les gecekondu d’Istanbul
Julie Lavayssiere septembre 2015
entre transformations urbaines et luttes populaires, les gecekondu d’Istanbul
mémoire de recherche directrice : Valérie Foucher-Dufoix séminaire FARE, Fabriquer Représenter 4
“Ce quartier, avec ses femmes à moitié voilées, ses quelques poules, ses fosses septiques et ses puits ouverts, est un peu un village. Avec ses femmes qui rêvent de tenues modernes, ses rares voitures luxueuses, ses quelques lycéens et étudiants, il est aussi un peu une ville. En fait, ce n’est ni un village, ni une ville. C’est une de ces banlieues prisonnières de leurs contradictions, qui cherchent à s’émanciper, et dont les habitants eux-mêmes ne savent pas se définir.” Nalan Türkeli, 1995 5
* Note au lecteur, pour un soucis d’exactitude, les entretiens réalisés en anglais apparaissent au long de ce mémoire dans leur langue d’origine. Quant aux traductions du turc au français, elles sont réalisées par l’auteure, du mieux possible... 6
avant-propos et remerciements Une année en Turquie, voilà ce qu’il aura fallu pour me pousser à choisir ce thème, le rapport entre ville, politique et société à Istanbul. Tout d’abord par revanche : on ne pourra pas dire que cette université, dans laquelle j’étais en échange à Istanbul, aura fait de moi une grande architecte ; elle s’est même montrée plutôt décevante si je m’en tiens à l’apprentissage du projet architectural. J’y ai pourtant beaucoup appris, auprès d’une poignée de professeurs, des champs de l’urbanisme, de la politique et de la sociologie, appliqués à la Turquie. Le contexte inconnu et mouvementé m’a sans cesse ré-interroger sur le bien fondé des actions assénées à l’espace urbain et leurs réactions. Ce que j’ai appris au cours de cette année, je souhaite maintenant le comprendre ; le questionner, l’approfondir, le partager. C’est une revanche autant qu’une excuse pour m’approprier les thèmes qui me sont chers : la formation de la ville, le lien ville et société, la migration et l’acculturation. J’aurais pu travailler ces sujets en
portant mon regard sur la France, comme l’a fait Colette Pétonnet avant moi. Cependant, là où le pays étranger pose des embûches telles que la langue, le manque de connaissance du pays et de sa culture, il a de nombreux autres intérêts à mes yeux ; il nous induit une nouvelle posture, une approche dénuée de préjugés, un retrait objectif et une soif de comprendre. Enfin, le questionnement des processus et mécanismes à l’étranger nous renvoie sur ce qui nous entoure, dans notre pays ou dans nos manières de faire, les éléments pris pour acquis et évidents peuvent alors, à leur tour, être sondés. Je considère que c’est par ce cheminement, comparaison ou confrontation entre connu et inconnu, que nous pouvons éprouver notre sens critique et donc parvenir à de nouvelles solutions réfléchies. Ce travail de recherche en Turquie en appelle donc un autre, personnel, de questionnement des pratiques urbaines et politiques dans d’autres contextes.
Je remercie bien sûr ma directrice de mémoire, Valérie FoucherDufoix, pour ses conseils et ses aiguillages avisés. En dehors de cela, des remerciements n’ont pas réellement lieu d’être ici, la plupart des personnes qui m’ont aidé dans cette démarche ne comprendront pas ces paroles ou ne les liront pas. Alors j’évoquerai. J’évoquerai ces personnes, croisées dans le cadre de l’université à Istanbul, ou hors de celui-ci, qui ont pris du temps pour me relater un évènement, traduire un passage, rectifier mes dires, répondre à mes questions incessantes. J’évoquerai les professeurs de l’université Mimar Sinan, disponibles et désireux de partager leurs savoirs, autant que de savoir ce que nous avons à partager. J’évoquerai les accueils et les sourires malgré l’incompréhension linguistique. Je remercie enfin Adrien et Thomas pour leur aide très appréciable et appréciée et ma famille pour leur soutien sur la dernière ligne droite.
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sommaire 10 12
Prononciation et termes turcs Introduction 2, TOP-DOWN : L’APPROCHE DE LA VILLE,
1, DU CAMPEMENT URBAIN AUX QUARTIERS DE
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GÜLSUYU ET GÜLENSU
a. une histoire spatiale à l’origine de la ville informelle
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_ la redistribution de l’espace de 1923 à nos jours _ le développement informel de la ville d’Istanbul 32
b. le gecekondu devient quartier
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_ le terme ‘gecekondu’ et ses dérives _ les outils spontanés de l’intégration architecturale _ du campement au varoș, notions d’intégration et de ghettoïsation
c. un gecekondu à Istanbul, Gülsuyu et Gülensu
_ l’approche du terrain _ définition du terme ‘quartier’ _ cas d’étude : les quartiers de Gülsuyu et Gülensu
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ENTRE INTÉGRATION
ET TRANSFORMATION
ET RÉSISTANCES
_ l’intégration urbaine dans les textes _ les acteurs de la transformation _ le processus mené à terme, l’exemple proche de Bașıbüyük
b. l’implication de la ville dans le développement du quartier _ la mise en place des réseaux _ les moyens de transport _ les équipements _ le statut du sol _ la régénération urbaine
81
c. le ‘logement social’ comme alternative au gecekondu
LA RIPOSTE DU QUARTIER,
ENTRE ASSIMILATION
a. le gecekondu face à la transformation urbaine
3, BOTTOM-UP :
_ de l’expulsion au relogement _ de nouvelles formes urbaines et la mise à mal de la communauté _ vers une nouveau varoș ?
92
a. le gecekondu, un quartier comme un autre ? _ une normalisation urbaine lente _ la division de la communauté _ la persistance de l’économie grise
111 b. les acteurs
de la résistance locale _ les comités socialistes _ les associations de quartier _ les associations extérieures _ les organisations inter-quartiers
123 c. le gecekondu
et les luttes urbaines _ les revendications des gecekondu face à la transformation urbaine _ la dualité des mobilisations populaires _les luttes urbaines, des revendications géopolitiques
134 Conclusion 138 Bibliographie 143 Annexes 9
alphabet turc
table des sigles
À l’exception des quelques lettres suivantes, les sons turc se prononcent comme en français et chaque lettre doit être énoncée.
AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi : Parti de la Justice et du Développement ANAP, Anavatan Partisi : Parti de la Mère Patrie CHP, Cumhuriyet Halk Partisi : Parti Républicain du Peuple DA, Dayanıșma Atölyesi, Atelier Solidaire
c
[dʒ]
se prononce ‘dj’
DEV-YOL, Devrimci Yol : La Voie Révolutionnaire
ç
[tʃ]
se prononce ‘tch’
DHKP-C, Devrimci Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi :
e
[e]
se prononce ‘é’
g
[g]
se prononce ‘gu’
ğ
ne se prononce pas, allonge la voyelle
i
[i]
se prononce ‘i’
ı
[ə]
son entre ‘i’ et ‘eu’
ö
[ø]
se prononce ‘eu’
s
[s]
se prononce ‘ss’
ș
[ʃ]
se prononce ‘ch’
ü
[y]
se prononce ‘u’
u
[u]
se prononce ‘ou’
Ainsi, le terme turc principal de ce mémoire, gecekondu, se prononce [gedʒekɔ̃du] ou encore ‘guédjékondou’
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Parti-Front Révolutionnaire de Libération du Peuple DP, Demokratik Partisi : Parti Démocratique GÜLDAM, Gülsuyu ve Gülensu Yașam ve Dayanıșma Merkezi, Association de Solidarité et d’Embellissement de Gülensu-Gülsuyu IBB, Istanbul Büyükșehir Beledieyesi : Municipalité Métropolitaine d’Istanbul IMDP, Istanbul Mahalleler Dernek Platformu, Plateforme des Associations de Quartiers d’Istanbul IMP, İstanbul Metropoliten Planlama : Plannification Métropolitaine d’Istanbul IMECE, Toplumun Șehircilik Hareketi : Mouvement d’Urbanisme de la Société SDP, Sosyalist Demokrasi Partisi : Partie de la Démocratie Socialiste TKP, Türkiye Komünist Partisi : Parti Communiste Turc TMMOB, Türk Mühendis ve Mimar Odaları Birliği : Union des Chambres des Ingénieurs et Architectes Turcs TOKI, Toplu Konut Idaresi : administration nationale du logement collectif
mots turcs employés Utilisés tels quels pour les possibles approximations de leur traduction ou par leur usité dans le language turc, ces mots turcs sont réunis ici en pense-bête, ils sont expliqués au fur et à mesure de leur découverte dans le texte.
_ apartman :
immeuble
_ kentsel dönüșüm projeleri : projets de transformation urbaine
_ apartkondu :
terme hybride,
_ Kiptaș :
_ cadde :
nom de la corporation
entre gecekondu et apartman
du logement social d’Istanbul,
grande rue, avenue
dépend de la Municipalité Métropolitaine
_ çarpık-kentleșme : ‘mal-urbanisation’
_ kurtarılmıș bölge : ‘zone libérée’
_ çay evi :
‘maison de thé’
_ mahalle :
quartier
_ cemevi :
lieu de culte de la religion alévie
_ memleket :
village, ville, région d’origine
_ dolmuș :
minibus privés pour le transport collectif,
_ metrobüs :
bus ayant sa propre voie sur les autoroutes
_ muhtarlık :
unité administrative du quartier
terme défini plus longuement plus loin.
_ muhtar :
représentant élu du muhtarlık
Désigne à la fois les zones de ‘bidonvilles’
_ sokak :
petite rue, ruelle
_ toplu konut :
‘logement social’,
aux lignes et tarifs fixes _ gecekondu :
et les maisons les composant _ gecekondulașma : synonyme en turc de bidonvillisation
préférer la traduction ‘logement collectif ’
_ halkevleri :
les ‘maisons du peuple’
_ hemșehri :
renvoyant aux personnes originaires
d’utilité publique ou religieuse,
d’un même lieu, le memleket
par extension, fondation religieuse
_ kahvehane :
‘maison de café’
_ kentin köyleșmesi : ‘ruralisation de la ville’ _ kentleșme :
_ vakıf :
_ yapsat :
donation faite à une fondation
‘fais et vends’, système économico-constructif
urbanisation/bidonvillisation 11
introduction Les années 1950 auront vu arpenter sur les routes de Turquie des milliers d’hommes, puis de familles, à la recherche d’un travail et d’une vie meilleure. Suite à la mécanisation des campagnes dans un premier temps ils prennent la direction des grandes villes, Istanbul, Ankara, Izmir. Les migrants se sont succédés, les années également ; ils ont continué d’affluer, fuyant la pauvreté ou les conflits,1 si bien qu’entre 1950 et 2000, Istanbul a recueilli plus de 10 millions de migrants sur son territoire.2 Ils s’installent sur les terres de l’Etat, construisent des abris, des quartiers puis des bouts de villes et celles-ci s’étendent avec eux. Les campements se sont consolidés, se sont équipés ; tour à tour tolérés, démolis, régularisés, jusqu’à former des quartiers, 1 dans la seconde partie des années 1980, des affrontements oppose le gouvernement turc à l’organisation terroriste indépendantiste kurde du PKK, les habitants du Sud-Est de la Turquie sont forcés à émigrer de leur région. 2 PEROUSE Jean-François, “les migrations vers Istanbul : discours, sources et quelques réalités”, Les dossiers de l’IFEA : La Turquie d’aujourd’hui, n°9, juin 2002, p. 55
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entre ville et campagne, d’une densité relative. C’est eux que nous nommons communément les gecekondu, désignant ainsi à la fois les habitations et le ‘morceau de ville’ que leur assemblage produit. Gecekondu signifie en turc ‘posé dans la nuit’, évoquant les poussées de villages fragiles sur le sol de la ville, à la manière de champignons. Ce terme est maladroitement traduit par bidonville en français, ou slum en anglais et, s’il parait juste de les qualifier de ‘campements informels’ à leurs naissances, ils se confondent avec le temps aux quartiers plus anciens qu’ils côtoient. Les nouveaux quartiers se succèdent, de plus en plus loin sur le territoire, comme les mailles d’un chaine, l’un annonçant déjà le prochain3 ; et chaque arrivée est un peu moins bien accueillie que la 3 les gecekondu représenteraient 60% de la zone urbaine d’Istanbul, chiffres cependant contestés en raison de la définition imprécise du terme gecekondu sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 1, PEROUSE Jean-François, ‘Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique’, en ligne, European Journal of Turkish Studies, 2004, en ligne depuis le 17 Juin 2009, URL : http://ejts.revues.org/117
précédente, par les ‘vieux Stambouliotes’4 qui ne sont en réalité, bien souvent, que d’anciens migrants. La ville se diffuse lentement, sur le territoire grandiose dont elle dispose,5 à n’en plus finir, et ce déploiement met à nu ses faiblesses, en terme de transports, d’intégration et d’organisation du territoire. Les instances de planification s’emparent du problème urbain à bras-le-corps au début des années 2000, aspirant à parer Istanbul de l’image d’une ville moderne et globalisée. Les projets de transformation et de régénération urbaines se multiplient, à différentes échelles, sans pour autant suivre un quelconque schéma directeur. Ne cadrant pas avec cette logique, les gecekondu et leurs populations sont jugés responsables des dysfonctionnements et maux contemporains, et se trouvent peu à peu exclus de la société, puis du territoire de la ville. Cette mise 4 PEROUSE Jean-François, “Les migrations kurdes à Istanbul. Un objet de recherche à reconstruire “, Etudes rurales, n°186, 2010, p. 169-180 5 Istanbul est une province de 500 milles hectares, sur laquelle la ville elle-même occupe la moitié du territoire.
au banc des populations non désirées ne se fait cependant pas sans résistances. Les habitants se soulèvent spontanément et, non sans répression, pour les défenses croisées d’un territoire, d’une identité et d’un ‘droit à être là’.
état des savoirs Le phénomène du gecekondu est un thème récurrent de l’actualité, des discours politiques ainsi que des recherches scientifiques en Turquie, tour à tour diabolisé ou embelli. Sa forme physique, les causes de son apparition sont des sujets de prédilection pour les chercheurs en urbanisme, qu’ils soient natifs ou étrangers. Les nombreux articles et ouvrages à son propos sont cependant relativement généraux avec un tendance remarquée pour une nostalgie bienveillante pas toujours fondée. La littérature scientifique en question peine à se concentrer sur les aspects d’un quartier dans sa globalité et les enjeux actuels de cette typologie urbaine, dont on peut retenir en premier lieu les risques sismique et ségrégationniste. En parallèle, les annonces successives de mega-projets et de transformations urbaines ont amené à un regain d’intérêt pour les mécanismes décisionnels et
planificateurs de la ville parmi les cercles universitaires, dans les champs de l’urbanisme, de l’architecture et de la sociologie. Sont étudiés les rapports de causes à effet entre transformations physiques et ségrégation sociale, entre politiques urbaines et mouvements sociaux.6 Cet entrain fait notamment suite aux évènements de Gezi Park en juin 2013, qui ont amplifié l’intérêt populaire envers les conséquences sociales et environnementales du développement accéléré de la ville. Cette implication nouvelle qu’ont les universitaires et les chercheurs face aux problèmes contemporains et notamment face à l’étouffement des minorités en Turquie est d’ailleurs relativement mal perçue par le gouvernement qui tend à faire taire les critiques et les analyses, de façon radicale.7 Cette réaction 6 voir dans la bibliographie, ALTINOK Emrah et CENGIZ Hüseyin, ERGUN Cem et GÜL Hüseyin, ERDI LELANDAIS Gülçin ou encore KORMAZ Tansel et ÜNLÜYÜCESOY Eda 7 On se souvient de l’appel des ‘universitaires pour la paix’ du 10 janvier 2016 face à une vague d’arrestations et de répressions du gouvernement envers les universitaires. GROUPE INTERNATIONAL DE TRAVAIL POUR LA LIBERTÉ DE RECHERCHE ET D’ENSEIGNEMENT EN TURQUIE, “M. Erdogan, cessez votre offensive contre la liberté de recherche et d’enseignement en Turquie”, Le Monde, janvier 2016, URL : lemonde.fr/idees/article/2016/01/18/m-erdogan-cessez-votre-offensivecontre-la-liberte-de-recherche-et-d-enseignement-en-
quasi-autoritaire laisse entrevoir un sujet cuisant, polémique et ancré dans l’actualité autour des questions de pouvoir, d’espaces et de sociétés.
problématique Le contenu de ce travail est à la croisée de plusieurs de ces questions : les projets de transformation urbaine dans les quartiers de gecekondu d’Istanbul. Ceux-ci se multiplient depuis le début des années 2000 et visent à régulariser ces ‘morceaux de ville’, tant dans leurs aspects physiques que législatifs et, par un contexte opportun, sociaux. La volonté de transformation d’un quartier amène à quantité de questionnements, sur le bien-fondé de celle-ci, les mécanismes utilisés dans le processus de transition d’une forme A à une forme B et l’implication des habitants dans cette altération de leurs contextes de vie. Quel est l’objectif des transformations urbaines dans les gecekondu d’Istanbul et quel impact ont-elles sur les populations concernées ? Il s’agit dans un premier temps ici de chercher à comprendre les raisons d’une telle décision et, si elle a lieu dans les années 20008, il nous parait nécessaire turquie_4849110_3232.html 8 dans le cas étudié des quartiers de Gülsuyu et 13
d’en étudier l’origine dans les années antérieures. En effet, l’idée même de la transformation implique un rejet de la forme actuelle, qui est jugée inadaptée à l’environnement dont elle est constituante, renvoyant ainsi à l’examen de l’inter-connexion existante entre le quartier d’une part et la ville d’autre part. Soixante ans après l’installation des premiers gecekondu à Istanbul, peut-on considérer que ces quartiers sont intégrés au reste de la ville et quel a été le rôle des autorités compétentes dans ce processus ? Et suivant le degré d’accomplissement de ce dernier, quels ont été les arguments justifiant d’une telle transformation ? Quant à la transformation en elle-même, elle engage nombre d’acteurs : politiques, financiers, constructeurs, experts, à différents temps et aux intérêts divers. L’analyse de ces acteurs, de leurs implications et des outils adoptés pour mener à bien le projet, nous renseigne sur les objectifs véritables de ces transformations, qu’ils soient spatiaux, politiques, économiques ou sociaux. Quels sont donc ces acteurs de la transformation ? En outre, on peut questionner la forme urbaine développée par ces projets : Quels sont les maux urbains identifiés et quelles Gülensu, le projet de transformation urbaine a été annoncé par la Municipalité Métropolitaine en juillet 2004
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réponses apportent-elle à ceux-là ? A qui s’adresse le nouveau cadre de vie ? Quel habitant accueille t-il et quel citoyen doit-il former, modeler ? Cette dernière question renvoie à un aspect majeur de la transformation urbaine, celle de la population concernée par le projet. Les habitants de ces quartiers sont au coeur d’une nouvelle politique urbaine ; cependant, leur participation aux prises de décision n’est pas une donnée pré-établie et nécessite d’être revendiquée à tout moment. Que prévoit le projet pour ces populations et comment s’impliquent-elles dans, ou à l’encontre, du processus ? Nous émettons ici l’hypothèse que, si la transformation urbaine est une décision directive, provenant d’une autorité publique, les habitants sont détenteurs du pouvoir de la faciliter ou de la ralentir. S’ils s’y opposent, ils se trouvent alors sur le fil, balançant entre résistance urbaine et revendications politiques.
méthodologie9 Ces interactions entre société, politique et modifications urbaines dans le processus 9 la méthodologie est plus amplement développée dans le chapitre 1.c
de développement d’Istanbul sont le fil conducteur de ce travail de recherche. Il s’appuie sur un large panel d’articles quant à la transformation urbaine d’Istanbul et aux gecekondu, relativement généralistes. Le choix d’un quartier d’étude est ainsi un alibi à une analyse plus poussée des raisons et conséquences de la transformation à l’échelle locale, via l’étude spatiale du site, de ses habitants et des comportements des autorités planificatrices à leur égard. Le terrain étudié, les quartiers de Gülsuyu et Gülensu dans l’arrondissement de Maltepe, est pris à titre d’exemple. Cependant, si chaque quartier de gecekondu possède une histoire particulière et des caractéristiques qui lui sont propres, les phénomènes observés en ces lieux ont une résonance à plus grande échelle et sont évocateurs de problématiques communes et applicables à de nombreux quartiers.
corpus d’étude Ce travail a reposé sur un ensemble de documents issus de l’analyse du terrain. Ainsi, les observations critiques, les réponses au questionnaire élaboré, les dessins et photographies, récoltés sur le site d’une part, ainsi que les documents
de la Municipalité de Maltepe, de la Chambre des Architectes et les entretiens tenus auprès d’urbanistes d’autre part, sont à la base des réflexions et des problématiques développées dans ce mémoire. Ils s’intègrent dans ces pages sous la forme d’extraits du journal de bord tenu lors des errances dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, d’extraits d’entretiens, de photographies et de cartes réalisées par l’auteure. S’ajoutent à cela des extraits des ouvrages de Nalan Türkeli10 et Latife Tekin11, relatant des épisodes du gecekondu tel qu’il est vécu par les auteures. Ce mémoire est également nourri par les travaux de recherches de quelques auteurs-phares. A la source du thème de ce mémoire, nous trouvons les recherches de l’anthropologue urbain Michel AGIER. Celui-ci a notamment porté ses réflexions sur le phénomène du campement urbain, de son installation à sa transformation, ainsi que sur la définition du terme ghetto sur laquelle nous reviendrons au fil de ce mémoire.
Nous retiendrons également les travaux de David HARVEY, notamment présent à l’université Mimar Sinan à Istanbul au cours de la période d’analyse du terrain. A travers ses ouvrages, il évoque les rapports de cause à effet entre l’économie capitaliste, les transformations urbaines et l’émergence de mouvements sociaux contestataires. Ces réflexions ont ainsi permis de replacer le cas de Gülsuyu et Gülensu dans un contexte plus vaste, à l’échelle internationale. Enfin, viennent les nombreux et exhaustifs articles de Jean-François PEROUSE. Directeur de l’IFEA12 d’Istanbul, ces travaux recouvrent un large panel de sujets des champs de l’urbanisme. Il y décompose scrupuleusement les mécanismes de la planification urbaine stambouliote et redéfinit les cadres théoriques de recherche de nombre de sujets, ayant notamment trait aux gecekondu et aux migrations.
déroulement de ce travail
10 TÜRKELI Nalan, Une femme des gecekondu, journal, Paris, éditions du toit, 2000
Dans l’objectif de comprendre les tenants et aboutissants de ces transformations, nous en recontextualiserons les aspects dans un premier temps. Après un aperçu du développement urbain passé
11 TEKIN Latife, Contes de la montagne d’ordures, Paris, éditions du stock, 1995
12 Institut Français des Etudes Anatoliennes
et actuel d’Istanbul, dirigé ou populaire, nous nous attarderons sur le statut théorique des quartiers de gecekondu, entre définitions scientifiques, politiques et médiatisées. Nous ferons par la même occasion l’ébauche historique et social des quartiers de Gülsuyu et Gülensu afin d’en comprendre les tenants et aboutissants pour la suite de ce travail. Dans un deuxième temps, nous tenterons de comprendre l’attitude tenue par la ville envers ces quartiers. Nous lirons ainsi les cadres administratifs et législatifs entourant le gecekondu et leurs rôle dans la ‘légalisation’ de celui-ci. C’est par cette compréhension qu’il est alors possible de démêler les raisons et objectifs des projets de transformation urbaine annoncés et d’analyser la forme urbaine promut en remplacement. Enfin, nous décrypterons les faits et gestes des habitants des quartiers étudiés, afin d’identifier leur position dans la ville ainsi que les raisons de leur opposition à ce projet et les acteurs impliqués dans ce processus. Nous clôturerons ce travail par un tour d’horizon des revendications populaires à Istanbul, les comparant et les confrontant ainsi à celles des quartiers étudiées.
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CHAPITRE
1, DU CAMPEMENT URBAIN AUX QUARTIERS GÜLSUYU-GÜLENSU
chapitre 1, du campement urbain aux quartiers Gülsuyu et Gülensu
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CHAPITRE
1, DU CAMPEMENT URBAIN AUX QUARTIERS GÜLSUYU-GÜLENSU
a. histoire spatiale et développement du phénomène gecekondu 1. Redistribution de l’espace, de 1923 à nos jours Depuis la chute de l’Empire Ottoman, l’espace a été utilisé comme outil politique, outil de force et de consentement. Cela s’est traduit par une redistribution de l’espace, rural dans un premier temps puis urbain. L’urbanisation de la Turquie date des années 1950 mais elle trouve ses sources et ses explications dans les plus jeunes années de la République. la fin de l’Empire Ottoman Au cours du XIXème siècle, l’Empire Ottoman alors en déclin tente à tout prix de se moderniser, il lance la période de réformes Tanzimat, annoncée par le sultan Mehmet II en 1830. Ce terme, ‘réorganisation’ en turc-ottoman, renvoie à la modernisation des banques, de l’éducation, de l’administration et des moyens de communication. Elle vise à revitaliser l’empire en unifiant les différents peuples résidants, sous la bannière d’une modernisation ottomane, en
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tentant d’“ottomaniser l’empire”.1 Cette ère, poursuivie en 1877 par les réformes urbaines de provinces, Vilayet Belediye Kanunu, laisse l’Empire Ottoman faible et exsangue, à la veille de la Première Guerre Mondiale. Cette période coïncide avec la montée des Jeunes-Turcs au pouvoir, connus sous le nom de Comité Union et Progrès. Le traité de Sèvres du 10 août 1920, signe l’éclatement de l’Empire Ottoman. Mais l’émergence de la figure de Mustafa Kemal, dit Atatürk, et le traité de Lausanne favorisent l’émergence de la République en 1923. Diminué depuis le traité de Sèvres, la Turquie s’étend pourtant au Sud-Est avec l’annexion du Kurdistan et d’une bonne partie de l’Arménie. 1923-1950, l’espace rural Concomitamment à la naissance de la République, une nouvelle capitale est 1 ÇELIK Zeynep, Empire, architecture, and the city : french-ottoman encounters 1830-1914, Seattle, éd. University of Washington Press, 2008
instaurée. Istanbul est le symbole du temps ottoman et du bloc historique antérieur, faite de mosquées, de palais et d’obscurantisme. Le pouvoir déménage donc, pour marquer son opposition au régime passé et affirmer une nouvelle vision de la ville ; Ankara devient la capitale de la nouvelle République de Turquie. Ankara se doit de refléter la ville turque moderne, issue d’un village de campagne, dessinée par de larges avenues et par les alignements d’immeubles-cubes ; elle doit accompagner les transitions du nouveau régime ainsi que les bouleversements de la Turquie. La majeure partie de la population de la Turquie est alors rurale notamment après les échanges de populations forcés prévus par le traité de Lausanne entre la Turquie, la Grèce et les Balkans, qui ont plus particulièrement touchés les villes d’Anatolie. Neuf cent mille orthodoxes sont envoyés en Grèce ; en échange, un demi million de musulmans vivant jusque là en Grèce sont rapatriés et se retrouvent sans terres en Turquie. De ce fait, l’industrie nationale et l’enteprenariat reculent
et diminuent l’attractivité de la ville. La population citadine passe de 25% avant les guerres à 18% après.2 C’est un véritable phénomène de ruralisation qui prend forme dans une Turquie alors pauvre, en ruines (les chemins de fer, les ports et les habitations ont particulièrement été touchés) et dépeuplée après de longues années de luttes intestines. Le pouvoir encourage ce retour au monde rural à travers l’établissement dans les villages de maisons du peuple (halkevleri) pour l’éducation des populations et par la création de nouvelles d’industries nationales. “Si la majorité de notre nation n’était pas faite d’agriculteurs, nous n’existerions pas en ce monde aujourd’hui” dit Atatürk en 1923, traduisant l’importance des populations rurales dans l’édification de la Nation turque. Les terres rurales appartenaient en grande partie à la famille impériale et aux élites ottomanes. Avec la chute de l’Empire, elles sont nationalisées. La redistribution de l’espace agricole a été l’outil de la volonté kémaliste3 afin de mettre 2 ZÜRCHER Erik, Turkey, a modern history, Londres, éd. IB Tauris, 2004 3 Le kémalisme renvoie à son personnage source, Mustafa Kemal Atatürk. Il s’agit d’une idéologie d’état reposant dès 1919 sur six principes fondateurs, ‘les six flèches de la modernisation’ : républicanisme, populisme, laïcité, révolutionnarisme, nationalisme, étatisme.
fin aux distinctions de classe et d’intégrer l’ensemble des habitants au sein de cette nouvelle Nation. La redistribution des terres permet par là-même de diminuer les velléités communistes et kurdes en s’appuyant sur le consentement et la satisfaction populaire, notamment des fermiers sans-terres. Et quand la satisfaction ne vient pas, arrive la répression. Après le génocide arménien de 1915, les kurdes sont seuls maîtres des terres du Sud-Est de la Turquie et sont à leur tour réprimés, dispersés. L’identité kurde est officiellement niée, depuis 1926, au nom de l’unité nationale. Leurs terres sont alors récupérées par l’Etat et, elles aussi, redistribuées. A travers cette mesure, Atatürk envisage la modernisation de l’économie ; il s’agit d’aider les populations rurales à devenir des producteurs puis des consommateurs, participant ainsi au développement d’une Etat capitaliste. In fine, seule une petite proportion des terres publiques ont été redistribuées et encore aujourd’hui, près de 60% des terres appartiennent à l’Etat. Les principaux propriétaires sont alors les élites du Parti Républicain du Peuple, le CHP, le parti unique mené par Atatürk. La mesure n’en est que partiellement satisfaisante pour le peuple anatolien. Le projet kémaliste se trouve de plus en plus contesté bien qu’aucune opposition officielle ne se mette en place.
1950-1980, l’espace urbain En mai 1950, avec la fin du parti unique et la mort d’Atatürk, le parti démocratique DP, demokratik partisi, s’impose et gagne les élections contre le CHP. S’ensuit un renouvellement et une modernisation économique considérables, portés par une politique libérale. Cependant, le point de départ de ces développements notables ne fut pas l’élection en ellemême mais la réception de l’aide du plan Marshall, signée en 1947 et effective dès l’année 1949. Pour le parti au pouvoir, la modernisation économique de la Turquie est conditionnée par la modernisation de l’agriculture, c’est-à-dire, dans une premier temps, par le pourvoi de crédits attractifs pour les paysans et le maintien de prix élevés sur les productions. Ces politiques, favorisant l’importation de nouvelles machines agricoles, sont directement visibles sur le territoire à travers la redéfinition du parcellaire, passant ainsi de campagnes morcelées à de grandes terres, nécessitant peu de main d’oeuvre. Après la crise de 1929, et malgré un encouragement de l’investissement étranger, les entreprises encore familiales turques sont peu attractives sur le plan mondial. L’Etat est contraint à l’autarcie et vote en 1931 une politique d’étatisme économique, en développant l’industrie 19
CHAPITRE
1, DU CAMPEMENT URBAIN AUX QUARTIERS GÜLSUYU-GÜLENSU
qui se limitait jusque là au sucre et au textile. L’Etat devient alors le principal investisseur, notamment dans les domaines de développement du réseau routier, de la construction immobilière et de l’industrie agro-alimentaire. Le premier plan quinquennal est mis en place en 1933 mais c’est après le Coup d’État de 1960 que le développement s’accélère. Le développement prend appui sur un politique de planification régionale et économiqe sur le modèle soviétique. L’industrie textile atteint une ampleur phénoménale qui persiste encore aujourd’hui. Ces industries se développent alors aux abords proches des grandes villes et attirent les travailleurs peu qualifiés des zones rurales. Des masses de travailleurs arrivent alors depuis les campagne afin d’obtenir un emploi. Avec l’exode rural et le développement économique majeur, le pouvoir saisit l’opportunité de faire des migrants à la fois la main d’oeuvre et la clientèle de ces industries afin de consolider son marché intérieur. Cependant, l’Etat est alors financièrement incapable d’aider les populations à s’installer en ville et de leur procurer un logement, l’argent ayant disparu dans le gouffre de l’aménagement de la nouvelle 20
capitale, Ankara, au dépend d’Istanbul et des autres grandes villes. La solution instaurée est alors une solution de fait, un arrangement tacite, protecteur des intérêts réciproques. Les autorités locales adoptent une posture passive, prenant le rôle de régulateur plus que de fournisseur, en laissant les populations nouvelles s’installer sur des terrains municipaux inutilisés, satisfaisant ainsi les masses sans pour autant dépenser le moindre sou. Les migrants trouvent un travail, un lieu d’installation dans les environs et y construisent leurs abris avec peu de moyens, aidés d’une communauté autour d’eux. Cette masse de population livrée à elle-même attire toutefois les mafias locales, qui se donnent pour mission de gérer les terres et les constructions, ainsi que les nouveaux partis en plein développement qui voient en eux un formidable potentiel électoral. Leur loyauté est échangée contre une protection face à la démolition, la légalisation du campement ou la promesse d’un accès aux réseaux et infrastructures. Le gecekondu, car c’est de ça qu’il s’agit in fine, se trouve ainsi empreint, dès son émergence, d’instrumentalisation et d’intérêts politiques et économiques.
1980-2000, amnisties et droits de construction Les Coup d’États militaires successifs, en 1960, 1971 et 1980, soulignent la fragilité du système politique et économique. C’est Cette période favorise l’émergence du Parti de la Mère Patrie ANAP, anavatan partisi, qui renoue avec les préceptes kémalistes de la loi, de l’ordre ainsi que du libéralisme économique. L’autarcie économique prend alors fin, aux dépends de l’industrie de substitution. Les produits turcs de qualité médiocre ne trouvent plus preneurs face aux produits importés, conduisant ainsi à la liquidation de nombreuses entreprises. Ce phénomène d’ouverture économique emporte un grand nombre de contradictions : alors que les salaires et conditions de vie des travailleurs se dégradent, l’État voit en Istanbul le potentiel d’une ville-monde, vitrine d’un pays moderne et attractif. De nombreux changements dans le développement urbain sont alors opérés afin qu’elle soit perçue comme telle. La première étape de reconquête de la notoriété internationale est le contrôle de l’urbanisation du territoire ; en cela, les gecekondu décrédibilisent le discours. Les premières mesures consistent donc à légaliser les quartiers informels existants
et à aider leur développement, au moyen de six amnisties mises en place entre 1984 et 1988. Elles ont été instaurées par le premier ministre Turgut Özal et le maire d’Istanbul Bedrettin Dalan pour lutter contre la ségrégation et la baisse du pouvoir d’achat des gecekondu. Ces mesures s’accompagnent d’une loi portant sur la construction dans ces quartiers et permettant d’augmenter la hauteur maximale de un ou deux niveaux à quatre. Par ce phénomène réglementaire, le gecekondu devient apartkondu. Initialement, les nouveaux étages ajoutés aux maisons existantes sont destinés à être loués ou vendus, afin de compenser la perte d’emploi du propriétaire, ou de compléter ses ressources. En réalité, ces nouveaux appartements sont l’unique patrimoine familial et sont désormais utilisés pour héberger les enfants et petits-enfants des primo-arrivants. Ces textes, producteurs de consentement, font des victimes de la désindustrialisation les premiers supporteurs du capitalisme. Tout un système de construction se met en place autour de ces droits, avec plusieurs déclinaisons,4 mettant en interaction des “propriétaires”, des entrepreneurs et des promoteurs, qui trouvent ensemble des 4 voir la partie b.2 sur les systèmes constructifs des apartkondu
consensus portant leurs intérêts respectifs. Cela prend la forme de la création d’une multitude de petites coopératives, pas toutes légales ni officielles, se glissant dans le secteur fructueux de la construction. Bien que ce système continue jusqu’à la fin des années 1990, le nombre de coopératives se trouve toutefois insuffisant comparé à l’ampleur des mouvements migratoires. Avec cette politique néolibérale,5 l’État s’implique dans le processus de développement de la ville et de la construction et promeut une société basée sur l’économie tertiaire, changeant par la même occasion le profil de la ville. Les industries au bord de la Corne d’Or sont déplacées en périphérie d’Istanbul et des autoroutes lacèrent le territoire, jusqu’au centre de la ville. À la poursuite de la ville-monde et des marchés internationaux, une vague de gratte-ciels, d’hôtels de luxe, de centres commerciaux et de gated communities se répand dans le département, notamment le long des autoroutes et du Bosphore. La création de TOKI, Toplu Konut Idaresi, en 1984, une agence gouvernementale dédiée au logement, laisse entrevoir une nouvelle logique néolibérale dans la formation de 5 comprendre ici, et selon la définition Larousse, une “doctrine qui veut rénover le libéralisme en rétablissant ou en maintenant le libre jeu des forces économiques et l’initiative des individus tout en acceptant l’intervention de l’État”
la ville. TOKI assure la maîtrise foncière, la construction et de la gestion des biens immobiliers mais son envergure est alors très faible. Son influence dans la production de l’espace prendra toute son importance dans les années 2000. les années 2000, l’espace non-commercialisé L’année 1999 marque un nouveau changement dans la politique de développement de la ville. Le séisme d’Izmit, d’une magnitude de 7,8 à 100 kilomètres d’Istanbul, a mis a nu la ville, dévoilant la fragilité de ses installations et notamment des quartiers auto-construits et auto-étendus où prolifèrent les apartkondu. On considère encore que la part des constructions, à l’origine, partiellement ou totalement, illégales est de 60% des bâtiments de la capitale.6 La croissance économique de la ville ne peut alors plus dépendre de la redistribution de droits sur des constructions bancales et un changement de politique est nécessaire. Cependant, une partie importante de la population travaillent dans le bâtiment et il est important de faire fonctionner le secteur à tout prix. L’attention se 6 PEROUSE Jean-François, “Istanbul depuis 1923 : la difficile entrée dans le XX° siècle”, in MONCEAU Nicolas dir., Istanbul Histoire, Promenades, Anthologie & Dictionnaire, Paris, éd. Robert Laffont, pp. 231-290. 21
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porte alors sur les terrains non-commercialisés : les forêts au nord d’Istanbul, les anciens sites industriels, les terrains d’Etat, les quartiers historiques et les quartiers de gecekondu. La loi 5366, “Préservation par la rénovation et utilisation par la revitalisation de propriétés culturelles et historiques détériorées”, simplifie et accélère les expropriations et expulsion sur les terres concernées. La régénération urbaine d’Istanbul est en marche, TOKI en est les jambes.7 Cet outil permet à la municipalité de reprendre droit sur la totalité d’un quartier, sous le couvert de sa sécurisation constructive, et ainsi de ré-évaluer son poids foncier. Ainsi, le quartier de Tarlabașı, ancien quartier habité par les immigrés en plein centre d’Istanbul, connu comme en proie à la violence et à la pauvreté, sous le joug de la loi de régénération urbaine, sera d’ici peu rendu aux bureaux, hôtels et espaces commerciaux. La dernière étape franchie date de 2012, avec la loi sur “la transformation des zones à risques sismiques”. Celle-ci permet au pouvoir exécutif de classer tout bâtiment comme étant à risque. Le propriétaire est alors tenu de céder son 7 pour des exemples plus précis, voir les cas de régénération urbaine dans les quartiers de Sulukule, Balat et Fener, Tarlabașı.
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bien à la municipalité et à le détruire, à ses frais. Celui-ci sera relogé en fonction de son poids financier. De grandes ambitions viennent avec cette réserve inépuisable de terres constructibles. Ainsi, dans les années 2010, émergent les projets d’un troisième pont sur le Bosphore, plus au nord, au niveau de la forêt de Belgrade, d’un troisième axe routier est-ouest pour le connecter, d’un troisième aéroport le long de cet axe, d’un deuxième canal, entre la Mer Noire et la mer de Marmara, pour désengorger le Bosphore. Ces ‘méga-projets’, dont les objectifs sont plus ou moins justifiables, se multiplient et empiètent peu à peu sur les ressources naturelles.8
2. Le développement informel d’Istanbul Dans un schéma semblable à de nombreuses autres villes, Istanbul a connu un pic démographique exceptionnel et une urbanisation furieuse à la suite de l’exode rural, depuis la fin des années 1940. Cependant, le phénomène a connu plusieurs vagues de migration et reste d’actualité. On considère que la métropole, d’aujourd’hui approximativement 18 millions d’habitants,9 a recueilli en son sein une dizaine de millions de personnes depuis 1950, les migrations s’étant stabilisées autour de 400 milles migrants par an depuis 1995.10 Avant ces différentes vagues migratoires, la ville se concentrait autour de son noyau historique, à 9 le nombre d’habitants à Istanbul divergent selon les estimations, en 2014 et à la suite du recensement, l’agence nationale de statistiques TÜIK déclarait à 14,4 millions le nombre d’habitants dans le département d’Istanbul, or, encore aujourd’hui, de nombreuses personnes vivant à Istanbul se font recensées dans leurs villages d’origine. Couplé à un système de recensement mal-rodé, ce nombre ne traduit pas la réalité de la ville et sa population permanente est estimée entre 18 et 20 millions d’habitants. La situation actuelle de centaines de milliers de migrants venant de Syrie n’est pas pris en compte dans cette estimation.
8 le génial documentaire Ekümenopolis en dit long sur les ambitions urbaines, AZEM Imre, “Ekümenopolis, ville sans limites”, 2012, 88 minutes
10 DELI Fadime et PEROUSE Jean-François, “les migrations vers Istanbul : discours, sources et quelques réalités”, Les dossiers de l’IFEA : La Turquie d’aujourd’hui, n°9, juin 2002
ill.1, zone urbaine d’Istanbul en 1950 23
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la rencontre entre la Corne d’Or et le Bosphore, c’est à dire sur les municipalités actuelles de Fatih et Beyoğlu sur la rive européenne et Üsküdar et Kadıköy sur la rive asiatique, cela représente alors une infime partie du département d’Istanbul et 1,2 millions de personnes. 1950-1980 Les premières industries en 1950 s’installent sur les deux rives de la Corne d’Or et sur la côte sud de la rive européenne, au bord de la mer de Marmara. Ces positions, près des infrastructures de transport et des points d’eau, sont stratégiques pour les usines en question, principalement agro-alimentaires. Très vite les employeurs encouragent ces vagues de travailleurs à s’installer près de leur lieu de travail, permettant de disposer d’une main d’oeuvre peu chère et à proximité. Avec l’avènement de la politique industrielle de substitution à l’importation dans les années 1960, les entreprises industrielles se développent massivement et s’implantent sur la rive asiatique, toujours au bord de la mer de Marmara et de la route principale menant vers l’Anatolie. Encore une fois, la ville s’étend avec elles. Le quartier de Gülsuyu est luimême issu de ce pic économique, situé 24
alors en pleine zone industrielle. Ces nouveaux quartiers suivent un processus d’intégration similaire, à la manière d’un des premiers gecekondu, Zeytinburnu. La primo-installation se fait d’abord à l’écart de toute régulation législative, puis le quartier est rattaché à une sous-préfecture, il continue de s’étendre et de croitre en populations si bien que sa taille justifie rapidement son statut de municipalité, voire de sous-préfecture. Zeytinburnu est maintenant l’un des 39 arrondissements d’Istanbul. Ce phénomène de développement de la ville à travers l’arrivée de migrants et de leur installation, tout d’abord précaire, est décrié dans les années 1970 et 1980. On parle alors d’Istanbul comme d’un ‘méga-village’, les expressions de “mal-urbanisation” (çarpık-kentleșme) et de “ruralisation de la ville” (kentin köyleșmesi) s’entendent de plus en plus. A compter des années 1980 et l’arrivée de migrations peu appréciées car principalement kurdes, les termes d’urbanisation et de bidonvilisation sont perçus comme synonymes par une part importante des stambouliotes. La synonymie persiste encore sous le terme kentleșme.
1980-2000 En 1980, la population stambouliote atteint les 5 millions de personnes et devient principalement urbaine en 1985 en Turquie. La baisse des aides rurales et des aides sociales, couplées aux affrontements ayant lieu dans le Sud-Est du pays entre l’armée et le PKK,11 lancent une nouvelle vague migratoire sur les routes, en direction des villes de proximité mais aussi des grandes villes : Istanbul et Izmir en tête.12 Cependant, la politique économique ayant observé un virage au profit de l’économie de services, les populations ne s’installent plus majoritairement en périphéries ou aux bords des zones industrielles comme auparavant, mais dans les centres urbains, dans des immeubles abandonnés, autour des centres commerciaux, dans d’anciens gecekondu en tant que locataires, à proximité des grands axes de transports et des quartiers riches offrant un potentiel d’emploi. Leurs installations ne cherchent pas à se protéger des autorités et de l’expulsion comme 11 Le PKK, Parti des Travailleurs Kurdes, considéré par de nombreux pays comme organisation terroriste, est une organisation armée créée en 1978 et oeuvrant à l’indépendance du Kurdistan, territoire à cheval sur la Turquie, l’Iran, l’Iraq, la Syrie. 12 d’après le TÜIK, “provincial ın-migration, out-migration, net migration, rate of net migration, 1975-2014”, statistiques provenant l’Institut Turc de Statistiques TÜIK, Istanbul, 2014
ill.2, zone urbaine d’Istanbul en 1980 25
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l’ont fait les générations précédentes mais d’être spatialement dans la ville, intégrées. Les migrations ne renvoient alors plus seulement aux gecekondu mais également à l’apartkondu et aux quartiers dégradés ; le manque d’infrastructures comme caractéristique commune. Les quartiers enflent et se densifient tandis que la désindustrialisation du centre renvoie les usines en deux pôles en périphéries Est et Ouest. De nouveaux quartiers se créent autour de celles-ci. L’étalement urbain se présente comme un enchainement de maillons où les nouveaux quartiers s’accrochent peu à peu aux anciens, de plus en plus loin. : de petites poches de populations avec leurs propres centres et périphéries. La ville offre alors un visage multipolaire, cependant toujours gouvernée par l’hypercentralité de Taksim. Alors que l’offre de transports en commun et de voiries est encore incapable de satisfaire la demande13 et ne correspond pas aux échelles de déplacement des habitants de ces bouts de villes informelles, et en complément de cette urbanisation englobante, un autre système de 13 En 1950, il n’existait qu’une ligne de métro, un funiculaire de 573 mètres de long, ouvert en 1875 entre Karaköy et Şișhane, dans la municipalité de Beyoğlu, le reste des lignes ont été ouvertes à partir de 1992. De même pour le tramway qui, jusqu’en 1990, ne couvrait que les municipalités de Beyoğlu et Fatih avec moins de 20 kilomètres de lignes.
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transport se met en place, informel lui aussi : le dolmuș. C’est un développement spontané de la ville visant à pallier l’incapacité des municipalités à étendre leur réseau de transport. Il se présente sous la forme d’un taxi partagé, aux lignes régulières, au rythme soutenu, assuré par des mini-bus. Ce transport est un marqueur du décloisonnement des quartiers qui ne sont alors plus auto-suffisants et s’intègrent à l’ensemble de la ville, ne serait-ce que pour des raisons économiques. Paradoxalement, les populations des gecekondu en 1950, évoluant dans des enclaves urbaines, étaient beaucoup plus intégrées à l’économie turque par nécessité. Dans les années 1980, c’est à l’habitant de se démener et de parcourir la ville pour faire partie de ce nouveau paradigle économique internationalisé et tertiarisé. Malgré le développement actuel des réseaux de transport, à travers les bus, tramways, métropolitains, Marmaray14 et autres metrobüs, et malgré les tentatives de régulation voire même d’extinction de ce système de transport, le dolmuș fait encore pleinement partie des modes de déplacement utilisés par les stambouliotes, notamment en raison de 14 voie ferrée passant sous le Bosphore, ouverte en 2014
leur fiabilité (souplesse et vitesse même de nuit). Au même titre que l’économie informelle (vendeurs de rue, ramasseurs et trieurs de poubelles, etc) fait pleinement partie de l’économie turque et de l’image de la ville, le dolmuș est un des facteurs informels du développement, de l’expansion et de l’unification de la ville. de 2000 à nos jours En 2000, Istanbul abrite 10 millions de personnes, doublant son poids en vingt ans. Dans ces années, amorcées par les amnisties des années 1980 et 1990, l’informel laisse place à l’autorité de la municipalité et de l’Etat en matière de développement urbain. La ville doit se moderniser à tout prix, même à celui de sa viabilité. Les autorités publiques entrent alors dans une lutte contre l’irrégularité urbaine, oubliant ou pardonnant celle issue des constructions des classes moyennes et supérieures, pour se concentrer sur l’irrégularité de la pauvreté. Le séisme de 1999, en ré-interrogeant sur le renforcement des logements et des infrastructures, a conduit à une réflexion globales sur les autres ‘sinistres urbains’ : les migrations, la surpopulation, justifiant ainsi la mise en action d’importants projets de
ill.3, zone urbaine d’Istanbul en 2000 27
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‘transformation urbaine’. Le logement social en masse et la transformation urbaine sont perçus comme les seuls moyens apte à contenir l’urbanisation informelle. Cette expression ‘projets de transformation urbaine’, kentsel dönüșüm projeleri, apparait dès le début des années 2000 et devient alors l’unique politique urbaine.15 Cela se traduit par une multitude de méga-projets, faisant d’Istanbul une ville-région et renégociant ainsi les localisations des fonctions dans la ville. Le centre-ville devient zone touristique; le nord, centre d’affaires; les périphéries, industrielles. Le renforcement du réseau de transports en commun, avec l’ouverture de quatre lignes de métro entre 2000 et 2012, participe au processus de gentrification du centre-ville et à l’extension de la zone de pression foncière rendant indésirables les quartiers désaffectés et autres gecekondu. Sous les appellations de ‘projets de transformation des gecekondu’ ou de ‘renouvellement des quartiers historiques’, les quartiers jugés inappropriés ou à risque sont démolis et les populations déplacées, relogées dans des logements sociaux. Ces nouveaux 15 PEROUSE Jean-François, op. cit. note 6
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quartiers, certifiés TOKI, sont construits en lointaine périphérie et isolés du centre-ville, créant une nouvelle forme de marginalité urbaine, marquée par l’exclusion sociale. En parallèle se développe une autre forme urbaine : la gated-community. Apparue au milieu des années 1980, on en dénombre 650 en 2005 et chacune d’elle a doublé de taille en cinq ans. Situées principalement en périphérie, elles trahissent des services municipaux jugés insuffisants, préférant à cela le confinement sécurisé et privatisé. Ces deux formes urbaines émergentes témoignent d’une polarisation sociale et d’un processus d’exclusion de la ville où les poches d’installation de populations ne sont plus en relation avec le centre d’Istanbul, de manière volontaire ou subie. L’isolation et l’isolement sociaux et spatiaux sont devenus les marqueurs d’une nouvelle urbanité : la ville produit simultanément les espaces d’exclusion et de l’exclusion, les “no-go and cannot-go zones”.16 Les terrains des anciens gecekondu libérés, le développement de la ville 16 BARTU CANDAN Ayfer et KOLLUOĞLU Biray, emerging spaces of neoliberalism : a gated town and a public housing project in Istanbul”, New perspectives on Turkey, n°39, 2008, p. 5-46
illustration 4 Le développement de la ville prend deux directions. Alors que la majeure partie de la population s’amasse le long des voies de transports, en direction de l’Europe à l’Ouest et de l’Anatolie à l’Est, de plus en plus loin, le recherche d’un cadre de vie confortable se fait le long du Bosphore, dans un axe Nord-Sud, loin des axes principaux. La répartition des fonctions suit la même logique, les zones commerciales et industrielles s’éloignent du centre, se plaçant au bord des autoroutes E5 et TEM, tandis que les zones touristiques prennent place de plus en plus sur les côtes de la Mer Noire, ne renonçant pas au centre historique pour autant. Les transports en communs ferrés, métro et tramways, et le metrobüs, s’ils ont été largement étendu ces dernières années, ne parviennent pas à couvrir la zone urbaine de la ville et la primauté est laissée à la voiture et au bus de la ville, transformant le centre en une large congestion.Les projets de voirie et de troisième pont, tout proche de la Mer Noire, n’ont pas tant la volonté de décongestionner la ville que de rendre accessible toute la partie nord, permettant ainsi l’urbanisation fortunée et la marchandisation de ce territoire encore naturel et protégé, la forêt de Belgrade.
ill.4, zone urbaine d’Istanbul en 2010 29
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reprend le dessus. Ces lieux se transforment en lieux de loisirs, hôtels, centres commerciaux, marinas, etc.17 Tout en Istanbul trahit le processus de privatisation de la ville et notamment des services municipaux de transports, de logements, d’approvisionnement en gaz naturel. Les plans sont dessinés sur les terrains en voie d’être libérés, sans prendre en compte le tissu urbain existant. Ainsi, Ken Yeang dessine un terrain vide comme base de son projet à Küçükçekmece. Le nombre de chambres en hôtels cinq-étoiles est passé de 2 000 dans les années 1980 à 10 000 dans les années 2000. Les centres commerciaux, au nombre de 10 dans les années 1990, ont quant à eux dépassé la barre des cent avant 2010. Dans ce contexte, la coordination entre les municipalités et la communication avec la mairie du Grand Istanbul fait défaut : les plans de développement et les institutions professionnelles sont continuellement outrepassés et ont peu d’importance, abandonnant la ville aux mains de quelques uns et à un futur à la viabilité incertaine. 17 pour plus d’informations voir la vidéo de OSSEIRAN Nejla, Don’t care where you live, en ligne, 2012, 8’, consulté le 4 juin 2015, URL : http://reclaimistanbul. com/2012/01/12/video-dont-care-where-you-live
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illustration 5 A la vue de cette carte, les gecekondu et les gated-communities ne semblent pas suivre la logique de développement de la ville, la quantité sur l’axe Est-Ouest, la qualité sur l’axe Nord-Sud. Cependant, il est nécessaire d’analyser ces implantations. En effet, les gecekondu se sont tout d’abord développé le long des axes principaux, le long de la Mer de Marmara. Néanmoins ces zones sont désormais denses et inabordables, les nouvelles zones d’immigration se situe donc loin de tout, là où personne ne viendra les chercher, les terrains ne subissant pas de pression foncière, c’est à dire dans les terres les plus reculées, inaccessibles. C’est sur ces mêmes territoires lointains qu’on trouve actuellement les lieux de projets de logements sociaux portés par TOKI et Kiptaș, exclus spatiaux dès l’origine. Quant aux gated-communities, on en distingue deux formes architecturales, sous la forme d’immeubles de grandes hauteurs dans les zones déjà urbanisées et offrant peu d’espaces mais de grandes facilités de déplacements et de nombreux services le long de la Mer de Marmara, ou sous la forme de zones de lotissements clôturées et sécurisées, sur de larges territoires, dans les lieux encore vierges et plantés, notamment dans la partie nord du
Bosphore. Une autre donnée entre en compte dans la logique d’établissement des gated-communities reposant sur la facilité de récupération des terres nécessaires. Ainsi, on en trouve de nombreux implantés sur les territoires anciennement colonisés sous forme de gecekondu, les populations en question étant facilement expulsables. On en trouve les marques à travers les zones de renouvellement urbain en projets, celle-ci se porte sur des gecekondu ou d’anciens quartiers délabrés, tendant à les transformer à leur tour en cités privées et lieux de loisirs.
ill.5, nature de l’urbanisation et projets de transformations urbaines en 2010 à Istanbul 31
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b. le gecekondu devient quartier, développement et régularisations 1. Le terme gecekondu et ses dérives Si on se réfère à sa traduction turque, gecekondu signifie “posé dans la nuit”. La première définition serait donc celle d’un habitat spontané, un campement urbain. Cependant le terme s’est diversifié au fil des années si bien qu’il est à présent utilisé par tous, tout le temps, sans qu’on puisse savoir à quoi il réfère, perdant sa force par la même occasion. Les traductions françaises ou anglaises, bidonville, slum, shanty, squatter town, ne permettent pas de rendre compte du phénomène turc et seront donc utilisés le moins possible dans ce travail. Jean François Pérouse18 en distingue deux définitions principales et une multitude de métaphores qui s’y sont ajoutées. Ces premières définitions renvoient aux domaines du territoire urbain et de la construction mais celles-ci ont évoluées et se sont modifiées avec le temps. 18 directeur de l’institut français des études anatoliennes et de l’observatoire urbain d’Istanbul, PEROUSE JeanFrançois, “Les tribulations du terme gecekondu (19472004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique”, en ligne, European Journal of Turkish Studies, 2004, en ligne depuis le 17 Juin 2009, URL : http://ejts.revues.org/117
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illégalité foncière Si le terme est utilisé la première fois officiellement en 1948 dans une loi applicable à Ankara, la première définition date de 1966, basée sur le statut d’illégalité du sol et de la construction.19 Il s’agit donc d’auto-construction illégale, sur des terrains publics ou propriétés d’une oeuvre religieuse, vakıf,20 d’où la première caractérisation du gecekondu comme illégalité foncière. Cette illégalité est entretenue par un réseau de mafias, des “faiseurs de bidonvilles”21 développent des affaires rentables : revente 19 “Loi sur les gecekondu”, article 2, 1966, “le terme de gecekondu renvoie à des constructions non licites, faites sans tenir compte des règlements généraux et des directives fixant les conditions de réalisation des travaux de construction, sur des terrains, constructibles ou non, n’appartenant pas au constructeur, et sans l’accord du propriétaire.” 20 le vakıf ou wakıf en arabe, est une donation faite à une fondation d’utilité publique ou religieuse, relevant du droit islamique et décrit dans le Coran 21 POYRAZ Mustafa, Les quartiers populaires et la ville : les varoş d’Istanbul et les banlieues parisiennes, Paris, éd. L’Harmattan, 2010
de faux-droits de propriété, location de terrains qui ne leur appartiennent pas. Cette définition se module avec le temps et selon les évolutions urbaines, légales, etc. Toutefois, elle reste un angle d’approche privilégié du terme gecekondu. Cependant, d’après cette définition stricte, il n’existe désormais que peu de gecekondu en Turquie, tirant un trait sur les quartiers qui sont passés de l’illégalité à la tolérance dans les années 1980, sans pour autant résoudre les autres difficultés spatiales, sociales ou politiques auxquelles font face ces quartiers. Les amnisties de construction, impliquant l’inscription au cadastre, les titres de propriété ou les autorisations de construire à posteriori, ont marginalisé cette illégalité. Ainsi le gecekondu ne peut être limité à cette définition, désormais dépassée. L’évolution sémantique en raison de l’acceptation juridique peut cependant être analysée comme étant la première étape d’un processus vers l’intégration urbaine et sociale. Il existe toutefois de nouveaux quartiers d’Istanbul en adéquation avec cette description, construits dans les franges des périphéries stambouliotes,
dans les zones qui ne sont pas encore répertoriées dans les cadastres, profitant de ce vide juridique pour s’installer illégalement. Ces quartiers présentent une silhouette semblable à ceux construits au long de la deuxième moitié du XXème siècle, bien que plus fragiles et exposés à de nombreux dégâts au fil des ans, en raison de fortes pluies ou des mouvements de terrains. Ces ‘quartiers’ et les nouvelles migrations, s’installant dans des cabanes, contrastent avec les immeubles urbains dont le problème de la propriété est toujours en suspens, l’ensemble étant désigné par le même appellation gecekondu, paradoxe de la définition foncière qui ne renvoie à rien du point de vue de la silhouette ou de l’intégration urbaine. forme architecturale Au départ, fin des années 1940 et début 1950, les installations humaines prennent la forme de campements urbains. Les hommes, chefs de famille, sont les premiers à quitter leurs villages pour chercher du travail à Istanbul. Ils construisent alors des abris pour eux mêmes, à proximité directe de leur travail se créent peu à peu un réseau de connaissances. La condition au regroupement familial est alors l’amélioration de l’habitat et la création d’un véritable logement ; c’est à ce moment que commence le
phénomène des gecekondu. La précarité première de la construction engendre alors la deuxième caractéristique du gecekondu : sa forme architecturale. Si les procédés et les matériaux ne sont pas les mêmes que dans leurs villages, ils évoquent un modèle rural anatolien. Les quartiers illégaux prennent place sur des terrains dont personne ne veut et desquels les autorités ne pourront les déloger. Fleurissent alors des maisons en haut des collines, difficiles d’accès et loin de toute trace de vie. Ils sont vite désignés villages urbains dans les discours et les médias, désignant leur aspect pittoresque. Les gecekondu, dans un premier temps sont donc un ensemble de petites maisons, d’un ou deux niveaux, avec jardins attenants, abritant potager, arbres fruitiers ou poulaillers, privés d’équipements et de réseaux adéquats, dans un espace évolutif et évoluant. Cette caractéristique nous porte vers une autre difficulté que représente ce terme. En effet, le mot gecekondu nous renvoie aussi bien à la maison de type anatolienne elle-même qu’au quartier en entier, participant encore une fois à une confusion des utilisations. Cependant, le temps joue dans cette définition et lui fait perdre de son sens. Elle est cependant à la base de tout un imaginaire autour du gecekondu et source de
nombreuses critiques, mettant en cause la “ruralisation”22 d’Istanbul dans les années 1980 alors même que la forme a évolué et que les migrations, à ce moment-là, sont principalement le fait de populations urbaines. Certaines zones d’implantation ont demeuré dans leur forme initiale, implantées sur des terrains ne permettant pas d’urbanisation et de densification digne de ce nom selon les planifications urbaines, trop escarpées, exposant ainsi le vestige du gecekondu architectural, à la façon du quartier Çandarlı à Ankara. La plupart des gecekondu cependant, à la faveur de lois en 1984 autorisant l’extension des gecekondu jusqu’à quatre niveaux, ont subi des transformations, se confondant avec le processus de verticalisation de la ville depuis les années 1980 et son tournant néolibéral. Désormais, les quartiers originels de gecekondu sont constitués de petits immeubles, respectant plus ou moins l’alignement et occupant l’intégralité de la parcelle, modifiant ainsi la silhouette urbaine. Les méthodes de construction restent cependant partiellement réglementaires et dans de nombreux cas, la surélévation est réalisée par les habitants eux-mêmes, 22 PEROUSE Jean-François, “Les migrations kurdes à Istanbul. Un objet de recherche à reconstruire”, Etudes rurales, n°186, 2010, p. 169-180 33
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procédant à un ré-enforcement et à une extension de l’existant, au moyen d’une ossature béton et d’un remplissage en blocs de brique creuse. Il peut subsister quelques ferraillages sur le toit-terrasse de certains immeubles, permettant l’accueil éventuel d’ un étage supplémentaire, la plupart étant surmontés d’une couverture de tuiles ou de tôles, à double pente. Cette nouvelle typologie a donné naissance à un nouveau terme : apartkondu, mot hybride entre apartman, désignant en turc l’immeuble, et gecekondu. Ce terme renvoie à l’origine de ce nouveau type d’habitat, sans pour autant qu’il n’en subsiste les caractéristiques foncières ou typologiques. Le lien est fait entre ces deux termes par la population qui y habite, les migrants, et par une informalité du processus. Ainsi, et malgré l’intégration architecturale du gecekondu dans la ville, son appellation demeure, rappelant ainsi les origines du processus. La caractéristique intrinsèque du gecekondu, destiné à évoluer, est amochée par une appellation générique, similaire à un label et dont les quartiers eux-mêmes, les médias et les chercheurs, ont du mal à se défaire, ‘certifié gecekondu’.
ill.6, quartier de gecekondu de Çandarlı à Ankara, photo prise en septembre 2013 34
extensions et imaginaires liés Cette banalisation sémantique ne devrait être qu’un problème relatif de mauvais emploi du vocabulaire. Cependant, il mène à une stigmatisation généralisée, le terme étant auréolé d’un imaginaire social peu appréciable et partiellement justifié. La première extension que subit ce terme porte sur l’illégalité dont il se fait le porte-drapeau. Ainsi certains rapports clament que 60% d’Istanbul est issu de ce processus,23 mélangeant dans leur appréciation l’illégalité de la construction, le respect des normes et les illégalités foncières. On réfère également les gecekondu comme lieux de l’économie informelle, notamment depuis l’arrêt de l’industrie de substitution. Dans un deuxième temps, les mouvements socialistes présents dans les années 1970 ont, à ce moment, transformé l’image du village anatolien en bastion d’opposition au gouvernement et de violences, en communauté résistante. Le quartier de Gazi à Istanbul est encore marqué de cette image, cité dans les journaux à de nombreuses reprises et rythmé par les interventions policières. La dernière extension sémantique, la plus dangereuse, lie indéniablement et régulièrement les gecekondu aux migrations, à la 23 PEROUSE Jean-François, op. cit. note 18
ill.7, le toit d’un apartkondu, quartier de Gülsuyu, photo prise en mai 2015 35
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pauvreté et à la violence. Une ségrégation s’instaure peu à peu menée par les ‘vieux Stambouliotes’,24 pour la plupart d’anciens migrants eux-mêmes. Les gecekondu sont alors rendu responsables de la criminalisation, de la ruralisation, de la paupérisation et de l’islamisation d’Istanbul. Un nouveau mot apparait alors, synonymes de gecekondu dans nombre d’esprits : le varoș, que nous pouvons sans trop de crainte traduire par banlieue. En effet, des ouvrages tels que celui de Mustafa Poyraz25 cherchent justement à établir des liens entre les ‘banlieues’ parisiennes et les varoș stambouliotes, posant ainsi question de l’intégration de la société et de la politique de la ville plus que celle de la forme spatiale, et, comme pour les banlieues françaises, la référence qui apparait alors, dans les écrits académiques et journalistiques est celle du ghetto. Dans ce mémoire et étant donné les contradictions et les élargissements qu’on subit ce terme, nous essaierons d’utiliser le terme de gecekondu, pourtant bien pratique, le moins possible. Le gecekondu étudié, car il s’agissait bien d’un, tant foncier que paysager à l’origine, sera évoqué sous le terme de quartier afin de se tenir le plus loin possible des préjugés à son encontre et portant vers lui un oeil objectif. 24 PEROUSE Jean-François, op. cit. note 22 25 POYRAZ Mustafa, op. cit. note 21
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2. Les outils spontanés de la modification architecturale De nombreux entrepreneurs voient en ces amnisties et droits d’extension une brèche fructueuse où se faufiler et on assiste à une multiplication de petites coopératives dévouées à la construction d’étages dans les quartiers informels, les faisant ainsi passer de gecekondu à apartkondu. Trois systèmes financiers sont alors utilisés, posant la question des relations entre propriétaires, constructeurs et administrateurs. En effet, l’ajout d’étages dépasse les connaissances structurelles de la plupart des habitants, qui font donc appellent à de petites coopératives de construction. Cependant, beaucoup des habitants des quartiers informels travaillent dans le secteur du bâtiment ; on assiste alors encore à de nombreux exemples d’auto-construction. yapsatçılık Tout d’abord, et jusque là utilisé par les classes moyennes, vient le yapsatçılık, c’està-dire “fais et vends”.26 Les occupants des gecekondu, pour financer les travaux, n’ont pas d’autres biens que leur titre de propriété. Les appartements sont donc vendus au fur et à mesure de leurs 26 traduit en anglais par Erbatur Çavuşoğlu dans l’article “We’ll come and demolish your house : the role of spatial (re-)production in the neoliberal hegemonic politics of Turkey”, 2013
constructions, permettant ainsi le financement de la suite du chantier. Celui-ci peut être effectué par les habitants eux-mêmes ou par des entrepreneurs. à la fason Vient ensuite le système à la fason, basé sur l’entente d’un entrepreneur et d’un propriétaire dans laquelle le projet de construction, tenant compte du budget alloué, donne lieu à deux prix, comprenant la main d’oeuvre, trois ou quatre ouvriers sur le chantier, mais avec ou sans les matériaux. kat karșılığı On retiendra également le kat karșılığı, signifiant “contre-étage” et mettant en collaboration le promoteur et le propriétaire. Dans cette stratégie, un contrat est mis en place avant le début du chantier dans lequel de deux à quatre appartements sont cédés au promoteur en l’échange des travaux, soit de 30 à 50% de la propriété, suivant la spéculation immobilière sur le quartier. Ce système vient en dernier recours car peu apprécié par les propriétaires qui préfèrent avoir un droit de regard sur les ventes et la gestion des appartements.
3. Du campement au varoş, notions d’intégration et de ghettoïsation Du refuge au quartier, les gecekondu, toujours évoqués sous le même terme, ont pourtant grandement évolué, non seulement l’habitat, la structure urbaine mais également la société, son implication dans la ville, le cadre administratif et le discours politique s’y référant. Cette évolution est commune à de nombreux campements urbains, camps de réfugiés et bidonvilles dans le monde et a été disséqué et analysé longuement par Michel Agier, à travers ses livres : L'Invention de la ville en 1999, Campement urbain en 2013 mais aussi plus récemment à travers un cycle de conférence qu’il a orchestré à la BPI, Faire la ville, les nouvelles frontières urbaines. campement urbain Le campement urbain est un lieu d’implantation précaire, la recherche d’un refuge, dont l’essence n’est ni l’illégalité ni la communauté mais “le moment d’un compromis fragile, dont dépendent son existence et ses limites”,27 à défaut d’hospitalité. le campement se développe dans les interstices de la ville, que ce soit des bâtiments abandonnés, des forêts, des terrains vagues laissés vacants 27 AGIER Michel, Campement urbain, du refuge naît le ghetto, Paris, éd. Payot et Rivages, 2013
car à la limite de la ville ou car impossibles à urbaniser. Cet espace clos, localisé, limité, est destiné à évoluer et Michel Agier y voit trois avenirs possibles : la disparition, la reconnaissance et, dans de rares cas, l’attente interminable, signe d’une non-décision politique. Le campement urbain, à la façon du gecekondu, s’il persiste, tend à devenir ville. Ainsi, sur quelques dizaines d’années, un processus spatial commun est observé. La période d’ ‘invasion’ laisse place à la période d’ ‘occupation’ : les abris se transforment en baraques, se densifient, la structure urbaine prend forme, par des rues, des escaliers, des accès, les installations se font plus pérennes, se durcissent, et prennent de la hauteur, des étages. L’ancien campement accède également alors aux réseaux techniques de la ville : eau, électricité, égouts, transports, etc. Si le reste de l’évolution se fait dans la limite du lieu et dans un huis-clos nécessaire, cette dernière phase, plus ou moins rapidement après l’ ‘invasion’, marque une présence et un engagement politique, une reconnaissance. détermination du campement
vers la ville et vers son intégration urbaine dépendent du campement en lui-même, la majeure partie de ce processus tient à la politique que la ville, l’Etat, la société suivent à l’encontre de ces installations. Un des marqueurs de la vision extérieure dans le paysage urbain est le nom attribué au campement et à ses formes évoluées. Ainsi, Michel Agier rappelle le cas de Salvador de Bahia, au Brésil. Le campement répond tout d’abord au nom d’invasion, dénonçant l’illégalité du lieu puis ghetto, reconnaissant son statut de quartier urbain mais aussi ses problèmes d’ordre sociaux et politiques, pour enfin accéder au terme de quilombo, c’est à dire une désignation référence, renvoyant à l’histoire du pays et rappelant l’origine de ce quartiers particuliers, sans pour autant les stigmatiser. En Turquie, depuis les premières occupations en 1950 et malgré le chemin parcouru, le terme de gecekondu persiste et trouve une résonance à chaque vague migratoire. Cependant, le terme varoș prend de l’ampleur dans le discours général, désignant à la fois les quartiers de logements sociaux et certains gecekondu comme espace politisé, lieu d’affrontements, repères de gangs ou situation de ségrégation. Ainsi ce terme apparait en période de transformation urbaine, réponse à ces projets mais surtout légitimation des actes d’expulsion et d’intervention des forces de l’ordre.
Si les débuts de l’évolution du campement 37
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ghetto et ghettoïsation Agier n’identifie qu’un futur possible, “l’étude des camps et des campements dans le monde montre que l’horizon du camp est le ghetto”. Alors définissons le ghetto ; il répond selon le même auteur à trois caractéristiques : l’extraterritorialité, limite ou dehors de l’ordre établi, l’exception, traitée sur le plan politique et juridique comme une situation de déviation à traiter, l’exclusion sociale, somme des composantes précédentes capable de transformer la marge en marginalité. Nous ajouterons ici que l’extraterritorialité, avec sa capacité à évoluer, relève moins d’une question de distance ou de barrières que d’une perception de cet espace comme celle d’une forme spatiale différente. En effet, comme le rappelle l’anthropologue Marie-Caroline SaglioYatzimirsky,28 le problème de la périphérie, jusque là exclue politique, se pose quand celle-ci vient au centre. Ainsi la stabilisation des périphéries et leur intégration dans le paysage de la ville en ghettos se fait à travers des données sociales et politiques autant que spatiales, et notamment à travers le conflit, la confrontation, d’une marge avec un ordre pré-établi, celui 28 propos tenu lors de ‘désordre et pacification des périphéries’, conférence tenue au Centre Pompidou, cycle Faire la ville, les nouvelles frontières urbaines, conseillé par Michel Agier, le 8 juin 2015
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de la Ville, de la Société, de l’Etat. En réalité, le processus d’évolution spatiale menant au ghetto, la ‘ghettoïsation’, est avant tout un processus politique justifiant par ce terme la confrontation avec la marge et les interventions qui l’accompagne. Ce terme s’insinue dès lors dans le discours social. L’étymologie du terme banlieue, traduction la plus fidèle de la notion de varoș, est éloquente quant à la fonction de ces espaces : ban-lieu, à la limite du lieu. Ainsi, la ville localise elle-même ses limites et le désordre ‘hors-lieu’ qu’elle met au ban. Avant d’être une constatation spatiale et sociale, la banlieue est donc une construction politique et étymologique. Michel Agier résume la situation en ces termes : “le ghetto a mauvaise presse, le camp, lui, a une mauvaise image”. Ainsi, le ghetto est avant tout le territoire d’écart politique et c’est ainsi que nous définirons le varoș, constitué dans son rapport et par l’omniprésence de l’ordre, que ce soit la force publique, l’Etat ou l’administration.
c. un gecekondu 1. L’approche du terrain A travers différents points de vue, je vais tenter, par ce mémoire, d’analyser l’intégration spatiale de ce quartier dans son environnement proche et lointain. En premier lieu, cette intégration repose tout d’abord sur l’accueil fait aux nouveaux arrivants et de la prise de position de la municipalité, des voisins. On pourra alors apprécier de la qualité des services offerts par la ville, qu’il s’agisse des infrastructures routières, des transports en communs, de l’eau, de l’assainissement, de l’électricité, etc. L’analyse portera également sur la présence de la municipalité dans le quartier, en termes d’aménagements des voiries et espaces publics, d’équipements publics présents et accessibles aux habitants (écoles, hôpitaux, mosquées, etc). Se posent alors les questions suivantes : par qui ont-ils été construits ? quand ? où ? et à qui s’adressent-ils ? Enfin, une approche plus subjective, reposant sur des entretiens avec les acteurs de la construction de ces quartiers, permettra de compléter l’approche de manière globale. Dans un second temps, l’analyse de l’intégration spatiale se portera sur la
Gülsuyu et Gülensu réponse du quartier en question dans le ville. Cela renvoie tout d’abord à la forme urbaine de celui-ci dans son calibrage, sa silhouette, ses limites, son implantation topographique, la place de ses espaces publiques et le positionnement du logement dans celui-ci. Cette approche sera principalement visuelle. Admettant le fait que, dans cette situation, le dessin puisse se substituer au langage, l’analyse graphique et la carte mentale par les habitants seront les outils de recours. L’intégration de ce quartier dans la ville pourra alors être jugée sur les mobilités des habitants, leur usage du territoire, leurs loisirs, leur travail, leur réseau social. Ces modes de vivre permettent l’analyse des liens physiques entretenus avec l’espace extérieur au quartier, à l’aide ici encore de cartes retraçant les déplacements et centres d’intérêts des résidants. Enfin, la question se pose de la volonté portée par le processus d’intégration. En cette période de régénération urbaine, des associations de quartier se mettent en place pour lutter contre l’expropriation, la destruction, l’éclatement des quartiers, quel est le positionnement politique des quartiers Gülsuyu et Gülensu face aux planifications urbaines de la municipalité ou du département ? Et dans ce contexte
de revendications sociales et urbaines, l’intégration sociale ne passe t-il pas par l’opposition au renouvellement urbain et spatial ? Encore une fois, cette dernière partie sera approchée par des entretiens et les essais produits sur le sujet. Ces approches plurielles et variées permettront de tendre à une vision exhaustive du processus d’intégration spatiale à laquelle ce quartier se conforme et se confronte. Si le cas observé à Gülsuyu ne peut faire office de cheminement général applicable à tous, il permet toutefois d’entrevoir l’évolution possible d’un campement urbain à un quartier de la ville ou à un ghetto.29 Les présents travaux remplissent alors une fonction heuristique, développent une clé de compréhension du processus d’intégration urbaine.
29 se rapporter ici à la définition de ghetto par AGIER Michel, op. cit., note 27
2. La définition du terme quartier Selon le dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, le quartier est une “fraction d’un territoire de ville, dotée d’une physionomie propre et caractérisé par des traits distinctifs lui conférant une certaine unité et individualité.” Jean-François Pérouse30 en perçoit cinq approches différentes : géographique, administrative, économique, ethnique et sociétale. A la vue de ces définitions, en quoi le gecekondu peut-il être considéré comme ‘quartier’ ? Dans sa formation première, le gecekondu est une fraction d’espace identifiable, correspondant à une unité de temps et de forme, ainsi qu’un quartier ‘ethnique’ du fait de l’homogénéité de provenance de ses occupants. L’unité d’activité est souvent associée au gecekondu à ses débuts, ses occupants s’installant dans de nombreux cas près des usines pour y travailler. Cependant quand les usines 30 PEROUSE Jean-François, “Interroger le quartier”, quelques repères terminologiques et méthodologiques, Anatolia Moderna n°10, Istanbul, IFEA, 2004, p.127130 39
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ferment, cette identification fonctionnelle disparaît dans le même temps. Si l’identification visuelle tend à disparaitre au grès des installations diverses et des méthodes de construction, l’unité culturelle persiste pourtant, les nouveaux arrivants présentant une logique de regroupement familial et social lors de leur installation. Au fil des vagues migratoires, des déménagements et des mobilités, ce statut ethnique se dilue également alors que vient la position administrative. Le gecekondu se voit en effet doté d’un titre, muhtarlık, le muhtar étant le représentant à la municipalité, ou est tout du moins rattaché à une sous-préfecture. Un statut garde cependant toute son ambiguïté ici : le quartier comme “unité de voisinage”. Cette dénomination porte en effet en elle la question de l’intégration et abrite des notions telles que l’autosuffisance, le contrôle social, la mobilité et les réseaux sociaux. Cette vision renvoie au positionnement du quartier envers la ville, de son ouverture et de son urbanité et pose la question d’une volonté d’appartenance. C’est sur cette définition que repose faiblement la perception et la dénomination du varoș et c’est sur ce terme de quartier que j’appuie ma recherche d’un site de recherches.
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3. Les quartiers Gülsuyu et Gülensu choix du quartier Le processus m’ayant amené à choisir ce quartier n’a pas été linéaire et logique du début à la fin. Il s’est construit de coïncidences, de lectures et de rencontres, sans pour autant que la décision finale des quartiers en question, Gülsuyu et Gülensu, ne m’apparaisse aujourd’hui comme illégitime. Ces aléas et découvertes m’ont au contraire confortée dans mon choix. Ces deux quartiers présentent en effet, par de multiples aspects, une actualité et une controverse certaines : champs d’affrontements d’opinions et de pouvoirs. Tout d’abord aiguillée par quelques professeurs de l’université Mimar Sinan à Istanbul, une dizaine de noms de quartier m’ont été présentés , accompagnés de brefs commentaires relatant la distance, la fondation ou l’insécurité les concernant. Les critères mentionnés étaient les suivants : un quartier de taille abordable, développé lors de la deuxième vague de migration et présentant un projet de transformation récent. Malgré des tentatives d’incursion via Yandex et Google Maps sur les différents sites proposés, ce n’est qu’à mon deuxième jour à Istanbul que j’ai pu réduire la sélection, entre Bașakșehir,
gecekondu entouré de logements sociaux à l’extrémité ouest de la ville, et Gülsuyu, quartier perdu entre traditions et résistances. C’est grâce à la lecture du très bon ouvrage de Mustafa Poyraz31 et à la discussion avec un Syrien résidant à Gülsuyu que mon choix a été arrêté. Ces deux éléments m’apportaient, d’un côté, une base historique qu’il m’était difficile d’acquérir sans un turc couramment parlé, et de l’autre, la perception sensible d’un individu récemment immigré et l’expérience de son ‘orbite habituelle’32 dans la ville. Cependant, la première visite m’a obligée à requestionner le sujet, lui qui se voulait analyse visuelle et spatiale de l’intégration perdait son intérêt dans ce quartier urbain aux allures de gros village. Il en oubliait la latence, le fourmillement des actions et des soulèvements, cachés à l’oeil, couvés. C’est donc l’appréhension de ce quartier qui a formulé 31 POYRAZ Mustafa, op. cit. note 21 32 concept développé par PETONNET Colette dans On est tous dans le brouillard, Paris, éd. CTHS, 2002. Cela renvoie à l’étendue du lieu de vie, à différentes échelles, maison, commerces de proximités, travail, école des enfants, il s’agit des trajectoires régulières des citadins. C’est dans ces termes qu’elle l’évoque : “il faudrait pouvoir y représenter (sur les plans de ville) les orbites habituelles des gens, elles se croiseraient dans tous les sens, ce qui donnerait une idée du foisonnement du quartier”.
le sujet, l’a modelé, révélant alors les luttes et transformations menées en catimini, derrière le voile de la tranquillité. histoire de l’implantation Dans les années 1930, l’arrondissement de Maltepe à Istanbul héberge quelques cinq cents personnes sur ses terres, parmi eux, des musulmans et des grecs et une école. Si le lieu même de ce qui deviendra Gülsuyu et Gülensu existe avant les années 1950 sous le nom de Horozköy, il s’agit alors d’une colline vierge. L’arrondissement, idéalement placé au bord de la Mer de Marmara, face aux Îles Princes et le long de la voie ferrée en direction de l’Anatolie, est connu pour ses sources d’eau et son horticulture. Le premier peuplement se fait en 1953 et 1954, par des ouvriers venus travailler dans les usines automobiles et textiles voisines, dans les arrondissements de Kartal et Tuzla. En 1956, l’implantation est reconnue par la mairie et est rattaché au quartier d’Esenkent, à l’Est. Mais dans les années 1950 et 1960, le campement continue de s’étendre et d’attirer les migrants, notamment par relations informelles d’hemșehrilik,33 si bien qu’il compte 33 hemșehrilik, traduit maladroitement par cocitoyenneté, désigne une relation entre deux personnes originaires d’un même lieu, le memleket, ce lieu peut être, suivant les situations, un quartier, un village ou une ville,
3 500 personnes en 1965 et qu’il s’autonomise rapidement d’Esenkent pour devenir un quartier à part entière, sous le nom de Gülsuyu mahallesi.34 L’aménagement du quartier est mené par les travailleurs, en divisant le territoire en parcelles, redistribuées par la suite aux habitants ; en ce sens, il obéit aux modèles traditionnels de formes urbaines. Dans les années 1960, et avant que les associations ne prennent le relai dans ce statut de promoteur immobilier, le rôle est tenu par deux personnes : ‘la sorcière Fatma’ et Ziya Agkaya, reconnus comme les personnages premiers présents sur le site, tous deux originaires d’Erzincan dans l’Anatolie orientale et alévis. Ce sont ces deux personnes qui décideront de la population future du quartier, principalement kurde et alévie. Un autre acteur est à prendre en compte : Nedim, qui se chargera de la sécurité du quartier et de la protection de ses habitants, contre un tribut régulier… Très vite, une association se crée pour prendre en charge l’organisation de l’aménagement une région. Il renvoie à ces personnes, venues d’un même lieu et s’installant dans le même quartier, recréant une communauté de ‘natifs de’ par regroupements familial et relationnel. 34 Gülsuyu signifie littéralement Eau de Rose, rappelant ainsi les sources d’eau présentes sur la colline, Mahallesi se traduit par quartier
du quartier. Elle se nomme Gülsuyu Güzelleștirme Derneği, Association Embellir Gülsuyu. Apolitisée. Elle est présidée et siégée par les habitants du quartiers, tentant de faire le lien des demandes techniques et des régularisations avec la municipalité de Maltepe autour des questions de réseaux et des équipements publics. Ainsi en 1967, la première installation électrique est réalisée dans l’artère centrale du quartier et en 1969 la première école primaire est construite. En 1970, en parallèle à une nouvelle vague d’immigration originaire de la Mer Noire, ‘la politique arrive dans la ville’ selon une expression commune. Il s’agit en réalité d’une nouvelle implication des groupes socialistes dans l’aménagement local, appuyé par une prise de conscience collective des problèmes de logements et mettant ainsi fin aux mafias immobilières. Deux projets d’aménagements voient le jour sous la forme de deux comités populaires organisés par les mouvements socialistes, en substitution de l’association militant pour les services publics. Les deux projets prennent place au delà d’Heykel, repère sur les hauteurs jusqu’alors de la limite du quartier. L’association Solidarité et Embellissement de Gülsuyu voit le jour en 1973 et met en place un Comité 41
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Opérationnel pour la planification de la rue Ümit Kaftancıoğlu caddesi.35 Cette portion de quartier prend la forme de 1000 parcelles de 300 mètres carré chacune, planifiée et aménagée sans aide extérieure. Les maisons, obligatoirement d’un seul niveau avec jardin, sont attribuées selon des critères économiques (pas d’autres logements, de voiture, de terrains à Istanbul) et culturels (ne pas appartenir à un mouvement fasciste) et construites avec des briques et tuiles faites sur place par les propriétaires des parcelles environnantes. L’aménagement est terminé en 1980. La deuxième opération est celle d’Emek caddesi, dans le prolongement de la première, portée par une coopérative ouvrière travaillant à la mairie de Maltepe, la Coopérative de Structure Libre, sous la forme d’un comité principale et de trois comités secondaires, assignés à l’électricité, à l’eau et aux routes. L’idée d’une planification est lancée en 1978 et le Comité est créé en 1979 avec pour objectif la construction de1200 logements dans l’année sur des parcelles de 240 m2 chacune. Les 35 En Turquie comme dans les pays arabes, la rue cadde, est le référentiel d’une multitudes de petites rues, sokak, et les deux apparaissent dans l’adresse postale. L’aménagement se porte donc ici, non pas sur une seule rue, mais sur un fragment urbain autour de cette artère.
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membres du comité reçoivent eux aussi un logement chacun lors de cette opération. Durant cette période, deux vagues de démolition visant ces deux opérations ont été commanditées la mairie. Une troisième phase était prévue. Toutefois, quelques 3000 personnes du quartier sont descendues dans la rue, femmes en ligne de front. Face à cette mobilisation et aux sabotages des machines, les autorités renoncent et abandonnent le projet. Peu de temps après cet épisode surviennent les premières régularisations des logements, via le paiement de taxes immobilières. Des demandes en électricité et eau sont faites en 1980, enclenchant un processus de normalisation, coupé court par le Coup d’Etat du 12 septembre 1980. Le Coup d’Etat marque le point de départ d’un mouvement de répression envers les mouvances socialistes par le régime militaire kémaliste. Les syndicats ouvriers et des organisations socialistes sont interdits et leurs représentants arrêtés, permettant par la même occasion de ralentir les processus d’aménagement et de construction dans le quartier de Gülsuyu. Les années 1980, dans Gülsuyu comme dans la plupart des gecekondu, sont marquées par la légalisation et les amnisties. Plus de 60% des titres de propriété du quartier
sont régularisés en 1989 ; mais si les étages sont maintenant autorisés, cela concerne principalement les parties basses du quartier, plus faciles d’accès. La plupart des logements restent inchangés depuis leur construction. Advient également cette année-là la division de Gülsuyu en deux quartiers administrativement distincts, sans pour autant présenter de limites visuelles ou physiques : Gülsuyu en partie basse et Gülensu en haut de la colline. Les années 1990 amènent une nouvelle vague de migration, en provenance du Sud-Est, populations majoritairement kurdes, qu’elles soient sunnites ou alévis. Ces migrants, et la deuxième génération de population, prennent place dans une période apolitique et moins communautaire que l’a été la précédente. Cependant le mécontentement est palpable quant aux services publics fournis ainsi qu’au manque d’opportunité sociale. Alors que la ville s’étend, Maltepe, et Gülsuyu avec lui, se retrouve être en situation enviable et soumis à la spéculation foncière. Le premier projet de transformation urbaine sur les quartiers de Gülsuyu et Gülensu est formulé en juillet 2004 par la Municipalité Métropolitaine, concernant six autres quartiers au nord de l’autoroute E-5 et près de 300 milles personnes. Selon ce plan, 150 milles
personnes seraient relogées sur place, les autres déplacées. Le projet relance un nouveau mouvement de sociétés civiles dans l’objectif d’avertir les populations peu éduquées, donc plus vulnérables, des processus de transformation. L’association GÜLDAM est créée dans cette mouvance à Gülsuyu. Usant de son potentiel révolutionnaire hérité des années 1970, elle permet la signature d’une pétition de 7000 voix, correspondant au nombre de familles vivant là. Le projet a été porté à la Cour de Justice avec trente-deux appels des quartiers concernés et le projet a donc été modifié. En 2005, la Municipalité Métropolitaine présente le nouveau projet, ne concernant non plus huit mais trois quartiers : Gülsuyu, Gülensu et Bașıbüyük, quartier situé sur une colline toute proche. C’est ce processus de transformation que nous allons analyser dans les parties suivantes, avec ses acteurs, ses succès et ses embûches.
ill.8, la carte de Gülsuyu et Gülensu actuellement
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structure de la population en quelques chiffes
ill. 10, pyramide des âges des habitants de Gülsuyu et Gülensu en 2000, d’après TÜIK, Institut Turc de Statistiques
ill. 11, niveau d’éducation atteint dans le quartier de Gülensu en 2006, d’après l’Atelier Solidaire, basé sur une enquête de voisinage
ill. 12, lieux de naissance des habitants des quartiers de Gülsuyu et Gülensu en 2006, d’après l’Atelier Solidaire, basé sur une enquête de voisinage
16 422 à Gülsuyu et 16 555 à Gülensu soit près de 33 000 habitants selon les données officielles de TÜIK Officieusement, 55 à 60 milles habitants en 2008 selon les rapports de l’Atelier Solidaire même s’il est en effet question d’une baisse démographique depuis 2006
. 89% d’alphabétisation cependant 42% n’ont pas dépassé l’école primaire . les habitants atteignant le niveau du lycée et de l’université sont les nouvelles générations
. hétérogénéité de provenance avec pourtant une majorité de confession alévie, . hétérogénéité contrebalançant l’homogénéité politique, de gauche et gauche radicale. . l’hétérogénéité ethnique prend de plus en plus d’importance face aux pressions engendrées par la transformation urbaine, le quartier repose son unité sur la politique. . un seul quartier dénote, Fatma Hanım, quartier conservateur à l’entrée de Gülsuyu.
44
ill.12, période de résidence dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu en 2006, d’après l’Atelier Solidaire, basé sur une enquête de voisinage
ill. 13, pourcentage de la population active en 2000 d’après TÜIK, Institut Turc de Statistiques
ill. 14, pourcentage de la population non-active dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu en 2000 d’après TÜIK, Institut Turc de Statistiques
. 85% des logements inchangés depuis leur construction . 66% des famille sont de 4 personnes ou plus . 83% depuis plus de 10 ans, rares sont les nouveaux venus dans le quartier . 66% des personnes interrogées ont construits leurs maisons eux-mêmes, 11% l’ont acheté, 19% la loue, le reste en ont hérité de leurs parents.
. travaillent principalement dans le secteur informel (vendeurs de rues, collecteurs de déchets) et dans la construction, un secteur peu sécurisé . encore une partie des habitants travaillant dans les usines textiles . les femmes sont principalement employées non-déclarées dans les quartiers aisées
. création d’ateliers textiles dans le quartier afin de parer le chômage . les femmes au foyer sont nombreuses à travailler dans le secteur informel, cuisinant pour les vendeurs de rue ou cousant chez elles pour revendre par la suite . les rentiers sont rares et 55% des multi-propriétaires louent pour quasiment rien ou prêtent leurs logements, trahissant la qualité des relations familiales et concitoyennes
45
CHAPITRE
1, DU CAMPEMENT URBAIN AUX QUARTIERS GÜLSUYU-GÜLENSU
46 vue sur Maltepe et les Iles Princes depuis Gülsuyu ill.15,
ill.16,vue sur la colline de GĂźlensu depuis GĂźlsuyu
47
CHAPITRE
2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
chapitre 2, top-down : l’approche de la ville, entre assimilation et transformations
48
49
CHAPITRE
2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
a. le gecekondu face à la transformation urbaine “To speak in general maybe I can say that the AKP urban policy is based on construction, so the whole economy is based very much on construction, that’s why the growth machine, the construction machine should work, 24 hours. They want to demolish as much as they can and they want to rebuild as much as they can, it doesn’t really matter how aesthetic it is, it doesn’t matter how functional it is, they just want to build. So actually these areas were ones of the easiest target cause they were, in public opinions called as illegal settlements, so if the municipality is making a project there, it’s much more easier to legitimize it, comparing to other places.”36 Erbatur Çavușoğlu
36 en annexe, voir l’entretien d’ Erbatur Çavușoğlu, réalisé à Istanbul le 4 juin 2015
50
Au fil des entretiens et des recherches, certaines expressions reviennent, ‘de ce que je sais’, ‘il me semble’ ou encore des généralités coupables : ‘la municipalité’, ‘TOKI’. Ces expressions trahissent une boite noire de la transformation urbaine, un espace obscur et mal connu et pourtant largement contesté.
La question se pose alors de savoir quel est le cadre de manoeuvre de la ‘régénération urbaine’ des quartiers de gecekondu et quels sont les véritables acteurs de la ville en charge de ces transformations ?
Il semble important ici de revenir sur l’approche de la transformation urbaine par les institutions et plus particulièrement sur la transformation des gecekondu. Le parti au pouvoir, l’AKP, et le président actuel, Recep Tayyip Erdoğan, ont construit une politique urbaine et économique fondée sur les méga-projets : le troisième pont, le troisième aéroport, le district Kartal dessiné par Zaha Hadid, etc. Cependant, une fois rendue à la Chambre des Architectes et à la Chambre des Urbanistes, le seul plan communiqué au public de ces transformations en cours et projetées date de 200937 et ne mentionne pas la position du pont en construction. 37 voir ce plan en annexe, repris et compléte dans la carte des transformations ci-contre
ill.17, carte des transformations et régénérations urbaines en cours, d’après un document de l’IBB
51
CHAPITRE
2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
1. L’intégration urbaine dans les textes Le vocabulaire des textes réglementaires et législatifs est un marqueur fort des différentes phases historiques de l’urbanisme turc. En effet, on peut distinguer trois phases : la première, jusque dans les années 1980, tend à accompagner le processus d’installation des gecekondu sans toutefois se saisir pleinement du sujet ; la période 1980-1990 est celle du consentement et des amnisties ; enfin, depuis 1990, on assiste à un durcissement du corpus légal considérant les gecekondu comme une menace pour la ville, la société et l’économie nationale. 1948-1980 Les gecekondu sont pour la première fois évoqués par les textes réglementaires en 1948 et concerne la municipalité d’Ankara. La réglementaiton autorise alors l’installation de ménages sur les terrains d’Etat, cédés à la municipalité, sous condition de ne pas avoir d’autres logements à Ankara et de séjourner dans la ville depuis au moins un an. Les textes ultérieurs encouragent même l’auto-construction contre exemption de taxes.38 Le phénomène des gecekondu est 38 loi Türkiye Cumhuriyeti Sicilli Kavanini, 1951
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alors directement associé au manque de logements et les municipalités sont prêtes à faire de nombreuses concessions. En 1958, le Ministère de la Construction et du Logement est créé pour étendre cette politique publique au niveau national. Quand le processus s’accélère dans les années 1960, les lois témoignent d’une tendance à la planification et à la modération visant à la construction de quartiers équilibrés, tant au niveau spatial que social, couplé à l’arrivée de services publics dans les quartiers concernés. La loi 775 illustre parfaitement cette dynamique. Votée en juillet 1966, la loi favorise l’amélioration des gecekondu existants et la maitrise du phénomène, par le recensement et l’affiliation à des municipalités. En outre, ce texte garantit une certaine protection de l’habitant, locataire ou propriétaire, en limitant la destruction des logements des seules personnes relogées des gecekondu. A cette loi est associée une politique de prêts aux habitatns pour l’amélioration et la réhabilitation de l’habitat. La loi 775 marque alors une politique inclusive et volontaire. Cependant, son application est demeurée partielle et les impacts moindres. La
“bidonvilisation”, gecekondulașma,39 s’intensifie sans pour autant être suffisamment encadrée et maîtrisée. 1980-1996 L’amnistie consiste à mettre fin à une situation illégale par acte législatif. La situation devient alors régulière, acceptée. C’est par ce biais40 que le gouvernement de Kenan Evren, en 1980, tend à intégrer les gecekondu à la ville dans sa dimension administrative et judiciaire. Pour les habitants de ces quartiers informels et illégaux, cette période offre la possibilité d’obtenir des droits de propriété sur le sol, à posteriori. La Turquie, qui avait jusque là opté pour une politique de “laisser-faire” en matière d’habitat spontané, modifie le paradigme dominant au profit d’une politique dite ‘positive’. S’il s’est généralisé, ce phénomène apparaît à Ankara dès 1948. On distingue plusieurs types d’amnisties, plus ou moins avouées, qui ont pour caractéristiques communes d’intervenir à la veille d’élections et permettant au parti majoritaire d’asseoir son emprise. 39 terme utilisé par POYRAZ Mustafa, op.cit. note 21. En turc, -laș signifie le processus, le développement et -ma fait de ce terme un nom. Ainsi, ce terme renvoie au développement du phénomène des gecekondu, “gecekonduisation” en français. 40 loi n°2981 le 24 février 1984, imar affi kanunu
L’amnistie directe consiste en la vente de titres de propriété des terrains occupés, pour quelques sous ; une vente essentiellement symbolique. Cette mesure est le résultat d’un long corps à corps entre les populations concernées et les pouvoirs locaux dans lequel l’Etat renonce finalement. En réalité, l’achat est triple afin, pour les habitants, d’accéder à la propriété. Selon la loi 2981, ils paient une première fois, obtenant ainsi une quittance de la banque Ziraat. Puis ils paient les documents d’Attribution du Titre de Propriété délivrés par des bureaux assermentés. Enfin, vient le paiement de la somme symbolique, donnée à la mairie d’arrondissement concernée contre le titre de propriété. On assiste également, en parallèle, à des mesures indirectes de reconnaissance des quartiers alors illégaux. Les pouvoirs publics construisent les infrastructures nécessaires au raccordement des réseaux d’adduction en eau et en électricité ainsi qu’à la mise à disposition de transports en commun. Les amnisties sont alors l’outil principal de gestion des gecekondu. Ces mesures accélèrent cependant le phénomène : les nouveaux arrivants s’installent massivement de manière irrégulière dans l’espoir de voir leur situation se régulariser par la suite.
depuis 1996 En 1996, le coût du foncier croit de manière soudaine. Peu de familles ont alors les ressources permettant l’accession à la propriété. Les pratiques de légalisation de l’occupation se raréfient et la démarche perd en clarté. Il s’agit d’un changement d’attitude à l’égard de l’installation légale. Jean François Pérouse, en 2008, estimait que “le temps est révolu de la tolérance politicienne”. Mêmes les groupes de revendications citoyennes semblent perdre du souffle. Une campagne de stigmatisation des occupants débute alors. En effet, en 2004, le nouveau gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan procède à une modification du Code Pénal visant l’installation et l’occupation illégales. Cette mesure justifie un recours massif à l’expropriation permettant l’accélération des projets de rénovation urbaine. En 2006, l’Etat saisit l’opportunité de céder des terrains à des investisseurs et notamment à TOKI. Les habitants perdent la priorité sur l’achat des terrains et les procédures de légalisation à posteriori se marginalisent. En réalité, les pratiques dites ‘intolérantes’ ont moins pour ambition de réduire l’habitat illégal que de générer de nouvelles ressources financières pour les municipalités.41 41 un revenu qui se porte à 600 millions d’euros de
2. Les acteurs de la transformation Les entretiens, articles, documentaires et même conversations traduisent la diversité des forces qui s’exercent sur la ville : Etat, pouvoir, TOKI, municipalité. Tous ces termes reflètent pourtant une impression de trouble obscur et renvoient à des jugements de valeurs incertains. Il paraît alors nécessaire de revenir sur le rôle et la fonction de chacun dans le processus d’urbanisation des gecekondu. le pouvoir décliné, tête des opérations Le département d’Istanbul, d’une superficie de 5712 kilomètres carré, est gouverné à trois échelles par l’Etat central. Tout d’abord par son préfet, valı ; les sous-préfets de ses 38 arrondissements, ilçe ; le muhtar de chaque quartier, mahalle, dernier représentant du pouvoir central élu par les habitants. Les pouvoirs locaux, quant à eux, sont représentés par la Municipalité Métropolitaine, dont le maire est élu au suffrage direct, et les conseillers issus des arrondissements. ventes en 2006 selon le journal Milliyet. Hürriyet, “Hazine tașınmazlarından 1 milyar YTL’lik gelir”, Milliyet, 14 juin 2006 53
CHAPITRE
2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
ill.18, carte des projets de renouvellement urbain; en confrontation à l’emplacement des gecekondu et des zones de sismicité 54
Les trois échelles intervenant sur la transformation de la ville sont légèrement différentes, on y retrouve l’Etat, la Municipalité Métropolitaine et les municipalités d’arrondissement. Le muhtar ne participe en aucun lieu à ce processus top-down. . l’Etat superviseur L’Etat possède encore 60% des sols d’Istanbul. Il dispose donc d’un droit de regard et d’action sur ces terres,42 et garde un contrôle décisif sur la gestion de la ville. La Municipalité Métropolitaine apparait davantage comme une administration déconcentrée de l’Etat que comme une entité résultant d’un véritable processus de décentralisation. Cependant, 40% des terres, publiques ou privées, ne sont toujours pas répertoriées au cadastre. Par ailleurs, le Ministère de l’Aménagement et du Logement dispose également d’un droit d’intervention, notamment en ce qui concerne l’aménagement des zones de logement collectif et de gecekondu. Enfin, le parti AKP, jouant de sa suprématie depuis 2002, à tous les échelons du pouvoir, notamment à la tête de la Municipalité Métropolitaine via Kadir Topbaș depuis 2004, tient un rôle important dans la spéculation et la gouvernance 42 voir PEROUSE Jean-François, “Le marché foncier à Istanbul”, Etudes Foncières, 2006
de la ville. A cet égard, l’éclat du scandale politico-financier de décembre 2013 témoigne des relations incestueuses entre pouvoirs locaux, AKP et acteurs de la construction.43 . la Municipalité Métropolitaine, d é te n trice du pouvoir La Municipalité Métropolitaine d’Istanbul, Büyükșehir Belediyesi ou IBB, est le point de recentralisation, de coordination mais aussi de contrôle des différents niveaux des pouvoirs locaux, municipalités d’arrondissement et mairies de quartier. C’est à elle que revient l’honneur de faire le plan d’aménagement du territoire de la ville et d’en définir les principes. Et si l’Etat garde un rôle prédominant, les compétences de l’IBB ont été redéfinies en 2004, élargissant son pouvoir à la gestion du logement social et du patrimoine, lui octroyant un droit de regard sur la totalité du territoire stambouliote quand sa gestion se limitait aux un cinquièmes jusqu’alors. L’IBB a profité de cette extension de sa compétence pour lancer 43 voir le scandale de corruption qui a éclaté le 17 décembre 2013, éclaboussant de grands noms de l’AKP, le parti au pouvoir, et TOKI. Voir l’article de l’OVIPOT, MARCOU Jean, Le gouvernement turc atteint par des affaires de corruption de grande ampleur, Observatoire de la Vie Politique Turque, en ligne, 18 déc. 2013, consulté le 11 mai 2013, URL : http://ovipot.hypotheses.org/9624
un large mouvement de privatisation des sols, source intarissable de revenus mais affaiblissant sa maitrise de la dynamique du territoire. En matière de planification, le premier plan directeur, nazım planı, élaboré en 1924, ne fut jamais appliqué. Cet échec dans la mise en application du plan est le début d’une longue série de planifications qui semblent dépassées avant même d’être publiées. Le plan directeur de 1980, au 1:50 000, reste un plan phare, traitant de la protection des forêts et des sources d’eau, de développement est-ouest préférable… Cependant, le Coup d’Etat le balaya et lui préféra l’attrait étincelant du tourisme international. Ces idées sont reprises en 1995 dans un plan censé amener Istanbul vers le XXIème siècle. Mais encore une fois, le manque d’encadrement juridique ne permettra pas sa concrétisation. En 2006, le nouveau plan directeur de l’IBB est retoqué par la Cour de Justice. La ville est alors laissée à elle-même, sans plan de référence et sans stratégie de développement à grande échelle ; celui de 1995 demeure en application, dernier en date. Actuellement, la ville se construit par accumulation de projets de transformation urbaine. Ces projets sont dessinés par l’IMP, l’Atelier d’Urbanisme et de Planification, sous la 55
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
forme de plans d’aménagement, nazım imar planları, au 1:25000 et 1:100000, et portent sur la localisation des infrastructures de transport, des centres urbains, des bassins d’emplois, des zones naturelles à protéger et, bien sûr, sur les quartiers à réhabiliter. . les municipalités d’arrondissement exécutrices C’est aux arrondissements que revient la compétence de réalisation des projets ainsi que celle de l’octroi des permis de construire. L’IBB garde alors le pouvoir de l’approbation et de la ratification, occupant ainsi le rôle principal de la transformation urbaine et laissant aux municipalités d’arrondissement une position faible. Ce déséquilibre dans la répartition des compétences conduit à un manque de cohérence des projets entre eux, juxtaposés, additionnés, et un manque de coordination entre les municipalités. Accumulé aux modifications fréquentes de périmètres administratifs, ce déséquilibre fait naitre de nombreux conflits opposant la Municipalité Métropolitaine et les municipalités d’arrondissements à propos de la stratégie de développement urbain. Les solutions sont nécessairement tardives, curatives, palliatives.
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Kiptaş et TOKI,les hommes de main TOKI, Toplu Konut Idaresi, l’administration nationale du logement collectif et Kiptaș, la corporation du logement social d’Istanbul, sont actuellement les deux principaux producteurs de logements à Istanbul. Kiptaș est lui le premier producteur de logement social en Turquie. Créé en 1987, il dépend directement de la Municipalité Métropolitaine IBB. Sa fonction initiale est la prévention du développement des bidonvilles et gecekndu. TOKI, quant à lui, est un service public créé en 1984 par la loi sur le logement de masse. Cet établissement consiste en une réponse tardive de l’État aux problèmes d’urbanisation, de migration et de logement. Mais si ces deux organismes parapublics ont bien pour objectif essentiel d’accroitre le stock de logement, ils ont élargie le périmètre de leurs activités et se sont portés vers des secteurs plus rentables afin d’équilibrer le bilan financier du logement social. TOKI est un opérateur particulièrement impliqué dans le projet de régénération urbaine de Gülsuyu et Gülensu. TOKI est réputé peu efficace dans les années 1980 et 1990. Il devient pourtant l’un des acteurs principaux de la production d’espace dans les années 2000. En effet, en 2001, TOKI perd ses financements
et est donc rattaché directement aux services du Premier Ministre, accédant par la même occasion à 64,5 millions de mètres carré de foncier public. L’agence est rapidement chargée de la réalisation de tous les projets publics et cumule les rôles : du constructeur au planificateur, de l’acquéreur à l’expropriateur ; il devient plus puissant alors que les autorités locales elle-même. Dans une économie qui repose essentiellement sur le bâtiment, il devient rapidement l’outil du développement urbain mais aussi économique. “There is a really dominant discourse in Turkey now that say we need to renewed the city and we need to need to grow the economy.”44 Entre 2003 et 2005, l’évolution législative relative au renouvellement et à la réhabilitation urbaine ouvre la voie à un nouveau concept : la régénération urbaine, notion renvoyant aux problématiques d’habitat illégal, d’habitat implanté sur les zones à risques et d’habitat insalubre principalement. Celui-ci est alors abordé d’un point purement technique et esthétique sans prendre processus de participation citoyenne. Erdoğan Bayraktar, alors président de TOKI, décrit le but de la régénération urbaine en 2007 : 44 en annexe, voir l’entretien de Murat Yalcıntan, réalisé à Istanbul le 15 juin 2015
“To renew the poor neighbourhoods in cities, to transform some parts of the cities and city centres to accommodate them to the changing needs of the day, and to clear and rebuild houses which are deteriorating and build new houses in their place.”45 Pour répondre aux attentes nationales et gouvernementales de régénération urbaine, TOKI développe en interne son propre département ad hoc. En 2008, 295 milles logements sont ainsi construits et 500 milles visés pour 2011. Les 649 milles logements sont atteints en 2015.46 En 2004, l’Etat démontre un certain engouement envers la régénération des gecekondu, sous couvert de la prévention des risques sismiques. C’est à TOKI que revient le pouvoir de décider de la nature de ces développements où, encore une fois, le processus de participation est largement ignoré. Lors du processus de régénération urbaine, les habitants sont régulièrement déplacés,
contre compensation financière ; TOKI récupère alors le site d’intervention pour d’autres projets. Murat Yalcıntan, professeur universitaire, en parle : “I don’t believe that transformation and regeneration and renewal projects in Istanbul are being made for the people, it’s for the sake of the economy to grow actually. There are trying to open up new areas for the construction sectors to grow, with renewal projects, with big metropolitan projects, with big developments, big transportation projects such as the third bridge, all of them have been done for the sake of the economy rather than the people.” Il ajoute ensuite : “I believe they are not using the tools, mechanisms, methods that are relevants for this kind of projects. They are developing tons of projects for those renewal and regeneration issues, but they are not using the relevant tools.”47 TMMOB, la bonne conscience
45 BAYRAKTAR Erdoğan, Bir insanlik hakki konut [Housing as a human right], Boyut Yayın Grubu, Istanbul, 2007 cité dans ÖZDEMIR Dilek, “The role of te public sector in the provision of housing supply in Turkey, 1950-2009”, International Journal of Urban and Regional Research, n°35, nov. 2011
La présentation de la TMMOB sera plus courte. Elle n’intervient en effet que très peu dans les questions de régénération des gecekondu. Cependant, son intérêt réside dans sa position particulière, entre
46 voir le site TOKI, consulté le 30 juin 2015, URL : http://www.toki.gov.tr/en/background.html
47 YALCINTAN Murat, op. cit. note 44
institution publique et résistance aux projets de transformation urbaine. La TMMOB désigne l’Union des Chambres des Ingénieurs et Architectes Turcs. Cette institution interagit politiquement avec l’Etat et les municipalités, au nom de l’intérêt général, se montrant très critique envers le pouvoir central. Elle, et les autres Chambres professionnelles, des Architectes, des Urbanistes, des Ingénieurs, sont autant d’outils de planification et de ressources de sachants auxquels TOKI ne fait pas appel, se satisfaisant de ces capacités propres. C’est un des seuls organismes, indépendant d’un parti politique, à lever sa voix contre les projets de l’Etat et de l’IBB à Istanbul, qu’ils jugent inutiles. Ils sont notamment largement impliqués dans la lutte contre les méga-projets. Mücella Yapıcı, membre de la TMMOB, estimait lors d’un entretien : “but it was not enough to sustain the economy, so now, without thinking if there is a need or not, without considering the urban ecology, the geography or the topography, we are facing many mega projects. The whole point is to attract direct foreign investment through the construction and finance sector.”48 48 YAPICI Mücella dans AZEM Imre, Non-Space, the collapse of the city as commodity, Kibrit films, 2015, 12’ 57
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
Leurs moyens de lutte se révèlent cependant peu efficaces. En effet, leur stratégie repose sur les procédures judiciaires : la TMMOB este en justice et remporte le procès. Toutefois, le recours n’étant pas suspensif, les travaux ont commencé ; la Municipalité modifie alors le projet, lequel fait l’objet d’un nouveau recours. Au bout de deux ou trois procès, le projet aura abouti et la victoire n’aura été que symbolique. Leur marge d’influence se situe auprès des municipalités d’arrondissement auxquelles elles doivent donner leur accord, avant même la délivrance du permis de construire. Pourtant, ce biais ne semble pas avoir grande influence, ni présenter un grand obstacle, sur les projets construits. Enfin, en tentant le combat à la loyale contre les administrations d’Etat, par le biais de la Justice et de quelques contre-projets peu médiatisés, la TMMOB semble elle aussi oublier les processus de participation et la voix de l’habitant, gardant une approche directive, décisionnelle, éloignée des populations des gecekondu.
3. Le processus mené à terme, l’exemple proche de Başıbüyük Bașıbüyük est l’image d’un processus de régénération urbaine ‘réussi.’ Il est comparable au cas des quartiers Gülsuyu et Gülensu par sa position géographique, l’histoire de son implantation et les intentions institutionnelles à son encontre. Le quartier Bașıbüyük est situé à Maltepe, sur la colline qui fait face à Gülensu, à l’Est de la vallée de Maltepe. Ce quartier compte 19 000 personnes en 2010, de majorité sunnite, conservatrice et pro-AKP. Le projet de transformation urbaine qui touche ce quartier en 2004 est le même que celui qui touche Gülsuyu et Gülensu. Cependant, dans son cas, la première phase de la régénération urbaine aboutit en 2008. La question se pose alors de savoir, après l’analyse de cette opération, quels sont les facteurs qui ont amené au succès du processus à Bașıbüyük, là où la régénération urbaine promue par TOKI à Gülsuyu et Gülensu a échoué ? ill.19, vue des tours de Başıbüyük, sources : Ferroli Kombi Servisi ill.20, projet prévu de Kiptaş sur le quartier, source: Arima Architects ill.21, vue aérienne actuelle du quartier de Başıbüyük, première phase complétée.
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un processus achevé En 2004, le “Plan de Reconstruction Régulatoire du Nord de l’E5 de Maltepe” est lancé, dessiné au 1:5000 et basé sur la loi de prévention des risques naturels n°5383. Les quartiers concernés par cette loi sont jugés sur leur vétusté, par le Conseil Municipal d’Arrondissement jusqu’en 2010, actuellement par vote de l’IBB. Les gecekondu sont une cible idéale de cette loi, jugeant de la précarité de leurs statuts physiques, juridiques et économiques. En 2004, 40 ha de Bașıbüyük nécessitent une transformation selon la municipalité. Cette opération représente 50% du territoire du quartier. Après quelques retards liés aux actions symboliques d’une association de quartier et au recours contre le projet pour violation ‘de l’intérêt public, des principes de planification urbaine et des règles de gouvernance démocratique,’ un accord est trouvé entre les décideurs du projet : TOKI, la Municipalité Métropolitaine et la Municipalité de Maltepe.
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
La concrétisation du projet a pour effet de fédérer les opposants au projet en un premier mouvement : l’Association pour l’Embelissement, la Régulation et la Protection de la Nature de Basıbüyük,49 amenée par 17 personnes à ses débuts. La mobilisation du quartier se met en place, atteignant son pic en 2006, lors des tentatives de démolition, avec plus ou moins de sympathie pour l’association en question, par solidarité. On érige des barricades pour empêcher l’accès des autorités aux zones désignées de la transformation, les vieilles femmes du quartier en première ligne. “The women of the neighborhood were really brave actually, they are refugees, they are really huge, fat women and they said ‘we built these houses, we carried all the stones to the top of the hill’ and most of them had back problems, and they also tried to defend the neighborhood.”50 Cependant, la première phase de régénération a été établie sur un parc du quartier, ne touchant que quatre maisons et un seul propriétaire. Cette étape 49 Basıbüyük mahallesi, çevreyi güzelleștirme ve düzenleme ve Tabiati koruma derneği 50 ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36
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n’affecte donc pas directement l’ensemble des habitants ; seulement le voisin. En 2007, après les démolitions, l’association est déclarée organisation terroriste et interdite. Son interdiction n’est levée que quelques mois plus tard, fin 2007, mais l’intimidation et les arrestations ont été efficaces et la mobilisation s’essouffle rapidement, pour s’éteindre avec les premières négociations entre elle et le municipalité de Maltepe.
ill.22, captures issues du film Göç.51 Ce documentaire relate un épisode de confrontation directe entre les habitants du quartier Bașıbüyük d’un côté et les policiers tentant d’ouvrir la voie aux pelleteuses de l’autre. 51 BAKÇAY ÇOLAK Ezgi, “Göç”, IMECE Toplumun Şehircilik Hareketi, 2008, 20’
La première phase de régénération est lancée en 2008, malgré l’ordre d’arrêt du projet par la Cour de Justice. Le président de l’association de quartier se présente aux élections municipales pour le CHP et est élu conseiller en 2009, tentant ainsi de représenter la voix des habitants à une plus grande échelle. Cependant, cette voix se transforme. A la vue des compensations financières obtenues par le propriétaire et appartements reçus, un par maison, de nombreux habitants changent leur attitude envers la transformation et souhaitent en bénéficier, être relogés, compensés surtout. A propos de cela, Murat Yalcıntan déclarera lors d’un entretien : “What is wrong with the people making money ? if you’re gonna ask it. What is wrong ? People are used to make money from the real estate development, from rent, this is really bad for the economy, this is also really bad for the social agreement, for the social contract. People begin to cheat on each other, people agreed with the developer for example, get some money, and go to their neighbors and say that it did not agree with anybody and they should resist also, and they are lying. They are
really cheap negotiations going on between the contractors and the people from the communities. It is also affected negatively the community relationships, but on the other hand, people will start to get used to…”52 La force de la mobilisation, née d’une prise de conscience et d’une revendication du droit au logement, se transforme en un processus de négociations quant aux titres de propriété, encadré par l’association de quartier elle-même. La Municipalité d’Arrondissement se charge alors de la régulation de la propriété des habitants et de la démolition, TOKI du reste, de la compensation financière. Mais de nouveau, dans une mouvance de régénération encore jeune, les rôles des acteurs sont mal définis. La Municipalité crée en son sein un département faisant l’interface avec les habitants souhaitant prendre part à la transformation ; mais celui-ci est jugé trop lent par les habitants qui tentent de nouer un lien direct avec TOKI. A ce stade, il convient de rappeler, dans le cas des gecekondu, la différence que fait TOKI entre simple possession d’une maison et réelle propriété du terrain, 52 YALCINTAN Murat, op. cit. note 44
modifiant largement la somme de la compensation et le droit d’accès à un logement social. Les locataires sont quant à eux exclus du processus. Ils ne reçoivent ni compensation, ni droit au crédit et jouent le droit d’acheter un logement à la loterie TOKI. La première phase est achevée en cours d’année 2008. Six tours de quinze étages chacune sont érigées. Dans ces nouveaux bâtiments, la moitié des logements est occupé par des policiers, des supporteurs de l’AKP et des membres du Ministère de la Santé, expliquant peut-être la ferveur des autorités lors des affrontements. Cependant, le sol du site ne semble pas adapté à la hauteur des constructions, le manque de stabilité étant dû aux onze sources d’eau recouvertes par le béton, et des lézardes et fissures apparaissent déjà. les facteurs de la réussite Le succès global de cette entreprise, malgré une mobilisation d’une relative courte durée, est le résultat de plusieurs facteurs, hérités des spécificités du quartier luimême ou de la force de persuasion de TOKI. Tout d’abord, la structure sociale du quartier apparait comme une des composantes principales de cette réussite. Ce quartier sunnite, conservateur et partisan du gouvernement, mettait sa 61
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
confiance en l’AKP. Cette confiance fut ébranlée lors de la publication du projet et des démolitions, en témoignent les 35% de voix pour le CHP en 2009, mais les compensations offertes permirent aux institutions de recouvrer leur statut auprès des habitants. Sur cet aspect, le passé activiste et les racines alévis et progressistes des quartiers de Gülsuyu et Gülensu les distinguent de Bașıbüyük. “In Bașıbüyük, the neighborhood didn’t have the tradition of coming together, or activism or whatever you can call it. So that was not a very successful example, I mean these neighborhoods are looking at each other, on one side, the tradition of activism was in charge so they were coming together and they were successful to protect the place until now, on the other side, they couldn’t make it.”53 Cette caractéristique du quartier a beaucoup joué dans la mobilisation et donc dans l’aboutissement du projet. Cependant, les autres facteurs de réussite ne semblent pas dépendre du quartier mais de TOKI lui-même. Cela peut se résumer en deux idées : sa capacité de division des opinions ; la pression financière menant à l’auto-persuasion des habitants. L’angle d’attaque des autorités est en premier lieu
les relations de communauté et de solidarité, menant à la mobilisation : “when you get into a neighborhood to renew it, you first of all intervene on this kind of relationships, the way is an intervention into the community life, in the relationships, they are broken at the end of the project so…”54 Pour cela et dans le cas de Bașıbüyük, la Municipalité a élaboré une tactique divisionniste, via les réunion d’informations, “their tactics are mainly… for example, they say ‘we want a meeting with you, all the landlords, you are invited’, so the tenants are excluded. Or, ‘everybody, it’s an open public meeting, please come, but they do it in the mosque so the people who are alevis, who are not believers, they don’t go there. Or they just make kind of meeting in a coffee house, so that the women cannot go there.”55 Les autorités désolidarisent donc la population en instrumentalisant les différences religieuses, ethniques et politiques. La diversité des quartiers concernés cristallise les oppositions et empêche tout rassemblement.
La pression financière participe également à cette division : les populations soutiennent la mobilisation tout en enviant la situation du voisin. Les médias participent au mouvement de rassemblement et publient la photographie du propriétaire des maisons démolies recevant son titre de propriété d’un nouvel appartement, sous le titre “la transformation urbaine a changé ma vie.” Ce processus d’auto-émulation dans le quartier réside également dans le statut du projet lui-même, amené comme projet-pilote. En effet, sur les 50% du territoire de Bașıbüyük concerné par le projet de régénération urbaine, seul le parc et quatre maisons sont impliqués dans la première phase du projet. Le projet s’amène doucement, diminue les peurs, installe dans le paysage les atouts paysagers et financiers pour les habitants, calme les esprits échauffés, parfois par l’intimidation des arrestations et interventions policières. La deuxième phase, plus conséquente, bénéficie pleinement de la méthode de la première phase : le projet reçoit facilement le soutien des populations, jusqu’à l’aboutissement total de la transformation urbaine, quand les voix des habitants, relogés en périphérie et ruinés par leur crédits, n’auront plus d’impact.56
54 YALCINTAN Murat, op. cit. note 44
53 ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36
55 ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36
56 Cette conclusion, pessimiste et aux allures subjectives, repose sur des faits qui seront détaillés dans les parties suivantes, et renvoient aux cas d’Ayazma ou encore de Sulukule.
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b. l’implication de la ville dans le développement du quartier “19 octobre 1994 Depuis une semaine, l’électricité va et vient. On dit que la société d’électricité punit les gens des gecekondu, qui lui piquent de l’électricité sans jamais payer. Cela fait longtemps que nous méritions cette punition. Le pire, c’est qu’ils coupent le courant le soir, juste à l’heure des nouvelles. Qu’est-ce qu’on peut faire, la civilisation se sauve et nous lui courons après ?” Nalan Türkeli57
57 TÜRKELI Nalan, Une femme des gecekondu, journal, Paris, éditions du toit, 2000
Au regard de la diabolisation des gecekondu, nous sommes en droit de nous demander la véritable implication des différentes institutions de la ville dans le processus d’intégration de ces quartiers et de leurs populations au reste d’Istanbul. Cette implication de la ville sera étudiée à travers ses actions dans les gecekondu de Gülsuyu et Gülensu. Cette analyse permettra d’identifier les différentes politiques directrices à l’égard de ces quartiers. La citation ci-dessus, extraite du journal d’une femme vivant dans un gecekondu, donne un aperçu de cette implication qui pourvoit aux besoins primaires sans assurer la pérennité et la permanence de ce service minimum.
ill.23, dans le quartier de Gülsuyu, un lampadaire sert de support à la signalétique du bus et à l’installation électrique. Celle-ci semble plus ou moins régularisée. 63
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
1. La mise en place des réseaux La construction des réseaux techniques puis d’évacuation des eaux usées et l’enlèvement des ordures consiste en la première phase de l’intégration de Gülsuyu, avant sa division en deux quartiers. Les équipements sont apportés au compte-goutte, au fil des élections, des requêtes et des luttes. l’électricté, reçue et volée Lors de la fondation et du développement du quartier Gülsuyu, une association a été créée en 1956. Non-politisée, elle se charge de communiquer à la municipalité de Maltepe les requêtes de l’ordre du service public. Cette association, nommée Association Embellir Gülsuyu,58 a permis, sous la présidence d’Hamit Kazan puis Turhan Kaya, de mettre en place la première liaison électrique en 1967. Celle-ci n’alimente alors que l’artère centrale ; le reste de l’électrification se fait dans l’illégalité. Des raccordements sont déroulés depuis cette rue jusqu’aux îlots et maisons alentours. Ce fait illégal est reconnu par la municipalité après deux ans et est toléré, mais dès lors, les fraudes ne sont plus acceptées. 58 Gülsuyu Güzelleștirme Derneği, Association Embellir Gülsuyu
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Un processus similaire est visible dans les ilots autour de la rue Ümit Kaftancıoğlu. A partir d’un branchement consenti par la mairie, d’autres sont effectués, vers toutes les maisons alentours. Les habitants s’approvisionnent en poteaux électriques et en câbles dans une usine de l’Administration Electrique à Esenkent, un quartier de Maltepe tout proche, avec la complicité de certains employés de l’usine. Les habitants ont ainsi pu acheminer câbles et poteaux par camionnettes de nuit et planter les poteaux sur les lieux pré-définis à l’aide d’experts sympathisants. Le comité en charge du développement d’Emek Caddesi a, quant à lui, régularisé sa situation avec l’aide de la municipalité en 1980. Actuellement, on peut voir ces poteaux emberlificotés de fils et câbles électriques, reliant chaque maison comme une araignée. Sur les murs, le fil en question passe d’un pièce à l’autre, se faufile dans les défauts de construction, sous la charpente, entre le parpaing et la fenêtre. A première vue, la totalité des installations n’est pas aux normes et ne pourrait être régularisée. L’électricité ne couvre que l’éclairage ; le chauffage fonctionne essentiellement au gaz naturel dont on peut voir et entendre les camions
de livraison accompagnés d’une petite mélodie caractéristique et connue dans tout Istanbul. l’eau, une ressource appropriée L’eau, quant à elle, est acheminée à la fin des années 1960 depuis les sources naturelles en haut des collines59 jusqu’aux fontaines réparties dans le village. Les travaux de raccordement, la réalisation des fontaines, aussi bien que l’initiative elle-même, sont le fait des habitants, sans appui de la municipalité. La construction se fait donc au tout-venant. Dans les années 1978 et 1979, d’autres travaux sont entrepris par les résidents afin d’alimenter les ilots autour d’Ümit Kaftancıoğlu Caddesi et d’Emek Caddesi. Ceux-ci creusent des canaux et installent des pompes, depuis le réservoir de l’Administration des Eaux de la Mairie d’Istanbul, situé plus haut sur la colline. Lors des entretiens réalisés avec des personnes habitant au bord d’Emek Caddesi, nous avons pu apprendre que ceux-ci s’alimentaient toujours directement aux sources environnantes, alors que les logements du bas de Gülsuyu étaient pourvus en eau courante par la 59 nous rappelons ici que la traduction des noms Gülsuyu et Gülensu signifient respectivement Eau de Rose et Eau Souriante, ces deux quartiers étant implantés sur un territoire célèbre pour ses sources.
“17 juin 1995
municipalité.60 La situation a été régularisée, à la demande des comités de quartier, après le Coup d’Etat de 1980. En se promenant dans les ruelles et les escaliers de Gülsuyu, on peut toujours apercevoir quelques réservoirs d’eau accrochés aux murs, mais cette installation est marginale.
Aujourd’hui je suis finalement apte à travailler. Mon fils Deniz et moi, nous ramassons du papier, du plastique et des boîtes d’aluminium. Un kilo de papier rapporte 5 000 lires, un kilo de matière plastique 25 000 lires. Avec Deniz, nous avons déjà ramassé plus de dix kilos et près de trois kilos de matière plastique. Pour demain, j’envisage de nous acheter à chacun une paire de gants.”61
le ramassage des ordures Les informations obtenues à ce sujet sont peu nombreuses mais des containeurs demeurent visibles dans la plupart des rues de Gülsuyu et Gülensu, marqués du sigle Maltepe Beledieyesi, Municipalité de Maltepe. Les ordures sont ramassées plusieurs fois par semaine par le municipalité, toutes ordures confondues. Cependant, un réseau informel de ramassage et de tri s’installe. Ici, comme dans le reste d’Istanbul, y compris en centre-ville, des personnes, de l’adolescent au vieillard, trient les poubelles, récupérent les matières qui les intéressent sur les diables qu’ils tirent, et laissent le reste pour le prochain. C’est ce métier que décrit l’auteure Nalan Türkeli, seule source de profit qu’elle trouve alors pour faire vivre sa famille, malgré sa honte et le dédain de ses voisins.
l’évacuation des eaux usées “22 juin 1995 Je disais que notre quartier s’améliorait, ce n’est pas le cas pour tout le monde bien sûr. Ils ont enfin installé les canalisations sur la grande route, mais pas dans notre rue. Au lieux de remplir nos poumons d’oxygène, nous les remplissons d’odeur d’égout. Nos eaux sont sales. Nous avons une forêt en face qui nous procure de l’oxygène. Mais tous les jours, ils la brûlent un peu plus pour construire des maisons.”62 61 TÜRKELI Nalan, op. cit. note 57 62 ibid.
60 quelques uns des questionnaires réalisés sont disponibles en annexes
ill.24, dans le quartier de Gülsuyu, un réservoir d’eau accroché au mur d’une maison basse. 65
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
2. Les moyens de transport Là encore, peu d’informations sont disponibles, exceptées celles prélevées à la source par entretien avec les habitants. Cependant, la citation ci-dessus, adaptable aux cas de Gülsuyu et Gülensu, évoque les premiers signes d’une inégalité spatiale au sein même du quartier. Ce déséquilibre semble se créer en fonction de l’implantation du logement, en réponse à une gradation d’accessibilité : près d’un grand axe, sur une rue carrossable, dans un escalier. L’implantation des canalisations municipales de tout-à-l’égout suit ce schéma. Ainsi, l’évacuation des eaux des logements les moins accessibles fonctionne principalement par fosse septique dans le jardin.
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un accès longtemps difficile Aujourd’hui, desservis par l’autoroute E-5, la plus importante d’Istanbul, la ligne 4 du métro, les deux lignes de bus vers Kadıköy et Kartal, les quartiers sont devenus accessibles. L’autoroute et le métro mènent tous deux au pied de la colline. Les bus et dolmuș traversent Gülsuyu et Gülensu de part en part. La ligne s’arrête à l’extrémité de Gülensu, là où commence la forêt. Cependant, cela n’a pas toujours été le cas. La E-5 semble exister depuis des siècles ; c’est elle qui relie Istanbul au reste de l’Anatolie. Elle s’est développée depuis les années 1980, avec la décentralisation des industries et l’étalement de la ville, pour devenir la huit-voies qu’elle est aujourd’hui. Le dolmuș assure la connexion sur de petites distances : tout d’abord, vers les années 1960, avec les industries alentours, puis dans le quartier lui-même, avec les quartiers environnants et enfin, avec les lycées et universités proches. Le plus utilisé est surement celui qui relie le métro aux hauteurs de Gülsuyu et Gülensu. Il dessert notamment Gülensu, destination ill.25, le dolmuş traverse le quartier mais n’est pas signalé ill.26, un panneau d’arrêt de bus dans Gülsuyu ill.27,les couloirs interminables et rutilant du nouveau métro ill.28, la signalisation d’accès au métro aux abords de Gülsuyu
pour laquelle le recours à un moyen de transport est souvent nécessaire tant la pente est forte. “Mercredi 10 juin 2015, 15:00 Aujourd’hui, je change de voie d’accès, le but : accéder à Gülensu, la deuxième colline, derrière Gülsuyu. Je prends le métro en direction de Kartal, jusque là, pas de grande différence ; je m’arrête une station avant, tamam. En sortant du métro, toujours au bord de l’autoroute, pourtant, rien n’est indiqué, rien qui ne m’intéresse ou ne me parle. Je choisis mon chemin en fonction de la topographie, plus ça grimpe mieux c’est. Et je marche, en plein soleil. Il n’y a qu’une femme devant moi et quelques camions de chantier. Elle s’arrête quelques fois, quand elle trouve de l’ombre, pour reprendre sa respiration, je la comprends, la pente fait savoir qu’elle a le pouvoir sur la ville. J’aperçois Gülensu, perché en haut de sa colline à moitié creusée. (…) A ma droite, l’extrémité des rues de Gülsuyu. Je m’arrête quelques instants à l’ombre, au pied de la rue que je pense être la voie d’entrée de Gülensu. J’observe. Deux vieilles
femmes et deux enfants commencent l’ascension, lentement. (…) Un scooter descend, moteur éteint, il suffit de bons freins ! Deux femmes descendent, l’une s’arrête à l’ombre d’une maison, remet ses chaussures, l’autre sous un arbre, bloque la poussette et en profite pour se recoiffer. A mon tour de grimper, encore.”63 Extrait du journal de bord Ces dolmuș, s’ils n’appartiennent pas aux usines ou lycées, ont souvent été mis en place par le muhtar ou quelques personnes influentes, et notamment à la veille d’élections. “2 mars 1994, Nous avons attendu ensemble, sous la pluie, l’arrivée de l’autobus. Ce n’est pas un grand autobus. Il est à peine plus grand qu’un minibus. Le maire d’Ümraniye l’a fait mettre en service juste quatre mois avant les élections, pour transporter les habitants des quartiers pauvres.”64 63 LAVAYSSIERE Julie, journal de bord écrit lors de mes visites sur le site, lisible en entier en annexe 64 TÜRKELI Nalan, op. cit. note 57 67
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
une volonté de raccordement au centre de la ville Ces deux moyens, voitures et dolmuș, sont restés les seuls de nombreuses années. La voiture étant toutefois partiellement absente de ces quartiers, encore aujourd’hui, la marge de déplacement des populations et notamment leur accès au centre-ville sont largement limités. En 2005, la construction de la ligne de métro reliant Kadıköy à Kartal entre dans la dynamique de régénération urbaine qui englobe les quartiers de Bașıbüyük, Gülsuyu et Gülensu, lancée en 2004. La ligne est ouverte en 2012. Un an après, en novembre 2013, des centaines de bus sont ajoutés pour desservir Maltepe. Nous sommes actuellement dans cette situation, permettant, moyennant patience, d’accéder à la place Taksim, symbole du centreville, en une heure vingt. Cependant, les bus s’arrêtent à 22h et le métro à minuit ; il est alors impossible d’accéder à Gülsuyu et Gülensu. Les rares aventureux de la nuit ont trouvé une alternative, via le bus privé des aéroports, reliant Kadıköy à l’Aéroport Sabiha Gökçen une fois par heure. Ce bus, destiné avant tout aux touristes, est ainsi détourné de son objectif pour pallier le manque de transports en commun la nuit. A Istanbul, pour se déplacer, il faut faire preuve d’imagination. 68
pour le futur Dans les années à venir, la ligne 4 de métro devrait être prolongée jusqu’à l’aéroport Sabiha Gökçen, à 24 kilomètres à l’est de Gülsuyu. Ce projet renforcera toutefois la pression foncière sur le quartier, en accord avec le développement de gated-communities et autres cités luxueuses au bord de la mer de Marmara et sur les hauteurs de Maltepe. Ce dernier développement n’est à l’évidence pas pensé pour les habitants actuels de Gülsuyu et Gülensu mais plus certainement pour ceux à venir.
illustration 29, carte des arrêts de transport en commun dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu. Les transports concernés sont en l’occurence le bus et le métro. AInsi, les deux bus qui traversent le quartier égrènent une multitude d’arrêts dans la longitudianle mais encore une fois, la zone de première implantation, qu’est le bas de Gülsuyu, est beaucoup mieux desservi que Gülensu. Les hauteurs du quartier reste difficilement accessible pour la plupart des habitants. Le manque de de régularité des bus laisse préférer l’usage du dolmuş, plus confortable bien que vieillot et plus rapide. Les prix entre ces deux moyens de transport restent sensiblement les mêmes. Quant à être reliés aux quartiers alentours, c’est une autre histoire, qui n’est pas facilitée par le relief.
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
ill.30, carte des modes de transport en commun passant par ou aux abords de Gülsuyu et Gülensu. AInsi deux bus différents partent des hauteurs de Gülensu, l’un pour Kadıköy à l’ouest, l’autre pour Kartal à l’est. Cependant ils sont bien souvent lents et rares, le dolmuş est alors préférable.
ill.31, carte des temps de connexion, tous transports confondus, depuis Heykel, la jonction entre Gülsuyu et Gülensu. Ainsi, si le métro est relativement rapide, il demande à marcher vingt minutes depuis Heykel ou à prendre un bus puis le métro, laissant les deux quartiers en situation d’enclavement malgré la proximité du métro et de la E5. 71
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
3. Les équipements : deux poids, deux mesures La proportion d’équipements initiés, construits et tenus par les habitants est importante dans les quartiers de gecekondu. Peu intégrés et peu reconnus par les municipalités dont ils dépendent à leur début, ils développent rapidement les structures nécessaires à l’évolution d’une société, une fois les réseaux primaires établis. Ainsi, le bâtiment du muhtar, c’est à dire la mairie de quartier, est construite en 1965 par les habitants euxmêmes et la première école ouvre sous l’impulsion d’un comité de quartier en 1969. Deux pôles majeurs d’équipements sont perceptibles dans le quartier, l’un à l’entrée de Gülsuyu, l’autre à Heykel, à la jonction entre Gülsuyu et Gülensu. Cependant, ces deux pôles montrent deux visages différents des quartiers et de leurs relations avec l’autorité. Le sud, à l’entrée de Gülsuyu, est une zone dynamique, commerçante, remplie de restaurants, de supermarchés, de çayevi65 ainsi que des seules banques et distributeurs automatiques disponibles aux alentours. Ce lieu est comparable aux autres quartiers d’Istanbul, 65 les çayevi et kahvehane, traduisibles par maison de thé et maison de café, sont des lieux traditionnels de la société turc, lieux de rencontres, de discussions, mais réservés aux hommes dans la grande majorité des cas.
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empreint de modernité et d’activités. On y trouve également les équipements publics nécessaires au quotidien : école, centre médical, mairie, mosquée qui traduisent la présence d’une structure et d’une autorité locale, reposant en partie sur la municipalité d’arrondissement mais harmonieuse dans l’ensemble. A l’inverse, la zone d’équipements et d’activités autour d’Heykel présente une dualité ; ni banque, ni commerce autres qu’alimentaires ; on n’y trouve que les bureaux municipaux de la police. Cette distorsion soudaine de l’échelle de l’équipement semble être une réaction à une grande concentration de maisons de quartier et d’associations dans ce carrefour, également reconnu pour être le lieu de vie politique et de manifestations de Gülsuyu et Gülensu. On peut ainsi porter notre attention sur les autres équipements présents dans le quartier ayant une portée relevant de celle de l’arrondissement, voire plus. Il y en a trois identifiables dans la zone étudiée : les bureaux municipaux de police à ill.32, entrée du bâtiment du muhtarlık, construit par les habitants de Gülsuyu en 1965
Heykel, un centre culturel près du métro, la cemevi66 près du cimetière. La cemevi est l’une des cinq présentes à Istanbul. Elle a été construite par les habitants, majoritairement de confession alévie dans ces quartiers. Cependant, on identifie de nombreuses mosquées, quatre dans les limites de Gülsuyu et Gülensu, d’autres aux alentours, fréquentées par les 20% alévis estimés de la population, soit six milles personnes dans le meilleur des cas. La renommée de cet équipement est ainsi due au manque de cemevi à Istanbul. Enfin, le dernier équipement utilisé à l’échelle de l’arrondissement est le centre culturel Türkan Saylan. La construction de celui-ci a été décidée en 2004, dans une logique de gentrification et de régénération de cette partie de l’arron66 la cemevi, ou maison de Cem, est le lieu de culte de la religion alévie. La religion alévie est issue du chiisme, elle est considérée comme religion hérétique par de nombreux sunnites. En 1923, Mustafa Kemal, dit Atatürk, a fait de la Turquie, jusque là mélange de cultures et de religions, la nation de sunnites ; depuis les populations alévis ont essuyés de nombreux massacres, dont les plus récents sont ceux de Maraș en 1978, de Corum en 1980 et de Sivas en 1993. Bien que représentant entre 10 et 15% de la population turque (entre 20 et 25% selon des sources alévies), cette religion n’est pas reconnue par le gouvernement, qui ne finance donc pas les lieux de culte. Cependant, dans une politique d’assimilation, les municipalités continuent de construire de nombreuses mosquées dans les quartiers alévis.
dissement. Un complexe sportif accompagnait le projet initial. Cependant, la révolte inattendue des habitants a ralenti la progression du projet et repoussé le début du chantier. Celui-ci devrait commencer bientôt. Enfin, le quartier de Gülsuyu présente peu d’équipements et d’une portée très locale. Les équipements présents relèvent notamment du regroupement de populations, à but relationnel et/ou politique. Cependant, on y trouve très peu de signes de la présence de la municipalité, exceptés une mosquée et un terrain de sport. Cette absence peut être le fait de la construction récentes de ces terrains, quant au statut de ghetto, varoș, qui qualifie ce lieu, est-il cause ou conséquence de cette absence de représentation de l’autorité de l’Etat ?
ill.33, voie accès du centre culturel de Maltepe, aux portes de Gülsuyu 73
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS Cette carte souligne les deux pôles d’équipements des quartiers Gülsuyu et Gülensu et les caractères différents qu’ils représentent. Au bas de Gülsuyu, des équipements variés, aussi ben locaux que municipaux, comme un semblant de normalité. Le centre, au contraire est porté par la vie locale : le marché, les associations, lieu de manifestation, à laquelle les équipements municipaux se confrontent, comme pour rappeler l’existence d’une autorité, notamment par la présence de la caserne de police.
ill.34, carte des équipements présents dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu. d’après : KORMAZ Tansel et ÜNLÜ-YÜCESOY Eda, living in voluntary and involuntary exclusion, en ligne, Istanbul, éd. Diwan, 2009, consulté le 15 mai 2015, URL :https://reclaimistanbul.files.wordpress. com/2011/04/diwan_istanbul_living_in_exclusion. pdf 74
4. Le statut du sol, à Maltepe et à Gülsuyu-Gülensu Maltepe, prisé au siècle dernier pour ses fruits et la pureté de son eau, a perdu de sa superbe dans les années 1950, alors envahi par les industries et par ses travailleurs non-qualifiés. Mais recouvre peu à peu ses fastes. Face aux Iles Princes, au bord de la mer, encore bordé par des forêts, sa connexion rapide et efficace à Kadıköy a accéléré son développement après la décentralisation des industries. Deux universités montrent le chemin en y implantant leurs campus à l’américaine, dans la forêt, les universités privées Yeditepe Üniversitesi en 1996 puis Maltepe Üniversitesi en 1997. C’est le début de la période de spéculation foncière dans Maltepe ; les plus riches s’installent au bord de la mer et on assiste à la multiplication des centres commerciaux. Au nombre de cinq en 2007,67 on en dénombre maintenant huit dans l’arrondissement. Le plan de régénération du nord de l’E5, en 2004, s’inscrit dans cette logique : faire de ces quartiers, soitdisant malfamés et surtout mal appréciés, les nouveaux lieux de la spéculation et de la richesse stambouliote, profitant d’un surplomb sur la mer et d’une certaine 67 AKSUMER Gizem, Toplumun Kent Planlamadaki : Gülensu and Gülsuyu mahalleri örneği, projet de fin d’études, Istanbul, 2007
préservation de la nature. Ces lieux ont un fort potentiel pour des habitats de luxe, d’autant plus que le sol est bon à construire. La tendance est actuellement aux cités privées et protégées, à l’image de Narcity. Ce bout de ville, faite de tours et de barres, placée dans la vallée entre Bașakșehir et Gülensu, se veut autonome, offrant ses propres services et équipements, restaurants, cinémas, salles de sport, etc. La vente des quelques 1200 appartements de luxe de cette cité a débuté en 2008. En 2011, il n’en restait que 40 à vendre, soulignant combien ces types de biens sont recherchés et appréciés. Si Narcity n’est pas la seule cité privée, les six tours érigées à Bașıbüyük est elle la seule opération de logement social dans l’arrondissement de Maltepe, le relogement sur place des populations expulsées de leur logement facilitant la marchandisation des terres. Ce processus dépend également largement du statut des terres à marchander où TOKI a alors tout intérêt à ce que les titres de propriété soient rares pour éviter ill.35, Nar City vue d’une colline voisine, crédits : Saner Sen - Nar Photos 75
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
Başıbüyük
les tracas d’un relogement temporaire puis d’un relogement sur place pour se concentrer sur la phase d’expulsion. En effet, dans ce déroulement, moins le statut du terrain de l’habitant est clair et régularisé, moins il a de droits sur les logements à venir ainsi que d’avantages financiers. A Gülsuyu, la terre premièrement occupée appartient au Trésor Public.68 Elle est, comme dans beaucoup de gecekondu, occupée puis revendue en parcelles à ceux qui souhaitent s’installer. Les terrains choisis au-dessus du cimetière pour l’opération d’aménagement d’Ümit Kaftancıoğlu Caddesi sont également publics. Lorsque la décision d’une deuxième opération similaire fut arrêtée, le comité en charge demanda tout d’abord des terres à la Municipalité de Maltepe, requête que celle-ci refusa. Il fut donc décidé de s’installer sur une zone relevant elle-aussi du domaine public. Juste au-dessus de cette zone, un terrain est laissé vide car appartenant à trois frères Arméniens, leurs principes socialistes leur interdisant de s’approprier des terres privées. Cependant, la dernière vague de migration, prove68 POYRAZ Mustafe, op. cit. note 21
ill.36, plan des pôles de spéculation foncière à Maltepe 76
nant du Sud-Est après des épisodes de combats turco-kurdes, s’installa sur ces terres. En 1989, quinze familles avaient investi cette zone et peu après, sans qu’on ne sache comment ou pourquoi, les propriétaires arméniens vendirent le terrain à Kiptaș, contre la promesse de protection des logements édifiés. Actuellement, la majorité des propriétaires de Gülsuyu et Gülensu ont un titre de propriété, acquis en 1989. Lors d’une enquête menée en 2011, sur 100 personnes interrogées, seules cinq n’étaient pas légalement propriétaires de leurs terrains.69 Cependant, nous ne pouvons pas connaître le nombre exact de locataires dans ces deux quartiers. 69 ERGUN Cem et GÜL Hüseyin, “urban regeneration and social segregation : the case of Istanbul”, Toplum ve Demokrasi, n°5, oct-novembre, 2011, p. 155-172
ill.37, plan du statut du sol des parcelles de Gülsuyu et Gülensu, d’après : AKSUMER Gizem, op. cit. note 67 _tapulu : ayant les titres de propriété, également inscrit au cadastre et autorisé à construire à posteriori _tapu tahsıslı : terrains appropriés non cédés à leurs occupants, titres provisoires de location ; procurent une pseudo-légalité aux occupants et assure à l’autorité publique quelques revenus ; paiement d’un montant s’apparentant à un loyer tous les ans, souvent confondu avec un titre de propriété _après 1985 : migrations forcées, principalement kurde, pas de titres de propriété 77
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
5. La régénération urbaine en trois plans
Le premier plan en date concernant les quartiers de Gülsuyu et Gülensu remonte à 1986, puis un second en 1989. L’objectif de ces deux plans d’amélioration, en accord avec les lois des années 1980, consiste en la légalisation et la réhabilitation des quartiers concernés. Seules deux zones ne sont pas incluses dans ce plan, celle du nord-ouest de Gülensu, relevant du domaine privée, et celle du nord-est de Gülensu, classifiée comme forêt sur les plans directeurs d’Istanbul, notées ici ‘No Master Plan’ Ces plans d’amélioration sont valides jusqu’en 2004. Observations : Il ne s’agit pas là d’un plan de transformation et de régénération mais d’amélioration. Il est donc composé d’une accumulation de transformations mineures à effectuer, relevées au niveau local et cataloguées. On y perçoit cependant la volonté d’une hiérarchie des rues, de la protection de terrains verts communautaires au sein même des quartiers et la réticence à l’urbanisation du nord de Gülensu, où les parcelles sont moins fractionnées, les espaces verts plus nombreux et deux zones sont signalées nonaedificandi. Ce plan traduit une approche plus locale de l’aménagement.
ill.38, plan d’amélioration des quartiers de Gülsuyu et Gülensu entre octobre 1986 et mars 1989, sources: Municipalité de Maltepe, rapport de 2012 78
En 2004, un premier plan au 1:5000 est dessiné par la Municipalité de Maltepe, à la suite du Plan Directeur du Nord de l’Autoroute E5, publié par la Municipalité Métropolitaine. Ce plan réserve une importante proportion des terrains aux équipements publics : des centres sociaux et culturels, des services de santé, des terrains de sport, des écoles et équipements religieux, annonçant par la même occasion les démolitions et expulsions des habitants vivant sur les terres concernées. Suite au procès, l’IBB annule le plan. Nous identifions deux centres de commerces et de vie, un au centre de chaque quartier, marquant ainsi l’indépendantisation des deux quartiers l’un envers l’autre. Certains équipements pré-existants semblent disparaitre, à l’image du cimetière et de la cemevi. Au contraire, on observe une augmentation du nombre de parcs. Les logements ont une hauteur limitée, un niveau sur le pan de la colline donnant sur Narcity, deux niveaux dans Gülensu, trois à Gülsuyu. Les équipements scolaires, écoles et collèges, sont plus nombreux et plus répartis dans le quartier, esquissant l’idée d’une présence plus établi de l’autorité locale, d’un contrôle social. Enfin, les rues principales sont élargies et normalisées, pour une lecture plus claire, avec une tentative de réalignement des rues, selon un schéma qui se veut moins organique. ill.40, plan directeur du nord de l’autoroute E5, en juillet 2004, sources : Municipalité de Maltepe, rapport de 2012
zone résidentielle, 1 étage zone résidentielle, 2 étages zone résidentielle, 3 étages zone de services de santé zone d’équipements sociaux zone commercial zone commercial et résident. zone d’éducation primaire zone d’éducation secondaire équipements religieux zone de parc zone de sport cimetière zone inondable zone de forêt
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS Un an après, en avril 2005, ils présentent un nouveau plan, passant les deux quartiers de Gülsuyu et Gülensu sous le statut de la ‘régénération urbaine’. La densité est fixée de 250 personnes par hectare maximum70 et 40% des terres sont allouées aux espaces publics. Le plan de 2005 est toujours en cours mais aucun plan d’implantation à l’échelle 1:1000 n’a été mis en place depuis. Observations : Ce plan officiel donne peu d’informations sur le projet en lui-même. Les informations sont lisibles en filigranes, comme cherchant à se faire oublier. On peut tout de même noter les deux larges zones évidées au nord de Gülensu, plus importantes qu’elles ne l’étaient sur les plans de 1986 et 1989. En outre, les limites autour des deux quartiers semblent plus marquées, notamment par des parcs, traduisant la démolition des habitats construits sur ces zones. Le plan en filigrane au-dessous des hachures et le parcellaire actuel, on ne peut donc pas se fier à la forme organique persistante ou au dessin des rues. Enfin, les seuls équipements et zonages mentionnés par ce plan se situent à l’extérieur des limites des quartiers de Gülsuyu et Gülensu : une école primaire, un collège, un centre culturel, une zone de commerce. Ce plan ne dit rien ou pas grand chose, rendant impossible le soulèvement des populations et l’opposition, ce qui signifie beaucoup.
70 elle est en 2011 de 230 personnes par hectare, selon les documents de la Municipalité de Maltepe ill.41, plan directeur du nord de l’autoroute E5, 2005, sources : Municipalité de Maltepe, rapport de 2012 80
c. le logement social comme alternative au gecekondu “So now in Istanbul, everybody is loosing their spaces, everybody is evicted and people are changing there neighborhoods a lot and so nobody is really giving importance to where they live, what is the quality of the neighborhood, but they are just after the money and they look at it as a real estate, not a house or a home, that is the problem.”71 Si les formes spatiale, urbaine et architecturale que prend le gecekondu semblent destinées à être éradiquées de la surface de la ville, suivant la volonté de la voix officielle, une nouvelle typologie urbaine se développe en parallèle, supposée accueillir les populations déplacées, expulsées. La forme que prend cette typologie, sa position, sa conception, trahissent les desseins des autorités et de TOKI à l’encontre de ces populations remuées. Ces bâtiments évoquent le futur réservé aux populations marginales et pauvres dans la ville ; ces bâtiments, dits ‘logements sociaux’, traduisent la pensée sociale en matière d’habitat et d’urbanisme des 71 ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36
autorités en charge. Ce sont eux qui en donnent la définition. Si l’on s’en tient d’ailleurs au terme ‘logement social’, traduit toplu konut en turc, signifie davantage ‘logement collectif ’ que ‘logement social’ dans son utilisation locale. Cette distorsion sémantique est certainement due à l’usage que les deux organismes parapubliques, TOKI et Kiptaș, en font maintenant. A l’origine créés pour le développement du logement social, ils se sont éloignés de cette mission pour réaliser également du logement pour classes moyennes et logements de luxe en tous genres, élargissant l’emploi du terme par la même occasion.
ill.42, Ataşehir, quartier construit par TOKI, crédits : Tolga Sezgin - Nar Photos 81
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
ill.43, carte des mouvements migratoires à l’intérieur de la ville, d’après.failedarchitecture.com ill.44, carte des processus d’expulsions dans le département d’Istanbul, d’après KORMAZ Tansel et ÜNLÜ-YÜCESOY Eda, living in voluntary and involuntary exclusion, en ligne, Istanbul, éd. Diwan, 2009, consulté le 15 mai 2015, URL : https:// reclaimistanbul. files.wordpress. com/2011/04/ diwan_istanbul_living_in_exclusion. pdf 83
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
1. De l’expulsion au relogement, la ‘périphérisation’ d’une population Istanbul est faite de mouvements, de migrations et d’expulsions, qu’il s’agisse des émigrations dues au traité de Lausanne en 1923, des migrations internes économiques de la campagne vers la ville depuis les années 1950, des migrations forcées à la suite de combats dans le Sud-Est de la Turquie dans les années 1980, et aujourd’hui, des migrations internes aux villes, soit par volonté de repli dans une gated-community, soit par expulsion suite à la rénovation urbaine d’un quartier. Les migrants continuent actuellement d’affluer depuis les campagnes anatoliennes et depuis la Syrie.72 La situation instable qui se profile de nouveau ces jours-ci73 dans le Kurdistan 72 Depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, la Turquie a accueilli 1,8 millions de réfugiés syriens, nombre d’entre-eux s’installent ou sont de passage à Istanbul, tentant alors de rejoindre clandestinement l’Europe via la Bulgarie et la Grèce. 73 le 20 juillet 2015, un attentat suicide a eu lieu à Suruç, revendiqué par Daech et causant la mort de 32 personnes. Depuis, les victimes s’additionnent, policiers turcs, terroristes du PKK, dans diverses villes du SudEst. Le cessez-le-feu établit entre le PKK et le gouvernement turc en 1999 semble plus fragile que jamais et déjà, le gouvernement turc bombarde des positions du PKK en Irak et brûle les montagnes du Sud-Est de la Turquie, servant jusqu’ici de refuge aux terroristes.
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turc ne va pas soulager la métropole. Recep Tayyıp Erdoğan, maire d’Istanbul entre 1994 et 1998, avait alors proposé la mise en place d’un visa d’entrée dans la ville dans le but de contenir ces migrations, sans succès. Un dernier type de migrations internes à la ville se dessine ces derniers temps, celui des habitants expulsés de leurs quartiers, relogés en périphérie et qui, après quelques temps, retournent dans leurs quartiers d’origine ou aux alentours. Ceux-là dessinent une carte d’Istanbul faite de mouvements et de pôles attractifs. (voir ill.43) Actuellement, la majorité, si ce n’est la totalité, des logements ‘sociaux’ construits par TOKI et Kiptaș se trouvent aux périphéries de la zone urbaine. Ils sont regroupés sur quatre arrondissements : Arnavutköy, Bașakșehir, Küçükçekmece et Gebze dans l’arrondissement de Tuzla. Les ‘logements sociaux’ construits en dehors de ces secteurs principaux sont ceux construits sur le lieu même de la rénovation urbaine, traduisant le peu de promesses pécuniaires et foncières du quartier en question. Dans le cas contraire, les logements auraient été d’un
standing supérieur permettant un bilan d’opération plus profitable. Accéder à ce type de logements, excentrés, relèvent déjà de la prouesse. Les propriétaires du quartier rénové, c’est-à-dire possesseurs des titres de propriété tapu, reçoivent automatiquement un logement. Les propriétaires d’un logement mais qui ne sont pas propriétaires du terrain doivent contracter un crédit de quinze ans s’ils souhaitent être relogés. Pour tous ceux-là, propriétaires ou non, il reste alors les frais de copropriété à payer, qui augmentent deux fois par an. Les habitants d’Ayazma, relogés dans le quartier de Bezirganbahçe dans l’arrondissement de Küçükçekmece en 2007,74 après de nombreuses luttes et négociations avec TOKI, ont pu obtenir de réduire les augmentations de charges bi-annuelles. Dans le cas ci-dessus, les habitants d’Ayazma, une fois relogés, ont eu des mensualités de remboursement de 220 à 320 livres turques sur quinze ans pour leur permettre de postuler à l’obtention des droits de propriété de l’appartement. A ceci s’ajoutent les charges de maintenance, le gaz, l’eau et l’électricité pourvus par les réseaux de la ville, soit entre 74 pour en savoir plus, voir le film d’AZEM Imre, op. cit. note 8, visionnable en intégralité sur youtube, consulté en mars 2014, URL : https://www.youtube.com/watch?v=maEcPKBXV0M
90 et 240 livres suivant les saisons, pesant sur des salaires de 600 à 900 livres.75 Sans tenir compte du fort taux de chômage de ces populations et de la distance croissante avec les sources d’emploi, il est quasiment impossible pour une famille relogée de se permettre de vivre dans un ‘logement social’. De ce fait, un tiers des habitants relogés ont revendu leur appartement et sont allés s’installer dans un campement urbain périphérique, comparable ainsi à une troisième migration forcée pour ces habitants d’Ayazma, originaires du Sud-Est de la Turquie. En 2008, sur les 55 338 ‘logements sociaux’ construits par TOKI, près de 4% des habitants ayant un crédit sur quinze ans ont rendu leur logement dans l’année, dû à des difficultés de paiement.76 L’alternative reste alors pour eux le rattachement ou la création d’un nouveau campement urbain, sur des terrains 75 étude réalisée dans KORMAZ Tansel et ÜNLÜYÜCESOY Eda, living in voluntary and involuntary exclusion, en ligne, Istanbul, ed. Diwan, 2009, consulté le 15 mai 2015, URL : https://reclaimistanbul.files.wordpress. com/2011/04/diwan_istanbul_living_in_exclusion.pdf, enquête effectuée entre octobre 2008 et février 2009 sur un échantillon de cent personnes 76 données extraites de l’article d’ERDI LELANDAIS Gülçin, “quartiers de contestation… quartiers d’exclusion : politiques d’urbanisation et résistances populaires à Istanbul”, en ligne, Cultures et Conflits, n°76, 2009, consulté le 12 juin 2015, URL : http://conflits.revues. org/17812
publics, participant ainsi à la déforestation des abords de la ville, avec pour résultat le déplacement et replacement d’une nouvelle forme de pauvreté. Pour ceux-là, le processus est à recommencer entièrement : installation, solidification des habitats, démolitions, reconnaissances administrative et politique. Autant d’étapes que Michel Agier résume en trois phases : invasion, occupation, établissement.77 Pour les autres, une vie est à recommencer, bien différente de celle qu’ils ont connue jusqu’alors compte tenue de la nouvelle situation géographique du logement aux abords de la ville, de la forme des immeubles et du logement eux-mêmes, modifiant les relations physiques puis sociales des habitants entre-eux. La citation qui suit fait référence aux habitants de Sulukule, quartier central passé sous la coupe de la régénération urbaine en 2004 et dont les habitants ont été relogés en 2008 dans les immeubles TOKI de l’arrondissement d’Arnavutköy. “One more important thing about this, people could not have the chance to live together after they moved, i mean, the place they were sent were to Tașoluk, and 77 entretien avec Michel Agier, réalisée par Marie-Hélène Gatto et Caroline Raynaud, BPI, Paris, le 8 avril 2015, en ligne, URL : http://www.bpi.fr/ethnologie/quand-il-arriveen-ville
Tașoluk area is like forty kilometers from the central area, so most of the Sulukule people could not live in that area. As far as i know, just two families are there. They were three hundred and twenty landowners who were supposed to go there, only a hundred of them intended to move, but now there are only two of them. So it has been a complete failure for the State and for the project developers but they also made that the populations could not live together as a community anymore.”78
78 YALCINTAN Murat, op. cit. note 44 85
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
2. De nouvelles formes urbaines et la mise à mal de la communauté Si l’on questionne les habitants des ‘logements sociaux’, ceux-ci sont des carcans, notamment en comparaison des gecekondu où ils habitaient, dont ils se remémorent le confort et la qualité de vie de manière nostalgique. Leur nouvelle vie est décrite comme une succession d’interdictions : “on doit sans cesse dire à nos enfants ‘arrête’, ’ne fais pas ci, ne laisse pas tomber ça’, ‘marche sans faire de bruit’.”79 Ces limites que les habitants se fixent d’eux-mêmes sont là pour tenter de respecter les règlements mis en place par TOKI, également bailleur de ces opérations, et éviter par la même occasion les plaintes des voisins. Il n’est pas question dans ces immeubles de laisser ses chaussures sur le palier, et encore moins de laver les tapis ou cuire le pain dans les espaces extérieurs, activités fréquentes et normales dans les gecekondu mais pas seulement. Malgré les caméras de sécurité et les gardiens aux entrées du terrain, qui empêchent l’accès aux non-résidants, 79 propos d’habitants des logements sociaux de Bezirganbahçe, captés par ERMAN Tahire et MULLER Sylvie, “Ethnographie du gecekondu, un habitat autoconstruit de la périphérie urbaine”, en ligne, Ethnologie Française, n°44, 2014, p. 267-278, URL : http://www.cairn.info/ article.php?ID_ARTICLE=ETHN_142_0267
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c’est pourtant à propos des gecekondu qu’est évoqué le sentiment de sécurité, dans lesquels ont connait les voisins et où chacun veille sur son prochain, “comme une grande famille.” Concrètement, les logements en question se présentent sous la forme de tours, posées sur un plateau d’herbe. Autour, quelques rares commerces, un centre commercial, un jardin d’enfants loin d’être envoûtant, un arrêt de bus. A Bezirganbahçe, on dénombre 55 tours de douze étages. Dans ces ‘espaces modernes’, TOKI et les autorités impliquées attendent des habitants un ‘comportement moderne’ et un mode de vie urbain, comprendre ici individualiste. C’est autant une opération de relogement que d’assimilation qui se joue dans ces quartiers, un processus bien normé, promu par la municipalité, afin de ‘devenir Stambouliote’. L’autorité exercée sur ces logements s’assimile à un contrôle de la vie de ses habitants, un biopouvoir, légitimé par l’assistance nécessaire aux gecekondu. Malgré la pression sociale, ces nouvelles normes comportementales connaissent des entorses : on aperçoit
encore quelques tentatives de potagers régulièrement arrachés, dans les centres commerciaux qui accompagnent ces opérations, les boutiques débordent de l’alignement souhaité, et on assiste toujours à des réunions en bas des immeubles entre vieilles voisines, mais de moins en moins. C’est surtout cela qui manque aux habitants : l’esprit communautaire auquel ils étaient habitués, plus de çay evi ou de kahvehane pour les hommes, plus de jardins et de pas de porte pour les femmes, et plus la moindre ombre de mobilisation ou d’opposition. “Ayazma nous faisant du bien, ici on se désintègre” dit un jeune kurde.80 Ces lieux de tous les jours, qu’étaient les cafés, les commerces de proximité, les bureaux d’association également, sont les espaces publics de solidarité dans les gecekondu. La densité quasi excessive de commerces s’accompagne d’une forte densité des liens de voisinage. C’est également la multitude de commerces qui permet d’enchainer les quartiers les uns aux autres et de marquer la continuité urbaine, de lier ainsi les périphéries au centre. Cette continuité a notamment 80 ibid.
ill. 45, comoparaison spatiale de Gülsuyu-Gülensu et de Bezirganbahçe
Gülsuyu et Gülensu, formes insullaires et bâti
Gülsuyu et Gülensu , silhouette urbaine
Gülsuyu et Gülensu , calibre de la rue
Bezirganbahçe, formes insullaires et bâties
Bezirganbahçe, silhouette urbaine
Bezirganbahçe, calibre de la rue
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2, L’APPROCHE DE LA VILLE, ENTRE ASSIMILATION ET TRANSFORMATIONS
été permise par un développement lent, incrémental ; lenteur mise à mal par les opérations brutales de logements sociaux, dans un processus de fabrication de l’espace empirique. Au nom de la satisfaction rapide d’un besoin en logement, ces nouveaux quartiers offrent peu de polyvalence et très peu d’espaces de commerce ; les espaces de sociabilité disponibles ne suffisent pas, quant à eux, à pourvoir le quartier en opportunités de vie communautaire et solidaire. La disparition de la communauté et l’absence de contrôle, de canalisation sociale en son sein laissent place, dans un contexte de pauvreté et de grande précarité, au développement de la délinquance et de la violence urbaine. Engels évoquait déjà ce processus en 1872, à propos des transformations opérées par Haussmann : “En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une solution pour résoudre la question du logement à sa manière - ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours de nouveau la question.”81
81 cité par HARVEY David, op. cit. note 123
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3. Vers un nouveau varoş, la création de frontières intra-urbaines Le lieu même de ces ‘logements sociaux’, leur position dans l’espace de la ville, sont autant d’éléments inscrits dans une continuité de la politique de la ville en Turquie, c’est-à-dire la mise en confrontation de centralités et de leurs périphéries, et par là même, la marginalisation d’une partie de la population, faites de minorités non reconnus par l’Etat, d’indésirables intérieurs, que sont les alévis, Kurdes, socialistes et Tsiganes. Par la création impérieuse de ces quartiers périphériques, le pouvoir recherche l’exclusion d’une partie de la population, les privant du ‘droit à la ville’ pour lequel se battent les gecekondu. On éloigne les plus démunis, les soustrayant à la vue internationale de cette ville dynamique et globalisée, éclatant leurs cellules sociales et les réduisant par la même occasion au silence. On peut lire en ce processus une volonté d’uniformisation ‘moderne’ du territoire ainsi qu’une épuration idéologique. Hors de portée des mobilisations et des revendications, le citoyen lambda et les pouvoirs publics peuvent commencer à les oublier.
Cet oubli est également perceptible dans les recherches universitaires. Si la littérature grise autour des gecekondu est riche, peu de textes et de chercheurs se portent sur cette nouvelle forme urbaine en expansion, ne serait-ce que par la difficulté d’accès aux zones concernées et l’entrave que représentent les appartements dans la prise de contact avec les habitants. En effet, ces cités remettent au goût du jour la notion de frontières dans la ville, à travers de fortes discontinuités territoriales et par les barrières qui les entourent. Ces espaces sont ainsi comparables aux gated-communities, composant une Istanbul comme une accumulation de territoires limités et où se succèdent des lieux d’exclusion, choisis et subis. Seulement, c’est cette dernière notion qui pose question ici, peut-on apparenter les cités de ‘logements sociaux’ stambouliotes à des ghettos ? Si on reprend la définition de Michel Agier, on retrouve dans le cas présent les thèmes de l’extraterritorialité et de l’exclusion, quant à la position politique, il s’agirait peut-être plus d’indifférence que d’exception.82 82 AGIER Michel, op. cit. note 27
Cependant, l’utilisation du terme de ghetto relève tout autant d’un discours extérieur envers le lieu marginal que d’une vision interne, appelant au ralliement, à la mémoire commune. Cette vie sociale et culturelle fédératrice est absente actuellement des cités TOKI et Kiptaș, c’est même une de leur raison d’exister. Là où le gecekondu était un espace-identité, un ‘lieu anthropologique’ selon la définition de Marc Augé,83 où quartier, culture et mémoire ne faisaient qu’un, on se trouve ici dans un espace sans identité voulu comme tel, un ‘espace autre’. “Lieux nés dans la tête des hommes et dans l’interstice de leurs mots”, telle est une définition de l’hétérotopie selon Michel Foucault84 ; entre asile et prison, des lieux qui s’opposent à tous les autres, destinés à les effacer, à les compenser, à les neutraliser ou à les purifier, des contre-espaces. Dans cet espace de contrôle, la confrontation avec les autorités extérieures (administration, police, etc) tend à être effacer. Le seul acteur officiel mis en présence est TOKI, qui tient à la fois les fonctions de gestion et de restriction. En limitant les surfaces de contact entre habitants et autorités
publiques, TOKI contient également les sujets de revendications et de discorde. Cependant, combien de temps ces populations peuvent-elles être laissées dans l’isolement avant de se relever ? Combien de temps avant qu’il ne soit plus possible d’ignorer les voix et les cris ? La fuite ou la révolte, deux issues possibles à cette situation pour les habitants des cités de ‘logement sociaux’, semblent inévitables à terme. Ce sont également les choix proposées aux habitants des gecekondu sous les termes de ‘relogement’ ou de ‘luttes urbaines’ et c’est ces luttes que nous allons étudié dans le chapitre suivant.
83 AUGE Marc, Non lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, éd. Seuil, 1992
ill. 46, Kayaşehir, cité construite par TOKI, crédits : Saner Sen - Nar Photos,
84 FOUCAULT Michel, Espaces Autres, Dits et Ecrits tome 4, Paris, éd. Gallimard, 1984
voir le reportage photos sur les périphéries de la ville, URL : http://www.narphotos.net/Story/Thumbnail/million-dollar-view-urban-transformation
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
chapitre 3, bottom-up : la riposte du quartier, entre intégration et résistances
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
a. le gecekondu, un quartier comme les autres ? “Ce quartier, avec ses femmes à moitié voilées, ses quelques poules, ses fosses septiques et ses puits ouverts, est un peu un village. Avec ses femmes qui rêvent de tenues modernes, ses rares voitures luxueuses, ses quelques lycéens et étudiants, il est aussi un peu une ville. En fait, ce n’est ni un village, ni une ville. C’est une de ces banlieues prisonnières de leurs contradictions, qui cherchent à s’émanciper, et dont les habitants eux-mêmes ne savent pas se définir.” Nalan Türkeli, à propos du gecekondu Kazım Karabekir dans l’arrondissement d’Ümraniye, en 1995 Le développement de la ville via un enchainement de gecekondu est un processus décrié et longtemps évoqué comme phénomène de ‘ruralisation de la ville’, kentin köyleșmesi. Cependant, le campement urbain tend à évoluer, à s’intégrer aux formes de la ville et s’il est toujours dépeint comme un village, nous 92
sommes en droit de nous poser la question de ce qu’il en est réellement. Face au silence des nouvelles cités de ‘logements sociaux’, les quartiers de gecekondu semblent bien bruyants, remplis des murmures de la résistance et des cris de la revendication. Quel est ce lieu à part qui semble catalyseur des luttes urbaines ? Quels sont, dans les dimensions spatiales, sociales et économiques du quartier, les éléments qui ont été sources de cohésion, d’intégration ou encore de revendication. L’étude se portera particulièrement sur les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, en cherchant à identifier les facteurs caractéristiques, propres à la vie des gecekondu et ceux, au contraire, témoins d’un processus d’affiliation à Istanbul.
1. Une normalisation urbaine lente “Samedi 16 mai 2015, Les magasins s’estompent et je prends connaissance des bâtiments. Deux ou trois niveaux, pas plus, des fois moins, ils se succèdent dans un alignement relatif. Les carreaux recouvrant la façade de celui-ci s’effritent, l’enduit vert-menthe sur celui-là a tendance à virer au gris, le prochain expose ses briques nues à la rue. En s’enfonçant un peu plus, les rues prennent de l’altitude, se divisent, se font aussi plus calmes. Des échappées se présentent, prenant le pas sur les rues ; en aval et en amont, des volées d’escaliers promettent des monts et merveilles. A leurs abords, des maisons ou immeubles jamais finis, des piles de tuiles entreposées, un chemin aménagé dans le terrassement d’une maison, des vêtements étendus, des arbres et des chats.”85 85 journal de bord, en annexe
une évolution des formes urbaines vers des modèles régularisés La silhouette de ces deux quartiers, séparés par une légère brisure entre deux collines, reste largement traditionnelle. Elle correspond à l’idée répandue en Turquie d’un quartier aux allures de village anatolien. Cependant, cela est de moins en moins vrai et si la trame des rues reste majoritairement la même depuis sa construction, l’aménagement de ces mêmes rues et des ilots a amplement évolué. On assiste depuis les amnisties de la fin des années 1980 à un processus de verticalisation via la typologie des apartkondu, conjugué à une densification des coeur d’ilots et des interstices entre les constructions. On observe également, dans les mêmes années, un affinement du dessin des rues. Des ilots, jusque là périphériques au quartier et peu peuplés, sont percés de rues et ruelles. D’autres encore, jugés trop petits, sont rassemblés faisant d’eux un seul ilot d’une taille comparable à ceux alentours. ill. 47, densité bâti de Gülsuyu et Gülensu, en 1987 et 2015, d’après Istanbul 19102010, City, built environment and architectural culture exhibition
La hiérarchisation des rues participe à cette même régularisation de la forme urbaine des quartiers de Gülsuyu et Gülensu. On en distingue trois types différents, aux largeurs et usages particuliers. Les rues les plus utilisées, carrossables, avec une pente relativement faible, flanquées de deux trottoirs, sont celles desservant les zones commerciales aux entrées des deux quartiers et périphériques à cette zone urbaine limitée. Elles sont rares et leurs noms sont connus de tous, ce sont les repères des habitants. Dans la carte mentale, dessinée par un habitant, de son quartier, seules apparaissent une colline, une croix signalant l’emplacement de la maison et le nom d’Emek Caddesi, rue encadrant le quartier de Gülensu.86 On trouve ensuite les rues secondaires, nombreuses et peu utilisées par les voitures. Elles quadrillent le quartier en tous sens, le sillonnent avec des pentes très inégales. Bien qu’elles aussi pourvues de trottoirs, personne ne semble les emprunter, préférant la régularité de l’asphalte couvrant la rue aux pavés de ciment déchaussés des trottoirs. Très peu de 86 voir en annexe la représentation mentale de Gülensu 93
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
voitures stationnent dans ces rues, à part les fourgonnettes de marchands de fruits ou de vêtements pour un court laps de temps. Ces rues là sont celles des réunions de femmes et des matchs de foot. Enfin viennent les ruelles et impasses en tous genres, souvent parsemées d’escaliers et permettant l’accès aux logements les plus éloignés de la rue. Elles desservent également les jardins et les toit-terrasses par jeux de hauteurs. La société se hiérarchise elle aussi dans ces rues. On trouve les hommes et les travailleurs dans les premières, les femmes et les enfants dans les dernières, chaque genre et chaque âge vivant l’espace public à sa manière. “Mardi 2 juin 2015, 15:00 Les enfants sont propriétaires de l’espace de la rue et les femmes des trottoirs, marches et jardins. Le reste appartient aux hommes : les terrasses aménagées, les fronts de commerces et çay evi, les rares espaces publics et bancs municipaux.”87
87 journal de bord, en annexe
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ill. 48, coupe de la rue Eski Üsküdar Caddesi, l’une des rues principales de Gülsuyu et Gülensu, et certainement la plus animée. C’est ici qu’on trouve commerces, restaurants et banques en tous genres.
ill. 49, coupe de Ayla Caddesi, au centre de Gülsuyu, elle est inscrite dans la pente. Peu de voitures y stationne et y circule, les trottoirs sont occupés par les enfants et leurs mères.
ill. 50, coupe de Safır Sokağı, cette rue est un escalier relativement étroit, se faufilant entre deux rangées de petites maisons ou immeubles en briques apparentes, les femmes s’y assoient en plein milieu. 95
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
la persistance de l’entre-deux comme espace communautaire “Lundi 25 mai 2015, 15:00 A ma gauche, une vieille femme sort de son jardin et commence à remonter la pente. Je me posais la question de la vieillesse dans ce quartier où tout est pente et en escaliers. Visiblement tout est une question de temps et il lui faudra cinq minutes pour effectuer les dix mètres de pente et ainsi rejoindre les voisines sur le pas de leurs portes à trente mètres de là. Cela lui a laissé tout le temps d’inspecter les fleurs et feuilles de ses arbres à travers la clôture.”88 Alors que les espaces aménagés et ceux marchandisés reviennent aux hommes, l’entre-deux est le territoire de discussion, de jeu, de travail et 88 journal de bord, en annexe
ill. 51, photographies d’appropriations de l’espace communs par les femmes du quartier et des liens de communauté créés par ces utilisations. . une femme à la fenêtre regardant les enfants des voisins jouer dans la rue . samedi, jour de lavage des tapis du quartier . deux femmes parlant sur le trottoir 96
d’échange des femmes et des enfants avec elles. Elles se réunissent dans les interstices du quartier, sur les trottoirs et les pas de portes, dans les jardins et sur les toits terrasses, s’interpellent dans l’escalier ou par la fenêtre. Cantonnées à l’échelle domestique, elles ouvrent celle-ci au reste du quartier, protégeant et surveillant l’espace qui est le leur, au-delà de la porte de la maison. L’espace commun est occupé, utilisé à diverses tâches, notamment des activités destinées à supporter l’économie du foyer : confection de petits pains à vendre dans les rues, de couvertures en plumes, nettoyage des tapis, élevages de petites tailles. Cet espace est le terrain de nombreuses initiatives individuelles, participant au sentiment d’une forte appropriation des rues que connaissent maintenant de moins en moins de quartiers d’Istanbul, outre les quartiers populaires. Mustafa Poyraz qualifiera ces lieux d’ “espaces de liaison sociale” caractéristiques aux gecekondu.89
89 POYRAZ Mustafa, “Les lieux et les liens de proximité : les varoș d’Istanbul et les banlieues parisiennes”, en ligne, Pensée plurielle, n°15, 2007, p. 139-150, consulté le 12 juin 2015, URL : http:// www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2007-2page-139.htm
Cependant, la densification et la normalisation urbaine actuelles se présentent comme un frein au développement, ou tout du moins à la survivance, de ces espaces communautaires. En effet, ces lieux à l’encontre des idées de ville normée que sont les pentes, les escaliers, les appentis et les jardins, tendent à disparaitre au profit de l’accessibilité, de la générosité spatiale, de la verticalisation. Les activités des rues sont relégués dans des interstices de plus en plus reculés, quand elles n’en sont pas supprimées, au nom de l’intégration spatiale et sociale. l’espace urbain comme vitrine de la politisation du gecekondu
les drapeaux de l’HDP semblent trouver leur place. Sur les maisons, des slogans politisés et des invitations à la lutte, souvent signés SDP, j’ignore de quoi il s’agit.”90 Depuis les années 1970 et la création des syndicats et comités socialistes aux marges d’Istanbul, la politique est indissociable de l’espace urbain. En 1979, Gülsuyu est déclaré kurtarılmıș bölge, c’est à dire ‘zone libérée’, par les mouvements socialistes investis dans le quartier notamment l’organisation d’extrême-gauche DEV-YOL.91
“Samedi 16 mai 2015, 16:00
90 SDP, Sosyalist Demokrasi Partisi, proche de l’HDP, journal de bord, en annexe
Au dessus des rues, les drapeaux des partis politiques flottent, les élections s’approchent et il se peut bien que le HDP réussisse son entrée au parlement. Chaque rue arbore son parti. (…) J’arrive aux limites de Gülensu, un quartier fini là où l’autre commence et la topographie sert de frontière, chacun sa colline. De nouveau, à la couture, on retrouve quelques épiceries et çay eviler, mais seuls
91 DEV-YOL, Devrimci Yol, ou encore la Voie Révolutionnaire, est un mouvement politique turc largement supportés par les syndicats. Il apparait sur la scène politique en 1977 sous la forme d’une revue politique et a agi dans les gecekondu dans des ‘Comités de Résistances’ jusqu’à sa considération comme organisation armée et son interdiction en 1980.
ill. 52, photographies de traces de la politisation des quartiers Gülsuyu et Gülensu, . un slogan sur un mur appelant à la manifestation . des affiches collées sur les murs, du parti communiste et de socialistes, sur hauteurs de Gülensu . les fanions de tous les partis politiques, pour les élections parlementaires du 7 juin 2015 97
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
Cette labellisation fait référence à un espace urbain où “l’idéologie nationaliste” est interdite d’accès, physique ou symbolique, comprendre par cela l’accès des représentants de l’Etat et du pouvoir, de la police, des militaires. A cette époque, les journaux socialistes écrivent et reprennent en gros titre “Le bidonville est notre droit et nous l’aurons en l’arrachant”,92 traduisant une nouvelle logique de développement du quartier, indépendamment des quartiers voisins, et trahissant par la même occasion une autonomisation teintée de renfermement sur soi. Le lieu, le quartier est un espace d’identité politique. Ainsi espace physique et engagement politique sont liés dans la mémoire collective ; l’espace urbain se retrouve au coeur des revendications populaires mais également littéralement porteur de la politisation de sa communauté, de ses habitants. Les stigmates du militantisme des habitants sont sur tous les murs de Gülsuyu et Gülensu. Les propos et affiches des partis sont parsemés sur les murs des deux quartiers. ‘L’entrée’ du quartier arbore fièrement, au moment de la visite des lieux, les drapeaux et étendards de nombre de partis 92 les journaux socialistes en question sont : Halkın Yolu, Devrimci Yol; Halkın Kurtuluș, Partizan, Halkın Birliği et Halkın Sesi, évoqués par POYRAZ Mustafa, op. cit. note 21
98
politique. Nous sommes à l’approche des élections parlementaires93 et les fanions survolent toutes les rues du quartier bas, aux couleurs de l’AKP, du CHP, de l’HDP et quelques partis nationalistes, Saadet et le MHP.94 Cependant, ces décors se clairsèment dans les hauteurs du quartier et finalement, au niveau de Heykel, à la jonction des deux quartiers, il n’est plus visible que les fanions de l’HDP, le nouveau parti soutenant les minorités, notamment alévies et kurdes. Ils font graduellement place aux slogans : “N’oublie pas Öcalan. PKK”,95 “FRONT”, “Ce pays est le notre”, “peuples”, “Berkin Elvan96 est éternel,”97 particulièrement concentrés sur les hauteurs des collines, 93 Elles ont eu lieu le 7 juin 2015, lors de mon séjour à Istanbul. 94 principaux partis politiques en Turquie, seul Saadet, parti islamo-nationaliste, n’est pas au Parlement. 95 Öcalan étant le fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK, il est actuellement en prison. 96 Berkin Elvan est un adolescent blessé lors des évènements de Gezi Park en 2013 et qui est mort à la suite de ses blessures en mars 2014. Sa mort a provoqué une nouvelle vague de manifestations dans le pays et de violents affrontements entre manifestants et policiers. 97 exemples de slogans présents sur les murs, traductions personnelles, en voici les inscriptions originales : “Öcalan unutma. PKK”, “CEPHE”, “Bu vatan bizim”, “halkevciler”, “Berkin Elvan ölümsüzdür.” Ces inscriptions renvoient aussi bien aux luttes du PKK et du Kurdistan qu’aux mouvements socialistes et aux affrontements de Gezi Park en mai 2013.
au plus loin des zones commerciales et ‘institutionnelles’ du pied de Gülsuyu. Cette accumulation souligne un déséquilibre des tissus urbains de Gülsuyu et Gülensu quant au militantisme et aux sujets de revendication. Cela est dû à un développement concentrique du quartier où chaque nouvelle vague migratoire est venue s’enrouler autour de la précédente, cartographiant ainsi des zones au profils sociaux et politiques différenciés.
2. La division de la communauté “Lundi 25 mai 2015, 15:00 Je me dirige par la suite dans les petites rues que je commence à connaitre, au détour d’un escalier, je m’arrête pour dessiner une coupe. A peine suis-je assise que la vieille femme habitant dans la maison derrière moi sort de chez elle. Elle sort également son tabouret, s’installe en haut de l’escalier et commence à me poser des questions, en turc bien sûr. (…) Une fois les réponses qu’elle voulait obtenues, elle prend à charge de faire rapporteur de ses nouvelles et dès qu’une tête passe par la fenêtre ou qu’une autre femme monte les escaliers, elle raconte mon histoire. Encore cette impression d’un grand village de 15 000 habitants où tout le monde semble se connaître.”98 La communauté est un terme qui revient à de nombreuses reprises dans les entretiens et les articles quand il s’agit de décrire les populations de Gülsuyu et Gülensu. Ce terme se définit de manière 98 journal de bord, en annexe
générale par un système de personnes partageant un espace commun et actant pour le bien de tous. On peut ajouter à cette définition, dans l’utilisation qu’il en sera fait par la suite, le partage d’intérêts et d’opinions. Cette communauté semble avoir été indispensable à la survivance des habitants et du campement dans les jeunes années du gecekondu ; elle a permis de faire face aux démolitions, aux effondrements et à la précarité de la vie. Par la suite, la communauté fut un élément puissant de résistance aux pressions extérieures et un facteur de dynamisme participant notamment à l’intégration du quartier dans la ville. Cependant, la communauté repose sur peu de choses : un territoire, une identité, une mémoire collective et, si la racine de cette communauté est détruite, la communauté éclate avec elle. les changements d’identité de la communauté Au fil des migrations et des interactions politiques avec les pouvoirs locaux, la communauté s’est façonnée et a évolué. Les évènements, les luttes, ont rapproché ou divisé ses membres, les allégeances
ont changé. La formation de ce quartier est initialement née d’un phénomène de rapprochement, d’immigration près de gens connus, familles, amis, voisins ou concitoyens. La première source d’association des habitants est donc la famille. Celle-ci est la définition de l’identité du gecekondu. Alors que le quartier s’étend et que les migrants affluent par centaine, ce lien familial devient insuffisant à porter l’esprit communautaire. La solidarité, si forte dans le quartier via la communauté, tend donc à disparaitre dans une période d’urgence sociale qu’est la décennie 1970. Cette désaffiliation est alors compensée par la place des syndicats et des comités socialistes. La communauté est reportée sur une identité politique. Les mouvements socialistes, surtout actifs au sein des usines, sont alors un facteur d’intégration pour les nouveaux arrivants, à la manière des cafés, et canalisent les revendications populaires. Ce rapprochement communauté-activisme amène les citoyens ordinaires à s’intéresser aux luttes et à se mobiliser, encore aujourd’hui. “5 octobre 1994, Aujourd’hui, notre quartier est en révolte. Peur, inquiétude, émotion. 99
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
Rempli de policiers municipaux, de forces d’interventions et autres agents de l’Etat, notre bidonville vit une journée extrêmement mouvementée.”99 Ces oppositions, ces batailles, ont été celles de tout un quartier, et les activistes morts lors de ces luttes ont été érigés en martyrs. Ces évènements sont la majeure partie de la mémoire collective de Gülsuyu et Gülensu ; c’est en souvenir de cette identité que sont lancés les appels au rassemblement, même dans les manifestations les plus récentes. En 1980, à la suite du Coup d’Etat par les militaires,100 nombre de comités et de mouvements socialistes, notamment les syndicats, sont classés ‘terroristes’, interdits et leurs représentants arrêtés. La communauté se trouve donc confrontée à un phénomène de désaffiliation forcée. Dans un contexte de nouvelles migrations, l’entraide et la solidarité s’affaiblissent. Cette vague de migration provient de régions marquées par la tradition et on assiste à un phénomène d’islamisation d’Istanbul. Des articles paraissent, évoquant “la ceinture verte qui entoure
Istanbul.”101 La religion est promue comme source de l’identité d’un nouvel esprit communautaire dont les mosquées seraient l’espace au centre de la solidarité locale. Cependant, cette nouvelle proposition identitaire n’est est contestée. En parallèle, un climat de violence se développe, porté par les mafias et la frustration des habitants. La situation économique des années 1990, sur laquelle nous reviendrons, est le facteur principal de cette escalade de violences ; les habitants font face au chômage et à un sentiment de captivité dû à l’immobilité et au manque d’opportunités s’offrant à eux.
99 TÜRKELI Nalan, op. cit. note 57
A la suite de la dissolution des syndicats et des mouvements d’extrême-gauche en 1980, une nouvelle vague d’associations se met en place, sous la forme de la résistance passive. On y trouve les associations d’embellissement de quartier, sur lesquelles nous nous étendrons plus tard et les associations de concitoyens. L’identité de la communauté tente de se reconstruire via ces dernières en invoquant la mémoire lointaine et les origines des habitants. Celles-ci sont composées de nombreux anciens membres d’organisations politiques mais opèrent un changement du format d’action, échappant ainsi aux interdictions de réunion. Ce
100 les militaires sont connus en Turquie pour être de fervents adeptes du kémalisme.
101 titre du quotidien Cumhuriyet en octobre 2003
100
procédé s’est largement diffusé à Istanbul ces dernières années et on décomptait en 2002 près de 1800 adresses en Turquie, dont 40% se trouvaient à Istanbul.102 Trente-cinq de ces associations se situent dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu dont 70% sont tenues par des alévis activistes.103 Les réunions prennent place dans les cafés principalement ou dans quelques bureaux essentiellement en présence d’hommes et tentent d’oeuvrer pour le quartier, via des manifestations culturelles ou sportives ou l’organisation de voyages dans le pays d’origine lors des recensements et des élections. Ce modèle d’engagement façonne maintenant les communautés de gecekondu et participent à la réaffirmation actuelle d’une identité face aux transformations urbaines. Cependant, face aux pressions grandissantes s’exerçant sur les habitants des gecekondu, cette accumulation de petites identités co-existantes, correspondant à chaque région d’origine, ne suffisent à la cohésion des habitants. 102 DELI Fedime, op. cit. note 10 103 POYRAZ Mustafa, op. cit. note 21
ill. 53, photographie prise dans les hauteurs de Gülensu, quelques hommes posent devant les locaux de leur association de pays, ici : Samsun, Ordu, Giresun, Trabzon, 4 villes proches de la Mer Noire, à l’est du pays
101
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l’éclatement de la communauté face aux pressions extérieures Du point de vue des autorités en charge des projets de transformation urbaine, le gecekondu est le principal problème urbain. L’opposition à ces projets n’est donc pas comprise et est perçue comme un acte terroriste. Le président de TOKI, Erdoğan Bayraktar, s’exprima plusieurs fois à ce sujet. En voilà un exemple : “Terrorist groups and people who are involved in drug and women trafficking try to obstruct urban transformation projects, by manipulating innocent people who live in gecekondu settlements. Irregular urbanization breeds terrorism.”104 Il prononça également en novembre 2007 un discours à l’occasion de l’ouverture d’une conférence co-organisée avec l’Urban Land Institute, “Les projets de transformation urbaine et les investissements immobiliers” sous le titre “Nous ne pouvons pas éradiquer le terrorisme si nous n’achevons pas la transformation urbaine.” C’est en effet une idée récurrente que de considérer les quartiers populaires et notamment les gecekondu comme victimes et sources de production 104 “Kentsel Dönüșüm Gecekonduculara Takıldı,” Zaman, 28 novembre 2007
102
de terroristes, chaque quartier étant associé à une organisation particulière. La carte des zones d’influence du terrorisme a été établie par la direction générale de la police d’Istanbul.105 Ainsi, l’arrondissement de Maltepe arrive en sixième position de la liste des catalyseurs de terrorisme, notamment en relation avec le DHKP-C,106 toujours selon cet article. Cette auto-persuasion du bienfait de leurs actions explique la force des moyens de pression mis en place pour convaincre las habitants de vendre leurs logements, leurs terrains, leur quartier.
106 Le DHKP-C, Devrimci Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi ou encore Parti-Front Révolutionnaire de Libération du Peuple, est une organisation d’extrême-gauche d’idéologie marxiste-léniniste, reconnu comme organisation terroriste en Turquie. Le DHKP-C a été créé en 1994 mais il est la suite d’un enchainement d’organisations dont la plupart ont été désignées organisations terroristes après le Coup d’Etat de 1980, notamment DEV-YOL et DEVSOL.
tance de l’esprit communautaire ; mais au sein même de la mouvance socialiste, on assiste à un éclatement en groupuscules. “It’s a big big big neighborhood so there are a lot of different social groups, there are lots of leftists groups and there is a kind of competition between those groups to know which is the most marxist or leninist or maoist or who is the best leftist or whatever. I cannot say that all of them were thinking the same way about the area or about us so some of them actually start thinking that we are the spies of the municipality.”108 Les habitants deviennent méfiants : méfiants des experts venus les aider dans le cas présents, des nouvelles associations dans le quartier, que pourrait infiltrer par l’Etat et de leurs voisins qui pourraient choisir de vendre en cachette. Cette défiance envers les autorités, sous les visages de TOKI ou des représentants de la municipalité d’arrondissement, est tangible. Lors d’une étude réalisée en 2011 dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu par des sociologues, 92% des personnes interrogées ont répondu qu’elles n’étaient pas au courant du moindre
107 notamment à travers l’organisation communiste Partizan, qui se trouve être également le nom de la revue politique du parti communiste turc TKP, Türkiye Komünist Partisi
108 ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36, à propos de leurs actions dans le quartier, dans le cadre d’un atelier solidaire lié à l’université Beaux-Arts de Mimar Sinan
Face aux montants proposés pour le rachat et aux pressions exercées, les convictions faiblissent et les communautés se divisent. Le socialisme, encore présent à Gülsuyu et Gülensu,107 aide à la persis105 en ligne, consultée le 12 mai 2015, URL : http:// www.aksiyon.com.tr/dosyalar/istanbulun-teror-haritasi_516359
projet de régénération urbaine sur leurs quartiers.109 Ce chiffre est largement gonflé par la crainte de représailles. Lors de la même enquête, à la signification de ‘régénération urbaine’ pour eux, 40% ont répondu ‘destruction’, 33% disent que c’est un moyen d’ouvrir le quartier aux riches et promoteurs, 14% évoquent la misère des locataires dans l’opération. Le paragraphe ci-dessous est la narration d’un moment de mon enquête sur le terrain, trahissant les effets de l’évocation de TOKI sur les habitants. “Mercredi 10 juin 2015, 15:00 Un homme est assis sur un banc, sa femme dans le jardin, de l’autre côté de la rue. Je me présente et lui demande s’il peut me consacrer quelques minutes pour répondre au questionnaire. Il accepte, me fait asseoir mais lit toutes les questions d’abord, me demandant pour quoi, pour qui. Je ré-explique et il se replonge dans les questions. Une jeune fille passe, il l’arrête, me présente et lui montre les papiers. Ils parlent quelques minutes et il refuse, ‘c’est trop d’informations’. Je lui demande pourquoi, lui parle de mon objectif, en turc ce n’est 109 ERGUN Cem et GÜL Hüseyin, op. cit. note 69
pas simple et mes explications ne sont pas claires, je lui assure ne pas travailler pour TOKI ou la municipalité. Je leur montre ma carte étudiante à leur demande et il accepte. Elle aussi se prête au jeu mais quand viennent les questions sur Gezi Park et les résistances du quartier, je les vois hésiter, se raviser. Elle me demande ce que ça a à voir avec l’architecture, il remplit les cases tout en me demandant pourquoi je les pose et tous deux écrivent qu’ils ne connaissant pas TOKI et n’ont jamais entendu parler de transformations urbaines ou de manifestations. Je ne peux pas certifier qu’ils mentent sur ces derniers points mais je peux assurer qu’ils connaissent TOKI, j’en parlait encore avec eux quelques minutes auparavant. Affirmer ou même évoquer leur implication leur fait peur à 60 et 19 ans et nous finissons l’entretien sur une note un peu plus froide que celle sur laquelle nous avons commencé.”110 Cependant, malgré cette défiance, un processus de ‘dialogue’ se met en place en parallèle entre les TOKI et les habitants et c’est à ce point que la communauté 110 journal de bord, en annexe
se met en danger. Dans son entretien, le professeur Yalcıntan évoquait ce qui lui semblait être les points essentiels afin que la négociation soit plus équilibrée et aussi profitable que possible. Or, l’élément agissant dans cette négociation est l’unité des habitants, par le poids quantitatif et par l’organisation de la communauté. “To get organized in the way that it is representative of the whole neighborhood, touching all the people of the neighborhood, organizing them in a kind of association, that do not care about ideological, ethnic differences, everybody has the right to say a word in that organisation and everything should be open to the public there. That is the first condition because, if you do not do this, the people start negotiating with the developers, with those urban state officials by themselves, individually. This should not be done individually because when, for example developers, make half of the people have a look on their offer, then there is no resistance, cause the other half start to feel that if they do not make an agreement, they will miss the train…”111 111 YALCINTAN Murat, op. cit. note 44 103
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
Et c’est sur cet empressement, cette crainte de ‘rater le train’ que joue TOKI. L’administration joue des habitants, fait courir une rumeur sur les compensations financières, prend du recul quelques temps pour revenir avec une offre plus alléchante encore, sème le doute dans les esprits et affaiblit les oppositions. Le salaire moyen d’un habitant de Gülsuyu ou Gülensu est aux alentours de 35 000 liras par an. TOKI en offre dix fois plus par terrain.112 Ce sont des sommes que les habitants des gecekondu ne peuvent pas se permettre d’économiser en une vie. Si il y a cinq ou dix ans, ils n’auraient pas accepté, le temps a fait son travail pour la plupart et ils commencent à penser à ce que cet argent leur permettrait de financer, à commencer par subvenir aux besoins immédiats de leurs familles. L’enquête réalisée en 2011 met en valeur cette tournure ; et là où tous s’opposaient quelques années auparavant,113 aujourd’hui, les avis sont moins tranchés. A la question, ‘quelles seraient les conditions nécessaires pour que vous acceptiez le projet de régénération urbaine dans votre quartier ?”, seulement 36% ont alors répondu qu’ils n’accepteront 112 selon les approximations de ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36 113 rappel de la pétition contre le projet de 7000 signatures à Gülsuyu et Gülensu soit la quasi-totalité des familles de ces quartiers
104
jamais. Il semble alors que les habitants soient à la recherche d’un consensus pour favorable ; ils cherchent à faire partie du processus de décision quant au projet de transformation ; le cas échéant, 24% l’accepteraient. Quant aux autres : 10% l’acceptent s’ils reçoivent un logement et 28% s’ils sont relogés dans le quartier. L’espace physique du quartier semble encore une fois être un facteur décisif ; la persistance du lieu est certainement assimilée par l’habitant comme la garantie de la conservation de son identité et de l’identité du quartier. la limitation spatiale des ‘orbites habituelles’114 Le poids du lieu de relogement dans le processus d’acceptation du projet de régénération urbaine souligne l’attachement aux quartiers de Gülsuyu et Gülensu pour la plupart de ces habitants. Cette donnée peut être lue comme une conséquence du couple ‘espace-identité’115 mais peut également être abordée du point de vue de la projection spatiale des habitants de ces quartiers. En effet, à la suite d’enquêtes, il est apparu que la quasi-totalité des personnes évoluant dans cet espace y vivaient aussi et qu’une 114 PETONNET Colette, op. cit. note 32 115 terme d’ERDI LELANDAIS Gülçin, op. cit. note 76
grande part de ces personnes y travaillaient également, ou ne travaillaient pas. Et une fois encore, si la personne travaille ou étudie à l’extérieur du quartier, le périmètre d’action reste limité, notamment aux arrondissements riverains de Kadiköy et Kartal. La vie quotidienne (commerces, loisirs, shopping) s’effectue à l’intérieur du quartier ou à ses abords, tout comme la vie sociale (famille et amis) et la vie associative. Les éléments pouvant requérir de sortir du quartier pour ces habitants sont le travail et l’éducation universitaire, ainsi que les sorties dans des bars et des lieux festifs pour une minorité d’entre eux. Dans une ville très mobile où la majeure partie des gens circulent en voiture au milieu d’un trafic dense et effectuent facilement deux heures de trajet pour atteindre le lieu de leur université ou de leur compagnie, la situation de Gülsuyu et Gülensu dénote par le faible nombre de voiture par habitant tout d’abord puis par l’étendue et régularité de leurs déplacements, tous deux faibles.116 Cette situation résonne avec la position économique précaire des habitants, l’orbite étant réduite par l’immobilité économique des travailleurs.
116 jugements basés sur les résultats du questionnaire de terrain. Voir quelques uns des résultats en annexe.
ill. 54, étendue des ‘orbites habituelles’, basée sur les réponses aux questionnaires par les habitants de Gülsuyu et Gülensu. Ainsi les orbites sont élargies par l’éducation en université (élargissant par la même occasin l’ensemble de l’orbite habituelle) et par le travail (élargissement ponctuel). Les questionnaires sont consultables en annexe.
ill. 55, diagramme des lieux de travail de la population active de Gülsuyu et Gülensu. Ainsi, près de la moitié des personnes actives travaillent à moins de 4 kilomètres de leurs logements. D’après une enquête de voisinage de l’Atelier Solidaire. 105
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3. La persistance de l’économie grise “Mardi 2 juin 2015, 15:00 Dans la même informalité, j’aperçois de nombreux fourgons vendant leurs produits au bord de la chaussée. Des fruits, des légumes et autres pastèques mais aussi des vêtements et de la laine de mouton séchant au soleil. Je croise également nombre de petits ateliers, assez vastes pour deux personnes et deux tables, de bois, métallurgie, couture, tenus par des hommes et quelques enfants après l’école. Le quartier semble être un chantier constant et des stocks de matériaux ou sacs de gravats jalonnent les rues.”117 Au début des années 1980, le changement du système économique turc, passant d’une industrie de substitution à un marché libéral et à une société basée sur le service, produit des effets significatifs dans les quartiers de gecekondu. Ceux-ci, développés historiquement, spatialement et socialement autour de l’industrie, se battent pour se ré-intégrer dans la nouvelle pyramide économique, avec peine et 117 journal de bord, en annexe
106
un succès relatif. Cependant, l’explosion des migrations et du chômage amènent au développement d’une économie parallèle qui absorbera la force de travail des gecekondu, rétablissant précairement l’équilibre.
une pyramide de la main d’oeuvre remodelée Dans les années 1950, Istanbul est faite d’usines en recherche de main d’oeuvre, phénomène largement favorisé par une industrie de substitution à l’importation. Les nouveaux arrivants sont peu ou non qualifiés mais ils deviennent rapidement fonctionnels et quittent le statut de marginaux. Leurs métiers sont interchangeables, ils se trouvent donc être très flexibles et mobiles dans la ville. Ils entrent dans la pyramide de la main d’oeuvre par sa base mais peuvent aspirer et accéder à son niveau intermédiaire au fil du temps. Ils sont par la même occasion les propres consommateurs frénétiques de ce qu’ils produisent. “Les habitants du Mont aux Fleurs se fâchèrent ouvertement contre lui (un autre habitant, ndlr)
quand il se mit à se faire mousser en déclarant que tout le monde pouvait mettre ce qu’il voulait dans son réfrigérateur. Quant à sa femme qui se pavanait ouvertement en racontant qu’ils avaient plein d’argent à la banque grâce au Maire des Ordures, elle paracheva la rupture. Les habitants du Mont aux Fleurs allèrent chacun acheter un réfrigérateur au même endroit que leur voisin et le rapportèrent chez eux. Après avoir installé leur réfrigérateur contre le mur de la baraque, ils se rendirent à la banque. La joie inonda le visage des gens lorsqu’ils eurent leurs livrets en poche. Après les clapotis de la joie, une course à l’achat fut lancée dans le quartier. Dès qu’un nouvel objet était aperçu chez l’un, tous les autres couraient surle-champ acheter le même.”118 Ce statut jumelé de producteur/consommateur les rend indispensables à l’économie du pays et les intègre, bon gré mal gré donc, à son système. Cependant en 1980, la pyramide de la main d’oeuvre aux formes traditionnelles 118 TEKIN Latife, Contes de la montagne d’ordures, Paris, éditions du stock, 1995
ill. 56, pyramide de la main d’oeuvre entre 1950 et 1980 à Istanbul. D’après ŞENYAPALI Tansı, op. cit. note 120
ill. 57, pyramide de la main d’oeuvre depuis les années 1980 à Istanbul. D’après ŞENYAPALI Tansı, op. cit. note 120
évolue. Le secteur industriel se réduit considérablement et beaucoup se retrouvent alors au chômage. Le secteur du service et des petites entreprises, bien qu’en plein développement, n’absorbent pas cette masse de travailleurs : c’est le secteur informel voir e criminel qui va pallier la défaillance du système économique. Une fois entrés dans l’engrenage, les travailleurs sont bloqués avec ce statut et ne peuvent plus rêver à des opportunités d’élévations économique ou sociale. Le développement économique passe alors par le secteur du bâtiment, peu sécurisé et essentiellement informel. C’est ainsi que les anciens ouvriers se réinsèrent dans le marché du travail. Cette période marque la fin de la mobilité et de la porosité entre les secteurs. Le secteur informel cesse d’être un bloc inclusif mais se développe une hiérarchie et des cloisonnements internes propres. Ce secteur absorbe également la jeunesse dans les petits commerces de quartier, ceux-ci héritent d’un espace de travail à défaut d’espaces de loisir, les tenant malgré tout loin de la violence des rues. Les jeunes des gecekondu, qui représentent actuellement la deuxième voire troisième génération, accèdent plus facilement à l’éducation que leurs parents, au moins jusqu’au lycée. Cependant les accès à l’université restent rares et ceux 107
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qui en sont diplômés font toujours face à des discriminations119 quand il s’agit de trouver un emploi, réduisant encore leur chance d’accéder à un travail ‘formel.’
la création d’un nouveau ‘groupe de pauvreté urbaine’ Le secteur informel et criminel s’est étendu ces dernières années, touchant toutes les strates de la pyramide, prenant ses petites mains parmi les frustrés de la base de la pyramide et traitant avec ses sommets. Ce secteur pallie les nombreux manques du système turc, notamment le recyclage pour n’en citer qu’un. On observe la survivance d’une spécialisation professionnelle des quartiers sur des segments d’activités réduits et notamment la surreprésentation des migrants dans les métiers de la rue : bâtiment et travaux publics, vente à l’étal, récupération des 119 La carte d’identité turque donne nombre d’informations régulièrement utilisées pour discriminer certaines populations. On y trouve son village d’origine et les villages d’origine de ses parents, aiguillant le lecteur sur l’origine ethnique du détenteur (Turc ou Kurde) ainsi que la religion de celui-ci. Il m’a également été rapporté que si le numéro de la carte d’identité finissait par un chiffre pair, celui-ci était alévi. De telles informations sont notamment utilisées lors des contrôles de police ou des embauches dans les administrations où l’absence de la mention ‘musulmane’ est alors disqualifiante. Pour cela, de nombreuses personnes qui ne se considèrent pas croyantes écrivent tout de même ‘musulman’ sur leurs papiers afin de faciliter les interactions avec les autorités.
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déchets. Ainsi, les dysfonctionnements sont équilibrés d’eux-mêmes, grâce aux initiatives des populations des quartiers populaires. Cependant, si ce secteur absorbe le chômage et les nouveaux migrants, il ne suffit pas à les intégrer au système économique. Ces derniers sont marginalisés et font l’objet d’un rejet social. Acceptant les emplois les moins gratifiants et les plus précaires, ils représentent la nouvelle pauvreté urbaine. Ce statut qui ne présente aucune opportunité amène à la radicalisation politique rapide d’une population, transformant ainsi le nouveau gecekondu en un véritable varoș. Mais bientôt, de nouveaux migrants prennent leurs places et représentent à leur tour le groupe de ‘pauvreté absolue’120, ce phénomène est décrit par le concept de pauvreté à tour de rôle, développé par IŞIK Oğuz et PINARCIOĞLU Melih en 2001.121
“Pendant tout ce temps, d’énormes poubelles en tôle continuèrent à décharger les ordures. Avec l’arrivée des chaleurs, les mouettes délaissèrent les déchets. Au milieu de leurs jacassements, de nouvelles buttes s’élevèrent autour des anciennes qui étaient déjà triées. Les quartiers et les baraques se les partagèrent dans le plus grand tumulte. Au petit matin, les gens emmenaient les enfants sur les buttes et ne rentraient qu’au coucher du soleil. Les plastiques, les morceaux de fer, les bouteilles et les papiers ramassés furent vendus aux ateliers environnants.”122
122 TEKIN Latife, op. cit. note 118
120 ŞENYAPALI Tansı, “Charting the ‘voyage’ of squatter housing in urban spatial ‘quadruped’”, en ligne, European Journal of Turkish Studies, n°1, 2004, consulté le 15 mars 2014, URL : http://ejts.revues.org/142 121 IŞIK Oğuz et PINARCIOĞLU Melih, Pauvreté à tour de rôle, Istanbul, éd. Iletisim, 2001
Ces quelques données sur la situation de la main d’oeuvre à Gülsuyu et Gülensu sont à lire avec précautions car elles ne tiennent pas compte des emplois non-déclarés et donc du secteur informel implanté dans ces quartiers. Par exemple, beaucoup de femmes des geckondu travaillent au noir en tant que femmes de ménage pour les foyers aisés des quartiers alentours, notamment Acibadem, Kadiköy, Suadiye et Ataşehir.
ill. 58, situation de travail des habitants de Gülsuyu et Gülensu en 2000. Dans ces quartiers peu de femmes travaillent, en tout cas pas de façon officielle. Elles tiennent la maison, font quelques ménages et rendent de petits services, payés, pour les personnes du quartier. D’après TÜIK, Institut Turc de Statistiques ill. 60, âge des travailleurs de Gülsuyu et Gülensu en 2000, on trouve de nombreux jeunes tenant les boutiques ou serveurs, d’après TÜIK.
Gülensu et Gülsuyu
Turquie
60
40
20
0
Hommes
Femmes
Total
ill. 59, pourcentage de la population active employée par les différents secteurs de travail dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu en 2000. D’après TÜIK
ill. 61, revenus mensuel moyen dans le quartier de Gülensu en 2006, d’après l’Atelier Solidaire d’Urbanisme, basé sur une enquête de voisinage, aujourd’hui un euro équivaut à trois livres turques TL. En 2009, le SMIC en Turquie était de 693 livres turques, ERDI LELANDAIS Gülçin, op. cit. note 76
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CHAPITRE
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
b. les acteurs de la résistance locale La révolte qui anime les gecekondu contre les projets de transformation urbaine est la revendication du droit à la ville c’est-à-dire “revendiquer une forme de pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation, sur la manière dont nos villes sont créées et recréées.”123 Celle-ci prend naissance dans les rues et les quartiers de villes en souffrance, non pas à la suite de la théorisation du droit à la ville par Henri Lefebvre mais en parallèle de celle-ci. “Ce droit, affirmait-il, était tout à la fois un cri et une demande.”124 C’est ce contexte économique précaire et décadent qui pousse les populations des gecekondu à réagir. Cette réaction s’émancipe et s’exprime avant tout, toujours selon Lefebvre, à travers la classe ouvrière qu’il considère comme les “agents du changement
révolutionnaire.” Si ces agents sont dans un premier temps les ouvriers d’usine, à travers les syndicats et les comités socialistes dans les années 1970, conformément aux idées marxistes, cela s’étend par la suite à ceux que David Harvey appellent les travailleurs urbains, groupe plus fragmenté et plus divers. Ce remplacement du ‘prolétariat’ par le ‘précariat’ pose de nombreux problèmes actuels d’unification et d’organisation des populations derrière un même objectif. C’est en connaissance de cause que les acteurs de la résistance urbaine se sont multipliés et diversifiés ces dernières années, permettant l’encadrement et l’éducation des masses aux problèmes urbains et tentant ainsi de pallier, par une intervention extérieure ou inter-quartier, le fractionnement de la communauté.
“25 décembre 1994 Hier les femmes de notre quartier ont décidé d’aller voir le maire d’Ümraniye à propos de nos routes boueuses. Elles m’ont demandé de les rejoindre, mais, par manque d’argent, je n’ai pas pu. J’ai été très heureuse de voir qu’elles avaient décidé de se battre pour leurs droits. Elles se réveillent, elles se réveillent. Je suis fière d’elles. Oyez, oyez, que ceux qui dorment se réveillent !”125
123 HARVEY David, Villes rebelles : du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris, éd. Buchet Chastel, 2015 124 ibid.
ill. 62, photographie prise dans la grande rue de Gülsuyu, jeune homme tirant le diable, fruit de son travail de tri des poubelles
125 TÜRKELI Nalan, op. cit. note 57 111
CHAPITRE
3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
1. Les comités socialistes et la politisation de la transformation “These places were Neverland, and we came and turned it into a neighbourhood.”126 Cette phrase, est évoquée par Erdoğan Yıldız, président de l’association GÜLDAM,127 lors d’un entretien, en tant qu’expression usuelle des gecekondu. Faisant référence à l’action des comités socialistes dans les années 1970, elle souligne l’importance de ces organisations historiques pour les populations et la filiation identitaire, pas toujours explicite, entre ces comités et les associations de quartier actuelles, luttant contre les projets de transformation urbaine. Ces comités, premiers exemples de mobilisation organisée à Gülsuyu permettent de comprendre à la fois l’évolution de la forme de résistance urbaine et des acteurs la composant de nos jours ainsi que l’ambiguité et la difficulté de leur positionnement politique. La création de ces comités correspond à l’idée que se faisait Henri Lefebvre d’un mouvement révolutionnaire : “un rassemblement spontané 126 entretien réalisé par ADANALI Yașar et BALANLI Imre, apparaît dans KORMAZ Tansel et ÜNLÜ-YÜCESOY Eda, op. cit. note 75 127 GÜLDAM, Gülsuyu ve Gülensu Yașam ve Dayanıșma Merkezi, Association de Solidarité et d’Embellissement de Gülensu-Gülsuyu
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se produisant dans un moment d’ ‘irruption’ et où des groupes hétérotopiques disparates voient soudain, ne fût-ce que fugacement, les possibilités d’une action collective pour créer quelque chose de radicalement différent.”128 Cette différence se symbolise alors par la quête de la centralité de la ville et par la revendication d’une intégration urbaine, en tension avec l’ordre spatial de l’Etat.
1978 et la gestion des terrains, jusque là aux mains de la mafia, est transmise au comité Solidarité et Embellir Gülsuyu. “2 mai 1994 Tout vient de cette mafia des terrains. Pour gagner quelques sous, ces types ont vendus aux pauvres les rochers et les ravins qu’ils ont recouverts de terre. Pour le moment, il y a cinq maisons. Mais, bientôt, il y en aura vingt. J’ai beau expliqué à mes voisins que ces terres ne sont pas viables, personne ne m’écoute. La pluie et la neige vont faire d’immenses crevasses dans la terre, et les gens qui habitent dessus n’en savent rien. Plus tard, qui sera responsable de la catastrophe ?”129
Cette revendication s’est exprimée à travers un processus de transformation et d’organisation du territoire du quartier, de contrôle de son développement. En 1973, une nouvelle association est créée, en substitution de celle apolitique travaillant à l’accession aux services publics. Cette petite dernière est composée de sept hommes, quatre ouvriers et trois étudiants, et est supportée par les syndicats des usines avoisinantes. Ils s’expriment en faveur d’un candidat lors des élections de 1977, en échange d’une promesse d’intervention et de terrains pour la construction de logements. Le candidat CHP est effectivement élu mais les terrains tardent à être livrés. Le désaccord est résolu en
C’est en réaction à de telles situations, décrites par Nalan Türkeli dans le gecekondu de Kazım Karabekir mais analogue à celles de Gülsuyu, que le comité socialiste forme un Comité constructeur opérationnel visant à investir et à planifier le milieu urbain local. Ils choisissent les zones de construction, la répartition des terrains, veillent à la planification, fixent les règlementations de
128 HARVEY David, op. cit. note 123
129 TÜRKELI Nalan, op. cit. note 57
l’urbanisation et choisissent les futurs allocataires des terrains. Si cet exemple prend place autour d’ Ümit Kaftancıoğlu Caddesi lors de la première opération de logements, c’est un processus similaire que développe le deuxième comité socialiste autour de la rue d’Emek Caddesi, fondé sur les principes de DEV-YOL, la Voie Révolutionnaire. Ces comités, dans leur volonté de développement du quartier, jouent sur l’émergence de réseaux de solidarité et de nombreux étudiants des universités d’Istanbul viennent participer activement à la construction et à la production des matériaux. Ces actions militantes au service du peuple attirent l’attention de la presse sympathisante et amène, par la politisation grandissante du quartier, à la déclaration de Gülsuyu en tant que zone libérée. Ce label, qui ne durera cependant pas, amène avec lui un contrôle renforcé du quartier : multiplication des affrontements avec les forces de l’ordre, érection de barricades et scènes de luttes, pour opposer résistance aux démolitions. Mais ce n’est pas la seule forme de contrôle appliquée aux habitants. Ces comités, érigés avec une volonté d’information et d’éducation politique des populations via des réunions publiques, suivent eux aussi un processus de radicalisation et étendent
leur gestion au contrôle du quotidien des populations. Les cafés et les locaux des comités sont élevés au rang de bastions et les entrées du quartier sont surveillées en permanence, armes à la main. Les conflits familiaux ou de voisinage sont, quant à eux, pris en charge et réglés par les membres des comités. Les inscriptions sur les murs sont prohibées, considérées inutiles dans ce quartier déjà acquis. Tout cela prend fin après le 12 septembre 1980. Les militants sont poursuivis, tués ou emprisonnés et les comités fermés. L’espace public est réinvesti par l’Etat, notamment par la construction rapide d’un poste de police au centre du quartier. Les années 1980-1983 ne marquent pas la fin pour autant du militantisme et est plutôt à aborder comme une parenthèse. Les activistes n’abandonnent pas le quartier mais réduisent leurs cercles de fréquentation et travaillent dans la clandestinité en distribuant des revues et en écrivant des slogans et le nom de partis politiques sur les murs, comme pour tenter de raviver la mémoire collective. Le contexte actuel est relativement similaire mais la peur de la violence, des combats dans la rue, la volonté de déstigmatisation politique du quartier, pousse les habitants à montrer plus de réserve envers la politisation des relations et des associations.
‘L’esprit de gauche’ du quartier est toujours reconnu et glorifié par les populations. Les années 1995 connaissent un nouvel élan militant mais les mobilisations concrètes sont rares. Les anciens militants sont marginalisés et eux-mêmes ne se retrouvent pas dans les nouveaux mouvements. L’identité politique s’est diversifiée et s’exprime essentiellement en temps d’élection. Toute échéance électorale est importante dans la vie des gecekondu depuis les années 1980 car moment de négociation des votes et des promesses. Il faut y voir une tentative de régularisation et de normalisation du système politique à Gülsuyu et Gülensu. Le muhtar actuel, issu du CHP, deuxième parti de Turquie, est témoin de ce réalignement, dans un quartier qui se voulait révolutionnaire. Mais cette normalisation est une façade, trahie par un traitement policier et médiatique particulier. Quant aux associations, de peur d’être soupçonnées d’activisme, elles gardent leur distance à l’expression d’une direction politique. Elles n’en sont pas moins composée de nombreux anciens militants et tentent par un mouvement à première vue apolitique de réinvestir et de se ré-approprier l’espace physique et symbolique du quartier.
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
2. Les associations de quartier, catalyseurs de rassemblement La création d’un nouveau genre d’associations de quartier trouve sa source dans de petites structures non-politisées telles que les associations de sport et le regroupement des commerçants. Ce sont elles qui sont à l’initiative de l’Association d’Embelissement de Gülsuyu et Gülensu. On observe l’émergence d’associations similaires d’ ‘embellissement’ dans de nombreux quartiers de gecekondu à Istanbul. Les membres divers qui la composent travaillent à une meilleure intégration du quartier dans son environnement urbain et la réactivation de l’esprit du lieu sur une base nouvelle. Celle-ci n’en est pas moins contestatrice et ce militantisme s’exprime par des actions collectives à l’extérieur du territoire du quartier pour ne pas raviver les stigmates politiques, notamment par des marches de protestation. Ces associations et mobilisations sont celles ‘de gens très ordinaires’130 chez qui la lassi130 PEROUSE Jean-François,‘Les compétences des acteurs dans les micro- mobilisations habitantes à Istanbul’, in DORONSORRO Gilles (dir.), La Turquie conteste : mobilisations sociales et régime sécuritaire, éd. CNRS,
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tude des réseaux militants se traduit par des négociations accrues avec les pouvoirs publics. Leurs actions sont articulées entre une tentative de normalisation et une résistance à l’ordre dans l’objectif d’un réinvestissement de l’espace local. La question de la politisation de ces associations est source de clivages et tente d’être étouffée pour éviter les division internes, malgré la pression des mouvements d’extrême-gauche pesant sur les leaders de ces associations, anciens militants. Depuis 2004 et la venue du projet de transformation urbaine sur les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, les mouvements de résistance des habitants, caractérisés par des traits spontanés, ponctuels et apolitiques en faveur d’un droit au logement, se sont multipliés et structurés autour de cette association d’Embellissement. Les actions populaires en opposition aux démolitions et au relogement ont ainsi été catalysées et ont cherché une légitimité à 2005
travers des pétitions, des marches en direction de la mairie d’arrondissement de Maltepe et des recours en justice, appuyés par la Chambre des Architectes, visant à l’annulation du projet. Cependant, ces actions n’ont prouvé qu’une faible efficacité face à la puissance des acteurs confrontés. L’association d’Embellissement de Gülsuyu et Gülensu est dissoute et fait place en 2006 à une nouvelle association, GÜLDAM, de Solidarité et d’Embellissement de Gülsuyu et Gülensu. Ce nouveau bureau a montré une détermination à communiquer sur le projet d’une part et sur leurs actions d’une autre. On observe tout d’abord une envie d’apprentissage : comprendre les tirants et aboutissants du projet de transformation urbaine, s’instruire des ressorts en leur possession. On assiste également à une publicisation de leurs actions dans le but d’allier de nouveaux soutiens extérieurs à leur cause et de légitimer ainsi leurs luttes auprès du grand public ou tout du moins des professionnels de l’urbanisme. Entre 2004 et 2007, le quartier fait donc appel à des professionnels et universitaires, “notre maire
(muhtar) n’avait jamais vu quelque chose comme ça donc il ne savait pas ce qui se passait. On s’est assis ensemble avec les architectes et les ingénieurs dans notre association pour essayer de comprendre.”131 Les professeurs urbanistes, architectes et sociologues de l’université BeauxArts Mimar Sinan s’impliquent auprès de l’association GÜLDAM et des habitants du quartier, dans un premier temps pour dispenser et démocratiser leur savoir sur les transformations urbaines, puis pour trouver ensemble une alternative au projet proposé par la municipalité de Maltepe. “Their first target is to empower the community who is leaving in those neighborhoods, giving them something that they can fight with.”132 Ce groupe d’universitaires, d’idéalistes socialistes mais désireux d’effectuer une action apolitique, ne furent pas les seuls acteurs à s’impliquer à Gülsuyu et Gülensu.
131 YILDIZ Erdoğan, entretien réalisé par ADANALI Yașar et BALANLI Imre, apparaît dans KORMAZ Tansel et ÜNLÜ-YÜCESOY Eda, op. cit. 75 132 YALCINTAN Murat, op. cit. 44. Le professeur Murat Yalcıntan de l’université Mimar Sinan était l’un des premiers à s’impliquer dans le projet. Il fait toujours parti de l’Atelier Solidaire
L’association IMECE133 participe en effet elle aussi aux luttes urbaines aux côtés des quartiers mais opte pour un action militante et politique. Ces deux associations solidaires, opérant sur tout Istanbul, aux méthodes démocratiques et participatives, sont les deux figures de l’action associative à Istanbul, se débattant entre apolitisme et militantisme de la résistance.
133 IMECE, Toplumun Șehircilik Hareketi, Mouvement d’Urbanisme de la Société
ill. 63, logo de GÜLDAM, l’assocition d’Embellissement et de Solidarité de Gülsuyu et Gülensu 115
CHAPITRE
3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
3. Les associations extérieures, l’empowerment, entre éducation et politisation “So, to turn back to Gülsuyu and Gülensu, we were there talking to local people and we said, ‘ok, let us help you to organize yourself and to organize your demands and to write it down as a document which will be also important for the municipality so we can organize a workshop and you can use the name of the university so you will be more powerful in front of the municipality’ and we said that ‘we are not going to do anything for you but we are going to do something with you’. And if you want us to be in this negotiation project, we will be in the process, but if you want us to be in the barricades, so that is a personal decision, so people would like to and some people would not.”134
134 ÇAVUŞOĢLU Erbatur, op. cit. note 36, Erbatur Çavușoğlu est également professeur à l’université Mimar Sinan, dans le département d’urbanisme.
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Le premier objectif des actions associatives dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu est donc de développer la légitimité de leur résistance, face à la municipalité de Maltepe, à la municipalité métropolitaine, la presse. Le deuxième est d’entamer un processus d’autonomisation des associations et des habitants pour que ceux-ci, ayant les éléments de connaissances nécessaires, puissent organiser eux-mêmes leurs luttes. Les premiers sur le terrain furent donc quelques professeurs des départements d’urbanisme, d’architecture et de sociologie de l’université Mimar Sinan, sous l’impulsion d’un seul étudiant en urbanisme. Cela se traduit au début de la collaboration, par la rédaction partcipative de la pétition en 2004 qui, si elle n’a pas arrêté le processus de transformation urbaine, l’a ralenti. Puis, très vite, sont organisées des réunions publiques d’information. Des représentants de rues sont élus à main levée, hommes et femmes étant éligibles. Une commission technique est constituée, composée des ‘experts’ et des 25 délégués de rue, pour étudier le projet, le quartier et les risques qu’il représente. En effet, comme souvent dans les gecekondu, des terrains dangereux et non-constructibles sont vendus aux nouveaux migrants et ses habitants
vivent avec le couperet d’un éboulement de terrain ou d’une inondation au-dessus de leurs têtes. Ces sujets ont été travaillés par la commission et il a été décidé de dessiner collectivement un plan de développement alternatif pour les deux quartiers de Gülsuyu et de Gülensu. Afin d’aborder ce plan avec toutes les données nécessaires et la connaissance des attentes de chacun, femmes et enfants compris, sur ce territoire de 30 000 habitants, un workshop d’une semaine est organisé. Il a lieu dans le quartier même en mai 2007 et rassemble près de 200 personnes, étudiants des trois départements de Mimar Sinan, professeurs, professionnels extérieurs. Le résultat s’est traduit en analyses des rues et du quartier, en enquêtes et entretiens avec les habitants, en ateliers de dessins pour enfants destinés à récolter leurs visions du quartier idéal, avec piscine, parcs, lieux de loisirs et terrains de sport. Un processus de participation est mis en place avec la municipalité de Maltepe, responsable du projet. Une méthodologie de participation se construit alors qui permet encore aujourd’hui aux quartiers de lutter contre ill. 64, exemple d’analyse de quartier réalisée par DA, l’Atelier Solidaire, lors du workshop de mai 2007. Repérage entre autres des logements, commerces, ateliers, institutions officielles, centres religieux et culturels, terrains vagues, décharges, en construction et parcs
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3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
les plans directifs. Seulement, cette collaboration de trois ans n’a jamais abouti à un plan d’aménagement concret et a peu à peu cessée. “So what you can do is to come together, talk to each other, prepare a list of things you want in your neighborhood and start negotiations with the municipality or you can fight with the police and try to stop the demolitions with barricades’, that is up to you”135 Cette phrase évoque la rupture intervenue entre les universitaires et les habitants du quartiers. En effet, en 2007, une autre association commence elle aussi à s’impliquer dans ces deux quartiers, l’association IMECE. Cette association, composée d’amis étudiants à l’origine, se veut être l’instrument d’un projet politique. Fondée en 2006, ses membres rédigent ensemble lors des premières réunions les 16 principes de leur association afin de “lutter contre le néolibéralisme dans la ville.” Leur mouvement est basé sur le droit au logement et le droit au travail via une idéologie socialiste révolutionnaire. Ils sont ainsi actifs dans les quartiers menacés par la transformation urbaine mais aussi dans les plateformes 135 ibid.
118
s’opposant aux méga-projets et dans les manifestations nationales telles que celle du 1er mai. Leur venue dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu marque un processus de radicalisation politique de la résistance des habitants. Alors que l’université Mimar Sinan prône un plan alternatif face à une transformation urbaine selon eux inéluctable et travaillent donc dans la négociation et la participation, l’IMECE voit dans le plan une menace de destruction et s’y oppose donc, à recours de barricades si cela est nécessaire. Les divergences d’opinion entre ces deux acteurs experts créent une polarisation du quartier et des divisions entre les habitants. La stratégie des membres de l’université Mimar Sinan commence à être mise en doute par certains et ils sont accusés d’être infiltrés par des agents de l’Etat. Cela amène au retrait de l’Atelier Solidaire du quartier en 2007. Après le départ de Mimar Sinan, les quartiers de Gülsuyu et Gülensu se lancent dans une phase de négociations avec la municipalité de Maltepe, ayant repris fois avec IMECE en la politique locale et son pouvoir d’action. Cependant, après onze ans de résistances face au projet proposé, les tensions s’exacerbent avec TOKI et la municipalité et le dialogue se fait plus dur. Les négociations et la participation
mises en place sont de plus en plus difficiles et un processus directif de projection revoit le jour. Le projet est toujours débattu à la municipalité mais les avis des habitants sont de moins en moins pris en compte même si les conséquences des actions menées ne sont pas à dénigrer. Le retrait des universitaires de Mimar Sinan marque pour ses membres la création d’une association à part entière, l’Atelier Solidaire, ou Dayanıșma Atölyesi. Ils s’engagent peu à peu auprès des habitants de Sulukule dans le centre d’Istanbul, eux aussi destinés à être relogés suite à un projet de rénovation urbaine en 2008, puis dans l’arrondissement de Sarıyer et à Derbent, afin d’élaborer avec les associations de quartier et les habitants des projets de développement alternatifs.
4. Le développement des organisations inter-quartiers Si la collaboration n’a pas porté les fruits escomptés, c’est sous l’impulsion de ces universitaires et de l’IMECE que s’est développé un réseau d’associations de quartiers d’Istanbul luttant contre la transformation urbaine, l’IMDP.136 Tout d’abord, un symposium est organisé en juillet 2006 par huit quartiers, avec l’aide de l’Atelier Solidaire137 pour attirer l’attention, sous le nom ‘Neighborhoods are coming together’. La plateforme est créée à la suite de ce rassemblement, composée de 22 quartiers à travers d’Istanbul. Par la suite, les quartiers ont été circonscris en trois zones de votes, suivant leur position géographique, pour faciliter les déplacements et les réunions. L’IMDP a pour objectif de créer une synergie entre les mouvements résistants et de participer à leur organisation. Si chaque groupe et chaque quartier garde son autonomie, chaque cas étant unique, la résistance
est jugée incomplète si elle n’est pas collective et fédératrice. La plateforme fait appel à une dizaine d’institutions officielles dans un premier temps, pour l’aider à organiser son agenda et à chercher à unir les oppositions, notamment avec les Chambres des Architectes d’Istanbul, d’Ankara et d’Izmir. La juxtaposition de luttes pour le droit au logement tend à se transformer en un mouvement unifié de revendication du droit à la ville. “The struggle will be about not only the right to housing, but also the right to the city, not only for the working class, but also for the middle-class.”138 En 2010, Istanbul est Capitale de la Culture Européenne et reçoit le sixième Forum Social Européen entre le 1 et le 4 juillet. De nombreuses associations de quartier décident d’y prendre part, rentrant ainsi en contact avec d’autres mouvements populaires européens et échangeant avec eux sur processus de renouvellement urbain, notamment avec le mouvement à NO-VOX139 à Paris.
136 IPDP, Istanbul Mahalleler Dernek Platformu, la Plateforme des Associations de Quartiers d’Istanbul
138 YILDIZ Erdoğan, entretien réalisé par ADANALI Yașar et BALANLI Imre, apparaît dans KORMAZ Tansel et ÜNLÜ-YÜCESOY Eda, op. cit. note 75
137 DA, Dayanıșma Atölyesi, Atelier Solidaire, atelier créé en 2007 à la suite de l’intervention d’universitaires, professeurs et élèves, dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu. Il continue après cela à agir dans d’autres quartiers façant des transformations urbaines pour leur apporter leur soutien d’experts.
139 réseau d’associations, de mouvements et d’organisations, qui mènent concrètement des luttes sociales sur le terrain. Fondé lors du 1er Forum social européen à Florence, le réseau a pris une dimension internationale lors du 1er Forum mondial de Porto Alegre en 2003. Ces mouvements de lutte sont composés de femmes
C’est dans ce contexte et dans l’idée d’un mouvement global de droit à la ville qu’est organisé, à l’initiative de l’IMDP, le forum des ‘mouvements urbains’, une semaine avant le FSE, dans le but d’éclaircir les stratégies d’action de chaque mouvement et de tenter de mettre en place une action commune à tous. Lors de ce forum, les débats ne sont pas destinés à être théoriques ou idéologiques mais à déterminer des actions concrètes. Cependant, des tensions émergent autour de la politisation des mouvements, en présence de l’Atelier Solidaire et d’IMECE. Cinq thèmes de discussions sont décidés, mettant à chaque fois en confrontation deux processus ou deux idéologies et soulignant la dualité des mouvements : lutte juridique vs. actions de rue, négociations et plans alternatifs vs. lutte totale, mobilisations locales vs. lutte globale, moyens et instruments de lutte, organisation par le bas ou par le haut. Ainsi, le clivage qui oppose DA et IMECE ne se limite pas aux frontières de Gülsuyu et de Gülensu et tend à polariser toutes les associations et les mouvements d’opposition aux projets de transformation urbaine. Ces deux associations, de et d’hommes qui s’auto-organisent pour la défense et l’application des droits fondamentaux définis par la déclaration universelle des droits de l’homme et pour faire naître de nouveaux droits 119
CHAPITRE
3, LA RIPOSTE DU QUARTIER, ENTRE INTÉGRATION ET RÉSISTANCES
ill. 65, carte des trois zones de vote définies de l’IMDP, la Plateforme des Associations de Quartiers d’Istanbul. On retrouve une zone occidentale, près de Küçükçekmece et Başakşehir, une deuxième au nord dans l’arrondissement de Sarıyer, et une dernière sur la rive asiatique, portée par les quartiers de Gülsuyu et Gülensu ill. 66, une affiche de l’association IMECE, invitant à une conférence-débat autour du thème énoncé : ‘Quel genre d’urbanisme, quel genre d’opposition ?’, sources : toplumunsehircilikhareketi.org 120
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CHAPITRE
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compositions semblables, étudiants et jeunes enseignants, entre 20 et 35 ans, issus de la classe moyenne et venus faire leurs études à Istanbul, n’ont cependant pas les mêmes moyens et les modes de fonctionnement et d’action. Alors que l’Atelier Solidaire tend à être plus hiérarchisé, issu d’un rapport professeurs-élèves et se limite à l’action académique via analyses, publications, colloques, l’IMECE, revndique un certain égalitarisme et propose udesmodes d’action plus diversifiés, mêlant films, mobilisations politiques et projections-débats, à portée plus populaire en somme. Le clivage se crée donc entre mobilisation experte démocratique et résistance politique et il entraine toutes les associations avec lui. Ce désaccord idéologique profond marque l’échec du forum et l’abandon de l’idée d’une plateforme des mouvements urbains d’Istanbul. Cependant, à une autre échelle, la dynamique de développement d’un réseau d’opposition est lisible. Dans l’arrondissement de Sarıyer, il existe seize associations de quartier mobilisées contre la transformation urbaine : onze d’entre elles ont créé des coopératives de construction de quartier dans l’objectif de développer elles-mêmes les plans d’urbanisation ainsi que d’assurer la construction des 122
bâtiments. Celles-ci se sont récemment rassemblées en une union inter-quartier des associations et des coopératives pour lutter contre les projets de régénération urbaine les menaçant. Cette solution de coopérative a été proposée par les professionnel de l’Atelier Solidaire. Ce travail collectif les a rendues plus fortes et donc plus légitimes auprès de la municipalité de Sarıyer. En effet, les coopératives ont développé un moyen de pression sur les responsables politiques locaux afin de limiter la politisation des gecekondu et les promesses volantes de ceux qui veulent être élus. Ainsi, un contrat est rédigé en temps d’élection par l’union des quartiers est présenté aux candidats, lui donnant les conditions d’un accord et les mesures de protection à respecter. La liste des signataires de ce contrat est présentée aux habitants, qui sont libres de voter en faveur de qui ils veulent, parmi ou hors de la liste. “They say that, ‘These are the guys who signed the contracts, and these are the ones who did not sign so… our community, we are free to use your votes, you should know that these are the ones who are supporting us’.”140 En ayant recours à cette méthode conventionnelle, les gecekondu sécurisent leurs droits sans donner la suprématie politique à un parti particulier. Et en effet, les partis 140 YALCINTAN Murat, op. cit. 44
signataires et élus sont variés et changent suivant les contextes. Actuellement, cette union est composée d’une quarantaine d’associations travaillant ensemble, qui se sont mobilisées à Ankara pour parler aux représentants des partis politiques, obtenant ainsi la modification d’une loi ; de ce fait, les droits de propriété de leurs logements et de leurs terrains devraient leur être accorder d’ici cinq ans. Leur pouvoir s’est accru et, désormais, la municipalité de Sarıyer ne peut plus prendre une décision sans avoir obtenu l’accord préalable de l’union. Ainsi, une action à première vue apolitique, en tout cas évitant la politisation, transforme l’union et les coopératives qui la compose en un acteur de la politique locale, de taille à négocier.
c. le gecekondu et les luttes urbaines Le cas de Gülsuyu et Gülensu n’est pas isolé. Aussi bien au regard de la transformation urbaine, de l’intervention de l’Etat, des mobilisations spontanées face à ces projets et de l’interconnexion des acteurs de la résistance, cet exemple entre en écho avec beaucoup d’autres, qu’ils s’agissent de gecekondu à Istanbul ou de bidonvilles de part le monde, de révoltes à l’échelle du quartier ou de mouvements sociaux plus amples. Alors comment s’inscrivent ces mobilisations populaires de gecekondu dans le contexte actuel, marqué par le soulèvement de la jeunesse turque en 2013, par les démarches plus ou moins prononcées de participation populaire, par la communication à grande échelle via les réseaux sociaux ?
au pouvoir gouvernemental tel qu’il est exercé. En effet, le premier évènement annonçant ce phénomène est le rassemblement de quelques activistes sur la place Taksim à Istanbul le 27 mai 2013, s’opposant aux bulldozers censés arracher les arbres du parc Gezi. Le projet provoquant ce rassemblement était celui de la construction d’un centre commercial et d’une caserne ‘ottomane’ en lieu et place de l’actuel parc de Henri Prost. Ce qui a commencé comme un barrage à l’avancée des travaux s’est rapidement transformé en un mouvement social généralisé et hétérogène, sur lequel nous reviendrons, revendiquant aussi bien le ‘droit à la ville’ comme espace physique que le droit de vivre la ville comme on l’entend.
La Turquie a connu ces dernières années une poussée généralisée de manifestations diverses et simultanées en tout coin du pays. Celles-ci prennent leurs sources dans la revendication d’un droit de regard sur la formation de la ville et d’opposition
Selon Robert Park, sociologue urbain, la ville constitue “la tentative la plus cohérente et, dans l’ensemble, la plus réussie de l’homme pour recréer le monde dans lequel il vit d’une manière plus conforme à ses voeux.
Mais, si la ville est le monde que l’homme a créé, c’est également celui dans lequel il est désormais condamné à vivre. C’est ainsi qu’indirectement, et sans percevoir très clairement la nature de sa tâche, en créant la ville, l’homme s’est recréé lui-même.”141 Ce à quoi, David Harvey ajoute : “la question du type de ville que nous voulons est indissociable de celle du type de personne que nous voulons être.”142
141 PARK Robert, On social control and collective behavior, Chicago, éd. Chicago University Press, 1967 142 HARVEY David, op. cit. note 123 123
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de rénovation urbaine, transformant les revendications en agitations que nous qualifierons ici de ‘Not In My Back Yard’.
l’Etat. Cependant, il est rare que cette intervention soit remise en cause avant que les conséquences sociales n’aient pu être évaluées.144 Dans les projets contestés, les motivations à la source du projet sont régulièrement peu approfondies et laissées dans l’ombre et l’intérêt général clamé semble légitimer toute action.
“Ce terme même “traduit une disqualification de ces oppositions, appréhendées par les autorités comme des réactions égoïstes de la part de populations dont la motivation relèverait de la défense de leur bout de jardin. Cette expression a dès l’origine enfermé les mouvements d’opposants dans une position illégitime.”143
Les écrits précédents ont démontré que dans le cas des gecekondu, il ne s’agissait pas d’une opposition égoïste mais de la défense d’une identité et d’une communauté, qui correspond elle-même à un territoire physique. Les contestations des habitants ne doivent donc pas être perçues comme une menace envers la ville mais au contraire comme la volonté de faire partie de sa création et de son élaboration.
1. La mobilisation des gecekondu face à la transformation urbaine, entre ‘intérêt général’ et ‘droit à la ville’ Les projets de transformation urbaine des gecekondu sont amenés par le gouvernement et la mairie métropolitaine comme une nécessité dans l’objectif de mettre fin aux fléaux urbains d’Istanbul : la violence, la mafia, les risques sismiques, etc, pour le bien commun. Ils sont donc avancés au nom de l’intérêt général des habitants de la ville et ne peuvent souffrir de l’opposition des intérêts particuliers des habitants des quartiers concernés. Cette démarche permet ainsi de se soustraire aux questions de débats publics et de concertation et justifie une approche directive et empirique du projet. C’est elle-même qui est à l’origine des contestations des quartiers, qui revendiquent leur droit à la participation dans l’élaboration du projet. L’acceptation de ces projets repose donc sur la persuasion collective de l’action comme étant un passage obligé et nécessaire au bien-être de la ville ; cette approche tend ainsi à assimiler les contestations populaires à des défauts de citoyenneté. Une campagne de communication se met ainsi en place autour des projets de transformation et 124
Cette appellation donnée aux nombreuses contestations habitantes, notamment en Europe et en Amérique du Nord, permet aux autorités en charge du projet de disqualifier les soulèvements, perçus comme autant de barrages à l’intervention bienfaitrice de 143 DZIEDZICKI Jean-Marc, “Au-delà du Nimby : le conflit d’aménagement, expression de multiples revendications”, in MELE, LARUE et ROSEMBERG, Conflits et territoires, Tours, éd. des presses universitaires François Rabelais, 2003
“Revendiquer le droit à la ville au sens où je l’entends ici, c’est revendiquer une forme de pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus 144 On peut d’ailleurs ici faire le parallèle avec la vaste opération de grands ensembles en France. Débutés en 1953 suite au plan Courant, dans le but de loger les plus démunis et de mettre fin aux logements insalubres, dans l’intérêt général, l’intervention sociale de l’Etat n’a été remise en question officiellement qu’en 1973 par la circulaire Guichard, suite aux difficultés urbaines et sociales dont ils semblaient être la cause.
d’urbanisation, sur la manière dont nos villes sont créées et recréées.”145 Il s’agit plutôt, à travers ces résistances locales, de l’expression d’un problème de gouvernance et d’approche de la transformation urbaine, dans un système où les échelons de pouvoirs locaux et les mécanismes de prise de décision sont outrepassés. La mobilisation des habitants des gecekondu est alors le seul moyen de marquer leur présence dans le domaine public, la seule ficelle du pouvoir sur laquelle ils peuvent jouer, comme en témoigne cette phrase du président de GÜLDAM : “We opposed this, because the state must take us, the residents, into consideration if it wants to make a new plan for our neighborhood.”146 L’utilisation du pouvoir primaire qu’est celui de s’opposer est devenu 145 HARVEY David, op. cit. note 123 146 YILDIZ Erdoğan, entretien réalisé par ADANALI Yașar et BALANLI Imre, apparaît dans KORMAZ Tansel et ÜNLÜ-YÜCESOY Eda, op. cit. note 75
ill. 66, marche d’habitants de gecekondu, organisée par l’IMDP à Taksim le 29 janvier 2012, sur la banderole : «Evime yaşam ve kentime alanıma dokunma», c’est à dire «Ne touche pas à la vie de ma maison ni au territoire de ma ville», crédits : Sedef Özge, URL : ajanstabloid.com 125
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un phénomène récurrent en Turquie. Face aux modifications urbaines imposées dans les villes et les campagnes, les résistances s’organisent et dissimulent bien plus que de simples actions contre la transformation physique de la ville et du territoire, portant leurs revendications à travers elles sur les aspects sociaux et économiques de la transformation. La diversité des modifications apportées à l’espace urbain et des populations touchées par celles-ci rendent difficile la cohésion et l’unité de l’opposition. Les évènements de Gezi, en sont la preuve : fourmillant de revendications diverses, et pas toujours compatibles malgré l’apparence d’un modèle inclusif, d’un mouvement contestataire qui englobe toutes les résistances.
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2. La dualité des mobilisations populaires, centre et périphéries en parallèle Le 27 mai 2013, une poignée de militants se regroupent dans le parc Gezi. Durant trois jours, ils campent dans le parc en signe d’opposition au projet. La nuit du 30 au 31 mai, les policiers attaquent les tentes des militants, transformant cette résistance pacifiste en un large mouvement protestataire, aux allures révolutionnaires. Les personnes présentes, étudiants et jeunes apolitisés, militants anarchistes, travailleurs précaires, ouvriers, activistes, marxistes, kémalistes, enseignants, avocats, médecins, artistes et kurdes, ou plusieurs étiquettes à la fois, trouvent raison à manifester. Dans un premier temps, contre les méga-projets, l’urbanisation directive et non-concertée, les projets de rénovation urbaine du centre-ville. Les manifestations s’étendent par la suite aux droits civiques, à la revendication de la liberté d’expression, à la dénonciation de la violence policière et du fonctionnement gouvernemental. Les accès à la place sont rapidement barricadés et la zone est déclarée libérée du pouvoir de l’Etat. Les populations présentes sont animées d’une impression d’émancipation. La place fonctionne en autonomie, approvisionnée par les femmes et les épiceries
environnantes, en signe de soutien. Les manifestants dorment sur place, ouvrent des ateliers pour les enfants, font des spectacles et de la musique et organisent une librairie en libre-échange. Le mouvement prend la forme d’un festival autant que d’une révolution, lors de nombreux affrontements violents avec la police dont on décompte plusieurs morts. Le mouvement fait tâche d’huile, notamment via les réseaux sociaux et en particulier Twitter, à travers Istanbul et la Turquie. On retrouve des manifestations similaires importantes à Ankara et Izmir. A Gülsuyu et Gülensu, les habitants, et notamment l’association GÜLDAM, organisent des marches de protestation durant l’occupation du parc Gezi. A six ou sept reprises, ils marchent à six milles sur l’autoroute E5, point critique de connexion, en contrebas de leurs quartiers et parviennent à la bloquer. Les marches contre les gangs et les mafias opérant dans le gecekondu avaient jusque là mobilisé 300 à 400 personnes, soulignant l’importance qu’a à leurs yeux la lutte contre les autorités en charge face à la lutte contre un problème local.147 147 informations tirées de l’entretien de YILDIZ Erdoğan,
Les habitants des gecekondu participent également à une marche sur l’avenue Istiklal, jusqu’à la place Taksim. Ils sont alors deux milles à se rassembler pour les quartiers de gecekondu, en collaboration avec l’Atelier Solidaire. Cependant, ce dernier leur conseille de participer individuellement et non pas en tant que communauté afin de ne pas créer de divisions dans leurs quartiers entre les supporteurs et les réfractaires de Gezi. Cette évènement trahit un problème complexe des luttes urbaines à Istanbul, mis à la lumière du jour par la mobilisation généralisée de Gezi : la confrontation entre les mobilisations issues du centre-ville et celles issues des périphéries de la ville. Car si les projets de transformation urbaine ont un but commun de normalisation et de régularisation de la ville, ils touchent des populations et des contextes territoriaux différents, inégaux face aux projets. “Il y a deux genres de projets de régénération urbaine à Istanbul. Le premier se passe dans nos quartiers (…), le deuxième se passe à l’intérieur de la ville, (…) ils sont liés l’un à l’autre. Je pense que ces projets spéciaux (les méga-projets) et les projets de régénération urbaine entretien réalisé par Aysun KOCA, en ligne, Yapı, Istanbul, le 3 sept. 2013, consulté le 18 mai 2015, URL : http:// www.yapi.com.tr/haberler/kentsel-donusumde-9-yil-gulsuyu-gulensudan-deneyim-aktarimi_111972.html
ont les mêmes fins et ils travaillent ensemble pour les atteindre.”148 Cette dualité de la mobilisation fait se côtoyer les acteurs de chacune de ses parties, sanspour autant les associer dans leurs luttes. Ainsi, sur la carte développée par des manifestants de Gezi Park, appelant à la mobilisation dans tous les parcs de la ville et informant par la même occasion des moyens de les rejoindre, seul l’hyper-centre est représenté. Ce phénomène de mise en parallèle des résistances est développé par Murat Yalcıntan :149 “Gezi Park was a central area issue, most of the gecekondu are in the peripheries, so the actor of the resistances are completely different in the two cases. Not only for Gezi Park, for Galata Port, for a five-star hotel over here, for… All of those things have a resistance based professional Chambers, professionals, intellectuals and activists let’s say. But on the other hand, the resistances in the neighborhood are most of the time very lonely, that’s the community basically, and some activists who like to work in the peripheries actually. In a way, there 148 ibid.
are connections between these central groups and the peripheries. But those connections are very weak and should be strengthened, should be stronger. I don’t know how to do that but that is the basic problem in the urban movements in Turkey. (…) And that is the basic problem in turkish urban resistance movements, our biggest question, are we gonna link these two resistances, the central opposition and the peripheral opposition, it needs stronger links. It is a very difficult question because the priorities of the two groups are really different.” Pourtant, la mobilisation parallèle dans une lutte commune a amené à la reconnaissance des uns par les autres. Si le mouvement Gezi est maintenant éclaté et s’est épuisé, malgré quelques tentatives de renaissance, il a été à la source d’une prise de conscience générale des difficultés urbaines et des acteurs se mobilisant tous les jours pour les résoudre. Ce mouvement, bien que bref, a fait naitre l’espoir d’un système de gouvernance plus démocratique et de décisions concertées. Il a éduqué les populations et a mis les différents opposants en confrontation, leur a montré que l’objectif à atteindre est commun.
149 YALCINTAN Murat, op. cit. note 44 127
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3. Des luttes urbaines aux revendications politiques Le vocabulaire des projets urbains et des résistances a glissé lors de ces dernières années. Il évoque les rapports de force entre les différentes parties, les intérêts des acteurs quant au contrôle d’un territoire : il est emplit de termes tels que ‘territoires de référence’, ‘système d’acteurs’ ou ‘conflits’, évoquant ainsi une problématique géopolitique. On voit s’instaurer une scène d’oppositions et de négociations entre la partie civile et les institutions publiques, où s’affrontent différentes visions de la ville, qui semblent bien souvent incompatibles. Les négociations, qui devraient habituellement déboucher sur un consensus dans de telles approches, sont ralenties voir endiguées à Istanbul par l’absence de participation populaire et de concertation dans la prise de décision. D’un côté, le gouvernement oeuvre dans ce qu’il conçoit être l’intérêt générale, surpris de se confronter à une résistance, de l’autre les habitants défendent la sauvegarde de leur identité et de leur ill. 67, carte des parcs d’Istanbul, publiée lors des évènements de Gezi Park, elle indique les parcs du centre de la ville et les moyens de transport permettant d’y accéder, appelant de cette façon à rejoindre le mouvent de contestation.
mode de vie. Et ainsi, la résistance face à la transformation physique de la ville évolue vers une lutte contre le pouvoir exercé et le gouvernement. “Lutte, non pas pour louer mais pour vivre ; en cours, à continuer.”150 Cette phrase clôture le documentaire de l’IMECE relatif au projet de rénovation urbaine du quartier de Bașıbüyük. Et en effet, le contrôle de l’évolution urbaine tel qu’il est exercé en Turquie s’apparente à un contrôle et une régulation des modes de vie urbains, à un bio-pouvoir. En cela, le projet destiné à la place Taksim est exemplaire. La caserne ‘ottomane’ qui doit y être construite reprend la forme de celle qui y siégeait depuis le XIXème siècle et qui fut détruite en 1940, pour emménager le parc Gezi. La reconstruction d’anciens bâtiments ottomans est monnaie courante en Turquie depuis l’avènement de l’actuel président Erdoğan au pouvoir, avec plus de 200 demandes d’autorisations de construction en juin 2013 sur le seul département d’Istanbul. 150 “Rant için degil, yasam için mücadele, sürüyor, sürecek”, phrase de clôture du film de BAKÇAY ÇOLAK Ezgi, “Göç”, op.cit. note 51
Ce phénomène traduit sa volonté de faire revivre la gloire passée de l’Empire Ottoman, ou tout du moins la réécriture qui en est faite, d’étendre un territoire empli de valeurs morales et religieuses, un Califat dont il serait à la tête. Et c’est notamment à travers la gestion de l’espace urbain que le gouvernement souhaite instaurer ces valeurs ; la place Taksim est ainsi redessinée en un espace vide inappropriable, convenant mieux aux usages normalisés d’une société moderne, ‘symbole moralisateur’151 dans un quartier jugé de perdition. Les manifestations sur cette place sont interdites depuis 1978, suite aux massacres du 1er mai 1977. Depuis les évènements de Gezi, elle est interdite d’accès à chaque date clé et l’ensemble de l’arrondissement devient une succession de barrages de police. Les manifestations doivent prendre place sur le polder de Yenikapı à l’écart du centre, zone limitée et contrôlable. Les usages des espaces publics se veulent régularisés, la ville standardisée, tous deux portés par des dynamiques conservatrices et consommatrices. Les 151 PEROUSE Jean-François, “Le parc Gezi : dessous d’une transformation très politique”, en ligne, métropolitiques, 2013, consulté le 13 janv. 2014, URL : http:// www.metropolitiques.eu/Le-parc-Gezi-dessous-d-une. html 129
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projets urbains, associés à des lois et “conseils” interférant avec la vie quotidienne,152 se font les outils de mise en place de ce dessein. En réaction à ce phénomène, les luttes urbaines se sont portées sur la qualité de vie proposée dans les villes par les autorités en charge ; David Harvey parle alors de ‘mouvements d’alterglobalisation’153 dans le but de mener une forme de vie non-aliénée. Le ‘droit à la ville’ revendiqué est aussi cela : le droit de faire partie de la ville, de participer à sa création et de la vivre comme on l’entend. ‘‘Because all Gezi resistance demonstrations were about reclaiming our control over the flow: over the flow of people, ourselves in our cities and our parks, over the flow of money that motivates the state to exchange a park with a shopping 152 dernièrement, le président Erdoğan a conseillé au femmes d’avoir aux moins trois enfants et s’est prononcé contre la pratique de l’avortement, même en cas de viol et la consommation de pain blanc. Certains comportements, jugés déplacés dans un mode de vie islamique, ont également été prohibés, tels que la vente d’alcool après 22h, la consommation d’alcool dans la rue ou encore la pratique du sexe oral. 153 HARVEY David, op. cit. note 123
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mall, and over the flow of information, which is heavily monitored by the government.’’154 Ainsi, les échos de Gezi, s’ils sont peu nombreux, se font les flambeaux à la fois d’une réappropriation de la ville, d’une nouvelle solidarité locale et d’une économie alternative. On a vu notamment fleurir les squats au nord de Taksim et sur la rive asiatique, phénomène jusque là inconnu en Turquie. Ils prennent la forme de vieux bâtiments réhabilités en centres sociaux et culturels de quartier, accueillant concerts, ateliers pour enfants et adultes, marchés alternatifs, débats et associations d’aide aux réfugiés. La leçon du droit à la ville semble avoir été apprise, malgré de violentes répressions, et laisse désormais place à de petites mais nombreuses innovations urbaines qui, si elles s’ancrent dans le centre-ville, ont plus de mal à prendre dans les quartiers plus pauvres et avec un accès aux ressources limité.
154 EVREN Süreyyya, “Gezi resistance in Istanbul : something in between Tahrir, Occupy and a late turkish 1968”, en ligne, Anarchist studies, n°21, 2013, URL : https://bib.irb.hr/datoteka/685275.Anarchist_Studies_21_2_Final.pdf
“Il faut alors proclamer au nom des dépossédés leur droit à la ville - leur droit de changer le monde, de changer la vie et de réinventer une ville plus conforme à leurs voeux. (…) Peut-être Lefebvre avait raison d’affirmer que la révolution de notre temps serait urbaine ou ne serait pas.” David Harvey
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ill. 68 et 69, traces de la réappropriation de la ville après les évènements de Gezi Park, photographie d’un mur de l’arrondissement de Kadıköy : ‘Diren sokak, mahalle, kent’, c’est à dire, ‘résiste pour la rue, le quartier, la ville’. photographie prise dans l’arrondissement de Beyoğlu. En août 2013, les escaliers sont peints en couleur par des habitants, puis, peu après, repeints en gris par la municipalité. Cette réaction a amené à la coloration de très nombreux escaliers à Istanbul, régulièrement repeints en gris et recolororés dans la foulée. 132
133
conclusion Les gecekondu sont au coeur de la problématique urbaine actuelle d’Istanbul. Ils semblent en être à la fois la source de tous ses maux, l’ennemi public à évincer, le foyer de l’économie parallèle, l’écrin de la solidarité et le modèle exemplaire d’un développement incrémental. Cette typologie s’est développée spontanément, par nécessité et en réponse à un problème que ni l’économie, ni les autorités publiques ne pouvaient résoudre, ou tout du moins porter. Elle a évolué, gagnant peu à peu ses droits et son statut, toujours en balance entre revendications et négociations, entre dû et voulu, sortant ainsi, pas à pas, de l’informalité et de l’illégalité, tentant de se confondre à la masse existante de la ville. Cependant, malgré son autonomie relative dans la ville, entre éloignement spatial, exclusion sociale et exception politique, ce travail nous apprend que le gecekondu est, depuis sa création, un outil politique puissant. Les voix de ses populations sont employées à asseoir un pouvoir, le poids de la main d’oeuvre dont il recèle façonne l’économie de la ville et, au contraire, les luttes qui l’agitent font trembler les autorités. La masse de population présente dans ces quartiers est un instrument fort dont 134
le pouvoir dispose mais qu’il ne contrôle pas. La planification actuelle de la ville et des transformations urbaines est alors l’outil politique d’assimilation, de normalisation, d’insertion des quartiers dans la ville selon un modèle global et docile. Dans son nouveau domicile, l’habitant peu désirable, remoulé et modelé par son environnement, pourra enfin se faire et être oublié. Dans ces lieux premiers, empreints de liens de proximité, la réorganisation des infrastructures doit amener à l’éclatement de la communauté, c’est à dire de l’identité et de la solidarité, annihilant ainsi toute forme de revendication. La transformation territoriale et spatiale, donc sociale, est alors une arme redoutable d’ascendant politique. Cependant, en réaction à cette invasion de leur territoire, les habitants et associations ont transformé une lutte spontanée en un mouvement organisé, souvent plus durable. Ce sont ces manifestations spontanées qui révèlent le potentiel de mobilisation collective dans la ville. Les différentes parties revendicatrices s’articulent et s’agrègent pour identifier, concevoir et défendre un intérêt commun. Comme le rappelle David Harvey, les revendications
grandissantes des gecekondu ne se limitent très vite plus à ces quartiers et s’étendent à l’ensemble de la ville, “en plusieurs occasions, l’esprit de contestation et de révolte a fait tache d’huile à travers des réseaux urbains.”1 Et en effet, bien au-delà des quartiers d’Istanbul, ce phénomène contestataire est observable de nos jours en tous points du globe. Naissent et se succèdent les mouvements sociaux de revendication, érigeant le ‘droit à la ville’ comme objectif fédérateur et la ville elle-même comme podium. Nous citerons brièvement, d’ampleurs et d’impacts différents, les mouvements des Indignés et Occupy. A l’intérieur de ces mouvements, comme à Gezi en 2013, toutes les luttes se croisent : égalité, parité, transparence politique, anti-capitalisme, protection de l’environnement, revendications démocratiques, etc. Il s’agit en vérité d’un ‘mouvement de mouvements’2 pour lequel le contexte urbain joue le rôle de connecteur des révoltes et de catalyseur des actions. Ainsi, si la ville a 1 HARVEY David, Villes rebelles : du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris, éd. Buchet Chastel, 2015 2 expression de MERTES Thomas, A movement of movements, Londres, éd. Verso, 2004
longtemps été considérée comme espace aliénant, elle travaille d’elle-même à son auto-détermination.3 Cependant, l’émulsion de ces révoltes nécessite, encore une fois, un cadre particulier, qu’il s’agisse de centres urbains4 ou d’espaces-identité à la façon des gecekondu. La dislocation de la communauté rend difficile la réappropriation du territoire et l’émergence de revendications organisées. En ce sens, nous pouvons comparer les formes urbaines des ‘logements sociaux’ des périphéries d’Istanbul et de la banlieue parisienne ; et particulièrement les conséquences que celles-ci ont eu sur la transformation des modes de vie et des liens sociaux. Dans l’un comme l’autre, les espaces de sociabilité et les lieux publics de solidarité ont disparu, qu’ils aient été les cafés, les commerces de proximité, les jardins ou les pas de porte. Dans les ‘banlieues’ parisiennes,5 ils ont laissé place à une normalisa3 Bien que postérieur à l’écriture de ce mémoire, nous pensons évidemment au mouvement Nuit Debout qui, en avril 2016, sous couvert de convergence des luttes, a érigé les places des villes, et notamment République à Paris, en lieux-symboles, de débats, de rencontres et de révoltes. 4 comme l’a démontré le rôle central de la place Tahrir dans l’émergence d’un Printemps Arabe et de la place Taksiim dans le cas d’Istanbul 5 comprendre ici ce que nous appelons maintenant les quartiers prioritaires, issus de l’intervention de l’Etat dans
tion encadrée de la vie quotidienne, via la multiplication de centres culturels et sportifs, évoquant à tout moment la présence de l’autorité publique. Dans le cas d’Istanbul, le lien social est marchandisé, restreint aux espaces de commerces, et notamment aux centres commerciaux. La vie sociale doit à présent évoluer hors du périmètre de la rue et à l’écart de toute appropriation de l’espace public ou commun, à Paris comme à Istanbul. Ce travail de recherche doit réinterroger quant au rôle de l’Etat dans la construction spatiale et politique de la ville. L’analyse des mécanismes urbains interventionnistes à Istanbul fait échos à ceux d’usages en France, notamment via la Caisse des Dépôts et Consignations et sa filiale, la Société Nationale Immobilière,6 premier bailleur français. Quelle est la responsabilité de cette institution, dont les fonctions sont comparables à TOKI, dans le maintien du lien social et des relations de solidarité lors des opérations de rénovation et de transformation de l’espace urbain ? Si nous émettons ici l’hypothèse que les intentions politiques à l’origine du relogement étaient et sont différentes, quel est l’acteur objectif qui la production du logement, via les grands ensembles. 6 anciennement SCIC, Société Centrale Immobilière, lors de la construction des grands ensembles
peut juger de la légitimité de l’action d’ ‘intérêt général’ ? Cette mission, dans un système de fabrication idéal de l’espace urbain reposant sur la collaboration d’un pouvoir avec un ensemble de spécialistes des faits urbains, revient à l’urbaniste, seul alors capable de juger de la nécessité et de l’impact d’une modification du tissu sur la ville. Cependant, dans le cas étudié d’un pouvoir politique outrepassant les instances expertes et les mécanismes de prise de décision, tel celui dont il est question en Turquie, l’urbaniste doit réajuster sa position et, s’il ne peut agir à la source du projet, s’impliquer au niveau local, au point d’impact de la transformation. A la façon de l’Atelier Solidaire, ayant oeuvré dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu entre 2004 et 2007, l’urbaniste, l’architecte, doit prendre position auprès des habitants et des associations locales et dispenser son savoir quant aux rouages de la planification urbaine, aux droits du citoyens et aux fonctions de la modification spatiale afin que la transformation urbaine ne se limite pas à des données économiques et financières. Il doit endosser le rôle de consultant, de conseiller, en parallèle des résistances populaires, et appuyer la légitimité d’une revendication 135
du droit à la ville, c’est à dire la possibilité pour chacun d’avoir un levier d’action sur son façonnement, par la participation au débat ou l’appropriation. Il peut également, avec la contribution des habitants, juger et décider des modifications nécessaires ou souhaitables sur le territoire concerné, afin que ce dernier, loin de s’enfoncer dans une logique de conservation intacte, s’emplissent d’initiatives et de micro-interventions spatiales, visant à recréer ces lieux de solidarité disparus. Outre les prolongements que pourrait avoir ce travail quant à la position des administrations de l’Etat dans la production de logements ou encore au rôle du sachant dans la préservation des espaces-identités, ce mémoire fait écho à des sujets plus globaux et ancrés dans l’actualité autour du thème du campement urbain. En effet, suite aux extraordinaires mouvements migratoires traversant l’Europe depuis l’Afrique et le Proche-Orient, la forme du campement s’est généralisée dans les différents pays du vieux continent. Ne serait-ce qu’en France, on en observe de différents types : sous tentes, sous shelters, sous caravane, sous le métro... De 40 à 4500 personnes, logées de façon plus ou moins salubres en ces non-lieux.
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La politique adoptée actuellement par les Etats recevant des réfugiés est le démantèlement de toutes formes de campement en vue de réinstaller les populations en centre d’accueil. Nous sommes alors en droit de poser la question suivante : le relogement et l’éparpillement sur un territoire est-il préférable à l’encadrement d’un établissement humain répondant à la dignité de ses occupants ? Cette question doit-être étudiée via le prisme de l’identité du groupe et de l’espace-identité qu’il développe mais aussi à travers celui de l’intégration, le lieu où le réfugié se sent suffisamment en sécurité et entouré pour découvrir et accepter sa terre d’accueil, le point de rencontre où les habitants alentours accepte de voir le réfugié en concitoyen. L’incapacité des camps de réfugiés aux abords de Calais à se pérenniser et à s’intégrer comme l’ont fait avant eux les favelas ou les gecekondu peut être expliquer par deux aspects. Tout d’abord on peut souligner la vocation de transit des lieux de campements du nord de la France, passerelles pour l’Angleterre, dont le rôle cependant s’éternise ; autant de pistes pouvant expliquer le manque d‘implication des réfugiés dans la construction d’un lieu ‘en dur’ habitable et le rejet catégorique des riverains. Pour autant,
cela ne saurait expliquer la fragilité des campements sous le métro Stalingrad ou des camps Roms, habités par des demandeurs d’asile ou des personnes désirant rester sur le territoire. En outre, la nature des migrants peut être un facteur d’explication, les favelas et autres gecekondu ou slums résultant d’un déplacement de populations intérieur aux frontières. Le racisme et la ségrégation entourant ces lieux et ces deux types de migrations ne sont pourtant pas si différents. Ainsi, on peut se demander, à la vue de ces différentes formes, quels sont les aspects et les conditions qui permettent ou qui sont nécessaires à l’établissement pérenne d’un groupe humain en un lieu. Cela se limite t-il à une question financière ou à la volonté des habitants, à une politique gouvernementale ou à des éléments primaires tels que l’étanchéité relative à l’eau et à l’air ? Qu’est ce qui permet de passer de la jungle à un gecekondu, d’un tas de tentes à un quartier ? Ces questions pourraient être fondamentales dans les années à venir afin de transformer nos milieux et nos territoires hostiles en des terres d’asile, à défaut de pays d’accueil.
“Faire ville : parce que la question de la ville est une question complexe, problématique, qui met toujours en jeu un conflit entre les centra lités et les périphéries, entre le fait d’appartenir ou de ne pas appartenir à la ville, entre des formes d’exclusions et des recherches d’inclusions, et donc faire ville c’est d’une certaine façon mettre en oeuvre la demande ou la revendication du droit à la ville.”7 7 AGIER Michel, “Se réfugier dans la ville : campements urbains”, conférence du cycle Faire la ville, les nouvelles frontières urbaines, cycle de conférences sous sa supervision, Paris, BPI, le 6 mai 2015 137
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141
142
annexes
ill. 71, photographie prise le 2 juin 2015, habitant de Gülsuyu se reposant sur un échaffaudage
144
_ photographies anciennes
146
_ entretien d’Erbatur ÇAVUŞOĞLU
151
_ entretien de Murat YALCINTAN
157
_ entretien de Gizem AKSÜMER
161
_ carte IBB des projets urbains
162
_ grille de questionnaire
164
_ exemples de questionnaires
170
_ journal de bord
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_croquis panoramique
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_ une femme des gecekondu
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_ contes de la montagne d’ordures
143
ill. 72, photographie de Gülsuyu prise en 1980, crédits : Ayşe Yönder 144
ill. 73, photographie de Gülsuyu prise en 1990, crédits : Ayşe Yönder 145
ANNEXES
_entretien
ÇAVUŞOĢLU Erbatur professeur enseignant à l’université Mimar Sinan d’Istanbul, département d’urbanisme, fait parti de l’Atelier Solidaire, a participé au workshop dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, jeudi 4 juin 2015 durée de l’entretien : 30’ 146
So it’s about the gecekondu areas integration in the city and how the local authorities and municipalities fight against that, what are the struggles about it ? What are the urban transformation project on those areas ? To speak in general maybe i can say that the AKP urban policy is based on construction, so the whole economy is based very much on construction, that’s why the growth machine, the construction machine should work, 24 hours. They want to demolish as much as they can and they want to rebuild as much as they can, it doesn’t really matter how aesthetic it is, it doesn’t matter how functional it is, they just want to build. So actually these areas we ones of the easiest target cause they were, in public opinions called as illegal settlements, so if the municipality is making a project there, it’s much more easier to legitimize it, comparing to other places. It’s started with these gecekondu settlements then it turned to old industrial areas, then it turned some formal but slums neighborhoods, like Sulukule, Tarlabașı, Fener Balat, so the gecekondu was one of the first target. And, i do remember, it was 2003, if i’m not wrong, the municipality announced the project for Gülsuyu and
Gülensu. Of course, the people who lived in the neighborhood, they were not able to read the official planning materials or these letters, so they ask us a kind of translation, to the daily language. When we went there we said, ‘ok the municipality would like to make a project over here, they think that you are squatters, they think that you have no rights and they think there should be new, modern, legal housing over here, that’s why they are making a new plan and at the end of this plan most probably you’ll be evicted from these places.’ So what you can do is to come together, talk to each other, prepare a list of things you want in your neighborhood and start negotiations with the municipality or you can fight with the police and try to stop the demolitions with barricades’, that is up to you, because this neighborhood specifically is one of the old and leftist neighborhood let’s say, because in the formation of the neighborhood there were some leftists groups who were kind of securing the people from the government. They said, ‘ok we build this place and we are all equal, and we are all leftist’, there are lots of stories about that but on the other hand, if you look at the neighborhood, that was
a kind of garden city, you can say so, it wasn’t very dense, it wasn’t very… good quality but of course there are some problems, because most of these areas have been planned, have been build, without an engineer, without an architect, so the whole infrastructure has been made in kind of, not proper way but maybe partly or maybe each of them just before an election so they could get votes or whatever. And so that wasn’t the perfect place but that was the perfect place which has a nice view to the islands and which is quite accessible, especially after the metro and the other investments. So if you look at the new growth around the neighborhood, you can see lots of luxury houses, you see lots of big investors like university campuses or gated societies or whatever so, there was growing threat to these neighborhoods and especially Maltepe Valley is a kind of place where there are two hills, one is Gülsuyu-Gülensu, the other is Bașıbüyük and in the middle, there is this valley which has been already shared by the capital groups, the work has been completed let’s say so it’s not a valley anymore. Firstly, the municipality announced the project for Gülsuyu and Gülensu and then, after a couple of years,
they announced an other project for Bașıbüyük, but Bașıbüyük is a totally different social group. They were almost voting like 80% to AKP, they were quite conservative or whatever but they were also kind of gecekondu area let’s say so. So, to turn back to Gülsuyu and Gülensu, we were there talking to local people and we said, ‘ok, let us help you to organize yourself and to organize your demands and to write it down as a document which will be also important for the municipality so we can organize a workshop and you can use the name of the university so you will be more powerful in front of the municipality’ and we said that ‘we are not going to do anything for you but we are going to do something with you’. And if you want us to be in this negotiation project, we will be in the process, but if you want us to be in the barricades, so that is a personal decision, so people would like to and some people would not. So they said they agreed on making a workshop, and we made a call, a public call i guess more than 300 or 400 hundred people were volunteers to come there and we spend a week there, some people worked with the kids, some people worked with the women groups, some people worked with some special issues like urban furniture or whatever, some people tried
to make the plans. And then what i saw as a planner on this neighborhood, that especially one part of the area was very risky in term of earth quake or water flowing, so we said that, ‘ok we wanted to keep you in your place, we don’t want to effect you but we also want to secure you, that’s why we maybe need to remove some of these houses’, but then what was happening, i guess the number was like twenty or twenty-five houses very risky, so we need to find a new place for these people inside the neighborhood, or, if you don’t give a shit to those people and say, ‘ok, just secure my house, we are not interested and we are not there’ so we said that ‘we are with you if you stick together, and then they said that they will do it. But it’s a big big big neighborhood so there are a lot of different social groups, there are lots of leftists groups and there is a kind of competition between those groups to know which is the most marxist or leninist or maoist or who is the best leftist or whatever. I cannot say that all of them were thinking the same way about the area or about us so some of them actually start thinking that we are the spies of the municipality, so they were from time to time protesting against us you know, not coming and joining those meetings. But still we kept 147
ANNEXES
on working with them and in the end of this workshop, we prepared a lot of planing analyzes, materials and also the list of the demands. We started negotiate with the municipality and actually it was a very successful process and in the end the project somehow has been canceled and what was also important is that the neighborhood mobilized again, they were quite active, they were activists, they came together mostly and shared the same ideas about the neighborhood and urban regeneration and they have chosen their own representatives in each street, in each block, and then they start negotiating with the municipality and they were more aware of their neighborhood, i think it was a win for them because that also changed the result of the elections. And most of them start believing more maybe in local politics and real politics. Some of them still keep on being in the activist side but they were quite successful if you compare it to the other side, Bașıbüyük, because in Bașıbüyük, the neighborhood didn’t have the tradition of coming together, or activism or whatever you can call it but also the police was so wild to make the demolitions that they also kept on coming together and sticking together. I think the municipality made a good tactic. They invited the representatives 148
to Ankara, for a negotiation and all the man mainly, went there to negotiate with TOKI and on that day, when there were no men in the neighborhood, all the bulldozers came and start destroying, demolishing the buildings. The women of the neighborhood were really brave actually, they are refugees, they are really huge, fat women and they said ‘we built these houses, we carried all the stones to the top of the hill’ and most of them had back problems, and they also tried to defend the neighborhood but TOKI was successful to clean the area and they start to build six units of mass housing there, and as far as i know, they already said to the police department that they will give two of those blocks to the police for free, that why the police was also fighting just for themselves. So that was not a very successful example, i mean these neighborhoods are looking at each other, on one side, the tradition of activism was in charge so they were coming together and they were successful to protect the place until now, on the other side, they couldn’t make it. But nowadays, if you look, maybe the situation has been changed because what is happening, mainly the politics propose a project then they take one step back and stop watching and
they look if there is a resistance or an acceptance of this idea or at least they put a kind of speculation or gossip in the neighborhood, and then they come up with a new proposal next time, for example in the beginning they say, ‘we are not going to give anything to you’ and then they say ‘ok we can give you a little’ and then, maybe after six months they come back ‘ok we discussed, we are going to give you something more’ and then sometimes, some of the people star thinking ‘ok maybe it’s better to negotiate now’. So of course it’s not only the municipality, when the municipality is coming with a project, some other developers, some other construction companies they also go and give some little things and then the whole neighborhood daily atmosphere is turned to discussions like ‘should we gave it to them or should we negotiate or should we start an other resistance project or whatever’. For example I was there, in this neighborhood like ten years ago and from time to time but if i go there, probably i will see that some of the people there are not still very enthusiastic about defending their place, because i mean, now what the municipality is offering to these people are huge amounts, huge amounts that they are not able to earn in their all life.
I mean, all of these people are coming from labour or you know, like middleclass people who are earning at most 3 000 turkish liras which makes 35 000 in a year but if they get a house from the project that’s ten times or ten years of salary. That is why, they don’t give really too much importance to their work, to their security, to their social studies or whatever but they are focus on their lands, on their apartments, so there are looking there, there is gold there. They want to make an exchange, most of them are very fine with giving the land, taking the money and going somewhere else, and of course the municipality knows all of this, and they also don’t give from their pockets, they go, they don’t see a neighborhood, they see an empty land and they have the right to build whatever they like, so it’s not like only for social houses so they have to give a part to the people, they can say, ‘okay if there is a resistance over here, let’s build ten storage so we can give many candies to many people and they will be happy. But mainly, in most of the neighborhoods, the landlords are very happy, the local politicians are very happy and the municipality is very happy, the construction companies are
very happy and the only people that are very unhappy are some experts like us and some people who are living as tenants, that have no rights but appart from that, it’s a winning situation for the majority of the society. So if the inhabitants accept that money from the municipality, they do not get relocated by them ? They make a deal, maybe not getting direct money but having a flat in the neighborhood or sometimes they can receive a house from somewhere else. For example in Gülsuyu i do remember some people saying that ‘my father was a young guy, a leftist guy, and he came to this neighborhood, and he planned this neighborhood with his friends, and they build these houses, in solidarity and my grand-father is buried in the back yard so i’m not going to give this land to nobody, the police or the municipality should come and kill me first. I will defend this place’. That is something you can expect from a leftist radical neighborhood but after that, if you come back there after ten years they say ‘i said this to you but right now they are offering me like 400 000 turkish liras and with this money i thought that maybe i can be able to arrange
a wedding for my daughter and i can make the surgery for my mother and then i can start a business and maybe i can live a better life, although i don’t want to loose my habitat, i should leave’. And then what you can say as an expert, ‘NO you should defend your…’ of course you can not say that, you have to respect this idea. So now in Istanbul, everybody is loosing their spaces, everybody is evicted and people are changing there neighborhoods a lot and so nobody is really giving importance to where they live, what is the quality of the neighborhood, but they are just after the money and they look at it as a real estate, not a house or a home, that is the problem. Who did the project about Gülsuyu, is it Maltepe Belediyesi or… ? Maltepe Belediyesi made the project but i think, in some cases, the Great Municipality is involved and, you know, in Turkey, it’s very complex, the Great Municipality is making the massive plans but the applications plans are made by the local municipalities. If i’m not wrong, Maltepe Municipality, we forced them to put a note that, in any project that will be developed over this place would 149
ANNEXES
have to be accepted by the local people, actually we described a methodology of participation to plan, that is why, most of the plans which were coming from up to down, have been rejected. That was an important which was registered and put in the plan, but of course there are ways to come over and most probably these days, the municipality is trying to make a new plan for that area. But on the other hand, the problem is, now most of the people are aware of the area and they know that it’s very precious and expensive, so then turn to developers themselves, they are now starting new business like making a construction company and they start negotiating with their neighbors ‘so if you sell this, we can build this and then we can sell it’. The problem is that normal, local people turned into developers or speculators, and this idea was given from top-down. They have been living there without these ideas for years and years but now that everybody is more aware of… So that is the most critical thing in this process. Can local authorities, local politics fight against municipalities ? Well, the municipalities or TOKI or the developers are very clever, because when they go to a neighborhood, if they see all 150
the people in solidarity, they know that they will have hard jobs so they want to divide. Their tactics are mainly, for example, they say ‘we want a meeting with you, all the landlords, you are invited’, so the tenants are excluded. Or, ‘everybody, it’s an open public meeting, please come, but they do it in the mosque so the people who are alevis, who are not believers, they don’t go there. Or they just make kind of meeting in a coffee house, so that the women cannot go there. So they know the ways, they sometimes say, they divide the local community according to the religion, according to ethnicities, or according to the political identity. So the representative of one political party go there and the others don’t. Or they say ‘let’s talk with the turkish’, but that excludes the kurdish. These are old strategies and if there is, like in this neighborhood, with all its, you know, diversity, then it is more difficult to make them come together. Especially the problem with the landlords and the tenants is the most critical one in my experience cause the tenants want the neighborhood to be cheap so they could afford it, but the landlords will be happy if the prices are going up. So the municipalities are very clever to play on this, they say ‘you are defending but if the project happens, you will be two times richer’. This is very important for the landlord but for
the tenant this is nothing. And as a tenant, you have no rights so you just go and try to afford another place somewhere else. There are almost no rights for tenants that is the problem. Especially, we tried to make a movement for the tenants rights and there is a blog page, kıracıyız biz, but it’s not very easy like in Europe. I know that the tenants movement in Germany is very powerful and they have meetings and lots of members. But here it’s very little so sometimes we twitt a few stuffs but nobody is really… Because most of the tenants aims is to become a landlord, i don’t know why, i don’t know…why people would like to be a landlord but they do so.
_entretien
YALCINTAN Murat professeur enseignant à l’université Mimar Sinan d’Istanbul, département d’urbanisme, à la base de l’Atelier Solidaire, a participé au workshop dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, encadre les coopératives de Sarıyer lundi 15 juin 2015 durée de l’entretien : 45’
What is you position and what do you think about the way that the state and municipality manage the urban transformations and the gecekondu neighborhoods, as an urban planner ? I haven’t practicing urban planning first of all so my position is as an academic and i’m opposed to it, basically. Because i don’t believe that transformation and regeneration and renewal projects in Istanbul are being made for the people, it’s for the sake of the economy to grow actually. There are trying to open up new areas for the construction sectors to grow, with renewal projects, with big metropolitan projects, with big developments, big transportation projects such as the third bridge, all of them have been done for the sake of the economy rather than the people. And hey don’t care what will happen after the projects for the people who live in those areas. So i’m opposed, and i believe they are not using the tools, mechanisms, methods that are relevants for this kind of projects. They are developing tons of projects for those renewal and regeneration issues, they are not using the relevant tools.
Do the urban planners, the Architects Chamber have any role to play in the decision process of those transformation plans ? The professional chambers have been opposed to those projects from the very beginning and their basic mechanism to oppose is to open law suits against these projects. And they won a lot of them actually, however it doesn’t work because the State and the municipalities found a new way to by-pass the court decisions. What they are doing is, they first prepare a plan for example Sulukule, then the Chamber of Planners, Chamber of Architects get that plan, analyze it and find negative issues points and decide to open a law suit against it. They open it, and as the time proceed, in Turkey, the court decisions are taken in two years mostly, so as the time proceed, as the State and the municipality founds out that they will loose the case, they develop an other plan. So, when the court decision come that the plan is no longer relevant, they said ‘but oh, we have a new plan for that area’, so you need to open up a new law suit against it and, as the court decision are taken them one by one, they finish the project actually. So okay, they are lots of symbolic victories let’s say, but they could not stop the development most of the time. 151
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And is there any alternative proposal for the development of Istanbul ? Of course Istanbul has an earthquake problem, it’s a huge risk for all the people living in here, it’s a risk for the economy as well, not only for Istanbul economy, for turkish economy. We should do something about it of course and, as most of the buildings were not build properly at those times, so the risk is higher, so we need to renew the housing stock, that’s for sure. But, on the other hand, there is a social and economic structure in Istanbul that you cannot change in a very short period of time. You know, for example, regulation theories explain this very well as, economy changes itself, modifies itself very quickly, while social structures cannot, and this becomes a dilemma for the city. If you want to grow the economy rapidly, you need to leave the people on the side and you need to don’t care about them. But Istanbul population is like, 65, 70% of migrants, not very well educated, those people can only do some kinds of jobs, so not very relevant for the new global sectors. These people, for example, most of them, cannot speak a foreign language, if you want to grow in global economic sectors, you need 152
people who can communicate with the other people, with the rest of the world. What i want to emphasize is that we do not have the social structure to support the global economic restructuring, so when you develop a scenario for Istanbul that put this global economic restructuring into its center, with a really special emphasis on the real estate developments and the real estate sector, most of the people are out of it, out of the picture. This is the general critic to the power on itself. When you are coming to the neighborhoods, and when you analyze the projects, plans newly developed to renew those neighborhoods, we can see that the people live as a community and they have at least a kind of solidarity. If one of them looses his job, the other will help him to find another job. When one doesn’t have any money, the shops there help him to survive. They have a tradition of doing things together, and some of the public services are like that. So when you get into a neighborhood to renew it, you first of all intervene on this kind of relationships, because what you are proposing most of the time is new developments as you see in the modern areas, in the planned areas of Istanbul, most of them are parks of gated communities, most of the
renewal projects come out with luxury developments that people cannot afford. So these projects come with a condition in a way, which is to get ride of these people from that area. Even if they do not say so, even if they say that, ‘we are going to keep you here, this project is developed for you,’ it is not the case and it works like : a house in a gecekondu neighborhood is worthing for example one hundred liras and they renew it, then five hundred liras, so people prefer to sell their houses and go somewhere else. The way is an intervention into the community life, in the relationships, they are broken at the end of the project so… It’s difficult, it’s a huge story. What is wrong with the people making money ? if you’re gonna ask it. What is wrong ? People are used to make money from the real estate development, from rent, this is really bad for the economy, this is also really bad for the social agreement, for the social contract. People begin to cheat on each other, people agreed with the developer for example, get some money, and go to their neighbors and say that it did not agree with anybody and they should resist also, and they are lying. They are really cheap negotiations going on between the contractors and the people
from the communities. It is also affected negatively the community relationships, but on the other hand, people will start to get used to… Actually this is the case from the 70’s maybe in Turkey but people got used to make money from real estate, form construction, you know, these gecekondu became apartkondu in Turkey, now those apartkondu have been renewed and the value of those buildings becomes huge. This is good for, maybe half of the people there, who owned those buildings, but half of the people are poor, they do not owned those buildings. They either rent cheaply or use it freely. So they would not have any rights after the renewal of those buildings and as these projects proliferate in Istanbul, there is no place for them to go anymore. i mean, the social housing storage in Istanbul is really little, cheap housing stock is really little. So what TOKI is doing at the outskirts of the city is a kind of social housing but there is no relations with the working areas so people, poor people, who go in those areas cannot reach the work in the central areas. So this is another huge problem, in the end of the day, these projects are done with the motivation of increasing the rents in the urban land, and the richer
benefit from this and the poorer are harmed from this. This causes a kind of class, a kind of polarization, a kind of segregation, and a kind of class map has been produced. We did not have a class map or segregated areas in Istanbul’s history much, poor and rich were living together actually most of the time. But at the end of this period i believe there will be a real segregated landscape, so this is not good or the city, this is not good for the poor people, and hum… Alternatives to this. There is a really dominant discourse in Turkey now that say we need to renewed the city and we need to need to grow the economy. These two dominants discourses actually bit our discourses and it goes as it started. I mean these projects for example, the renewal projects that were open to public in time, did not change much, because they do not need to learn, they do not find what we are talking about interesting. Cause their motivations are based on the economy and the renewal of the buildings, and they see it as a clear and good target. So practicing urban planners in the municipalities and in the private sector are convinced in what they are doing actually, so we did not see any alternative king of planning or development or regeneration models until now.
There are civil movements that are proposing these things, civil initiatives sometimes produced some alternative projects for example in Sulukule, there was this Sulukule studio’s alternative project, in Derbent there was an attempt to do that, and in some other areas, in Gülsuyu as well. They are several attempts but they are usually not taken into account by the authorities but, their first target is to empower the community who is leaving in those neighborhoods, giving them something that they can fight with. What are the ways for the tenants, the inhabitants of the neighborhoods to fight against those renewals ? This is also a really long discussion, but the first and most important thing in my opinion to fight for a community is to get organized. To get organized in the way that it is representative of the whole neighborhood, touching all the people of the neighborhood, organizing them in a kind of association, that do not care about ideological, ethnic differences, everybody has the right to say a word in that organisation and everything should be open to the public there. That is the first condition because, if you do not do 153
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this, the people start negotiating with the developers, with those urban state officials by themselves, individually. This should not be done individually because when, for example developers, make half of the people have a look on their offer, then there is no resistance, cause the other half start to feel that if they do not make an agreement, they will miss the train… So all the negotiations should be done by the organisation of the people and that organization should be very representative of the community, that’s the first condition. There are many organizations, associations in Istanbul fighting against these things. In Sarıyer there are 16 i think neighborhood organizations, and eleven of them also established a neighborhood cooperative, who are saying that ‘give the land to us, we are going to develop it by ourselves’. These Sarıyer association and cooperatives established a union of associations and cooperatives and they came together with Istanbul other associations to fight against new regeneration transformation renewal projects. And now they are like 40 something neighborhood associations as a union. Two or three months ago, they went to Ankara to the Parlement to talk with the parties’ 154
representatives and there was a legislation which was taking their rights from their houses, so they forced them to transform the legislation like this, so for five years more they are going to keep their rights. So they are getting stronger and stronger actually. Locally they are also effective, Sarıyer municipality cannot do anything without asking the associations first at the moment, about they neighborhoods of course, so they are becoming political actors let’s say. From the very beginning, what we are doing, from the academia and some professionals let’s stay, is too straightened them by providing informations, knowledges, ideas, to those people, about the neighborhood. So we are doing researches in the neighborhoods, we are doing workshops, and sometimes developing alternative plans in there and, whatever we are doing, we are doing it with them. We are designing what we are doing with them and doing it with them, not as visiting researches. And it helps them to increase their self-confidence, to increase their power in the negotiations with the official and private sector. I call this a kind of ‘planning for democracy’, cause it helps to increase the democracy, it helps to improve the democratic mechanisms.
Is there any politic party trying to get profit from the situation ? Of course, but we are inventing good stuffs to stop them doing that. The AKP government, started, rooted from those gecekondu areas in the beginning of the 90’s so they have a really strong relationships with the gecekondu neighborhoods. But on the other hand, the AKP is the responsible of all these projects and plans, so they are getting rid of the people in those neighborhoods and people know that. But because of historic strong relationships, some of them still vote for them. But i can say that, as a political party, AKP is not very effective in the gecekondu neighborhoods at the moment. On the other hand, CHP, the social democrats, traditionally were very strong in these areas, before 90’s, maybe at the end of the eighties, but it is more like an elitist party. On one hand there are talking about justice and equality and things like that, on the other hand, they are saying that Istanbul as become a giant city, living is very difficult and with all those uneducated people, it became a nightmare.And people know this so, they do not find social democrats very sincere.
On the other hand, whatever CHP does, whatever social democrats do, they do not get the majority of the votes. In some neighborhoods, they are really active and working but, still there are prejudices against them. On the other hand, the kurdish party HDP, actually i don’t want to say kurdish party anymore, HDP. Let’s say the socialist party, yes, it’s good that we have a socialist party. The socialist party, it was like 4 or 5 years ago, and they were just establishing this HDP thing and with the idea to make the party good for the whole Turkey, to get out of this kurdish identity, and they ask us a meeting and we went there. They said that they wanted to be a part of all these resistance movements in the neighborhoods, against some projects and… And they were very sincere about that, but i told them that, people knew them as a kurdish party and still actually people think that, but as those times, it was more radical. And whenever a kurdish party comes, get in the resistance and say that they are gonna be with them, unavoidably, it polarized the group in the resistance. Some will say ‘no we don’t want any kurdish thing here’, some will say ‘oh welcome, we are kurds as well’, this will decrease the strength of the resistance. In the end of the day, i think they
decided to just help those resistances logistically, and if we need something for example, we ask them and we can easily getting it from them. At the moment, there is no one political party benefiting from this situation. The civilians associations have done some really creative and inventive things to prevent that. For example in Sarıyer, we have made in the last two elections a contract written by the neighborhood saying some conditions for the politicians, asking for example some protections for the neighborhood and asking him to sign. They did it to all the candidates; let’s say there are ten candidates for mayorship, five of them signed the documents, the other five did not sign it. They say that, ‘These are the guys who signed the contracts, and these are the ones who did not sign so… our community, we are free to use your votes, you should know that these are the ones who are supporting us’. But there is no particular party and it changes on every occasions. For example, the first one to sign the contract was the nationalist party, and normally, in these resistances, the left-side is dominant and they don’t get together with these guys. But in this case for example, there were in the white list, not on the black one. And there is
one more thing i need to precise here, the local government elections show us that, whenever they are huge speculation, huge resistances to renewal and regeneration, the opposition increases their votes, in Maltepe, in Sarıyer, in Küçükçekmece… There are many cases for this, in Beyoğlu also. Do those resistances survive after relocations, after evictions ? Are there still some roots of it over there ? I mean, they have been only two projects completed for now, one Sulukule, one Tarlabașı. In both cases, it was not… But in both cases there was not a strong position of the public, of the community. In Sulukule, the main opposition was from intellectuals, there was this Sulukule platform, established by more than one hundred intellectuals, including me, and we were not Sulukule people, so we tried to defend Sulukule, for the sake of culture, heterogeneity, multiculturality and things like that but we could not at the not at the end of the day. Our failure was that we could not make the people get organized by themselves, they could not be a community organization, so they kind of pass their responsibilities to us, to resist and we kindly accepted without warning 155
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them about their own responsibilities. So now there are a few associations working for Sulukule people but they are trying to make them survive mainly, the kids and the women, they are helping them to survive but there is no resistance of any kind against urban issues inside that. One more important thing about this, people could not have the chance to live together after they moved, i mean, the place they were sent were to Tașoluk, and Tașoluk area is like forty kilometers from the central area, so most of the Sulukule people could not live in that area. As far as i know, just two families a re there. They were three hundred and twenty landowners who were supposed to go there, only a hundred of them intended to move, but now there are only two of them. So it has been a complete failure for the State and for the project developers but they also made that the populations could not live together as a community anymore. So they are scattered in Istanbul, so than cannot even talk about it, not resist, even talk about it. If such a thing happen in Derbent for example, probably they cannot do it, there should be an army of police service and security forces to get the neighborhood from the people but, even if they can get it and build their projects, the people will resist against 156
the negative urban development and things like that because it became a kind of culture for them. So it depends on where we are talking about, if they have a culture of resistance and understanding of the city as a whole and of the neighborhood as a community and a political structure, then it works. Last question is about Gezi Park, is there a link between gecekondu transformation projects and the central urban struggles from may 2013 ? There was a link, i mean… I made an article on this but it’s hard to explain very shortly. Gezi Park was a central area issus, most of the gecekondu are in the peripheries, so the actor of the resistances are completely different in the two cases. Not only for Gezi Park, for Galata Port, for a five-star hotel over here, for… All of those things have a resistance based professional Chambers, professionals, intellectuals and activists let’s say. But on the other hand, the resistances in the neighborhood are most of the time very lonely, that’s the community basically, and some activists who like to work in the peripheries actually. In a way, there are connections between these central groups and the peripheries.
But those connections are very weak and should be strengthened, should be stronger. I don’t know how to do that but that is the basic problem in the urban movements in Turkey. During Gezi, actually, we organized a march from Tünel to Taksim one day, they were like two thousand people marching for that, for the gecekondu areas, but otherwise, the presence of the gecekondu people were really individual there. They did not come and support as a community, because as i told you before, it is still a very strong AKP contribution in the gecekondu areas. Also the people who were strongly linked to AKP where against this, so if the leftist guys, if proGezi guys insisted that they should be in Gezi as a community, then it will make them split probably. We also recommended them not to do that and be a part of Gezi individually, so they were here but individually, not very strong. And that is the basic problem in turkish urban resistance movements, our biggest question, are we gonna link these two resistances, the central opposition and the peripheral opposition, it needs stronger links. It is a very difficult question because the priorities of the two groups are really different.
_entretien
AKSÜMER Gizem enseignante à l’université Mimar Sinan d’Istanbul, département d’urbanisme, fait parti de l’Atelier Solidaire, a participé au workshop dans les quartiers de Gülsuyu et Gülensu en tant qu’étudiante, a écrit son mémoire de fin d’étude sur ces deux quartiers, en turc. mardi 16 juin 2015 durée de l’entretien : 25’
Pouvez-vous m’expliquer le processus de travail et de participation que l’université Mimar Sinan a développé à Gülsuyu et Gülensu en 2006 ? Donc on a travaillé dans le quartier, mais avant ils ont eu un plan (élaboré par la municipalité, ndlr), un plan d’aménagement et puis ce n’était pas bon pour eux parce qu’il pouvait y avoir des démolitions, donc c’est pour ça qu’ils ont fait des pétitions contre le plan d’aménagement et puis, ils nous ont trouvé car nous travaillons bénévolement pour les quartiers comme ça, pour les quartiers qui souffrent de la transformation urbaine surtout. Donc, ils nous ont trouvé et nous ont demandé des choses techniques sur le plan d’aménagement, ‘qu’est ce qu’on peut faire ?’, et caetera. On a écrit la pétition ensemble, on peut dire, pour qu’elle soit très précise, et pour que le plan d’aménagement puisse… pour s’en débarrasser. On a fait des réunions publiques dans le quartier, des grandes réunion publiques dans les grands salons, dans les kahvehane du quartier, et on a décidé d’élire des… comment on dit ça, des délégués de quartier, des délégués de chaque rue et on leur a dit qu’ils pouvaient faire des élections, ou pas des élections,
juste comme ça (elle lève la main) dans chaque rue par exemple, et les délégués peuvent être une femme ou un homme, on a un petit peu fait ça dans chaque rue, et ils ont fait un… Je pense qu’il y avait 20 ou 25 délégués. On a fait une commission technique avec eux, nous, les urbanistes, les architectes, les sociologues, puis les délégués. On a essayé de développer des alternatives pour ce quartier car ce quartier c’est un quartier de gecekondu, il y avait des problèmes physiques, des problèmes concernant l’espace physique, il y avait des rues en impasses, puis des risques d’inondations, etc. Il y avait beaucoup de risques pour les gecekondu, qui sont un peu en mauvais état. On leur a dit, il faut faire quelque chose mais nous voulons le faire avec vous, il faut trouver une alternative mais il faut faire une alternative démocratique, les délégués, avec les femmes, avec les enfants… Puis on a fait un workshop dans le quartier, c’était un grand workshop et les étudiants des universités et les professionnels faisaient partie du groupe de workshop. On a essayé de faire des analyses du quartier, on a fait des enquêtes, on a parlé avec les femmes par exemple, on a parlé avec les enfants, puis on a essayé de comprendre ce qu’ils 157
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veulent, ce qu’ils veulent pour leur futur par exemple. Puis on a fait un deuxième workshop dans notre université ici. Le premier était dans le quartier, le deuxième était dans l’université. Les habitants du quartiers sont venus, ils ont tracé quelques choses pour le quartier, ils ont dessiné des bâtiments, ils ont fait des piscines, les enfants voulaient surtout des parcs, des lieux de loisirs, des piscines, des terrains de sport… Les personnes âgées voulaient quelque chose d’autre, ils se sont disputés comme ça, ‘pas de piscines, les piscines ce n’est pas pour nous’. Ils avaient beaucoup de problèmes entre eux aussi, ils en ont discuté sur le… le plan d’aménagement et… on a réalisé des analyses seulement mais on n’a pas fait de plan car ça a peu à peu cessé. Après un temps, les habitants du quartier n’ont pas voulu continuer de faire ça, car c’était très lourd. Ils ont passé beaucoup de temps à faire des réunions, à faire des… C’était un peu dur de continuer ainsi, un an, deux ans, ils l’ont fait deux ans. A la fin des deux ans… Au début la municipalité était un peu plus ouverte, avait une position un peu plus ouverte, mais à la fin des deux ans, la municipalité a dit ‘d’accord, vous avez fait quelque chose, c’est pas la peine, je ne peux rien faire pour vous’. Donc ça a causé une cessation pour le 158
projet, ils n’ont pas voulu continuer sans la municipalité. Les habitants ont pensé que s’il n’y avait pas la municipalité, on ne pouvait rien faire. Donc c’est un peu difficile de continuer, donc ils ont abandonnés. Et puis il y a également une division entre les habitants. Un groupe d’habitants était très radical, radicalisé on peut dire, des gauchistes, ils disaient ‘on ne veut pas lutter contre la transformation urbaine de cette façon, on ne veut pas des bâtiments, nous ne voulons rien’, donc ce n’est pas une lutte très idéale pour les gauchistes, donc ils ne veulent pas de coopération avec la municipalité, ils ne veulent pas de coopération avec l’Etat. Ils ont parlé comme ça, un groupe d’habitants s’est séparé, un autre s’est séparé aussi parce qu’il avait des liens avec l’Etat, AKP et tout ça. Et puis un groupe d’habitants part et la division a causé aussi des problèmes entre les habitants. Après 5 ans, maintenant, les habitants de ces quartiers essaient de faire un plan avec la municipalité, en coopération, mais ce n’est pas aussi radical, ce n’est pas aussi alternatif, c’est un plan standard. Ils essaient de faire ça maintenant.
Est-ce que la municipalité est plus ouverte maintenant aux propositions ? Oui plus ouverte mais la municipalité veut avoir le pouvoir, maintenant c’est elle qui a le pouvoir, les habitants du quartier essaient de participer un petit peu mais pas beaucoup. Par exemple, les habitants ne font pas leur plan, la municipalité le fait, mais elle essaie de penser pour les habitants. Ils essaient de faire des enquêtes, ils essaient de ramasser les volontés des habitants. Comment cela se passe t-il dans les autres projets de gecekondu, est-ce que les habitants participent au processus de développement du projet ? Non, dans les autres projets, la participation n’est pas aussi bonne qu’à Gülsuyu, ils sont moins intégrés, c’est plutôt la municipalité qui fait le projet. ‘C’est le projet et si vous voulez participer, vous pouvez dire quelque chose mais je ne vous garantis pas de vous écouter’. Ca peut être ou ça ne peut pas être, ça dépend de la municipalité. Mais je pense qu’il y a un peu plus de participation qu’avant peut-être. Ce n’est pas comme les années 2006, mais il n’y a pas de
projets vraiment participatifs. Je ne sais pas. Mais je peux dire que chaque projet change après que les habitants aient lutté contre le projet, la municipalité doit modifier le projet, le projet change. La résistance apporte quelque chose au projet. Est-ce que les populations adhèrent à l’imaginaire moderniste qu’on essaie de leur vendre, à travers TOKI, les plans d’aménagement, etc ? Maintenant je ne sais pas, mais dans les jours de workshop, ils avaient une vision très ouverte, ils pensaient les problématiques urbaines en général, à l’échelle d’Istanbul on peut dire, avec le troisième pont, ils ont commencé à en parler, et des autres grands projets également avec leurs impacts sur Istanbul. (Nous sommes interrompus et perdons le fil de la conversation) Je peux dire que les habitants vont vers TOKI peu à peu car c’est très dur de résister contre le projet pendant 8 ans ou 10 ans, c’est beaucoup. Donc ils veulent partir et résoudre le problème. Dans quelques exemples ça se passe comme ça. Dans d’autres quartiers, à Sarıyer surtout, il y a toujours une
résistance très forte. Les habitants ont créé des coopératives, des coopératives de construction du bâtiment. Ils essaient de faire toute la résistance et de trouver toutes les solutions ensemble, sans chercher de solutions individuelles, ils essaient de faire ensemble pour tous. Donc ils sont très forts maintenant, mais il y a des quartiers qui ne sont pas aussi puissants. Ca dépend du quartier, ça dépend de leurs liens entre eux. Ca peut également dépendre du quartier, de sa localisation. Dans le cas de Sarıyer, ils ont beaucoup d’avantages, c’est très central, c’est un district très central, puis il y a Maslak aussi (centre d’affaires), les forêts, le Bosphore, donc c’est un lieu très avantageux pour les habitants. Ils ne veulent pas perdre ce territoire, mais dans d’autres cas, ça peut dépendre. A Ikiteli (à Bașakșehir) ou pour ceux qui vivent dans des quartiers très loin du centre, ils ne veulent pas rester dans le quartier car ce ne sont pas de bons quartiers, ils acceptent donc plus facilement de changer, de se déplacer. C’est arrivé à Sulukule également, ce n’était pas un gecekondu Sulukule mais c’était informel et ils avaient des conditions très précaires, très mauvaises, donc ils ont acceptés TOKI. Ils sont partis ça n’a pas marché et ils ont déménagé de
leurs maisons. Ils essaient de revenir à Sulukule maintenant. Pour en revenir à Gülsuyu et Gülensu, combien de personnes ont participé au projet ? Beaucoup, avant le workshop, nous étions 10 ou 15 personnes, l’équipe de base, mais après, il y avait 50 ou 100 personnes, ça changeait de jour en jour, mais beaucoup de personnes ont essayé de faire quelque chose pour le quartier. Ils sont arrivés, ils ont fait quelques images du quartier par exemple, ils ont fait de petits workshops de peinture pour les enfants… Ce sont les habitants du quartier qui sont venus vous voir à l’origine ? Ce n’est pas… oui, ils ont rencontré une ou deux personnes de notre groupe, par des liens de parti politique, je ne sais pas d’où ils se connaissent. Puis on y est allé. Est-ce que vous avec encore des relations avec Gülsuyu et Gülensu, avez-vous travaillé avec eux depuis 2006 ? Oui, un peu mais pas beaucoup. par exemple, il y a trois semaines je crois, ils nous ont téléphoné, pour que nous 159
ANNEXES
puissions devenir les coordinateurs de leur plan d’aménagement. Ils font un plan en coopération avec la municipalité comme je disais. Mais on a refusé, ce n’est pas un travail de bénévoles, on ne pouvait pas faire ça bénévolement, donc on a refusé. On leur a dit, vous devez créer une coopérative ou une association et on peut vous aider pour ça, mais pour le reste, on ne peut pas. Donc pour l’instant il n’y a rien. Est-ce que l’université est impliqué dans d’autres travaux, d’autres workshops ? Maintenant on travaille principalement à Sarıyer, dans les quartiers de Sarıyer, on travaille avec les coopératives. La coopérative est une des solutions proposées par les professionnelles et tout ça et les habitants l’ont réalisé. On travaille également à Düzce, ce n’est pas un quartier de gecekondu mais c’est un lieu démoli après le tremblement de terre de 1999. Düzce ce n’est pas un quartier, c’est une ville. On a travaillé avec un groupe qui habite à Düzce. Ce groupe était des locataires au moment du tremblement de terre, après le tremblement, les maisons on été démolis mais ils n’ont pas eu la chance de trouver des maisons d’une qualité similaire, la ville 160
a été complètement démoli et donc les nouvelles maisons étaient très chères, ils ne pouvaient pas payer de loyer là-bas, dans les mêmes conditions. Ils avaient des problèmes de survie, dans la même ville, ils ont donc fait une association et ils ont parlé avec la municipalité, avec tous les acteurs. Mais ils n’ont pas trouvé de solutions pour eux. Ils n’ont pas voulu avoir des maisons de TOKI mais des parcelles comme ça, pour construire eux-mêmes leurs bâtiments. Donc maintenant, en six mois, ils ont eu la parcelle, ils ont fait une coopération avec la municipalité et essaient de construire les bâtiments. Ils ont une coopérative et ils travaillent ensemble comme ça.
ill. 74, carte officielle des transformations et projets urbains d’Istanbul, fournie par TTMOB, 2009 161
ANNEXES
_questionnaire
maison
équipements
propriétaire foncier ?
eau
Cette grille correspond au questionnaire proposé à des habitants de Gülsuyu et Gülensu en mai et juin 2015. Il a été traduit en turc par des étudiants turcs en sciences politiques. Le nombre de réponse à ce questionnaire n’est pas suffisant pour être significatifs, quelques uns des résultats sont donc présentés à titre d’exemple dans les pages qui suivent. Il s’accompagnait de deux cartes, d’Istanbul et de Gülsuyu-Gülensu.
oui non depuis quand ? locataire ou propriétaire ? combien de personnes ? hommes femmes enfant qui a emménagé dans cette maison ? quand avez-vous emménagé ? pourquoi avoir emménagé dans ce quartier ? des proches vivaient ici c’était à côté du travail le logement est à bas prix qui a dessiné les plans ? qui a constuit la maison ? quand ?
parcours
espaces extérieurs
attentes
nom : âge : lieu d’origine : lieu de naissance : où viviez-vous avant d’habiter ce quartier? religion : sunnite alévi chrétien athé ne se prononce pas
162
trottoir rue voitures escalier jardin terrasse balcon animaux limites de propriété, matériaux ? éclairage public
eau courante depuis quand ? réserve d’eau chauffage poêle à bois gaz naturel électrique fosse septique tout à l’égoût y a-t-il un ramassage des poubelles ? voiture téléphone téléphone portable télévision eaux usées
voulez-vous changer votre maison ? quoi ? aimeriez-vous déménager ? pour aller où ? voulez-vous retourner dans votre memleket ?
travail
le quartier et la municipalité
combien de personnes travaillent dans cette maison ?
hommes femmes enfant
dans quel secteur ? quel est leur poste ? depuis quand ? à quel endroit ?
avant ce travail, que faisaient-ils et où ?
éducation
associations, comités
qui étudie dans la maison ? à quel niveau ?
quelles sont vos relations avec la municipalité de Maltepe? le maire du quartier ? connaissez-vous TOKI ? avez-vous eu vent de projets de transformation dans ce quartier ? TOKI vous a t-il déjà proposé d’acheter votre maison ? seriez-vous prêts à la vendre ? où voterez-vous pour les prochaines élections ? quartier lieu d’origine
école primaire collège lycée université
où est l’école ? qui a fait des études dans la maison ? quel a été le niveau atteint ?
êtes-vous membres d’une association dans ce quartier ? (si oui) depuis quand ? laquelle ? quelles sont les actions de cette association ?
où et comment y allez-vous ? _ maison _ travail _ écoles et universités de vos enfants _ lieux de commerces, shopping _ maisons de vos proches, de vos amis _ lieux de loisirs (sport, musique, parc) _ lieux de rencontres avec vos amis _ bureaux de l’association * note : cette question partie était accompagnée d’une carte du quartier et d’Istanbul ainsi que de stylos de couleur afin que l’habitant puisse y représenter ses lieux habituelles et ses trajets.
pouvez-vous me dessiner ce quartier ?
avez-vous participé à Gezi en 2013 ? la police est-elle souvent présente ici ? y a t-il eu d’autres manifestations dernièrement ? lesquelles ?
163
ANNEXES
chauffage au gaz naturel Zeynep, 45 ans, son mari et son fils
ont téléphones portables et télévision
’eau
réserve d
fosse septique
164
_questionnaire maison
Zeynep, 45 ans
originaires d’Erzincan alévis installés en 1987 car les loyers sont bons marchés ont achetéa la maison propriétaires mais titres de propriété depuis 3 ans
bonnes relations avec la municipalité relations moyennes avec le muhtar connait TOKI mais ne répond pas plus ne fait pas partie d’une association, mais manifeste
lieu de l’entretien
“Elle s’assoit en face de moi après avoir débarrasser les tables. Le téléphone sonne, c’est sa soeur en Allemagne, elle revient. Je comptais la laisser écrire pour ne pas éprouver mon mauvais turc mais elle semble réticente, je lui demande de prendre le stylo une fois, elle a des difficultés à écrire. Je le reprends donc et lis les questions à haute voix. Régulièrement, des clients rentrent et nous interrompons le questionnaire, le processus est difficile. Elle répond à mes questions, l’une après l’autre, mais les explications restent obscures pour moi et j’ai du mal à cerner sa situation.
Ainsi, quand je demande qui travaille chez elle, elle me répond son mari et son fils, ‘çalıșmıyorum’, elle ne travaille pas. Ça fait pourtant deux fois que je la vois tenir ce magasin, qui n’appartient ni à son mari, ni à son fils. Quand je lui demande où elle habite, encore une fois elle hésite. Elle finit par me donner un nom de rue.” Extrait du journal de bord, mardi 2 juin 2015 . le père : portier depuis 18 ans à Kadiköy, avant constructeur sur les Iles Princes . la mère tient un petit restaurant . le fils : consultant dans un hôpital à Maltepe depuis deux ans . formation du fils jusqu’au lycée 165
ANNEXES
réserve d’eau, pompée à la source
Cevat, 59 ans,
sa femme, ses 2 filles
chauffage au gaz naturel
tout-à
-l’égo
ût ont un
e voitu
ainsi qu’un téléphone portable et une télévision
166
re
_questionnaire
Cevat, 59 ans
originaires de Samsun alévis installés en 1985 connaissait des amis construit lui-même propriétaires avec titres de propriété
bonnes relations avec la municipalité relations relations avec le muhtar refuse de répondre aux questions sur le projet de transformation nie faire partie d’une association, de manifestations
“Un homme est assis sur un banc, sa femme dans le jardin, de l’autre côté de la rue. Je me présente et lui demande s’il peut me consacrer quelques minutes pour répondre au questionnaire. Il accepte, me fait asseoir mais lit toutes les questions d’abord, me demandant pour quoi, pour qui. Je ré-explique et il se replonge dans les questions. (...) Il refuse, ‘c’est trop d’informations’. Je lui demande pourquoi, lui parle de mon objectif, en turc ce n’est pas simple et mes explications ne sont pas claires, je lui assure ne pas travailler pour TOKI ou la municipalité. Je leur montre ma carte étudiante à leur demande et il
accepte. (...) Il remplit les cases tout en me demandant pourquoi je les pose (...) et nous finissons l’entretien sur une note un peu plus froide que celle sur laquelle nous l’avions commencé.” Extrait du journal de bord, mercredi 10 juin 2015
. le père : retraité, travaillait dans le bâtiment pendant 45 ans à Maltepe est allé jusqu’à l’école primaire . la mère ne travaille pas . la fille 1: travaille dans le privé à Ümraniye . la fille 2 : travaille dans un centre d’appels 167
ANNEXES
réserve d’eau, pompée au barrage
chauffage au gaz naturel
ainsi qu’un téléphone portable, téléphone et télévision
ses parents, Sabir, sa soeur, 19 ans, son petit frère
tout-à-l’égoût
ne ont u 168
e voitur
dessin que fait Sabir de son quartier, une colline et une route qui en fait le tour
_questionnaire
Sabir, 19 ans
“Un homme est assis sur un banc (...) Je me présente et lui demande s’il peut me consacrer quelques minutes pour répondre au questionnaire. (...) Une jeune fille passe, il l’arrête, me présente et lui montre les papiers. Ils parlent quelques minutes et il refuse, ‘c’est trop d’informations’. Je leur montre ma carte étudiante à leur demande et il accepte. Elle aussi se prête au jeu mais quand viennent les questions sur Gezi Park et les résistances du quartier, je les vois hésiter, se raviser. Elle me demande ce que ça a à voir avec l’architecture, il remplit les cases tout en me demandant pourquoi je les pose et tous deux écrivent qu’ils ne
originaires de Kahramanmaras mais est née à Istanbul, installés en 1987, connaissaient des amis, maison construite en 1990 par son père, mais n’ont pas les titres de propriété
relations moyennes avec la municipalité relations moyennes avec le muhtar refuse de répondre aux questions sur le projet de transformation nie faire partie d’une association, de manifestations
connaissant pas TOKI et n’ont jamais entendu parler de transformations urbaines ou de manifestations.” Extrait du journal de bord, mercredi 10 juin 2015
. le père : dans le secteur privé, employé qualifié à Kartal, avant transporteur . la mère ne travaille pas . la soeur : dans le secteur privé, employée non qualifiée à Tuzla, depuis un an, avant tenait une boutique . elle : à l’université de Maltepe . son frère : à l’école primaire 169
ANNEXES
_ journal de bord
samedi 16 mai 2015 16 heures Premiers pas sur le site. A priori ce n’est pas compliqué d’accès, un arrêt de métro porte même le nom du quartier Gülsuyu. A une vingtaine de minutes de Kadıköy, je descends de la rame et le silence se fait. Cette station à première vue ordinaire, grande taille et agencement moderne, comme les autres, est vide. J’entends mes pas dans de longs couloirs carrelés. Une sortie se démarque, elle indique Gülsuyu mahallesi ; cependant, une fois à l’air libre, rien ne semble indiquer que je suis arrivée. La sortie se trouve au bord de l’autoroute D-100 reliant les bords du Bosphore au grand est anatolien. Je vois au loin la colline habitée, si je ne me trompe pas, c’est bien là que je me rends. Après quelques rues hasardeuses, bordées de magasins de construction ou de chantiers de tours, au choix, un panneau me donne raison, j’y suis visiblement. L’entrée se fait par une rue commerçante avec, comme en plein centre, des restaurants, épiceries, çay eviler, ici et là, un garage, un vendeur de vélos, un opérateur téléphonique. 170
Ici, un commerce vend des poussins et des poulets, trahissant quelques élevages urbains. Au dessus des rues, les drapeaux des partis politiques flottent, les élections s’approchent et il se peut bien que le HDP réussisse son entrée au parlement. Chaque rue arbore son parti, je perçois tout de même plus de drapeaux de l’HDP. Les magasins s’estompent et je prends connaissance des bâtiments. Deux ou trois niveaux, pas plus, des fois moins, ils se succèdent dans un alignement relatif. Les carreaux recouvrant la façade de celui-ci s’effritent, l’enduit vert-menthe sur celui-là à tendance à virer au gris, le prochain expose ses briques nues à la rue. En s’enfonçant un peu plus, les rues prennent de l’altitude, se divisent, se font aussi plus calmes. Des échappées se présentent, prenant le pas sur les rues ; en aval et en amont, des volées d’escaliers promettent des monts et merveilles. A leurs bords, des maisons ou immeubles jamais finis, des piles de tuiles entreposées, un chemin aménagé dans le terrassement d’une maison, des vêtements étendus, des arbres et des chats. Un gamin chante seul sur la route, marchant vaguement dans un parcours pas des plus rationnels. Je retrouve une rue plus large, de là on voit la mer de Marmara,
mais de ce que Natay m’a dit, il faut plus d’une heure de marche pour y accéder. Au coin de la rue, j’aperçois le bureau du parti CHP, des garçons et filles discutent devant, elles sont voilées, d’ailleurs quasiment toutes les femmes du quartier le sont. Quand je marche, les regards des hommes sont insistants, même des plus jeunes, et s’ils parlent à ce moment-là, je pense qu’ils s’adressent à moi. Je m’arrête manger un morceau et on me demande d’où je viens, visiblement ma taille me trahit et je ne peux donc pas être turque. Ça ressemble à l’idée que je m’en faisais, un savant mélange entre gecekondu traditionnel et apartkondu, mais l’approche du site ne m’indique pas ce que je vais pouvoir en tirer et je reste un peu pantoise devant ce lot d’informations cachées. La serveuse revient, d’où je viens déjà ? elle ressort du magasin. Encore cinq minutes puis elle me demande ce que je fais là. Je ne sais pas dire ‘mémoire’ en turc, il s’agira donc d’un ‘petit livre’. Je paie et mon excursion continue. on est samedi et les enfants jouent au foot dès que la rue semble s’aplatir, faute de quoi, les plus grands se mettent en bas de la pente, sécurité contre le parcours naturel
du ballon. C’est un garçon de huit ans qui me servira le thé, responsable de la boutique pour quelques heures. Je m’enfonce dans les hauteurs de Gülsuyu, plus résidentielles. Les maisons sont basses, enduites de couleurs vives et il n’y a plus trace de commerces. J’arrive aux limites de Gülensu, un quartier fini là où l’autre commence et la topographie sert de frontière, chacun sa colline. De nouveau, à la couture, on retrouve quelques épiceries et çay eviler, mais seuls les drapeaux de l’HDP semblent trouver leur place. Sur les maisons, des slogans politisés et des invitations à la lutte, souvent signés SDP, j’ignore de quoi il s’agit. Quelques interactions plus tard, on m’invite à prendre le thé, en anglais, c’est rare dans le coin, j’y reviendrai avec des questions. (Kazımkara Bekir caddesi, A101 süpermarket) Arrivé au sommet, on peut voir la mer et un bon bout d’Istanbul, j’en profite quelques instants et entame la descente. Quelle est la meilleure direction pour sortir de ce quartier ? Je tourne un peu en rond avant de trouver le panneau miniature indiquant aux piétons le métro, visiblement cette rue désactivée est la seule échappée possible. Je retrouve les couloirs vides du métro.
lundi 25 mai 2015, 14 heures Deuxième passage en les lieux, dix jours plus tard. Le chemin de Taksim à Gülsuyu est toujours aussi long et il m’a pris plus d’une heure, sans compter le parcours entre chez moi et Taksim. Nous sommes lundi en début d’aprèsmidi, pourtant beaucoup d’enfants jouent déjà dans les rues. Je fais un bref détour par le bureau du muhtarlık glaner quelques infos. Il s’agit d’un petit bâtiment de trois pièces, sur un seul niveau, flanqué d’une aire de jeu un peu désolante à son côté. La porte est ouverte, ils ne parlent pas anglais et malgré un échange laborieux, j’obtiens la carte du quartier et deux infos sur le bâtiment, mineures mais qui signifient beaucoup. Le bâtiment a été construit non pas par la municipalité de Maltepe mais par les habitants eux-mêmes, comme une volonté de faire comme les autres et d’être part de cette ville, à la lumière du bâtiment, je m’en serai doutée. La deuxième pièce du puzzle est la date de construction : 1961. Cette donc à cette date qu’ils ont considéré n’être plus un campement urbain mais
une organisation digne d’être nommée quartier. Ils ont, par la construction de ce bureau, démontré en cette période pleine d’espoir un véritable voeu d’intégration. Reste à voir comment celui-ci a été reçu. Je me dirige par la suite dans les petites rues que je commence à connaitre, au détour d’un escalier, je m’arrête pour dessiner une coupe. A peine suis-je assise que la vieille femme habitant dans la maison derrière moi sort de chez elle. Elle sort également son tabouret, s’installe en haut de l’escalier et commence à me poser des questions, en turc bien sûr. Les mêmes questions reviennent, et quelques autres trahissant les traditions, qu’est ce que je fais ? quelle est ma nationalité ? où est que j’habite ? puis elle me demande si je connais quelqu’un ici, si je suis célibataire et enfin mon âge. Une fois les réponses qu’elles voulaient obtenues, elle prend à charge de faire rapporteur de ses nouvelles et dès qu’une tête passe par la fenêtre ou qu’une autre femme monte les escaliers, elle raconte mon histoire. Encore cette impression d’un grand village de 15 000 habitants où tout le monde semble se connaître. Cette sensation s’accroche à moi tout au long de l’après-midi, tout le monde semble 171
ANNEXES
me détecter depuis le bout de la rue, habillée toute en rose je n’aurais pas eu plus de succès. Ils me regardent passer, sans un mot, sans un mouvement, et je ne saurai dire si c’est la curiosité, la bienveillance ou une certaine forme de méfiance envers l’élément étranger venant troubler leur entre-soi, qui prévalent. La communauté et la sécurité sont poussées à un telle point que la présence d’un inconnu n’est plus attendue, même surprenante. Alors que je dessine dans une autre rue, un son m’est familier, c’est celui que je peux entendre également dans le quartier populaire où je loge, le son du camion de gaz. Ce camion passe régulièrement au son d’une courte mélodie ‘Ay Gas’. Il vend des bouteilles de gaz à ceux qui ne sont pas reliés au réseau. A ma gauche, une vieille femme sort de son jardin et commence à remonter la pente. Je me posais la question de la vieillesse dans ce quartier où tout est pente et en escalier. Visiblement toute est une question de temps et il lui faudra cinq minutes pour effectuer les dix mètres de pente et ainsi rejoindre les voisines sur le pas de leurs portes à trente mètres de là. Çela lui a laissé tout le temps d’inspecter les fleurs et feuilles de ses arbres à travers la clôture. 172
mardi 2 juin 2015 14 heures Elle s’assoit en face de moi après avoir débarrasser les tables. Le téléphone sonne, c’est sa soeur en Allemagne, elle revient. Je comptais la laisser écrire pour ne pas éprouver mon mauvais turc mais elle semble réticente, je lui demande de prendre le stylo une fois, elle a des difficultés à écrire. Je le reprends donc et lis les questions à haute voix. Régulièrement, des clients rentrent et nous interrompons le questionnaire, le processus est difficile. Je n’ai pas non plus l’occasion de voir sa maison en prenant un commerçant, ce n’est peut être pas la meilleure solution. Elle répond à mes questions, l’une après l’autre, mais les explications restent obscures pour moi et j’ai du mal à cerner sa situation. Ainsi, quand je demande qui travaille chez elle, elle me répond son mari et son fils, ‘çalıșmıyorum’, elle ne travaille pas. Ca fait pourtant deux fois que je la vois tenir ce magasin, qui n’appartient ni à son mari, ni à son fils. Quand vient le moment de dessiner,
elle refuse et je ne sais pas comment lui expliquer que je n’attends rien de particulier, juste sa perception. Quand je lui demande où elle habite, encore une fois elle hésite. Elle finit par me donner un nom de rue, mais ne le trouve pas sur la carte, elle m’indique la direction et nous cherchons ensemble, puis me donne un autre nom de rue, qu’elle semble avoir trouvé sur la carte, et là c’est moi qui ne le vois pas écrit. L’entretien s’arrête là, je m’en vais et elle me raccompagne jusqu’à la porte. Je ne suis qu’à moitié satisfaite du déroulement et ça ne présage rien de bon pour la suite. En remontant dans les rues de Gülsuyu, je me présente à une autre femme, assise sur le trottoir mais elle refuse de répondre. Je continue mon chemin. Le quartier est alimenté par deux lignes de bus municipaux, les liant à Kadıköy en une heure trente et aux quartiers environnants de Esenkent et Gülensu. Dans Gülsuyu, ces bus n’ont que deux ou trois arrêts, en bordure de quartier, l’intérieur est desservi régulièrement au contraire par un réseau de dolmuș jusqu’à Maltepe, Esenkent, Kartal et la station de métro. L’échelle est réduite et les arrêts
fréquents, rendant le réseau plus adapté aux mouvements et rythmes du quartier. Dans le même système informel, j’aperçois de nombreux fourgons vendant leurs produits au bord de la chaussée. Des fruits, des légumes et autres pastèques mais aussi des vêtements et de la laine de mouton séchant au soleil. Je croise également nombre de petits ateliers, assez vastes pour deux personnes et deux tables, de bois, métallurgie, couture, tenus par des hommes et quelques enfants après l’école. Le quartier semble être un chantier constant et des stocks de matériaux ou sacs de gravats jalonnent les rues. Dans une de ces rues, une salle de jeux est désigné par les villes d’origine de ces utilisateurs, Samsun, Trabzon, Erzurun. Je leur demande si je peux les prendre en photo, ils me demandent pourquoi. Un enfant voit mon appareil photo et me lance un ‘polis mi ?’ (’tu es policier ?’). Les rues sont principalement pourvues de trottoirs, pourtant personne ne les emprunte, préférant l’asphalte régulier de la rue plutôt que les pavés de ciment déchaussés des trottoirs, à part pour s’asseoir. Il y a peu de voitures, moins d’une par maison, les enfants sont propriétaires de l’espace de la rue et les femmes des trottoirs, marches et jardins. Le reste
appartient aux hommes : les terrasses aménagées, les fronts de commerces et çay evi, les rares espaces publics et bancs municipaux.
mercredi 10 juin 2015 11 heures Aujourd’hui, je change de voie d’accès, le but : accéder à Gülensu, la deuxième colline, derrière Gülsuyu. Je prends le métro en direction de Kartal, jusque là, pas de grande différence ; je m’arrête une station avant, tamam. En sortant du métro, toujours au bord de l’autoroute, pourtant, rien n’est indiqué, rien qui ne m’intéresse ou ne me parle. Je choisis mon chemin en fonction de la topographie, plus ça grimpe mieux c’est. Et je marche, en plein soleil. Il n’y a qu’une femme devant moi et quelques camions de chantier. Elle s’arrête quelques fois, quand elle trouve de l’ombre, pour reprendre sa respiration, je la comprends, la pente fait savoir qu’elle a le pouvoir sur la ville. J’aperçois Gülensu, perché en haut de sa colline à moitié creusée. J’ai oublié la batterie de mon appareil photo, mon téléphone fera vaguement l’affaire aujourd’hui. A ma
droite, l’extrémité des rues de Gülsuyu. Je m’arrête quelques instants à l’ombre, au pied de la rue que je pense être la voie d’entrée de Gülensu. J’observe. Deux vieilles femmes et deux enfants commencent l’ascension, lentement. La plus âgée s’approche, me parle puis me demande de l’argent, les courses à la main. Un scooter descend, moteur éteint, il suffit de bons freins ! Deux femmes descendent, l’une s’arrête à l’ombre d’une maison, remet ses chaussures, l’autre sous un arbre, bloque la poussette et en profite pour se recoiffer. A mon tour de grimper, encore. Un homme est assis sur un banc, sa femme dans le jardin, de l’autre côté de la rue. Je me présente et lui demande s’il peut me consacrer quelques minutes pour répondre au questionnaire. Il accepte, me fait asseoir mais lit toutes les questions d’abord, me demandant pour quoi, pour qui. Je ré-explique et il se replonge dans les questions. Une jeune fille passe, il l’arrête, me présente et lui montre les papiers. Ils parlent quelques minutes et il refuse, ‘c’est trop d’informations’. Je lui demande pourquoi, lui parle de mon objectif, en turc ce n’est pas simple et mes explications ne sont pas claires, je lui assure ne pas 173
ANNEXES
travailler pour TOKI ou la municipalité. Je leur montre ma carte étudiante à leur demande et il accepte. Elle aussi se prête au jeu mais quand viennent les questions sur Gezi Park et les résistances du quartier, je les vois hésiter, se raviser. Elle me demande ce que ça a à voir avec l’architecture, il remplit les cases tout en me demandant pourquoi je les pose et tous deux écrivent qu’ils ne connaissant pas TOKI et n’ont jamais entendu parler de transformations urbaines ou de manifestations. Je ne peux pas certifier qu’ils mentent sur ces derniers points mais je peux assurer qu’ils connaissent TOKI, on en parlait quelques minutes auparavant. Affirmer ou même évoquer leur implication leur fait peur à 60 et 19 ans, et nous finissons l’entretien sur une note un peu plus froide que celle sur laquelle nous l’avons commencé. Cet épisode ne fait que confirmer l’actualité de ces thématiques et la domination de TOKI, et du gouvernement avec lui, sur ces quartiers, ces populations. Je continue mon tour du quartier, plus récent que Gülsuyu mais présentant les mêmes traits, les rues goudronnées d’où partent des centaines d’escaliers maigres et plus ou moins aménagés, les femmes et les enfants à chaque coin de 174
rues, les quelques bakkal (épiceries), seuls réminiscences de commerces, les slogans tagués sur chaque coin de mur. ‘Öcalan unutma. PKK’, ‘CEPHE’. Je marche sous les regards et les interjections des plus jeunes. Dans une société aussi traditionnelle, chaque mouvement que je fais me semble être un affront. J’ai envie de fumer mais je n’ose pas m’asseoir sur un bout de trottoir comme eux le feraient. Je redescends donc à l’entrée de Gülsuyu, vers des territoires plus connus, pour un thé et une cigarette. Finalement ici aussi, l’accès et l’appropriation de l’espace public se marchandise, en tout cas pour moi.
ill. 75, dessin rélaisé au crayon et à l’aquarelle, depuis les hauteurs de Gülsuyu
175
ANNEXES
_extraits
TÜRKELI Nalan une femme des gecekondu, journal Nalan Türkeli vit dans un gecekondu, celui de Kazım Karabekir en l’occurence, dans l’arrondissement d’Ümraniye, sur la rive anatolienne. A travers ces pages, écrites la nuit en cachette de son mari, elle témoigne des difficultés et injustices qui font la vie du gecekondu et essaie d’y donner sens. Son journal est publié en 1995 en Turquie, puis en France en 2000 et est également adapté en documentaire, sous la direction d’Evelyne Ragot en 1999. TÜRKELI Nalan, Une femme des gecekondu, journal, Paris, éditions du toit, 2000 176
2 mars 1994, Nous avons attendu ensemble, sous la pluie, l’arrivée de l’autobus. Ce n’est pas un grand autobus. Il est à peine plus grand qu’un minibus. Le maire d’Ümraniye l’a fait mettre en service juste quatre mois avant les élections, pour transporter les habitants des quartiers pauvres. En ce moment, plus personne ne s’élève contre la construction illicite de baraques de fortune. Quant aux agents municipaux, on ne les voit même plus. Seuls des convois électoraux passent très souvent. Les candidats nous promettent tellement de choses, à nous, les habitants de bidonvilles ! 8 mars 1994, La promesse de Tansu Çiller d’accorder aux habitants des bidonvilles les titres de propriété de leur maison a motivé tout le monde, aussi bien les riches que les pauvres. Chacun considère que tout ce qu’il pourra construire jusqu’aux élections du 27 mars sera acquis. A côté des arnaqueurs spécialisés dans la vente illicite de taudis, des hommes honnêtes ont aussi cédé à la tentation. Les promoteurs pullulent. Cela n’étonne personne que les candidats du Muhtar soient de la mafia immobilière, des promoteurs, des illettrés. Quelques mots bien dits, quelques affiches suffisent pour devenir candidat. Chez nous, à Kazım Karabekir, il y a plus de trente candidats et
pas un ne sait vraiment lire ni écrire. Je m’étonne qu’autant d’animaux abandonnés puissent vivre dans un monde où même les hommes n’ont pas leur place. 29 avril 1994, La mafia des terrains a profité du fait que la décharge était proche de la ville. Elle l’a couverte avec de la terre pour ensuite la vendre à ces paysans qui arrivent par flots de l’Anatolie, dans l’espoir de gagner leur vie à Istanbul. Et cette décharge est devenue leur cimetière. Les déchets, comprimés par manque d’air, s’étaient transformés en méthane. Même morts, nous n’avons pas de place sur les terres d’Istanbul. Qui sait comment nous finirons. 2 mai 1994, Tout vient de cette mafia des terrains. Pour gagner quelques sous, ces types ont vendus aux pauvres les rochers et les ravins qu’ils ont recouverts de terre. Pour le moment, il y a cinq maisons. Mais, bientôt, il y en aura vingt. J’ai beau expliquer à mes voisins que ces terres ne sont pas viables, personne ne m’écoute. La pluie et la neige vont faire d’immenses crevasses dans la terre, et les gens qui habitent dessus n’en savent rien. Plus tard, qui sera responsable de la catastrophe ?
5 octobre 1994, Aujourd’hui, notre quartier est en révolte. Peur, inquiétude, émotion. Rempli de policiers municipaux, de forces d’interventions et autres agents de l’Etat, notre bidonville vit une journée extrêmement mouvementée. On cherche des mesures pour empêcher les paysans d’émigrer vers Istanbul. Ce ne sont pas ces paysans qu’il faut accuser. L’Etat doit d’abord empêcher les mafieux d’exercer leurs trafics. Le pire coupable est celui qui ne fait pas respecter les lois. Tant que les autorités fermeront les yeux sur l’accaparement des terres de l’Etat, ces types vendront à ce peuple ignare mêmes les cimetières. Nous n’avons plus de respect dans ce pays, ni pour les vivants, ni pour les morts. 19 octobre 1994, Depuis une semaine, l’électricité va et vient. On dit que la société d’électricité punit les gens des gecekondu, qui lui piquent de l’électricité sans jamais payer. Cela fait longtemps que nous méritions cette punition. Le pire, c’est qu’ils coupent le courant le soir, juste à l’heure des nouvelles. Qu’est-ce qu’on peut faire, la civilisation se sauve et nous lui courons après ? 25 décembre 1994, Hier les femmes de notre quartier ont décidé d’aller voir le maire d’Ümraniye à propos de nos routes boueuses. Elles m’ont
demandé de les rejoindre, mais, par manque d’argent, je n’ai pas pu. J’ai été très heureuse de voir qu’elles avaient décidé de se battre pour leurs droits. Elles se réveillent, elles se réveillent. Je suis fière d’elles. Oyez, oyez, que ceux qui dorment se réveillent ! 17 juin 1995, Aujourd’hui je suis finalement apte à travailler. Mon fils Deniz et moi, nous ramassons du papier, du plastique et des boîtes d’aluminium. Un kilo de papier rapporte 5 000 lires, un kilo de matière plastique 25 000 lires. Avec Deniz, nous avons déjà ramassé plus de dix kilos et près de trois kilos de matière plastique. Pour demain, j’envisage de nous acheter à chacun une paire de gants. 22 juin 1995, Je disais que notre quartier s’améliorait, ce n’est pas le cas pour tout le monde bien sûr. Ils ont enfin installé les canalisations sur la grande route, mais pas dans notre rue. Au lieux de remplir nos poumons d’oxygène, nous les remplissons d’odeur d’égout. Nos eaux sont sales. Nous avons une forêt en face qui nous procure de l’oxygène. Mais tous les jours, ils la brûlent un peu plus pour construire des maisons.La semaine dernière, Dursun, le chacal immobilier, a divisé en parcelles le terrain qui est juste sous mon nez. Il a vendu le terrain de deux cent
mètres carrés 250 millions de lires. Après, je sais qu’ils vont vouloir mon terrain 7 juillet 1995, Dans ce pays, tout est aux mains de la mafia. Est-ce qu’il y a aussi une mafia pour les excréments humains ? Encore ce soir, un type qui ramasse des papiers comme moi m’a empêché de ramasser ceux du marché prétextant que cet endroit lui appartenait. Je suis partie avec mes papiers, les nerfs à bout. 19 juillet 1995, Aujourd’hui, il y a à nouveau des évènements dans notre quartier ; c’est plein de policiers, de gendarmes et de cameramen. Trois hommes de la mairie qui prenaient des mesures pour la construction de la route ont été blessé par balle par les hommes de Chakir le Kurde. Notre quartier a dépassé le Texas, mais on n’a toujours pas un shérif pour mater la mafia. 26 juillet 1995, Aujourd’hui trois des villas de Chakir le Kurde ont été démolies par les autorités. Un peu de terrain qui appartient à l’Etat, volé par la mafia, a été ainsi récupéré. J’espère que cela donnera une leçon aux chefs de la mafia.Je pense que l’Etat devrait saisir toutes ces terres sur lesquelles on a construit sans permis, et revendre par adjudication en gardant mafia en dehors de tout ça. 177
ANNEXES
_extraits
TEKIN Latife contes de la montagne d’ordures Latife Kefin est née en 1957 dans un village anatolien, en Turquie. Elle est une de ces ‘émigrés de l’intérieur’ comme elle les appelle et commence à écrire après le Coup d’Etat de 1980. “J’appartiens à une génération qui s’est trouvée jetée en plein combat politique à peine sortie de l’enfance.” Dans cette oeuvre, elle met en scène un gecekondu et ses habitants, dans leurs luttes et leurs vies quotidiennes. Ce gecekondu, c’est celui de Gültepe, dans l’arrondissement de Küçükçekmece, sur la rie occidental. Ce texte, inspiré par les expériences vécues de l’auteure, est narré à la façon d’un conte, où le fantastique se frotte à la réalité et où les souffrances et douleurs s’en trouvent âtre atténuées. TEKIN Latife, Berdji Kristine ou Contes de la montagne d’ordure, Paris, éditions du stock, 1995 178
_activité informelle “Pendant tout ce temps, d’énormes poubelles en tôle continuèrent à décharger les ordures. Avec l’arrivée des chaleurs, les mouettes délaissèrent les déchets. Au milieu de leurs jacassements, de nouvelles buttes s’élevèrent autour des anciennes qui étaient déjà triées. Les quartiers et les baraques se les partagèrent dans le plus grand tumulte. Au petit matin, les gens emmenaient les enfants sur les buttes et ne rentraient qu’au coucher du soleil. Les plastiques, les morceaux de fer, les bouteilles et les papiers ramassés furent vendus aux ateliers environnants.” _bureaucratie “Plus tard, l’épicier aborda les habitants du Mont aux Fleurs avec, dans ses mains, les plans d’habitation du quartier. Il inventa un mot inconnu au Mont aux Fleurs, le mot “bureaucratie”. Il annonça qu’une fois maire du Mont aux Fleurs, il entrerait dans la bureaucratie. Il parla du parti et du drapeau pour, finalement, dire qu’il allait distribuer des titres de propriété dans tout le quartier.
Il parla des robinets jaunes qui étincelleraient dans les baraques. Il affirma que le Mont aux Fleurs serait inondé de lumière. Il promit que les baraques seraient submergées de câbles électriques. Il secoua tout le quartier avec ses discours sur la bureaucratie et ses plans d’habitation dessinés sur du papier mauve qu’il tenait à la main.” _consumérisme “Les habitants du Mont aux Fleurs se fâchèrent ouvertement contre lui (un autre habitant, ndlr) quand il se mit à se faire mousser en déclarant que tout le monde pouvait mettre ce qu’il voulait dans son réfrigérateur. Quant à sa femme qui se pavanait ouvertement en racontant qu’ils avaient plein d’argent à la banque grâce au Maire des Ordures, elle paracheva la rupture. Les habitants du Mont aux Fleurs allèrent chacun acheter un réfrigérateur au même endroit que leur voisin et le rapportèrent chez eux. Après avoir installé leur réfrigérateur contre le mur de la baraque, ils se rendirent à la banque. La joie inonda le visage des gens lorsqu’ils eurent leurs livrets en poche. Après les clapotis de la
joie, une course à l’achat fut lancée dans le quartier. Dès qu’un nouvel objet était aperçu chez l’un, tous les autres couraient sur-le-champ acheter le même. Les marchands du quartier ne tardèrent pas à repérer la tendance. L’un d’eux réussit à vendre un service à liqueurs à toutes les femmes du quartier. A un autre, elles achetèrent toutes des rideaux de tulle rouge.” _démolitions “Tandis que Sini Erol “faisait chaud” dans sa boutique, comme on disait dans les baraques, le Mont aux Fleurs fut secoué par une nouvelle qui menaça le bonheur de sa boutique et de l’ensemble du quartier. On apprit que le gouvernement ferait démolir toutes les baraques de la montagne d’ordures au terme d’un délai de trente jours. Suivi du Conseil des Vieux, le Maire des Ordures se mit en route pour se rendre au bâtiment de la mairie. Mais avant qu’il n’arrive au Chemin Culotté, les habitants avaient formé une autre délégation de trois hommes, chargée de trouver un terrain propice pour la construction de nouvelles baraques sur les collines
reculées de la ville. Après avoir inspecté les recoins du faubourg, la délégation trouva une colline surmontée d’un vaste tertre qui surplombait la mer bleue et scintillante à travers une pinède. (…) En apprenant que les habitants du Mont aux Fleurs étaient en train d’arpenter et de creuser le tertre d’une colline surplombant la mer bleue et scintillante, le Gouvernement renonça à démolir leur quartier. Il leur envoya des papiers pour les informer que l’endroit où ils avaient bâti leurs baraques appartenait à une Fondation machin-chose et ils les invita à payer soixante-dix mille livres de taxe d’occupation. Le gouvernement déclara aussi que ceux qui auraient acquitté la taxe pourraient continuer à y habiter à condition de payer un loyer annuel à cette Fondation.”
ne sait comment il tourna sa langue, mais la phrase “C’est Atatürk qui nous a légué ce quartier” lui échappa de la bouche et alla s’écraser contre le mur de la mairie. A force de concentrer toutes ses forces sur sa langue, il eut le visage trempé de sueur. Tout en s’essuyant de la main gauche, il leva la main droite et jura que le Mont aux Fleurs n’appartiendrait jamais à personne. Emu par les cris, il s’emporta de plus en plus. Il se laissa à dire qu’il planterait dans voussavez-quoi dans le trou de la Fondation et il en fut longuement acclamé. Alors, il continua à parler à coeur ouvert, sans retenue. Il se mit à pousser juron sur juron. Les gendarmes qui essayaient de disperser la foule furent obligés de tirer en l’air.”
_politisation “Enflammé par le quartier, Mustafa Crêterose, qui était ouvrier du Mont aux Fleurs-Industrie dans un atelier de production de pompons pour fauteuils, prononça un discours devant la mairie qu’il entama en disant : “Ô Atatürk, homme que j’adore!” (…) Personne 179
entre transformations urbaines et luttes populaires, les gecekondus d’Istanbul
ill. 76, vue depuis les hauteurs de Gülensu, en direction de l’Ouest et du centre d’Istanbul
Alors qu’Istanbul s’impose peu à peu en tant que mégapole globalisée, les autorités publiques tentent d’éradiquer la notion d’informel en son sein. Pour cette raison, les gecekondu, c’est-à-dire les quartiers autoplanifiés et autoconstruits de la ville, sont les premiers touchés, car cadrant mal avec le reflet d’une ville moderne dont elle tente de se parer. Ce tissu urbain particulier fait l’objet de modifications profondes, visant à normaliser sa typologie et son habitat, mais également à régulariser sa société et ses modes de vie. Ce phénomène prend
place via des projets de transformation urbaine, appliqués sur les quartiers de gecekondu, les uns après les autres.
maintenant à s’organiser et à se solidifier en réseaux de solidarité entre les gecekondu à travers la ville.
Les quartiers de Gülsuyu et Gülensu, qui font l’objet de ce travail, sont au coeur de ce plan de régénération de la ville sur elle-même. S’opposant à ce projet, les habitants revendiquent depuis 2004 leur droit de participation à la conception du projet restructurant et, surtout, leur droit d’être part à la ville, dont les autorités, la société turque, aspirent à les exclure. Ces résistances populaires, qui ont été spontanées dans un premier temps, tendent
Ces luttes de territoires en marge font dans un même temps écho aux mouvements sociaux qui agitent le centre d’Istanbul et des villes du monde entier. L’espace urbain est maintenant la scène principale des contestations politiques et sociales, en tant que cadre physique, cause et objets des revendications populaires. mots-clés : résistances, transformations, Istanbul, bidonville, quartiers spontanés