’homme dans ses contextes quotidiens, recherche en quasi permanence à s’affirmer, à être reconnu par les autres, à se valoriser au sein de la société qui l’entoure. Il perpétue et construit son identité. L’ère des médias et d’internet et par conséquence du virtuel facilite la mise en jeu de celle-ci et donne la possibilité, au-delà des rapports humains directs de face à face, de gérer son image à sa guise et d’obtenir des informations et des échanges complémentaires plus rapidement. L’identité serait un concept presque stérile si l’on ne prenait pas en compte le cadre de vie et les biens qui s’y trouvent. Cela passe par des aménagements intérieurs et par des constructions élaborées selon l’expression créative de la personnalité de chacun. On peut parler ici de stratégie de l’appropriation dont le seul but est de communiquer avec les autres (le laissez-voir). Dans mon mémoire et dans une perspective professionnelle très proche, je m’intéresse tout particulièrement aux cadres de vie des gens modestes (3 millions de mal-logés en France !) qui vivent dans des logements sociaux. On pouvait penser que passée l’urgence des Trente glorieuses (le souci de loger tout le monde), on allait réfléchir à un autre mode d’urbanisation et notamment pour les classes sociales les plus modestes. Ce ne fut pas le cas et pour des raisons de coûts, grands ensemble, cités HLM et logement sociaux, continuèrent à pousser comme des champignons. De plus ces constructions, la plupart gérées par des organismes publiques n’autorisent aucune appropriation et uniformisent les contextes de vie de ses habitants. Ceux-ci communiquent moins vers l’extérieur car moins attractif, réduisent leur vie sociale de proximité et utilisent le net comme une compensation relative. Les conséquences sont évidentes : l’habitant n’étant pas décideur de son lieu de vie, il ne peut en aucun cas en être l’arrangeur, il devient en se sectarisant, infirme de sa créativité et de son enthousiasme, il se ferme aux autres, tue son environnement et se laisse aliéner petit à petit par les médias et le net qui donne l’illusion d’une ouverture au monde extérieur.
ambitieux s’ils ne s’appuient pas sur l’avis de ceux qui vivent dans ces quartiers accompagnés en cela par les architectes du moment qui, dans l’échange, ouvrent aux concernés leurs potentiels culturels et créatifs: le principe du logement social auto-construit annoncé par l’architecte Patrick Bouchain permettant aux habitants de s’approprier le projet et de sentir l’architecture de leur logis comme la leur en est un exemple probant. C’est tiré d’une citation de Démosthène (Philosophe grec, 384-322 av JC) que je finirai ma conclusion : «En premier l’action, en second l’action, en troisième l’action» La première, c’est le fait d’avoir tiré des enseignements de ce que j’ai vécu, ressenti, vu, engrangé à la fois dans la ville, la rue, les entreprises où j’ai travaillé. Tout cela est considéré comme une seule action véritable attisant ma curiosité, ma réactivité et ma créativité. De prise de notes en prise de notes, de photos en photos, de rencontres en rencontres, d’échanges en échanges, j’ai entendu l’idée de standardisation des identités raisonner en moi comme un concept négatif et de ce fait comme une problématique à traiter et la singularisation des identités comme l’espérance propre à tous. Le thème de mon projet de diplôme, sur le dernier point, s’est naturellement imposé à moi. La seconde est de réfléchir à partir de ces idées directrices, de ces demandes implicites, à la constitution de ma «caisse à outils» basée sur des compétences développées au sein de mon école et de mes entreprises, pour n’en citer qu’une : la conceptualisation. La troisième, c’est celle d’une perspective évolutive qui consiste à refuser que tout cela reste lettre morte et que ce travail de réflexion et de développement encore incomplet se concrétise par des actions « terrain» au service de mes futurs interlocuteurs. Et puis singulariser le contexte de vie de l’homme n’est pas qu’une affaire de designer, c’est aussi une affaire d’humanisme et d’individualisme positifs. Et c’est d’ailleurs en s’appuyant sur cette philosophie que j’entreprendrai une longue période de projet répondant en premier à l’étude ellemême : La standardisation des identités dans les cités et les grands ensembles, et la résultante de cette étude :
Sur ce dernier point le travail est déjà commencé puisque l’entreprise qui m’accueille, intéressée par ma démarche, me demande de réfléchir et de travailler sur la réhabilitation d’une soixantaine de maisons toutes identiques, réhabilitation qui consiste à les individualiser au cas par cas.
LA SINGULARISATION DES IDENTITÉS DANS LES CITÉS ET LES GRANDS ENSEMBLES
La singularisation des identités dans les cités et les grands ensembles, en application et résolution terrain.
L’enjeu des politiques et des élus locaux est simple : rendre les quartiers plus vivables, plus humains. Ils ne peuvent aboutir à ce projet très
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Jules Charbonnet
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