Nourrir la culture locale, l'ambition d'une pratique - Matthias Knoblauch

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Matthias Knoblauch Sous la direction de Benjamin Dubreu Mémoire HMO NP ENSA Strasbourg Septembre 2019

NOURRIR LA CULTURE LOCALE L’ambition d’une pratique



Merci à Laurent Bonne et Andrea Ruthenberg de m’avoir accueilli au sein d’Ascendense Architecture, d’avoir pris le temps de me transmettre leur savoirfaire et partagé leurs engagements. Merci à Benjamin Dubreu pour avoir encadré et soutenu la réflexion développée dans ce mémoire, pour sa sérénité et ses bons conseils. Merci à Nicolas Pellicier, Claire Lespine, Arnaud Réaux, Gabriel Gozzo et Marion Sebbane, indéfectibles camarades de débat, pour leur engagement et leur soutien d’une pratique en questionnement permanent. Merci à Jean-Luc Thomas et François Liermann pour les temps riches d’échange et de bienveillance. Merci à Julie Wittich et Jacques Lopez d’avoir permis de faire de ce mémoire un projet local.



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AVANT PROPOS

L’exercice de ce travail d’écriture étant de proposer un questionnement critique qui se veut essentiel dans notre pratique de futur architecte, fondé sur nos expériences professionnelles et nos réflexions personnelles, la majeure partie de l’exercice fut de ré-interroger mes valeurs, traduire mes sensibilités, ancrer mes utopies dans la réalité. C’est ainsi que ce mémoire est parfois volontairement, mais le plus souvent inconsciemment, engagé. Je tiens donc à ce que mes lecteurs voient à travers mes prises de position un encouragement au débat, des propositions de questionnements, plus que l’irrécusable affirmation d’une pensée dogmatique. Bonne lecture



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SOMMAIRE

AVANT PROPOS

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INTRODUCTION

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1. QUELLE CULTURE DANS LA LOI DE 1977 ?

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I.1 Éthymologie I.2 La culture aujourd’hui I.3 Proposition de définition

II. QUELLE ECHELLE DE CULTURE ?

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II.1 Du local au global II.2 Le paysage théorique II.3 Proposition de déinition

III. MANIFESTE POUR UNE PRATIQUE

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III.1 L’environnement physique III.2 La sphère intellectuelle III.3 Le monde sensible

CONCLUSION

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BIBLIOGRAPHIE

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INTRODUCTION

« L’architecture est une expression de la culture. La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Les autorités habilitées à délivrer le permis de construire ainsi que les autorisations de lotir s’assurent, au cours de l’instruction des demandes, du respect de cet intérêt. »1

1 Article 1 loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture


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L’article 1er de la loi de 1977 sur l’architecture donne à l’architecte un rôle majeur dans l’expression de la culture. Sa production se doit d’être respectueuse du patrimoine et de l’environnement. L’intérêt public dont relève ces valeurs est examiné et sanctionné par le Code de l’urbanisme à l’occasion de la délivrance du permis de construire. En lisant cette loi, nous pressentons l’ampleur de la mission de l’architecte, nous prenons la pleine mesure des responsabilités qu’ elle implique. Par notre travail, nous sommes amenés à exprimer la Culture. Cette affirmation pose cependant question car elle n’a aucun effet normatif. Elle est sujette à toute forme d’interprétation, de la part de l’architecte comme du service instructeur. Quelle culture exprimons-nous ? Qu’est-ce qui définit la qualité de la création architecturale en termes de culture ? À quelle échelle de culture l’applique-t-on ? C’est durant 3 années d’expérience acquises chez Studio Mumbai en Inde, que je fus initié à la question de la culture locale. C’est une notion que j’ai laissé grandir en moi sans chercher à la nommer, à la comprendre où à l’analyser. Je ressentais simplement une grande

satisfaction par le sens profond de la démarche. Mon travail, quelle qu’en fut la phase du projet, me permettait de me connecter aux cultures locales et d’y prendre part. J’ai ensuite eu l’occasion de me familiariser par mes lectures, et plus encore à l’occasion de ce mémoire, avec différents théoriciens et praticiens qui s’intéressent à cette question. L’Inde est un terrain de jeu formidable pour la pratique de l’architecture car il y a peu de contraintes normatives et le coût des matériaux et de la main d’œuvre est très peu élevé comparé à la France. Ce contexte est à double tranchant. S’il autorise d’une part la destruction à grande échelle des paysages et l’épuisement rapide des ressources, il offre d’autre part un vaste espace d’inspiration, de recherche et d’expérimentation. Je pratique aujourd’hui aux côtés de Laurent Bonne et Andrea Ruthenberg, dans le cadre de la HMO NP, au sein de l’agence Ascendense Architecture. Implanté dans le massif des Vosges, l’échelle et le contexte sont radicalement différents mais l’ambition de Bijoy, d’Andrea et de Laurent est la même,


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et résonne en moi comme la fondatrice d’une pratique : nourrir la culture locale. Cette ambition est selon moi une juste réponse aux questions que posent la notion de culture dans la loi de 1977 et les enjeux actuels. Le travail de ce mémoire se concentrera donc principalement sur la définition de ces notions complexes, qui constituera le socle théorique sur lequel reposera un manifeste pour une pratique dont la volonté est de nourrir la culture locale par le projet architectural. Nous allons donc tenter de définir dans une première partie la notion de culture, dans le cadre de la loi de 1977 sur l’architecture. Nous commencerons par étudier son étymologie, puis le sens qu’elle revêt aujourd’hui afin d’en proposer une définition. Nous tâcherons dans une seconde partie de comprendre l’échelle dans laquelle s’inscrit la culture. Nous comparerons l’échelle locale et l’échelle mondiale avant d’étudier à travers différentes théories les éléments qui caractérisent ces échelles. Sur la base de ces deux premièrs chapitres, nous proposerons une interprétation de culture locale au regard de la loi de 1977.

Dans cette continuité, le troisième chapitre sera l’occasion d’établir une pensée critique sur la pratique du métier d’architecte. Elle s’organisera suivant les axes définis dans les chapitres précédents; nous en appréhenderons les enjeux, décrirons les limites et esquisserons des pistes de réflexion pour donner corps à nos ambitions. Ce travail ne constituera pas une charte immuable pour la pratique mais un état d’avancement dans la construction d’une pensée en questionnement permanent.



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I. QUELLE CULTURE DANS LA LOI DE 1977 ?

I.1 Etymologie

Dans cette partie, nous allons tenter de comprendre la notion complexe de « culture ». Nous allons pour cela étudier l’étymologie du mot pour en faire ressortir son sens premier. Nous verrons ensuite la définition que nous en avons aujourd’hui. Ces deux étapes nous permettront de préciser le sens que nous donnons au terme « culture » au regard la loi de 1977 sur l’architecture.

Caton l’Ancien, au IIè Siècle avt J.C, nous livre la première définition connue du mot culture. En écrivant son traité De Agri Cultura2, il utilise le verbe « colere » ( qui donna ensuite le mot culture ) qu’il traduit par « travailler la terre pour la faire produire ». En ce sens, par la culture, l’homme travaille la terre, la cultive, pour produire des ressources. À la même période, Plaute reprend le terme « colere » et y injecte une notion spirituelle traduisant ainsi « colere » par « honorer » ou « veiller sur » les dieux.

2 Caton (trad. Raoul Goujard), De l’agriculture (ou De re rustica), Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, coll. « Universités de France », 1975, ISSN 0184-7155.


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C’est à travers le culte que l’homme prend soin de son âme. L’apparition du terme culture, dès son origine, se traduit par une connexion forte entre l’homme et deux mondes. Le premier, le monde physique, palpable, que l’on cultive pour nourrir le corps ; le second, le monde spirituel, intangible, que l’on cultive pour nourrir l’âme. Une centaine d’années plus tard, l e rhéteur romain Quintilien écrit De Institutione Oratoria3 ; un manuel en 12 volumes sur la théorie et la pratique de la réthorique. Il démontre dans son ouvrage l’importance de cultiver ses savoirs, pour se réaliser dans ses rapports sociaux. La culture représente alors l’ensemble des connaissances acquises par un individu. S’ajoute donc à la notion spirituelle décrite par Plaute une dimension philosophique et intellectuelle. Quintilien en parlant de développement des facultés intellectuelles montre la nécessité de la transmission des savoirs, qu’il perçoit en constante évolution. Un esprit cultivé, qui n’est pas en friche, produit de nouvelles connaissances.

I.2 La culture aujourd’hui Le terme « culture » a fait son chemin et admet aujourd’hui une pluralité de sens dépendant du contexte dans lequel il est employé. A.L. Kroeber et C. Kluckhohn en 1952 recensent plus d’une centaine de définitions différentes apparues depuis le milieu du XVIIIème siècle4. Chaque domaine s’approprie le terme et lui injecte sa propre définition. C’est ainsi qu’en philosophie, il se définit par opposition à la nature, ce qui nous différencie des animaux. La sociologie le mêle à des notions identitaires, de lieu, de religion, d’affect, de traditions, d’habitudes caractéristiques d’un groupe, d’une société. Il se combine avec d’autres mots et se présente comme un mot fourre-tout. Un journaliste parle de « culture de masse », un enseignant de « culture générale », un entrepreneur de « culture d’entreprise », un agriculteur de « culture intensive », culture savante et populaire, culture première et seconde, culture de masse et contre-culture. Un abus de langage initié par la mise en place même du ministère de la culture, laisse aujourd’hui entendre par culture l’offre de services culturels des arts et des lettres.

Quintilien (trad. C.V. Ouizille), De Institutione Oratoria (ou éducation de l’orateur) (en ligne), Paris, C. L. F. Panckoucke, coll. Bibliothèque latine-française, disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5774555j 4 A. L. KROEBER et C. KLUCKHOHN, Culture : a critical review of concepts and definitions, Cambridge (Mass), Papers of the Peabody Museum of american archeology and ethnology, Harvard University XLVII, 1952 3


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I.3 Proposition de définition Bien qu’utilisé fréquemment dans notre vocabulaire, les définitions spécifiques vident de son sens le terme générique de « culture », qui, dénué de sémantique devient un concept insaisissable. Face à ce constat et à la ferme ambition d’ancrer la pratique dans la loi de 1977, il est nécessaire d’en asseoir une définition. Je propose donc que l’on se tourne vers une réappropriation du sens originel du terme culture, selon les trois dimensions évoquées par Caton, Plaute et Quintilien. Cette approche couvre l’ensemble des sujets auxquels j’ai pu être sensible personnellement et professionnellement. « L’architecture est l’expression de la culture » se traduit en ce sens par : l’architecture est l’expression de la relation entre l’homme et son environnement physique, intellectuel et spirituel. C’est en suivant ces 3 axes que l’architecte produit, par son travail, un dialogue fertile entre l’homme et son environnement, soit une expression de la culture.

Le monde physique Le monde physique en ce sens recense tous les éléments concrets, palpables, mesurables propres au site. Il comprend son climat, sa topographie, ses ressources, la qualité de ses sols, sa lumière. Cultiver son environnement physique nécessite de comprendre son fonctionnement, pour le transformer sans le détruire. La sphère intellectuelle La sphère intellectuelle regroupe quant à elle les connaissances rationnelles et les savoir-faire disponibles ( politique, artisanal, technique, philosophique, etc ). Nourrir son environnement intellectuel signifie cultiver, transmettre et partager les savoirs et savoir-faire. La dimension spirituelle Entendons la dimension spirituelle, non pas pour son caractère religieux comme le définit Plaute, mais fondée sur l’esprit du lieu et l’expérience qu’il génère. Notre corps par tous ses sens, est l’interface sensible entre l’esprit qui l’habite et son environnement. Cultiver la dimension spirituelle consiste ainsi à créer ou révéler l’esprit d’un lieu qui s’adresse à tous nos sens pour produire une expérience sensible, poétique, émotionnelle.



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II. QUELLE ÉCHELLE DE CULTURE ?

À première vue, lorsque l’on parle de culture, nous entendons une culture circonscrite dans une zone géographique donnée. Cela suppose intrinsèquement qu’elle possède des frontières, des limites, une échelle. Bien que l’on ait identifié ce qui définit une culture dans le chapitre précédent, ses frontières sont difficilement saisissables. Une culture ne s’arrête pas brutalement lorsque l’on passe d’une région à une autre, d’un pays à un autre. La question se pose de situer la culture.

Nous allons donc dans un premier temps observer comment apparaissent les termes de culture locale et culture mondiale, et étudier ce qui les caractérisent. Nous nous intéresserons ensuite aux différentes théories architecturales qui nourrissent le sujet. Nous pourrons ainsi donner une échelle qui cadrera la vision de la culture locale dans la pratique que nous proposons.


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II.1 Du local au global Depuis l’aube de l’humanité, l’Homme puise la matière première dans son paysage proche pour survivre. Il place son temps et son énergie au service de sa subsistance ; il construit pour ce faire une relation fertile avec son environnement direct en développant des savoir-faire. Nous avons là selon moi les éléments fondateurs d’une « culture locale ». Culture locale et vernaculaire La culture locale est décrite par le terme « vernaculaire ». On entend par vernaculaire, la lecture des caractéristiques et des valeurs que porte une culture locale. L’origine du mot « vernaculaire » vient du latin « vernaculum » qui désigne tout ce qui était élevé, tissé, cultivé, confectionné à la maison, pour la maison, par opposition à ce que l’on se procurait par l’échange. Le terme peut ainsi être traduit par « ce qui n’a pas pour but une valeur marchande », ou par « ce qui n’a pas de prix ». La culture locale n’attache à aucune valeur monétaire de sa production. À partir de ressources locales mises en œuvre par des savoir-

faire locaux, portant des valeurs d’économie locale, de sobriété, d’échange et de partage, les cultures locales se sont dressées face aux contraintes climatiques avec pour objectif le « survivre ensemble ». L’identité architecturale des territoires traduit en ce sens les réponses aux contraintes climatiques et s’affirme d’autant plus que ces contraintes sont grandes. L’architecture vernaculaire produit en ce sens un bâti qui ne répond qu’à la nécessité d’abriter la vie et le travail des hommes, par et pour eux-mêmes. Elle relève d’une optimisation des dépenses énergétiques pour construire, l’utilisation de technologies traditionnelles, une sobriété du programme, et la mise en commun des moyens et des efforts. Prenons un exemple. Hampi est une petite ville de l’état du Karnataka en Inde, installée au cœur du plateau du Deccan. Lorsque les premiers hommes s’y sont installés, ils étaient entourés d’un environnement quasi-désertique. Leur seule ressource en eau dépendait de la mousson ; ils n’avaient que peu de végétation et d’énormes boulders pour construire leurs habitations. Ils extrayaient un minerai de mauvaise


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En ce qui concerne notre manière d’aborder le sujet, il est important de noter que la culture locale est parfois synonyme d’enfermement, d’une logique non évolutive. Ce cloisonnement culturel est à prendre en compte car il peut représenter une dérive vers une pratique nostalgique, menant à un pastiche néo vernaculaire passéiste, qui ne répond pas aux enjeux actuels. Quoi qu’il en soit, cette relation entre l’homme et son environnement proche a toujours existé. L’échelle locale de la culture émerge dans la pensée contemporaine par contraste avec l’apparition d’une culture mondiale. En effet, la prise de conscience de l’échelle locale n’est non pas créée, mais révélée par cette dualité.

Boulder perforé, vallée de la Tungabhadrâ

qualité et concevaient des outils trop fragiles qui s’usaient rapidement sur les blocs de roche. Pour survivre dans ce climat aride, leur priorité fut de contenir les eaux de la mousson pour s’assurer un approvisionnement tout au long de l’année. Ils développèrent alors un savoir-faire. Plutôt que de perdre leur temps et leurs outils à découper la roche, les villageois tentèrent de la perforer. Il y insérèrent des tiges de bois sec qu’ils faisaient gonfler avec un peu d’eau. Les perforations étant alignées le long des veines des rochers, ces derniers se fissuraient et des blocs de pierre pouvaient être débités. L’opération se répétait jusqu’à obtenir des blocs de taille suffisante pour être transportés et mis en œuvre. Il purent ainsi construire un grand réservoir d’eau, qui permit le développement de l’agriculture. Ils construisirent de la même manière leurs temples et leurs habitations.


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Bain des Danseuses, Vijayanâgara

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Culture globale Dès son origine, la culture est intimement liée au milieu qui l’abrite. Cette culture locale se structure progressivement avec d’autres pour accéder à des échelles toujours plus larges. La prise de conscience d’une unité de l’espèce humaine et d’une culture mondiale est un phénomène très récent dans l’histoire de l’humanité. Le philosophe français Paul Ricœur dans son ouvrage La Civilisation universelle et les cultures nationales ( 1961 ), nous apprend que cette prise de conscience est principalement générée par la seconde guerre mondiale et notamment par la menace nucléaire, « puisque pour la première fois nous pouvons nous sentir menacés en corps et globalement ». À la même période, Marchal McLuhan est le premier à évoquer le terme de « village global ». Apparaissent ensuite dans les années 70 les notions de « globalisation » ou « culture globale ». Paul Ricœur considère que cette prise de conscience représente quelque chose de positif. Elle permet selon lui l’accession des masses à des biens élémentaires, à des valeurs de dignité et d’autonomie, l’accession à la scène

mondiale de peuples jusqu’à présent muets et écrasés, à la lutte contre l’analphabétisme, au développement des moyens de consommation, et à une culture de base. Nous pouvons également ajouter à cette liste l’accès à une quantité incroyable de savoirs et une puissante capacité de communication par l’arrivée de nouvelles technologies comme internet par exemple. Enfin, depuis le début des années 80 émergent des institutions de coopération internationale ( UNESCO, ONU, ALECSO, PNUD ). À travers de multiples formes de partenariat de projet, elles proposent une multilatéralisation de la coopération entre états et organisations régionales réalisant de fait une certaine culture du partage et de l’inter-culturalité. Notons cependant que ces institutions ne sont pas les seules et principales actrices de la mondialisation. Les firmes multinationales sont au devant de la scène et jouent un rôle majeur dans la structuration de la culture mondiale. Fondées sur les principes d’une économie néo-libérale, les firmes se développent en créant de nouveaux besoins et visent une uniformisation de ces besoins qu’elles dictent à la plus grande masse


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d’hommes. Elles nourrissent l’idéal d’un bonheur immédiat générant une culture de la consommation. Véhiculée par les médias de masse, la culture de consommation de produits mondialisés s’impose progressivement comme modèle dominant. Il est important de noter que cette marchandisation intègre la culture comme bien de consommation au mépris des ressources et des cultures locales qu’elle tend ainsi à faire disparaître. Paul Ricœur parle d’un « genre

de vie [...] universel ; ce genre de vie se manifeste par l’uniformisation inéluctable du logement, du vêtement ( c’est le même veston qui court le monde ) ; ce phénomène provient du fait que les genres de vie sont eux-mêmes rationalisés par les techniques. Celles-ci ne sont pas seulement des techniques de production, mais aussi de transports, de relations, de bien-être, de loisir, d’information ; on pourrait parler de techniques de culture élémentaire et plus précisément de culture de consommation ; il y a ainsi une culture de consommation de caractère mondial qui développe un genre de vie de caractère universel. »5

Ce phénomène n’épargne pas l’architecture. C’est au début des années 30 dans l’ouvrage Mondern Architecture de H.-R. Hitchcock et P. Johnson qu’apparaît l’expression « Style international ». Composée des mêmes matériaux partout où elle prend place ( béton, acier, verre ), l’architecture de Style international est perçue comme déracinée de son territoire proche. Cette architecture propose une réflexion intéressante sur la question de l’économie du projet et des échelles de préfabrication. Elle inspire également une production d’objets transposables ici ou là assimilés à des biens de consommation. Ce ne sont plus les besoins des hommes mais le mercantilisme qui dicte les modes de construire et d’habiter. La notion de culture globale est donc ambigüe. Elle porte en elle la promesse d’une planète démocratique unifiée, fondée sur des valeurs éthiques de partage et de coopération. Elle est également source d’érosion des cultures locales, de diffusion à grande échelle d’une « civilisation de pacotille »5 réduisant l’individu au simple rôle de consommateur déconnecté de son territoire.

Paul Ricœur, Civilisation universelle et culture nationales (2è éd.) (En ligne) chap. I & II. Paris, Le Seuil, Points Essais n°468, 2001. Disponible sur http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/civilisations.PDF

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II.2 Le paysage théorique Plusieurs philosophes, architectes, urbanistes et théoriciens, se sont attachés à définir le local par l’échelle dans laquelle il s’inscrit et les critères qui le caractérisent. Le terme inspire de nombreuses théories portant sur différentes dénominations : le lieu, le milieu, le territoire, etc. Nous n’analyserons pas ici chaque théorie dans le détail, il existe pour cela des ouvrages bien plus complets, comme ceux sur lesquels nous allons nous appuyer. Nous tâcherons toutefois d’en tirer une vue d’ensemble en observant le champ spatial et les caractéristiques du lieu. Ces théories nourriront la réflexion sur la culture locale au cœur de la démarche architecturale. Genius Loci et phénoménologie Observons la définition du lieu proposée par Christian Norberg-Schulz, Architecte, historien et théoricien norvégien. Dans son ouvrage Genius Loci : Vers une phénoménologie de l’architecture, l’auteur nous apprend que le lieu possède, avant même l’architecture, toutes les

caractéristiques futures de la construction. L’architecture n’a besoin que de ce qui préexiste déjà dans le site. Il définit le lieu comme un endroit habité par l’expérience et l’activité humaine. Il peut s’agir d’un lieu public, d’un lieu de travail, de loisir, de consommation, etc. Le lieu n’est donc pas défini par ses dimensions spatiales mais sensibles, c’est là que les choses se passent, que l’expérience a lieu. Le Genius Loci traduit une vision phénomélogique du lieu dont l’identité, le caractère et l’atmosphère sont perçus avec tous nos sens. Architecture située L’architecte français André Ravéreau, est le pilier de l’architecture située. Sa pratique traduit sa fascination pour l’adaptation aux contraintes du milieu par une architecture et un urbanisme respectueux de l’environnement.

« Ce qui frappe l’observateur, ici, c’est l’unité générale de caractère. Il n’y a pas deux gestes, que l’on construise le barrage, la mosquée, la maison ... Les bâtisseurs ont réduit et épuré toutes les raisons d’influences ou de prestige et choisi des solutions égalitaires - pas de palais au M’Zab -,


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ils se sont trouvés confrontés aux seuls problèmes de défense et d’environnement. »6

Il propose une architecture qui place le lieu au centre de sa pratique, défini par son climat, ses ressources et ses savoir-faire pour s’inscrire dans l’épaisseur d’une culture, sans tomber dans la nostalgie des formes traditionnelles.

« [...] c’est du lieu, de ses us et coutumes, de ses problématiques et de ses acteurs que peut naître une conscience de ce que doit être l’équilibre fragile entre ici et là-bas, entre ce local et ce global qui interrogent notre modernité. »7

Au delà du lieu et de ses caractéristiques, A. Ravéreau intègre également une dimension poétique relevant de la phénoménologie. Un critère fort sous-jacent à la pratique de l’architecte, est « le plaisir d’occuper un lieu, le bien être que celui-ci procure. Prendre en compte la relation charnelle, sensuelle au bâti, est à mes yeux incontournable. [...] Je crains que beaucoup d’architectes ne se polarisent sur un seul sens, qui est la vue, alors que l’architecture qui nous enveloppe la majeure partie de notre vie, fait appel à tous les sens. »8

Le projet local L’architecte, urbaniste et théoricien italien Alberto Magnaghi a publié un livre qui s’intitule Le projet local, dans lequel il propose une démarche pour construire une « société locale ». Il manifeste pour un développement nouveau de l’architecture et de la société en général, proposant de repenser les structures sur un modèle local où le territoire devient une clé pour le développement de l’économie et de la société. Selon lui, l’entité locale est « focalisée sur la singularité des lieux,

indépendamment de leur dimension géographique et peut concerner aussi bien un système territorial local, qu’un quartier, une petite ville ou le système transnational des vallées alpines. »9. Sa conception

du local se fait à différentes échelles selon le point de vue dynamique de son utilisation et de la façon dont les éléments qui le composent sont mis en œuvre.

Régionalisme critique L’architecte et historien britannique Kenneth Frampton propose une contretendance dialectique vis-à-vis de la rationalisation et l’universalisation

André Ravéreau, Le M’zab, une leçon d’architecture nouvelle, édition Actes Sud-Sindbad, Arles, 2003 Baudoui Rémi, Potie Philippe, André Ravéreau, L’atelier du désert, Marseille, éditions Parenthèses, 2003, p.66 8 André Ravéreau, Du local à l’universel, Le Kremlin Bicêtre, Éditions du linteau. 9 Alberto Magnaghi, Le projet local, Manuel d’aménagement territorial. Bruxelles, Mardaga. 6 7


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de l’architecture moderne qu’il nomme le Régionalisme Critique. Dans son ouvrage Towards a Critical Regionalism : Six Points for an Architecture of Resistance ( 1983 ), il décrit une expression architecturale liée au caractère et à la culture d’une région, dont la stratégie consiste à atténuer l’impact de la civilisation universelle avec des éléments dérivés indirectement des particularités d’un lieu. Le régionalisme critique peut trouver son inspiration principale dans des éléments tels que la portée et la qualité du resserrement local, dans une tectonique dérivée d’un mode de structure particulier, ou dans la topographie d’un site donné. Cette pensée entretient un lien fort avec la culture locale sans être hermétique à des influences étrangères qui l’enrichissent et la dynamisent. Il agit comme un médiateur entre la généralité globale et la particularité locale, prenant en compte la lumière propre au lieu, sa topographie et les conditions climatiques. Architecture des milieux L’architecte et urbaniste Frédéric Bonnet, décrit dans son article Architecture

des milieux sa conception d’une notion de lieu non pas comme une entité physique simple, mais comme un entrelacement d’échelles. L’auteur définit dans son article « quatre échelles problématiques : la géographie, le site, le plan et la matière. Quatre familles de questions, qui peuvent être croisées, sans que la dimension apparemment suggérée ne soit un facteur prioritaire. Par exemple, le choix du matériau, qui a un lien considérable avec la structure et l’usage que le plan déploie et abrite, est forcément une question géographique : d’où vient la matière ? Comment voyage-t-elle ? À quelle économie contribue-t-elle ? Quels savoir-faire (et quelles personnes) sollicite-t-elle ? »10 L’architecte Boris Bouchet lors de sa conférence Milieux ? ( 2012 ) propose à ce sujet une vision fractale d’échelles interdépendantes. Il illustre cette théorie considérant un parc naturel, au même titre qu’une rivière ou qu’une flaque d’eau, comme des milieux possédant chacun à leur échelle des règles qui permettent de les définir. F. Bonnet défend également l’importance de la transmission et du partage collectif des savoirs et des savoir-faire. Ni figée ni

Frédéric Bonnet, Architecture des milieux [En ligne], §12 , Le Portique, 2010, mis en ligne le 25 novembre 2012, consulté le 30 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2493 11 Ibid. §18 10


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dogmatique, l’architecture des milieux se réinvente sans cesse se nourrissant de nombreux héritages croisés, qu’ils soient anciens ( ou ) modernes. Pour reprendre l’auteur : « Pour inventer, il faut savoir hériter »11.

II.3 proposition de définition Au regard des différentes théories sur le sujet, nous constatons qu’il existe de nombreuses échelles de cultures inter dépendantes relevant de critères très variés. Afin de situer la culture dans notre démarche, je propose de considérer ces différentes échelles selon les trois dimensions de la culture décrites au chapitre précédent. Nous pouvons parler d’échelle locale en ce qui concerne la dimension physique de notre environnement. Inspirée de l’architecture vernaculaire, la démarche consiste à privilégier les ressources locales afin de minimiser le gaspillage d’énergie dans le transport des matériaux. Elle considère également les caractéristiques intrinsèques au site afin de rendre possible une architecture répondant aux contraintes du territoire, ainsi qu’aux enjeux climatiques et sociaux actuels. L’échelle proposée

se pressent cantonnale, bien qu’elle se fonde sur l’entité locale dynamique théorisée par A. Magnaghi. La sphère intellectuelle de la culture s’inscrit quand à elle dans toutes les échelles allant du local au global. D’une part, une connexion avec les savoir-faire traditionnels et les connaissances sur les propriétés des matériaux est à retrouver. D’autre part, les technologies auxquelles nous avons accès font tomber les frontières entre ces échelles et la diffusion des savoirs s’opère à tous les niveaux. Ces technologies nous confèrent le don d’ubiquité ; elles nous ouvrent au nomadisme et permettent l’accession de la plus grande masse à l’expression des savoirs. Inspirée de la phénoménologie évoquée par C. Norberg-Schulz, la relation entre l’homme et le monde sensible se fait à l’échelle de l’individu. Limitée à la perception de ses cinq sens, elle suppose une échelle du lieu, allant aussi loin que l’œil puisse voir ou que l’oreille puisse entendre. Afin de nourrir la culture locale, la pratique architecturale demande une culture intellectuelle qui peut


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voyager mondialement et se mettre au service de la mise en œuvre de matériaux locaux. Perçue de manière dynamique, il n’existe pas de règle définitive figeant les échelles et les limites, ou un protocole que l’on pourrait appliquer à chaque projet. Il est cependant possible d’associer l’étude de ces échelles à des thématiques immanentes et spécifique à chaque projet ( contexte socio-économique, esprit du lieu, matériaux locaux, dispositifs architecturaux, etc. ) pour mettre en œuvre une réponse architecturale pertinente. La multiplicité d’échelles est donc à appréhender de manière thématique, et c’est dans cette pensée dynamique que nous pouvons ancrer une pratique architecturale.




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III. MANIFESTE POUR UNE PRATIQUE « [...] comment se moderniser et retourner aux sources ? Comment réveiller une vieille culture endormie et entrer dans la civilisation universelle ? »12

L’analyse théorique proposée dans ce travail d’écriture nous permet de nous approprier le terme de culture, ses enjeux, ses dérives, ses échelles, et ainsi de comprendre la loi de 1977 sur l’architecture. Ce troisième volet sera l’occasion d’esquisser une démarche critique fondée sur ce cadre théorique. Nous avons défini la culture locale comme étant la relation fertile entre l’homme et les trois dimensions de son environnement proche : physique, intellectuel, sensible. L’ambition de la pratique étant de nourrir cette culture locale, nous nous attacherons à structurer un savoir-faire architectural autour de ces trois axes. Nous consacrerons donc la première partie à comprendre le territoire et

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Ibid p.25

ses ressources. Orchestrer les intelligences disponibles et les savoir-faire traditionnels sera l’objet de la seconde partie. Nous verrons dans la troisième et dernière partie comment produire une architecture contemporaine sensible. Chacune des trois partie esquissera une démarche réflexive, en ciblera les enjeux, et tentera d’en dégager un certain nombre d’outils opérationnels. Nous en appréhenderons également les limites et les freins à prendre en compte. Chaque partie portera en introduction un extrait personnel d’une expérience au sein de l’agence Studio Mumbai en lien avec le propos. Cette dernière partie est le préambule de l’établissement d’un savoir-faire architectural personnel, fondé sur mon ressenti personnel et ma courte expérience professionnelle. Il ne s’agit ni d’un dogme ni d’une recette nouvelle, il est issu de regards croisés en renouvellement permanent.


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carrière de pierre, mont Abu, Rajasthan (photographie personnelle)

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Cela fait des mois que nous étudions le principe structurel de pierres massives empilées que l’on trouve dans les zones rurales du Rajasthan. Ce principe est commun à des édifices très variés qui vont du lieu de culte au simple abris de stockage, en passant par l’habitation. La structure est simple : des solives posées sur des poutres posées sur des poteaux. La stabilité est assurée par le poids, et l’empilement des pierres permet la flexibilité des assemblages face aux secousses sismiques. La mise en œuvre est rapide, l’exercice se limitant à repérer les éléments en amont et les monter comme un jeu de kapla. Un grand nombre de petites carrières permet d’irriguer la région sur de courtes distances ; de plus, les chantiers ne consomment pas d’eau et ne produisent aucun déchet. Les ouvriers font d’abord un réseau de trous circulaires d’une quinzaine de cm de profondeur dans le socle granitique de la carrière avec des masses et des burins. Ils enfilent ensuite des coins dans le fond des trous qu’ils martèlent pour faire sauter des dalles de 2 à 3m de long sur environ 1m de large. Ces dalles sont ensuite découpées en bandes de 10 à 15 cm pour en tirer les futurs poteaux, poutres et solives. Les dimensions permettent la manutention à 2, voire seul, des éléments. Les extrémités sont parfaitement découpées à la scie pour assurer la pose de niveau. Nous sommes dans le hangar Bicocca pour la triennale de Milan. Devant moi, douze caisses. À l’intérieur : 12 poteaux, 9 poutres et 32 solives de granit. Mon téléphone sonne, c’est Bijoy. Il n’a pas beaucoup de temps, il élude les questions d’usage pour aller à l’essentiel. Vérification que toutes les pierres sont là, qu’elles sont en bon état, que j’ai bien le plan et les élévations, suffisamment de tesa pour tracer l’emprise au sol et une connexion internet pour envoyer des photos. Il raccroche. Nous avons 3 jours à compter d’aujourd’hui pour monter le pavillon. Avec l’aide des ouvriers mis à disposition, nous passons la première journée à tirer les plans sur le sol du hangar. Après quelques échanges avec Bijoy, nous modifions le plan.


Carrière de pierre, mont Abu, Rajasthan (photographie personnelle)

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Les pierres sont alignées en périphérie et rangées par type. La structure est montée en fin de matinée du deuxième jour. Satisfaits, nous déjeunons sous la structure en attendant les retours de Bijoy. Un petit italien moustachu qui semble inspecter les installations de l’exposition se dirige alors vers nous et observe la structure. Il en fait le tour, saisit un poteau et le secoue. Rien ne se passe. Il met alors de francs coups d’épaule dans la structure, qui, sous ses assauts répétés se balance légèrement de gauche à droite avant de se remettre en place. Un coup de fil plus tard, et nous voilà en pleine réunion avec le curateur de l’exposition et la commission de sécurité de la triennale pour discuter de la dangerosité de l’installation. Après une longue discussion, nous arrivons à nous mettre d’accord. La question est de mettre en place un test qui garantirait qu’un enfant en pleine course venant à heurter l’installation ne risquerait pas de faire s’écrouler sur lui la structure. L’italien moustachu, propose de faire un test « belle-mère ». Il s’agit de suspendre un sac de sable de 50 kgs à une hauteur d’1,80m et une distance de 2m et de l’envoyer à mi hauteur d’un poteau. Si la structure s’écroule, il faudra trouver une solution pour la stabiliser. Si elle ne tombe pas, elle reste telle quelle. J’ai informé Bijoy de l’affaire et avons commencé à réfléchir à diverse solutions pour stabiliser l’ensemble sans pour autant dénaturer ce savoir-faire ancestral. Le matin du 3è jour, tout est en place. Je n’ai pas bien dormi, je suis nerveux. Nous lâchons le sac. La structure vacille de gauche à droite avec une amplitude de presque 5 cm ; bien moins que ce que j’aurais pu penser et… se remet en place. Je me tourne vers le petit italien qui ne semble pas convaincu. Après avoir répété le test sur chacun des 12 poteaux, la délibération : la commission de sécurité nous impose d’assembler les pierres au moyen de tiges métalliques par scellement chimique. Milan, H.3 Bicocca, 2015


Lotus Pavilion, triennale de Milan (photographies personnelles)

Stockage de briques, Didwana, Rajasthan

Temple abandonné, périphérie de Mumbai


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III.1 L’environnement physique Les enjeux de la pratique Avoir un regard conscient sur la complexité d’un territoire et une lecture critique de ses enjeux relève d’une réflexion qui selon moi traduit un savoir-faire de l’architecte. Cette compétence est nécessaire pour construire une pratique et affirmer ainsi une ligne éthique, une position face aux questions environnementales, socio-économiques et l’influence non souhaitable de la culture mondiale. Afin d’alimenter la relation entre l’homme et son paysage physique, l’architecte, par sa pratique appréhende les ressources locales et confronte la pertinence de leur emploi dans la construction avec les enjeux divers du territoire. L’utilisation de ressources locales relève d’un engagement éthique. Il nécessite d’envisager une économie de la construction dont l’impact se fait non seulement à l’échelle du bâtiment, mais participe également de l’économie du territoire où il prend place. L’emploi d’une ressource locale, extraite, transformée, transportée et mise

en œuvre par une main d’œuvre locale, est valorisée dans l’économie locale dans une logique d’économie circulaire. Pour l’architecte comme pour le maître d’ouvrage, il est indispensable d’appréhender la démarche comme un investissement et non une charge, qui peut participer au développement économique du territoire. « Afin de mettre en valeur les ressources régionales et de soutenir l’emploi et l’économie, l’utilisation du bois local dans la construction est une évidence, tout comme la présence dans les communes d’une chaufferie centrale à la biomasse alimentant un réseau de chaleur. La fidélité aux principes du développement durable ne se résume cependant pas au choix du sapin blanc pour la construction, à une forte proportion d’énergies renouvelables et à des efforts en faveur de la mobilité douce. Elle réside avant tout dans la priorité donnée à l’humain : le « capital social », la transmission des savoirs et l’intelligence collective »13

Au delà de l’impact économique, l’emploi de ressources locales dans la construction prend tout son sens

Dominique Gauzin-Muller, L’architecture écologique du Vorarlberg, un modèle social, économique et culturel, Paris, Le Moniteur.

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dans le contexte environnemental actuel. Le but de la démarche est le même que celui visé dans l’architecture vernaculaire : un minimum de dépenses énergétiques pour construire. L’impact environnemental se lit sur la consommation d’énergie que demande la transformation de la matière première en matériau et son transport. « Nos ancêtres nous ont transmis les arts*, nombreux et variés, qui contribuent à une vie bonne et heureuse, après les avoir conquis au prix de beaucoup d’efforts et de soin. »14

de pérennité des bâtiments et d’économie des ressources. Elle représente de plus une mine d’informations sur les matières premières et matériaux naturels présents sur le territoire. Un sous-bassement de grès nous informe de la présence d’une carrière à proximité, des colombages nous indiquent une activité agro-forestière non loin, etc. Ces matières ressources ne sont cependant plus forcément exploités aujourd’hui ; la carrière n’est plus en activité, la scierie a fait faillite. Ces informations nous donnent cependant un aperçu des richesses potentielles d’un territoire.

Les questions que soulèvent ces enjeux doivent trouver leur réponses à travers une pratique de bon sens, qui s’interroge sur la provenance de la ressource, son impact énergétique lors de son extraction, sa transformation et son déplacement, les savoir-faire qu’elle valorise, sa durabilité. Nous pouvons nous inspirer en premier lieu de l’architecture vernaculaire, prenant en compte ce qu’elle propose face aux enjeux contemporains. Nous pouvons en tirer des leçons d’autonomie, de soutien de l’activité locale, d’optimisation des efforts de construction,

Les ressources délaissées suscitent un regain d’intérêt car elles sont une réponse aux enjeux socioéconomique et environnementaux actuels. Pour prendre un exemple, le Parc des Vosges du Nord, dans une démarche de revalorisation des ressources locales, s’intéresse à l’exploitation de la filière des roseaux. Chaque année des hectares de roseraies sont fauchées pour leur entretien et les roseaux sèchent sur place. Le parc s’est fixé pour objectif de consolider cette filière. En tant qu’architecte il est possible de soutenir la démarche en proposant la mise en œuvre de canisses support

Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier, Paris, Le Seuil. p.1 *Arts (ars) est l’équivalent en latin du grec tekhnè. Ce terme s’applique donc ici à tous les savoir-faire humains, sans privilège des activités plastiques.

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Isolation en dalles de moquette Rural Studio

Gravats banché - Pas à pas (gauche) Matériaux divers empilés, « wapan » Wang Shu (droite)

Murs de tuiles empilées Arturo Franco Díaz


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d’enduits, d’isolation ou encore de couvertures. Les déchets issus des démolitions de bâtiments représentent une autre ressource exploitable localement. La prise de conscience environnementale permet d’envisager l’utilisation de déchets dans la construction. Longtemps décrié, le réemploi est aujourd’hui vu comme un engagement pour la préservation du territoire. C’est ainsi qu’émergent un peu partout en France des projets de ressourceries. Membre de l’association THE, j’ai la chance de participer à la réflexion et d’assister à l’émergence de celle du PECV à Fraize. Ces deux catégories de ressources locales représentent une alternative à l’offre de matériaux non situés issus de la production mondialisée. L’architecte se doit d’entretenir une connexion avec ces nombreuses initiatives bien qu’encore sporadiques sur son territoire. Placer le matériau au cœur du projet Comprendre la complexité du territoire et ses enjeux par une lecture claire des ressources accessibles, nous permet

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de choisir quel matériau local mettre en œuvre à la base du projet. Nourrir la culture locale ne se fait selon moi qu’en plaçant la question du matériau avant la question de l’espace ; « c’est le matériau qui dicte la forme. »15 Le béton par exemple, bien qu’étant un matériau offrant un coût attractif et une grande liberté plastique est trop souvent devenu une paresse intellectuelle qui vient matérialiser les images vides de la pensée constructive. Lorsque l’on observe le désastre environnemental que génère l’exploitation et l’exportation de sable dans le monde, nous comprenons que le choix d’un matériau n’est pas seulement esthétique ou économique, il est aussi et surtout politique, culturel et éthique. Les limites et les solutions « Un patrimoine territorial peut très bien ne pas être utilisé comme ressource, si le modèle socio-culturel dominant ne lui porte ni intérêt, ni valeur »16

Malgré tous les avantages que peut apporter l’emploi de ressources locales dans la pratique architecturale, il existe des limites et des freins que nous devons

Gion Caminada, conférence, centre culturel suisse, Paris 2012 Alberto Magnaghi, Le projet local


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prendre en compte pour ancrer la théorie dans une réalité concrète. Tout d’abord, nous vivons dans une société de lois et la norme dicte les modes de construire. Structurantes et garantes des bonnes pratiques, elles fixent les responsabilités de ceux à qui elles s’appliquent. Conçues pour couvrir le cas général, elles sont souvent un frein au cas particulier. Ce frein normatif désenchante l’expérimentation et l’emploi de matériaux locaux « hors normes », il encourage l’emploi de produits normalisés, labellisés trop souvent issus de la production mondialisée. Des solutions émergent cependant pour

assouplir la norme. Nous pouvons citer notamment des solutions réglementaires comme par exemple la loi CAP du 7 juillet 2016 et notamment l’article 88 qui introduit le dispositif du « Permis de faire », et dans le même élan le décret publié sur le « permis d’expérimenter » d’août 2018. Ces réglementations sont un premier pas vers l’expérimentation et permettent de déroger à la règle sous certaines conditions.

Mise en œuvre des enduits terre chaux, Ganga Maki, Studio Mumbai (photographie personnelle)

Au-delà des freins normatifs, nous pouvons évoquer le problème des outils de contrôle. Il est extrêmement complexe de modéliser la migration d’humidité dans un mur en terre ou la résistance au séisme d’un mur en pierre sèche. Les outils informatiques n’étant pas en mesure de démontrer une conformité aux résultats attendus dans certaines mises en œuvre spécifiques incitent à se tourner vers des solutions classiques. L’utilisation de ces l’outils de contrôle est questionnable car il représentent en ce sens un frein à l’innovation et à l’emploi de ressources locales. Faut-il aller plus loin et rendre les outils plus performants ? Faut-il admettre la pérennité de la mise en œuvre traditionnelle ? Qui en porterait alors la responsabilité ? L’évolution des attentes est également


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Afin de retrouver une culture constructive fondée sur les ressources locales, de nombreuses réflexions sont initiées par des associations ( Bellastock, CRAterre, Écobatir, etc. ), des fédérations comme le FFB ou diverses expositions. Ces réflexions

aboutissent à la production d’ouvrages de grande qualité sur ces sujets dont nous pouvons nous inspirer. L’architecte peut également prendre part à cette démarche en outillant sa pratique. L’architecte Philippe Bonnet de l’agence Obras par exemple, propose la mise en place d’une cartographie relevant les ressources locales d’un territoire.

Seuil de portes pierre polie et chaux, Ganga Maki, Studio Mumbai (photographie personnelle)

à prendre en compte dans la démarche. Le niveau d’exigence des maîtres d’ouvrages, des usagers, des normes, augmente avec le temps et nous devons aboutir aujourd’hui des projets à l’acoustique parfaite, sans odeurs, pouvant être évacués en moins de deux minutes en cas d’incendie. Ces attentes sont à considérer lorsque nous empruntons des dispositifs architecturaux à l’architecture vernaculaire qui n’était pas soumise à de telles exigences, ou quand nous choisissons des matériaux non conventionnels. Due aux progrès techniques, à la production en masse de matériaux industrialisés et au dumping social, la disparition des savoir-faire anciens constitue également un frein à l’emploi de ressources locales dans la construction. Les savoir-faire pauvres d’il y a un siècle sont devenus un luxe et nous sommes aujourd’hui plus souvent face à des monteurs qu’à des artisans sur les chantiers.


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Protoypes, Studio Mumbai (photographie personnelle)

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Un vacarme infernal. Les trains qui passent juste derrière le mur de l’agence, la circulation et ses klaxons à faire pâlir les supporters de foot. Le bruit des perceuses, des marteaux, des ouvriers qui hurlent d’une pièce à l’autre pour communiquer, les ventilos qui tournent sans arrêt. Le studio est un chantier permanent. Je lève les yeux de mon écran, les charpentiers me demandent de bouger. La table qui me sert de bureau et qui servait d’établi hier, recevra maintenant des prototypes en papier mâché dans la pièce d’à côté. Je prends donc mon ordi sous le bras, et pars m’installer dans la cuisine en attendant que la salle de réunion soit débarrassée et aménagée en bureau. En passant par le patio, je salue Imran et Gajanand, les artistes du studio; ils sont assis à l’ombre du figuier. Cela fait deux semaines qu’ils taillent des « animaux de la terre » avec leurs pics et leur marteau dans des dalles de granit. Ils en taillent une trentaine qui viendront s’insérer entre les autres dalles d’un pavillon en Australie. Je passe ensuite devant les tables de projet. Je pose mon ordi et m’attarde un peu sur une maquette de site. Je feuillette le carnet de bord du projet, le processbook. J’apprécie les petites maquettes d’études alignées sur la table, j’en prends une qui semble être la dernière en date et vais la comparer aux plans et coupes affichées sur les panneaux pour comprendre les modifications. De nouveaux échantillons et tests de matière sont rangés dans l’étagère juste derrière. C’est un lieu immersif, un « générateur de connexions » qui convoque tous les sens. C’est assis autours de cette table, accompagné d’un chaï, d’un café ou d’un repas, que peut prendre place la conception et la discussion avec les maîtres d’ouvrage. Je reprends ma route. En montant à l’étage, je m’attarde devant ce que j’appelle la « pigmenthèque ». C’est une grande étagère où sont alignés des centaines de pots de pigments. Ils servent entre autres à colorer les enduits, les badigeons et aux « line drawings » ; des tracés tirés au cordex, au sol ou sur des panneaux.


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Le studio est un vaste laboratoire d’architecture en constante émulation. Les murs et les sols sont un patchwork d’enduits à base de terre, de chaux, de caséine, et de dalles teintées de différents pigments. La toiture est couverte d’une étanchéité naturelle faite à partir d’huile d’amandes. Les premiers tests avaient fondu au soleil l’année dernière. Quelques fuites ont été repérées et réparées au moment de la mousson. Les architectes et les artistes, par leurs voyages, rapportent des recettes traditionnelles au studio. Elles viennent d’Inde, et du monde entier. Elles sont expérimentées sous diverses formes, améliorées et scrupuleusement consignées dans des carnets d’études.

Espace de travail, Studio Mumbai (photographie personnelle)

Mumbai, Saatrasta, 2016


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III.2 La sphère intellectuelle Le savoir Comme nous venons de le voir, l’emploi de ressources locales nécessite une connaissance fine des matériaux mis en œuvre. Enrichir sa culture constructive constitue donc le premier pas pour nourrir une culture locale. Les principes fondamentaux du patrimoine vernaculaire sont selon moi le point de départ de cette démarche. Appréhendée dans une vision dynamique, et non comme un héritage figé, l’architecte doit comprendre la tectonique des ouvrages et les enjeux auxquels elle répond. Ces connaissances sont à confronter avec les savoirs actuels pour en intégrer les principes dans la conception d’une architecture

contemporaine. Valoriser cet héritage avec un regard critique apporte une réponse architecturale juste, évitant par là même les écueils d’une architecture nostalgique néo vernaculaire ou d’une attitude moderne déracinée de son territoire. Parmi les inspirations contemporaines, il est intéressant d’observer entre autres la production des écoles suisses des Grisons et du Tessin. Ces écoles sont le terreau fertile à la réflexion sur l’architecture locale aboutissant à des ouvrages pédagogiques de qualité. Ces travaux contiennent une grande quantité de connaissances allant du matériau brut à l’édifice, au travers des regards croisés ( scientifique, technique, théorique ). Andrea Deplazes, par exemple, propose une classification en 5 états du matériau par sa transformation : matière ( terre ) - matériau ( brique ) - éléments ( mur )

Photogrpahie d’étude, demolition series, Studio Mumbai


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- structure ( gros œuvre ) - édifice ( bâtiment ). Godfried Semper suggère quant à lui 4 catégories de matériaux premiers selon leurs caractéristiques physiques ( flexible/résistant - souple/ plastique - linéaire/solide - solide/dense )

« Ce que disent nos pères, ce que pensent nos maîtres. C’est dans cet entre-deux que doit se construire notre culture contemporaine. Nos constructions. Croire que seules prévalent des références universelles, modernes, mondiales ou à l’inverse que l’inspiration ne doit être que locale, justifie, d’un coté ou de l’autre, toute les errances culturelles, bonbon en plastique rose au bord de l’autoroute ou le pseudo-vernaculaire des pavillons fleuris. »17

imparfaite), et une architecture de nos maîtres (théorique, dessinée, pensée). Cette approche holistique de l’architecture et ces regards croisés, en évolution constante, constituent la synthèse d’un savoir-faire propre au métier d’architecte.

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Boris Bouchet, Pères et Maîtres, Territoires - Matières, ENSACF, 2008, EVAN

Maquette d’étude et d’inspiration, demolition series, Studio Mumbai

L’architecte Boris Bouchet montre l’importance de situer son inspiration entre une architecture de nos pères (vernaculaire, concrète, spontanée,


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La transmission Afin de nourrir une culture locale, l’architecte a la responsabilité de partager ces connaissances. Ce devoir pédagogique est selon moi le second pas dans la démarche.

Ces démarche sont cruciales pour l’architecture car elles permettent une conscientisation des futurs maîtres d’ouvrage qui, avertis et sensibilisés, pourront formuler des commandes pertinentes initiant ainsi des architectures de qualité.

Nous pouvons bien évidemment compter sur les maisons de l’architecture mises en place en France, qui ne doivent cependant pas se substituer à toute initiative spontanée qui s’inscrirait dans une volonté de transmission de la culture architecturale. L’ouverture des chantiers au public à certaines phases clés par exemple, constitue également un acte culturel, proposant un lieu de formation, un écosystème local dans lequel la transmission de la culture architecturale trouve toute sa place.

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Ibid p.38

Expérimentation de dalles colorées, Studio Mumbai

Pour ce faire il est important de dégager des espaces pédagogiques, pensés comme une place publique où chacun peut s’imprégner de la culture architecturale. Comme les architectes du Vorarlberg l’ont fait à leur époque, « le thème de la culture du bâti a été abordée à travers des spectacles de cabaret, des expositions, des publications et des manifestations alternatives »18.


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L’intelligence collective Au vu du nombre d’intervenants qui gravitent autour du projet architectural, l’architecte se doit d’orchestrer habilement les intelligences. Orchestrer une gouvernance transversale à l’échelle d’un projet, relève selon moi d’un savoir-faire de l’architecte et le troisième pas vers une relation fertile entre l’homme et son paysage intellectuel. Cette démarche implique la structuration d’un réseau solidaire d’acteurs compétents et sensibles à la pratique locale. Afin de ne pas tomber dans une anarchie mentale, où chacun va de son avis à tort et à travers, l’architecte doit convoquer les intelligences disponibles au juste moment du projet. Cet exercice complexe d’arbitrage doit permettre d’apprécier l’avis et les compétences de chacun à sa juste valeur. Aussi, la pratique architecturale doit encourager une démarche non pas compétitive mais collaborative, co-créative, entre maitrise d’ouvrage, maitrise d’œuvre et entreprises. En ce sens, laisser s’exprimer l’entrepreneur en phase de conception peut induire une économie dans

le projet, une optimisation des matières et des énergies, un gain de temps en phase chantier. Le savoir de l’artisan et la science de l’ingénieur, injectés au moment de la conception permettent de s’ouvrir un espace de liberté dans le dessin et de se ré-approprier le projet architectonique. Un autre savoir-faire de l’architecte est de fédérer des volontés communes. Il est donc nécessaire d’accorder de l’importance à des temps de partage, voire à ritualiser des moments conviviaux pour transformer la compétition en collaboration. Il est par exemple possible d’organiser des repas de chantier, une fois par semaine, gérés par le compte pro-rata, durant lesquels il est possible d’échanger de manière informelle et transversale sur l’avancement du chantier. De la même manière, il est possible de faire participer les habitants au processus de fabrication de la ville, encourager les usagers à prendre part à l’élaboration du programme, challenger les réflexions d’un maître d’ouvrage public ou privé sur l’impact de son projet sur la culture locale. Faire appel à ces intelligences en amont de la conception du projet troque ainsi


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« Mais j’estime avant tout nécessaire de choisir des artisans qui ne soient ni inexpérimentés, ni légers, ni inconstants, à qui tu puisses non seulement confier l’exécution consciencieuse de l’ouvrage dessiné selon les règles, mais aussi demander de l’achever entièrement et de le terminer à temps. Pour juger de tout cela, tu tireras des ouvrages que tu peux observer dans les environs des arguments et des hypothèses qui t’aideront à conduire ton chantier en connaissance de cause. En effet, tu peux bien penser que les défauts et les qualités qu’on y remarquera se retrouveront identiquement dans ton futur ouvrage. »19

Les limites et les solutions Le principal frein à la mise en place d’une telle pratique est le temps et l’accroissement de la vitesse. Cela s’explique par le développement

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Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier (1485), Chap.4 Livre blanc des architectes 2004 p.12

d’une forme d’immédiateté, de l’efficacité défendant un objectif de rentabilité. L’architecture ne fait pas exception à cette règle ; sa nouvelle devise « construire plus, mieux et moins cher » sous-titre de la Loi ELAN n°20181021 promulguée le 23 novembre 2018 n’est pas sans rappeler le slogan « harder, better, faster, stronger » scandé par les Daft Punk, martelant le rythme effréné de la production industrielle. Cette vision d’efficacité est questionnable sous plusieurs aspects car trop souvent productrice de non sens, d’obsolescence et de gaspillage des ressources. La démarche proposée en sort malgré tout perçue comme naïve et utopiste,

Les mains de Dinesh, charpentier, Studio Mumbai (Bepole)

un caractère bureaucratique issu de la bien pensance au profit d’un caractère démocratique ancré dans une réalité concrète. La démarche permet ainsi de composer une réponse architecturale plus juste qui ne risque pas de décevoir les attentes.


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« Rappelons aussi que l’architecture est un art qui s’inscrit dans la durée. Les constructions sont faites pour durer sur des décennies. Les besoins et les techniques évoluent beaucoup plus rapidement que le cadre architectural qui les accueille. De ce fait, l’architecture est un art du long terme. Il ne saurait, sous peine de perdre son identité, se contenter de l’immédiat de la réponse. Ceci implique une responsabilité des architectes, mais aussi de ceux qui leur passent commande, sur la qualité de l’architecture. »20

Une autre approche consisterait à dévaloriser la vitesse d’exécution au profit d’un temps long, de recherche et d’expérimentation, d’inefficience, le temps de la qualité architecturale. Une telle pratique nécessite entre autres de s’affranchir du calendrier politique, privilégier la qualité du résultat au temps d’exécution, donner plus d’importance à la valeur ajoutée du temps social qu’à l’économie de moyens. Cette démarche nécessite de superposer la pratique architecturale aux savoir-faire politique, économique et social, car elle remet en question un fonctionnement général. S’opposant à la notion d’efficacité, la gageure de la pratique est de retrouver un temps long nourrissant une démarche d’efficience. La démarche reste encore extrêmement complexe à mettre place, car elle pose alors la question de la juste rémunération du travail de l’architecte. Comment justifier de l’augmentation du coût Ruedi, maçon spécialisé dans le travail de la chaux (Zoé Photography)

comme une perte de temps, un manque à gagner. La loi de 1977 sur l’architecture nous rappelle cependant que le projet architectural doit répondre à un devoir d’utilité public, lui attribuant par là une valeur sociale, politique et culturelle. En ce sens, il n’est pas raisonnable d’envisager l’architecture sous l’angle unique de la rentabilité.


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de la mission d’architecte induit par l’augmentation de son temps de travail ? Le coût financier d’une telle pratique n’est pas attractive et risque en plus de dériver vers une architecture élitiste, une architecture pour les riches. Pour éviter cet écueil, il existe plusieurs pistes que nous pouvons explorer. L’architecte Gabriel Gozzo, dans son travail sur l’inefficience en architecture22, esquisse quelques solutions comme la trans-disciplinarité, la pluridisciplinarité ou la ritualisation de temps de recherche au sein des agences d’architecture. Ces pratiques sont à l’initiative des acteurs de la construction, c’est pourquoi il est également important de faire valoir l’intérêt public des constructions. L’état, par la loi de 1977 sur l’architecture, reconnait l’architecte comme producteur de bien publics et se doit en ce sens, de soutenir ce travail de recherche. C’est ainsi que s’est mis en place le crédit d’impôt recherche, par exemple. Cette mesure rétroactive est un moyen d’encourager la recherche et l’innovation, mais demande à être consolidée pour devenir vraiment attractive.

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« Mieux encore, l’architecte triomphe avec peu d’hommes et sans pertes ! En voilà assez sur l’utilité de l’architecture ! »21

En raison de l’avancée des technologies du bâtiment, un nombre croissant de compétences spécialisées gravite autour du métier d’architecte. Ces nouveaux acteurs de l’acte de bâtir vienne progressivement phagocyter le savoirfaire de l’architecte. Tenu aux résultats d’objectifs financiers ou d’études marketing, ce dernier est aujourd’hui enchaîné aux questions formelles, au « design de l’emballage » et à la tâche administrative. Il dépose sa veste de concepteur et penseur critique, pour enfiler l’habit du dessinateur et du secrétaire administratif. La perte de compétences est dommageable pour la qualité de la conception et l’innovation. Ce constat n’est pas systématique, mais il faut en prendre conscience pour orienter une posture. Il est possible de reconquérir ce savoirfaire en reprenant la main sur le projet tectonique, comme le propose l’architecte Nicolas Pellicier dans son mémoire. En effet, la position éthique et politique de l’architecte, considérant toute la filière

Ibid p.51 prologue Gabriel Gozzo, Inefficience en architecture, mémoire HMO NP ENSA Strasbourg, 2018


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les associations éco-bâtir et THE. Ces associations fédèrent des maîtres d’œuvres et des entrepreneurs dans une volonté commune de lutter contre la perte d’un savoir-faire constructif.

« [...] l’esprit tectonique [...] revoie [...] à l’expression matérielle d’une fabrication, dans toute la complexité moderne qu’elle désigne, inscrivant le comportement mécanique de l’assemblage ou la configuration formelle de l’ossature dans la dépendance complexe de la filière technique propre au matériau choisi. »23

Anciens ateliers de Studio Mumbai à Alibag (photographie personnelle)

technique et de production jusqu’à la mise en œuvre du matériau, permettrait à ce dernier de se positionner comme acteur central dans le processus de conception. Cette démarche peut être mise en place en étroite collaboration avec le lieu de production et l’artisan. Pour aller plus loin et encourager la démarche, nous pouvons imaginer une cohabitation sur un même site ou un simple temps d’échange entre les lieux de production, les artisans, les bureaux d’études et les architectes. C’est dans cet esprit que s’inscrit ma formation sur la filière bois à l’ENSTIB, et que j’ai rejoint

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Cyrille Simonnet, Gilles Perraudin, Max Roland, Tectoniques architectes unplugged, les presses du réel 2007, p.13



Espace de repos, Ganga Maki, Studio Mumbai

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Chantier, Ganga Maki, Studio Mumbai (photographie personnelle)


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Toute la journée des ouvriers s’affairent à porter, tailler, construire, façonner. Ce sont de modestes paysans à la base. Ils sont une petite centaine d’hommes et de femmes. Ils ont des connaissances rudimentaires en charpente et en maçonnerie qu’ils ont appri de leurs pères. C’est Bhiri qui les a recruté. Il leur assure ainsi 5 ans de travail avec à la clé des savoir-faire qu’ils sauront transmettre à leur tour. Vu leurs conditions de vie, les fermiers de l’Uttarakhand n’ont pas su refuser. Bijoy a fait venir Ruedi Krebs, un maçon suisse qui s’est spécialisé dans le travail de la chaux. C’est lui qui va les former et leur apprendre à maçonner des murs de pierres sèches, les joints de dilatation, les appareillages de briques, l’extraction de la chaux et sa mise en œuvre. Comment la chauffer, l’éteindre, la mélanger avec la terre, la projeter sur les murs. Au crépuscule, le chantier se tait progressivement, se vide. C’est une ruine vivante qui s’endort. Il ne reste que les tas de chaux vive fumants, les échafaudages de bambous, les ânes parqués dans leurs enclos et cette femme. Cette ouvrière qui termine sa journée de travail et qui, comme elle en a l’habitude se verse une carafe d’eau sur les jambes, les bras et la tête. Son geste est d’une précision et d’une fluidité travaillée depuis la nuit des temps. Le soleil rasant réchauffe et dévoile les reliefs des murs de briques fraichement enduits. Je profite de la fraîcheur de la nuit pour faire un tour. Dans l’espace de vente, je vois scintiller les murs aux reflets des rayons de lune qui filtrent à travers la toiture. Le calcaire utilisé pour les enduits est extrait du lit de la rivière en contrebas du site dont les pierres sont toutes pailletées. Ce n’est pas voulu, et je trouve que c’est bien comme ça. Dehradun, Ganga Maki, 2016


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III.3 Le monde sensible La phénoménologie La théorie architecturale de la phénoménologie est fondée sur la pensée des philosophes allemands Edmund Husserl et Martin Heidegger. La phénoménologie cherche à « élucider le rapport de l’homme au monde »24 de manière scientifique, par l’identification d’une expérience vécue. Maurice J. J. Merleau-Ponty, philosophe français, sur la même ligne philosophique, efface la limite entre le corps et l’esprit. Il défend l’importance élémentaire de la perception par le corps, permettant d’accéder à l’essence des choses, de notre environnement, de notre monde. C. Norberg-Schulz trouve en cette théorie existentialiste une nouvelle approche, un nouveau regard sur l’architecture. Ce dernier développe alors une notion d’ « espace existentiel », qui se base sur la volonté d’une expérience vécue de l’espace, perçue par les cinq sens. Cette théorie architecturale trouve aujourd’hui tout son sens car elle représente une alternative à la culture exacerbée des images vides

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de culture constructive. L’ambition de la pratique est d’intégrer la phénoménologie afin de créer une expérience entre l’homme et l’esprit d’un lieu. Ce savoir-faire de l’architecte consiste à donner au lieu un esprit, une atmosphère, qui va pénétrer le paysage intérieur de l’homme par ses

cinq sens et ainsi créer une expérience charnelle, sensible et intime de l’espace.

Les matériaux, l’art de vivre Pour ce faire, il est indispensable de donner toute leur importance aux matériaux et de les placer à la source de la conception. Non plus pour des raisons socio-économiques ou politiques, mais pour leurs qualités sensibles, ce qu’ils offrent en terme de matérialité, d’odeur, de texture, de résonance. C’est ainsi que l’architecte recherche dans ses projets « Des planchers en bois semblables à

de fines membranes, de lourdes masses de pierre, des textiles doux, du granit poli, du cuir souple de l’acier brut, de l’acajou brillant, du verre cristallin, de l’asphalte réchauffé par le soleil… »25.

Emmanuel Housset, Husserl et l’énigme du monde, Seuil, coll. « Points », 2000, p.14 Peter Zumthor, Atmosphères, Birkhauser, 2008, p.75


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Façade et détail de la poste de Ghardaïa, Algérie, André Ravéreau, Du local à l’universel, p. 59

Le climat, les caractéristiques physiques, les rythmes naturels ( ensoleillement, saisonnalité ) et l’histoire d’un lieu agissent directement sur l’art de vivre de ses habitants. Nous pouvons remarquer que plus ces pressions sont pernicieuses, plus l’homme est obligé de s’adapter et donc plus l’art de vivre et la culture sont remarquables. Cet art de vivre est générateur de dispositifs architecturaux dont il faut savoir s’inspirer. Comprendre ces dispositifs permet leur meilleure appropriation, et, confrontés aux enjeux actuels, leur réinterprétation ouvrent un vaste espace d’innovation. Un oriel ( bow window ou jharoka ) par exemple, questionnent sur la manière d’habiter une façade. Un patio ( ou west ed-dar ) préservent l’intimité et la fraîcheur au cœur du bâtiment. Un mur trombe ou une façade masque permettent de tamponner la température entre intérieur et extérieur. Un moucharabieh filtre la lumière et rafraîchit l’air qui le traverse. Au-delà des matériaux, l’atmosphère d’un lieu existe par l’histoire qu’elle porte, par sa manière de transcender un art de vivre. Le travail de l’architecte consiste ainsi à savoir l’identifier et le mettre en valeur.


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« Je ne peux pas copier, je ne peux pas refaire, mais j’ai au moins l’ambition de comprendre pourquoi ces maisons ont été construites comme ça, pourquoi avec tels matériaux. »26

Une démarche artistique Intégrer la phénoménologie dans la pratique architecturale comme nous venons de le voir, s’apparente fortement à une démarche artistique du projet. Assumer cette part de la pratique nous autorise à remettre en question la règle, la norme, l’assouplir, voire à y désobéir le cas échéant. À travers cette démarche artistique, nous sommes également libres de réinterpréter les archétypes, les formes symboliques, l’idéalité formelle : la grotte, le cénote, la cabane, le fossile, etc. Par ce biais, nous nous émancipons d’un enfermement culturel passéiste, nous évitons les écueils du pastiche néo vernaculaire et du moderne déconnecté, pour nous concentrer sur la juste réponse propre au lieu et à l’art de vivre qu’il abrite.

à la demande de la maitrise d’ouvrage ; sa seule ambition vise à révéler ou installer une atmosphère riche, valorisant les savoir-faire, les matériaux, les arts de vivre locaux. Elle ne cherche donc pas à faire l’économie du bon sens, ni du partage de la bonne intelligence avec les acteurs de l’acte de bâtir. « Qu’est-ce qui m’a touché alors ? Tout. Tout, les choses, les gens, l’air, les bruits, le son, les couleurs, les présences matérielles, les textures, les formes aussi. [...] Et quoi encore ? Mon état d’âme, mes sentiments, mon attente d’alors, lorsque j’étais assis là. Et je pense à cette célèbre phrase en anglais renvoyant à Platon : « Beauty is in the eye of the beholder. ». Cela signifie que tout est seulement en moi. Mais je fais alors l’expérience suivante : j’élimine la place - et mes impressions disparaissent. Je ne les aurai jamais eues sans son atmosphère. C’est logique. Il existe une interaction entre les êtres humains et les choses. C’est ce à quoi je suis confronté comme architecte »27

Incertaine car expérimentale, la démarche doit en premier lieu répondre

26 27

André Ravéreau, Du local à l’universel, Éditions du Linteau, Le Kremlin Bicêtre, p.113 Peter Zumthor, Penser l’architecture, Birkhauser, 2008, p.75


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Cénote, Yucatan, Mexique

Tara House, Studio Mumbai


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Afin de faciliter la démarche, nous pouvons dans un premier temps constituer une archive des atmosphères rencontrées. Bien que la photographie soit le moyen le plus simple et rapide de restituer un espace visuellement, le dessin et la description littéraire des expériences vécues, constituent une bibliothèque mentale riche dont nous pouvons nous inspirer dans nos projets. La compilation peut se faire par exemple dans des carnets d’études qui retranscrivent de la manière la plus fidèle, des ambiances que nous avons trouvé intéressantes et pertinentes. Il est nécessaire de multiplier les expériences par le voyage pour nourrir ce travail. Les références et leur interprétation subjective traduisent la sensibilité de l’architecte et peut être un outil de communication intéressant avec la maîtrise d’ouvrage et les entreprises.

Dans un second temps, il semble évident que s’appuyer sur le seul sens de la vue pour façonner une atmosphère n’est pas suffisant. L’idéal est de multiplier les supports d’expérimentation. Les maquettes sont d’excellents outils pour

vérifier une implantation, l’orientation, l’impact sur le site ; à plus grande échelle, les prototypes valident des détails structurels et donnent des informations sur la matérialité ou la proportion.

Tests d’enduits sur panneau de bambou, Studio Mumbai (photographie personnelle)

Les outils


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Combiner de manière pertinente ces outils aux études d’ingénierie ( acoustique, thermique, lumière, etc. ) durant la phase de conception permet une immersion multisensorielle dans un projet qui n’existe pas encore. Diversifier les supports d’études est une manière de stimuler les connexions et de garder la maîtrise du projet à toutes les échelles. Il est ainsi possible de naviguer d’un seul regard entre urbain et détail constructif,

entre existant, référence et projet, entre reflet brillant et grain mat, entre épaisseur et légèreté. La mise en place de microcosmes immersifs, de laboratoires de l’architecture au sein de l’agence permet non seulement d’atteindre une qualité architecturale, mais également de communiquer ces sensibilités avec la maîtrise d’ouvrage.

maquettes d’études et prototype d’assemlbage de structure bambou, Studio Mumbai (photographies personnelles)

Les documents graphiques, en fonction de l’échelle, informent sur l’organisation interne, la proportion des espaces, les dimensions. Nous pouvons ajouter à cette liste des écrits, des échantillons de peinture, d’enduits, d’huisseries, etc. qui peuvent être issus d’expérimentations. Une matériauthèque, une bibliothèque, une photothèque, une maquettothèque ou encore une peinturothèque pourquoi pas.


Coupes perspectives et vue, Ohnomichi, Studio Mumbai (Dessins personnels)

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Les limites et les solutions La gageure d’une telle pratique repose en grande partie sur la reconnaissance de valeurs immatérielles par le grand public. Elle nécessite en effet une culture de la démarche architecturale de la part de la maîtrise d’ouvrage. En effet, un communiqué du ministère de la culture du 19 Mars 2018 nous informe qu’« alors que le ministère de la Culture organisait, en octobre 2017, la deuxième édition des Journées nationales de l’architecture, il en ressort que l’architecture reste une discipline mal connue des Français ( … ). L’architecture est en général reconnue dans sa dimension patrimoniale, rejetée pour son avant-garde et reste méconnue dans sa dimension urbanistique. »28. Pour pallier ce problème, il est important de participer activement à la diffusion de la culture architecturale et des pratiques associées, par l’exposition des recherches menées sur tel ou tel projet, à la manière d’artistes. Montrer le processus architectural de manière chronologique, par l’évolution des maquettes d’études, de dessins, d’échantillons, par exemple. Afin d’ancrer ces recherches dans le concret, ces événements peuvent prendre

place lors de l’inauguration d’un bâtiment, par exemple. D’une part le manque de culture est un frein à la démarche, car elle demande une grande confiance de la part de la maîtrise d’ouvrage dans le savoir-faire de l’architecte. En effet, ne relevant pas d’une rentabilité immédiate, ce temps d’expérimentation est souvent perçu comme un surcoût et une perte de temps, donc un manque à gagner. Cela demande du temps et de l’énergie à l’architecte pour arriver à démontrer la pertinence de la démarche, ce qui peut être usant et décourageant. Dans les marchés publics, la plus-value architecturale que nous véhiculons par nos valeurs immatérielles est sous-évaluée car inquantifiable d’un point de vue économique ( notamment ). Il est impossible de prédire comment un bâtiment va être habité, la manière dont les usagers vont pouvoir se l’approprier et comment il va se comporter dans le temps. C’est donc un pari à chaque nouveau projet qui nécessite de bàtir une confiance durable entre l’architecte et le maître d’ouvrage. D’autre part, comme nous l’avons évoqué dans le chapitre précédent,

Guy Tapie, La culture architecturale des Français (En ligne), article, disponible sur https://www.architectes.org/ actualites/la-culture-architecturale-des-francais

28


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« Le respect mutuel qui règne entre les architectes existe également entre les concepteurs et leurs maîtres d’ouvrage, privés et publics. La plupart des maires sont conscients de l’importance de la qualité du bâti. Ils apprécient les compétences et l’ouverture d’esprit de leurs architectes, qui n’ont pas des allures de stars, et suivent volontiers leurs conseils. »29

Encore une fois, il ne s’agit ni de travailler bénévolement ou faire de l’expérimentation pour faire de l’expérimentation. Le travail de recherche doit se voir comme la construction d’une bibliothèque de la culture architecturale, un temps investi sur le long terme dans la pratique d’agence. Toutes les recherches menées

29

Ibid p.38

sur un projet, correctement archivées, peuvent constituer un gain de temps ùpour l’enrichissement de projets à venir. Qui plus est, elle peut devenir la marque de fabrique de l’agence, sa plus value. Afin de faciliter la recherche, nous pouvons miser sur des partenariats avec des institutions favorisant la recherche, ou le monde universitaire.

Maquette plan, Studio Mumbai (photographies personnelles)

l’expérimentation est généralement mise à l’écart dans le processus architectural car elle n’entre pas dans le cadre de la rentabilité pour une agence. Ce travail de recherche est en effet chronophage dans une phase d’études chronométrée et ne trouve souvent son sens qu’une fois réalisé; c’est souvent à l’architecte de faire le premier pas et d’en faire les frais.


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Durant ces vingt dernières années, l’ordinateur s’est imposé comme l’outil privilégié de l’architecte. Exacerbé par l’arrivée du BIM, cet outil couvrant l’ensemble de nos tâches, nous accompagne de la conception à la réalisation d’un projet. Il est un moyen de communication puissant, nous permettant un gain de temps considérable dans le traitement administratif, la diffusion de documents, le dessin architectural ( modifiable à souhait ), etc.

indispensable aujourd’hui dans la pratique architecturale reste une interface uniquement visuelle avec le projet. Il ne doit en ce sens pas empêcher l’utilisation d’autres moyens à la disposition de l’architecte permettant une immersion par les autres sens dans le projet.

Échantillons de couleur, peinture à la caséine, Studio Mumbai (photographie personnelle)

Nous pouvons par ailleurs légitimement nous poser la question de ce que devient ce gain de temps, et si il ne peut pas être mis à profit pour pratiquer l’expérimentation. Cet outil



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CONCLUSION

Nous avons pu proposer à travers ce travail d’écriture une définition de la notion de culture mentionnée dans la loi de 1977 sur l’architecture. À partir de cette définition et de différentes réflexions théoriques sur le sujet, nous avons tenté de comprendre la complexité de la question de l’échelle et les dimensions qu’elle intègre. Cette base théorique nous a permis de structurer l’ambition d’une pratique architecturale : nourrir une culture locale.


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Synthétiser une prise de position sur la pratique architecturale par l’écriture est un exercice qui appelle avant tout une démarche introspective. Ce temps de recherche m’a ainsi amené à identifier ce qui résonne inconsciemment en moi lorsque j’ai le sentiment de faire de l’architecture. J’ai cherché une cohérence sur ce qui m’animait à travers mes expériences professionnelles, mes réflexions et observations personnelles ainsi que mes études théoriques diverses. Cette étape de réflexion introspective m’a ensuite conduit à structurer une pensée critique, établir une distance théorique comme un cap à tenir, fixée sur l’ambition d’un savoir-faire architectural. Cette pensée demande naturellement encore à mûrir et à être confrontée à la réalité concrète. Quand bien même les propositions faites dans ce mémoire sont issues d’initiatives que j’ai pu observer et parfois expérimenter, la liste est loin d’être exhaustive et se conçoit en constante évolution. Tout au long de ce travail de recherche j’ai pu soulever l’importance des enjeux auxquels répondent l’ambition de la pratique. J’ai ainsi pu définir la notion

de culture comme étant la relation fertile entre l’homme et son environnement ( physique, intellectuel et sensible ) ; notion qui jusque là rendait assez floue ma compréhension de l’article premier de la loi de 1977 sur l’architecture. À travers différentes lectures théoriques sur le sujet, j’ai ensuite pu saisir l’interdépendance des échelles, la profondeur, dans laquelle s’inscrit la culture. Cela m’a permis de lier la complexité des questions d’échelles à une approche thématique (contexte socio-culturel, matériaux locaux, dispositifsarchitecturaux, etc.), qui n’oppose pas frontalement à la culture universelle, mais qui l’intègre de manière critique à une culture locale. J’ai pu saisir à l’École Nationale Supérieure des Technologies et Industries du Bois ainsi qu’à travers de nombreux exemples architecturaux ( entre autres dans la région du Vorarlberg), le potentiel de l’industrie dans l’exploitation vertueuse des ressources locales. J’ai également appréhendé au cours de mon année à la Fachhochschule de Francfort sur le Main et à l’occasion de l’écriture du mémoire de master Architecture Bois Construction ( L’ossature bois non standard dans l’architecture ) le potentiel que représente


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l’architecture paramétrique dans la mise en valeur de ces ressources. Enfin, mon expérience à Studio Mumbai m’a permis de toucher du doigt une sensibilité architecturale, une poétique de l’espace qui m’autorise aujourd’hui à croire dans l’esprit des lieux qui transcendent un art de vivre. Afin de concrétiser une architecture qui se veut être un expression de la culture, l’architecte doit pouvoir tenir le projet et son engagement dans la démarche du début de la conception à la fin du chantier. C’est bien au moment du chantier que prend corps toute la pensée élaborée en phase de conception. Il est en ce sens indispensable de défendre l’importance de la mission complète de l’architecte. D’autant plus si la démarche s’inscrit dans l’expérimentation et le choix de matériaux non conventionnels. Les quelques expériences en Inde furent pour moi l’occasion de toucher du doigt une grande maîtrise du projet au moment du chantier, car elles s’inscrivaient dans une démarche d’incrémentation et d’expérimentation permanente. Je dois cependant consolider cette expérience du chantier en France ; je compte pour l’heure sur les chantiers à venir au sein

d’Ascendense Architecture, structure d’accueil pour ma formation HMO NP. Je suis conscient que l’architecte ne peut naviguer seul avec son savoir-faire et son éthique dans le monde de la construction. Ainsi, le premier pas pour nourrir la culture locale, comme elle est définie ici, nécessite d’être connecté à un réseau d’acteurs engagés dans la démarche, sensibles aux enjeux et dignes de confiance. J’entrevois la possibilité d’aller à la rencontre de ces acteurs à travers mon investissement dans les associations THE et Écobâtir, ou à l’occasion de voyages, comme un moyen d’enrichir et de mettre en pratique cette ambition, car j’ai l’intime conviction que trouver une manière de co-créer en bonne intelligence avec les maîtres d’ouvrages, les entreprises, les bureaux d’études, les bureaux de contrôles et les usagers, dans une volonté commune de nourrir la culture locale, permettrait d’apporter une juste réponse aux enjeux actuels, de produire « more with less ».




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Septembre 2019 Conception graphique : Matthias Knoblauch Imprimé chez AZ Imprimerie Conception couverture, façonnage : Julie Wittich Couverture sérigraphiée : Pritoco Papier couverture : Vélin d’Arches 200 g/m2 Papier livrets : Offset recyclé 90 g/m2




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