L'art et le jeu vidéo

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raphael bazzo btsa11 2010-2011

les ĂŠditions Gueule de Bois


SOMMAIRE Introduction - p2

I L’art et le jeu vidéo : définitions - p3 Définition de l’art Définition du jeu vidéo

II Le rôle de l’observation et de l’interaction dans l’art et le jeu vidéo - p4 Observation et interaction dans l’art Opposition nuançable des deux concepts Le jeu comme narration interactive Le jeu d’observation ou son alternative Analyse d’oeuvre : Flower, du studio Thatgamecompany, 2009 - p6

III Rapport à la sphère esthétique et à la sphère émotive - p7 L’esthétisme dans le jeu vidéo L’émotion dans le jeu vidéo Conclusion - p9

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introduction

Pacman, de Toru Iwatani pour Namco, 1980

L

e début de l’histoire du jeu vidéo est relativement flou compte tenu du fait que la notion même de jeu vidéo n’est pas précisément cadrée et constitue l’objet de débats entre spécialistes. Selon les définitions, son histoire peut commencer aux alentours de 1950 avec l’idée de Ralph Baer de trouver une alternative à l’utilisation passive de la télévision. Ou bien en 1958 avec Tennis for Two, tout premier jeu vidéo créé dans un laboratoire de recherche atomique à partir d’un ordinateur analogique couplé à un oscilloscope, mais dont le but était d’amuser les physiciens pendant les pauses café et non d’être destiné au grand public. Ou encore en 1962 avec Spacewar, qui est la date la plus communément admise. Pong quant à lui est le premier jeu dont le gameplay a été suffisamment accrocheur et addictif pour lui faire connaître le succès auprès du grand public, en 1972. Si Pong n’a pas inventé le jeu vidéo, il a donné le coup d’envoi à l’industrie vidéoludique. Celle-ci connaît une croissance explosive et fébrile aux États-Unis jusqu’en 1983 où elle subit un krach qui la fait migrer vers le Japon. C’est là qu’elle voit sa renaissance, notamment grâce à la NES de Nintendo et au jeu Super Mario Bros en 1985 qui inaugure une nouvelle philosophie dans la conception des jeux vidéo : plus riches et ouverts à tous les publics. Depuis lors le jeu vidéo n’a cessé d’évoluer, tant par son aspect graphique, son utilisation, le public qu’il touche, ou encore sa finalité en tant qu’objet. C’est un domaine qui s’inspire, depuis sa création, des codes et modes de fonctionnement des domaines reconnus comme artistiques (la peinture, la musique, la littérature, le cinéma...) afin de les réinterpréter. C’est donc bien un domaine multi-média. Cependant, pour beaucoup, une question se pose afin de définir l’importance de cet objet au sein de la société contemporaine : Le jeu vidéo peut-il être considéré comme de l’art ? Quelle est alors sa place au sein de la société ? La première étape pour y répondre est nécessairement de définir l’art, ainsi que le jeu vidéo. Il faudra ensuite étudier notre rapport à l’art établi en tant que tel, notre rapport au jeu vidéo, ainsi que les liens qui peuvent se faire entre les deux.

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art. et. jeu.vidéo définitions L Définition de l’art

’art est une création humaine, matérielle ou non, définie comme tel par une même société, un même groupe socioculturel, ou bien un individu unique communément appelé « artiste ». La définition de l’art ne peut être que personnelle et subjective. Elle varie donc en fonction de l’époque et de la société dans lesquelles vit le sujet qui la définit. De là découle une définition de l’art en constante expansion, et paradoxalement, une définition indéfinissable. Peut-être que le point commun à cette multitude de définitions est que, par delà même les cultures, celles-ci sont insaisissables. Autrement dit, l’impossibilité même de définir l’art est le dénominateur commun à toutes ses définitions, quel que soit l’époque, le lieu, où le groupe socioculturel. Vous vous direz alors légitimement que la définition personnelle que j’ai donnée en début de texte est en contradiction avec ce qui la suit. Elle appuie, au contraire, le fait que chaque sujet ou groupe de sujets peut avoir sa propre définition. Ma définition personnelle de l’art est en réalité l’exemple qui illustre

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Marcel Duchamp et Eve Babitz par Julian Wasser, 1963

ce que j’estime être la définition commune à toutes : le fait qu’il n’y en a aucune. En ce sens, l’art échappe au caractère fasciste de la définition. Définition du jeu vidéo Le jeu vidéo est une activité de loisir basée sur des périphériques informatiques permettant d’interagir dans un environnement virtuel soumis à un ensemble de règles prédéfinies. C’est donc par là un jeu auquel on ajoute un médium utilitaire aux capacités théoriquement infinies, et empiriquement en constante

extension. Le jeu vidéo a pour finalité de procurer un plaisir plus ou moins instantané à son utilisateur. Pour y parvenir il doit lui-même jouer avec la réactivité du joueur. Le plaisir passe alors par des émotions diverses comme la joie ou la tristesse, mais aussi par des émotions plus complexes comme la peur, la compassion, voire la culpabilité. Comme pour tout domaine, artistique ou non, on peut affirmer qu’il y a de bons jeux et de mauvais jeux. Pour Frédérick Raynal, pionnier du jeu vidéo et consultant auprès d’Ubisoft, « l’âme


d’un jeu est constituée de tous les morceaux d’eux-mêmes qu’y ont mis ceux qui ont travaillé dessus. Quand chacun ajoute ce petit rien qui fait toute la différence, là, le jeu peut devenir un grand jeu. » La qualité d’un jeu vidéo est-elle cependant suffisante ou nécessaire pour considérer celui-ci comme un objet d’art ? Nous pouvons également rapprocher le jeu de certains domaines communément déclarés comme étant artistiques. Pour Olivier Séguret, critique cinéma et jeux vidéo au quotidien Libération, « le jeu vidéo, qui a tant de points communs avec le cinéma, tant de rapports objectifs, techniques, aussi bien dans les termes utilisés que dans la nomenclature des professions, a forcément un rapport critique et artistique avec le septième art. » Milad Doueihi, historien des

idées et spécialiste de la question des avatars et des mondes virtuels, rapproche l’utilité du jeu vidéo à celui du roman. « À ses débuts, le roman a en effet été critiqué car il permettait aux lecteurs de se laisser aller dans un monde virtuel et imaginaire. Les mondes virtuels qui existent aujourd’hui sont une forme d’accentuation de la lecture ; Le lecteur n’y est plus passif, il est presque auteur. » Pour ma part, je pense que ces rapprochements, bien que très intéressants et révélateurs de la marginalisation que subit le jeu vidéo hors de la sphère intellectuelle, ne permettent en aucun cas de définir celui-ci comme un art à part entière. Il faudrait pour cela que des critères précis existent et soient communs à chacun des domaines artistiques. L’art ne peut être art que par lui-même, et non par rap-

port à un second. Comparer le jeu aux domaines artistiques reconnus reviendrait donc à remettre en cause l’art en tant que notion indéfinissable, et, par extension, en tant que fin en soi. Nous tenterons tout de même d’analyser deux notions importantes et communes à l’art établi et au jeu vidéo : l’observation et l’interaction.

observation et.interaction L Observation et interaction dans l’art ’observation est l’action de suivre avec attention un phénomène, une action, un objet ou autre sujet. Elle est passive car il n’y a pas de volonté d’intervention de la part de l’observateur. L’observation implique l’idée d’analyse et de problématisation du sujet. Observer une œuvre

d’art, matérielle ou non, signifie donc que l’observateur va se poser un certain nombre de questions. Ces questions sont soulevées par l’œuvre même et non par l’artiste, en ce sens qu’elles forment le fragment d’une infinité de questions existant en puissance indépendamment de l’artiste.

Une interaction est une action ou influence réciproque pouvant s’établir entre deux sujets. Elle suppose donc une entrée en contact suivie d’un effet. Une œuvre d’art interactive nous invite donc à dialoguer avec elle. Sa capacité problématisante se trouve enrichie par ce dialogue.

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Le fait de se rendre actif face à l’œuvre permet de se définir comme un acteur de l’œuvre et de contribuer à son élaboration finale. Opposition nuançable des deux concepts Il est cependant important de nuancer l’opposition observation / interaction. L’interaction n’est, en quelque sorte, qu’une observation multipliable. De ce fait, nous pouvons légitimement supposer l’implication du dialogue dans la relation observateur / sujet d’observation aussi bien que dans une relation d’interaction. Malgré l’uniformité notoire d’une œuvre d’observation, le rapport dialectique entre l’œuvre problématisante et l’observateur peut très bien être considéré comme un dialogue constant nourrit par une suite de questions et d’observations. De plus, l’observation est une interaction théorique, en ce sens que l’action est réciproque mais l’œuvre même ne change progressivement qu’à travers l’observateur et l’analyse que ce dernier construit au fil des interrogations. Le jeu comme narration interactive « Le jeu vidéo est une des seules formes d’expression où le joueur peut devenir acteur ou co-scénariste de l’expérience », déclare David Cage, créateur de jeux vidéo et fondateur du studio Quantic Dream, lors d’une interview donnée à gameblog.fr le 17 mars 2010.(1) Il y souligne le caractère « théoriquement contradictoire » du concept de narration interactive,

justifié par son aspect traditionnellement linéaire. Dans le jeu, la narration est une arborescence : chaque choix se trouvant à portée du joueur ouvre la voie à un scenario, laissant lui aussi le choix entre plusieurs scenarii, et ainsi de suite. David Cage propose le « scenario élastique », avec des jeux comme Fahrenheit, puis Heavy Rain : « On a une colonne vertébrale qui est l’histoire mais celle-ci est élastique. Le joueur, en fonction de ses actions, va pouvoir étirer cet élastique, le rendre plus ou moins court plus ou moins long, mais aussi le déformer. Par contre l’élastique conservera son début, son milieu et sa fin. Ça devient intéressant car ça permet d’abord de maîtriser ce qu’on fait. On n’est plus dans un arbre exponentiel. Ensuite ça devient intéressant quand on considère des parties de scène comme un élastique, les scènes, et l’histoire complète. On obtient une narration complexe mais qui reste maîtrisable et contrôlable. » Bien que la narration interactive reste plus ou moins prédéfinie dans le jeu vidéo, son terrain est toujours en début d’exploration pour les créateurs, notamment du coté de la narration interactive multi-joueurs. Cependant, narration et interaction ne sont pas nécessairement indissociable dans le jeu vidéo. Le jeu d’observation ou son alternative Si l’on considère l’interaction du joueur comme condition nécessaire du jeu vidéo, alors le jeu d’observation pure ne peut exister. Néanmoins, certains jeux peuvent s’émanciper du caractère fictif et

exclusivement divertissant du jeu par un contenu alternatif politique ou poétique. La place de l’art contemporain dans l’imaginaire collectif nous pousserait alors à définir ces jeux alternatifs comme plus proches des problématiques de l’art contemporain. Douglas Edric Stanley, artiste et professeur d’arts numériques à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, répond à la question « Quelle est la place du jeu vidéo dans l’art contemporain ? » lors d’une interview donnée à Museo Games le 20 juin 2010 : « Le milieu du jeu vidéo ne devrait pas chercher de reconnaissance auprès des musées d’art contemporain. Quand on fait des jeux, on est dans l’espace ludique ; c’est à partir de cet espace que l’on devrait explorer des questions fondamentales posées par les artistes. Les jeux alternatifs et les jeux d’auteurs permettent aux jeux vidéo de traiter certaines questions difficiles, conceptuelles, et pourquoi pas métaphysiques. » Certains jeux laissent donc le joueur libre de toute interrogation, au même titre qu’une œuvre d’art reconnue comme telle. Nous pouvons citer le jeu Flower, créé par Jenova Chen, qui met en scène des pétales de fleurs portées par le vent. Le joueur contrôle tout simplement le vent. La portée poétique du jeu rend accessoire le scénario, et la simplicité d’éléments comme le vent et les fleurs ouvre de multiple portes de réflexion. Gonzalo Frasca, game designer uruguayen et auteur de jeux politiques, parle de ce genre alternatif lors d’une interview donnée à Museo Games le 20 juin 2010. « Le se-

(1) http://www.gameblog.fr/podcast_137_podcast-134-narration-et-jeu-video-avec-david-cage-et-eric-v

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rious game [ jeu sérieux] apparait à la fin du XIXe siècle en Angleterre, où les femmes qui militaient pour le droit de vote utilisaient des jeux de cartes ou de table pour simuler leur condition et financer leur lutte politique. Aujourd’hui, l’utilisation du jeu lors des campagnes présidentielles, par exemple, est la continuation de cet effort. Les jeux sont une façon intellectuellement riche d’aborder des problèmes complexes. Les techniques sont aujourd’hui différentes, mais complémentaires, de la même façon que les conventions du cinéma politique du début du XXe siècle ont été transposées à Hollywood. Les jeux vidéo traditionnels ont à apprendre des jeux politiques, et vice versa. »

Flower, de Jenova Chen pour thatgamecompany, 2009

analyse:flower F lower n'est pas un jeu comme les autres. Loin du vacarme des beat'em all(1), des GTA ou autres défouloires, il vous invite à faire une petite pause contemplative. Ici aucune indication ne vient surcharger votre écran, vous vous contentez d’incarner le vent et de souffler sur un pétale pour que celui-ci s'envole. Il fera éclore toutes les fleurs à proximité desquelles il passera et un nouveau pétale viendra alors le rejoindre dans sa balade. Vous finirez ainsi par diriger une lon-

gue farandole multicolore s'étirant gracieusement dans les airs. Un concept original et peu étonnant de la part des créateurs de Flower. Alors qu'ils étaient encore à la faculté, les membres de thatgamecompany développent Cloud, un jeu onirique dont le but est de regrouper des nuages. L'interface de Flower est des plus épurées, vous n'avez droit qu'à quelques indications au début de votre partie pour vous inciter à remuer votre manette. Il suffit ici de pencher la manette vers l'avant

pour effectuer un plongeon, ou vers la droite ou la gauche pour tourner. Les sticks et les boutons vous permettent de souffler une petite brise sur le pétale et ainsi de lui faire prendre de la vitesse. Les contrôles sont incroyablement intuitifs et il vous suffit de quelques secondes pour prendre plaisir à virevolter de fleur en fleur. Vous ne dirigez pas le pétale à proprement parler mais le courant d’air qui le soutient. La bande-son du jeu est incroyablement riche et subtile : rasez le sol et les brins d'herbe

(1) Jeu de combat dans lequel le personnage doit affronter une multitude d’ennemis à mesure qu’il progresse dans les niveaux.

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bruissent sur votre passage, montez dans les airs et le vent vient gronder dans vos oreilles. Ajoutez à cela des musiques qui collent parfaitement aux environnements explorés et vous obtenez une ambiance sonore très hippie, mais de toute beauté. Le tableau ne serait pas complet sans un dernier détail qui a toute son importance : chaque fleur émet une note de musique au moment où vous la faites éclore… La construction de Flower est finalement très classique : vous débloquez petit à petit des niveaux qui vous mènent d'une campagne bucolique vers des lieux beaucoup plus chaotiques. L'ensemble

de l'aventure est extrêmement court : en prenant son temps, trois heures suffisent à en voir le bout. Mais cette durée de vie est à relativiser car il s'agit davantage d'une expérience poétique que d'un jeu à proprement parler. Mais ces quelques heures vous réservent des émotions intenses. Selon ses concepteurs, le but de Flower est non seulement de faire fleurir un univers fictif caché quelque part dans votre console, mais aussi d'éveiller en vous une petite étincelle histoire que vous ne regardiez plus le monde de la même façon. N’est-ce pas là une finalité à l’échelle de l’art ?

Quelques sites, photos, vidéos… Trailer du jeu Le journal des développeurs Test du jeu Diaporama photos thatgamecompany

esthétisme et emotion L L’esthétisme dans le jeu vidéo a valeur esthétique du jeu vidéo est bien souvent réduite au réalisme visuel, ainsi considérée comme critère primordial de qualité et vecteur d’émotions par beaucoup de joueurs ou de critiques. David Cage répond à cela dans une interview à Museo Games le 20 juin 2010 : « Le réalisme n’est pas une condition essentielle pour provoquer de l’émotion, mais plutôt le moyen que les créateurs emploient, en copiant la réalité pour comprendre comment l’émotion passe à travers des êtres réels. C’est un

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choix artistique mais pas une fin en soi. » Frédérick Raynal répond à son tour : « Le dénominateur commun est l’humain : le nombre de couleurs que peut voir l’œil est limité. Le moment est donc proche où l’on recréera tellement facilement la réalité que cela n’aura plus aucun intérêt. On commencera alors à représenter de manière très crédible des environnements qui n’existent pas. » La technique, par son attachement presque parasite au jeu vidéo, prend trop souvent le pas sur son contenu. A l’instar de la peinture

ou de la sculpture, le jeu vidéo souffre aujourd’hui d’une mythification de la valeur esthétique. Le réalisme graphique n’est qu’un moyen parmi beaucoup d’autres pour véhiculer des émotions au joueur. De plus, le caractère subjectif du beau rend obsolète la question même de son implication dans ce qui fait art ou non. Si l’on considère le beau comme une valeur uniquement esthétique et visuelle, celui-ci ne peut être le dénominateur commun à l’ensemble des domaines artistiques.


Heavy Rain, par David Cage pour Quantic Dream, 2010

L’émotion dans le jeu vidéo En février 2010, le magazine Standard réalisait un dossier sur le jeu vidéo comme nouvelle forme d’expression artistique. À cette occasion, on demanda à Eric Viennot et Margherita Balzerani de répondre à une série de questions sur le sujet. Eric Viennot est le co-fondateur et directeur de création du studio Lexis Numérique. Il est le créateur des Aventures de l’oncle Ernest, une célèbre collection de jeux pour enfants, et également l’auteur d’In Memoriam, premier thriller interactif à la convergence du jeu vidéo, d’Internet et du cinéma. Margherita Balzerani est curateur et critique d’art, spécialisée dans le détournement esthétique des jeux vidéo et des mondes virtuels dans l’art contemporain. Après avoir travaillé plusieurs années au sein du Département de l’Action Culturelle du Palais de Tokyo, elle s’est spécialisée dans les jeux vidéo et les mondes virtuels. À ce titre elle a été Directrice Artistique du Reality Festival 2008, premier festival international d’art spécialement dédié aux réalités virtuelles, puis de l’ATOPIC Festival 2009. Depuis octobre 2009, elle est responsable du cours « art et outils numériques » à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris. L’intégralité de l’interview est disponible sur le blog d’Eric Viennot.(1) L’œuvre d’art est liée aux émotions qu’elle suscite chez le public. Où en est le jeu vidéo ? Margherita Balzerani : L’œuvre d’art est ce rendez-vous inattendu que l’artiste crée pour nous donner à voir l’invisible. J’ai décidé de m’occuper du jeu vidéo en tant que commissaire d’exposition et critique d’art après avoir joué à Ico. Lorsque j’ai senti le cœur de la jeune fille battre par les vibrations de la manette, j’en ai pleuré. Je percevais pour la première fois, face à un jeu vidéo, ce même sentiment éprouvé auparavant en étant étudiante dans les musées face aux œuvres de Füssli, Caravage, Friedrich, Boch, ce sentiment proche du spleen ou de la mélancolie. Le terrain du jeu comme expérience esthétique, proche des troubles du voyageur, ces expériences que Stendhal avait vécu jusqu’au vertige, lors de son voyage en Italie. J’ai eu alors envie de partager cette même émotion avec le public. Eric Viennot : Pour que les émotions passent, il faut oublier la technique. Fumito Ueda mais aussi Jenova Chen réussissent par exemple à faire passer les prouesses technologiques au second plan, pour mettre en lumière la narration, la poésie et l’émotion. Les jeux vidéo ont de supers atouts pour faire passer des émotions : l’immersion en est un qui me parait évident. Quand on incarne pendant plus de trente heures un personnage, l’empathie qu’on peut ressentir pour lui n’est pas la même que celle qu’on peut avoir pour le héros d’un film.

(1) http://ericviennot.blogs.liberation.fr/ericviennot/2010/03/dixi%C3%A8me-art-.html

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Une seconde doxa voudrait que l’on considère l’émotion comme vecteur de l’expérience artistique. Il est en effet difficile d’imaginer l’art sans l’émotion qui l’accompagne, si l’on considère qu’une œuvre ne peut exister sans observateur enclin à l’émotion. Dans le jeu vidéo, l’émotion du joueur est essentielle à son plaisir. David Cage est un créateur de jeu vidéo qui travaille beaucoup sur les différents types d’émotions provoqués par le jeu. Dans Heavy Rain, il a voulu placer l’émotion du joueur au centre de l’expérience, car « il est essentiel que, lorsque l’on joue, on ressente quelque chose, et pas seulement de l’adrénaline. C’est ce qui fait la différence entre une œuvre d’art et un jouet. », confitil à Museo Games le 20 juin 2010. L’émotion serait donc essentielle

dans la définition du jeu vidéo en tant qu’œuvre d’art, au delà du jouet et du plaisir immédiat qu’il procure. Cependant, comme tout média ayant pour but de contrôler plus ou moins nos émotions, ou plus précisément de provoquer des émotions prédéfinies, le jeu vidéo est souvent considéré comme dangereux. Stéphane Natkin, directeur de l’Ecole nationale du jeu et des médias interactifs numériques (ENJMIN) et professeur au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), en explique les raisons : « Comme tout ce qu’on ne comprend pas vraiment, les jeux vidéo sont le mal absolu… Mais ce n’est ni la violence, ni l’accoutumance qui sont dangereuses. Le vrai risque, c’est la manipulation psychologique des joueurs. Comme tous les médias, il est important d’en

apprendre les codes pour rester maître du jeu. » David Cage, Eric Viennot et Stéphane Natkin animèrent tous les trois la conférence « Les jeux vidéo jouent de nos émotions » au musée des Arts et Métiers le 30 septembre 2010, dans le cadre de l’exposition Museo Games. Pour une analyse plus approfondie de la place des émotions dans le jeu vidéo, je vous propose de visionner ladite conférence via le site web du Cnam.(1) En définitive, je pense que la valeur esthétique et la valeur émotive d’une œuvre sont moins une fin en soi qu’un vecteur de l’expérience artistique. L’art n’a ni besoin du beau, ni besoin de l’émotion d’un tiers pour exister en tant que tel. Ainsi l’émotion de l’artiste pourrait suffire à faire art.

conclusion L a question initiale était : Le jeu vidéo peut-il être considéré comme de l’art ? Elle prend en compte la multiplicité et la subjectivité des réponses possibles. Quel que soit votre avis ou le mien, la réponse sera oui car c’est purement une possibilité. Cependant, nous pouvons élargir la problématique par diverses formulations. Le jeu vidéo est-il de l’art ? La considération du jeu vidéo comme de l’art dépend incontestablement de la définition donnée à l’art. Il n’y a donc aucune réponse exacte et définitive à cette question. Le jeu vidéo est-il un art ? Cette question revient à placer, comme dans l’interview d’Eric Viennot et Margherita

Balzerani, le jeu vidéo comme 10e art. Cela signifie donc établir un certain nombre de critères qui permettent de définir si une discipline peut entrer au « Panthéon des arts ». L’art n’échapperait donc pas au système réducteur de la définition et de la catégorisation. Ce n’est pas mon avis. Ma vision duchampienne de l’art me pousse à affirmer que ce « statut » n’est soumis à aucune loi l’empêchant d’être attribué : J’affirme, donc c’en est. Ceci implique donc une désinstitutionnalisation de l’art, passant notamment par une scission œuvre/musée. L’œuvre d’art est, dans notre société occidentale contemporaine, élevée au rang

(1) http://www.cnam.fr/mediascnam/Conferences/2010/100930_ JeuxVideo_Emotions.html

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de statut honorifique, supérieur, presque surhumain. Elle doit donc également être démythifiée afin d’être dissociée de ce lexique de la hiérarchie et de l’élitisme. Cependant, je ne définis pas le jeu vidéo comme un 10e art car ce serait aller à l’encontre de l’essence de l’art que de cantonner un domaine artistique, quel qu’il soit, à des critères objectifs. En définitive, le jeu vidéo peut être considéré comme de l’art, non par des critères caractéristiques, mais par sa faculté à être une fin en soi. Je conclus en précisant que ce travail, bien que très théorique, a pour vocation première d’être matière à débattre.



Le silence, c’est la meilleure production qu’on puisse faire, parce qu’il se propage : on ne le signe pas et tout le monde en profite. Marcel Duchamp

les éditions Gueule de Bois


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