A quoi bon ?

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Christine Motti

A quoi bon ? Nouvelles

Cette œuvre est hébergée sur le site d’Alexandrie à l’adresse http://alexandrie.online.fr Toute reproduction ou diffusion est interdite sans l’accord de son auteur Date de dépôt : 05 juin 2006


A quoi bon ?

La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Le grand méchant look Petite fille, on craint le grand méchant loup, d’abord celui des contes de l’enfance, puis cet homme sans visage qui veut vous kidnapper et vous conduire loin de chez vous pour assouvir des desseins pervers… — Alors, comme ça, tu fais stop pour aller au lycée ? — Ben… Aujourd’hui, j’ai loupé mon bus, c’est pour ça que je me suis décidée à faire du stop… — On ne t’a jamais dit que c’était dangereux ? — Si… On me l’a dit… — Et si on faisait un petit tour en forêt au lieu d’aller au lycée ? Sueur glacée, tremblements de tout le corps, mes mains agrippent la poignée, je suis prête à me jeter hors de la voiture, hélas la portière est verrouillée de l’intérieur. — Je vous en prie, laissez-moi descendre ! Pas de réponse, l’homme accélère, tendu, un demisourire aux lèvres. Sa main droite agrippe mon genou, je hurle… — Vous faites une mauvaise affaire ! J’ai mes règles… Brusque coup de frein, la voiture s’arrête, l’homme déverrouille la portière, se penche au dessus de moi pour ouvrir de mon côté et me pousse dehors. Je m’affale sur le trottoir. Les nerfs me lâchent et je pleure. Je cours jusqu’à l’abribus et me réfugie dessous. http://alexandrie.online.fr

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A partir de ce jour, j’opte pour le grand méchant look. Les jupes courtes, le maquillage, terminé. Week-end à Amsterdam, marché aux puces, grandes chemises de grand-père informes, cheveux courts et teint brouillé. Plus question de prendre des risques. Je ne veux plus exhiber ma féminité et je me sens rassurée par mon apparence asexuée. Après le grand méchant look, vient le grand méchant doute aux multiples visages. Premier emploi en extra, premier stress… Qu’attend-on réellement de moi ? Pourquoi me parle-t-il mal, celui-là ? Et elle, pourquoi me regarde-t-elle de travers ? Et toutes ces tâches subalternes, suis-je vraiment censée les accepter ? Je passe mes weekends dans un drugstore parisien à vendre tantôt des cigarettes, tantôt des jouets, tantôt des livres. Quel que soit le rayon auquel je suis affectée, je vis les mêmes tourments : rester debout, dire bonjour, sourire, servir, dire au revoir, déjeuner en trente minutes dans un sous-sol malodorant, écouter les plaintes des collègues. Quand vient le soir, je suis épuisée, je n’ai plus envie de rien. Un jour, je surprends une conversation qui se tient dans la réserve. — Tu es quand même un peu dur avec la petite… — Dur, moi ? Elle a ce qu’elle mérite, ni plus, ni moins. — Je ne suis pas d’accord. Elle est toujours à l’heure, elle ne se plaint jamais. On peut lui demander n’importe quoi, elle est toujours prête à rendre service. — Non, mais tu l’as bien regardée ? De dos, on dirait un mec. Toujours en pantalon. — Et alors ?

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— Elle pourrait faire un effort pour venir travailler ! Et puis, les étudiants m’horripilent. Je suis pour qu’ils en bavent, ces intellos… Brusque montée d’adrénaline. Puisqu’on me juge sur mon apparence, je jette l’éponge, je ne reviendrai pas travailler le week-end prochain. Premier grand amour, premières désillusions. Pourquoi s’est-il rasé de près ce matin ? A quoi rime cette nouvelle garde-robe ? Pourquoi s’est-il renversé une bouteille entière de parfum sur la tête ? D’où vient ce long cheveu noir sur son col de chemise ? Comment se fait-il qu’il rentre si tard ces derniers temps ? Qu’est-ce encore que cette réunion qui tombe un samedi ? — Dis-moi la vérité, c’est fini entre nous ? — Puisque tu en parles, en effet, je crois que ça vaut mieux… — J’aimerais comprendre… — Je ne crois pas que cela te soit possible. — Tu as rencontré quelqu’un d’autre ? — Oui. — Qu’a-t-elle de plus que moi ? — C’est une femme… une vraie. Enfin une nouvelle relation à l’horizon. Ce type me plaît, il apprécie ma compagnie. Ce n’est pas un dragueur. Lorsqu’il croise d’autres femmes, plus belles, plus féminines que moi, son regard ne les effleure même pas. Je deviens sa compagne et le reste pendant dix longues années de tendresse partagée. La onzième année amorce un tournant qui me surprend. Qu’est devenue notre complicité ? Ses goûts changent, il a envie de sortir, de voir du monde. Il prend des congés indépendamment de moi. Il a besoin de réfléchir. Un soir, je n’y tiens plus…

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— Que se passe-t-il ? — Je ne sais pas. — Aurais-je fait quelque chose qui… — Non, c’est moi qui ai changé. Toi, tu es toujours la même, hélas… J’aurais aimé un peu plus de… un peu moins de… Mon écoute se brouille, les larmes me viennent aux yeux. La rupture est consommée. Le temps passe. Mes premières rides sont déjà loin. Ma fille a pris son envol. Elle n’a plus besoin de moi. On ne m’accorde plus le moindre regard. Mes compétences professionnelles ? Obsolètes. Mon avenir ? Un placard ou le chômage. Et ensuite ? La retraite, seule. Flash back sur mon passé, Hervé, Jean-Marc et les autres, le drugstore, les emplois qui ont suivi, les remarques sur mon apparence, sur mes choix vestimentaires, le regard des hommes ou plutôt leur indifférence. Ainsi, je me serais trompée sur toute la ligne ? Je n’aurais fait que des mauvais choix ? Impossible. J’ai raison, ce sont les autres, tous les autres qui ont tort. Et je vais le leur prouver. Je crie vengeance, je demande réparation. J’en ai le droit et même le devoir. Au nom de toutes les femmes, je serai l’exception qui confirme la règle. Je serai aimée pour ce que je suis, pour qui je suis… Cette flambée d’optimisme, vite retombée, me laisse un goût amer dans la bouche. Soudain il me vient une idée, un espoir. Si je mettais une minijupe et faisais du stop, que se passerait-il ? Je veux à tout prix connaître la réponse à cette question. Quelle heure est-il ? C’est bon, je rejoins le centre ville, avise une boutique, décroche une jupette ultracourte de son portant, règle mon achat, regagne mon appartement, me change… — Vous allez où comme ça ?

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— Je pars à l’aventure. — A votre âge ? — Je n’ai que quarante-huit ans ! — Ah ! Eh bien, pour moi l’aventure s’arrête dans une vingtaine de kilomètres. — Très bien. Silence dans la voiture, les kilomètres défilent. Pas de main sur le genou, pas de regard furtif. Pas la moindre curiosité à mon égard. Pas de commentaire sur mon accoutrement. Lente décélération, arrêt en rase campagne. — Désolé, mais je dois vous laisser ici. — Il n’y a pas la moindre habitation ! Vous campez dans un champ ou quoi ? — Non, j’habite un peu plus loin. Je ne veux pas que ma femme vous voie, vous comprenez ? — Pas vraiment, mais bon… Il pleut, je suis au milieu de nulle part, l’homme est reparti, ma minijupe dégouline, qu’à cela ne tienne, je poursuis ma route, le pouce levé. Des automobilistes ralentissent à ma hauteur mais à la vue de mon visage aussi ravagé que ma tenue, ils ne s’arrêtent pas. Je continue jusqu’à la nuit tombée, mes jambes ne me soutiennent plus. Je m’allonge sur le bitume, les bras en croix et la bouche grande ouverte sous la pluie torrentielle. Un moteur au loin, puis plus près, puis tout près, brusque coup de frein, trop tard, les roues du 15 tonnes m’aplatissent sur l’asphalte. Adieu, grand méchant loup et grand méchant doute. Il ne reste plus que le grand méchant look sanguinolent de ma carcasse écrabouillée…

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La femme au sac plastique — Bientôt, ma fille, tu te retrouveras en pleine jungle parisienne, alors j’aimerais bien qu’on en parle, c’est important. Tu devras te méfier de la femme au sac plastique… — La femme au sac plastique ? — Je t’en conjure, dès que tu arriveras dans la jungle, tu devras faire très attention… Avance, ne te retourne pas, fixe un point éloigné et ne dévie surtout pas de ta cible, la tête bien droite, le regard fixe. Sache qu’il est important de garder toujours le même rythme dans ta progression, de ne pas ralentir ou accélérer, de ne pas se déporter sur la gauche ou sur la droite, sinon c’est la bousculade assurée et ses conséquences désastreuses. Tu n’imagines pas où une collision fortuite peut te conduire… Cela me rappelle cette pauvre Laetitia… — Laetitia ? Qui est-ce ? Je la connais ? — Laetitia a eu le malheur de heurter le « zombie » d’Epinay, un loubard d’une violence inouïe, et depuis, elle ne parle plus, a du mal à marcher, sans compter qu’elle a été obligée d’arrêter de travailler à l’âge de trente ans… Invalide à trente ans, tu te rends compte ? Perchée sur ses talons hauts, Laetitia a trébuché en descendant du train à Epinay et, sans le vouloir, elle a bousculé le passager devant elle, un type à la tignasse crasseuse qui dégageait une odeur rance. C’est drôle, http://alexandrie.online.fr

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cette odeur, j’ai l’impression de la sentir moi aussi, pourtant je n’y étais pas… A peine cette collision s’est-elle produite que le « zombie » s’est retourné et a saisi Laetitia à bras le corps pour la jeter par terre et la rouer de coups sous les regards impassibles des autres passagers. Certains ont même enjambé son corps inanimé pour fuir et éviter de devoir témoigner. Laetitia souffre de troubles irréversibles aujourd’hui parce qu’elle ne s’est pas méfiée de la jungle. Les talons hauts, mieux vaut les garder pour d’autres occasions, de même que les vêtements sexy… Oh, je revois encore cette starlette de banlieue qui s’est retrouvée en petite culotte à la station Strasbourg Saint-Denis un jour de grève des transports. Elle avait vraiment choisi son jour pour porter une jupe de cuir ultra moulante. Figure-toi que la jupe s’attachait dans le dos par une fermeture éclair qui courait sur toute sa hauteur. Je revois ces types dans le wagon, Gare du Nord. Ils se pressaient autour d’elle, histoire de se frotter à ses rondeurs. Visiblement, cette promiscuité ne la dérangeait pas. Elle se laissait porter par la vague des voyageurs, sans se préoccuper de ses voisins. Je revois ces deux jeunes qui, pour rester collés à la fille, résistaient à la pression du chassé-croisé des voyageurs. Lorsque la fille s’est engagée vers la descente à Strasbourg Saint Denis, l’un des deux types l’a suivie de près et au moment où elle mettait le pied sur le quai, il a agrippé la fermeture éclair de la jupe qui s’est ouverte de haut en bas avant de tomber par terre, laissant la fille en slip sur le quai… — Tu me parlais d’une femme au sac plastique, avant de dévier. Me diras-tu enfin de qui il s’agit ?

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— La femme au sac plastique ? Ah oui… L’important, c’est de la repérer et pour cela, tu dois rester à l’affût. Mais attention, ne croise le regard de personne ou c’est la provocation assurée. Cela me rappelle cette gamine d’environ 17 ans, rouge comme un coquelicot dans le métro… — C’est elle, la fille au sac plastique ? — Pas du tout ! Aucun rapport ! Où as-tu donc la tête ? La gamine dont je te parle a eu le malheur de croiser le regard d’un satyre dans le métro, aux heures creuses. D’où j’étais assise, je la voyais de profil, lorsqu’elle tournait la tête de manière compulsive, tantôt à gauche, tantôt à droite. En revanche, je ne voyais pas le type qui lui faisait face. Elle paraissait ne plus savoir où se mettre, la pauvre. J’ignorais ce qui la troublait… Puis j’ai compris que le type devait avoir ouvert sa braguette et sorti son engin pour qu’elle puisse le contempler. Alors, je me suis levée comme une furie, pour aller dire à ce sale type de remballer sa marchandise ! Je n’ai pas eu le temps de le faire. Dès qu’il a croisé mon regard, il a compris que je n’étais pas animée de bonnes intentions et il s’est précipité vers la sortie. Au moment où les portes s’ouvraient, et juste avant de descendre sur le quai, il s’est retourné et m’a jeté à la figure un petit sac plastique au contenu douteux… — Ah le voilà enfin, le fameux sac plastique ! — De quoi parles-tu ? — Tu m’as dit de me méfier des sacs plastiques, alors… — Décidément, ma fille, ton écoute est vraiment lamentable. Je t’ai dit de te méfier de la femme au sac http://alexandrie.online.fr

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plastique ! Rien à voir avec l’histoire que je viens de te raconter… Tu ne veux pas savoir ce que contenait le sac du type ? — Si, bien sûr… — Des figues trop mûres, à moitié écrasées ! Incroyable, non ? Comment a-t-il pu deviner que la figue était mon fruit préféré ? — Mais enfin, Maman, il n’a pas… — … voulu me faire plaisir, c’est ça ? Evidemment, tu ne comprends pas… Revenons à la femme au sac plastique, puisque tu y tiens tant que ça… Oh, écoute, ça grésille dans le mur, là… Une voix asexuée se fait en effet entendre, filtrée par un haut-parleur fiché dans le mur, au dessus du lit : « Les malades du Pavillon rose sont attendus au restaurant. Ce soir, melon au porto, spaghetti bolognese et délice de figues. Bon appétit ! » — Ma fille, tu m’excuseras, mais il faut que j’y aille. Il suffit de cinq minutes de retard pour être privé de dîner ! Et puis ce soir, délice de figues en dessert, tu te rends compte de la chance que j’ai ? — Maman, non, je t’en prie, reste encore un peu. Tu ne m’as toujours pas dit qui était cette femme au sac plastique et pourquoi je dois m’en méfier… MAMAN, REVIENS !

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Christine Motti Après 5 années consacrées à l'enseignement de l'anglais, l'auteur a consacré les 5 années suivantes à l'écriture au sein d'une société de presse et édition. Depuis 15 ans maintenant, elle exerce la fonction de consultante formation au sein d'un cabinet parisien. Le démon de l'écriture ne l'ayant jamais quittée, elle a publié en 2005 un premier recueil de nouvelles aux Editions Publibook intitulé "Absurde, vous avez dit absurde ?"

A quoi bon ? Deux nouvelles douces-amères, en demi-teintes... "Le grand méchant look" retrace la sombre destinée d'une femme. "La femme au sac plastique", rédigée sous la forme d'un dialogue mère-fille, illustre le poids des obsessions qui nous poursuivent, parfois tout au long d'une vie...

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