Les lettres de mon père

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Les lettres de mon père Pièce en cinq actes

Cette œuvre, mélange de fiction et de faits réels, relate les aventures d’un jeune africain, Eklou Agbodjan, venu en France pour faire des études de linguistique. Passioné par Albert Camus, le jeune africain choisira d’adopter ce prénom avant d’arriver en France. C’est donc la vie d’Albert qui est raconté dans cette œuvre mélange de pièce de théâtre et de conte - sa relation avec son pays, sa patrie. Et donc sa relation avec son père. Bizzarement, on retrouve dans la vie d’Albert l’africain des concepts tout droit tiré de la vie d’Albert l’écrivain : l’absurdité du monde, la même à laquelle l’Etranger est confronté. Et donc la révolte. Plus généralement, c’est l’auteur de la pièce, le fils d’Albert, qui parle de sa relation avec son pays d’origine, de sa relation avec son père. Et de sa révolte à lui. Pour permettre cette mise en relation de plusieurs lieux, de plusieurs époques et de plusieurs personnages, l’auteur cherche à recoller les morceaux d’un puzzle spatiotemporel : le passé, le présent, l’avenir. Le père, le fils, le petit fils. Les contes africains, le théâtre de Camus, le rap d’Abd Al Malik. Une particularité de la pièce est qu’aucun des cinq actes n’a été écrit par l’auteur de la pièce : celle-ci découle naturellement d’un patchwork de roman (l’équilibriste de Victor Aladji pour le premier acte), de lettres écrites par Albert, son père et son frère, et d’une chanson (« Je regarderais pour toi les étoiles » d’Abd Al Malik pour l’acte cinq).

Kwami Viadeoli Tendar

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A mon père, Albert Eklou Agbodjan Tendar.

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Les lettres de mon père Pièce en cinq actes

Les Personnages : Le conteur Kwami, le fils d’Albert Albert Paul, le frère d’Albert Koffi, le père d’Albert

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ACTE I

Kwami – « Je n’avais jamais voulu raconter cette histoire. Car c’est l’histoire de ma vie intime. Celle sur laquelle je devais à jamais conserver le voile de la pudeur. « Ce qui m’a décidé, c’est la raison qui décide le malade à aller au dernier moment voir son médecin. Mon médecin, c’est toi mon ami, qui as voulu me faire venir pour jeter un coup d’œil sur mon passé qui à jamais veut marquer mon avenir. Avant ce soir j’étais comme un loup solitaire. Je m’étais débattu comme un désespéré. J’avais mordu un peu n’importe comment, les bons comme les méchants. Je n’avais pas le temps de faire des distinctions. « Le monde n’a jamais prêté une âme sensible aux voyous de mon genre. C’est pourtant le même sang qui coule dans nos veines. J’étais un arbre du désert délaissé dans la chaleur et la sécheresse. J’avais puisé ma sève très loin, je suis sec et résistant. Oui j’avais puisé ma sève très loin. Chez nous on dit que l’homme a plusieurs vies. Si je devais revenir au monde après ma mort, je donnerais mon ombre et mes fruits. Je n’attendrais rien de personne. « Tu sais, je voudrais pleurer mais aucune larme ne vient perler sur ma joue. Je suis une plante du désert. »*

*Victor Aladji/ L’équilibriste/1972/Editions Clé Yaoundé/page 5,6.

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ACTE II

Le conteur – « Arrivé en France dans les années 80, Albert gardera un contact avec son pays d’origine, le Togo, par l’intermédiaire de lettres envoyées à sa famille. Des lettres dans lesquels sont évoqués toutes sortes de nouvelles, les bonnes comme les mauvaises. Voici une discussion entre Albert et un de ses frères, Paul, à propos d’un meurtre qu’aurait commis Rémi, un autre de ses frères. » Paul – « Bonjour Albert. Après un long moment de silence, il me plait enfin de te dire quelques mots. L’année qui vient de passer nous a fait éprouver un décès tragique au sein de notre famille. Il s’agit bien de la disparition de notre petite sœur Atsoufé, ta sœur de sang. Mais un autre drame s’est ajouté. Il s’agit d’un meurtre que notre frère Remi aurait commis au Ghana et qui lui aurait couté la vie. » Albert – « Très cher frère. Voici une très précieuse lettre que je t’écris depuis mon lieu de vacances chez mes beaux-parents en Autriche. C’est ma première déclaration officielle et écrite depuis l’annonce de l’arrestation de Rémi, suspecté pour un meurtre commis à Accra. Rémi n’aime personne dans la famille en commençant par son père et sa mère ; il pense que ses parents ne l’aiment pas comme ils le devraient et il utilise une fausse et mensongère politique en disant : c’est à cause de la misère, la pauvreté. Alors Rémi veut changer de vie ; c’est-à-dire changer le cours naturel de l’histoire. » Paul – « Alors cher frère c’est ainsi que la machine humaine tourne chez nous, ici au pays…. » Albert – « La thèse Rémi est la suivante : quand ta famille ne t’aime pas pourquoi porter son nom ? La patronymie est le noyau, l’atome générateur du sang donc d’appartenance à un clan, à une branche généalogique. Alors Rémi change de nom, d’identité. Ceux qui connaissent Rémi à Lagos, à Londres et ailleurs ne peuvent imaginer aucune relation de parenté avec Mr. Koffi Badagbor d’Adangbé. C’est ainsi que Rémi exprime le rejet de sa famille, par erreur ou ignorance ou par inconscience. Rémi n’est pas le seul dans cette situation. Parmi nous, d’autres frères expriment autrement le même rejet de la famille mais d’une autre manière. Regarde l’exemple de Foga en Allemagne. Foga a changé insidieusement le cours naturel de l’histoire. Les enfants de Foga ne savent pas qu’ils ont des oncles, des tantes, des cousins et des cousines pauvres en Afrique. Eux, ils vivent dans le luxe et l’abondance en Allemagne. A propos de ce problème, je t’invite à lire l’ouvrage de Franz Fanon intitulé « Peau noire, masque blanc » ou encore le livre d’André Malreaux « La condition humaine ». 5


ACTE III

Le conteur – « Albert critique son frère en Allemagne, qui ne parle pas de sa famille en Afrique à ses enfants. Pourtant, il fera la même erreur. Quelques années plus tard, Albert aura une discussion avec son père, par l’intermédiaire de lettres, également. » Koffi – « Mon très cher fils Albert. Pourquoi m’as-tu laissé ainsi ? » Albert – « Je n’ai pas confiance en toi Monsieur Koffi, mon pauvre papa. » Koffi – « Tes camarades qui sont en Europe envoient de l’argent pour acheter des lots de terrain. » Albert – « Il m’est très difficile voire impossible de te confier quelle que affaire que ce soit surtout lorsque cette affaire concerne l’argent. » Koffi – « Mais mon mal redouble. Maintenant, j’ai compris que c’est héréditaire car l’un des vieux pères l’avait. J’ai nommé la maladie « lèpre » parce qu’elle se développe au-dedans de moi et se fait apparaitre dans la figure et au dos. Ainsi je n’arrive pas à me déplacer ou travailler comme auparavant. Tes frères et sœur m’aident dans mes travaux. » Albert – « Je serais très content si tu pouvais rassembler tous tes enfants et leur faire la même révélation ; tous, du plus grand au plus petit, à titre de conseil de famille, pour qu’ils comprennent mieux la situation actuelle et surtout l’origine exacte de la maladie. » Koffi – « Réunissez-vous pour m’envoyer une somme assez suffisante pour le traitement. C’est très urgent autrement dit vous ne me reverrez pas. » Albert – « Contrairement à ce que tu aurais pensé, moi, je ne suis pas d’accord sur les choses que tu me demandes de t’envoyer. Comment tu vis ce n’est pas du tout mon problème. Mes frères essayent de t’apporter quelques aides matérielles. Je pense que c’est beaucoup et à vrai dire tu as de la chance.» Koffi – « Je suis aussi épuisé en pagnes alors n’oubliez pas de m’envoyer une somme pour un bon pagne de Kéta. » Albert – « Il y a tout juste 10 ans, je suis revenu de Lama-Kara pour te dire que, je n’ai pas de pagne. Souviens-toi de la réponse que tu m’as donnée. Oh, que les beaux jours passent vite ! Je te signale tout de suite que pour le moment, j’ai gardé de très mauvais souvenir de toi, de ta personnalité et de ton éducation brutale. »

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ACTE IV

Le conteur – « Albert, qui critiquait ses frères Rémi et « Foga », finit par lui aussi vouloir changer « le cours naturel de l’histoire » en changeant de nom, premièrement, en ne parlant pas de sa famille en Afrique à ses deux enfants en France, puis en rejetant son propre père. Il n’est, finalement, pas si différent des autres africains qu’il critiquait dans ses lettres. Dans l’absurdité de cette situation, Albert va trouver une solution dans la révolte, comme Albert Camus. Il s’engagera donc dans une lutte pour améliorer les conditions de vie de sa famille restée habité au village, en Afrique. Voici une lettre parlant de son projet. » Albert – « Bonjour cher frère Mensah Paul. Je suis très content par la façon dont tu as réagi au projet de l’aménagement du gîte familial. Sans nul doute, tu n’es pas sans savoir l’état actuel de notre maison au village ; l’état dégradé des chambres où nous avons passé ensemble nos tendres enfances avec toutes les péripéties qui nous ont tant marqués. Mettons-nous d’accord sur certains principes sinon les plus élémentaires : en commençant par où coucher au village ! Ou se trouve notre racine ! Où s’unir pour nos cérémonies traditionnelles, ancestrales, où venons-nous ? Plus que jamais, le problème du logement est posé, abordons-le avec détermination. C’est une nécessité absolue, car l’état actuel de notre maison est honteux ; c’est inadmissible, c’est une insulte portée à notre personnalité et celle de nos enfants. C’est affreux, horrible, abominable. En dehors de nous fils de Mr. Koffi, soucieux de concrétiser une idée unique de son genre, un bon nombre d’observateurs approuvent le projet et présentent leur respect au principe d’une initiative de coopération familiale. Des personnalités telles que, en commençant par notre papa, les deux oncles Ayayi et Messah, Fovi à Sokodé et Foga en Allemagne ; puis d’autres observateurs, Maka Kofidjin et plusieurs autres encore. Pour continuer les travaux de rénovation de l’habitat et s’assurer de la quasi réalisation du projet, l’investissement moral et matériel restent l’arme absolue. »

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ACTE V

Le conteur – « Malheureusement, Albert mourra dans un accident avant de pouvoir réaliser son ambitieux projet. Quelques années plus tard, son fils, en écoutant une chanson, s’imagine son père, là-haut, lui adressant une ultime parole d’amour. » « Maintenant qu’t’es grand, petit, J’suis à la fois l'oiseau, le ciel, et même la vie est belle, J’suis enfin homme, à travers toi, j’suis même bien plus qu'un père, Je doute plus je vois, maintenant quoi y a plus une seule énigme, Là où j’suis, à présent nous sommes tous fils de l'instant, On est tous fils dès l'instant, qu'on sent notre dernier instant, Mais passons, six pieds sous terre cloués au sol, pourtant, Le cœur libéré de mon corps en clé d’sol, planant, Au-dessus du poids énorme de votre monde, bien que, N'étant plus présent je suis plus vivant, que le Rap, Prends ce chapelet, invoque la vie, petit, Pense à ton vieux père quand tu pries, je t'aimerai même de là-bas. »*

*Abd Al Malik / Je regarderais pour toi les étoiles / Gibraltar / 2006.

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