Un lieu pour les livres,
extraits d’une mémoire
CNL
ANS 60LIVRES
Un lieu pour les livres, extraits d’une mémoire
Un lieu pour les livres, extraits d’une mémoire Édité par Sophie Barluet sur une idée de Benoît Yvert
© Centre national du livre, 2006.
CNL
ANS 60LIVRES
Un lieu pour les livres, extraits d’une mémoire D’abord Caisse nationale des lettres lors de sa création par la loi du 11 octobre 1946, devenu Centre national des lettres en 1973, puis Centre national du livre en 1993, le CNL est resté fidèle aux objectifs stratégiques qui lui ont été assignés il y a maintenant soixante ans : « Soutenir et encourager l’activité littéraire des écrivains français, favoriser par des subventions, avances de fonds ou tous autres moyens, l’édition ou la réédition par les entreprises françaises d’œuvres littéraires dont il importe d’assurer la publication. » C’est une très belle histoire que celle du Centre national du livre. Une histoire insuffisamment sue. Une histoire en marche. Ce soixantième anniversaire nous permet de mieux faire connaître une institution essentielle qui apporte un soutien fondamental à tous les acteurs du livre, de l’écriture à la lecture. Chacun des 18 000 livres retenus grâce aux propositions des commissions de spécialistes et aidés par le CNL est important, au sens où l’entend la loi de 1946. Serrés dans les caves de la rue de Verneuil, ces ouvrages, dont le CNL conserve toujours un exemplaire, forment une bibliothèque unique, qui témoigne de la qualité et de la diversité de l’offre éditoriale française depuis plus d’un demi-siècle. Les soixante titres présentés ici offrent un miroir, un emblème et une trace de ce travail remarquable, accompli depuis soixante ans par les éditeurs, les auteurs, les traducteurs et les libraires français, accompagnés, incités, stimulés, et parfois devancés par le CNL au fil du temps, dans leurs inventions et leurs découvertes, dans leurs prises de risque, dans leurs engagements et leurs engouements, pour proposer au public ces livres importants, de tous les genres littéraires, de toutes les disciplines de la connaissance et du savoir, ces œuvres et ces chefs-d’œuvre qui éveillent notre curiosité, notre goût de la littérature et notre envie de lecture. C’est peu de dire que le choix fut difficile : soixante ouvrages, un par an, lus et relus par soixante auteurs contemporains, dont le regard, le savoir et l’intelligence expliquent, dévoilent, prolongent, mettent en perspective ces aventures éditoriales qui ouvrent souvent des chemins inattendus et titillent toujours notre désir, notre plaisir, notre passion de lire. Ensemble, ils dessinent ce patrimoine, qui s’enrichit chaque année de créations nouvelles, perpétuant cette vérité, plus que jamais nécessaire et utile, dans le monde d’aujourd’hui, que si d’autres écrits sont éphémères, et l’oral plus encore, le livre reste ; avec cette vigueur de l’affirmation mallarméenne – dans Le Livre, instrument spirituel – « que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre ».
RENAUD DONNEDIEU DE VABRES Ministre de la Culture et de la Communication
JEAN-NOËL JEANNENEY Jean-Noël Jeanneney est normalien, diplômé de l’Institut politique, agrégé d’histoire et professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a été président de Radio-France et RFI et deux fois secrétaire d’État. Il a présidé la Mission du Bicentenaire de la Révolution française. Depuis mars 2002, il est président
de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié notamment : François de Wendel en République. L’argent et le pouvoir, nouvelle éd., Perrin, 2004 ; L’Argent caché : milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France au XXe siècle, Fayard, 1981 ; Concordance des temps. Chroniques sur l’actualité du passé, Seuil, 1987 et 1991 ; Une histoire des médias,
des origines à nos jours, Seuil, 1996, 3e éd. 2000 ; L’Écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Hachette Littératures, 1999 et 2001 ; L’Histoire va-t-elle plus vite ? Variations sur un vertige, Gallimard, 2001 ; Le Duel, une passion française, Seuil, 2004 ; Clemenceau, portrait d’un homme libre, Mengès, 2005 ; Quand Google défie
l’Europe, plaidoyer pour un sursaut, Mille et une nuits, 2005, 2e éd. en 2006.
1I
L’Œuvre de Léon Blum (1891-1950)
L
es grands hommes ne sont pas toujours servis par la dévotion de leurs compagnons d’armes. Après la disparition des premiers, les seconds tendent à multiplier les livres complaisants où ils peignent leur héros en saint de vitrail, s’attendrissant sur eux-mêmes simultanément. Or, ils ont tort. Le plus efficace des hommages est ailleurs : dans la publication savante des textes qui ont scandé un itinéraire. En assurer l’émergence, c’est d’abord faire confiance, en dépit des éventuelles contradictions, échecs ou égarements de l’auteur, à la force de son caractère et à la fécondité de son intelligence. Ainsi de Léon Blum. Lui qui fut, de son vivant, tellement attaqué, bousculé, haï, apparaît désormais comme une haute personnalité de son temps. Les héritiers de ses opposants de 1936, à droite, baissent le ton et rendent même quelquefois hommage à l’adversaire, parce que les conquêtes sociales qu’il a assurées ont pris, avec le recul, les couleurs de l’évidence, et parce qu’on commence à faire litière, même sur ces bords, de l’accusation longtemps formulée à l’adresse du Front populaire d’avoir perdu la guerre de 1940 – ce fut d’abord la défaite d’une stratégie préparée de longue main et le gouvernement Blum, en réalité, a payé lourd, en politique intérieure, le choix qu’il fit de réarmer. Quant aux critiques venues de l’extrême gauche, qui faisait grief à Blum de n’avoir pas cru que, comme le disait à l’époque Marceau Pivert, « tout était possible », elles ont aussi largement reculé, en raison de la prise en compte de certaines réalités impitoyables (y compris pour ce qui concerne la nonintervention en Espagne après le pronunciamiento militaire). À telle enseigne que, quelle que soit la validité de tel reproche ou de tel regret, aisés à formuler après coup dans le confort d’une tour d’ivoire, Léon Blum s’installe à la place qui est la sienne : éminente. Eh bien ! il me semble avéré que dans cette évolution d’une image le rassemblement en neuf volumes de la plus
grande part de ses paroles et de ses écrits – ouvrages, articles politiques et littéraires, discours de toutes circonstances – a joué un rôle essentiel, parce que leurs messages s’enrichissent mutuellement et qu’ils permettent de replacer les moments successifs d’une action dans la longue durée d’une pensée. Blum s’est abreuvé aux deux sources de la littérature et du droit. Dans l’un et l’autre de ces mondes, la forme de ses écrits a parfois vieilli, mais la ductilité de l’analyse en affecte rarement l’originalité et la vigueur. Plusieurs de ses livres conservent leur plein intérêt, historique au moins, actuel souvent. Citons, à des titres divers, Du mariage (d’une texture féministe prémonitoire), La Réforme gouvernementale (qui fixe un instant de sa réflexion quant à l’amélioration possible du régime républicain), les Souvenirs sur l’Affaire (marqués par sa fidélité envers Jaurès, qui fut de toujours, et restituant la portée morale, affective et civique d’un séisme national qui a influencé tout le XXe siècle), À l’échelle humaine (fruit de sa vaillante captivité dans les prisons de Pétain et de Hitler). Ses discours au Parlement et dans les meetings, comme son plaidoyer, au procès de Riom, dans le prétoire où l’avait traîné l’infamie de Vichy, sont portés par une éloquence libre de tout pathos, sinon d’émotion contenue, par une rhétorique rigoureuse et sereine, exempte de toute enflure : si bien que leur écho reste riche aujourd’hui. Quant à ses innombrables articles, de La Revue blanche au Populaire, ils permettent de se référer utilement à ses réactions à chaud dans toutes les traverses littéraires et politiques. Lorsque le président du tribunal, à Riom, lui demanda quelle était sa profession, il répondit simplement : « journaliste ». La reproduction d’une grande partie des « papiers » de Léon Blum – on les voudrait complets – permet de se référer à toutes les étapes d’un demi-siècle tel qu’il le vécut : on en est parfois surpris, presque toujours enrichi. Telle est cette entreprise éditoriale si bien venue. Un bestseller ? Sûrement pas ! Mais un ensemble qui était destiné à enrichir, par osmose lente, tous les travaux publiés sur des
L’ŒUVRE DE LÉON BLUM (1891-1950) • Préface de Vincent Auriol • Huit volumes • Paris, Albin Michel, 1954-1972
décennies essentielles de notre histoire collective. Il était donc heureux et légitime que quelque argent public permît que cette vaste publication vît le jour et il est à espérer qu’à l’avenir d’autres figures politiques soient traitées de pareille façon.
JEAN-NOËL JEANNENEY
1954-1972 • LÉON BLUM • L’ŒUVRE DE LÉON BLUM (1891-1950) PAR JE AN-NOËL JE ANNENE Y
LAURENT THEIS
Bien pourvu en titres universitaires, Laurent Theis, après avoir fait paraître une demi-douzaine d’ouvrages portant sur le Moyen Âge français (entre autres Dagobert, Fayard, 1981 ; L’Avènement d’Hugues Capet, Gallimard, 1984), se consacre désormais à la personnalité de François Guizot, sur lequel il a rédigé plusieurs études et dont
il a édité certains textes. Il a également publié sur l’histoire de la diplomatie française au XIXe siècle. Membre de quelques jurys littéraires et comités de rédaction de périodiques, il est président honoraire de la Société de l’histoire du protestantisme français.
Mémoires de ma vie (1797-1875)
L
’écriture était sa langue maternelle », écrivait Jules Simon, en 1885, de Charles de Rémusat, mort dix ans plus tôt. Il ne croyait pas si bien dire. Cette heureuse expression lui venait assurément du nombre considérable d’articles et d’ouvrages publiés par son ancien confrère des Académies française et des sciences morales et politiques, et d’écrits demeurés inédits mais dont l’existence était connue, en particulier ses pièces de théâtre et aussi ses chansons. En revanche, il ne savait rien des cent cinquante grands cahiers couverts d’une écriture serrée, penchée et parfois malaisément déchiffrable, qu’avait remplis Rémusat près de vingt années durant, et qui devaient demeurer ensevelis pendant soixante-dix ans dans le domaine familial de Lafitte, en Haute-Garonne. Or rien ne témoigne mieux de la qualité d’écrivain de premier ordre de son auteur que cet immense manuscrit enfin révélé au public à partir de 1958. Mieux encore : l’histoire de la France et de l’Europe durant les trois premiers quarts du XIXe siècle a trouvé là un document qui l’éclaire d’une lumière renouvelée, en même temps qu’il révèle à ses lecteurs du XXe une admirable personnalité dont le nom même ne parlait qu’à quelques spécialistes. La carrière publique, tout entière vouée au libéralisme, de Charles de Rémusat, né en 1797, tient en quelques scènes et quelques dates. En 1803, le Premier consul, dont l’épouse a pour dame d’honneur Mme de Rémusat, lui tire les oreilles à Saint-Cloud. En 1818, paraît, sous les auspices de Guizot désormais son mentor, son premier article, éloge critique des Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël, qui le lance dans le monde intellectuel et politique, et l’agrège au groupe des « doctrinaires ». En juillet 1830, il rédige et signe le premier le manifeste des journalistes appelant au renvoi du ministère Polignac. Député de Haute-Garonne, il est ministre de l’Intérieur du cabinet Thiers, devenu son chef de file, en 1840. En février 1848, il regarde par-dessus l’épaule de LouisPhilippe la signature de son acte d’abdication, et le 2 décembre 1851 lui vaut quelques mois d’exil. Son opposition au second Empire relance une activité littéraire déjà féconde. Citons
«
notamment Politique libérale, ou Fragments pour servir à la défense de la Révolution française (1860), que les historiens spécialistes du libéralisme tiennent avec raison pour l’un de nos plus grands textes de philosophie politique. Rappelé par son ami Thiers en août 1871 pour occuper, jusqu’au 24 mai 1873, le poste alors difficile et douloureux de ministre des Affaires étrangères, il mérita d’être appelé le « second libérateur du territoire ». À nouveau député de Haute-Garonne en octobre 1873, après vingt-deux ans d’absence à la Chambre, il mourut en juin 1875 quelques jours après avoir publié une Histoire de la philosophie en Angleterre depuis Bacon jusqu’à Locke qui, déclare encore Jules Simon, ne porte « aucune trace de vieillesse ». De fait, en dépit des chagrins et des deuils, Charles de Rémusat, adolescent surdoué et figure de proue, sous la Restauration, de la jeune France libérale, semble n’avoir jamais donné prise à la vieillesse. « Premier des amateurs en tout » pour Royer-Collard, « oiseau sur la branche » selon Victor Cousin, cet esprit toujours de belle humeur, passant avec une déconcertante facilité des hautes spéculations philosophiques à la chansonnette, des charmes de la conversation mondaine à l’ingrate rédaction des circulaires ministérielles, passait aux yeux de ses contemporains, même bienveillants, pour un compagnon subtil, sceptique et détaché, peu disposé à s’engager à fond et dépourvu de la véritable ambition qui seule donne accès aux plus hautes marches du pouvoir. En quelque sorte un perpétuel et brillant second, principalement de Guizot puis de Thiers. C’est Sainte-Beuve qui, comme souvent, sut déceler, dès 1847, ce qu’il en était au juste de Rémusat : « Il est de ceux qui laissent plus de trace qu’ils ne se l’imaginent et que les contemporains eux-mêmes ne le pensent. La vraie supériorité, jointe à la finesse, survit à bien des renommées bruyantes. » Rien ne confirme mieux, voire n’amplifie ce jugement que la lecture des Mémoires de ma vie, dont esquisser même un résumé n’aurait aucun sens. Rémusat, qui avait connu tout et tout le monde, conçut son témoignage comme un matériau pour les biographes et les historiens à
CHARLES DE RÉMUSAT MÉMOIRES DE MA VIE (1797-1875) • Édition de Charles H. Pouthas • Préface de Gilberte de CoralRémusat • Cinq volumes • Paris, Plon, 1958-1967
2I Charles de Rémusat venir, pour servir à l’histoire de son temps, comme le voulut Guizot pour ses propres Mémoires, dont le premier volume parut en 1858, au moment même – et la concomitance, quand on sait ce qu’il en fut des rapports entre les deux hommes, n’est nullement fortuite – où Rémusat se décidait à entreprendre la rédaction des siens. Sur ce point, les historiens sont en effet bien servis, d’autant que l’auteur affirme à bon droit que « rarement on a fait de plus sincères efforts d’intelligence que moi pour comprendre les sentiments qui n’étaient pas les miens ». Telle est bien la vertu principale de la démarche d’un homme qui ne dissimule rien de ses hésitations et de ses erreurs, mais ne dit que ce qu’il sait vrai et croit juste. Mais Rémusat voulut, avec un orgueil que sa modestie ne laissait pas deviner, se présenter lui-même un peu à la manière de Rousseau, dont il avait perçu l’écho, durant sa jeunesse, dans le salon de Mme d’Houdetot. Le mémorialiste se fait alors analyste dans des termes où Chateaubriand rencontre Marcel Proust : « Pour qui s’observe, il y a mille mouvements du moi intérieur, du moi abandonné à lui-même, dont on se dit quand on les aperçoit qu’on ne les a jamais vus décrits nulle part, et qu’on ne manquera pas de les décrire un jour. » C’est dire en quoi le récit de Rémusat diffère, pour les surpasser, des Mémoires de ses contemporains pourtant si considérables, ceux de Victor de Broglie et du chancelier Pasquier, interrompus, de Mathieu Molé et de Prosper de Barante, inachevés, de Guizot même, où la politique prend le pas sur presque toute autre considération. C’est expliquer aussi pourquoi, bien que Rémusat les eût préparés pour une publication par une division en cent quatre livres et des annotations, ils n’aient paru qu’un siècle après avoir été commencés. Encore fallut-il au savant professeur Charles-Henri Pouthas environ vingt années pour établir et annoter un texte qu’il dut en outre se résoudre à amputer de près de la moitié. La publication par la librairie Plon de ces 2 500 pages s’étala sur plus de huit ans, et n‘aurait jamais abouti sans l’aide apportée alors par la Caisse nationale des lettres. Rarement soutien public à l’édition fut aussi légitime. Permettra-t-on
d’espérer qu’il ne manquerait pas si était engagée la vaillante et indispensable publication intégrale d’une œuvre dont la richesse d’information, la lucidité de jugement et le bonheur de style ne comptent, pour le XIXe siècle et même pour d’autres, guère d’équivalents ?
LAURENT THEIS
1958-1967 • CHARLES DE RÉMUSAT • MÉMOIRES DE MA VIE (1797-1875) PAR L AURENT THEIS
OLIVIER ROLIN
Olivier Rolin est né en 1947. Ancien de l’École normale supérieure et de la Gauche prolétarienne… A écrit pour des journaux, il y a longtemps : critique littéraire, reportages. Assez voyageur. Un peu éditeur. Marin amateur. Auteur de romans (Phénomène futur, 1983 ; Bar des flots noirs, 1987; L’Invention du monde, 1993; Port-Soudan, prix
Cahier de l’Herne Le Grand Insaisissable
T
oute somme sur Henri Michaux paraît un non-sens, toute tentative de le cerner semble une mauvaise action, vouée d’ailleurs à l’échec. « Cerner », déjà, le mot est fâcheux… Rendez-vous, vous êtes cerné ? Michaux, se rendre ? Jamais de la vie. Plutôt la mort. Il est celui qui refusait la Pléiade par crainte de s’y trouver « enfermé, une des impressions les plus odieuses que je puisse avoir et contre laquelle j’ai lutté ma vie durant ». Il est celui qui ne voulait pas être photographié, qui parlait, dans Poteaux d’angle, du « pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace ». Il est L’Oiseau qui s’efface : « D’un battement il s’est effacé dans l’espace blanc. » René Bertelé remarque à juste titre, dans un article consacré à l’œuvre plastique de Michaux, combien la peinture à l’eau – sa transparence, sa fluidité, sa labilité – convenait à ses visions fugitives, évanescentes ou fulgurantes, toujours entre être et non-être, surgissement et éclipse ; l’huile, au contraire, est pâteuse, collante : « Tout ce que je déteste dans les hommes et les femmes : la colle. » Mouvement, vitesse, passage, rien qui pèse ou qui pose, qui prenne la pose, s’impose. Alors, emprisonner Michaux sous un tas de pages, une pyramide de glose ? Un volume d’hommage, qui plus est ? Autant lui édifier une statue sur la place de l’Ange à Namur… Un Plume en bronze… Si ce Cahier, pourtant, échappe à la condamnation qui semble peser sur le projet lui-même, c’est en raison de la diversité de ses approches (hum… voilà une phrase dont l’empois quelque peu universitaire n’aurait pas plu à Plume. Pardon). Là, dans la disparate des points de vue, quelque chose se retrouve de celui qui écrivait qu’il n’était pas un moi, ni dix moi, qu’il n’était pas de moi, que moi était « un mouvement de foule ». Là, au fil de ces textes parfois doctes et parfois émus, et quelquefois poétiquement inattendus, ce n’est pas un portrait qui se compose, figeant les traits, fixant les idées, mais une figure multiple qui se décompose, se laisse deviner
pour aussitôt se perdre, déroutante, scintillante comme des éclats de lumière sur l’eau. Peu de souvenirs personnels du Grand Insaisissable. L’un lui trouve « une tête de sénateur romain », l’autre se souvient de ses yeux bleus, de son extrême courtoisie ; Allen Ginsberg évoque sa générosité, Prévert son sourire, Borges d’agréables conversations ; et puis voilà. Et cela suffit. Michaux impressionne, paralyse la pulsion anecdotique. « Nous lui sommes reconnaissants (je le suis) », écrit André Pieyre de Mandiargues dans sa très belle contribution, « de cette sorte de zone d’émoi dont il s’environne ». Loin des complaisances de la mémoire privée, on tâche donc de découvrir un ressort essentiel au cœur de l’homme, de l’œuvre énigmatiques, et cette clef est parfois cherchée dans des directions inattendues, par exemple quand Matta et Alain Jouffroy dialoguent autour de la question : « Michaux est-il socialiste ? » (mot à prendre au sens qu’il avait en 1966). En fait, c’est l’idée même d’une clef ou d’un ressort secret qui est inappropriée s’agissant d’une pensée dont toute notion de centralité est exclue, qui se plaît au contraire à fréquenter les marges, les limites où s’évanouissent les déterminations. On a tendance à penser que les chemins qu’empruntent Claude Lefort et Philippe Jaccottet s’enfoncent plus avant dans les territoires ambigus de l’auteur de Mes propriétés : l’un soulignant qu’à ses yeux l’écriture se tient du côté de ce qui, justement, ne se tient pas, ne manifeste, au profond de l’homme « né troué », que trouble, et manque, et défaillance (« Je me suis bâti sur une colonne absente »), l’autre étudiant, à travers L’Espace aux ombres, des mots qui parviennent à dire comme jamais, précis et discrets, la presque inexistence. « Écrit sans poids, dit Claude Lefort, qui ne dépose rien dans le champ du savoir, mais supporte comme peu d’autres les questions qui ramènent la littérature et la philosophie à leur commune origine. » Il y a chez Michaux, cet homme fragile que le grand galeriste Karl Flinker dit (et il a raison évidemment) « fort comme un Turc », une esthétique et une épistémologie de la ténuité, héritée lointainement, peut-être, de ce que Ruysbroeck « l’Admirable » nomme « l’état infime ». « C’est dans le moins
Femina, 1994; Tigre en papier, 2002; Suite à l’hôtel Crystal, 2004), de journaux de voyage (En Russie, Mon galurin gris, 1997), d’essais (Paysages originels). La plupart de ses livres ont paru aux éditions du Seuil.
Henri Michaux
3I
de force, écrit Michaux, que m’apparaissent toujours les idées les plus vastes, les plus importantes » : phrase qui fait écho à maintes autres, et notamment à celle-ci, qui me revient, à l’ouverture d’un texte sur les effets de l’éther : « L’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse. » Au reste, pas mal d’animaux se baladent dans ce Cahier, comme dans l’œuvre qu’il honore. Ils n’y sont nullement incongrus. Gilbert Lascault s’intéresse aux monstres, cheval de cinquante-trois centimètres, chenille géante avec quoi on couche, une nuit, « chez les insectes », et autres animaux « aux matrices bleues de lèpre » ; Alain Jouffroy, dans un beau texte où il n’est plus question de socialisme, voit « l’homme retranché » comme « le plus complice de la loutre et de la foudre » ; Mandiargues le compare à un cobra (royal) ; HenriPierre Roché, l’auteur de Jules et Jim, dresse la liste de ses « animaux parrains » : « Le blaireau pour le flair, la taupe pour le fouissement et la fuite éperdue, le cheval arabe pour le doux galop, le serpent pour le flegme. » Michaux lui-même évoque les animaux qui lui parlent en rêve, « des oiseaux, plusieurs fois un chien, pas après avoir vu dans la journée des animaux, mais seulement des hommes et surtout des femmes et surtout trop » (c’est un homme « habité par une mauvaise humeur permanente », jugeait, un peu trop simplement, Paul Nizan lors de la sortie d’Un Barbare en Asie). C’est un ours qui a le dernier mot de Tu vas être père, texte d’une méchanceté géniale qu’on ne conseille pas, oh non, aux amis inconditionnels des enfants.
HENRI MICHAUX • Dirigé par Raymond Bellour • Paris, Éditions de l’Herne, 1966 • Coll. « Les Cahiers de l’Herne »
OLIVIER ROLIN
1966 • CAHIER DE L’HERNE • HENRI MICHAUX PAR OLIVIER ROLIN
DANIEL RONDEAU
Daniel Rondeau est écrivain et journaliste. Il a publié de nombreux romans (dont Dans la marche du temps, Grasset, 2004), des essais et des portraits de ville (Tanger et Alexandrie, 1997, Istanbul, 2002, NiL Éditions), des récits autobiographiques (Les Vignes de Berlin et l’Enthousiasme, Grasset, 2006), qui lui ont valu le prix
Paul Morand de l’Académie française. Il dirige actuellement la collection « Bouquins » aux éditions Robert Laffont.
La Méditerranée et le monde méditerranéen La leçon de la mer intérieure
C
e livre est l’œuvre d’une vie et la Méditerranée en est le personnage principal. Braudel la raconte et la peint sous une multitude d’angles, au XVIe siècle, quand elle redevient le centre du monde, « un univers brillant et fort », qui tire un regain de puissance de la présence émergente de nouveaux « colosses », ces États qui sont plus que des pays, des empires. C’est le siècle où la Méditerranée « jette ses lumières bien au-delà de ses rivages ». L’Islam nord-africain (le frère pauvre, dit-il) rayonne vers le sud, l’Islam ottoman jusqu’aux confins asiates, et l’Occident méditerranéen s’invente un espace (le nord de l’Europe, l’Amérique hispano-portugaise) où il va chercher aventures, richesses, et surtout de nouvelles assises fondatrices. Pour raconter cette histoire, Braudel a durablement cheminé sur le pourtour méditerranéen. Il a poussé la porte des archives à Madrid, Simancas, à Gênes et à Rome, à Dubrovnik. Il a lu des géographes (Vidal de La Blache n’est jamais loin), retenu les leçons de ses pairs et de ses maîtres (Lucien Febvre), fréquenté quelques bons auteurs (il me plaît qu’il cite La Lutte avec l’Ange, d’André Malraux à propos de l’hellénisme comme « première européanisation de l’Orient, appelée à durer jusqu’à Byzance »). C’est en écrivain qu’il parle du temps et de ses métamorphoses. Des villes tombent, semblent mourir, se relèvent et donnent leurs visages à la nouvelle jeunesse de la mer. Très beau portrait de Rome, devenue misérable, à moitié pastorale, telle que la vit Rabelais, et qui tout à coup se gonfle de vie, bâtit palais et églises. Les mouvements de la course, cette « guerre inférieure », traduisent ceux des puissances rivales sur les rives de la mer. Braudel écoute les respirations lentes de l’histoire, mais ne dédaigne ni le chant ni les soucis des hommes. Sa Méditerranée nous parle de leurs navigations, des mauvais temps d’automne sur la côte dalmate, des échanges (huile, cuir, cire, diamants, captifs, blé), des variations du
marché, où toujours de nouveaux trafics s’ébauchent, de la guerre, des conversations diplomatiques (« ces mensonges où l’historien s’embourbe »), de la disparition de toutes choses, c’est-à-dire du destin. Parfois, quelques mots lui suffisent. Que dit-il de Lépante, quand, le 7 octobre 1571, six cents galères et deux cent mille hommes sont jetés les uns contres autres ? « L’enchantement de la puissance turque était brisé. » On croise au fil des pages des papes et des rois (Pie V, ancien cardinal d’Alexandrie, vieil homme chauve à barbe blanche qui avait quelque chose de biblique), des nationalistes corses quand ils étaient des aficionados de la France, des seigneurs et des forçats de la mer, Dragut, Grec d’origine, ancien galérien installé à Djerba où il recrute ses équipages, Salah Reis, « more » d’Alexandrie et septième roi d’Alger, Barberousse, bien sûr, le plus illustre des corsaires barbaresques, les chevaliers de Malte, le vieux prince Doria, « Capitan Pacha de Charles Quint ». Tous nous rappellent « le rôle des individus dans le jeu précipité de l’histoire ». Au cœur du livre, bien sûr, l’éternelle « question d’Orient » et la rivalité, toujours d’actualité entre cet Orient et l’Occident. Cette question donne au livre sa profondeur et sa perspective. Braudel nous montre bien comment tournent les trônes et les visions du monde, et surtout de quelle façon la guerre comme la paix, le commerce, la fascination comme la haine fabriquent des liens secrets d’une rive à l’autre. Je ne parle pas seulement de l’existence de cette « gent interlope, mi-musulmane, michrétienne, qui vit à la frontière de deux mondes », ou des migrations des arbres, ou des légumes, mais des échanges permanents d’une civilisation à l’autre. Saint Jean de la Croix et La Nuit obscure déjà présents chez Ibn Addad, le poète de Ronda. (ou Dante et ses figures courtoises chez Jalâl-od-Dîn Rûmî). Ce qui importe, souligne Braudel, c’est l’ampleur, l’énormité du brassage méditerranéen », où d’ailleurs la civilisation latine, « la plus résistante de toutes les civilisations aux prises avec la mer », trouve son compte. Ce brassage permanent dissout l’obsession de la frontière. L’Orient a souvent vécu en nous ; l’Europe était « saturée
Fernand Braudel
d’Orient » au Moyen Âge, comme l’Occident avait vécu dans le cœur des habitants de l’Asie forcée par Alexandre. Pour durer, une civilisation doit savoir donner et vendre. Il n’y a pas de tonus, pas de rayonnement, dans la contemplation de soi. Le charme et la grandeur de la Méditerranée est d’avoir su donner et transmettre, depuis toujours. « Il y a don, transmission, supériorité de la mer Intérieure. Ses leçons, son art de vivre, ses goûts font la loi, très loin de ses rivages. » C’est aussi le charme et la grandeur de cet ouvrage que de livrer cette leçon à notre méditation.
DANIEL RONDEAU
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FERNAND BRAUDEL LA MÉDITERRANÉE ET LE MONDE MÉDITERRANÉEN À L’ÉPOQUE DE PHILIPPE II • Deux volumes • Paris, Armand Colin, 1966
1966 • FERNAND BRAUDEL • LA MÉDITERRANÉE ET LE MONDE MÉDITERRANÉEN À L’ÉPOQUE DE PHILIPPE II PAR DANIEL RONDE AU
DENIS GROZDANOVITCH
Denis Grozdanovitch fut successivement champion de France de tennis, de squash et de courte paume, puis a longtemps enseigné ces disciplines. Grand cinéphile, accessoirement diplômé de l’IDHEC, ainsi que joueur d’échecs de bon niveau, il n’a cessé depuis son plus jeune âge de prendre des notes sur
ses carnets. En 2002, il en tire le Petit traité de désinvolture, qui obtient le prix de la Société des Gens de Letttres et devient un petit best-seller, puis, en 2005, Rêveurs et nageurs (prix des Librairies Initiales), tous deux publiés aux éditions José Corti (le premier étant également en poche dans la collection « Points Seuil »). En avril 2006, il a publié Brefs
aperçus sur l’éternel féminin aux éditions Robert Laffont et il prépare actuellement, pour les éditions Jean-Claude Lattès, un ouvrage sur l’éventuelle philosophie des jeux de balles, probablement intitulé De la gravitation mouvementée des planètes de caoutchouc. Il partage son temps entre Paris et Monceaux-leComte, en Bourgogne.
LEWIS CARROLL LES AVENTURES D’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES • Traduit de l’anglais par Henri Parisot • Chronologie, préface et bibliographie de Jean Gattégno • Paris, Aubier-Flammarion, 1970 • Coll. bilingue
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Les Aventures d’Alice au pays des merveilles
C
ombien d’entre nous, une fois entrés dans un bistrot de quartier – où les modalités de la conversation, portant généralement sur la politique, ressemblent si souvent à celles d’un jeu compliqué dont personne ne connaît les règles et où chacun, bien que raisonnant à tort et à travers, tient absolument à faire prévaloir son opinion –, n’ont-ils pas éprouvé cette sensation d’avoir été invité à un thé chez les fous ? Et combien n’ont-ils pas alors commencé à se questionner sur leur propre santé mentale ? Peter Handke, dans L’après midi d’un écrivain, nous confesse avoir fréquemment éprouvé ce « syndrome d’Alice » : « Aussi entra-t-il dans cette auberge des confins de la ville que par-devers lui il appelait “le troquet” pour être bien sûr qu’il n’était pas fou mais que bien au contraire, comme il s’en était toujours rendu compte quand il était avec d’autres, il était l’un des rares qui fût à peu près sain d’esprit. » S’il fut un enfant qui eut très tôt cette troublante impression face au monde auquel il était confronté, c’est bien le fils du pasteur de Daresbury dans le comté du Cheshire. Très tôt, en effet, ce garçon (un peu trop doué pour la logique et les mathématiques, peut-être…) éprouva le sentiment de son altérité et de son corollaire : la solitude. Aussi, pour se consoler, il s’inventa un compagnon tutélaire et fraternel qu’il nomma Lewis Carroll, avec qui il put élaborer un compensatoire théâtre intime, comique et sarcastique tout à la fois, où les petites filles qu’il admirait en secret, les animaux, pour qui il ressentait une si puissante empathie, et les divers personnages du monde guindé et conformiste de son époque apparaissaient sous la forme de marionnettes archétypiques. Or, si celui qui deviendra l’étrange et excentrique révérend Charles Lutwige Dodgson était d’une intelligence nettement au-dessus de la moyenne, Lewis Carroll, lui, était un authentique génie. En créant ce guignol onirique, il développa non seulement une ironie mordante à l’égard de la société victorienne ultracorsetée de son temps, mais encore – sous une forme apparemment anodine – une critique impérissable des critères moraux et intellectuels de l’Occident tout entier.
Lewis Carroll
Comme tous les génies, Carroll se contenta de faire une chose somme toute très simple : il renoua tout naturellement avec la plus ancienne et robuste tradition spirituelle de son pays : le pragmatisme anti-intellectualiste, l’indéracinable tradition anglo-saxonne du common sense dont le docteur Johnson avait précédemment fourni le modèle le plus achevé et dont la lignée allait se poursuivre plus tard avec des écrivains sarcastiques du type de Samuel Butler (« C’était une belle, une magnifique théorie, hélas, lâchement assassinée par un vilain petit fait ! », dans Ainsi va toute chair), Laurence Sterne, Charles Dickens (en partie), G. K. Chesterton (« Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison », dans Horthodoxie) et surtout Jerome K. Jerome. Cependant, Carroll, en bon logicien – ce qui rend son apport à la fois désopilant et inoubliable –, se contenta d’une démonstration par l’absurde, il poussa jusqu’au non sense (arme sarcastique favorite du common sense) les conséquences dernières des préjugés les plus conventionnels et les plus bornés de son époque et, ce faisant, il rédigea en même temps le traité antidogmatique le plus efficace qui ait jamais été écrit. Lin Yu-t’ang, philosophe chinois exilé aux États-Unis, écrit : « Le mépris des Anglais pour les théories, leur façon de les saboter lentement, au besoin, et en tout cas leur lenteur à trouver leur voie, leur amour pour la liberté individuelle, le respect, le bon sens de l’ordre sont des choses qui agissent plus puissamment sur le cours des événements que toute la logique du dialecticien allemand » ; et j’ajouterai : ainsi que tous les brillants raisonnements du cartésien français. Raison pour laquelle, soit dit en passant, Lewis Carroll est sans doute si peu lu en France ; et certainement le moins par les esprits réputés sérieux, qui le relèguent au rayon de ce qu’ils estiment être celui de la littérature enfantine. La vérité, me semble-t-il, est que cette lecture, ils le pressentent, risquerait fort de leur renvoyer une image d’eux-mêmes à jamais campés sous la forme d’un Humpty Dumpty – le pédant impénitent, bien enclos dans sa forme d’œuf très satisfait
de lui-même et qui se targue de faire dire aux mots ce qu’il en a décrété, puisque, comme il le déclare péremptoirement à Alice : « il s’agit seulement de savoir qui est le maître, un point c’est tout ! », ou bien encore dans celle de l’inénarrable Chevalier Blanc, dont le brillant cerveau ne cesse de multiplier les inventions les plus chimériques et les plus inutiles, sans qu’il parvienne toutefois à se maintenir en selle plus de quelques secondes sur sa paisible monture. C’est probablement pourquoi aussi il m’est advenu d’imaginer follement un soir, juste avant de m’endormir, que l’œuvre de Lewis Carroll pourrait être inscrite avec un certain profit – à la fois pour eux et pour nous, veux-je dire, car ils commenceraient peut-être alors de se méfier un tant soit peu des vilains petits faits sournois qui se tiennent dans leur dos ?… – au programme des fameuses grandes écoles dont sont frais émoulus tous ces modernes technocrates qui fabriquent, avec une logique implacable et une arrogance tout à fait comparable à celle de la Reine Rouge, ce « meilleur des mondes » où nous vivons désormais. Cependant, presque aussitôt, bien entendu, je me suis endormi, traversant moi-même le miroir… me retrouvant mystérieusement devant le brasero de charbons rougeoyants d’un salon victorien (quelque part dans le Cheshire, m’a-t-il semblé…) où, calmement assis en face de moi dans un fauteuil à oreillettes, se tenait un énorme matou au sourire énigmatique qui m’adressa ce bref discours : « Ce que vous souhaitez là, je vous crois tout à fait assez bon pour le faire, mais il y a tout à craindre que vous ne soyez pas, hélas, assez fort, car vouloir modifier le train du monde est presque aussi difficile, figurez-vous, que d’arrêter un Bandersnacht ! »
Le syndrome d’Alice – Mais je n’ai nulle envie d’aller chez les fous ! fit remarquer Alice. – Oh ! Vous ne sauriez faire autrement, dit le chat : ici tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle. – Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice. – Il faut croire que vous l’êtes, répondit le chat ; sinon vous ne seriez pas venue ici.
DENIS GROZDANOVITCH
1970 • LE WIS CARROLL • LES AVENTURES D’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES PAR DENIS GROZDANOVITCH
DOMINIQUE DESANTI
Dominique Desanti, âgée de vingt ans au moment de l’Occupation, déjà mariée au philosophe Jean Toussaint Desanti, étudiait l’Histoire. Dès octobre 1940, leur groupe d’amis rédigea Sous la Botte, tract clandestin. Au retour de Jean-Paul Sartre, ils ont écrit avec lui Socialisme et Liberté. Puis à Clermont-Ferrand, ils ont rejoint une organisation,
Front national, dirigée par le Parti communiste. Jusqu’en 1956 (révolte de Budapest), Dominique Desanti demeura une journaliste communiste – expérience qu’elle racontera dans Les Staliniens (Fayard, 1975) et Ce que le siècle m’a dit (Plon, 1997). Après sa rupture, elle a publié des reportages sur l’Afrique, des chroniques
(notamment dans Le Monde), vingt-neuf livres : sept biographies, dont Robert Desnos, le roman d’une vie (Mercure de France, 1999) ; Marina Tsvetaïeva (Belfond, 1994, prix Femina de l’essai) ; sept romans ; des essais, dont ses Mémoires. Son trentième livre (sur une sainte orthodoxe qu’elle a connue) est prévu pour début 2007.
Elle a souvent enseigné aux États-Unis et tenu pendant onze ans un séminaire à l’université de Paris-VII. Elle continue le combat pour l’égalité des sexes et des origines.
ROBERT DESNOS PAR ROBERT DESNOS • Accompagné d’une étude de Pierre Berger • Paris, Seghers, 1970 • Coll. « Poètes d’aujourd’hui »
6I
Robert Desnos « Je suis le veilleur du Pont-au-Change. »
L
’espace conditionne le choix, dans le cœur comme dans un journal », disait Robert. Selon ce précepte, je choisis, dans nos six années de complice camaraderie, deux rencontres – la première, en 1938, et l’ultime, en janvier 1944, trois semaines avant l’arrestation qui fera du poète surréaliste un martyr de la Résistance. Il mourra dans un camp, à quarante et un ans, et un mois après l’armistice. 1938. Chez un marchand de tabac du boulevard SaintMichel, un collectionneur examinait des têtes d’argile. Il s’amusa d’un jeune couple, au bout du comptoir, hésitant entre une demi-douzaine de pipes en bois. « La pipe, jeune homme, sert de déclencheur à la méditation. Sur quoi méditezvous ? – Sur la philo », dit la fille. Elle reconnaissait l’homme d’après une photo. En 1938, le public connaissait son nom par ses émissions vedettes à la radio, Fantômas ou La Clé des songes (« Rêvez en dormant, car le jour on n’a pas le temps ! »). Ses énormes lunettes avaient l’air de hublots et, derrière, ses yeux semblaient une mer nordique. Pour la fille, il restait le poète surréaliste le plus fidèle à la devise du groupe : « L’insolite est quotidien. » Le « pape » surréaliste, André Breton, le décrivait, dormant éveillé sur une chaise et inventant, disant, écrivant à toute vitesse « Rrose Sélavy » (Éros, c’est la vie). La fille récita sur un ton de conversation : Rrose Sélavy demande si les Fleurs du Mal ont modifié les mœurs du phalle : qu’en pense Omphale ? L’homme aux yeux d’eau poussa un sifflement modulé de gamin des Halles, son village d’enfance : – C’est la philo qui vous apprend à réciter des « ni queue ni tête » ? Secouant la tête, elle continua : Plus que poli pour être honnête Plus que poète pour être honni.
«
Amusé, l’auteur de Corps et biens décréta que, la méditation philosophique exigeant la durée, la pipe devait tenir posée, donc avoir le fond plat « comme les pipes d’artisans ». « La philo est un artisanat » : ce fut la première phrase du garçon. C’est ainsi, en baptisant la pipe « Rrose Sélavy » au café La Source, que Desanti et moi avions, dix jours avant notre mariage, noué notre camaraderie complice avec le poète de Corps et biens. Il m’inocula très vite le virus (on disait alors microbe ) de la « chine », chasse aux trésors déchus sur les trottoirs de la brocante. Ni « le second visage de son unique amour », Youki, ni mon jeune époux n’appréciant nos virées matinales en métro aux portes de Saint-Ouen ou de Montreuil, nous partions seuls, Robert et moi, et il me parlait des « deux visages de son unique amour ». Yvonne Georges, chanteuse du Bœuf sur le Toit, avait les yeux violets, mais il ne pouvait s’étendre près d’elle que sur la natte de l’opium dont, mêlé d’alcool, elle mourut. Et désormais Youki, qui avait été confiée à lui par son époux, le peintre Foujita, quand il repartit pour le Japon. D’elle, il acceptait les caprices – les départs soudains, l’exigence de « train de vie » qui fit de lui un inventeur de « réclames » (des « clips de pub » dirions-nous). Pour rester lui-même, il écrivait un poème par jour. Ma sirène est bleue comme les veines où elle nage Pour l’instant elle dort sur la nacre Et sur l’océan que je crée pour elle. Il évoquait les réunions quotidiennes du groupe à la Belle Époque dans les folles années vingt. Ces jeunes gens, après le massacre de 1914-1918, voulaient « changer la vie » en commençant par le langage, le mode de communication des humains. À bas toutes les institutions, églises, académies, universités. Ils se réunissaient chaque jour et chacun devait raconter un moment imprévisible : dialogue, écriteau, vitrine bizarres démontrant combien « l’insolite est quotidien ». Certes, les « sommeils éveillés » de Robert en furent de grands moments, comme la relation entre André Breton et l’énigmatique « Nadja ».
Les disputes avec le « pape » entraînaient injures et souvent exclusions. Dès 1932, Desnos fut rejeté après avoir été encensé. Un an après notre rencontre, ce fut la guerre – où Desnos est parti sur la ligne Maginot. L’invasion, l’Occupation l’ont mis littéralement hors de lui… D’autant que, revenu à la vie civile, il devait faire vivre Youki. Il accepta d’écrire dans un journal, Aujourd’hui, dont l’occupant voulait faire un organe « très parisien ». Robert y glissait en contrebande des chroniques sur le jazz (déclaré « musique dégénérée » par les nazis). Il y attaqua Céline, qui le traita de « juif », le désignant à la Gestapo. Insulte qui n’était alors pas sans conséquence. Nous poursuivions nos chasses aux objets blessés que Robert « détournait », l’esprit crissant et les mains adroites. Mais sortir avec lui devenait aventure : voulant me montrer le Harry’s Bar de Hemingway, il y attaqua le secrétaire d’un journaliste « collabo », et je dus supplier le barman qui, déjà, appelait la police. Notre dernière rencontre date de janvier 1944. Il me dit, devant un faux café, roulant nos cigarettes : « Je suis le veilleur du Pont-au-Change », et j’allais demander – tant sa voix était sans emphase – « pourquoi le Pont-auChange », quand, heureusement, il enchaîna : Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris […] Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse […] Je suis le veilleur du Pont-au-Change Et je vous salue, au seuil du jour promis Je vous salue, vous qui dormez Après le dur travail clandestin. Je vous salue, sur les bords de la Tamise Camarades de toutes nations présents au rendez-vous…
Avec son ami le poète André Verdet, ils ont suivi le circuit : Fresnes – Compiègne – Auschwitz – Buchenwald – puis Robert est emmené à Flöha, en Saxe, pour travailler dans une usine de Messerschmitt… Un jour de 1945, les déportés furent jetés sur les routes, les gardes achevant à la mitraillette ceux qui ne pouvaient plus marcher. Robert arrive à Terezin, en Bohême… Il sait son Paris libéré, se voit déjà retrouvant Youki, rue Mazarine… Et il meurt du typhus, un mois après l’armistice, le 8 juin 1945, veillé par des étudiants tchèques qui l’avaient (comme moi en 1938) reconnu grâce à une photo. Et il revit en nous – comme il l’avait écrit : Oui, le bonhomme est mort. Mais par-devant notaire Il a bien précisé le legs qu’il voulait faire : Le notaire a nom : France, et le legs : Liberté.
DOMINIQUE DESANTI
Il m’avait récité son plus beau poème. Moins d’un mois après, il notait sur un agenda : 22 février 1944.-10 heures. Arrestation. Il avait été prévenu : il aurait pu fuir par les toits… Mais comment laisser Youki en désarroi ? Depuis de longs mois, il renseignait deux réseaux de Résistance gaulliste sur ce qu’il entendait au journal Aujourd’hui.
1970 • ROBERT DESNOS • ROBERT DESNOS PAR DOMINIQUE DESANTI
BERNARD COMMENT
Bernard Comment est né en 1960 à Porrentruy (Suisse). Études de lettres à l’université de Genève, diplôme à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Ancien pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, il a dirigé la fiction à France Culture de 1999 à 2004, avant de reprendre la direction de la collection « Fiction & Cie »
aux éditions du Seuil. Il est l’auteur d’une dizaine de livres, dont des romans (L’Ombre de mémoire, Bourgois, 1990 ; Le Colloque des bustes, Bourgois, 2000 ; Un poisson hors de l’eau, Seuil, 2004) et des essais (Roland Barthes, vers le Neutre, Bourgois, 1994 et 2003 ; Le XIXe siècle des panoramas, Adam Biro, 1993). Il a par ailleurs coécrit quatre films avec
Correspondance (1880-1922)
A
u moment où le téléphone fait son apparition, un homme malade, longtemps mondain avant de se vouer totalement à son œuvre, dans la nuit de sa chambre, va produire une énorme correspondance, dont ce qui a été conservé suffit à mesurer l’extravagante ampleur. Plusieurs milliers de lettres ou mots ou billets, qui partent sous toutes formes, dont le merveilleux pneumatique alors en plein essor. Proust utilise l’épistolaire comme certains de nos contemporains leur portable (« Tu es où ? On se rappelle dans cinq minutes »). Avec un luxe inouï de scrupules, de précisions et d’ajustements, il inventorie des hypothèses de rendez-vous, détaille sa santé (« la mécanique »), accumule les potins, se renseigne, corrige, revient, tend des pièges, poursuit, supplie parfois et supplicie le plus souvent : les remerciements et protestations de reconnaissance peuvent tout à coup se renverser, les reproches affleurent, et la patiente toile de la culpabilisation se déploie (les échanges avec Gaston Gallimard en sont la parfaite illustration). Il peut y avoir plusieurs envois en un jour au même destinataire, pour confirmer une visite, l’annuler, la rétablir, la déplacer, et finir le plus souvent par la différer. Toutes ces lettres, donc. D’une écriture rapide, au trait ferme et coulant à la fois. La voix de Proust n’a pas été enregistrée (alors que c’eût été historiquement possible). Mais on connaît sa longue et sinueuse phrase, qu’on retrouve souvent dans les lettres, et qui devait correspondre à sa parole, si l’on en croit le témoignage de Paul Morand lorsqu’il décrit son visiteur du soir : « Cette phrase chantante, argutieuse, raisonneuse, répondant à des objections qu’on ne songeait pas à formuler, soulevant des difficultés imprévues, subtile dans ses déclics et ses chicanes, étourdissante dans ses parenthèses qui la soutenaient en l’air comme des ballons, vertigineuse par sa longueur, surprenante par son assurance cachée sous la déférence, et bien construite malgré son décousu, vous engainait dans un réseau d’incidentes si emmêlées qu’on se serait laissé engourdir par sa musique, si l’on n’avait pas été sollicité soudain par quelque
Alain Tanner et traduit neuf livres d’Antonio Tabucchi. Depuis 2005, il préside la commission « Roman » du Centre national du livre.
Marcel Proust
pensée d’une profondeur inouïe ou d’un fulgurant comique. » Vengeance de l’asthmatique qui ainsi tient médusé son interlocuteur, un peu comme la guêpe fouisseuse sectionnant le nerf moteur de ses proies pour les livrer vivantes en pâture à ses larves (Proust émaille ses lettres de citations, et la Recherche de lectures, dont celle de l’entomologiste Jean-Henri Fabre). Des recueils par destinataire ont vu le jour çà et là : lettres à sa mère, ou à Mme Straus, ou à Lucien Daudet, ou à Montesquiou, et la plus belle correspondance, celle échangée avec Reynaldo Hahn : les surnoms y abondent (Poney, Buninuls, Buncht ou Muncht, Binchnibuls, etc.), une langue s’y invente, comme un code intime, par suffixes chuintants, ou insertion de consonnes superflues ou de s faussement médiévaux, et parfois des dessins, pour un portrait, ou l’explication d’un lieu, d’un groupe de figures, d’un clocher, d’un vitrail : ces dessins qu’on peut retrouver dans le passionnant livre de Philippe Sollers, L’Œil de Proust (Stock, 1999, avec des notes d’Alain Nave). Mais l’édition intégrale et chronologique prend un tout autre sens. Elle révèle des rythmes, des manies, des obsessions, des rituels, une prévenance ; surtout elle enregistre l’écoulement du temps et rassemble un précieux matériau contribuant à accomplir cette mission qu’en mars 1913, dans Le Figaro, Proust formule curieusement à l’hypothétique : « Si j’écrivais un roman, je tâcherais de différencier les musiques successives des jours. » Pas de journal intime chez Proust, mais les si nombreuses lettres, d’une certaine manière, en tiennent lieu. La Correspondance réunie et commentée par Philippe Kolb (qui y aura consacré l’essentiel de sa vie) représente vingt et un volumes. Le premier paraît en 1970. Une tâche titanesque, notamment pour dater ces lettres qui le plus souvent ne portaient aucune mention, ou simplement le jour de la semaine. Le Centre national du livre entre dans le jeu à partir du dixième volume et va permettre l’achèvement de cette folle entreprise avec le tome XXI, paru en 1993, qui regroupe les derniers mois, jusqu’au décès survenu le 18 novembre 1922 (avec, en jaquette, le très beau dessin de Proust sur son lit de mort par Dunoyer de Segonzac).
7I Ce formidable ensemble permet de suivre la genèse de l’œuvre, son matériau, ses modèles, ainsi que le contexte politique (dreyfusisme, conflit mondial, etc.) et artistique. Proust est animé par une insatiable curiosité : il veut comprendre les liens sociaux, les réseaux, les alliances et mésalliances, les filiations officielles ou cachées. Il observe, amusé et fatigué, l’antisémitisme des Daudet et de toute une bonne société française ; les lâchetés ne lui échappent pas ; sans cesse, il découvre les règles et les secrets des combinaisons humaines et de celles de la nature. Pendant des années, les salons, les dîners, le clapotis mondain. Sa mère meurt en 1905. En juillet 1909, il remet le manuscrit de son Contre Sainte-Beuve au Figaro, qui le refuse. Silence. Et puis, en septembre, tout bascule. « Ça prend », selon la jolie expression de Roland Barthes. Les fragments épars vont être désormais emportés par le puissant fleuve de la Recherche du temps perdu. Douze ans d’un travail acharné. Et des lettres, toujours plus de lettres. Mais, précisément, cette considérable masse épistolaire ne finit-elle pas par renverser son statut ? Plus qu’un lien vers l’autre, la correspondance proustienne, comme l’a bien suggéré Alain Buisine, ne se transforme-t-elle pas en un vaste cordon sanitaire (dont Adrien Proust, le père, est d’ailleurs l’inventeur) ? Il ne s’agirait dès lors pas tant de communiquer (comme on dit aujourd’hui) que de dresser une barrière pour se protéger, s’isoler. D’ailleurs, ce cordon sanitaire augmente au fur et à mesure que la Recherche du temps perdu approche de son terme et que la maladie gagne du terrain, par épuisement, par étouffement. Écrire des lettres, c’est garder son souffle pour soi. C’est protéger son pneuma, dans la réclusion volontaire et nécessaire de la chambre capitonnée de liège, cet aleph où fourmille le génie à l’œuvre. Le 14 mai 1920, il écrit à Alberto Lumbroso : « Je me suis consolé des voyages que je ne pouvais faire au-dehors en en entreprenant quelques-uns au-dedans de moi. […] Mais j’aurais mieux aimé penser dehors à Rome, que dans ce lieu extraterrestre qu’est ma chambre de liège aux volets toujours
MARCEL PROUST CORRESPONDANCE (1880-1922) • Édition de Philip Kolb • Vingt et un volumes • Paris, Plon, 1970-1993
clos, qui ne connaît d’autre lumière que l’électricité. » Il y a toujours un sacrifice dans une œuvre. Proust envoie des lettres pour se protéger du monde qu’il a choisi de quitter et qu’il tient ainsi à distance. Malheureusement, aujourd’hui, de nombreux volumes de la Correspondance sont épuisés, dont celui, décisif, de 1909. Une anthologie a vu le jour, selon la triste et désolante tendance actuelle. Mais selon quels critères ? Et pour quel désir ?
BERNARD COMMENT
1970-1993 • MARCEL PROUST • CORRESPONDANCE (1880-1922) PAR BERNARD COMMENT
MONA OZOUF
Directeur de recherches honoraire au CNRS, ancienne élève de l’École normale supérieure de Sèvres, agrégée de philosophie, Mona Ozouf a consacré l’essentiel de son œuvre à l’histoire de la Révolution française et à l’École républicaine. D’un côté : La Fête révolutionnaire,1789-1799, Gallimard, 1976 ; L’Homme régénéré, Gallimard, 1989 ;
Correspondance (1704-1778)
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le Dictionnaire critique de la Révolution française, Fayard, 1988, qu’elle dirigea avec François Furet, et tout récemment Varennes. La mort de la royauté, Gallimard (coll. « Les Journées qui ont fait la France »), 2005. De l’autre, L’École, l’Église et la République, 1871-1914, Armand Colin (coll. « Kiosque »), 1963, et L’École et la France, Gallimard, 1984. Depuis
Voltaire
ette correspondance de Voltaire est la fille d’une très vénérable dame : l’édition monumentale établie par Théodore Besterman sous les auspices de la Voltaire Foundation, forte de ses cinquante volumes, de ses 21 000 lettres, de ses notices savantes. En aidant à sa publication dans l’édition de la Pléiade, le vœu du CNL était de rendre ce trésor accessible, en le réduisant, grâce à l’adaptation de Frédéric Deloffre, à l’« échelle humaine ». Échelle encore intimidante, puisque sont réunies ici, en treize volumes, plus de 15 000 lettres. Rien de plus gai pourtant, rien de plus salubre que cette traversée du siècle, de 1704 à 1778, en compagnie d’un éternel jeune homme indigné ; Voltaire a beau se peindre en malade chronique, chaque soir « à la mort », chaque matin le retrouve crépitant d’émotions, de colères et d’indignations. C’est qu’il y a toujours, de par le vaste monde, un rimailleur menacé de quelque Bastille, un pauvre diable qu’on roue à Toulouse ou brûle à Séville, un protestant aux galères. Alors Voltaire perd l’appétit, a la fièvre, se démène, prêche, tempête, recrute, milite, infatigable agonisant. « Vieil athlète, salue Michelet, à toi la couronne ! » Notre époque a souvent dédaigné d’emprunter ce que Flaubert appelait « la grande route de M. de Voltaire », et Roland Barthes pensait en savoir la raison : les crimes que pourfend Voltaire sont encore individuels et sporadiques et nous sommes les enfants d’un siècle de fer que seuls impressionnent – et encore ! – les grands nombres du malheur. Ce n’est qu’à demi vrai. Voltaire était loin d’être aveugle à l’immensité du mal collectif. En revanche, il était absolument insensible aux rationalisations que nous avons imaginées pour intégrer ce mal au cours nécessaire de l’Histoire : aucune omelette glorieuse ne peut selon lui faire oublier les œufs cassés, aucune dictature ne se justifie. Toutes les théocraties, quel que soit le Dieu qu’elles invoquent, sont hideuses, et toutes les sectes, papistes, jansénistes, molinistes, calvinistes, se confondent dans l’ignominie du fanatisme.
quelques années, la production de Mona Ozouf, devenue membre du jury du prix Femina, a pris des orientations plus délibérément littéraires, avec Les Mots des femmes, un essai sur la singularité de la place des femmes dans la tradition française, Fayard, 1995, un essai sur Henry James et les pouvoirs du roman, La Muse démocratique, CalmannLévy, 1998, et un essai
sur la littérature du XIXe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Les Aveux du roman, Fayard, 2001.
8I La répugnance voltairienne à déguiser le mal en artisan d’un plus grand bien, qui l’a si longtemps éloigné de nous, devrait aujourd’hui nous le rendre très proche : nous savons désormais qu’aucune géopolitique, aucun arrangement idéologique ne parviennent à escamoter l’horreur que déverse chaque gazette du matin. Dans cette correspondance, qui ne se paie d’aucun conte bleu, nous sommes prêts à trouver le commentaire, à la fois vif et féroce, de notre accablante actualité. Sans doute n’y trouverons-nous pas de quoi nourrir l’espérance d’un homme régénéré et d’une société renouvelée. Voltaire n’a jamais cru qu’on pût changer la nature humaine : l’homme est une créature infime, « un pou d’une ligne de hauteur », à jamais perchée sur son barreau dans l’échelle des êtres. Mais, comme à cette créature chétive a été fait l’improbable cadeau de la raison, il n’est pas interdit de travailler à rendre son sort plus tolérable. Les lettres de Voltaire chuchotent à voix amicale que notre devoir est de ne rien ajouter nous-même à la somme des malheurs du monde. Avec en poche cette modeste règle morale, des amis dont on soit sûr, des travaux qui vous occupent jusqu’au bout, et quelques plaisirs choisis (pour cet hédoniste, ils révèlent l’innocence, et non la culpabilité de la nature), la vie devrait être vivable. Elle est bien courte, l’ordonnance du docteur Voltaire ? Mais non, n’en croyez rien.
MONA OZOUF
VOLTAIRE CORRESPONDANCE (1704-1778) • Treize volumes • Paris, Gallimard, 1975-1993 • Coll. « Bibliothèque de la Pléiade »
1975-1993 • VOLTAIRE • CORRESPONDANCE (1704-1778) PAR MONA OZOUF
ANDRÉ VELTER
Né le 1er février 1945 à Signy-l’Abbaye dans les Ardennes, André Velter publie son premier livre (Aisha, 1966), en compagnie de Serge Sautreau. Il est l’auteur d’essais (avec Marie-José Lamothe) : Le Livre de l’outil, Les Outils du corps, Les Bazars de Kaboul, Ladakh-Himalaya, et d’ouvrages de poésie, notamment, Passage
en force, Étapes brûlées, Ouvrir le chant (Le Castor Astral), L’Enfer et les fleurs (Fata Morgana), L’ArbreSeul, Du Gange à Zanzibar, Le Haut-Pays, La Vie en dansant, Zingaro suite équestre, Le Septième Sommet, L’Amour extrême, Une autre altitude, Au Cabaret de l’éphémère (Gallimard). André Velter partage son activité entre les voyages
(Afghanistan, Inde, Népal, Tibet) et la mise en résonance des poésies du monde entier. Sur France Culture, il a créé Poésie sur parole. Il a également animé Agora (1995-1998), Poésie Studio (1997-1999) et, avec Claude Guerre, Les Poétiques (1995-1999), puis Orphée Studio (2003-2005) au théâtre de l’Aquarium. Son œuvre poétique est vouée au souffle, à la
Paralipomènes
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ans le paysage quelque peu formaté de la poésie contemporaine, Ghérasim Luca impose, sans se soucier d’ailleurs d’imposer quoi que ce soit, son extrême singularité. Il est cette conscience unique, ce sismographe désespéré qui capte des signes jusque-là invisibles et sait prendre langue avec l’impossible. Créateur, il dévaste. Prédateur, il devient sa propre proie. Si les mots de Luca sont des « extraits du corps », pour reprendre l’expression de Bernard Noël, des extraits de pied, de cuisse, de ventre, de sexe, d’épaule, des extraits qui raclent la gorge, attaquent les dents, écorchent les lèvres, ils ne tendent pas à un jaillissement désordonné. S’il leur faut s’éprouver, se tester, se légitimer, c’est qu’ils visent une harmonie insoupçonnée en intelligence avec une profonde vérité intérieure. À l’évidence l’œuvre de Luca est une œuvre au noir qui explore toutes les nuances, violentes ou subtiles, de cette couleur. L’humour, le rire font ainsi partie du processus alchimique : ils transmuent et ne sont pas loin d’avoir vertu thérapeutique. Ils donnent de l’air, ils ouvrent une brèche, comme si la vie à mourir était soudain désamorcée et qu’il y avait encore une ligne de fuite possible pour la vie à vivre. On ne peut lire ni entendre ce poète si l’on n’a pas constamment à l’esprit le gigantesque détournement de réalité qu’il opère. L’un des exemples les plus éclairants et les plus réjouissants est proposé en ouverture du Chant de la Carpe, par le Quart d’heure de culture métaphysique. Lequel est précisément, du début à la fin, le détournement d’un cours de gymnastique en une sorte d’aérobic métaphysique. On se trouve là en présence d’un infracassable noyau d’ironie, en même temps qu’au seuil d’une sorte de béance, de blessure, et le vertige qui ne cesse de naître tient à ce que cette course insondable se change, insensiblement, par glissements progressifs, en élévation. Aussi, classer l’inclassable Luca parmi les grands explorateurs du XXe siècle n’a rien d’une affirmation gratuite ni d’une
révolte, à l’amour sauvage, à la jubilation physique et mentale. Résolument attaché à la « voix haute », il participe d’une oralité nouvelle, créant régulièrement avec comédiens et musiciens de vastes polyphonies désormais éditées en CD : Ça cavale, Le Grand Passage (Paroles d’Aube), Qui a promis la terre promise, La Faute à qui,
La Traversée du Tsangpo (Thélème), Décale-moi l’horaire (EPM).
9I
Ghérasim Luca approximation métaphorique. Car ce pirate, ce flibustier du langage est, par dérive parallèle, l’arpenteur des différentes zones du psychisme ; ce qui l’apparente à la fois aux mystiques et aux psychanalystes, et à tous ceux qui ont perçu que le corps / esprit était une entité vivante à appréhender en géologue, en archéologue, en ethnologue, etc. – mais surtout en aventurier. Ghérasim Luca est certainement le poète-explorateur qui a mené le plus loin cette introspection et qui l’a achevée en extrospection. Il est allé très avant dans la connaissance par les gouffres, et dans la connaissance par les échos des gouffres, par la rumeur des gouffres, par le babil des gouffres. Sa pratique de la métamorphose se repère dans tous ses poèmes. Il a non seulement le don de double vue, mais aussi le don de double voix. Porté, emporté par une langue en mouvement, en constante mutation, il suit, capte et transmet les émanations sonores d’un univers en expansion permanente et comme en souffrance d’un autre sens. En cela il est bien, entre tous les poètes, celui qui a prophétisé par effraction. Ses textes et sa voix offrent un surcroît de respiration, ils sont l’oxygène des nerfs et du cœur par temps de lourde asphyxie. Héros-Limite, Luca est cet éveilleur qui tout uniment se présente comme un sonneur de cloches.
GHÉRASIM LUCA PARALIPOMÈNES • Paris, Le Soleil Noir, 1976
ANDRÉ VELTER
1976 • GHÉR A SIM LUCA • PARALIPOMÈNES PAR ANDRÉ VELTER
CHRISTOPHE HONORÉ
Christophe Honoré est né en Bretagne en 1970, il s’installe à Paris en 1995, et publie son premier roman pour la jeunesse, Tout contre Léo, à l’École des loisirs (1996). Il devient chroniqueur aux Cahiers du cinéma et mène alors des activités d’écriture en tant que romancier et scénariste. En 2000, il réalise son premier long
métrage, Dix-sept fois Cécile Cassard. Suivront l’adaptation de Ma mère de Bataille en 2004 et Dans Paris en 2006. Il continue de publier régulièrement des livres pour la jeunesse : Mon cœur bouleversé, Une toute petite histoire d’amour, Les nuits où personne ne dort, Viens, Zéro de lecture, Torse nu… Ses « romans adultes » sont tous parus aux éditions
de l’Olivier : L’Infamille (1997), La Douceur (1999), Scarborough (2001) et Le Livre pour enfants (2005). Il a aussi écrit et mis en scène plusieurs de ses propres pièces de théâtre : Les Débutantes (1998), Beautiful guys, Le Pire du troupeau et Dionysos impuissant.
Combat de nègre et de chiens
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ourquoi, songeant à cette pièce de Koltès, c’est Audessous du volcan qui s’empare de ma mémoire ? Le Mexique me cache l’Afrique, le consul, l’ingénieur, et Yvonne, Léone. Ce n’est pas que le roman de Malcolm Lowry détruit à mes yeux Combat de nègre et de chiens, mais plutôt qu’il l’engloutit, comme une de ses parties. Il y a moins glorieux que d’appartenir à pareil chef- d’œuvre. Mais je n’ignore pas que j’agis avec cruauté en avouant cette défaillance de ma mémoire. L’absolue cruauté, écrivait Koltès, « ce n’est pas qu’un homme blesse l’autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur de regard, une erreur de jugement, une erreur comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date ». Dans Combat de nègre et de chiens, Koltès incarne l’absolue cruauté dans un récit de guerre de positions. Les rôles à tenir par les personnages sont ceux de sentinelle de leur propre territoire. Cette guerre, Koltès ne la mène pas sur le front de l’histoire, il est trop peu soucieux de mémoire pour prendre comme sujet le rapport de la France et de ses anciennes colonies. Il ne la mène pas sur le front des sentiments, l’amour n’est ici qu’une éventualité de circonstances, les couples ne sont pas formés, juste décrétés, les frères sont incertains, et la mère qui pleure son fils mort n’est pas entendue. Hors l’histoire, hors les sentiments, le front est celui de l’intime solitude. L’unique territoire à défendre, avec terreur du reste, est la conscience de soi. Léone, Horn, Cal et Alboury nous apparaissent comme des damnés, qui ne cherchent même pas à sauver leur peau, hantés qu’ils sont par la recherche de leur propre connaissance. Et l’épreuve est cruelle, puisque aucun d’eux n’est capable de reconnaître l’autre. Puisque chacun d’eux se détourne après le premier regard. Je ne pense pas que Koltès s’énerverait qu’on déterre dans sa pièce autant de Malcolm Lowry qu’il y fait traîner de cadavres
10I Bernard-Marie Koltès de bouteilles de whisky. Cette ombre américaine me semble être sa source d’énergie et son armure. J’ai toujours perçu chez lui un sentiment d’infamie à être un écrivain français. Le français est sa tare, sa jambe de bois, l’ultime défaite. D’ailleurs, ici, comme dans Quai Ouest, Sallinger ou Le retour au désert, il s’obstine à délocaliser la France, comme si « À Paris », « Campagne française » étaient des didascalies irreprésentables. Dans son combat, l’écriture est le principal champ de bataille. Ainsi de la langue d’Alboury, déconstruite, où l’ordre de la phrase est constamment inversé, et celles de Cal et de Horn, ponctuées par des « bébé », des «mon vieux », « mon gars », notes incongrues, qui pèsent dans l’oreille, comme une imitation naïve de l’anglais des films américains. Koltès s’applique à parler en langue étrangère dans sa pièce. Les mots balbutient, bégaient, n’expriment pas. Mais ils finissent par composer le passeport minimum ou, plutôt que le passeport, la marchandise à déclarer. Comme l’énonce ce dialogue entre Léone qui parle en allemand et Alboury en langue ouolof.
BERNARD-MARIE KOLTÈS COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS • Paris, Stock, 1979
– Wer reitet so spät durch Nacht und Wind… – Walla niu noppi tè xoolan tè rekk. Et Léone de conclure : « Moi aussi je parle étranger vous voyez ! On va finir par se comprendre, j’en suis sûre. » Ce combat pour un théâtre écrit à la place du nègre ou du chien, ou de tous sauf de l’écrivain français, Koltès l’a finalement perdu. Je rencontre souvent pour mes films de très jeunes comédiens, et je me suis aperçu que, pour la majorité d’entre eux, il était le seul auteur appris. Il est devenu le dramaturge français à la fortune incontestable. Lu, joué, récité, sa disparition a fait de lui une idole fabriquée aux boucles brunes, à l’adolescence arrêtée. Sur son nom, ma mémoire n’inverse pas les images. Il apparaît et il plaît. À ces très jeunes comédiens qui me récitent Koltès, je ne peux m’empêcher d’accorder plus d’attention qu’aux autres, je n’ignore pas que ses textes, ils les récitent par cœur.
CHRISTOPHE HONORÉ
1979 • BERNARD-MARIE KOLTÈS • COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS PAR CHRISTOPHE HONORÉ
CARLO OSSOLA
Né en 1946 à Turin (Italie), Carlo Ossola est professeur au Collège de France, où il occupe la chaire de « Littérature moderne de l’Europe néo-latine ». Ancien professeur des universités de Genève, Padoue et Turin, il a toujours lié l’étude de la tradition littéraire à celle de la poésie de son temps. Il a publié
notamment en français Miroirs sans visage. Du courtisan à l’homme de la rue (Seuil, 1997), Variations sur l’écriture de Roland Barthes (Seuil, 2000), et tout récemment, sur la question des mythes, L’Avenir de nos origines. Le copiste et le Prophète (Jérôme Million, 2004).
Dictionnaire des mythologies
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sous la direction d’Yves Bonnefoy
a meilleure présentation que nous pouvons faire de cet ouvrage serait peut-être d’emprunter les mots d’Yves Bonnefoy lui-même : « Ce rêve d’un or en lieu et place du plomb de la condition humaine comme dans ces cas on l’entend, ce besoin de penser à ce qui se présente à l’esprit comme doué de plus d’être ou de moins d’être, voire d’y reconnaître une opposition radicale entre l’être et le non-être, cette élaboration alors de scènes fictives où ce qui a l’être se retrouve en rapport avec nous, ou des objets ou des lieux, qui n’en avons pas, ou en tout cas moins, c’est ce que j’appellerai l’imaginaire métaphysique : un ensemble à travers l’histoire humaine de récits que l’on se fait, de mythes auxquels on tente de donner foi, sur un arrière-plan de figures jugées divines ou dotées sans qu’on en prenne conscience de caractéristiques qui sont le fait du divin. » Ce murmure des sociétés et des pleuples recueilli dans les deux tomes du Dictionnaire des mythologies se présente, certes, comme une manière objective de « saisir le mythe au plan de représentations collectives, là où […] il est “la forme d’énonciation et de réception des vérités essentielles d’une société donnée” », mais se déploie constamment comme une succession de récits cosmogoniques qui ne cessent à aucun moment d’interroger les origines. Giacomo Leopardi au XIXe siècle avait pensé à ces récits fondateurs comme à des « hymnes » ou des « fables » du printemps du monde et de l’humanité ; Maria Zambrano a dépeint cette attitude comme une quête de l’aurore ; et, du reste, Hermann Hesse avait déjà contemplé ces hommes guetteurs de mythes en les appelant « Morgenlandfahrer », des « voyageurs vers le pays de l’aurore ». Waldemar Deonna a vu dans les mythes l’« éternel présent » de ce qui revient comme nature et comme universel. Ce sont là les traits que conserve une parole vivante, elle-même sortie du mythe et le nourrissant de sa voix, poésie : « Ô poésie, / Je ne puis m’empêcher de te nommer / Par ton nom que l’on n’aime plus parmi ceux qui errent / Aujourd’hui dans les ruines de la parole./ […] // Je le fais, confiant que la mémoire,/ Enseignant ses mots simples à ceux qui cherchent/ À faire être le sens
malgré l’énigme,/ Leur fera déchiffrer, sur ses grandes pages, / Ton nom un et multiple, où brûleront / En silence, un feu clair, / Les sarments de leurs doutes et de leurs peurs. / «Regardez, dira-t-elle, dans le seul livre / Qui s’écrive à travers les siècles, voyez croître / Les signes dans les images. Et les montagnes / Bleuir au loin, pour vous être une terre. / Écoutez la musique qui élucide / De sa flûte savante au faîte des choses / Le son de la couleur dans ce qui est”. » Mythes, poésie : terre des noms vivants.
CARLO OSSOLA
11I SOUS LA DIRECTION D’YVES BONNEFOY DICTIONNAIRE DES MYTHOLOGIES ET DES RELIGIONS DES SOCIÉTÉS TRADITIONNELLES ET DU MONDE ANTIQUE • Deux volumes • Paris, Flammarion, 1981
1981 • SOUS L A DIRECTION D’Y VES BONNEFOY • DICTIONNAIRE DES MYTHOLOGIES PAR CARLO OSSOL A
JOËLLE JEAN
Ancienne élève de l’École normale supérieure (Ulm/ Sèvres) et agrégée de l’Université, Joëlle Jean est depuis huit ans inspecteur d’Académie inspecteur pédagogique régional. Elle est en poste actuellement dans l’académie de Toulouse. Spécialiste de poésie moderne et contemporaine, elle travaille plus
Poésie (1945-1967)
couleurs et suivi de Ma morte et de La Panthère noire (Poésie/Gallimard, 2004).
Pierre Albert Birot
Pierre au fil de la lumière
P
particulièrement sur les œuvres d’Apollinaire et de Pierre Albert-Birot. Elle a participé à de nombreux colloques nationaux et internationaux et publié plusieurs articles (Albert-Birot, Apollinaire, Soupault, Tardieu, Queneau…). On lui doit la préface du recueil de Pierre Albert-Birot : Poèmes à l’autre moi, précédé de La Joie des sept
ierre Albert-Birot naît en poésie en construisant son nom à partir des matériaux que lui offrait son état civil. Il choisit Pierre comme prénom unique et, accolant Albert qui fut longtemps son prénom à son patronyme Birot, il crée la double dynamique, la double rotation qui fait de lui un homme en marche, un poète du et en mouvement. Construire son nom pour un poète, c’est construire son projet poétique, réaliser le vœu biblique qui fonde l’histoire humaine à partir de Babel, vouloir « habiter son nom ». N’est-ce pas là une des plus efficaces manières d’habiter poétiquement la Terre ? Un de ses contemporains et très proche ami en usa ainsi, élisant un de ses prénoms comme signature et programme – j’ai nommé bien sûr Guillaume Apollinaire. Pierre donc et d’abord. Fondement et fondation. Prénom symbolique s’il en est, richement polysémique. N’est-ce pas un jeu de mots sur ce prénom qui fonde et inaugure la nouvelle alliance ? « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai… » Sur cette pierre qu’est son nom, PAB lui aussi bâtit son œuvre et sa cathédrale. Assumant, revendiquant même son statut de créateur et de démiurge – « je suis Pierre » –, il érige tour à tour le poème-« douce prière » et le poème-miracle, le tombeau qui est monument et la stèle qui signe et promet la résurrection, allume à Silex ses étincelles de vie ou les « quintessencie » en autant de gouttes de poésie, liqueur d’immortalité « garantie pure », comme il l’affiche dès le premier poème des Amusements naturels. Toujours, le poète tout à la fois affirme : « je m’unis en mots à la pierre », et formule son vœu : « m’unir à tout ce qui est solaire ». Déjà, dans La Panthère noire (1937), PAB s’interrogeait : Que bâtirons-nous sur cette pierre ? Des théâtres et des tombeaux c’est déjà beau Homme de la matière, du matériau, du verbe comme
vouloir et vouloir faire, Albert-Birot, qui se souvient d’avoir été sculpteur, s’invente souvent maçon, comme dans ce poème très significativement intitulé « Écriture » : Naissance encore me vient aux lèvres Malgré la pierre et le plâtre Des maçons faiseurs de murs Emplis des chants que maçon chante Tandis que ses mains nourricières Unissent la pierre au mortier Chant orphique ou chant christique, il fait (s’é)mouvoir les pierres et se lever les morts, comme en témoigne cette injonction à valeur collective autant qu’existentielle : Moi vous nous tous mon frère-homme tombeau qui marche ressuscite Mais hélas, il arrive parfois au poète de se sentir moins stèle et pierre d’angle que pétrifié, médusé par la solitude, la noirceur du monde et de l’Histoire. Comme un contrepoids inévitable au mystère de vie et de joie nourricière que sait proclamer PAB, c’est un vrai mystère d’inhumanité qu’impose alors Pierre devenu pierre avec cet humour si caractéristique qui est souriante politesse du désespoir : Il n’eut bientôt plus ni bras ni jambes Ni tête On ne retrouva dans son appartement Assise sur son tabouret Devant une table à écrire Qu’une sorte de pierre humaine Agréablement polie Comme un noir aérolithe Et ceux de la Terre n’ont jamais compris Comment cette pierre du Ciel Était tombée là En dépit qu’il en ait, PAB vit le temps de la « Poésie noire », celle qui pèse comme plomb sur sa vie et son écriture, « poésie écrasante aux étoiles de plomb / Et de plomb ma pensée et de plomb mes rêves et bracelet de plomb rivé / Sur mon poignet droit et tombant jusque sur la main qui voudrait aimer la
PIERRE ALBERT-BIROT POÉSIE, (1945-1967). LES AMUSEMENTS NATURELS. DEUX CENT DIX GOUTTES DE POÉSIE • Mortemart, Rougerie, 1983
12I
plume ». Faut-il le rappeler, il n’écrivit pas un poème durant toutes les années de la Seconde Guerre mondiale. Et si le recueil des Amusements naturels paraît en 1945 à l’initiative de Denoël qui sollicite notre poète, il s’agit d’une collation de poèmes écrits avant la guerre et pour beaucoup parus en revue. Pendant les années noires de la défaite et de l’Occupation, PAB se tait, ayant déjà exprimé depuis quelques années son angoisse quasi prémonitoire, et nombre de poèmes à l’instar des vers cités viennent en témoigner. Seule la formidable épopée de Grabinoulor poursuit son cheminement singulier et quotidien sur les carnets du poète. Si la gaieté ludique, la vitalité joyeuse et insouciante qui ont présidé à ses premiers recueils s’assombrissent, si la voix du poète devient plus grave, s’il chante plus souvent la colère ou la révolte, ni les noirceurs de l’Histoire, ni les chagrins de son histoire, ni l’âge qui pèse plus lourd ne pourront cependant, au cours des vingt années à venir, priver Pierre Albert-Birot de cet optimisme de la volonté, de ce OUI massif au monde et à la joie, de cette aspiration, de cette tension de tout l’être vers la lumière qui fait de ce poète tragique, d’abord et surtout un poète solaire, de son écriture une poésie qui fait surgir la lumière du sein même des ténèbres : « Le poète écrit son premier vers et de son encre monte une aurore. » Depuis La Joie des sept couleurs, son premier chant poétique (1919), jusqu’aux Deux cent dix gouttes de poésie (1952 et 1967), le soleil rayonne sur l’œuvre de PAB, comme un fil de chaîne qui illumine le tissu même de toute poésie. Chaque poème est ou devrait être un soleil Né de l’homme Je voudrais en mettre un sur le papier Que vous ne pourriez pas lire Tant il vous éblouirait Bâtisseur solaire, ou maçon d’éternité, PAB est ce bon artisan qui sait le prix de la tradition – n’écrit-il pas « La ballade du temps qui passe » ou encore ces « Sonnets pour Hélène », censés « donner un sourire à nos vieilles techniques » – mais aussi la nécessité des renouvellements. Et c’est Silex, poème des cavernes (1939), superbe recueil intégré aux Amusements, par lequel il renoue avec la racine même du Verbe et de sa puissance, invente le feu « À MON JE VEUX NAÎT LA BÊTE-LUMIÈRE » qui le lui rend bien « OUI MAIS FEU M’APPREND À DANSER », et inscrit sur la page blanche l’empreinte calligramme de cette « main », encore proche de la patte d’ours, mais qui signe et signale la « sortie de la caverne ». Car Silex dit le grand ressort de la poésie de PAB, ce « vouloir » toujours à l’œuvre qui est force de vie, et c’est par le chant célébrant la Main et la Hache que PAB découvre, comme les premiers grands hommes, le pouvoir performatif du Verbe : « JE SAIS LA LANGUE DES GRANDS VOULOIRS » qui ordonne et réalise la métamorphose : « Oiseau sois et pierre s’envole. »
L’écriture poétique d’Albert-Birot, en même temps qu’elle est une écriture avec – avec la vie, le monde, la joie « à mordre tant est pulpeuse » –, est par là même une écriture contre – l’« Épouvante du Non/Noir cousin de la mort » – le néant et le temps « ce monstre avaleur » qu’Albert-Birot entreprend de dompter et de nier. S’il fraternise spontanément avec l’homme adamique, avec l’homme primitif, sa générosité toujours active, son vitalisme en expansion lui font trouver trop étroite la société de ses contemporains et le projettent, « avec (s)on amitié toute grande ouverte », vers ses lecteurs de la postérité qu’il salue : « Bonjour mon lecteur d’un siècle qui viendra dans des mille ans tends-moi la main et dis-moi que je suis sympathique. » Et cette rencontre en poésie qui abolit le temps est donc promesse d’immortalité réciproque : Puisque je suis né j’en profite pour ne pas mourir et je m’embarque dans mon poème à destination inconnue Toi qui as trente ans quand j’en ai 20 000 et qui me découvres ce soir en déchiffrant ces lettres préhistoriques Tu sauras qu’un jour de printemps au fond de ces vieux âges d’Europe Albert-Birot de Paris a longuement pensé à toi
JOËLLE JEAN
1983 • PIERRE ALBERT-BIROT • POÉSIE (1945-1967) PAR JOËLLE JE AN
PIERRE PACHET
Pierre Pachet, né en 1937, a enseigné la littérature grecque ancienne et la littérature moderne, en dernier lieu à l’université Paris-VII-Denis-Diderot. Il a publié des essais littéraires sur des sujets très divers, en particulier sur le sommeil et les rêves (Nuits étroitement surveillées et La force de dormir, Gallimard, 1981
Les enfants de minuit
L
e livre de Salman Rushdie est plus un entrelacs d’histoires, dans la grande tradition indienne, qu’un roman au sens occidental du terme, même si le jeune écrivain (né en 1947 comme son héros, il avait trentequatre ans lors de la parution originale du livre en 1980), éduqué en Angleterre, connaissait bien la littérature classique et moderne de l’Occident, jusqu’à Joyce et Kafka, comme allaient le montrer ses ouvrages suivants. Écrit en anglais, le livre s’adressait d’ailleurs plutôt au monde qu’à l’Inde ou au Pakistan, ses pays d’origine ; son projet était visiblement d’offrir l’Inde au monde, et de l’offrir à la fois dans l’authenticité de ses saveurs, de ses objets, de ses façons de parler et de vivre, dans sa multiplicité immaîtrisable, et, comme une contribution à la littérature moderne ou postmoderne, à un monde d’écrits romanesques puissants, ceux de Thomas Mann, de James Joyce, de Günter Grass, de Gabriel García Márquez. Sans oublier que Rushdie était marqué aussi par la culture pop contemporaine, par les bandes dessinées, le cinéma, et par la musique rock avec son effort pour étourdir l’auditeur autant que pour bousculer sa sensibilité et lui imposer des émotions. L’ambition de cet écrivain presque débutant, dont l’ouvrage frappa les critiques (il reçut le Booker Prize) et les lecteurs de nombreux pays, était avouée : c’était de lier l’histoire collective et l’histoire individuelle. D’un côté, l’histoire du sous-continent indien accédant à l’indépendance, avec la séparation sanglante des deux États, l’Inde et le Pakistan musulman, l’assassinat de Gandhi, la partition en 1957 selon des critères linguistiques de l’État de Bombay entre une partie dont la langue est le marathi (le Maharashtra) et une partie parlant gujarati, la guerre indopakistanaise de 1965, les diverses élections en Inde, et tant d’autres événements. De l’autre, le développement d’un enfant qui devient l’écrivain que nous voyons écrire le livre que nous lisons, et qui devient lui-même – après force péripéties fantastiques – le père d’Aadam Sinai (engendré en réalité par le dieu Shiva). Citant à un moment un épisode du Ramayana et faisant allusion à « Ganesh à tête d’éléphant », l’écrivain interpelle son
et 1988), sur des voyages en Europe de l’Est (Le Voyageur d’Occident, Gallimard, 1983 ; Conversations à Jassy, Maurice Nadeau, 1997), une histoire de la naissance du journal intime (Les Baromètres de l’âme, Hachette/Pluriel), et des livres plus personnels (Autobiographie de mon père, Autrement, 1994 ; Adieu, Circé, 1999 ;
Salman Rushdie
lecteur : « Remarquez que, malgré mes origines musulmanes, je suis suffisamment bombayote pour bien connaître les histoires hindoues… » C’est peu dire : le livre est beaucoup plus imprégné de culture hindoue (celle d’une nation « infestée de mythes ») que de culture musulmane (en attendant un livre consacré au Pakistan, La Honte, en 1983, et l’aventure drolatique et dramatique des Versets sataniques, en 1988). Elle est typiquement indienne, cette prolifération d’histoires, comme la prolifération de noms et de personnages ; néanmoins, Les enfants de minuit contiennent plus d’une anticipation de la trame des Versets sataniques. Ainsi, à partir de l’idée que le prophète Mahomet, lorsque l’archange Gabriel ou Gibreel lui dicta le Coran, s’était cru fou, s’énonce une analogie frappante entre le prophète et l’écrivain-narrateur, ce cerveau plein d’histoires qui l’assiègent, un cerveau qui se sent devenu « un récepteur de radio », plongé dans un état de confusion créatrice quasi monstrueuse et cependant révélatrice. Révélatrice parce que l’imagination de Rushdie ou du narrateur-écrivain qui le représente, Saleem Sinai, « l’avaleur d’histoires », ne se contente pas de lui permettre d’inventer ou de reproduire des prodiges dont la démesure est souvent rabelaisienne (pour prendre un exemple français), comme celle des autres « enfants de minuit » dotés de pouvoirs extravagants, mais qu’elle est un instrument d’exploration de la réalité, une réalité aimée pour ses saveurs et ses aspects imprévisibles et contradictoires : noms de lieux, de boutiques ou de quartiers de Bombay (les piscines de Breach Candy, Warden Road, la colline de Malabar, les plages de Chowpatty, de Juhu et de Trombay), nourritures diverses : bhel-puri, lait de noix de coco, curry, channa, et surtout le chutney, en particulier le chutney couleur « vert sauterelle » dont le narrateur respire le parfum qui avive sa mémoire et lui donne la force de raconter. Même si l’œuvre accueille de larges pans de la culture traditionnelle comme de l’histoire et de la culture contemporaines, un trait typiquement moderniste est que l’écrivain lui-même y est un personnage important, son activité de mémoire, d’imagination et d’écriture y est mise en scène, avec la femme qui
L’Amour dans le temps, Calmann-Lévy, 2005 ; et Devant ma mère, Gallimard, à paraître en 2007). Il a étudié Les Versets sataniques de Salman Rushdie dans son essai Un à un. De l’individualisme en littérature (Seuil, 1993).
13I l’écoute, le surveille, le critique et lui est indispensable, Padma (qu’il finira par épouser) : « À chaque fois que ma narration s’affirme comme telle, à chaque fois que, comme un marionnettiste maladroit, je montre les mains qui tiennent les fils, Padma s’énerve… » Mais ce trait a ici une valeur particulière, puisque la volonté de l’écrivain est ouvertement de tresser, voire d’unir l’histoire d’un individu, Salem, et celle d’un pays qui conquiert son indépendance au moment même de sa naissance, en cette mi-nuit du 15 juin 1947. Cet individu extraordinaire et représentatif fait partie d’un groupe de plusieurs centaines d’enfants nés à la même heure et date que lui, et le narrateur, avec les pouvoirs surhumains de voyance dont l’écrivain le fait hériter, se flatte de les faire vivre eux aussi, de leur donner place dans son ensemble de récits : « On dit que le calife légendaire, Haroun al-Rachid, aimait se promener incognito parmi le peuple de Bagdad ; moi, Saleem Sinai, je me suis aussi promené dans les petites rues de ma ville… » Verve, gaieté, une sorte d’avidité, de voracité, le désir d’embrasser tout, d’appeler le monde à la rescousse : telles sont les vertus de ce livre étourdissant, volubile au risque d’être bavard, foisonnant. L’écriture s’y meut avec rapidité, comme aspirée par les histoires ou les situations étranges qu’elle veut mettre au jour ou dont elle veut accoucher ; cependant ce texte haletant, qui a besoin de centaines de pages pour enclore toute sa matière, prend le temps d’énumérer, d’enseigner (l’histoire de l’Inde moderne), mais aussi de philosopher, d’apostropher le lecteur, de le bousculer. C’est devenu une sorte de classique, dont l’enseignement, dans les pays de langue anglaise, utilise volontiers la richesse de thèmes, de personnages et d’intrigues. Ce fut aussi un événement culturel autant que littéraire, l’un de ceux qui donnent l’impression – l’illusion ? – que notre monde s’unifie, que ses parties entrent en relation étroite : l’Asie et l’Euro-Amérique, la tradition et la démocratie, les traditions religieuses et le scepticisme, les formes narratives anciennes et l’art contemporain.
SALMAN RUSHDIE LES ENFANTS DE MINUIT • Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau • Édition originale : Midnight’s children • Jonathan Cape, 1981 • Paris, Stock, 1983 • Coll. « Nouveau Cabinet cosmopolite »
PIERRE PACHET
1983 • SALMAN RUSHDIE • LES ENFANTS DE MINUIT PAR PIERRE PACHE T
FRANÇOIS HARTOG
François Hartog est historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), titulaire de la chaire d’Histoire antique et moderne. Il s’attache à privilégier une approche anthropologique de l’Histoire. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la
représentation de l’autre (Gallimard, nouv. éd., 1991, coll. « Folio », 2001) ; Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne (Gallimard, 1996) ; Le XIXe siècle et l’ histoire : le cas Fustel de Coulanges (nouv. éd., « Points Seuil », 2001) ; Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Seuil, 2003) ou Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens,
Les Lieux de mémoire
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epuis plus de vingt-cinq ans, la France a vécu sous le signe de la mémoire, Les Lieux de mémoire (dont les sept volumes ont paru entre 1984 et 1993) ont participé de ce mouvement – au point d’en devenir un emblème en France et au-delà –, tout en s’efforçant de le comprendre, d’en rendre compte et d’en faire usage pour retraverser et questionner – avec justement l’outil du lieu de mémoire – le grand genre de l’histoire nationale. Lancés et portés par cette conjoncture au tout début des années 1980, ils se sont en effet employés, au fur et à mesure de leur élaboration, à en saisir les ressorts. Là réside, selon moi, l’originalité profonde du projet et sa force intellectuelle, ce qui en fait bien autre chose qu’un ample et bel ouvrage, même plein d’aperçus nouveaux, plus qu’un tableau historique des France dessiné à cent trente mains, ou même une longue traversée de l’histoire au prisme de la mémoire. Le maître d’œuvre, Pierre Nora, est à la fois éditeur et historien et cette conjonction a été déterminante. Comme historien, il s’est depuis toujours intéressé au sentiment national : d’abord dans son essai sur Les Français d’Algérie, écrit en 1961, ensuite dans son travail sur Ernest Lavisse, avec une brève étude sur « Le fardeau de l’histoire aux États-Unis ». À travers le magistère de Lavisse, l’instituteur de la nation « accomplie » (au moyen de ses multiples manuels scolaires) et l’inlassable propagateur de la trinité laïque de la République, la Nation, la France, c’était tout le rôle de la IIIe République comme instauratrice du grand récit national qui était scruté. Lavisse est, à coup sûr, un personnage important dans le parcours intellectuel de Nora, une sorte de vis-à-vis qu’il s’est donné. Non qu’il se soit agi pour lui de refaire ou de rejouer Lavisse, comme on l’en a parfois accusé ! Mais d’abord de comprendre ce qui l’avait rendu possible, comment s’était fabriquée l’« histoire de Lavisse », et, dans le même mouvement d’interrogation, ce qui faisait que cela n’était plus possible aujourd’hui, que le récit national était en panne, sinon en miettes. D’où un double mouvement, pleinement historien, du présent vers le passé et du passé vers le présent : de Nora (s’interrogeant sur le présent) à Lavisse, et retour.
(Éd. de l’EHESS, 2005), Anciens, modernes, sauvages (Galaade, 2005).
sous la direction de
Quand il lance le chantier des futurs Lieux, l’éditeur et l’historien se rejoignent et, unissant leurs forces, inventent peu à peu, avec l’aide de quelques amis, les sommaires des volumes successifs. Rien n’était joué d’emblée, ce qui peut étonner pour une entreprise de cette taille : elle a eu un caractère expérimental, celui d’une histoire se faisant et soucieuse, tout au long, de revenir sur elle-même. Jalonnent ainsi le parcours les textes de Pierre Nora lui-même, depuis le premier, significativement intitulé « Entre mémoire et histoire », jusqu’au dernier, « L’ère de la commémoration ». De l’un à l’autre : dix années de travail et sept gros volumes. Le premier, devenu classique, avec ses formules bien frappées, fréquemment citées et reprises (« Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire »), est, en réalité, difficile et subtil, car, précisément entre histoire et mémoire, il fraye sa voie, tendu vers la saisie de son objet. Il s’agit bien de faire apparaître, dans un même mouvement de la réflexion, les premiers contours de ce moment-mémoire (qui nous est aujourd’hui familier, mais qui en était alors à ses débuts), de prendre acte du basculement d’un type de mémoire (celui, ancien, de la transmission) vers un autre (celui, nouveau, d’une reconstruction volontaire, historienne de part en part, menée à partir de traces) et de proposer le lieu de mémoire comme instrument d’investigation. Qu’est-ce que le lieu ? Une réalité déjà là et toute constituée, dont l’historien n’aurait qu’à se saisir et à estampiller ? Non, répond Nora, un lieu de mémoire s’entend à la fois en un sens matériel, fonctionnel et symbolique. Même « un dépôt d’archives n’est lieu de mémoire que si l’imagination l’investit d’une aura symbolique ». Le lieu doit être « habité » ; déserté, il n’est plus que le souvenir d’un lieu. Est-ce tout ? Non, pas encore, un objet (quel qu’il soit) ne devient lieu que sous le regard de l’historien qui l’observe, par l’entremise des questions qu’il lui pose, par sa façon de l’investir en conjuguant ces dimensions matérielle, fonctionnelle et symbolique. Du Panthéon comme lieu de mémoire à la droite et la gauche, constituées en lieu de mémoire, on perçoit à la fois la continuité de l’approche et l’affinement de l’instrument qui permet
Pierre Nora
14I
d’éclairer d’un jour inédit des objets ou des sujets qu’on croyait bien connus et d’en faire surgir de nouveaux. Les Lieux (les volumes) témoignent aussi de cette évolution du lieu (la notion), dont on constate qu’il devient un instrument plus souple, plus maniable, doté de capacités heuristiques encore plus affirmées pour faire de l’histoire : en l’occurrence, une forme inédite d’histoire nationale. Soucieux de poser un diagnostic sur le présent, de s’interroger sur la place grandissante des commémorations, les Lieux n’ont-ils pas été rattrapés par le phénomène même qu’ils cherchaient à appréhender ? Grâce à son succès, le lieu de mémoire (l’outil) est en effet venu s’ajouter à la panoplie du patrimoine. On s’est mis à classer au titre de lieu de mémoire et l’expression est rapidement passée dans le vocabulaire usuel, avec les malentendus qui vont avec. Tout ou presque peut être déclaré patrimoine et lieu de mémoire, tandis que les Lieux eux-mêmes n’ont pas manqué d’être critiqués comme une commémoration empreinte de nostalgie d’une France défunte. C’est confondre deux choses : le thermomètre et le malade, l’instrument et ce qu’il mesure. Pierre Nora l’a écrit clairement : les Lieux se sont voulus « un moment du regard des Français sur la France », une histoire au présent et, également, du présent. Avec Lavisse on était allé de la mémoire à l’histoire, par le creuset de la République. La fin du XXe siècle nous a menés plutôt de l’histoire à la mémoire, alors même que la République perdait ses repères, que le futur se fermait, que le passé s’obscurcissait, que le présent se mettait à régner en maître. Sur ce chemin le chantier des Lieux s’est installé pour éclairer, autant qu’il était possible, ce qui était en train d’advenir.
LES LIEUX DE MÉMOIRE SOUS LA DIRECTION DE PIERRE NORA • Trois parties : La République, La Nation, Les France • Sept volumes • Paris, Gallimard, 1984-1992
FRANÇOIS HARTOG
1984-1992 • SOUS L A DIRECTION DE PIERRE NOR A • LES LIEUX DE MÉMOIRE PAR FR ANÇOIS HARTOG
ANNE WIAZEMSKY
Anne Wiazemsky est écrivain. Après avoir été comédienne et notamment l’interprète de films signés Robert Bresson, Jean-Luc Godard ou Pier Paolo Pasolini, elle a publié huit livres chez Gallimard, en particulier Mon beau navire (1989), Marimé (1991), Canines, prix Goncourt des lycéens (1993), Hymnes à l’amour (1996),
Une poignée de gens, Grand Prix du roman de l’Académie française (1998), Sept garçons (2002), Je m’appelle Élisabeth (2004).
15I Le Cinéma révélé
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e Cinéma révélé de Roberto Rossellini est un livre achevé d’imprimer le 18 juillet 1984 : il a donc déjà vingt-deux ans d’existence. Présenté par Alain Bergala, il contient une très complète filmographie, un scénario inédit, « La décision d’Isa », et surtout les entretiens publiés par les Cahiers du cinéma entre 1954 et 1966. Roberto Rossellini y parle avec une merveilleuse liberté de son cinéma, de celui des autres, de la télévision, du monde qui les entoure, de la nécessité d’avoir une morale. Ses interlocuteurs sont les jeunes critiques Jacques Rivette, Éric Rohmer, François Truffaut. Ce dernier, en plein accord avec ses camarades, fait de Roberto Rossellini un de leurs « maîtres à filmer ». Le premier entretien paraît dans le numéro 37 de la revue, daté de juillet 1954. Cela correspond à un moment difficile de la carrière du cinéaste italien : le grand public boude ses films, malgré la présence de la grande star hollywoodienne Ingrid Bergman, et la critique, à l’inverse mais à cause d’elle, justement, l’accuse avec agressivité d’avoir trahi le néoréalisme et de s’être trahi, lui. En France, les jeunes gens des Cahiers du cinéma, pour qui ces mêmes films « maudits » représentent une ouverture passionnante vers un cinéma nouveau, se sentent, eux, immédiatement concernés : ce cinéma leur indique une direction. C’est peu dire qu’ils prêtent à leur aîné une très grande attention, ils lui offrent leur amour, leur confiance et la fougue de leur jeunesse. Un texte de Jacques Rivette intitulé « Lettre sur Rossellini » affirme clairement l’état d’esprit du groupe : « S’il est un cinéma moderne, le voilà… Il me semble impossible de voir Voyage en Italie sans éprouver de plein fouet l’évidence que ce film ouvre une brèche et que le cinéma tout entier y doit passer sous peine de mort… Par l’apparition de Voyage en Italie, tous les films ont soudain vieilli de dix ans : rien de plus impitoyable que la jeunesse, que cette intrusion catégorique du cinéma moderne, où nous pouvons enfin reconnaître ce que nous attendions confusément… Voilà notre cinéma, à nous qui nous apprêtons à faire des films… ». Devant tant d’enthousiasme, Rossellini ronronne, s’épanouit, prend
Roberto Rossellini le temps de penser, de répondre longuement et toujours de façon très argumentée. Parfois, les jeunes gens ne cachent pas leur perplexité devant certaines réponses. Parce qu’il leur assène avec autorité : « Le cinéma ? Quelle fonction peut-il avoir ? Celle de mettre les hommes en face des choses telles qu’elles sont, et de faire connaître d’autres hommes, d’autres problèmes », Rivette ose l’amorce d’un doute : « Mais n’est-t-il pas en train de perdre son audience ? » Rossellini, en pédagogue qu’il est, lui explique que ce n’est pas ainsi qu’il faut poser le problème… Le décalage entre le savoir de l’illustre aîné et l’ingénuité des trois futurs grands cinéastes donne beaucoup de charme et de vie à ces entretiens. On est impressionné, on est ému par leur façon de s’écouter, leur exigence intellectuelle el morale, et par le constant plaisir de transmettre et d’apprendre. On s’enrichit à leur contact et l’on se prend à rêver à un monde plus civilisé. Ce livre atypique reste tant d’années après toujours aussi nécessaire. Et comment ne pas prendre pour nous cette remarque agacée de Rossellini : « Depuis que je fais du cinéma, j’entends dire qu’il faut faire des films pour un public qui a une mentalité d’un enfant de douze ans. C’est un fait que le cinéma (je parle de lui en général), comme la radio ou la télévision, ou tous les spectacles qui sont dédiés aux masses, accomplit une sorte de crétinisation des adultes et, en revanche, accélère énormément le développement des enfants. » C’était en 1959, Rossellini était encore optimiste. Que penserait-il aujourd’hui et, surtout, à qui le dirait-il ?
ROBERTO ROSSELLINI LE CINÉMA RÉVÉLÉ • Textes réunis et préfacés par Alain Bergala • Paris, Éditions de l’Étoile, 1984 • Coll. « Écrits »
ANNE WIAZEMSKY
1984 • ROBERTO ROSSELLINI • LE CINÉMA RÉVÉLÉ PAR ANNE WIA ZEMSK Y
TANGUY VIEL
Tanguy Viel est né à Brest en 1973. Ses quatre romans, tous publiés aux éditions de Minuit, s’intitulent : Le Black Note (1998), Cinéma (1999), L’Absolue Perfection du crime (2001) et Insoupçonnable (2006).
L’Encyclopédie
Diderot et d’Alembert
Le désir de figures uand on commence à feuilleter les planches de l’Encyclopédie, quand on commence à voir et à comprendre les machines et les corps, les outils et les postures qu’elles ne cessent de représenter, il semble que nous ne soyons pas seulement renvoyés à notre ignorance d’une technique ou d’une autre, mais encore à l’ignorance que cette technique ait été consignée quelque part et depuis si longtemps. Est-ce donc qu’on serait assez imbus de notre époque pour s’étonner qu’avant nous il y eût un savoir et qu’encore ce savoir eût luimême son surplomb ? Car c’est encore cela qui nous étonne le plus : que le XVIIIe siècle, non content d’être à l’humanité un siècle de lumières et de mécaniques huilées, de connaissances et d’horlogeries, fût aussi celui de la compilation et de l’exhaustivité, capable certes de faire fonctionner tous ces monstres de bois ou de métal, mais capable aussi de les autopsier, produisant avec eux désormais le grand livre qui les représentera. C’est peut-être de ce même étonnement qu’est née l’Encyclopédie elle-même, de ce même émerveillement qu’ont ressenti quelques esprits amoureux de l’humanité à la compréhension des gestes humains. Comme si les encyclopédistes eux-mêmes ne s’étaient pas remis, non seulement de ce que l’humanité avait opéré ainsi, violemment, sa différence d’avec le règne animal, mais qu’encore en plus elle était désormais capable de s’en figurer l’ensemble. Les encyclopédistes sont des enfants et comme tous les enfants ils ont un infini « désir de figures ». C’est une expression de Diderot lui-même, et qu’on trouve écrite sur la quatrième de couverture de l’énorme livre qui les rassemble toutes, ces neuf cents planches d’explication sur la Terre et les hommes qui l’habitent. Les encyclopédistes sont des enfants et comme tous les enfants ils ont peur du noir, ils veulent de la
DIDEROT ET D’ALEMBERT L’ENCYCLOPÉDIE. RECUEIL DE PLANCHES SUR LES SCIENCES, LES ARTS LIBÉRAUX ET LES ARTS MÉCANIQUES AVEC LEUR EXPLICATION • Planches et commentaires présentés par Jacques Proust • Sous le patronage du Comité national du bicentenaire Diderot • Paris, Hachette, 1985
16I lumière et redonner à leur pensée ombreuse un éclat et une forme. C’est cette pensée devenue lumière qui se projette sur les pages, qui opère des coupes et des vues aériennes, qui semble survoler et condenser dans son survol le monde inquiétant des machines, des arts et de toutes les productions hallucinées de notre cerveau. Roland Barthes faisait remarquer qu’il n’y avait pas grand réalisme parmi ces planches où les hommes ont toujours l’air de poser pour le dessin, où les machines sont comme neuves, où les postures sont irréelles. Parce que ce qui nous plaît le plus n’est pas le fait même de copier le monde dans des livres mais de se souvenir qu’on sait l’abstraire de ses contingences, le mentaliser, et qu’on ne se lasse jamais de ce pouvoir. De cela provient sans doute que l’hétérogénéité des éléments semble couler de source et qu’on peut s’émerveiller aussi vite des planisphères, de l’anatomie, puis, quelques pages à peine plus loin, de l’art de l’escrime. De cela on ne s’étonne curieusement pas, parce que peut-être, par là même, en ses failles et ses sautes, la mélancolie joyeuse de notre cerveau est comblée. Finalement, on ne sait plus très bien ce qui nous émerveille le plus : est-ce donc qu’on soit là, vivant, après tout, pour contempler tous ces dessins, c’est-à-dire contempler avec eux la possibilité humaine que ce savoir ait eu lieu, ou bien est-ce la puissance du geste mental, la capacité presque mathématique qu’elle met en jeu, par quoi décidément l’homme est un règne à part ? Dans ce cas l’émerveillement (puisque c’est le mot qui revient le plus volontiers) ne serait pas seulement le fruit de notre regard naïf et condescendant, mais il logerait au cœur des planches, il émanerait d’elles, comme une lumière irradiante qui jamais ne déclinerait à murmurer qu’il est fabuleux d’être un homme. Il fallait bien qu’on soit au XVIIIe siècle pour croire cela si fermement, mais il faut bien qu’on soit au XXIe pour en avoir encore le tremblement et quelquefois la nostalgie. Car il nous reste cela
de commun avec l’Encyclopédie, malgré les crises et les coups dans l’aile, malgré l’humanisme claudiquant, qu’aujourd’hui encore il semble que notre désir de figures ne soit pas totalement épuisé. Peut-être même qu’en écrivant on n’a jamais désiré autre chose que de créer du visible.
TANGUY VIEL
1985 • DIDEROT E T D’ALEMBERT • L’ENCYCLOPÉDIE PAR TANGUY VIEL
FRANÇOISE BALIBAR
Françoise Balibar a enseigné la physique à l’université Paris-VIIDenis Diderot. Elle a dirigé l’équipe de recherche du CNRS chargée d’éditer un important choix d’œuvres d’Einstein (coédition Seuil/ CNRS, 1986-1994) faisant référence.
Gödel, Escher, Bach
E
n 1979 paraissait aux États-Unis Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid, livre de près de 900 pages, œuvre d’un jeune mathématicien-physicien de trente-quatre ans, Douglas Hofstadter. Le succès fut immense. En France, le livre parut en 1985, grâce à l’obstination d’un éditeur héritier de la tradition des Américains éditeurs ou libraires à Paris, Geoffrey Staines, qui trouva les fonds nécessaires, réunit une équipe de traducteurs, organisa des séances de travail entre les traducteurs et l’auteur. Ce dernier apparaissait alors comme une sorte de Henry James des mathématiques : lui aussi avait reçu une éducation soignée ; lui aussi avait voyagé en Europe dans son enfance ; il avait même passé un an à Genève, son père, prix Nobel de physique, travaillant au CERN. Séduit par la langue française, Hofstadter avait par la suite « vraiment » appris le français et fréquenté sa littérature (il a rédigé lui-même la préface à l’édition française). Tous ces détails historiques et biographiques font de la publication par G. Staines de la traduction de l’énorme ouvrage de Hofstadter – à vingt ans de distance et toutes proportions gardées – un remake de celle d’Ulysses de James Joyce par Sylvia Beach ! Le livre fut abondamment lu en France comme aux ÉtatsUnis. Pour toute une génération, Gödel, Escher, Bach a constitué une ouverture sur un monde nouveau, celui des « nouvelles technologies » liées à l’informatique, alors balbutiantes, débouchant sur un autre encore plus excitant, la biologie du cerveau. C’était le temps où l’on commençait à se représenter le cerveau sur le modèle des ordinateurs, où l’Intelligence artificielle stimulait les esprits. Mais cette ouverture sur une science et une technologie encore réservées à une élite se doublait d’une initiation à un mode de pensée totalement neuf, dépassant les clivages disciplinaires, établissant des connexions entre la pensée abstraite et les arts (musique, dessin) – connexions qui firent l’effet de révélations parce qu’elles étaient alors inédites. C’était en effet l’époque où le paradigme des « deux cultures » (la culture scientifique et celle des humanités) introduit par C. P. Snow régnait en maître. Par ailleurs, dans le sillage du
Douglas Hofstadter
structuralisme, on s’efforçait de mettre au jour les formes communes sous-jacentes à des systèmes de divers ordres. Le livre de Hofstadter apparaissait comme la mise en application au cas des « deux cultures » du programme de Lévi-Strauss. Relus aujourd’hui, les passages de Gödel, Escher, Bach qui, en 1979 ou 1985, étaient les plus novateurs semblent un peu désuets, tant ils ont été plagiés depuis. Certains des auteurs ou artistes sur lesquels Hofstadter se fondait, Lewis Carroll, Magritte et surtout Escher, ont tellement servi au cours des vingt dernières années qu’on éprouve le besoin aujourd’hui de faire une cure d’abstinence : par pitié, plus d’Achille et la Tortue pour un moment, plus d’escaliers qui montent tout en descendant, plus de bandes de Möbius ! Le livre de Hofstadter a été victime de son succès et la déferlante de pensée molle et faible qu’il a engendrée risque de dissuader le lecteur actuel d’explorer le texte original qui, lui, ne relève aucunement de la pensée molle et faible. Le cas de Gödel est paradigmatique. C’est aux environs des années 1980 que l’on a commencé à invoquer Gödel chaque fois que l’on veut signifier que quelque chose ne peut être dit, est « indicible ». Jusqu’à présent, Gödel était considéré comme un logicien « de génie » incompréhensible. C’est lorsque des gens comme Hofstadter ont entrepris de faire comprendre de quoi il s’agissait (il n’est que de lire les premiers chapitres de Gödel, Escher, Bach pour voir à quel point l’entreprise est audacieuse, précautionneuse et respectueuse à la fois de Gödel et des non-initiés) que Gödel est entré dans le langage courant. Tel est l’un des risques de ce que l’on a longtemps appelé la vulgarisation – au grand déplaisir de ceux qui, pensant lutter contre l’élitisme, l’ont pratiquée dans les vingt dernières années du XXe siècle : le risque qu’elle ne devienne une machine à produire des vulgarités, des non-savoirs, des mots que l’on agite comme des chiffons rouges. Quant à Bach, s’il n’est devenu ni un signe extérieur de savoir, comme Gödel, ni, un thème pour cartes postales et posters, comme Escher, c’est précisément parce que Hofstadter n’a pas cherché à le rendre compréhensible. Bach intervient
DOUGLAS HOFSTADTER GÖDEL, ESCHER, BACH. LES BRINS D’UNE GUIRLANDE ÉTERNELLE • Version française de Jacqueline Henry et Robert French • Édition originale : Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid • New York, Basic Books, 1979 • Paris, InterEditions / Masson, 1985
17I sur un mode structurel, dans la construction même du livre qui repose sur l’entrelacement de deux « brins de guirlande » : une suite de vingt chapitres et une séquence d’interludes, rédigés en respectant les contraintes imposées par la forme musicale de leur titre (invention, suite, prélude, fugue, variations, etc.). Comme le fait remarquer Hofstadter en 1999, Gödel, Escher, Bach n’est pas un livre sur Gödel, sur Escher et sur Bach – contrairement à ce que l’on pense généralement… et à ce que son titre laisse supposer. À l’en croire, son livre est centré sur une seule et même interrogation : « Comment se fait-il que de la matière inanimée puissent sortir des êtres animés ? » À relire le livre, on a quand même l’impression que le thème du passage de l’inanimé à l’animé lui est apparu après coup, comme ce qui, aujourd’hui, fédère la profusion des interrogations tous azimuts qui rendent l’ouvrage unique en son genre. On comprend que, l’âge venant, Hofstadter ressente le besoin de recentrer cette profusion. Mais le lecteur, lui, tire une grande part de son plaisir de ce qu’il s’agit d’un livre de jeunesse, écrit par un étudiant, réécrit dix ans plus tard. C’est un livre de jubilation, celle qu’éprouve un esprit jeune lorsqu’il prend conscience du trésor à la tête duquel il se trouve rien qu’en faisant se frotter les unes sur les autres les idées auxquelles il a été confronté lors de ses années de formation. Il semble bien que Hofstadter soit l’homme des pensées après coup. C’est après coup, disait-il déjà en 1979, qu’il s’est aperçu que son livre portait essentiellement sur la traduction. Dans la mesure où ce qui y est en cause tient à la possibilité de transférer une structure abstraite d’un domaine à un autre, c’est bien de traduction qu’il s’agit. Traduire, écrit Hofstadter, c’est permettre qu’un système se réfléchisse dans un autre et il évoque comme origine de son entreprise une question qu’il se posait à treize ans : « Comment est-ce que je pense en français et en anglais ? » Ce n’est pas un hasard si, par la suite, la traduction l’a tellement préoccupé (traductions en diverses langues ou bien littéraires). Ce n’est pas un hasard non plus s’il juge que son meilleur livre est Le Ton beau de Marot : In
Praise of the Music of Language, comportant quatre-vingt-huit traductions d’un poème de Clément Marot (ce qui le rend intraduisible en français). Peut-être a-t-il raison, n’en déplaise à la critique et en dépit du succès de Gödel, Escher, Bach.
FRANÇOISE BALIBAR
1985 • DOUGL A S HOFSTADTER • GÖDEL, ESCHER, BACH PAR FR ANÇOISE BALIBAR
PIERRE NORA
Pierre Nora a poursuivi une activité parallèle d’universitaire et d’éditeur. Élu en 1977 directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialisé dans l’étude de l’historiographie et du sentiment national, Pierre Nora s’est surtout consacré, dans le cadre d’une « histoire du présent »,
à l’élaboration d’une problématique générale de la mémoire historique contemporaine. Il en a tiré son œuvre principale Les Lieux de mémoire, collectif paru en sept volumes en 1984, 1986 et 1993 aux éditions Gallimard. Après avoir créé en 1964, aux éditions Julliard, la collection de poche « Archives », il est entré comme directeur littéraire
en 1965 chez Gallimard pour y développer le secteur des livres de sciences humaines. Il y a en particulier créé la « Bibliothèque des Sciences humaines » (1966), la collection « Témoins » (1967), la « Bibliothèque des Histoires » (1970). Il y a également fondé en 1980 la revue Le Débat, qu’il dirige depuis. Pierre Nora a été élu à l’Académie française en 2001.
Journal de l’abbé Mugnier uand il a paru, en 1985, au Mercure de France, dans la collection « Le Temps retrouvé », ce Journal de l’abbé Mugnier – du moins des extraits qui faisaient déjà six cents pages – est apparu aussitôt comme une révélation et bientôt comme un classique, à mettre au côté du Journal littéraire de Paul Léautaud. Le faubourg Saint-Germain au confessionnal, le Tout-Paris littéraire dans l’intimité, on ne s’en lasse pas. La personnalité de l’abbé n’y est pas pour rien. Il raffole de duchesses et de dîners en ville, mais ce n’est pas pour autant un prêtre mondain. Soutane élimée et gros souliers de campagne, c’est pour cela qu’il est aimé. Entre la comtesse Françoise de Castries, la « nièce première », à laquelle il lèguera son Journal, et la princesse Marthe Bibesco, la « nièce seconde », il garde admirablement son quant-à-soi. « Je ne suis qu’un pauvre diable d’abbé. » De l’esprit à revendre, la repartie instantanée, mais un fond de solitude et parfois même de détresse qui lui fait comprendre les autres. 8 décembre 1910 : « Vie sans but que la mienne. Je feuillette, je lis, je sors […], j’écris des lettres, je me perds en regrets. J’aurais voulu vivre la vie des autres, des gens célèbres. Par le désir et l’évocation, je me place ainsi dans ma vraie voie. » Il est décidément bien attachant, ce prêtre plutôt progressiste et mal vu des autorités, qui aurait rêvé d’être Cocteau et doit se contenter d’avoir été au chevet de Proust mourant, de Réjane et d’Edmond Rostand. La littérature était, en fait, sa vraie religion, et la vie mondaine, son vrai sacerdoce. Sans doute le Journal se lit-il d’abord comme le Bottin vivant des écrivains. Huysmans, que Mugnier a converti, Barrès, Proust, France, Mauriac, Colette, Valéry, Gide, Claudel. Ils sont tous là, on les voit, on les entend se parler entre eux, sur fond d’affaire Dreyfus, de Grande Guerre, de crise des années trente. Même Céline, dont le brave homme écrit qu’« il a été gentil avec lui ». Mais il s’agit moins d’un témoignage sur la littérature de la fin du XIXe siècle et du premier XXe, une des périodes les plus fastueuses des lettres françaises, que d’un document sur l’aris-
(1879-1939)
18I
tocratie moribonde à qui les belles-lettres auront donné sa dernière bouffée d’oxygène, son ultime forme d’activité et de pouvoir social. Le Journal s’étend de 1880 à 1940. Les dates sont parlantes, il couvre exactement la IIIe République. L’abbé Mugnier n’est pas un personnage proustien, mais il montre en définitive beaucoup mieux que Proust à quel point la littérature et les salons ont été, à cette époque, deux phénomènes étroitement liés. De ce point de vue, le Journal est un document de premier plan, bien éclairé par les notes de Jean d’Hendecourt et par la préface de Ghislain de Diesbach, à qui l’on doit également une biographie de l’abbé Mugnier, Le confesseur du Tout-Paris.
PIERRE NORA
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ABBÉ MUGNIER JOURNAL (1879-1939) • Texte établi par Marcel Billot • Préface de Ghislain de Diesbach • Notes de Jean d’Hendecourt • Paris, Mercure de France, 1985 • Coll. « Le Temps retrouvé »
1985 • ABBÉ MUGNIER • JOURNAL (1879-1939) PAR PIERRE NOR A
JEAN-CLAUDE GROSHENS
Né en 1926 à Strasbourg. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Strasbourg, agrégé de droit public. Professeur aux universités de Grenoble, Dijon, Strasbourg, Paris-II. Recteur d’académie à Nancy et à Lille. Directeur de la prévision au ministère de l’Éducation nationale. Directeur du livre au
ministère de la Culture. Directeur de cabinet de Michel Guy, secrétaire d’État à la Culture. Président du Centre Georges-Pompidou. Conseiller d’État.
Les Six Livres de la République
C
’est en 1576 que Jean Bodin fit paraître Les Six Livres de la République à Paris, chez Jacques Du Puys. Pour l’un des deux dictionnaires les plus communément consultés dans l’aire francophone, l’auteur s’y fait « en politique, le théoricien de la monarchie absolue », pour l’autre « y prend parti pour une monarchie tempérée par les états généraux ». Double lecture qui rend compte à sa manière de la complexité d’un esprit attaché à comprendre les causes des succès, des échecs, des changements de tous les régimes politiques. Précurseur, pour Lucien Febvre, de l’histoire comparative, de la philosophie du droit, de la théorie quantitative de la monnaie « et de beaucoup d’autres », doté d’une culture encyclopédique, Bodin écrit une œuvre généralement comparée pour l’étendue du sujet et la richesse des matériaux à la Politique d’Aristote et à l’Esprit des lois de Montesquieu. Pour Paul Janet, « son vrai mérite et son originalité est d’avoir introduit le droit, public et privé, dans la science politique ». Bodin sait « que les Républiques contraires se doyvent gouverner par moyens contraires, que les règles qui sont propres à maintenir les estats populaires servent à la ruine des monarchies » et que « plusieurs bonnes lois qui maintiennent la Monarchie sont propres à ruiner l’estat populaire ». Ce relativisme historique imprègne une démarche qui le conduit à dégager une philosophie de l’histoire, à la différence de Machiavel, cet « ignorant des bonnes lettres » qui met pour fondement des Républiques « l’impiété et l’injustice » et qui n’a « jamais sondé le gué de la science Politique ! » Si Bodin est, pour sa postérité, un philosophe de l’histoire, ce fut, pour son temps, un philosophe engagé. Les Six Livres de la République sont publiés l’année de la création de « la saincte ligue », qui est aussi celle de la réunion des états de Blois où Henri III affectera de s’en affirmer le chef. Bodin y adhérera puis prendra ses distances avec elle. C’est dans un royaume en voie de décomposition qu’il s’adresse à « ceux qui ont désir et vouloir perpétuel de voir l’Etat du royaume en sa première splendeur florissant encore en armes et en loix ». Quatre ans à peine après la Saint-Barthélemy, alors que les guerres de
Religion sont prêtes à reprendre et que « l’orage impétueux a tourmenté le vaisseau de nostre République avec telle violence, que le Patron mesmes et les Pilotes sont comme las et recreus d’un travail continuel, il faut bien que les passagers y prestent la main, qui aux voiles, qui aux cordages, qui à l’ancre, et ceux à qui la force manquera, qu’ils donnent quelque bon advertissement, ou qu’ils présentent leurs vœux et prières à celui qui peut commander aux vents et apaiser la tempête, puisque tous ensemble courent un mesme danger ». Et c’est parce qu’il s’agit de « sauver ce royaume » qu’il écrit son ouvrage en langue populaire « pour estre mieux entendu de tous François naturels ». Symptomatiquement, il ne s’attarde pas aux questions religieuses, qu’il relativise. Le carme qu’il fut, plus déiste que religionnaire, se borne à constater qu’il est préférable qu’une république n’ait qu’une religion, mais exclut l’emploi de la violence « pour la conversion des âmes, ce qui serait le plus grand mal quand on ne peut établir la vraie religion […] ; plus la volonté des hommes est forcée, plus elle est revesche ». L’unité religieuse ne peut s’obtenir par force. Sa démarche se veut scientifique et, s’il entreprend l’étude de la République, c’est parce que c’est la Princesse des sciences, qui englobe tous les savoirs. Il sait que la forme de la chose publique est « accommodee à la nature des lieux, voire mesme au climat », que la nature des États et la forme des gouvernements sont diverses, qu’elles sont sujettes à changement, que « les Républiques après certaines années prennent ordinairement fin ». Mais comme rien n’est fortuit en ce monde, car il exclut toute incursion du nez de Cléopâtre dans le champ de l’histoire, « il s’ensuit bien que par la sagesse et prudence que Dieu a données aux hommes on peut maintenir les Républiques bien ordonnees en leur estat et prevenir la ruine d’icelles ». Il faut ici s’arrêter à ce qui est la clef de la construction bodinesque, la distinction faite entre « nature des estats » et « forme des gouvernements » ; « L’estat d’une République, et le gouvernement d’icelle sont differents. » Une république, c’est « le droit gouvernement de ce qui est commun à plusieurs mesnages avec puissance souveraine ».
JEAN BODIN LES SIX LIVRES DE LA RÉPUBLIQUE • Texte revu par Christiane Frémont, Marie-Dominique Couzinet, Henri Rochais • Six volumes • Paris, Fayard, 1986 • Coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française »
Jean Bodin
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Pour Bodin, la souveraineté est la condition de l’existence d’une république et lui est consubstantielle. Elle en est le principe qui relève de la nature des choses et est, de ce fait, supérieure au souverain en titre. Essence du lien social, fondement de la cohésion sociale, source du bien commun, c’est elle qui, dans la République, « unit tous les membres et parties d’icelle », qui tient le tout ensemble. Par nature, elle est absolue et indivisible. Absolue, elle emporte le pouvoir de faire les lois, voire de ne pas s’y soumettre. Indivisible, elle ne se partage pas, car « comment pourrait-elle se despartir à un prince, et aux seigneurs, et au peuple en un mesme temps ». Et, à supposer qu’elle soit partagée, « qui seront les sujects qui obéiront, s’ils ont aussi puissance de faire loy ? ». Et si, en fait, le siège de la souveraineté peut être monarchique, aristocratique ou populaire, pour Bodin « le droit de souveraineté ne peut estre ni subsister […] sinon en la monarchie ; car nul ne peut estre souverain en une République qu’un seul : s’ils sont deux, ou trois, ou plusieurs, pas un n’est souverain ». La forme monarchique est la seule à fournir un support vraiment sérieux à la souveraineté absolue, car, en toute rigueur, il ne peut y avoir de République « s’il n’y a un chef avec puissance souveraine, pour unir les uns avec les autres ». La forme de l’« estat d’une République » est une chose ; la forme de son gouvernement en est une autre. Chacune des formes de République peut avoir un gouvernement monarchique, aristocratique ou populaire. Les monarchies peuvent ainsi être tyrannique, seigneuriale ou royale. « Chacune des trois peut estre louable ou vicieuse […] ; ce n’est pas assez de soustenir que la Monarchie est le meilleur estat, et qui n’a point d’incommodité, si on ne dit Monarchie Royale », seule apte à gouverner « par justice harmonique », qui est composée de la justice distributive ou Géométrique, et commutative ou Arithmetique […], en quoi faisant l’estat de Monarchie sera simple, et le gouvernement compose, et tempere ». « Si la justice est le fait de la loi, la loi l’œuvre du prince, le prince est l’image de Dieu, il faut par même suite de raisonnement, que
la loi du prince soit faite au modèle de Dieu ». Non seulement « les souverains sont soumis aux lois de Dieu et de nature » mais aussi « aux lois humaines communes à tous les peuples » ainsi qu’aux lois fondamentales du royaume qui sont « annexées et unies avec la couronne ». Dès lors que la nature et la raison humaine sont des créations de Dieu, leur exercice est dans l’ordre des choses. Pas de trace de droit divin dans tout cela mais du « Grand Dieu de nature ». Et si phantasme trinitaire il y a, il est lié aux racines platoniciennes de la théorie des nombres. Monarchie absolue ? Monarchie tempérée ? Au lecteur de trancher en se rappelant que Bodin, modéré dans un temps de fanatisme, fut aussi en 1580 l’auteur d’une démonologie des sorciers, ce livre qui justifie la question et, pour Lucien Febvre, « ranima les bûchers de sorcières dans toute l’Europe ». Hors de l’ordre des choses ?
JEAN-CLAUDE GROSHENS
1986 • JE AN BODIN • LES SIX LIVRES DE LA RÉPUBLIQUE PAR JE AN-CL AUDE GROSHENS
MAURICE SARTRE
Professeur d’histoire ancienne à l’université François-Rabelais (Tours) depuis 1979, membre senior de l’Institut universitaire de France depuis 1998, titulaire de la chaire d’Histoire du Proche-Orient hellénistique et romain, spécialiste de l’histoire de la Méditerranée orientale et du ProcheOrient hellénisé, d’Alexandre à la conquête
musulmane, Maurice Sartre a réalisé de nombreuses missions en Syrie et en Jordanie, où il collabore à la publication des corpus des inscriptions grecques et latines. Il a publié plusieurs ouvrages sur le monde grec aux époques hellénistique et impériale, notamment L’Orient romain. Provinces et sociétés provinciales en Méditerranée orientale de 31 av. J.-C. à 235 apr. J.-C.,
Seuil, 1991 ; L’Asie Mineure et l’Anatolie d’Alexandre à Dioclétien, Armand Colin, 1995 ; La Syrie antique, Gallimard-Découvertes, 2002 ; D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique, IVe siècle av. J.-C.IIIe siècle apr. J.-C., Fayard, 2e éd., 2003 ; Histoires grecques, Seuil, 2006.
La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie
L
’humanité savante ne se remettra jamais de la disparition de la bibliothèque d’Alexandrie. Et la création récente d’une nouvelle Bibliotheca Alexandrina souligne combien reste vive la blessure, sans laisser le moindre espoir de combler le vide créé jadis. Or, paradoxalement, on ne sait pas grand-chose du fonctionnement concret de cette création de Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère, de son organisation, de ses collections, ni de sa disparition. Il fallait l’érudition hors du commun de Luciano Canfora et son exceptionnel talent d’écriture pour faire d’une enquête savante un passionnant récit, à lire comme un roman. Car La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie reste un livre inclassable, où l’auteur entraîne le lecteur sur des voies inconnues avec une maestria peu commune. En fait, il y a au moins deux livres en un seul. Canfora adopte d’abord le ton du récit pour de courtes saynètes mettant en scène les acteurs qui ont marqué l’histoire de la bibliothèque : les bibliothèques sacrées de l’Égypte pharaonique, Démétrios de Phalère l’inventeur, mais aussi les héritiers d’Aristote, Callimaque de Cyrène, créateur du premier inventaire, Ptolémée II et les traducteurs de la Septante, César, accusé de l’incendie, mais aussi Jean Philopon dialoguant avec le conquérant musulman de la ville en 642, Amrou ben al-As. Conscient qu’il n’est pas possible d’écrire une histoire en continu avec une documentation si disparate, Canfora chemine ainsi en zigzag, mais pour mieux nous faire découvrir les moments forts d’une institution qui a fortement marqué la vie intellectuelle de l’Antiquité. Dans une seconde partie, intitulée « Sources », Canfora étale l’appareil érudit qui justifie les récits de la première partie, discute dans le détail les hypothèses des uns et des autres, bref, fournit à tous ses lecteurs l’apparat critique qui soutient l’ensemble. D’autres ont souligné l’apport irremplaçable des savants du musée à la mise en ordre de la littérature antique – je songe en particulier à l’admirable volume dirigé par Christian Jacob et François de Polignac sur Alexandrie, IIIe siècle av. J.-C. Tous les savoirs du monde ou le rêve d’universalité des Ptolémées, chez
Luciano Canfora
Autrement, en 1992 – et Luciano Canfora n’a pas cherché à revenir sur cet acquis. Mais il éclaire d’une façon originale la manière même dont se constituent les collections de livres, raconte les péripéties qui entourent les livres d’Aristote, s’intéresse enfin aux conditions dans lesquelles la bibliothèque a brûlé. Et rend justice à la fois à César et aux conquérants musulmans, responsables ni l’un ni les autres de ce désastre. En 47 av. J.-C., ce sont des ballots de livres déposés sur le port qui brûlent en même temps que les réserves de blé. Et, en 642, il y a beau temps que la bibliothèque du musée et son annexe du Sérapéion ont disparu : contrairement à la légende, les précieux volumes n’ont pas servi à chauffer les bains d’Alexandrie pendant un an ! Si le Sérapéion a brûlé victime de l’intolérance des chrétiens en 391-392, c’est dès le temps de l’invasion palmyrénienne que le musée a été privé de ses trésors, soigneusement rangés sur les rayonnages des couloirs adjacents. Superbe et tragique aventure contée avec talent par un Luciano Canfora inspiré, au meilleur de son art.
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MAURICE SARTRE LUCIANO CANFORA LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LA BIBLIOTHÈQUE D’ALEXANDRIE • Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro et Danielle Dubroca • Paris, Desjonquères, 1988 • Édition originale : La biblioteca scomparsa • Palerme, Sellerio editore, 1986
1988 • LUCIANO CANFOR A • LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LA BIBLIOTHÈQUE D’ALEXANDRIE PAR MAURICE SARTRE
HENRY ROUSSO
Henry Rousso est historien, directeur de recherche au CNRS, à l’Institut d’histoire du temps présent, qu’il a dirigé de 1994 à 2005. Il est également professeur associé à l’université de Paris-X-Nanterre depuis 2001. Il a consacré l’essentiel de ses travaux à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et à l’histoire de la mémoire collective. Il a publié
notamment Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours (Seuil, 1987) ; Vichy,un passé qui ne passe pas (avec Éric Conan, Fayard, 1994) ; La Hantise du passé (Textuel, 1998) ; Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoires comparées (collectif, Complexe, 1999); Vichy, l’événement, la mémoire, l’histoire (Gallimard, 2001) ; Le Dossier Lyon-III (Fayard, 2004).
La Destruction des Juifs d’Europe
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aul Hilberg, c’est d’abord une voix et un visage, aperçus dans Shoah, le film de Claude Lanzmann diffusé en 1985. D’un ton neutre, avec le désir de bien se faire comprendre, cet universitaire alors inconnu du public français y explique avec minutie les mécanismes du génocide. Il est le seul historien intervenant dans le film, sans pour autant que sa légitimité universitaire lui confère un statut particulier au regard des témoins. Il parle simplement d’un autre lieu. Et pourtant, en peu de mots, on pressent la nouveauté du propos, car le public découvre alors, d’un même mouvement, le continent englouti de la mémoire des survivants et l’existence d’une réflexion historiographique déjà avancée. Trois ans plus tard, son maître livre, La Destruction des Juifs d’Europe, sort chez Fayard grâce au travail de l’éditeur Éric Vigne, dans une traduction française mise à jour et augmentée qui en fait l’édition de référence. L’ouvrage, on le sait, a connu une destinée étonnante. Son origine remonte à 1945 alors que Raul Hilberg s’est enrôlé dans les troupes américaines victorieuses du IIIe Reich. Par la suite, côtoyant les archives nazies ramenées aux États-Unis, Hilberg décide d’entreprendre un doctorat en sciences politiques sur les crimes commis à l’encontre des Juifs. La thèse est dirigée par Franz Neumann, l’auteur de Béhémoth, qui deviendra par la suite l’un des pères spirituels des historiens « fonctionnalistes », ceux qui mettent l’accent sur les structures et les enchaînements circonstanciels ayant conduit au meurtre de masse, alors même que Hilberg sera catalogué plutôt comme un historien « intentionnaliste », qui privilégie l’existence d’une intention meurtrière dès l’origine du projet nazi. Il n’y a là aucun paradoxe mais plutôt la marque précoce d’un auteur original, libre d’esprit, rétif aux orthodoxies, méfiant envers l’histoire mémorielle qui vise à célébrer les héros et les victimes. Une fois achevé, le manuscrit est refusé par plusieurs maisons d’édition. On trouve le sujet sans grand intérêt ou destiné à un public trop restreint. En 1958, il est rejeté par le centre de Yad Vashem, à Jérusalem, l’un des rares lieux au monde à s’intéresser à l’extermination des Juifs. On n’aime pas
RAUL HILBERG LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE • Traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, André Charpentier et Pierre-Emmanuel Dauzat • Deux volumes • Édition originale : The Destruction of the European Jews • New York, Raul Hilberg, 1985 • Paris, Librairie Arthème Fayard, 1988
Raul Hilberg
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la manière dont l’auteur sous-évalue la résistance juive, ni son analyse sans concession des « Conseils juifs », un sujet hautement sensible en Israël depuis le procès Kastner, en 19541955. Surtout, l’ouvrage s’intéresse trop aux bourreaux et pas assez aux victimes, une critique qui dessine l’une des grandes lignes de fracture de l’historiographie de l’Holocauste. À cela, l’auteur répond en bonne logique que la victime n’est pas le point de vue le plus approprié pour comprendre la machine nazie, qui doit s’analyser de l’intérieur. L’ouvrage est finalement publié par une petite maison de Chicago, Quadrangle Books, en 1961, les éditeurs misant sur un intérêt renouvelé pour le sujet dû au procès Eichmann. Vingt-cinq ans plus tard, l’auteur est devenu une célébrité mondiale. À lui seul, ce parcours illustre l’histoire de la mémoire du génocide des Juifs, sortie des marges et de l’oubli de l’après-1945 pour se nicher au cœur de la conscience universelle à la fin du XXe siècle. Avant Hilberg, les choses étaient simples : Hitler et les nazis haïssaient les Juifs ; plus déterminés que d’autres dans la longue histoire de l’antisémitisme, ils décidèrent de les exterminer. Certes, il n’est pas le premier à s’intéresser à ce versant de la Seconde Guerre mondiale. Dès 1951, quelques années à peine après Nuremberg, le français Léon Poliakov publie Le Bréviaire de la haine, première étude raisonnée de la « Solution finale ». Néanmoins, La Destruction des Juifs d’Europe constitue un saut historiographique considérable par la masse des sources examinées et par l’ampleur de l’analyse. Pour la première fois, un travail historique met en lumière les différentes étapes du processus : définition et désignation des victimes, expropriations, concentrations, massacres de masse, extermination systématique. Pour la première fois, il propose une étude complète de l’antisémitisme nazi, des mécanismes centraux de décision, des différents pays où fut appliquée la « Solution finale ». Pour la première fois, il tente un calcul précis, issu de sources croisées, du nombre de victimes : 5 100 000 – un chiffre réévalué depuis entre 5 300 000 et 6 000 000. Les trompettes d’une renommée soudaine en ont fait longtemps le seul « livre de référence » sur le sujet. Les médias
l’encensent, s’abritent derrière lui en toute occasion, notamment pour assommer de son millier de pages les négationnistes qui prospèrent sur fond de « devoir de mémoire », sans grand succès au demeurant. Or cette canonisation tardive – et méritée – s’est faite parfois au détriment de la mise en valeur de l’originalité du livre. Hilberg n’est pas un greffier de l’Histoire, c’est un historien doté de subjectivité, d’une vision singulière, de partis pris scientifiques, comme le refus catégorique des témoignages. Il n’est que de voir les réactions d’hostilité qu’il a suscitées en Israël. Son livre n’est pas exempt de défauts, surtout dans le détail des cas nationaux. Depuis vingt ans, l’historiographie a fait de tels progrès que l’on peut parler d’un nouveau bond qualitatif, réalisé par une nouvelle génération d’historiens allemands, américains, israéliens, français. Or ces historiens se sont peu ou prou appuyés sur le travail de Raul Hilberg, pour suivre son sillage ou pour le contester. C’est cela qui fait de La Destruction des Juifs d’Europe non pas un vénérable monument aux morts, mais un livre vivant, qui suscite la réflexion et non la sidération, qui nous oblige à regarder en face cette histoire.
HENRY ROUSSO
1988 • R AUL HILBERG • LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE PAR HENRY ROUSSO
LYDIE SALVAYRE
Lydie Salvayre a écrit douze romans traduits dans de nombreux pays. Elle a obtenu le prix Hermès du Premier Roman pour La Déclaration (Julliard, 1990) et le prix Novembre pour La Compagnie des spectres (Seuil, 1997). Elle vit et travaille à Paris.
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La Pianiste
E
Elfriede Jelinek
lle croit gouverner sa vie, or elle n’est qu’un pauvre pantin entre les mains avides de sa mère. Telle nous apparaît Mlle Erika Kohut dont Elfriede Jelinek trace le portrait dans La Pianiste. Erika Kohut vit dans l’ombre de sa mère, dans la volonté de sa mère, dans le désir de sa mère. Erika Kohut est mangée par sa mère. Erika Kohut est tuée par sa mère. Erika Kohut s’épuise à accomplir les rêves de grandeur fomentés par sa mère. Erika Kohut s’acharne désespérément à devenir ce que l’ambition de sa mère a décidé qu’elle serait : une exaltée de musique promise au succès, une pianiste capable de tout sacrifier à son art. Erika Kohut est régentée cœur, corps et âme par la mère avec qui elle vit. Et cette subordination est devenue sa seconde nature. Au point qu’elle ne s’en aperçoit pas. Voilà ce que Jelinek nous jette à la face. Nous sommes soumis, et nous ne nous en apercevons pas. Nous avons des élans, des opinions, des attachements qui ne sont pas les nôtres, et nous ne nous en apercevons pas. Elfriede Jelinek va se charger de nous dessiller les yeux. Et puisque la langue que nous parlons porte en elle tous les préjugés, tous les impensés, tous les lieux communs, toutes les censures et cette sagesse populaire qui n’est souvent rien d’autre que l’expression d’un asservissement consenti, puisque la langue engendre, charrie et perpétue toutes nos aliénations, Elfriede Jelinek va lui faire, en quelque sorte, rendre gorge. Elle va faire dire à la langue tout ce qu’il entre de violence dans le mortel pays de l’amour maternel, tout ce qu’il entre de mépris dans la relation maître-élève, mais aussi et peut-être surtout ce qu’il entre de servitude, de mortification et de désir de mort dans le lien amoureux. Car il serait naïf de penser que l’amour consiste à escalader le ciel à deux en se tenant la main. Elfriede Jelinek vomit les contes de fées qui nous le font accroire. Et l’amour naissant que, dans son livre, elle évoque entre Erika Kohut, professeur de piano, et Walter Klemmer, son élève, cet amour est par avance condamné.
Pour Erika Kohut, qui n’a connu pour tout rapport que celui de se soumettre, l’amour ne peut être autre chose qu’une séance de dressage, qu’un jeu cruel où il s’agit de faire ployer l’autre sinon de le vaincre, qu’une bataille à mort entre deux fantasmes de meurtre, que la tentation insensée de renoncer à soi, de s’anéantir, de s’immoler et disparaître. Mais alors où trouver une consolation ? Dans l’art ? Ici encore, Elfriede Jelinek se révèle implacable. Dans le monde de l’art, l’ambition, la jalousie, les rancœurs et les vanités sont les mêmes qu’ailleurs, et les luttes pour le pouvoir et la gloriole opèrent les mêmes ravages. S’y ajoutent les mensonges que les artistes se font à eux-mêmes lorsqu’ils attendent, du miel de l’art, des félicités infinies qui jamais n’adviendront. Cela donne l’occasion à Elfriede Jelinek de se moquer, avec une joie féroce, des poses que prennent les artistes, de leurs vapeurs, de leurs langueurs, de leurs péroraisons pleines d’emphase sur l’essence de l’œuvre, son mystère et son dédain de la réalité, laquelle est salissante et doit être passée par le pressing avant que d’être servie. Le moins que l’on puisse dire est qu’Elfriede Jelinek ne prend aucune de ces délicates précautions. Elle outre le trait, elle gifle la langue, elle la violente, elle la désarticule et elle l’incendie avec une force et un humour qui font d’elle, aujourd’hui, l’un de nos plus grands écrivains.
ELFRIEDE JELINEK LA PIANISTE • Traduit de l’allemand par Y. Hoffmann et M. Litaize • Édition originale : Die Klavierspielerin • Reinbek, Rowohlt Verlag, 1983 • Nîmes, Jacqueline Chambon, 1988
LYDIE SALVAYRE
1988 • ELFRIEDE JELINEK • LA PIANISTE PAR LYDIE SALVAYRE
PIERRE LEPAPE
Pierre Lepape, né en 1941, est journaliste et critique littéraire, notamment à Télérama, puis aux Nouvelles littéraires, enfin au Monde de 1985 à 2001. Collabore aujourd’hui au Magazine littéraire et au Monde diplomatique. Auteur, avec Michèle Gazier, de Romanciers du xxe siècle et de Écrivains du xxe siècle (Marabout, 1989 et 1990).
Il a publié Les Révolutions du xxe siècle (Denoël, 1970), La Presse (Denoël, 1973), Diderot (Flammarion, 1991), Voltaire le Conquérant (Seuil, 1994), André Gide, le messager (Seuil, 1997), Le Pays de la littérature (Seuil, 2003), La Disparition de Sorel (Grasset, 2006).
Dictionnaire biographique des auteurs de tous les temps et de tous les pays
L
e champ des savoirs a explosé ; le temps des grands dictionnaires à la première personne est révolu. Plus d’Émile Littré, plus de Pierre Larousse pour consacrer une vie entière à l’élaboration, à la rédaction, à la correction et à l’édition d’une œuvre totalisante : tout sur l’histoire des formes et des significations des mots de la langue française, le point sur toutes les connaissances humaines au XIXe siècle. Plus que des entreprises : des œuvres. Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle et le Dictionnaire de la langue française figurent d’ailleurs dans le Dictionnaire des œuvres édité par Laffont et Bompiani en 1953. L’idée de ce dictionnaire revient à Valentino Bompiani, un grand éditeur italien né à la fin du XIXe siècle. Bompiani dirige une maison d’édition qui lui ressemble, cultivée, curieuse, ouverte à tous les vents de la création artistique. Lorsqu’il pense à regrouper alphabétiquement les œuvres marquantes qui jalonnent l’histoire de l’humanité, c’est à toutes les œuvres qu’il pense, celles de la littérature, évidemment, mais aussi celles de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la philosophie et même des sciences. Un dictionnaire de la création, rien de moins. Mais au fur et à mesure qu’il construit son projet, qu’il commande des centaines d’articles à des spécialistes, évidemment italiens, Bompiani se heurte à deux obstacles. L’un est matériel : comment une maison d’édition, prestigieuse mais financièrement modeste, pourra-t-elle supporter les coûts d’une entreprise aussi énorme, en ne pouvant espérer toucher que le public de langue italienne ? L’autre obstacle est intellectuel. Bompiani est un esprit trop ouvert au monde contemporain pour ne pas savoir que ce qu’on nomme « culture », « grandes œuvres », « créations majeures de l’esprit », n’a pas tout à fait le même sens, le même contenu, les mêmes frontières si l’on vit à Milan, à Londres, à Paris ou à Tokyo. Poids de l’histoire, des traditions ; de ce qu’on nomme précisément les cultures. L’association de Valentino Bompiani avec l’éditeur français Robert Laffont, si elle a permis de diviser les risques financiers,
Laffont-Bompiani
a aussi mis en évidence, dès la première édition du LaffontBompiani, les différences d’approches qui existaient des deux côtés des Alpes. Au point que si l’on compare, dès 1953, le Dictionnaire des œuvres dans sa version italienne et dans sa version française, on a souvent l’impression de deux réalisations parallèles qui ont, de temps en temps, échangé des articles et des collaborateurs. Ces différences, ces originalités vont encore s’accentuer au rythme des rééditions et des révisions qui les accompagnent. Notamment lorsqu’en 1994 Robert Laffont propose à prix modique, dans sa collection « Bouquins », les six volumes du Nouveau Dictionnaire des œuvres auquel s’ajoutent un index et trois volumes du Nouveau Dictionnaire des auteurs. Des livres qui n’étaient auparavant disponibles que dans une collection grand format richement illustrée. Cette fois-ci, on ne parle plus guère que de littérature, de toutes les littérature. Même si, çà et là, subsistent quelques brefs articles consacrés à des musiciens et à leurs œuvres, les peintres ont disparu, ainsi que la plupart des savants. La lecture y gagne en clarté. S’il faut dix gros volumes – plus de 12 000 pages – pour présenter et commenter 6 000 auteurs et 21 000 œuvres – une sorte de bibliothèque idéale de l’humanité et ses créateurs –, étendre ce traitement à toute création de l’esprit nous aurait peut-être inutilement submergés. Et puis, l’utilité de la référence, sa fonction pratique y auraient sans doute pris le pas sur ce qui domine ici : le plaisir de la lecture. Ici, chaque article sur un auteur a lui-même un auteur, chaque article sur une œuvre est une œuvre. Modeste, certes ; personne ne cherche à se pousser du col ou à éberluer un lecteur, réputé ignorant, par l’étendue de son érudition et la hardiesse de ses analyses. C’est même exactement le contraire : chacun de ces courts essais poursuit un but unique : ouvrir un chemin, suffisamment net mais aussi suffisamment séduisant pour que le lecteur ait envie d’aller plus loin. Combien d’auteurs, combien de livres le Dictionnaire des œuvres m’a-t-il fait découvrir, et de combien de dizaines d’autres m’a-t-il donné un avant-goût qu’aucune recherche,
hélas, menée chez les libraires et les éditeurs ne m’a permis de transformer en réel plaisir ? Souvent, quand il le peut, le Laffont-Bompiani indique, après l’article consacré à une œuvre, la date éventuelle de sa traduction et celle de l’éditeur français qui l’a publiée. L’absence fréquente de cette indication – soit que l’œuvre ne figure pas dans les catalogues de nos éditeurs, soit encore qu’elle n’y figure (définitivement ?) plus, crée une sorte d’immense bibliothèque virtuelle, ou potentielle ou fantôme. J’aime voir se lever du Laffont-Bompiani cette armée de fantômes, poètes iraniens, dramaturges japonais, comiques britanniques, conteurs islandais, trouvères champenois, romans érotiques du XVIIe siècle chinois. Quand la chanson à la mode ânonne qu’il y a trop de livres, les inconnus élus du Laffont-Bompiani confirment qu’il n’y en a pas assez.
PIERRE LEPAPE
23I ROBERT LAFFONT – VALENTINO BOMPIANI DICTIONNAIRE BIOGRAPHIQUE DES AUTEURS DE TOUS LES TEMPS ET DE TOUS LES PAYS • Quatre volumes • Paris, Robert Laffont, 1988 • Coll. « Bouquins »
1988 • LAFFONT – BOMPIANI • DICTIONNAIRE BIOGRAPHIQUE DES AUTEURS DE TOUS LES TEMPS ET DE TOUS LES PAYS PAR PIERRE LEPAPE
CHRISTIAN BOURGOIS
Né à Antibes en 1933, élève à l’école des Roches et au lycée Louis-le-Grand (1945-1950), diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (1954), Christian Bourgois démissionne de l’École nationale d’administration pour entrer en 1959 aux éditions Julliard, dont il assurera la direction jusqu’en 1971. Fondateur de Christian
Bourgois éditeur en 1966 et directeur de la collection « 10/18 » de 1968 à 1992. Président de la SCELF de 1969 à 2004, de l’IMEC depuis 1995, de la MC93 depuis 1995, de la Comm ission de l’avance sur recette de 1984 à 1986 puis de 1998 à 2000, membre des conseils d’administration du Festival d’automne depuis 1973, du Centre national du livre
Le Livre de l’intranquillité
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ans les années soixante-dix, le poète André Velter attira mon attention sur Pessoa. Je m’en fis alors une idée erronée car trop borgésienne : une personne qui n’était personne s’était réfugiée dans le labyrinthe des hétéronymes. Cette entreprise me fascina mais je ne pus y donner suite. Au début des années quatre-vingt, sur les conseils de Jean Gattégno, je reçus une jeune femme qui faisait le tour des éditeurs français pour leur proposer, au nom de la Direction du livre portugais, de coéditer des auteurs contemporains. Son enthousiasme me séduisit mais surtout, ce jour-là, j’eus une intuition qui est un des beaux moments de ma vie d’éditeur : je lui proposai de publier ce Pessoa dont elle ne m’avait pas parlé en premier et dont je ne savais presque rien. Commença alors une grande aventure qui n’aurait pu être menée à bien sans le soutien de Jean Gattégno et le concours exceptionnel du CNL qui prit en charge la plus grande partie des frais de traduction, car je projetais alors de publier immédiatement huit tomes des œuvres de Pessoa et de ses hétéronymes, Le Livre de l’intranquillité n’étant qu’un des titres retenus. Je fis alors, grâce à Pierre Léglise-Costa, la connaissance de Robert Bréchon qui fut l’« éditeur » de ces livres qui n’auraient pas pu exister sans lui et sans le concours de nombreux traducteurs dont Françoise Laye, Patrick Quillier et Michel Chandeigne. Mon seul rôle est d’avoir accompagné avec enthousiasme cette aventure folle : publier simultanément huit tomes d’un écrivain presque inconnu de la critique et du public français. Pessoa me fascine depuis lors, voilà un écrivain qui, avec une modestie arrogante, est tellement différent des autres qu’il est convaincu que son œuvre n’a pas besoin d’être publiée pour que s’affirme son génie – ni de son vivant ni après sa mort. C’est le contraire d’un Stendhal, il n’écrit pas pour les happy few des années quatre-vingt, c’est un Kafka sans Max Brod, un Bartleby dont la malle contient tous les livres possibles qui existent en n’étant que des manuscrits que personne ne publie ni ne lit. Rien ne m’émeut plus que ce renoncement, cette absence, ce pari qui semble perdu d’avance d’une œuvre
sans éditeur. Commenter davantage ces livres me semblerait déplacé. Les éditeurs devraient se taire, mettre les ouvrages sur la table et donner la parole aux écrivains ou à leurs commentateurs : dans le cas de Pessoa, je me permets d’attirer par les citations qui suivent l’attention du lecteur sur trois noms essentiels : Robert Bréchon (1), l’écrivain portugais Eduardo Lourenço (2) et le professeur américain Richard Zenith (3) : (1) « Imaginons que dans les années 1910-1920, Valéry, Cocteau, Cendrars, Apollinaire et Larbaud aient été un seul et même homme, caché sous plusieurs “masques”. On aura une idée de l’extraordinaire aventure intellectuelle vécue à la même époque au Portugal par Fernando Pessoa, qui s’est inventé plus d’une soixantaine de personnalités fictives, ses “hétéronymes” (le mot est de lui), chargés d’exprimer les facettes les plus diverses d’un auteur multiple. […] Le Livre de l’intranquillité a été l’œuvre de toute une vie, parallèlement aux autres œuvres élaborées par Pessoa et ses “semi-auteurs”. Pessoa y a travaillé pendant plus de vingt ans, de 1913 à sa mort en 1935. Le manuscrit original a longtemps attendu, dans la fameuse “malle” où le poète entassait tous ses papiers, le moment incertain de sa découverte, et se présente sous l’aspect de fragments discontinus et sans ordre apparent, attribués, dans l’ensemble, à Bernardo Soares. C’est un paradoxe tout à fait digne de Pessoa : malgré son titre, cet amas de fragments inachevés, où l’on s’accorde à voir aujourd’hui l’un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle, n’est pas un “livre”. Il n’est que l’ombre ou le double du Livre définitivement absent. » (2) « À une époque ancienne déjà, quelqu’un, intime de l’ombre, a inventé cet espace entre vie et mort qu’on nomme les “limbes”. Ni vivant ni mort, Pessoa transcrira toute sa vie, avec une application d’écolier aveugle à force de tant regarder en face le visage des choses, le murmure et l’étrange clarté de ce lieu indescriptible. Cette parole des limbes est celle qui se trouve aujourd’hui consignée dans Le Livre de l’intranquillité. Cette “absence” de livre, ce pseudo-journal sont essentiellement une
depuis 1982, du Centre Georges-Pompidou depuis 1999, de la Bibliothèque nationale de France de 1989 à 1994 et de l’INA de 1989 à 1995.
FERNANDO PESSOA LE LIVRE DE L’INTRANQUILLITÉ • Traduit du portugais par Françoise Laye • Présenté par Robert Bréchon • Édition originale : Livro do desassossego por Bernardo Soares • Lisbonne, Atica, 1982 • Deux volumes • Paris, Christian Bourgois, 1988-1992
Fernando Pessoa
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sorte de rêve éveillé, à la lisière de la folie, que l’écriture doit rendre, sinon cohérent – vœu dérisoire –, tout au moins existant. Le narrateur souffre, à un degré rarement atteint, du sentiment, et même de la certitude, de son inexistence. C’est une certitude qui ne s’arrête pas au seuil de l’écriture, selon la classique fiction qui consiste à traverser le obstacles en les rêvant, mais qui affecte, à sa racine, l’acte même d’écrire. Car dans ce labyrinthe aux bifurcations infinies, on entend aussi quelque chose d’antérieur au monde, antérieur même à la voix et qui est justement le désir, pour ne pas dire la prétention, d’avoir une voix. » (3) « ‘‘Fernando Pessoa, en toute rigueur n’existe pas.’’ C’est Álvaro de Campos qui nous le dit – l’un des personnages inventés par Pessoa pour s’épargner l’effort et le désagrément d’avoir à vivre. Et pour s’épargner peut-être l’effort d’organiser ses écrits en prose, Pessoa a également inventé Le Livre de l’intranquillité, lequel, en toute rigueur, n’a jamais existé non plus et ne pourra d’ailleurs jamais exister. Ce que nous tenons ici, ce n’est pas un livre, mais sa subversion, voire sa négation, un livre en puissance, ou mieux, un livre en ruine, le livre-rêve, le livre-désespoir, l’anti-livre, par-delà toute littérature. Ce que nous avons dans ces pages, c’est le génie de Pessoa à son apogée. »
CHRISTIAN BOURGOIS
1988-1992 • FERNANDO PESSOA • LE LIVRE DE L’INTRANQUILLITÉ PAR CHRISTIAN BOURGOIS
RENÉ DE CECCATTY
René de Ceccatty est né à Tunis en 1952 et réside à Paris, après avoir vécu en Tunisie, en Angleterre, au Japon et en France. Après des études de philosophie, il se consacre entièrement à la littérature. Il est directeur de collection aux éditions du Seuil et critique littéraire au Monde des livres. Il est l’auteur de nombreux romans et essais
littéraires publiés aux éditions Gallimard et du Seuil, parmi lesquels : L’Extrémité du monde, l’Or et la Poussière, L’Accompagnement, Aimer, Consolation provisoire, L’Éloignement, La Sentinelle du rêve, Sibilla Aleramo, Fiction douce, Une fin, Pasolini, Le Mot amour. Il a écrit de nombreuses pièces de théâtre qui ont été
montées en France et à l’étranger par Alfredo Arias, Maurizio Scaparro, Janusz Kica, Giorgio Ferrara, avec notamment Claudia Cardinale, Isabelle Adjani, Marilú Marini et Adriana Asti. Il traduit également de l’italien (Pasolini, Moravia, Saba, Bonaviri, Leopardi) et, en collaboration avec Ryôji Nakamura, du japonais (Kenzaburô Oe, Kôbô Abe, Yukio Mishima, Junichirô
Genji monogatari - Le Dit du Genji
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u début du deuxième millénaire, fut écrit ce que l’on peut considérer comme le premier roman mondial. Quoique son traducteur français, René Sieffert, estime excessive la désignation de « roman » pour ce chef-d’œuvre, lui préférant la catégorie médiévale de « dit », on ne peut qu’être frappé par les similitudes de l’histoire de « Genji le Radieux » avec la Princesse de Clèves. Car, bien que les intrigues de cour très complexes puissent, pour un lecteur français, évoquer plutôt les chroniques de Saint-Simon, tout repose sur les intermittences du cœur. Et il est évident que la pérennité de ce texte fondateur de la littérature japonaise tient à la subtilité de sa construction et de ses analyses psychologiques et politiques, et au ton, tour à tour lyrique, sarcastique, détaché et passionnel, de la narratrice. Le surnom de l’auteur lui fut attribué a posteriori, à cause de la sympathie qu’elle semblait manifester pour un de ses personnages, appelé précisément dame Murasaki. À quel âge écrivit-elle son livre, qui compte plus de mille pages ? Très jeune. Elle n’avait probablement pas trente ans. Et l’on visite encore maintenant à Kyôto le pavillon de Ryôan-ji, qui se trouve à l’extérieur du Parc impérial, entre le mur de clôture oriental et la rivière Kamo. Elle y aurait rédigé l’intégralité de son chef-d’œuvre, entre 1005 et 1010, ou peut-être quelques années auparavant. Fille d’un officiel de la cour, chargé des rites, Fujiwara no Tamétoki, elle était apparentée à la famille impériale, ce qui explique que sa narration ne soit pas toujours « objective » et que, de temps à autre, un « je » vienne personnaliser le récit. Phénomène rarissime dans les littératures mondiales, le Japon commence par le roman : dès l’origine, tout est en place de ce qui caractérise le genre. Évolution d’une intrigue sentimentale complexe, événements politiques, familiaux, sociaux (luttes d’influences, adultères, prises de pouvoir, naissances illégitimes, reconnaissances, clandestinités, calomnies), descriptions poétiques et psychologiques, de lieux et de personnes, intériorisations des situations, modifications des
regards, tantôt extérieurs, tantôt intérieurs, avec un abondant usage du discours indirect libre. À côté du Genji monogatari se développent les « journaux de cour », ou nikki, qui sont très proches du monogatari par leur narration et, bien entendu, le milieu où l’action évolue, mais beaucoup plus réduits en nombre de pages et centrés sur un narrateur ou du moins un protagoniste. Murasaki-shikibu ellemême, parallèlement à son Genji monogatari, devait tenir un nikki, qui est un précieux témoignage non seulement sur le monde qu’elle décrit, mais sur son travail d’écrivain. Et c’est le journal d’une autre dame de cour, Sarashina, qui nous renseigne le mieux sur la passion que devait susciter la lecture du chef-d’œuvre de Murasaki-shikibu, quelques années plus tard. Elle dit s’être « trouvée au comble de la joie […] le jour où elle rapporta chez elle un coffret des quelque cinquante rouleaux du Genji, et d’autres récits ». Comme le signale le philosophe Saburô Ienaga, Sarashina se convertit ensuite à des lectures pieuses, dont celles du Sûtra du Lotus, et abandonna une « vaine passion qui se détruisit d’elle-même avec le temps, et bientôt elle comprit que cet univers de rêveries frivoles et des hommes comme Genji, le Prince Radieux, n’existaient peut-être pas dans ce monde ». Car, au Japon du XIe siècle, comme dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, on ne tarda pas à suspecter le danger de l’illusion romanesque et à faire le procès de ces « choses vides » et surtout profanes qui tournaient la tête aux jeunes gens lettrés, c’est-à-dire les détournaient de la méditation spirituelle. Le roman, au Japon comme en Occident, était dangereux, parce que la force de l’imagination n’est pas moindre que celle de la méditation, de la perception ou de la réflexion. Virginia Woolf accueillit avec enthousiasme la première traduction anglaise du Genji, par Arthur Waley, en 1925, dans Vogue. « L’essence de son charme, écrivait-elle à propos de Murasaki-shikibu, tient à des éléments bien plus profonds que des grues et des chrysanthèmes. Elle tient à la croyance qu’elle avait, si simplement – et qui était confortée par les empereurs et les suivantes, par l’air qu’elle respirait et les fleurs qu’elle voyait
Tanizaki, Natsume Sôseki, Taeko Kôno, Yasushi Inoué, Fumiko Enchi, Kazumi Yumoto, Natsuo Kirino, Yûko Tsushima). Il a cosigné avec Ryôji Nakamura : Mille ans de littérature japonaise. Une anthologie du VIIIe au XVIIIe siècle (La Différence, 1982, et Picquier, 2005).
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Murasaki-shikibu –, que l’artiste véritable “s’acharne à donner une réelle beauté aux choses que les hommes utilisent effectivement et à leur donner les formes que la tradition a établies”. Elle continuait donc, sans hésitation ni retenue, sans effort ni peine, à raconter l’histoire du garçon enchanteur, le Prince qui dansait sur les Vagues de la mer bleue avec une telle beauté que tous les princes et les plus hauts nobles pleuraient tout fort… » L’histoire du Genji, fils non héritier de l’empereur, commence à sa naissance et dépasse sa mort (la dernière partie est en effet consacrée à un autre prince, Kaoru, et constitue un roman dans le roman, sous-titré Uji jûjô, les Dix livres d’Uji) : son éducation, ses amours diverses et sa liaison coupable avec sa belle-sœur devenue impératrice dont il aura un fils, tenu pour l’héritier légitime de l’empire, son exil, sa réhabilitation, sa régence et d’innombrables aléas du pouvoir. L’impermanence (mujô) est probablement le concept clé qui permet de comprendre l’esprit dans lequel fut écrit le Genji. Histoire de la splendeur, de la lutte pour le pouvoir, de l’illusion de l’amour, de l’exil, du déclin, de la mort, ce livre composé avec une stupéfiante maîtrise dans l’alternance des considérations politiques et des approfondissements psychologiques dans la description de l’amour deviendra pour toute la littérature japonaise un modèle insurpassable, par la fusion des sensations, troubles esthétiques, angoisses intimes, mouvements infimes de la conscience. On cite parfois, en exemple de cette richesse multiple, une phrase du début du XXIIIe rouleau (Hatsuné) : « Au jardin du quartier du printemps, la brise mêlait au parfum des pruniers la suave odeur provenant des stores, de sorte que l’on eût dit du royaume d’un bouddha vivant. »
MURASAKI-SHIKIBU LE DIT DU GENJI • Traduit du japonais par René Sieffert • Deux volumes • Cergy, Publications orientalistes de France, 1988
RENÉ DE CECCATTY
1988 • MUR A SAKI-SHIKIBU • LE DIT DU GENJI PAR RENÉ DE CECCAT T Y
THIBAULT DAMOUR
Thibault Damour est physicien. Professeur permanent à l’Institut des hautes études scientifiques, ses travaux ont été distingués par de nombreuses récompenses : médaille de bronze du CNRS (1980), prix de Physique théorique Paul-Langevin (1984), Grand Prix de l’Académie des sciences (1990),
médaille Einstein de l’Albert Einstein Gesellschaft (1996) et Cecil F. Powell Memorial Medal de l’European Physical Society (2005). Spécialiste de la gravitation relativiste et de cosmologie, Thibault Damour a notamment consacré ses travaux à la physique des trous noirs, aux pulsars binaires et aux ondes gravitationnelles. Il est, depuis 1999, membre
Œuvres choisies
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de l’Académie des sciences et de l’Institut de France.
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Albert Einstein
e monde entier a célébré récemment le centenaire de l’« année miraculeuse » 1905 pendant laquelle Albert Einstein, âgé de vingt-six ans, a révolutionné la description scientifique de la réalité. En effet, cette année-là, Einstein a, successivement : (1) introduit la notion de « discontinuité quantique » qui s’opposait à l’adage séculaire Natura non facit saltus ; (2) montré comment un simple microscope pouvait révéler l’existence des atomes et déterminer leur grandeur ; (3) mis à bas les conceptions séculaires sur l’Espace et le Temps pour les remplacer par une approche novatrice (« théorie de la relativité ») ; et (4) écrit ce qui allait devenir l’équation la plus célèbre du XXe siècle (E=Mc2). Mais qui, dans le grand public, comprend les enjeux des conceptions révolutionnaires initiées par Einstein ? Le nom d’Einstein est célèbre, et son visage est connu de tous à cause d’une photographie fameuse qui témoigne des côtés non conventionnels d’un savant aux cheveux blancs ayant gardé l’humour d’un enfant. On sait aussi qu’Einstein s’est inquiété des conséquences sociales et politiques de l’arme nucléaire. Mais qui sait comment et pourquoi les nouveaux concepts introduits par Einstein ont bouleversé les fondements de la science et ont créé la plupart des cadres de pensée qui ont permis et guidé le développement de la physique du XXe siècle ? Les Œuvres choisies d’Einstein en français ont l’immense mérite de rendre accessible à un large public la pensée de ce savant exceptionnel, en en expliquant à la fois le contexte historique et les enjeux actuels. Le maître d’œuvre de cette entreprise, Françoise Balibar, réunit les qualités de physicienne, de pédagogue et d’historienne de la science. Elle a su rassembler et dynamiser une équipe de chercheurs (historiens et philosophes des sciences, germanistes, scientifiques) qui a choisi, traduit, annoté et commenté les textes les plus pertinents d’Einstein. Le résultat de cet énorme travail collégial est un ensemble de six volumes (plus un agréable hors-série à teneur biographique et iconographique), dont chacun est focalisé sur une facette de l’œuvre scientifique, de la corres-
pondance ou des écrits philosophiques ou politiques du grand homme. La mise en page de ces volumes est aérée et très claire, grâce notamment à l’utilisation de larges marges pour l’appareil des notes éditoriales. Dans les volumes non proprement scientifiques, le lecteur a le plaisir d’entrer immédiatement en contact, de façon très vivante, avec la pensée et la personnalité d’Einstein à travers une excellente sélection de sa correspondance (notamment française) et de ses textes épistémologiques, philosophiques, éthiques ou politiques. Mais l’apport le plus remarquable de cette édition concerne la présentation de l’œuvre scientifique. Grâce au découpage thématique et, surtout, à la présence de nombreux textes intercalaires clairs, informatifs, denses et profonds, ainsi qu’à l’inclusion d’extraits de la correspondance, le lecteur non spécialiste se voit offrir un accès facilité au contexte et aux enjeux des révolutions conceptuelles einsteiniennes. En somme, cette édition des Œuvres choisies d’Einstein, fruit du travail d’une équipe rassemblant des compétences exceptionnelles, réussit de manière éclatante son but premier : permettre au lecteur d’étancher sa soif de connaissance directement aux « sources du savoir ».
ALBERT EINSTEIN ŒUVRES CHOISIES • Textes choisis et présentés par Jacques Merleau-Ponty et Françoise Balibar • Traduction de l’allemand par Emmanuelle Aurenche, Jacques Duvernet, Jean-Philippe Mathieu, Michel Netzer, Françoise Willmann et le groupe de traduction de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud • Sept volumes • Paris, Seuil-CNRS, 1989-1993 • Coll. « Sources du savoir »
THIBAULT DAMOUR
1989-1993 • ALBERT EINSTEIN • ŒUVRES CHOISIES PAR THIBAULT DAMOUR
PIERRE BOURETZ
Pierre Bouretz est philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a publié récemment Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Gallimard, 2003 ; La Tour de Babel (avec Marc de Launay et Jean-Louis Schefer), Desclée de Brouwer, 2003 ;
Œuvres complètes. Psychanalyse
S
igmund Freud à Gaston Gallimard, Vienne le 24 juillet 1921 : « Jusqu’à présent, de tous les pays civilisés, la France s’est comportée de la manière la plus revêche envers l’analyse. » À cette date, n’étaient lisibles en français que quatre articles rédigés dans cette langue, un opuscule et deux textes traduits, alors que L’Interprétation des rêves (1899) était parue en anglais dès 1913 et qu’une édition intégrale de l’œuvre en espagnol s’élaborait déjà. Gaston Gallimard s’était manifesté un peu tard, puisque Payot s’apprêtait à publier un livre et avait acquis les droits de trois autres. Mais il se rattraperait dès 1923 par la première d’une longue série de traductions. Trois ans plus tard, L’Interprétation des rêves paraîtrait enfin chez Alcan, ancêtre des Presses universitaires de France. Au fil des livres, la « résistance » française dont parlait Freud serait petit à petit surmontée, mais au prix d’une concurrence entre trois éditeurs et d’une multiplication des traducteurs. Un spectre hante depuis près d’un demi-siècle quiconque rêve de publier en quelque langue que ce soit l’œuvre de Freud : celui de James Strachey. Né en 1887, formé à Cambridge, analysé à Vienne par le « Professeur » en 1920-1921, il appartenait avec son frère Lytton, Keynes ou encore le peintre Roger Fry au groupe de Bloomsbury qui gravitait autour de Virginia et Leonard Woolf. Imaginée dès les années vingt avec Ernest Jones, réalisée à partir de 1948 grâce à l’aide de sa femme Alix et sous le regard vigilant d’Anna Freud, l’entreprise de sa vie reste à ce jour et probablement à jamais inégalée : la Standard Edition, traduction intégrale dotée d’un appareil critique universellement reconnu, soit vingt-trois volumes publiés entre 1953 et 1966 par Hogarth Press, maison fondée par les Woolf en 1917. Écrivant en 1973 que « nous n’avons pas de Strachey en France », J.-B. Pontalis savait ce modèle inimitable. Que penser de l’idée d’un « Strachey collectif » mise en avant par les initiateurs des Œuvres complètes de Freud en français ? Si l’on passe sur de longues tractations éditoriales, l’originalité du projet concerne la traduction. Voici de nouveau une histoire ancienne. Une Commission linguistique pour l’unifica-
tion du vocabulaire psychanalytique français avait été mise en place dès 1927, mais elle ne s’était réunie que quatre fois. Puis plus rien ou presque, jusqu’à la parution en 1967 du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, préfacé par Daniel Lagache qui affirmait qu’en traduisant « on se bat avec des mots, mais non pas pour des mots ». Jean Laplanche étant directeur scientifique des Œuvres complètes, dont quatorze des vingt-deux volumes sont disponibles, on pourra d’autant mieux s’interroger sur le devenir d’une telle idée que la collection est accompagnée d’un ouvrage intitulé Traduire Freud (1989), qui développe des principes théoriques, justifie le choix d’une soixantaine de termes et propose un glossaire. Les mots et/ou le sens : ce dilemme est consubstantiel à l’art de traduire depuis des lustres sinon toujours. Les concepteurs des Œuvres complètes prennent sans réserve le parti des premiers et l’on peut dire du programme qu’ils assignent à l’équipe des traducteurs qu’il est radicalement antiherméneutique, guidé par une formule à peine paradoxale de Lacan : « Gardez-vous de comprendre. » S’agissant de l’ambition du projet lui-même, cela veut dire que l’appareil critique est limité à des éléments repris de la Standard Edition. L’idéal de la traduction est quant à lui de restituer « le texte, tout le texte, rien que le texte », afin de le soumettre à « l’épreuve de l’étranger » (A. Berman) plutôt que de chercher à l’acclimater. Les yeux doivent donc être rivés sur les mots ; mais lesquels et comment ? Le collectif est un « nous » composé de germanistes et de « freudologues » ; il veut traduire le « freudien » ; la terminologie raisonnée et le glossaire ne peuvent se lire que du français à l’allemand : n’y aurait-il pas sous la volonté de maîtrise du texte un désir d’emprise sur son lecteur ? Tout Freud était traduit et souvent retraduit, mais il faudra admettre de nouveaux titres : Malaise dans la culture (et non la civilisation) ; L’Interprétation du rêve ; « L’inquiétant » (au lieu de « L’inquiétante étrangeté »)… Allant à l’essentiel des concepts non sans apprécier certaines analyses philologiques, on ne sait s’il faut parler d’audace ou d’arrogance. À l’époque du Vocabulaire, Laplanche et Pontalis
Qu’appelle-t-on philosopher ?, Gallimard, 2006.
(1886-1939) Sigmund Freud s’étaient interdit de supprimer « frustration » en faisant valoir « la généralité de l’usage ». Depuis, le premier a franchi le pas : Versagung = « refusement ». À trop théoriser le fantasme, on avait oublié que Freud utilise Phantasie. Qui voudra désapprendre et dire « fantaisie » ? Wunsch est l’une des clés de la théorie freudienne ; on a toujours traduit « désir » ; Lacan avait suggéré « vœu » : c’est « souhait » qui s’impose. La révolution par restauration a toutefois une limite : on ne traduira pas Psychoanalyse par « psychoanalyse »… Traductions et retraductions sont essentielles à la vie des grandes œuvres. Il existe en français plusieurs République, trois Phénoménologie de l’esprit, bien des Odyssée et deux Ulysse, pour ne rien dire du théâtre de Shakespeare ou du Paradis perdu. Retraduisant Milton, Chateaubriand rivalisait avec ce que l’on nommait autrefois les « belles infidèles ». Mais, revenant aux mots, il ne s’en voulait pas le propriétaire. Que faire alors devant une allusion appuyée au fait que « venir tard » permettrait en quelque sorte d’être à la fois les premiers et les derniers ? Méditer ce qu’écrivait Borges à propos des traductions d’Homère : « L’idée de “texte définitif” ne relève que de la religion ou de la fatigue. »
PIERRE BOURETZ
27I SIGMUND FREUD ŒUVRES COMPLÈTES. PSYCHANALYSE (1886-1939) • Direction de la publication : André Bourguignon et Pierre Cotet • Direction scientifique : Jean Laplanche • Traduit de l’allemand • Vingt et un volumes (dont sept à paraître) • Paris, PUF, 1989-2006
1989-2006 • SIGMUND FREUD • ŒUVRES COMPLÈTES. PSYCHANALYSE (1886-1939) PAR PIERRE BOURE TZ
MARCEL GAUCHET
Marcel Gauchet est né en 1946. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Il est notamment l’auteur de : Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion (Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines »,
Mélanges
C
e ne sont pas un fétichisme aveugle, une dévotion mal entendue ou une déformation érudite qui poussent à rassembler avec soin les écrits d’à côté que les grands auteurs laissent en marge de leur œuvre, notes privées, textes de circonstance ou contributions dictées par leurs devoirs d’état. Il y a un plaisir tout à fait particulier à s’aventurer dans ces capharnaüms. On y tombe toujours sur des variations éclairantes par rapport aux idées mères dont on connaît par ailleurs les orchestrations maîtrisées. Ici, le germe fragile d’une pensée forte, ailleurs une application inattendue, autre part encore un développement qui laisse apercevoir une façon de procéder habituellement cachée : autant d’éclats glanés au hasard qui permettent de saisir le travail de la pensée sur le vif et qui remettent en mouvement ce qu’on voyait figé en un système. Le volume de Mélanges établi par Françoise Melonio dans le cadre des Œuvres complètes de Tocqueville est l’illustration même de ce bonheur des marges. Il n’apporte rien de décisif et ne modifie en aucune façon la physionomie de l’auteur de La Démocratie en Amérique. Au point qu’on pourrait se demander, de prime abord, l’intérêt qu’il y a à posséder les notes prises par l’étudiant au cours de Guizot en 1829-1830, le discours de rentrée du jeune magistrat devant le tribunal de Versailles ou les divers morceaux d’éloquence officielle exigés par les carrières académiques de Tocqueville. Et pourtant, à se plonger dans ces documents qu’on croirait réservés à de pieux archivistes, on s’instruit grandement sur Tocqueville, sur son atelier intime, sur les liens de sa réflexion avec le monde qui l’entoure. Quoi de plus parlant, ainsi, que le Mémoire sur le paupérisme soumis à la Société académique de Cherbourg en 1835, au moment de la première Démocratie ? Bien plus que le résultat, c’est la manière qui est expressive, au croisement du sens de la nouveauté historique et d’une démarche de pensée qui se coule dans un schéma génétique directement inspiré du Rousseau du Discours sur les origines de l’inégalité. D’un côté, « le spectacle très extraordinaire et en apparence inexplicable » qu’offrent au voyageur les « diverses contrées de l’Europe » ; de
1985 , rééd. “Folio essais”, 2005) ; La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité (Gallimard, « Le Débat », 1998 ; rééd. “Folio essais”, 2001) ; La Démocratie contre ellemême (Gallimard, « Tel », 2002) ; La Condition historique (Stock, 2003; rééd. Gallimard, “Folio essais”, 2005) ; La Condition politique (Gallimard, « Tel », 2005).
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Alexis de Tocqueville
l’autre, le besoin, pour éclaircir ce mystère, de « remonter jusqu’à la source des sociétés humaines » et de redescendre ensuite « le fleuve de l’humanité jusqu’à nos jours ». Tout l’esprit de l’entreprise tocquevillienne est dans cette conjonction de l’enquête de terrain avec la spéculation radicale sur les destinées humaines. Sa défiance à l’égard des diagnostics unilatéraux ne se marque nulle part mieux que dans ces quelques lignes : « […] fixons sur l’avenir des sociétés modernes un regard ferme et tranquille. Ne nous laissons pas enivrer par le spectacle de sa grandeur ; ne nous décourageons pas à la vue de ses misères. À mesure que le mouvement actuel de la civilisation se continuera, on verra croître les jouissances du plus grand nombre ; la société deviendra plus perfectionnée, plus savante ; l’existence sera plus aisée, plus douce, plus ornée, plus longue ; mais en même temps, sachons le prévoir, le nombre de ceux qui auront besoin de recourir à l’appui de leurs semblables pour recueillir une faible part de tous ces biens, le nombre de ceux-là s’accroîtra sans cesse. » L’un des textes les plus frappants de ces Mélanges est le rapport académique consacré aux deux premiers volumes du Cours de droit administratif de Macarel, en 1846. C’est le libéral qui parle dans ces pages et qui apprécie sans aménité tant l’inflexion apportée par Napoléon à l’œuvre de la Constituante que le caractère dérogatoire de la justice administrative ou les périls de la centralisation. Mais le plus intéressant est sans doute ailleurs, dans l’espèce de nécessité que Tocqueville reconnaît à ces principes et à ces institutions dont en même temps les possibles dévoiements l’inquiètent : « On peut prévoir que notre droit administratif deviendra graduellement celui du monde civilisé ; il étendra sans cesse son empire, moins encore à cause de son excellence, que grâce à sa conformité avec la condition des hommes de notre temps […] nous l’appelons le système français ; c’est le système moderne qu’il faut dire. » Le propos fait mesurer la foi de notre auteur dans la puissance de « révolution sociale qui s’est opérée en France à la fin du siècle dernier et qui se continue avec des phases diverses dans le reste du monde ».
Il y aurait beaucoup à tirer, dans une autre veine, du rapport sur La Démocratie en Suisse de Cherbuliez. Il est révélateur quant à la méthode d’analyse de Tocqueville, que l’on y voit se dépêtrer avec autant de fermeté que de finesse des confusions intéressées et des étroitesses d’un esprit partisan. Comme quoi les vrais conservateurs déguisés en pseudo-libéraux ne sont pas une invention récente. L’exercice de discernement reste un modèle du genre. D’une portée plus modeste encore, les notes destinées à demeurer confidentielles à propos d’un concours sur la morale de 1851-1853. Elles contiennent pourtant de précieuses indications. Sur l’attitude à observer vis-à-vis des vertus civiques et héroïques des Grecs et des Romains. Tout le sens de la démocratie et de l’égalité entre les hommes que Tocqueville partage avec l’auteur du mémoire qu’il est chargé de juger, ne l’empêche pas d’estimer que celui-ci se trompe en refusant d’y reconnaître « non seulement de vraies vertus, mais des vertus plus admirables que toutes celles qui ont paru depuis dans le monde ». On peut les considérer comme destinées à périr, dans le mouvement général du progrès moral, assure pour sa part Tocqueville, mais on doit toujours les honorer et les regretter et les donner en modèle ». Là encore, le combat entre l’exclusivisme et le présentisme de l’esprit démocratique ne date pas d’aujourd’hui. Le texte comporte en outre, dans la même ligne, de précieuses indications sur la nouveauté du christianisme, niée par l’auteur du mémoire. Il n’est pas sans intérêt de vérifier que le lien établi par Tocqueville entre l’égalité des modernes et le christianisme procède non d’une corrélation vague, mais d’une conviction argumentée. Mais le plus intéressant n’est pas dans la thèse elle-même, il est dans les arguments que Tocqueville apporte à son appui et dans ce qu’ils révèlent de sa vision du travail historique des idées. Il n’est pas nécessaire de connaître une doctrine pour être influencé par elle, fait-il ainsi observer, dès lors qu’elle fait partie de l’atmosphère intellectuelle. La nouveauté peut résider dans le montage ensemble d’idées acquises par ailleurs, par exemple « la spiritualité de Platon et la généralité de Zénon ».
ALEXIS DE TOCQUEVILLE MÉLANGES • In Œuvres complètes (29 volumes), tome XVI • Édition établie, présentée et annotée par Françoise Mélonio • Paris, Gallimard, 1989
Des règles de lecture dont l’histoire des idées a toujours à faire son profit. Il ne s’agit pas de faire de ces notes et travaux des chefsd’œuvre qu’ils ne sont pas. Ce ne sont pas de grands textes. Ce sont des textes qui nous aident à comprendre la grandeur là où elle se manifeste. Du bon usage de l’édition savante.
MARCEL GAUCHET
1989 • ALE XIS DE TOCQUE VILLE • MÉLANGES PAR MARCEL GAUCHE T
JEAN-MICHEL MAULPOIX
Jean-Michel Maulpoix est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages poétiques, pour la plupart en prose, parmi lesquels Une histoire de bleu, L’Écrivain imaginaire, L’Instinct de ciel et Boulevard des Capucines, publiés au Mercure de France. Il a également fait paraître des études critiques sur Henri Michaux,
Jacques Réda, Rainer Maria Rilke et René Char, ainsi que des essais généraux de poétique (La Poésie comme l’amour, Du lyrisme…). Jean-Michel Maulpoix dirige par ailleurs la revue trimestrielle de littérature Le Nouveau Recueil, que publient les éditions Champ Vallon. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres et auteur
d’une thèse de doctorat sur la notion de lyrisme, il enseigne la poésie moderne et contemporaine à l’université de Paris XNanterre. Il est également président de la Maison des écrivains.
Francis Ponge entre mots et choses Respiration de Francis Ponge
F
ondée sur une série d’exclusions et de partis pris, l’œuvre de Francis Ponge s’expose plus que d’autres au risque de l’appropriation critique. Aux approches phénoménologiques, inaugurées par Sartre dès 1944, ont ainsi succédé des lectures formalistes volontiers unilatérales. L’étude de Michel Collot a le mérite de s’attacher à dépasser cette opposition. Loin de radicaliser Ponge et de l’ossifier, cet universitaire réputé pour ses travaux sur la « structure d’horizon » interroge l’œuvre dans sa double visée : en direction des mots et des choses. Résolument, Michel Collot prend fait et cause pour ce qu’il appelle lui-même l’« entre-deux » pongien. Pour observer le « différend intime entre mots et choses », et pour décrire cet échange que résume la célèbre équation « parti pris des choses » / « compte tenu des mots », il réintroduit la catégorie du sujet, à la faveur d’analyses précises portant sur les modalités de l’énonciation et la conquête de l’expression. Se refusant à considérer l’œuvre comme un ensemble de fonctions et le résultat de conditions de production, il évite de faire du poète un rhétoricien ou un antipoète, mais va chercher le point d’articulation où cet anti-idéaliste déclaré construit obliquement dans l’écriture son identité. À ce propos, Collot fait apparaître le caractère sublimatoire de la démarche pongienne, volontiers nourrie, de l’aveu même de l’auteur, par le « corps du désir qui a brûlé ». Tenant avec soin l’intime à distance, elle conduit soit à dessiner des œuvres « parfaitement construites, bouclées dans leur perfection », soit à livrer des travaux d’approche, une fabrique, des notes et des carnets… En vérité, Ponge semble à la recherche d’une écriture poétique dont l’apparente impersonnalité même serait douée d’un pouvoir réparateur, une parole dégagée du moi mais « douée de force ascensionnelle, ardente, fougueuse, et qui monte tout droit malgré le mouvement baroque, hélicoïdal, des flammes ».
Michel Collot
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Tel est le lyrisme pongien, dont la force d’expression tient à l’ardeur du projet poétique, aux « censures instinctives », aux contraintes que le sujet s’inflige et à la vibrante tension qui anime son écriture. Michel Collot en réévalue le sens en dessinant la figure d’un poète en définitive plus désireux de classicisme et d’harmonie que de coupante modernité, un temps certes attiré par Tel quel, mais se réclamant volontiers d’Horace et de Malherbe. N’affirmait-il pas dans un de ses derniers textes que « les artistes, poètes ou autres… peuvent créer pour eux-mêmes, en s’enfermant dans leur moyen d’expression, un ordre, une harmonie, à l’intérieur de laquelle il leur soit possible de vivre : de respirer et de vivre » ? Pas à pas, cette étude démontre que Ponge n’est pas un poète matérialiste et que son lyrisme s’est voulu objectif autant qu’analytique. Quelque soupçon qu’il ait par ailleurs jeté sur la poésie, l’auteur de Pour un Malherbe ne l’a pas davantage dénigrée que la plupart de ses contemporains : nous savons que depuis Valéry, à de rares exceptions près, il est tout à fait opportun de ne plus se reconnaître poète, mais d’exercer cet art en dépit de tout ce qui en dissuade, à son corps, sa sensibilité et son esprit défendant… Que peut faire de mieux le critique que rendre à un auteur cette cohésion et cette cohérence auxquelles il a lui-même aspiré à travers tant de divisions, en se fondant sur la lecture attentive de son œuvre pour passer outre ses dénis et ses intolérances ? Retrouver liens et jointures à travers tensions et contradictions, n’est-ce pas finalement souligner la réussite de l’œuvre plutôt que son échec ?
MICHEL COLLOT FRANCIS PONGE, ENTRE MOTS ET CHOSES • Seyssel, Champ Vallon, 1991 • Coll. « Champ Poétique »
JEAN-MICHEL MAULPOIX
1991 • MICHEL COLLOT • FRANCIS PONGE, ENTRE MOTS ET CHOSES PAR JE AN-MICHEL MAULPOIX
HUBERT DAMISCH
Hubert Damisch, né en 1928 est philosophe et historien de l’art, directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS). Plusieurs de ses ouvrages ont bénéficié de l’aide du CNL notamment Théorie du nuage de Giotto à Cézanne. Pour une histoire de la peinture (Seuil, 1972), L’origine de la perspective
Le Détail
I
(Flammarion, 1987), Le Jugement de Pâris (Flammarion, 1992).
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Daniel Arasse
l est plusieurs façons de lire le livre de Daniel Arasse sur Le Détail, qui participent toutes d’un même effet de surprise, constamment renouvelé, et qui correspondait à ce qu’il attendait de l’art en termes de plaisir. Car s’il est une forme d’histoire de l’art qui s’accorde à l’idée que Freud se faisait de l’art et des artistes, c’est bien celle que pratiquait cet historien d’une espèce sans pareille : ces gens-là sont des tenants du principe de plaisir, disait Freud des artistes, sans se risquer à faire le partage entre la sphère de la production et celle de la réception, non plus qu’à marquer le lien entre une jouissance qui procéderait de ce qui est censé faire, sous l’espèce de la couleur, la substance même d’un art qui pousse ses racines au plus profond du sensible, et les plaisirs d’un autre ordre, sinon d’une autre nature, qui sont liés à ce qui en est l’intelligence, en termes de conception autant que de compréhension. La force, mais aussi l’astuce de ce livre est qu’il nous invite à pénétrer par des voies en apparence détournées, dans ce qui fait – pour reprendre un mot que Daniel Arasse affectionnait particulièrement – l’intimité de la peinture, quand il n’atteint pas, – comme il advient à maintes reprises, à ce point d’intelligibilité dans lequel les deux optiques en viennent à se confondre, l’une que l’on qualifiera de génétique et l’autre d’analytique. Encore fallait-il y regarder de plus près, ainsi qu’y invite le sous-titre du livre, Pour une histoire rapprochée de la peinture. Ce qui est en soi tout un programme. Car c’est bien de peinture qu’il s’agit, et de ce qui peut en être l’histoire, pour autant qu’on s’emploie à y trouver accès par le biais d’indices à première vue insignifiants. Le détail doit sa charge énergétique, sinon pulsionnelle, à ce qu’il n’a pas d’histoire : Il est, comme Freud le disait de l’inconscient, « hors-temps », zeitlos. Encore est-il, là encore, plusieurs manières de faire. L’une qui ne nous épargne aucun bouton de guêtre, ainsi que s’y plaisait Horace Vernet, que Baudelaire haïssait, au point de réduire son art, dans les termes les plus crus, à une forme de plaisir solitaire. À quoi Daniel Arasse, qui ne manque pas de citer ce passage du Salon de 1846, oppose d’entrée de jeu l’idée que le plaisir qui fait le ressort de l’art ne
saurait naître que d’une rencontre, et suppose qu’on y regarde, en effet, de plus près. D’autant que si, parmi les détails que retient l’analyste, certains ne semblent guère tirer à conséquence (pourquoi, dans l’Annonciation d’Antonello da Messina, ces deux colombes dont l’une a un bec rouge et l’autre blanc ?), il en est d’autres qui sont du registre du non-vu ou de l’in-vu, quand ce n’est pas du refoulé (Wöllflin disait ne pas s’intéresser au geste sur lequel repose l’argument de Freud dans son analyse du Moïse de Michel-Ange). « On n’y voit rien », devait ironiser sur le tard Daniel Arasse. Son travail, à la lettre exemplaire, sur le détail reposait déjà sur l’hypothèse de ce que Walter Benjamin a nommé « l’inconscient optique » (das optisch Unbewusstsein), et sur la possibilité qui en fait le corollaire d’une mise au point, d’un changement de focale qui aurait pour effet de lever la censure qui peut aller jusqu’à l’occultation de cela même – comme on le dit si bien – qui crève les yeux : au point qu’en effet l’on n’y voie rien, ainsi qu’il en va chez Edgar Poe de la Lettre volée, dans l‘attente de l’effet de surprise dont s’accompagnera le dénouement de l’affaire et du plaisir qui ne manquera pas de résulter d’un retour de la lettre, quoi qu’il en puisse être de son contenu. Le détail n’a pas d’histoire, sinon celles qui en viennent à se nouer autour de lui. Le grand livre de Daniel Arasse en livre maints éclats d’une veine chaque fois singulière.
DANIEL ARASSE LE DÉTAIL. POUR UNE HISTOIRE RAPPROCHÉE DE LA PEINTURE • Paris, Flammarion, 1992 • Coll. « Idées et recherches »
HUBERT DAMISCH
1992 • DANIEL AR A SSE • LE DÉTAIL. POUR UNE HISTOIRE RAPPROCHÉE DE LA PEINTURE PAR HUBERT DAMISCH
JEAN-ROBERT PITTE
Géographe, président de l’université Paris-Sorbonne depuis 2003, Jean-Robert Pitte a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels une Histoire du paysage français, Tallandier, 1983, réédité en 2003 ; Le Japon, Sirey, 1991, 2e éd., 1993 ; La France, Nathan, 1997, nouvelle édition en 2002. Il a également consacré
un livre à la Gastronomie française, Fayard, 1991, traduit en portugais, japonais et anglais, et consacré de nombreux ouvrages au vin, notamment Le Vin et le Divin, Fayard, 2004 ; Bordeaux-Bourgogne. Les passions rivales, Hachette, 2005. Il prépare actuellement une Géographie du vin chez Fayard. Ses fonctions de président d’Université
l’ont conduit à publier en 2006 un ouvrage de réflexion sur le système universitaire français : Jeunes, on vous ment ! Reconstruire l’Université, Fayard, 2006
Journaux et récits John James Audubon
L
es Oiseaux d’Amérique ont fait rêver des générations de savants et de bibliophiles, tant les descriptions en sont précises et les dessins, rehaussés de leurs chatoyantes couleurs, criants de vérité et de beauté. L’ouvrage publié à Londres entre 1827 et 1838 a rendu son auteur John James Audubon célèbre tant en Angleterre qu’aux États-Unis, beaucoup moins en France dont il était pourtant originaire. Dommage, car ce Franco-Américain est tout sauf un personnage banal. Né à Saint-Domingue en 1785 et très tôt orphelin de mère, il est élevé à Nantes par une mère adoptive qui vit entourée de singes et de perroquets, ce qui n’est sans doute pas indifférent à sa vocation. Il passe toutes les journées de son adolescence buissonnière à courir les bois et à dessiner des oiseaux. Il est ensuite élève de l’École navale de Rochefort avant de partir vivre à Mill Grove, en Pennsylvanie, une grande propriété dont son père a fait l’acquisition. Il revient une année en France en 1805-1806 en vue d’acquérir des rudiments d’ornithologie, puis repart outre-Atlantique où il exerce avec un total insuccès divers métiers de négoce. Il a alors vingt et un ans ; commence pour lui une vie d’émerveillement pour les beautés des paysages et de la faune d’Amérique. Visiblement dépourvu de la bosse du commerce, déçu de ses échecs professionnels, il décide en 1820 de s’abandonner à sa passion, presque son obsession. Il s’implante alors en Louisiane où il devient précepteur, portraitiste et, surtout, où il peint inlassablement les oiseaux qu’il observe. Jusqu’à sa mort en 1851, il ne cesse de voyager du Vieux Sud au Missouri et au Labrador, mais également en Grande-Bretagne afin de faire graver et publier ses planches et les descriptions qui les complètent. Leur troublante beauté est à la mesure de la fascination qu’exerce sur lui la faune aviaire : « … plus d’une fois, en entendant le chant de la grive des bois, suis-je tombé à genoux et ai-je prié notre Seigneur avec ferveur. […] aussi étrange qu’il puisse vous paraître […] il me fut souvent nécessaire d’en appeler à toute ma volonté et de me faire violence pour retourner auprès de mes semblables. » Cela ne l’empêche
pas d’être un grand chasseur devant l’Éternel, particulièrement amateur de dindons, gibier délicat s’il en est. Mais il tue également sans aucun état d’âme les oiseaux qui manquent à son inventaire et qu’il souhaite peindre. Il leur redonne auparavant une posture vivante à l’aide de fil de fer ou, parfois, les conserve par taxidermie. En ce temps-là, les États-Unis, peu densément peuplés, sont encore une extraordinaire volière. Plusieurs des portraits qui nous sont parvenus de lui le représentent le fusil en bandoulière, mais ce qui frappe en eux, c’est l’acuité de son regard, l’étonnement qui se lit dans ses yeux écarquillés, notamment sur le tableau qu’a peint John Syme en 1826. Il y a chez lui de l’homme des bois, prédateur sans complexe, à la longue chevelure et à la mise un peu négligée que généralement il assume : « Mes vêtements étaient tellement usés qu’il a bien fallu que je me résigne à les remplacer. » Cependant, il est aussi romantique et amoureux de la nature, éprouvant des sentiments semblables à ceux des puritains du roman de Fenimore Cooper : « La vallée reposait alors dans cette espèce de calme religieux qui parle au cœur avec tant de douceur et de puissance. Le monde présentait le tableau le plus paisible du chef-d’œuvre sorti des mains de celui qui réclame la gratitude et l’adoration de ses créatures. » Par ailleurs, Audubon, comme Cooper, voue aux « sauvages » d’Amérique une admiration égale à celle qu’ils éprouvent pour la nature, compatissants au regard de leur destin tragique, même si leur cruauté les révulse parfois. Il s’extasie : « Chaque fois que je rencontre des Indiens portant fièrement leur nudité malgré l’adversité s’impose à mon esprit, dans tout son éclat, la grandeur de notre Créateur. » Il est parfaitement réaliste dans son jugement sur les colons venus d’Europe : « La population de mainte région d’Amérique descend de la racaille de la moitié du monde », mais « souvent nous assistons à la métamorphose de nos pires compatriotes qui, progressivement, s’affranchissent de leurs fautes pour devenir, à la longue, de respectables citoyens utiles à la communauté ». Audubon est passé à la postérité avec ses tableaux et ses dessins. Ce que l’on sait moins et que l’on ignorait très large-
31I ment en France avant la traduction de 1992, c’est qu’il a constamment tenu son Journal et écrit divers récits, brefs et pénétrants. Nombre de ces textes sont à jamais perdus, mais le millier de pages imprimées qui nous reste est un document dont une partie se lit avec plaisir et intérêt : au premier degré, pour les informations qu’il donne sur l’Amérique de cette époque, son « bien-aimé pays », mais aussi sur l’Angleterre et la France ; au second degré, pour la culture d’un naturaliste plus ou moins autodidacte et curieux de tout (de musique ou de phrénologie, par exemple). Ce n’est ni du Chateaubriand ni du Fenimore Cooper ou du Jack London, loin s’en faut, mais ce sont des textes vivants, sensibles, parfois naïfs, voire légèrement vaniteux, souvent inattendus. Par exemple, le 1er janvier 1827, tandis qu’il se trouve à Édimbourg, il confie à son cahier : « Bonne année, cher Journal ! Mon Dieu, que tu parais donc beau en ce jour de froidure ! » Il décrit avec précision les paysages, les climats, la flore et la faune, avec une forte prédilection, proche de l’obsession, pour les oiseaux, bien sûr, les établissements humains et les productions économiques. Certes, il est un peu lassant de lire des centaines de passages du style de celui-ci : « Je me suis absenté pour chasser de deux heures et demie ce matin à quatre heures de l’après-midi, et j’ai vu les oiseaux suivants : fauvettes bleues à dos jaune, orioles des vergers, cardinaux rouges, coucous à œil jaune, gobe-mouches huppés… » On apprend comment il les chasse ou les achète sur les marchés, comment il les dessine avant de les autopsier et de décrire le contenu de leur estomac… Heureusement, ces fastidieuses descriptions sont alternées avec des scènes de vie : « Spectacle effarant, des bisons embourbés, incapables de se défendre, qui se débattaient tandis que les loups leur dévoraient les naseaux. » Son péché mignon, c’est qu’il est en permanence désireux de bénéficier de l’estime et de l’affection de ses contemporains et il est plein de reconnaissance envers ceux qui les lui accordent, sa chère épouse Lucy, en tout premier lieu, surtout
JOHN JAMES AUDUBON JOURNAUX ET RÉCITS • Traduit de l’anglais sous la direction de Patrick Couton • Deux volumes • Édition établie et préfacée par Ben Forkner • Nantes, L’Atalante, 1992
pendant son séjour en Angleterre et en France de 1826-1828 : « Mon appartement n’a pas désempli de la journée : on venait voir mes œuvres, on venait me voir » ou : « Le roi ! Mon cher livre lui a été présenté […]. Sa Majesté a daigné le trouver a son goût […] y a souscrit… » Il est présenté à Walter Scott, à Cuvier, à Geoffroy de Saint-Hilaire, à Redouté, au duc d’Orléans : « Pauvre Audubon ! Te voici, toi, le simple homme des bois, parmi cette foule de talentueux personnages, et cependant tous t’accueillent avec bienveillance. » Comment ne pas l’aimer ?
JEAN-ROBERT PITTE
1992 • JOHN JAMES AUDUBON • JOURNAUX ET RÉCITS PAR JE AN-ROBERT PIT TE
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD
Jean-Claude Guillebaud, né en 1944, écrivain, éditeur, a longtemps été grand reporter et correspondant de guerre pour Sud-Ouest, Le Monde, puis Le Nouvel Observateur. De la guerre du Vietnam aux révolutions iranienne ou éthiopienne, de la guerre du Kippour au conflit libanais ou aux guerres
Roman sans titre
L
Duong Thu Huong
orsque, en 1992, le premier livre de Duong Thu Huong fut traduit en français, ce fut pour nous un événement. Par le truchement de la littérature, une voix venue de « là-bas » s’élevait et perçait la muraille de l’héroïsme officiel et des langues de bois. La voix était celle d’une ancienne communiste, d’une combattante dont les désillusions ressemblaient aux nôtres. Elle venait après trente années de feu et de cendres, 1 027 085 morts du côté communiste et 254 257 du côté sudiste, sans compter un bon demi-million parmi la population civile, une immensité de forêts et de rizières brûlées par le napalm ou les défoliants. L’auteur – nous ne le savions pas encore – était l’une de ces femmes capables de combattre sa vie durant contre la bêtise et le mensonge. Née en 1947, fille d’une mère institutrice et d’un père ingénieur, elle avait pris la tête d’une troupe de théâtre et, dans la tourmente de la guerre, était devenue « soldat chanteuse » du côté de Binh Tri Thien, dans la province de Quang Binh, une des régions les plus bombardées et dévastées du pays. Militante passionnée, elle y avait appris à remonter le moral des bô doï (soldats) à force de chansons et de poèmes patriotiques, tout en assumant officieusement un rôle d’infirmière. Ainsi, pendant près de dix ans, fut-elle au « premier contact » avec la violence militaire, celle des bombardements mais aussi celle des soudards de l’armée nord-vietnamienne, « héros » officiels de la propagande communiste mais également capables du pire, bien sûr. Notamment avec les femmes. Sur ce terrain, Duong Thu Huong a quelques raisons de se montrer lucide. Dès l’âge de vingt ans, en effet, elle avait dû épouser, sous la menace d’une arme, un homme qu’elle n’aimait pas et qui entreprit aussitôt de la battre. Au Vietnam, néanmoins, dans les familles où la fidélité à l’idéal « féodal » subsiste derrière le décor trompeur de l’engagement communiste, on ne divorce pas si facilement. Dans plusieurs interviews, elle évoquera ces longues années de souffrance. « J’ai vécu comme une esclave, une vie végétale, assez longtemps. Après la naissance de deux enfants, j’ai demandé le divorce, mais mon père est intervenu. Il m’a obligée à rester avec cet homme,
de l’ex-Yougoslavie, il a longuement voyagé en Asie, en Afrique, au ProcheOrient, dans le Pacifique et dans les pays de l’ex-URSS. Directeur littéraire aux éditions du Seuil depuis 1982, il a publié une vingtaine d’ouvrages, dont l’un avec Raymond Depardon consacré au Vietnam, en 1993, La Colline des anges ainsi que cinq essais sur le désarroi
du monde contemporain. Parmi eux, La Tyrannie du plaisir a reçu le prix Renaudot essai en 1998 et Le Principe d’humanité le Grand Prix européen de l’essai en 2002. Derniers titres parus : Le Goût de l’avenir (2003), La Force de conviction (2005), prix des libraires Siloë et prix Humanisme de la Franc-Maçonnerie française.
32I parce que, pour une famille féodale, un divorce c’est salir l’honneur des siens. J’ai dû rester dans ce carcan jusqu’en 1980. » En 1992, à la parution de son premier livre en France, Duong Thu Huong savait ainsi mieux que quiconque sur quelle audace et quelle témérité se trouve gagée la liberté de parole, et la liberté tout court. Son écriture et la thématique de ses livres témoignent d’une « netteté » d’expression et même d’une crudité qui ne fut pas étrangère au succès quasi immédiat de la romancière. La brutalité coexistant avec le courage et la solidarité, la bêtise guerrière côtoyant l’engagement idéaliste, le rêve d’un « nouveau Vietnam » allié au machisme le plus ordinaire : tous ces paradoxes sont tissés, questionnés dans les pages de Duong Thu Huong, qui est aujourd’hui scénariste pour le cinéma et bénéficie dans son pays d’une très grande popularité. Une popularité qui fut, il est vrai, chèrement payée. En 1990, l’auteur de Roman sans titre avait été exclue de l’Union des écrivains et du Parti communiste, perdant du même coup ses droits civiques. En avril 1991, elle avait été emprisonnée sans jugement et ne fut libérée sept mois plus tard que sous la pression d’Amnesty International et du Pen Club. En 1992, c’est donc cette voix de femme, têtue malgré les menaces et la prison, qui venait à notre rencontre pour nous dire la fondamentale bêtise de la guerre et l’horreur du système totalitaire. C’était inouï. C’était bouleversant. Le Vietnam, murmure le héros de Roman sans titre, « l’élu de l’Histoire. Après la guerre, notre patrie deviendrait le paradis de l’humanité, notre peuple aurait une place à part, nous deviendrions des hommes honorés, respectés […]. Nous le pensions et nous nous étions détournés des larmes de la faiblesse. Dix ans avaient passé. Personne n’en reparlait ». Ainsi, à notre lâche oubli, correspondait exactement le « leur ». Là-bas. Ce livre magnifique, acte de courage et de vérité, nous l’avons reçu comme un message essentiel. Il l’était.
DUONG THU HUONG ROMAN SANS TITRE • Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong • Paris, Éditions des femmes, 1992
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD
1992 • DUONG THU HUONG • ROMAN SANS TITRE PAR JE AN-CL AUDE GUILLEBAUD
PHILIPPE BOUTRY
Philippe Boutry est historien, spécialiste du XIXe siècle et en particulier des questions religieuses. Ses recherches ont porté notamment sur l’anthropologie religieuse de la chrétienté, Rome et la papauté (XVIIIe – XIXe siècles), ainsi que sur l’histoire religieuse de la France contemporaine. Après avoir été professeur d’histoire
Actes et Paroles
D
ans la très remarquable entreprise des Œuvres complètes de Victor Hugo effectuée dans la collection « Bouquins » par les éditions Robert Laffont, avec le concours du Centre national des lettres, à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain en 1985, le volume Politique, qui contient les Actes et Paroles, occupe un statut particulier. C’est en effet Hugo luimême qui a choisi, rassemblé, classé et ordonné les discours et les interventions publiques destinés à construire de son vivant, et après sa mort, le monument politique de sa vie. Aussi les Actes et Paroles témoignent-ils à la fois d’un projet politique, d’un dessein littéraire et d’une volonté testamentaire. Dès 1853, Hugo avait eu le souci de rassembler ses Œuvres oratoires ; en 1855, il publie les Discours de l’exil, qui prolongent l’inspiration vengeresse de l’Histoire d’un crime et Napoléon le Petit (1852). Quinze ans plus tard, son engagement politique actif est réactivé par la création à Paris, par ses fils Charles et François-Victor, – aux côtés de Paul Meurice, Henri Rochefort et Auguste Vacquerie –, d’un quotidien républicain, Le Rappel (4 mai 1869). Rentré à Paris, au terme de dix-neuf années d’exil, le 5 septembre 1870, c’est pour connaître la guerre étrangère, le désastre de la patrie puis la guerre civile. Demeuré dans la capitale durant le siège, Hugo est élu député de Paris à l’Assemblée nationale le 8 février 1871 ; il en démissionne le 8 mars pour protester contre l’invalidation de Garibaldi. Il ne siégera pas avec les conservateurs à Versailles mais il ne demeurera pas davantage dans le Paris révolutionnaire : quand, le 18 mars 1871, éclate l’insurrection de la Commune, il part le 21 mars pour Bruxelles, dont il est expulsé le 30 mai, puis se réfugie au Luxembourg. Présenté comme candidat républicain à Paris aux élections complémentaires du 2 juillet 1871, il est très largement battu. Rentré dans Paris en ruine le 1er octobre 1871, à nouveau battu aux élections législatives du 7 janvier 1872, il en repart en août 1872 pour une année d’exil volontaire à Guernesey. Dans le même temps, les deuils se sont accumulés : sa femme Adèle est morte à Bruxelles le 24 août 1868 ; son fils Charles, à
contemporaine à l’université Paris-XII-Val-de-Marne, il est aujourd’hui directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
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Victor Hugo
Bordeaux, le 13 mars 1871 ; sa fille Adèle, qui a sombré dans la folie, est ramenée des îles en février 1872 pour être internée à Saint-Mandé ; son dernier fils, François-Victor, meurt à Paris le 26 décembre 1873. Les soixante-dix ans ont sonné et la France vit, pour plusieurs années encore, à l’heure de Thiers et de Mac-Mahon. L’heure est à la solitude, à l’amertume, aux incertitudes politiques et aux bilans personnels. C’est dans ce climat que Hugo entreprend en juillet 1871, avec l’aide de Paul Meurice et d’Auguste Vacquerie, ses futurs exécuteurs testamentaires, de rassembler ses plus récentes interventions. En 1872 paraît chez l’éditeur Michel Lévy un premier volume intitulé Actes et Paroles, 1870-1871-1872. Dans l’exil volontaire de Guernesey, où il rédige ce qui sera son dernier roman, Quatre-vingt-treize (1874), hanté par la Commune autant que par la Terreur, Hugo songe ensuite à réunir l’ensemble des témoignages de son itinéraire politique ; l’hommage républicain rendu à Mes fils (1874) y contribue tout autant que l’échec des monarchistes : les lois constitutionnelles de février et juillet 1875 fondent une république parlementaire ; le 30 janvier 1876, Victor Hugo est élu sénateur de Paris et le demeurera jusqu’à sa mort. La République a enfin reconnu son poète. En 1875 et 1876, les éditions Michel Lévy frères publient les trois volumes des Actes et Paroles, enrichis de préfaces, d’introductions, d’annexes et de notes : Avant l’exil, 18411851 ; Pendant l’exil, 1852-1870 ; Depuis l’exil, 1870-1876. Un quatrième et plus bref volume suivra, après la mort de Hugo, le 22 mai 1885 : Depuis l’exil, 1876-1885, édité par Paul Meurice et Auguste Vacquerie, chez Hetzel et Quentin en 1889. Relire aujourd’hui les Actes et Paroles, c’est pénétrer un univers littéraire, culturel, philosophique et religieux, mais aussi rhétorique, qui constitue une sorte de synthèse du romantisme politique du siècle tout entier. Hugo a organisé les étapes de son itinéraire sous le signe de la cohérence et à la lumière de ses engagements libéraux puis républicains. Il ouvre les Actes et Paroles par son mémorable discours de réception à l’Académie française, le 2 juin 1841, où l’éloge de son prédécesseur, l’obscur Népomucène Lemercier, lui permet de
ramener vers lui à la fois l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire et la monarchie restaurée, sans rouvrir les polémiques sur ses engagements monarchistes de jeunesse, tout récemment encore rappelés par l’ouvrage érudit autant que cruel d’Edmond Biré, Victor Hugo et la Restauration (1869). Le second discours est académique encore : c’est pour accueillir SainteBeuve et le romantisme sous la Coupole, le 27 février 1845. Du pair de France qu’il fut, Hugo retient peu, au contraire du témoignage acide de Choses vues : un discours pour la Pologne, l’autre pour Jérôme Bonaparte, le dernier pour saluer l’élection de Pie IX. Du représentant du peuple aux Assemblées de la IIe République, à l’Assemblée législative surtout où son engagement républicain devient irréversible, il laisse connaître bien davantage : les discours sur la misère, pour le suffrage universel et la liberté de la presse, contre l’expédition de Rome et contre la loi Falloux sont des monuments de l’art oratoire romantique mis au service de la démocratie sociale et politique ; ils laissent aussi entendre, par les interruptions incessantes qu’ils suscitent, la violence des haines que suscite l’orateur. Pendant l’exil dessine, par delà la solidarité qui unit les victimes du coup d’État et la haine de l’Empire et de la Papauté, un nouvel Hugo : celui des grandes causes humanitaires (la peine de mort, l’abolition de l’esclavage, la paix) et internationales (l’Italie, la Grèce). Depuis l’exil introduit de nouvelles nuances, plus directement politiques, avec l’intervention dans les luttes électorales du parti républicain, le combat pour l’amnistie des communards et l’émancipation des femmes ou la célébration du centenaire de Voltaire en 1878 ; plus pathétiques aussi avec la lamentation sur ses fils morts et les innombrables oraisons funèbres sur une génération qui s’en va, Alexandre Dumas, Edgar Quinet, Frédéric Lemaître, George Sand, Louis Blanc. Un siècle s’achève : la République est faite et Hugo l’incarne.
VICTOR HUGO POLITIQUE. ACTES ET PAROLES • In Œuvres complètes (15 volumes) • Édition établie par le groupe Hugo à l’université de Paris-VII-Jussieu, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa • Présentation de Jean-Claude Fizaine • Paris, Robert Laffont, 1992 • Coll. « Bouquins »
PHILIPPE BOUTRY
1992 • VICTOR HUGO • POLITIQUE. ACTES ET PAROLES PAR PHILIPPE BOUTRY
OLIVIER COHEN
Né en 1949, ancien élève de l’École normale supérieure, Olivier Cohen a fait des études de lettres et de philosophie à la Sorbonne et à Nanterre. Après avoir été éditeur aux éditions Le Sagittaire, Mazarine, Payot, il devient directeur de l’Édition au Seuil en 2004 et 2005. Depuis juillet 2006, il est de nouveau P-DG des éditions de l’Olivier,
qu’il avait fondées en 1990, maison qui a su s’imposer notamment dans le domaine de la littérature américaine.
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Histoire de la littérature américaine
L
a dernière fois que j’ai vu Pierre-Yves Pétillon, il portait son uniforme habituel – anorak, chemise en coton, khakis et rangers – et me tendait la main en plissant les yeux sous le soleil matinal. Selon un rituel désormais immuable (nous habitons le même quartier, et il arrive que nous nous croisions ainsi à l’improviste), la conversation s’est engagée sans préliminaires. Nous avons parlé de Cormac McCarthy et de Jonathan Safran Foer, du bon usage du syndrome de Gilles de La Tourette, de traduction, et du style de Jonathan Lethem. Puis il est reparti de son pas de voyageur au long cours, et je me suis dit qu’il ressemblait à un de ces professeurs américains tels que nous les imaginions à la fin des années soixante, quand l’Amérique nous faisait rêver. Un prof cool, érudit et brillant, connaissant à fond le roman noir, la filmographie de Cassavetes, le be-bop et l’histoire du mouvement anarcho-syndicaliste. Un type capable de vous tenir en haleine pendant des heures en évoquant le Chicago de Saul Bellow, James Agee et le terrible hiver de 1932, quand les sans-abri faisaient la queue devant les soupes populaires. Pierre-Yves Pétillon ne se contente pas de parler : il écrit. Sa monumentale Histoire de la littérature américaine, dont la première édition remonte à 1992, n’a pas pris une ride – ou plutôt si, quelques rides, émouvantes comment celles qui griffent le visage des gens qu’on aime : un oubli, deux ou trois pronostics erronés, bref, des bricoles : le « Pétillon » fait toujours autorité. Il faut dire que l’auteur est un faux paresseux. Son livre est le produit d’un labeur acharné, et de l’application d’une méthode. De quoi s’agit-il ? D’un tableau à entrées multiples, où viendraient s’entrecroiser les catégories (historiques, littéraires, sociologiques) les plus à même de rendre compte du développement de cette jungle inextricable qu’est la littérature américaine. Parmi ces catégories, quatre me paraissent particulièrement pertinentes : les personnages, la cartographie, les langues et les signes. Car l’histoire – la story, caractéristique, selon les clichés en vigueur, du roman américain – n’est que la projection dans la
(1939-1989)
durée de créatures complexes, baroques, c’est-à-dire impures : des « types » dont la déclinaison s’opère selon des lois dont la théorie reste à faire. À commencer par Huckleberry Finn, le compagnon de Tom Sawyer – Hemingway a dit qu’il marquait le véritable acte de naissance du roman américain –, héros omniprésent qui ne cesse de mourir et de se réincarner, et dont on retrouve les avatars jusque chez Carver et Brautigan. Viendront ensuite, pêle-mêle, Achab et Ishmael, Rabbit et Zuckerman, Holden Caulfield et Nick Adams, Holly Golightly et Herzog, Neal Cassady et Humbert Humbert, Frank Bascombe et Garp. Autant de voix, c’est-à-dire de points de vue sur le monde, de singularités absolues, bouches d’ombre d’où s’écoule le récit romanesque. Mais cette généalogie resterait parfaitement abstraite si elle n’était pas rapportée à ce que Pétillon appelle la « cartographie mentale » du continent américain. Dans une page magnifique consacrée à John Updike, il écrit, à propos du base-ball : « Dans la chorégraphie nostalgique de ce sport, quand vous êtes seul au milieu du champ et que vient sur vous une balle haute, c’est l’espace américain du XIXe siècle qui est « remembré » autour de vous. » Phrase qui aura toujours pour moi une résonance magique. Elle me renvoie à un voyage commencé à New York et qui se termina à San Francisco, après trois semaines en Greyhound, par un match mémorable remporté par les Chicago Cubs sur les Dodgers. C’est l’éditeur des beats, Lawrence Ferlinghetti, qui m’y avait amené, concluant ainsi cette traversée d’Est en Ouest par une somptueuse et incompréhensible « chorégraphie ». Robert Stone raconte que, jeune officier de la marine marchande, lorsqu’il embarqua pour la première fois sur un cargo, il n’emporta avec lui qu’un seul livre : Sur la route de Jack Kerouac. J’aime à penser que la terre ferme et l’océan ne faisaient dès lors plus qu’un dans le cœur de cet écrivain voué depuis à toutes les dérives. Des personnages ou des paysages, qui a vraiment commencé ? Ainsi de Cassady, dont Kerouac disait que, lors de sa première apparition, « c’était le vent d’Ouest » qui surgissait
Pierre-Yves Pétillon dans sa vie. Ou du Catcher in the Rye de Salinger, cet « attrapeur dans le seigle » qui veille sur les enfants pour les empêcher de tomber dans l’âge adulte. Dans un texte précisément intitulé « A Sense of Place », Richard Ford affirmait que sa vraie patrie était sa langue. C’est sans doute ce que disait, à sa manière, Jerome Charyn, en parlant de « ce territoire apache qu’est le Bronx vu par un gosse de sept ans qui aurait lu Henry Roth ». Oui, la littérature américaine est riche des langues de tous ses immigrés, de ce métissage inouï où s’entrechoquent les cadences de la King James Bible, chères à Cormac McCarthy, les inflexions du yiddish d’Isaac Bashevis Singer ou du parler « sudiste » de Faulkner et de Flannery O’Connor. Mais elle est aussi la scène où sans cesse se rejoue le même drame : celui de l’intégration. Quel est le prix à payer pour devenir américain ? C’est la question que posent l’inoubliable « docteur » Hata de Chang-rae Lee (Les Sombres Feux du passé) ou le narrateur hystérique de Gary Shteyngart (Manuel de savoir-vivre à l’usage des jeunes Russes). Et ce n’est sans doute pas un hasard si les membres de la « squadra des quadra », comme les appelle drôlement Pétillon (Rick Moody, Jeffrey Eugenides, Donald Antrim et Jonathan Franzen), semblent hantés par le fantasme d’un moi clivé, d’une désintégration, celle d’une société qui a perdu ses repères, et sa capacité à récapituler sa propre histoire. Ses repères : autant de signes à déchiffrer, comme un souvenir de l’exégèse biblique : « Ce sera Emerson, puis Whitman, voyant dans le continent américain un nouveau Testament dont il faut faire l’exégèse des « feuilles d’herbe ». Ou encore Emily Dickinson, écrivant ses poèmes gnomiques […] comme autant de post-scriptum à l’éclipse de Dieu : Dieu s’est caché ; Il s’est retiré du monde, ne laissant dans Son sillage que Ses écritures – que de l’écriture, des signes à déchiffrer dans le désespoir d’une « solitude polaire ». Ou, dans les grands romans d’Henry James, la conscience solitaire, enfermée dans le labyrinthe de ses perceptions. »
PIERRE-YVES PÉTILLON HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE. NOTRE DEMI-SIÈCLE (1939-1989) • Paris, Fayard, 1992
Et ce n’est pas le moindre paradoxe de l’œuvre de Pierre-Yves Pétillon que de rendre perceptible cette continuité entre la « préhistoire » de la littérature américaine et ce qu’elle a de plus contemporain. Une littérature à la fois archaïque et à la pointe de la modernité la plus excitante, guettant dans les lignes qui fracturent le présent les traces d’une histoire oubliée.
OLIVIER COHEN
1992 • PIERRE-Y VES PÉTILLON • HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE. NOTRE DEMI-SIÈCLE (1939-1989) PAR OLIVIER COHEN
OLIVIER POIVRE D’ARVOR
Olivier Poivre d’Arvor dirige aujourd’hui Culturesfrance, l’agence en charge pour les ministères des Affaires étrangères, de la Culture et de la Communication, des échanges culturels internationaux. Il a vécu pendant plus de douze années à l’étranger : ÉtatsUnis, Égypte (directeur du Centre culturel français
d’Alexandrie), Tchécoslovaquie (directeur de l’Institut français de Prague), Royaume-Uni (directeur de l’Institut français à Londres, conseiller culturel). Philosophe de formation, il a également écrit pour la presse et été conseiller littéraire aux éditions Albin Michel et Balland. Acteur et metteur en scène, il a créé la compagnie du Théâtre
du Lion. Écrivain, il a publié plusieurs romans et essais. Derniers ouvrages publiés, écrits avec Patrick Poivre d’Arvor : Disparaître (roman, Gallimard, 2006) et Lawrence d’Arabie. La quête du désert (biographie illustrée, Place des Victoires, 2006).
Déposition Journal de guerre
W
erth est important. On comprend en lisant son beau journal des années d’Occupation qu’il est également un homme seul, indépendant à l’extrême. Réactif parfois quand son époque le déconcerte comme c’est le cas avec le cubisme et le « picassisme » généralisé qu’il dénonce en Europe… Longtemps on a retenu de lui la dédicace du Petit Prince, témoignage de l’admiration que Saint-Exupéry lui prêtait. Tonio n’était pas son seul ami même si cette amitié « respirait l’air des forêts » : Octave Mirbeau, Marc Bloch, Valéry Larbaud, Lucien Febvre… Werth, le disparu, est aujourd’hui enfin de nouveau accessible. Grâce à Gilles Heuré et à son Insoumis, on en sait certainement plus sur l’écrivain né à Remiremont en 1878 et mort en 1955 que de son vivant. « Littérairement, je n’existe pas », écrit-il peu avant de disparaître. Lucide. Terriblement. Werth attendra 1940 pour s’apercevoir qu’il est juif. Il a alors soixante-deux ans… Lui, l’enfant-jeune homme des années de l’affaire Dreyfus, se retire à la campagne, dans sa maison du Jura, en zone Sud, écrit alors son journal, Déposition, qui paraîtra en 1946. On doit à Werth une grande faculté de dénonciation des maux et des dogmes de son temps. Le stalinisme, malgré l’attrait qu’avait exercé sur lui la révolution prolétarienne, ne trouvera jamais grâce à ses yeux et lui vaudra la détestation de Paul Nizan. Il s’attaque violemment au colonialisme, lors d’un voyage en Cochinchine, et avoue en 1926 « la honte d’être blanc ». Cet anticolonialisme n’est pas fréquent, même chez un homme de gauche comme lui. Pareillement, son Clavel soldat surprend en 1919 par la violente charge contre l’armée qu’il porte. Dans 33 jours, Werth a magnifiquement raconté son exode qui l’amène à quitter Paris en 1940. Puis vient le temps du journal. L’attrait unique de Déposition est de faire revivre cet ensemble extraordinaire d’ambiguïtés, de contradictions et de complexités propres à l’époque de l’Occupation en France. C’est un journal de combat, celui d’un patriote impuissant qui
35I (1940-1944) Léon Werth veut cependant s’attaquer aux idées reçues. L’ancien combattant de la Première Guerre mondiale n’a plus que sa machine à écrire pour arsenal. Il renonce d’ailleurs à transformer le monde, se contente de le dépeindre de sa maison de SaintAmour, avant d’aller à Bourg-en-Bresse, puis de retourner en 1944 dans son appartement parisien de la rue d’Assas. Le livre, épais, sept cent pages, s’achève le 26 août 1944 quand « de Gaulle descend, à pied, l’avenue des Champs-Élysées ». « Texte hors du commun » pour Jean-Pierre Azéma. « Au fond du théâtre, il y a des sentiments », rappelle Lucien Febvre. Et le chroniqueur de ces années noires ne manque jamais de sentiments pour décrire une situation, une rencontre. Pour dire sa haine, également. Werth déteste Pétain, ce Père Ubu de la France de Vichy. Tout son livre est une attaque virulente de cette France qui se donne à l’ennemi, en brandissant la morale et la sagesse comme armes suprêmes. Pour Werth, « le vrai sentiment révolutionnaire, c’est la honte », comme il l’écrit en 1943 devant ce crime contre l’humanité qu’il pressent. Dans son Jura retiré, du fond de son village, Werth lit, écoute la radio, fume et commente l’air du temps. L’écriture de ce journal mérite qu’on s’y arrête. Humour souvent. Témoignage de blessure également chez ce juif assimilé, laïc. Énergie à tout moment : « Je vais à Lons pour y déclarer qu’aux termes de la loi du 2 juin 1941, je suis juif. Je me sens humilié, c’est la première fois que la société m’humilie. Je me sens humilié non pas d’être juif, mais d’être présumé, étant juif, d’une qualité inférieure… Je fis ma déclaration à la préfecture. Je lançai le mot : Juif, comme si j’allais chanter La Marseillaise. » Werth est un témoin franc-tireur qui chaque matin note et nomme la progression de l’horreur, de l’injustice, lui l’homme de gauche que les fascismes de tous horizons, le nazisme font se lever. Il est sans tendresse pour les bourgeois, affamés de pouvoir, fussent-ils Giraudoux, Montherlant ou Morand. À l’échelle du village de Saint-Amour, il raconte les mécanismes de la peur qui s’installe devant les occupants. Il dit sa douleur : « J’ai mal à la civilisation. Est-ce que je vais crever de ce mal ? » Personne ne lui répond. Il continue ses
LÉON WERTH DÉPOSITION JOURNAL DE GUERRE (1940-1944) • Texte établi par Lucien Febvre • Présentation et notes de JeanPierre Azéma • Paris, Viviane Hamy, 1992
ruminations néanmoins, ne retouche jamais ces notes d’agenda, jour après jour, semaine après semaine. De Gaulle met le point final à cette peinture de l’humanité privée de ses ailes. « De la foule qui attend monte un clapotis de cris et de rumeurs. Quand il paraît, tous les cris, toutes rumeurs s’assemblent en une vague unique, à peine oscillante, qui emplit tout l’espace entre terre et ciel. » Werth a gagné son paradis. Déposition le ressuscite pour toujours.
OLIVIER POIVRE D’ARVOR
1992 • LÉON WERTH • DÉPOSITION. JOURNAL DE GUERRE (1940-1944) PAR OLIVIER POIVRE D’ARVOR
MAURICE KRIEGEL
Maurice Kriegel est directeur du Centre d’études juives à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent sur l’histoire du judaïsme médiéval et moderne, le marranisme dans la péninsule ibérique et audelà, l’histoire de la pensée politique dans le monde juif. Il a notamment publié
Les Juifs dans l’Europe méditerranéenne à la fin du Moyen Âge (Hachette Littératures, coll. « Pluriel », réimpr. en 2006).
Les Grands Textes de la cabale.
U
n verset du Lévitique (XXVI, 3) appelle à observer les commandements, mais aussi, dans une formule apparemment redondante, à les « faire ». On pourrait comprendre, et c’est ainsi que d’ordinaire on traduit : les mettre en pratique, en application. Mais les kabbalistes choisissent de prendre le terme au sens fort, comme s’il s’agissait de « fabriquer » les préceptes. Or leur inspiration générale les amène à chercher des correspondances entre commandements et aspects de la divinité et, en fin de compte, à identifier Loi et vie divine : du coup, fabriquer les commandements, c’est « en quelque sorte » — comme ils ont l’habitude de dire, puisqu’ils multiplient les formules de précaution au moment même où ils montrent le plus d’audace — rien de moins que « faire » Dieu lui-même. C’est que les kabbalistes se font une idée suffisamment souple de l’unité divine pour imaginer qu’elle se déploie en une multiplicité de modes, de puissances. Que celles-ci s’éloignent les unes des autres, se trouvent désaccordées, et il faut les réconcilier. Que l’une d’entre elles prenne aux dépens des autres une place excessive ou les entraîne dans sa dépendance, et il faut rétablir l’équilibre. Une foule de textes kabbalistiques le montre, et Charles Mopsik, qui a su concilier précision et élégance dans sa merveilleuse traduction du Zohar, la Bible de la mystique juive, évoquer le pouvoir de suggestion du texte et le rendre enfin accessible, les convoque ici, avec la même capacité à en rendre toutes les nuances sans introduire d’autre obscurité que celle qui flotte sur l’original : la kabbale est de part en part une théurgie. Sa démarche essentielle présente en effet deux traits caractéristiques de l’univers de sensibilité et de pensée de la théurgie. D’un côté, la poursuite d’une action qui donne barre sur la divinité s’apparente à la magie, mais s’en distingue pour autant qu’elle s’inscrit à l’intérieur d’une tradition religieuse reconnue, plutôt que de s’échapper hors du religieux institutionnalisé. Ainsi, c’est en observant les prescriptions codifiées par la tradition que le kabbaliste veut agir sur le monde divin : la Loi constitue l’instrument salvifique. Et, de l’autre, c’est Dieu autant et plus que l’homme qui a besoin du
Les rites qui font Dieu
salut. L’homme mène le jeu : la responsabilité lui incombe d’assurer, par la pratique rituelle, le fonctionnement harmonieux du monde divin, menacé en permanence par la tension qui s’instaure entre des puissances intradivines qui tirent à hue et à dia, et de toujours donner de nouvelles forces à ce Dieu ainsi unifié ; de le maintenir dans l’être et, à la limite, de garantir son advenue à l’être, de le « créer ». Dieu devient dans cette perspective autant l’objet de l’action humaine que l’homme est l’objet de l’action divine. Or, pour Mopsik (comme pour ses compagnons, surtout israéliens et américains, qui conduisent la recherche la plus nouvelle sur la mystique juive, au premier rang desquels Moshé Idel), cette démarche n’introduit nulle discontinuité entre la kabbale, dont l’armature conceptuelle entière n’apparaît qu’aux siècles du Moyen Âge central, et la religion biblique ou le judaïsme rabbinique. La kabbale ne traduit pas le retour de l’archaïque, ou du mythe, dans l’univers biblico-talmudique qui les avait évacués : le mythe n’avait en réalité jamais cessé de l’habiter. Plusieurs passages bibliques témoignent d’une prière humaine destinée à accroître la capacité d’intervention de la divinité ; certes, dans la Bible même, une théologie ultérieure, officielle, de la toute-puissance divine a presque réussi à en faire oublier le sens obvie. Des morceaux de la littérature rabbinique se prêtent à des lectures contrastées. On peut, dans une interprétation qu’on pourrait qualifier de délibérément « faible », être surtout attentif à ce qu’ils véhiculent d’enseignement traditionnel. On peut au contraire donner pleine valeur aux expressions hardies qu’on y rencontre. Telle source rabbinique explique qu’en suivant ou non la volonté divine, c’est-à-dire en observant ou non les commandements, on renforce ou affaiblit la divinité. Faut-il trouver banale cette invitation à respecter la tradition, ou privilégier une formulation qui accorde à l’homme un pouvoir sur le divin ? Ce que montre bien Mopsik, c’est que si le lecteur se laisse interpeller par ces façons de dire qui paraissent soumettre la divinité à l’homme, et si, plutôt que d’être choqué par l’incongruité théologique, il y trouve l’aliment de sa vie religieuse (et pourquoi une telle lecture n’aurait-elle pu être pratiquée ?),
CHARLES MOPSIK LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE. LES RITES QUI FONT DIEU • Lagrasse, Verdier, 1993 • Coll. « Les Dix Paroles »
Charles Mopsik
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son attitude le conduit au seuil de ce qui deviendra la kabbale, lorsque celle-ci offrira une présentation systématisée de ces énoncés. Si la kabbale n’a pas passé aux XIIe-XIIIe siècles pour une doctrine hérétique en rupture avec la tradition, c’est parce qu’elle plongeait en effet ses racines dans le sol de cette tradition. Ou plutôt, précise Mopsik, de la part de la tradition rabbinique construite plus particulièrement dans le prolongement des « traditions sinaïtiques » : celles qui, à l’intérieur du corpus biblique, placent au premier plan les œuvres, les commandements, en réduisant la divinité au rôle de dispensateur contraint des récompenses et châtiments dus pour le respect des préceptes ou les manquements à l’observance, et qui s’opposent, selon le schéma proposé par le bibliste américain Jon Levenson, à une « théologie royale judéenne » qui met l’accent, elle, sur la grâce divine — au risque inverse de dévaloriser l’action humaine et de faire d’Israël et des nations des jouets qui ne sont responsables ni de leurs triomphes ni de leurs déboires. C’est peut-être dans l’attitude à l’égard de l’ancien culte sacrificiel, dont le souvenir a été magnifié dans les textes de la liturgie juive, que la divergence de sensibilité entre les kabbalistes et les philosophes a été au Moyen Âge la plus manifeste. Pour Maïmonide, le sacrifice n’a existé à l’époque biblique qu’en manière de concession aux pratiques du paganisme. Les kabbalistes, à l’inverse, n’ont cessé de méditer sur les moindres détails d’exécution des sacrifices. Leurs explications rejoignent dans leur esprit, à bien des égards, celles des penseurs du paganisme agonisant sur le culte qu’ils cherchèrent à rénover. Les analogies entre les façons de penser et de sentir typiques du judaïsme rabbinique, puis du milieu kabbalistique, et celles de la « réaction païenne » ne s’arrêtent pas là. L’idée même de « faire Dieu » est commune dans l’Antiquité tardive à tous les environnements religieux ; saint Augustin a pu décrire des rites théurgiques en citant des passages des traités attribués à Hermès Trismégiste, et dénoncer la volonté de celui-ci « que les hommes demeurent toujours soumis à ces dieux, qui, de son aveu, sont leur ouvrage… [or] il n’est rien de plus malheureux qu’un homme esclave de ses propres œuvres ». Sa sortie contre « celui qui surtout admire en l’homme sa puissance de se faire des
dieux » pourrait aussi bien venir d’un représentant de la théologie rabbinique la plus autorisée pris d’irritation au vu des « errements » de ses collègues talmudistes. Mopsik invite ainsi à rompre avec des habitudes de pensée qui posent un fossé nécessaire entre les religions monothéistes et les autres, et font du monothéisme le critère discriminant décisif dans le classement des phénomènes qui relèvent de « la religion ». Dans un ouvrage immensément érudit et pourtant toujours passionnant, Charles Mopsik conduit ainsi son lecteur, avec une sorte de bonhomie, de l’exploration des textes d’une tradition déterminée aux interrogations dernières sur la nature du religieux.
MAURICE KRIEGEL
1993 • CHARLES MOPSIK • LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE. LES RITES QUI FONT DIEU PAR MAURICE KRIEGEL
GENEVIÈVE BRISAC
Geneviève Brisac est normalienne, agrégée de lettres et licenciée en philosophie. Après quelques années d’enseignement, elle a été critique littéraire au Monde, et productrice d’émissions de radio. Elle est éditrice de livres pour enfants. Elle est l’auteur de nombreux romans, parmi lesquels Week-end de chasse
à la mère, prix Femina 1996, Petite, et Les Sœurs Delicata. Elle a publié plusieurs essais dont La Marche du cavalier (2002) et VW. Le mélange des genres – un livre consacré à Virginia Woolf avec Agnès Desarthe (2004).
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Journal d’adolescence (1897-1909)
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e sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante », écrivait Virginia Woolf. Noter, noter, noter sans cesse, car déjà la lumière a changé, car déjà la saison a basculé, et la mémoire défaille, le détail s’est évanoui, l’électricité que l’on croyait avoir capté a disparu. La vie chatoie, elle file entre les doigts, comment faire pour la mettre dans un livre ? De cette tension, de cette concentration, de ce travail inlassable témoignent les milliers de pages lumineuses de ses journaux intimes. Mais c’est dans le premier volume, qui court sur douze ans – 1897-1909 –, que l’on voit se mettre en place une méthode et un style. But affiché : apprendre à voir ce qu’il y a derrière les choses. « De même que l’artiste remplit des pages de fragments, de drapés, de jambes et de nez, je m’empare de ma plume pour coucher sur le papier toutes les formes qui me passent par la tête. C’est un entraînement pour l’œil et pour la main. » Elle a quinze ans, au début. Sa mère, Julia Stephen, l’ange du foyer, si belle et si glaciale, et sa demi-sœur Stella viennent de mourir coup sur coup. « Avec la disparition de ma sœur, le second coup de la mort s’abattit sur moi qui tremblante, les yeux voilés, les ailes encore humides, étais assise près de ma chrysalide brisée. » De 1897 à 1904, ce sont sept années terribles, où s’enchaînent les deuils, les dépressions violentes, les déchirures. « Pourquoi la vie est-elle si tragique, pourquoi ressemble-t-elle tant à une bordure de trottoir au-dessus d’un gouffre, je regarde en bas et le vertige me gagne », écrit-elle. Dans ce Bildungsroman, on assiste d’abord à la vie quotidienne des jeunes filles de sir Leslie Stephen, le célèbre et grognon auteur du Dictionnaire biographique de l’Angleterre. Chaque jour commence de la même façon ou presque, sa sœur Vanessa dessine, Virginia fait sa version grecque, un peu de latin, puis elle lit. « Trois heures durant nous habitions le monde que nous n’avons jamais cessé d’habiter. » Elle lit sans cesse. Aristote et Hawthorne, Carlyle et Henry James, Thomas
«
Virginia Woolf Hardy, Macaulay, Renan, ou Sophocle. Beaucoup de biographies, d’histoire, de poésie. Elle marche dans la ville, remplit ses carnets d’esquisses et de croquis. « Londres a tout de la vieille dame que l’on surprend en robe de chambre. » Le soir : occupations que les hommes de la famille jugent convenables. Thés, travaux domestiques, bals où elle se moque de tout, de tout le monde et d’abord d’elle-même. Vacances : elle n’a pas de phrase assez définitive contre l’ennui stérile des horribles promenades en famille sous la pluie froide. Elle se défie de décrire sans cliché un coucher de soleil. Mission quasi impossible et exaltante. Toujours s’exercer à mettre sur le papier « une oreille, un nez, un bras ». Le XXe siècle commence, et Virginia Stephen s’entraîne à devenir l’écrivain qu’elle sait qu’elle sera, même si jamais le doute jamais ne la lâche, si elle tremble, toujours à guetter une étincelle dans le regard de son lecteur. Parce qu’elle est, elle-même, d’une sévérité inlassable. Infatigable dans la critique des mots creux, des phrases molles, des pages ennuyeuses, des livres prévisibles. Infatigable à se juger elle-même : « Il est comique de constater que lorsqu’on m’accorde une demi-colonne j’en noircis deux, et que quand je dispose de toute la place que je veux, je suis incapable de sortir un mot. Ce sera un article ennuyeux ! » Tous les clichés qui opposent la création à la réflexion, la lecture de tous les livres et l’écriture d’un seul livre, la futilité à la profondeur, la mélancolie au goût le plus vif de la vie sous toutes ses formes se trouvent, page après page, réduits en miettes. Le 10 octobre 1904, elle reçoit son premier salaire, deux livres, sept shillings et six pence pour une critique littéraire dans The Guardian. Et celle qui n’a jamais eu le droit d’aller à l’université donne désormais des conférences sur l’art et la littérature aux ouvrières de l’école du soir de Morley College. Double victoire. L’exercice a été profitable. Virginia Woolf sait qu’elle peut rendre les choses réelles en les traduisant en mots. « Cette entière réalité signifie qu’elles ont perdu le pouvoir de me blesser, et j’efface la souffrance
VIRGINIA WOOLF JOURNAL D’ADOLESCENCE (1897-1909) • Traduit de l’anglais par Marie-Ange Dutartre • Préface et notes de Mitchell A. Leaska • Édition originale : The Early Journals (1897-1909) • Londres, The Hogarth Press, 1990 • Paris, Stock, 1993 • Coll. « Nouveau Cabinet cosmopolite »
en rassemblant les morceaux disjoints, en captant les dissonances infinies. » Elle ne cessera plus de le faire. Avec son humour irremplaçable.
GENEVIÈVE BRISAC
1993 • VIRGINIA WOOLF • JOURNAL D’ADOLESCENCE (1897-1909) PAR GENE VIÈ VE BRISAC
ANNETTE BECKER
Annette Becker est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Paris-X-Nanterre et codirectrice du Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre. Elle enseigne actuellement à Princeton University. Ses recherches portent sur les violences des deux guerres mondiales et leur empreinte sur le siècle,
en particulier sur leurs représentations par les intellectuels et les artistes. Elle a publié notamment Maurice et Jeanne Halbwachs en guerres mondiales, entre mémoire et oubli et a établi, en collaboration avec Étienne Bloch, l’édition du Quarto Gallimard (2006) : Marc Bloch. L’Histoire, la Guerre, la Résistance, ouvrage dont elle a rédigé
Correspondance (1928-1943)
D
eux auteurs, une amitié, un projet, quelques crises, une révolution. En 1928, deux historiens professeurs à l’université de Strasbourg, Lucien Febvre et Marc Bloch, jugent que le paysage universitaire français est sclérosé, manque d’imagination, de volonté de comparatisme et d’ouverture aux sciences sociales. Ils décident de créer une revue nouvelle ; ce seront les Annales d’histoire économique et sociale. Cette formidable aventure intellectuelle et humaine nous est bien connue depuis que les trois volumes de la correspondance des pères fondateurs de l’« École des Annales », lumineusement introduits et annotés par Bertrand Müller, ont paru. Lucien Febvre et Marc Bloch ne sont pas des marginaux mais des héritiers et des enfants du sérail : fils de professeurs, khâgne de Louis-le-Grand, École normale supérieure de la rue d’Ulm, réseaux de maîtres et bientôt de pairs. Tous deux ont fait ce qu’on appelle alors une belle guerre comme officiers et se retrouvent à Strasbourg ; l’Université française se doit de reconquérir les cerveaux de l’Alsace grâce à ses meilleurs éléments : après le front militaire, le front universitaire les attend. Ces combattants vont s’entendre à merveille pour créer une canonnade continue contre tout ce qui leur paraît mériter leurs attaques. « Si c’est là de l’histoire, mieux vaut vraiment n’en lire ni n’en écrire. […] Étonnante impression de “loin de la vie”. […] L’article est embarrassant. J’ignore absolument ce qu’il peut avoir d’original. […] Ce n’est pas “sorti”; c’est engoncé dans le plus mauvais juridisme […]. Coup de rasoir, poids mort » (Bloch à Febvre, 1933 et 1936). Les deux intellectuels prennent la science et la vie très sérieusement, croient à la lecture précise et critique de tout ce qui s’écrit dans leur champ mais aussi en géographie, en sociologie, en économie, en ethnographie… Le plus âgé, Lucien Febvre, est le plus culturaliste des deux, le plus féru d’histoire de France aussi ; il délaissera d’ailleurs quelque peu les Annales dans les années trente, au dépit de son ami quelquefois, pour prendre la tête d’une autre aventure éditoriale remarquable, celle de l’Encyclopédie française. Son cadet de dix ans, Marc Bloch, est plus ouvert sur les recherches étrangères, voire étranges – le cinéma, les musées d’histoire ou
la préface. Elle prépare une étude sur Apollinaire, les avant-gardes, la guerre. MARC BLOCH - LUCIEN FEBVRE CORRESPONDANCE (1928-1943) • Édition établie, présentée et annotée par Bertrand Müller • Trois volumes • Paris, Fayard, 1994-2003
Marc Bloch - Lucien Febvre
de folklore –, il voyage davantage, tout en étant probablement un professeur plus classique. L’intelligence novatrice est ce qui les réunit, comme le dédain pour la médiocrité. Pour eux, faire de l’histoire c’est non seulement résoudre des problèmes, mais trouver et justifier les bons problèmes. Enquêtes, instructions, traces, symptômes ? Mentalités, mythes, rumeurs, foi ? Ils peuvent diverger sur la façon de collecter les sources, de lire tel ou tel document, toujours ils partagent la révolution historique qui est la leur : mettre l’homme au centre de son espace/ temps, de préférence dans la longue durée, comparer, aller du présent au passé, et vice versa. Il n’est pas surprenant que les deux hommes aient admiré leur collègue belge Henri Pirenne et cité à plusieurs reprises en la reprenant à leur compte une de ses confidences : « Je suis historien donc j’aime la vie. » Les trois volumes nous offrent trois temps de leurs relations passionnées, emplies de désaccords comme de partages intellectuels souvent visionnaires – les nominations, les coups bas des collègues, le désir de retrouver Paris et de préférence le Collège de France, facile pour Febvre, douloureux pour Bloch, victime dès les années trente de l’antisémitisme. Cette correspondance s’accompagnait d’échanges oraux – surtout quand ils habitaient tous deux Strasbourg (le premier volume) –, qui ont permis de régler des aspects importants que nous ne connaîtrons jamais. D’une certaine façon, le lecteur est ainsi poussé, en remédiant à ces lacunes grâce à la lecture en parallèle de leurs œuvres respectives et des nombreuses annexes choisies par l’éditeur, à s’essayer au même genre de travail historien… Leurs échanges épistolaires portent autant sur des aspects administratifs et financiers liés à la revue que sur la recherche de collaborateurs pour des articles ou des critiques, proposant des considérations intellectuelles sur les « nôtres » et les « autres », les « mous », les « faibles », ce qui nous offre une galerie de portraits d’intellectuels réjouissante, une réflexion sur l’écriture de leur œuvre en cours, des notations amicales et familiales, souvent liées à l’état de leurs enfants ou à leur propore santé, ébranlée par la Première Guerre mondiale. Cette énumération « raton laveur » ne rend pas justice à la verve, aux trouvailles de style des
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deux compères, à leur complicité dans la différence, souvent grande, moins face à la politique tout court – ils sont des républicains de gauche, antifascistes – que face à la politique universitaire ou intellectuelle. Si la correspondance du premier volume les présente sur un pied d’égalité, les deuxième et troisième volumes montrent les déséquilibres : à partir de 1933, quand Febvre enseigne à Paris, Bloch se sent exilé à Strasbourg ; puis, quand il rejoint la Sorbonne, la guerre est vite déclarée, sans compter les difficultés de la revue, comme si la montée des périls se conjuguait avec les affres intellectuelles. Le fait que Febvre ait tenu en 1941 à continuer à publier leur revue malgré l’effacement légal du nom du codirecteur juif victime de la « grande iniquité » a été à l’origine de leur plus grave différend et de la plus grande incompréhension de leurs lecteurs jusqu’à aujourd’hui sur leur relation, restée néanmoins « affectueuse » (la dernière lettre connue de Bloch date de 1943). Si tous deux refusent l’ordre nouveau, ils ne s’accordent pas cependant sur leur mission du temps de l’Occupation ; Febvre ne peut se résoudre à ne pas exister de façon publique, à ne pas prolonger l’œuvre accomplie, tout en changeant le nom de la revue en Annales d’histoire sociale. Chacun des deux souffre à sa manière, se débat, refuse, s’en prend à l’autre : « Allez-y, griffez et griffonnez. Mais ce n’est pas cela qui m’empêchera de penser et de dire qu’il vaudrait mieux que vous passiez vos nerfs sur d’autres que moi. Qu’il y a mieux à faire, quand on est Bloch, que de me prendre pour une de ces vieilles poupées de son desquelles [sic] les chats aiment à planter leurs griffes » (Febvre à Bloch, 1941). Alors Bloch fait un cadeau d’extrême amitié à Febvre en continuant à publier dans la revue sous le nom de Fougères. Pour lui, la vie intellectuelle ne saurait être séparée de l’engagement personnel, y compris physique, dans la lutte pour la libération de la France. Sa mort laisse Febvre seul continuer la tâche… encore que le retour de camp de prisonniers du fils spirituel qu’il s’était choisi, Fernand Braudel, lui permette de donner un nouveau souffle à l’entreprise. Mais sans son « cher ami ».
ANNETTE BECKER
1994-2003 • MARC BLOCH - LUCIEN FEBVRE • CORRESPONDANCE (1928-1943) PAR ANNE T TE BECKER
ALAIN MABANCKOU
Alain Mabanckou, romancier, poète, est né au CongoBrazzaville en 1966. Après avoir vécu en France pendant une quinzaine d’années, il réside maintenant aux États-Unis où il fut d’abord invité comme écrivain en résidence en 2002. Il est professeur de « Creative Writing » et de littérature francophone à l’université
du Michigan-Ann Arbor. Il est l’auteur de six romans, plusieurs recueils de poèmes, ainsi que de nouvelles. Il a reçu en 1995 le prix de la Société des poètes français et en 1998 le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire. Verre Cassé, roman paru au Seuil en janvier 2005, a été finaliste du prix Renaudot 2005, et
récompensé par trois distinctions : le prix du Roman Ouest-France Étonnants Voyageurs 2005, le prix des Cinq Continents de la Francophonie 2005, le prix RFO du livre 2005. Son dernier livre, Les Mémoires d’un porc-épic, est paru au Seuil en septembre 2006.
39I AIMÉ CÉSAIRE LA POÉSIE • Édition établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier • Paris, Seuil, 1994
La Poésie
Aimé Césaire
Aimé Césaire, un lion est un lion
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u lycée Karl-Marx de Pointe-Noire, au CongoBrazzaville, j’ai pendant longtemps éprouvé une hostilité à la poésie d’Aimé Césaire. La lecture du Cahier d’un retour au pays natal fut alors pour moi un des moments les plus difficiles des études littéraires. Je ne regrette pas cette attitude puisque c’est ainsi que j’ai toujours abordé les grandes œuvres qui font la fierté du génie humain. Cahier d’un retour au pays natal est un texte qui recommande de la patience, de la préparation intérieure et, surtout, une nouvelle manière de voir les choses en les renommant dans une démarche de la table rase. Sans doute n’étaisje pas assez préparé pour recueillir une parole dont la densité allait plus tard m’apparaître dans toute sa crudité et me pousser à mettre ce recueil dans la liste très serrée des mes livres de chevet, à côté du Livre de ma mère d’Albert Cohen, du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, du Tunnel d’Ernesto Sabato, de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon et de Cent ans de solitude de Gabriel García Marquéz. Hostile étais-je donc à la poésie de Césaire ? La forme y était pour quelque chose. Comme beaucoup d’adolescents de mon âge, j’étais plutôt accoutumé à la langueur d’une poésie d’ordinaire romantique, et j’étais loin d’imaginer que même chez Césaire le chant était aussi cadencé, aussi romantique, et que la Beauté pouvait se fondre dans le cri le plus désespéré. Au fond, on n’entre pas dans l’univers poétique de Césaire comme on entrerait dans l’œuvre d’un poète ordinaire ayant conçu modestement une œuvre sans incidence sur le cours du monde. Toute poésie qui redéfinit notre humanité requiert de nous une élévation, de nouvelles attitudes. Les épigones de Césaire en savent quelque chose, car sa parole est unique, tracée à l’encre d’une colère raisonnée et d’une obstination de révolté : Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.
La page de Césaire est comme « maculée » de signes qui en cachent d’autres ; et, entre les lignes, entre les mots, il faut aller à la pêche d’un discours et d’une vision du monde d’un prophète convaincu de la possibilité de l’amour de l’Autre. Chaque vers de Césaire est dit, est écrit avec une force et une insistance résolues parce que pendant longtemps les mots auront été galvaudés par des vendeurs de chimères, des faux prophètes qui auront parlé au nom de tout un peuple. Césaire, lui, remue la tourbe, interroge les éléments de la nature, repart à la source : Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Aimé Césaire est la voix la plus rugissante, la plus désinvolte et la plus pérenne de ce séisme que fut la négritude et qui nous a délivrés du poids de plusieurs siècles d’infériorité décrétée par ceux qui auraient inventé les civilisations, décrétant au passage que le Nègre n’avait, lui, rien inventé, même pas le fil à couper le beurre ! Or il y a le Remords qu’éprouvent désormais ces inventeurs de civilisations. Et ce Remords est un tribunal impitoyable : mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne de Hottentot ? Aimé Césaire contemple le siècle, jette un regard de dépit sur le délitement de la société, la méconnaissance de l’histoire des peuples et la perte des valeurs pour lesquelles il a consacré son existence et son œuvre. L’Afrique, gouvernée souvent par des dictateurs, est empêtrée dans des guerres civiles. Le reniement des origines est à la mode. Lui Césaire, lui le lion est là, même lorsque quelques auteurs prompts au zèle tentent de lui assener le coup de pied de l’âne. Un lion est un lion… Sa négritude n’est inaudible que pour ceux qui prêchent l’obscurantisme ou pour les hommes de couleur qui en revendiquent
obstinément l’exclusivité et dénaturent ainsi la portée globale d’une œuvre qui devrait parler à tout être épris de liberté et d’indépendance. Ceux-là n’auront donc jamais mesuré la dimension universelle du rugissement de Césaire. Ils n’auront entendu de sa parole que leurs propres obsessions. Qui en effet, après la lecture du Cahier d’un retour au pays natal ou du Discours sur le colonialisme, pourrait prétendre demeurer le même homme, gonflé de ses préjugés, de sa suffisance, de sa cécité et de sa bonne conscience ? Certes, la France est actuellement traversée par la question de la colonisation et l’angle sous lequel la traiter. Césaire répondait déjà à la question dès 1955 dans son Discours sur le colonialisme : Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Comme quoi, il suffit de lire (ou relire) Césaire !
ALAIN MABANCKOU
1994 • AIMÉ CÉSAIRE • LA POÉSIE PAR AL AIN MABANCKOU
ARLETTE FARGE
Arlette Farge est historienne. Spécialiste de l’histoire des comportements populaires à Paris au XVIIIe siècle et de l’histoire des femmes à l’époque moderne, elle est directrice de recherches au CNRS et enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer : Vivre dans la rue à Paris
au XVIIe siècle (1979), Le Désordre des familles, Lettres de cachet des archives de la Bastille, avec Michel Foucault (1982), tous deux chez Gallimard, dans la collection « Archives », La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIe siècle (Hachette, 1986), Logiques de la foule. L’affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750 avec
Tableau de Paris (1782-1789)
V
oir le monde », écrivait Louis Sébastien Mercier (1740-1814), qui fut le témoin privilégié des Lumières, de la fin de l’Ancien Régime, et surtout des hommes et des femmes qui y vécurent. À propos de Paris, il écrivit en son époque douze tomes intitulés Tableau de Paris (1782-1789) qui organisent, comme par magie, une connivence intime avec ce que fut le cœur d’une ville, ses pulsations, ses misères et ses infinies inventions. De lui, il fut peu parlé avant longtemps, même si Baudelaire, Nerval, Balzac et même Hugo furent de fervents lecteurs. Très surprenant, ce tableau, divisé en quantité de brefs chapitres dont l’ordonnancement n’obéit à aucune logique, entre dans Paris, ses mœurs, ses monuments, ses désirs et infinis malheurs, ses arrogances et sa vie littéraire, avec une écriture mouvementée, saccadée, fidèle en somme à cette vie heurtée et fiévreuse qui fut celle de Paris à la fin de l’Ancien Régime. Il fut dramaturge, fit, dit-on, pleurer Marie-Antoinette avec sa pièce de théâtre Le Déserteur en 1770, il a été surtout cet observateur impénitent, ce regard lucide, acéré sur les individus de son siècle, cet étonnant peintre sans pinceaux non seulement de la quotidienneté et de ses aléas, mais de l’amplitude des sentiments et des affects. Plus encore, il mit en scène avec passion les corps d’un peuple tumultueux et désireux d’égalité. « Ce monument paradoxal composé de l’agrégat de formes brèves », selon Jean-Claude Bonnet, éditeur du Tableau, est une suite de contrastes, d’arrêts sur image, de récits de passion à propos d’une population parisienne entre inculture et culture, traversée par les idées des Lumières et, pour les plus pauvres, laissée de côté par les plus grands. Pour une historienne du peuple au XVIIIe siècle, Louis Sébastien Mercier est un compagnon. Inconnu mais proche. La lecture de son Tableau de Paris est jouissance. Il y a d’abord l’immersion dans son écriture incisive, superbe et intuitive. Son Tableau est un joyau en somme. Peut-être même – si cela n’est pas trop anachronique – Mercier est-il l’un de nos premiers sociologues. Témoin passionné des mille et une subtilités
«
d’une fin de siècle prise en étau entre les progrès annoncés par les philosophes des Lumières et l’éclatante misère des plus démunis, il court avec sa plume de sujet en sujet, prompt à tout raconter, à dévoiler, à entrer dans la plus profonde intimité des uns et des autres, sans jamais rien perdre de son jugement critique et de ses indignations manifestes. Observateur, coureur de rues, patient témoin des événements et des assemblées politiques, infatigable fureteur aux jambes qui sont finalement des crayons, il dessine et dessine encore, sans arrêt. Mais c’est à coups de mots et avec un superbe langage qui emprunte (se calque sur) le rythme saccadé de tout ce qui se passe sous ses yeux. Aussi mélancolique, passionné que compassionnel, il trace les vertigineux portraits d’un Paris aux prises avec la fin du siècle. Il est tant épris du mouvement des âmes et des corps que le suivre en ces tableaux n’est pas une escapade, mais une course haletante qui conduit jusqu’à ce que lui, Mercier, puisse être comme la vérité de chacun. Courir à ses côtés est une aubaine et une grande émotion. Un défi aussi : visiteur de Paris à la plume acérée et clairvoyante, fascinée et sceptique, narrateur d’un Paris en désordre comme l’est la composition de ses tableaux, guetteur inlassable de ce qui survient et surviendra, quelle foi apporter à ce qu’il voit, dit, transmet ? Tout d’abord, une passion, celle de découvrir, au-delà du récit des événements, l’infinie complexité de ce qui est ressenti par les uns et les autres. Ensuite, l’ironie et la sagacité avec lesquelles il traite l’arrogance des plus grands, leur luxe et leur indifférence. Surtout, la subtilité et la « beauté » avec lesquelles il peint les plus humbles aux lendemains mortifères, les visages des plus démunis, les corps défaits par les labeurs, l’horreur des institutions d’assistance qui disent s’en préoccuper (l’hôpital Bicêtre, par exemple). Son langage alors devient d’une beauté surprenante et atteint le lecteur par sa sublime mélancolie. Il « dit » les fous et les malheureux comme personne, raconte et dévoile les maux les plus terribles, comme ceux des enfants abandonnés ou la putréfaction de corps d’enfants tout juste nés à l’hôpital des Enfants-Trouvés. Il
Jacques Revel (Hachette, coll. « Textes du XXe siècle », 1988), ainsi qu’aux éditions du Seuil, dans la collection « La Librairie du XXe siècle », Le Goût de l’archive (1989), Dire et mal dire l’opinion publique au XVIIIe siècle (1992), Le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle (1994), Des lieux pour l’histoire (1997), La Nuit blanche (2002).
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Louis Sébastien Mercier dessine cette population hallucinée du faubourg Saint-Marcel, quartier si pauvre de Paris où tant de désespérés sont mis à nu par la vie qu’ils mènent. Cela ne l’empêche pas d’aimer l’aspect chatoyant et sensuel de la ville, ses femmes si libres et rusées et leurs malices chaque jour découvertes. Cela ne l’empêche pas d’être le témoin actif de la ville dont l’énergie est sans fin, tout entière requise par les nouvelles, les curiosités, les spectacles, les injustices, les cérémonies royales et les fêtes chômées qui donnent tant de goût au vin et tant de beauté aux femmes. À Mercier rien n’est indifférent, et la cadence de ses tableaux brefs et successifs montre à quel point il entretient en lui de contradictions. Le voici tantôt très « révolutionnaire », amateur de changements, proche du peuple ; le voici quelques pages plus tard abasourdi des turpitudes et crimes populaires. À cela s’ajoutent ses condamnations impitoyables de l’insolence des grands, de leur suffisance, de leur impensable lâcheté. On le croit ivre de changement ; il faut savoir que la Révolution sera pour lui un choc si intense qu’il ne parvint pas à se situer dans l’ampleur de cette métamorphose. Mercier fut un être aux mille jambes. Avec lui, parcourir Paris, ses théâtres, ses travaux, ses monuments, ses cloaques, ses sinistres injustices, est une course haletante aux mille facettes. Être son compagnon de lecture oblige d’abord à s’investir totalement dans le rythme magnifique de son écriture, puis à s’échapper furtivement de lui, pour réaliser – bien entendu – que ce qu’il décrit est à la fois réel et au-delà du réel. Quoi qu’il en soit, Mercier est un être à l’enthousiasme « partageux » : le lire, c’est vivre avec lui, et penser après lui.
LOUIS SÉBASTIEN MERCIER TABLEAU DE PARIS (1782-1789) • Édition de Jean-Claude Bonnet • Deux volumes • Paris, Mercure de France, 1994 • Coll. « Librairie du bicentenaire de la Révolution française »
ARLETTE FARGE
1994 • LOUIS SÉBA STIEN MERCIER • TABLEAU DE PARIS (1782-1789) PAR ARLE T TE FARGE
DENIS PODALYDES
La pensée d’un homme de théâtre ne s’unifie jamais. François Regnault (préface du volume 2 des Écrits, La Scène)
Denis Podalydes, né en 1963, est acteur, dialoguiste, scénariste et metteur en scène. Sociétaire de la Comédie-Française, où il est entré en 1997, il a reçu un Molière en 1999 pour son interprétation du Revizor de Gogol. Au cinéma, il a joué dans près d’une quarantaine de films signés notamment par Arnaud Desplechin, Michel Deville,
Écrits sur le théâtre
L
’École, c’est le plus beau théâtre du Monde. » La confiance péremptoire dont, en une simple phrase, Antoine Vitez fait preuve envers un art dont il ignore délibérément et généreusement l’exploitation utilitaire, mercantile et médiatique, m’a toujours enchanté. N’énonce-t-il pas fièrement que le théâtre, à portée de tous, de tous ceux qui partageraient cette foi, n’a pas besoin des rouges et des ors, se passe de costume, d’argent, de presse, qu’il n’a besoin que de l’attention des autres pour commencer ? Un homme trace à la craie, à même un sol quelconque, un espace délimité, choisi, et déclare : « Ici nous allons faire du théâtre. »
«
Je fais descendre des étagères les différents volumes, serrés au-dessus de mon bureau. Je ne les ai pas consultés depuis longtemps… Je relis ce que je soulignais jadis avec avidité, je tombe sur ceci : (Notes sur Bérénice. Écrits 2 La Scène 54-75) « Un parquet. Pourquoi un parquet ? Le parquet donne à lui seul l’idée de l’intérieur. Si j’ai un parquet, je n’ai plus besoin de murs ni de rideaux ni de plafond ni d’alcôves. » Et quelques lignes plus bas : « Nous resterons classiques, c’està-dire propres, élégants, discrets, délicats. Que l’on puisse tout imaginer en dessous. » On envie les acteurs auxquels était offert un tel programme. Voilà qui donne irrésistiblement le désir de descendre en salle de répétition, de s’y mesurer. Le bonheur de trouver est là tout entier lorsque, préparant une mise en scène, il écrit à Yannis Kokkos quelques mots qui d’un coup dressent tout le spectacle devant le lecteur : ainsi la Lucrèce Borgia d’Avignon qu’il imaginait taillée et drapée dans la nuit, plateau noir et luisant, toile tombant des hautes fenêtres de la cour d’honneur du palais des Papes. Je pose un livre, j’en prends un second plus épais. J’aimais, j’aime toujours, la douceur épandue dans les poèmes énigmatiques où la personne intime, amoureuse, mélancolique, trouve une forme littéraire ajustée.
François Dupeyron, Michael Haneke ou Bruno Podalydes. Il a mis en scène Cyrano de Bergerac en 2006 à la Comédie-Française et publié, au cours de cette même année, dans une coédition Seuil/Archimbaud, Scènes de la vie d’acteur, un témoignage qui lui permet d’évoquer son expérience de comédien et de réfléchir à ce qui fait le cœur de son métier.
Antoine Vitez
Vitez se disait volontiers homme des Lumières. Il aimait les Révolutions, le « grand XVIIIe siècle », la Russie bolchevique. Son goût délibérément jacobiniste, matérialiste, rationaliste. Dans le milieu théâtral, souvent plus romantique, je le vois comme un homme de raison, cherchant toujours plus à éclairer qu’à obscurcir, écrivant dans le style exact et ramassé des grands moralistes. Il y a, comme chez Stendhal, un aristocratisme et un classicisme vitézien : « Nous montrons ces mondes disparus en annonçant leur extinction. Nous nous réjouissons en apparence de leur mort, mais au fond, nous les regardons avec une tendresse extrême parce que nous les aimons et que nous voudrions bien y être » (Écrits sur le théâtre, 4). Malgré la satisfaction de voir abolis d’injustes privilèges, malgré la conscience d’une rupture historique et philosophique nécessaire, malgré la certitude de l’accomplissement d’un progrès, les grands révolutionnaires gardent toujours la nostalgie du monde qu’ils ont contribué à détruire, parce qu’il y va de leur propre enfance. Nul doute aujourd’hui que Vitez n’ait participé, dans le théâtre français, à une considérable révolution des pratiques. Toutes les pages sur l’enseignement en décrivent la genèse, l’expansion et l’accomplissement. Son amour du théâtre le conduisait à chercher ce que chaque tradition recelait de vivant, tradition qu’il ne réfutait jamais en elle-même, mais dont il critiquait le conventionnalisme. Voilà sans doute ce qu’il mit le plus en question : le caractère essentialiste, absolu et totalitaire qu’un enseignement, un type de jeu, une forme pouvaient prendre dans la tête d’un comédien. L’écriture fait aussi entendre une voix basse dans la nuit, qui parle sous la voix claire. Le premier texte des Poèmes dit exactement ceci : « comme une voix d’homme sombre, sous une voix de femme, dans la nuit […] ainsi l’écriture, continue, compagne de la vie, plus profonde, sombre, comme la voix de l’homme dans la nuit… » La lettre dit aussi autre chose que l’esprit, témoigne d’une histoire qui s’entendrait à la dérobée – histoire que les Poèmes seraient presque à même de déployer, s’ils n’étaient pas, précisément, des poèmes. Ils évoquent et
ANTOINE VITEZ ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE • Édition établie par Nathalie Léger • Préface de Bernard Dort • Cinq volumes • 1, L’École • 2, 3, 4, La Scène • 5, Le Monde • Paris, P.O.L, 1994-1998
41I enclosent des bonheurs, des jouissances, des moments de vie intime, immédiate, fixée dans le temps court d’une page ; ils disent aussi la déception, la mélancolie, ce qui n’a pas été. Ils invitent aussi à relire l’ensemble à la lueur de l’énigme qu’ils proposent. J’ai longtemps lu, entre les lignes, escamotée et sublimée, l’histoire discrète et secrète d’un acteur déçu et consolé, dont l’ancienne déception ne fut peut-être jamais tout à fait effacée par la prestigieuse réussite du metteur en scène. Je me suis souvent demandé si cet amour de la Convention, cet éloge du relatif, ce goût de la variation et de l’exercice ne s’originaient pas dans les impasses, les blocages, les échecs de l’acteur Antoine Vitez, à qui, parfois, l’on reprochait sa raideur, son manque de naturel, sa voix trop haute et maniérée. Lui qui se voyait si souvent congédié après d’infructueuses auditions se contentait de petits rôles, de spectacles médiocres. Après lui avoir quelque temps donné l’espoir d’entrer dans la troupe du TNP, Jean Vilar ne le retint pas. Vitez en conçut le chagrin qu’on imagine. Le théâtre dont il rêvait lui fermait ses portes. Il devait alors se faire à l’idée de ne pas être un comédien remarqué par ceux qu’il jugeait remarquables. Vinrent plus tard les premières mises en scène, à Caen, puis à Marseille, qui le sortirent du marasme, le révélèrent. Vitez fut un homme tardif. Il ne commença qu’à trente-cinq ans à mettre en scène. C’est dire s’il attendit de jouer. Il aurait pu tout aussi bien se tourner vers l’écriture, son style dit assez bien qu’il pouvait légitimement en avoir l’ambition. Il dut longuement souffrir, réfléchir, écrire pour se distraire, se consoler, tenter quelque chose. J’imagine aisément que l’écriture fut pour lui moyen et empêchement de rattraper le temps perdu, car un talent peut parfois en concurrencer, en enchaîner un autre. Mais je voudrais préciser la relation directe entre l’échec – relatif, également – du comédien et le succès du metteur en scène. Qu’au théâtre la convention, lorsqu’elle n’est pas subie mais affirmée, soit moins l’obstacle que le principe d’un jeu affranchi des plus sévères obligations du réalisme et de la vraisemblance me semble une conséquence naturelle des souffrances que le jeune artiste Vitez endura, à qui probablement l’on avait enfoncé dans le crâne qu’il n’était pas Alceste, qu’Antiochus ne pouvait pas marcher ou parler ainsi, qu’il était invraisemblable qu’il pût jouer le Cid ou Hamlet. Pédagogue et metteur en scène, Vitez ouvrit aux comédiens et apprentis comédiens un plateau où tous les Alcestes, tous les Antiochus, tous les Cids et Hamlets étaient possibles, sans archétype dominateur qui déciderait a priori de l’emploi des uns ou des autres. Il ne se
posait pas en maître délivrant son savoir d’acteur puisque celui-ci lui avait été dénié, mais s’offrait en témoin déchiffreur des signes, des gestes et des sentiments, le témoin que luimême n’eût espéré trouver à la place des censeurs qui le renvoyaient en coulisse. Je n’entends pas réduire l’œuvre d’Antoine Vitez à cette blessure originaire sur un mode ironique, qui relativiserait, en un sens funeste, cette œuvre. Ce n’est pas une énergie revancharde, amère ni douloureuse que celle de Vitez. C’est plutôt le magnifique exemple d’une conversion intellectuelle, qui fit d’un désenchantement le principe d’une réforme, de la difficulté d’exercer son métier l’invention d’une autre pédagogie de l’acteur. On dit que les premières blessures sont toujours initiatiques et fondatrices. Je le croirais volontiers dans le cas de Vitez. C’est une hypothèse que son roman permet d’étayer. La vérité n’y est sans doute pas tout à fait. Peu importe. C’est la beauté profonde de cette œuvre dont le style invite aux rêveries les plus lointaines, à reconstruire une histoire aujourd’hui mythique, puisque Vitez, à l’exemple de son maître Vilar, est devenu une légende, un grand personnage de l’histoire même du théâtre.
DENIS PODALYDES
1994-1998 • ANTOINE VITEZ • ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE PAR DENIS PODALYDES
GRÉGOIRE SOLOTAREFF
Auteur et illustrateur de livres pour enfants, Grégoire Solotareff, né le 8 août 1953 à Alexandrie (Égypte), a d’abord suivi des études de médecine, profession qu’il exerça jusqu’en 1984. À cette date, il crée une collection, qu’il dirige par la suite, à l’École des loisirs : « Loulou et Cie », marquant ainsi son
entrée dans la littérature de jeunesse et le début d’une œuvre qui ne compte pas moins, jusqu’à présent, une centaine d’ouvrages, dont les principaux sont traduits dans de nombreuses langues.
Le Docteur Festus. Histoire de monsieur Cryptogame
Rodolphe Töpffer
Le prof merveilleux
L
es lectures enfantines. Certaines vous poursuivent toute votre vie et cela dépend moins de leur qualité propre que du moment où vous les avez faites. Quarante-cinq ans après, certains livres me replongent dans un état émotionnel intense et fugace où surgissent paysages, sons, parfums, visages familiers. Le Docteur Festus, que nous montraient nos parents, fait partie de ceux-là. Je dis « nous » car je me souviens de lectures collectives, nous étions quatre enfants et nous lisions et dessinions l’après-midi, assis sur un long canapé rose. Les dessins de Töpffer sont plus frappants que ses textes, leur humour est peut-être plus universel. Si les images ne sont pas toutes extraordinaires – mais chez quel artiste sont-elles toutes extraordinaires ? –, leur force vient davantage de leur liberté et leur charme de la bienveillance qui s’en dégage. La bienveillance n’est certes pas une qualité artistique mais, je ne sais pourquoi, elle est si visible chez Töpffer qu’elle en devient une. Dans la bibliothèque de mes parents, il y avait, je me souviens, Töpffer, mais aussi Rowlandson, Grandville évidemment, Doré et Gavarni, Daumier, Wilhelm Busch, le plus proche de Töpffer et certainement très influencé par lui. Aujourd’hui, je dirais que William Steig, auteur américain de livres magnifiquement drôles et d’illustrations dans le New Yorker pendant plus de cinquante ans, en est le direct descendant : léger, ironique, délicat. Pas sérieux. L’ironie est souvent la marque des grands artistes. La gravité fait baîller. Je pense à James Ensor, évidemment de la même famille. L’Histoire de monsieur Cryptogame me rappelle le parfum de certains rhododendrons dans les bois au-dessus de Beyrouth et aussi le goût de peaux d’oranges confites saupoudrées de sucre cristallisé, roulées et piquées sur des cure-dents d’une certaine Mme Wilkinson, amie de mes parents. J’avais six ou sept ans. Cryptogame, cet échalas « piqué » de papillons me procurait ce plaisir-là : dessiner à mon tour. Pendant des années, j’ai fait, au
stylo-bille ou à la plume, des personnages avec longs nez, gros ventres, queues-de-pie et hauts-de-forme noirs. Rodolphe Töpffer est né en 1799 et mort quarante-sept ans plus tard en Suisse, qu’il a sillonnée à pied toute sa vie. C’était un grand voyageur et le chroniqueur de ses propres voyages – qu’il faisait le plus souvent accompagné d’étudiants – et il parsemait de croquis ses chroniques. Avec une fantaisie indéfectible tout au long de sa vie, il remplissait, sûrement avec sérieux mais le sourire aux yeux, des pages et des pages de dessins accompagnés de textes. Car c’était d’abord un dessinateur. On a parlé de lui comme de l’« inventeur de la BD ». Pourquoi pas ? Sur les sarcophages égyptiens il y a aussi des cases ornées de textes. Moins drôles sans doute, mais ayant la même fonction : celle de rapporter des histoires. Cet art est donc ancien. Le génie de Töpffer, c’est d’avoir, d’une part, su garder cette ironie bienveillante toute sa vie et, d’autre part, su conserver cette liberté de trait qui fait de ses « histoires en estampes » des croquis plus que des planches, des carnets plus que des livres illustrés. Être léger à la fois dans l’écriture et dans le dessin lorsqu’on pratique les deux n’est pas donné à tout le monde. Ils sont rares, les grands artistes qui rigolent. Autre génie, autre voyageur-dessinateur-écrivain, son aîné Eward Lear est plus « anglais », tellement anglais. Töpffer, plus germanique, enseigne. Mais il enseigne en s’amusant. Lear, lui, déconne, décolle. Lear est un fou sublime. Töpffer, à côté, à quelque chose de sage, de serein, qui le fait quand même appartenir à la « bonne société ». C’est le prof merveilleux qu’on aurait aimé avoir. Je n’en ai pas rencontré, mais ses livres sont pour moi la preuve qu’ils ont pu exister. Töpffer est peu connu de la jeune génération d’illustrateurs ou d’écrivains. Peu importe, il est là pour ceux qui iront le chercher. Avant-hier, Wilhelm Busch suivait magistralement le chemin de Töpffer. Il y a peu, Reiser et Topor le croisaient. Les grands se baladent beaucoup. Et longtemps.
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RODOLPHE TÖPFFER LE DOCTEUR FESTUS. HISTOIRE DE MONSIEUR CRYPTOGAME • Éditions originales : Voyages et aventures du Docteur Festus, Paris, A. Cherbuliez, 1840 • Histoire de monsieur Cryptogame, Paris, J.-J. Dubochet, 1846 • Paris, Seuil, 1996
GRÉGOIRE SOLOTAREFF
1996 • RODOLPHE TÖPFFER • LE DOCTEUR FESTUS. HISTOIRE DE MONSIEUR CRYPTOGAME PAR GRÉGOIRE SOLOTAREFF
JEAN-FRÉDÉRIC SCHAUB Ancien élève de l’École normale supérieure, ancien membre de la Casa Velázquez, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il est actuellement professeur visitant à l’université d’Oxford. Ses recherches ont d’abord porté sur l’histoire des sociétés ibériques à l’époque moderne. Dans ce cadre,
il a abordé plusieurs chantiers : le Portugal à l’époque de son union avec l’Espagne – dont Cervantès fut témoin –, la communauté des Juifs d’Oran sous la domination espagnole – dont Cervantès connaissait l’existence –, l’influence profonde de la culture hispanique dans la France du XVIIe siècle dont Cervantès est l’une des plus éclatantes
manifestations. Il travaille également sur le domaine de l’histoire européenne, dans son inscription la plus large, à travers la question de l’autorité. Il a publié : Les Juifs du roi d’Espagne. Oran, 1507-1669, Paris, éd. 1999 ; Le Portugal au temps du comte-duc d’Olivares (1621-1640), Madrid, éd. 2001 ; La France espagnole. Les racines hispaniques
L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche
L
a cervelle de Don Quichotte fut desséchée par l’excès de lectures. À quoi le climat aride de La Manche dut apporter son bienfaisant concours. De ce désert cérébral sourdent à gros bouillons les errances du gentilhomme. Elles effacent les frontières qui séparent la fantaisie de la droite raison. Le commerce des livres est la source de tous les dérèglements. La bibliothèque stérile de l’ingénieux hidalgo enfante le roman de la verdeur. Mais n’attendons pas de ligne droite des livres lus par Quichotte au livre composé par Cervantès. Car l’écrivain, ancien captif des Bains d’Alger, ne fit, de son propre aveu, que porter au libraire-imprimeur le manuscrit qu’un morisque tira d’un coffre où il demeurait enfoui. Don Quichotte est un livre pour écrivains, comme l’art de Velázquez est une peinture pour peintres, selon le mot d’Édouard Manet. Ces deux volumes sont un roman sur le roman et ses différents états : le manuscrit, l’ouvrage imprimé, ses transcriptions, ses emprunts, ses citations. Un tel projet, mué en programme et réalisé à chaque lecture, parvient à offrir un texte ouvert. Mis en scène dans les patios de comedias tout comme dans les théâtres de France. Aussitôt débité en épisodes fameux. Massif dont il fut, de tout temps, licite d’extraire des tranches à la convenance des marchands d’histoires. Roman qu’on peut vouloir suivre, comme on met ses pas dans ceux d’un pèlerin sans but, ou roman qu’on peut ouvrir à n’importe quel chapitre. Roman qui fut vendu par les libraires de toute l’Europe dans sa première édition et qui fut traduit à une vitesse qui, aujourd’hui, nous fait rougir de honte. C’est le roman d’un grand lettré et d’un homme d’action, qui paya de la perte d’un bras sa participation à la glorieuse bataille de Lépante. C’est l’ouvrage d’un gentilhomme de la frontière, entre Chrétienté et Islam, sur le bord de cette Méditerranée, si dense et béante. Il appelle et revendique, le n’a-qu’unbras, toutes les interprétations et tous les irrespects, par avance. On peut vouloir restituer sa langue avec les outils de l’érudition historique et philologique. On peut aussi lui être fidèle en suivant son invitation à la transposition. Comme toutes les
grandes œuvres, le Don Quichotte vit des lectures qu’il suscite. Mais avec cela de merveilleux qu’il inaugure lui-même la succession de ses variations, sans prétendre les contrôler. Car, au cours de sa marche « gyrovague », Don Quichotte rencontre les premiers lecteurs du roman intitulé L’Ingénieux Hidalgo, qui déjà ont leur mot à dire ! Contre l’esprit d’exactitude grammairienne qui, du collège jésuite à la chaire de théologie, définit l’espace académique des universités de son temps, le livre de Don Quichotte appelle à lâcher les brides de la lecture. La traduction d’Aline Schulman représente bien plus qu’une modernisation de la langue des traducteurs de Cervantès. Elle propose un texte si lisible qu’il rend inutile tout appareil de notes explicatives. Et, du coup, elle place le lecteur contemporain dans la situation de celui du XVIIe siècle qui, lui aussi, lisait Cervantès sans notes. Elle reproduit l’expérience d’un accès de plain-pied à la fantaisie de Quichotte et aux rabrouements de Sancho le pansu. Son infidélité est une forme de fidélité à la part la plus ambitieuse du projet cervantèsin : offrir à perpétuité un roman sur le roman. Le travail d’Aline Schulman évite les hésitations des traductions qui ménagent, comme elles peuvent, le devoir d’atteindre un lectorat nouveau et l’obligation de fabriquer de l’archaïsme pour ancrer l’œuvre dans un passé imaginaire de la langue. Elle offre l’occasion de foncer avec l’hidalgo, son valet, sa promise, sans oublier l’étique Rossinante, sur les routes où le rêve et les cailloux, les maures et les chrétiens, les fièvres et les sortilèges, le faux hier et le demain incertain se rencontrent et se réfractent, au petit bonheur des lectures. Avec la traduction Schulman, on dispose d’une recréation qui est inscrite dans les virtualités dont Cervantès imaginait la nécessaire venue. Quel hommage plus conforme à l’esprit cervantèsin que posséder, dans l’intimité de son particulier, plusieurs quichottes, académiques, modernisés, pour enfants, à la Gustave Doré, en bandes dessinées mexicaines ou en film soviétique ? Et peut-être même dans l’espagnol de Cervantès !
de l’absolutisme français, Paris, éd. 2003.
Miguel de Cervantès
MIGUEL DE CERVANTÈS L’INGÉNIEUX HIDALGO DON QUICHOTTE DE LA MANCHE • Traduit de l’espagnol par Alice Schulman • Préface de Jean-Claude Chevalier • Deux volumes • Édition originale : El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha • Madrid, Editorial Gredos, 1987 • Paris, Seuil, 1997
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JEAN-FRÉDÉRIC SCHAUB
1997 • MIGUEL DE CERVANTÈS • L’INGÉNIEUX HIDALGO DON QUICHOTTE DE LA MANCHE PAR JE AN-FRÉDÉRIC SCHAUB
LUC FERRY
Luc Ferry est philosophe. Il a publié plus d’une trentaine de livres, parmi lesquels Philosophie politique, dont le troisième et dernier tome fut écrit en collaboration avec Alain Renaut, tout comme La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme (1985), Système et critique (1985) et Heidegger et les modernes (1988). Le Nouvel Ordre
écologique. L’arbre, l’animal et l’homme (1992) fut traduit en plus de quinze langues et reçut le prix Médicis essai ainsi que le prix JeanJacques Rousseau. Parurent ensuite, notamment, L’Homme Dieu ou le Sens de la vie (1996), Qu’est-ce qu’une vie réussie ? (2002), Le Religieux après la religion, avec Marcel Gauchet (2004), et Apprendre à vivre (2006).
Luc Ferry fut ministre de la Jeunesse, de l’Éducation et de la Recherche entre 2002 et 2004.
Premiers écrits (Francfort 1797-1800)
D
ans sa très remarquable préface, Robert Legros explique parfaitement pourquoi Hegel, dans la période de Francfort, est amené à condamner ensemble le judaïsme et le kantisme lorsqu’il critique la positivité, entendue comme ce qui est extérieur à la raison et, dans un sens romantique, comme ce qui s’oppose à une communauté vivante. L’antijudaïsme de Hegel procède de la critique romantique contre la modernité individualiste et humaniste. Le rapprochement entre le judaïsme et le kantisme, promis à une longue postérité avec Hermann Cohen, Husserl, Horkheimer, Adorno et Levinas, repose sur leur définition commune de la liberté comme arrachement à la nature, leur respect de la transcendance de la loi et du divin qui exclut toute idolâtrie, ainsi que sur leur désacralisation de la nature. Or, à cette époque, poussé par l’idéologie romantique, Hegel valorise la sensibilisation du divin dans la beauté et la nature et il rejette l’idée de la séparation et de la transcendance du divin par rapport à la nature et aux hommes, défendue par le judaïsme comme par Kant. Hegel aurait souscrit au jugement de Levinas : « Le sacré filtrant à travers le monde, le judaïsme n’est peut-être que la négation de cela. » Mais, loin d’en conclure par la valeur du judaïsme, il tenait cette position pour funeste. C’est peu de dire que je n’ai rien à ajouter, s’agissant de la période de Francfort, à ce grand et beau moment philosophique que constitue à mes yeux le texte de Robert Legros, ni à l’introduction historique et philologique d’Olivier Depré qui remplit parfaitement sa mission et situe avec toute la précision voulue les principaux textes de la période. C’est pourquoi je propose au lecteur de voir comment la question à l’œuvre sera finalement résolue dans la dernière philosophie de Hegel : comment débarrasser la religion de toute positivité ? Hegel évolua et, une fois son Système élaboré, il abandonna l’idée romantique d’un accord du divin et du sensible. Finalement, c’est le discours philosophique qui peut accomplir le dépassement de la positivité des symboles et des mythes contenus dans l’art et la religion, ce qui montre que la philosophie, au
fond, n’est peut-être rien d’autre qu’une sécularisation réussie de la religion chrétienne. Les trois dimensions de la vie de l’esprit que sont l’art, la religion et la philosophie ont la même finalité, à savoir exprimer le divin, la vie de l’esprit absolu. Mais, tandis que l’art et la religion recourent à des modalités d’expression sensibles et symboliques, seule la philosophie parvient à exprimer adéquatement l’absolu, supprimant ainsi de son discours la positivité que ni l’art ni la religion ne parviennent tout à fait à éradiquer. Hegel définit l’art comme cette activité spécifique de l’homme qui vise à représenter sous une forme sensible, matérielle, l’Idée de l’absolu, l’Idée de Dieu. Or, l’expression de cette idée dans un matériau sensible (la pierre de l’architecte ou les couleurs du peintre), par essence contraire à la spiritualité, s’avère au fond inadéquate ; c’est pourquoi l’art doit être dépassé par une sphère supérieure qui est la religion. Celle-ci exprime le divin dans l’élément de la conscience d’un sujet, dans une intériorité, celle de la foi, qui est un état de conscience personnel. Toutefois, la religion nous parle du divin au travers de « représentations », par exemple les mythes, les métaphores, les symboles, ou encore les paraboles du Christ. Elle conserve donc une part importante de positivité. C’est pourquoi seule la philosophie parviendra véritablement à penser et à dire adéquatement le divin : si ce dernier est d’ordre spirituel, intelligible, c’est, en effet, dans l’élément du concept, et non plus dans celui du sensible ou du mythe, qu’il faut l’exprimer. La philosophie moderne a donc comme tâche de rationaliser la religion, en dépassant conceptuellement le moment de la Révélation et en sécularisant son contenu. Ce processus explique pourquoi Hegel a pu parler de la mort de l’art : « L’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de passé » ; pour les philosophes contemporains de culture chrétienne, la conscience n’a pas besoin de formes sensibles artistiques pour se représenter Dieu. Même si la critique de la représentation artistique du divin était déjà présente chez les juifs comme chez les musulmans, ou chez Platon qui dénonçait Homère, c’est la Réforme
G. W. F. Hegel
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protestante qui apporta une exigence de spiritualité intérieure amenant à renoncer à l’art comme chemin vers le divin. « L’absolu se déplace de l’objectivité de l’art vers l’intériorité du sujet » de sorte que Hegel peut parler d’un « progrès de l’art vers la religion ». Mais ce progrès ne s’achève qu’avec la philosophie : elle seule parvient à penser l’intériorité sans recourir à la positivité, d’une façon qui convient pleinement à la nature du divin qui est Esprit. En effet, la religion conserve le défaut de représenter Dieu comme un objet qui serait extérieur à notre conscience. Or, à l’instar des mystiques, Hegel estime qu’il faut viser par l’intermédiaire de la philosophie spéculative, dans « l’élément du concept », l’unité de la conscience humaine et de Dieu, du fini et de l’infini, du relatif et de l’absolu. La philosophie, en tant que pensée de la réconciliation du divin et de l’humain, de l’infini et du fini, de ce qui reste identique à soi et de ce qui est mortel, voué à devenir différent de soi, est donc bien « identité (réconciliation) de l’identité (de Dieu) et de la différence (de l’homme) ». La philosophie de Hegel nous lègue la question des rapports entre la religion et la modernité laïque qui en est la conséquence nécessaire. Il est sans doute le premier penseur à voir dans notre monde moderne un héritage direct, une Aufhebung, de l’univers religieux dont il est tout à la fois le résultat et la négation.
LUC FERRY
G. W. F. HEGEL PREMIERS ÉCRITS (FRANCFORT 1797-1800) • Textes réunis, introduits, traduits et annotés par Olivier Depré • Précédé de Sur l’antijudaïsme et le paganisme du jeune Hegel par Robert Legros • Paris, Vrin, 1997 • Coll. « Bibliothèque des textes philosophiques »
1997 • G. W. F. HEGEL • PREMIERS ÉCRITS (FRANCFORT 1797-1800) PAR LUC FERRY
DOMINIQUE BOUREL
Dominique Bourel, historien, a fait ses études à la Sorbonne et aux universités de Heidelberg, Mayence et Harvard. Docteur ès lettres, vice-président du Bureau international de liaison et de documentation (BILD), directeur de recherches au CNRS (Centre RolandMousnier), il a été membre de la commission de
Être sans destin
C
Philosophie et d’Histoire des religions du CNL. Il enseigne l’histoire juive et allemande à la Sorbonne (Paris-IV) et à l’École pratique des hautes études en sciences sociales (IVe section). Outre Les Voyages de l’intelligence (CNRS Éditions, 2001) et une traduction des lettres de Martin Buber (CNRS Éditions, 2004), il vient de publier Moses Mendelssohn
et la naissance du judaïsme moderne (Gallimard, 2004). Il a dirigé le Centre de recherche français de Jérusalem entre 1996 et 2004.
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Imre Kertész
e livre était programmé pour l’oubli comme son auteur pour la mort. Juif, hongrois déporté à quinze ans, la condamnation devait être sans appel. Et, pour confirmer ce destin, la chape de plomb du communisme, sous laquelle l’auteur écrit et traduit depuis 1953. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin qu’il commence à être lu et entendu, reconnu et écouté, recevant le prix Nobel, presque dérisoire après tant d’épreuves. Il est vrai qu’on est passé de l’« écriture du désastre » à la rédemption par les mots. L’originalité de cet ouvrage, à nul autre pareil, consiste dans une véritable phénoménologie de l’anéantissement exprimée avec une précision diabolique, transformant le lecteur en spectateur muet de l’épouvante. Auschwitz puis Buchenwald, une véritable grammaire de la déréliction trouve son rythme si bien servi par la traduction pour nous faire véritablement ensevelir sous la folie et la haine. C’est la revanche de l’infime sur le récit, la présence obsédante des détails, les habits, ce qui tient lieu de nourriture, le regard des autres, tout est présenté à l’état brut, immédiat, presque lancé à travers ces pages. On a parfois l‘impression que ce sont les sensations épidermiques qui s’inscrivent sur le papier ensanglanté de la mémoire. Même la lumière, les ombres menaçantes ou réparatrices semblent disloquées. C’est une autre manière de comprendre le monde qui est requise, attentive au vieillissement, aux douleurs térébrantes ponctuées par les termes laissés volontairement en allemand. Peu de temps est laissé à la respiration du lecteur, la machine infernale à dépecer les hommes semble s’imprimer dans la narration qui est pourtant de facture assez simple ; arrestation à Budapest, voyages en train, appels, travail, maladie, disparition des proches, bref une survie au ras du sol, dans les jointures de l’existence du monde, de cette partie du monde que seuls les survivants des camps connaissent. Les odeurs, les cris, les silences, la peur, tout devient palpable. Rompant la monotonie, la force de l’attention nous livre des détails qui recomposent le récit lui-même. Et puis, ce qui apparaît comme une solidarité minimale parvient à se faire un
obscur chemin dans cette jungle. Un contre-poison se distille lentement avec le sens de la description et surtout le pouvoir de l’imagination qui parvient parfois à rendre raison de l’absurde ; la douceur imprévue d’une douche, le sourire d‘une plaisanterie et même parfois une soupe chaude. Pourtant, le retour, la fin, la suspension de ce séjour, sont aussi marqués par l’absurde de ceux qui vous dévisagent, qui vous interdisent de rentrer chez soi et qui vous demandent des précisions. Après Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas paru chez le même éditeur en 1995, ce volume reste d’une lecture éprouvante mais indispensable. Cette tragique splendeur de l’écriture est une victoire sur la destruction bien qu’on en sorte profondément déstabilisé.
DOMINIQUE BOUREL
IMRE KERTÉSZ ÊTRE SANS DESTIN • Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba • Édition originale : Sorstalansag • Budapest, Szépirodalmi, 1975 • Arles, Actes Sud, 1998
1998 • IMRE KERTÉSZ • ÊTRE SANS DESTIN PAR DOMINIQUE BOUREL
OLIVIER PY
Auteur, metteur en scène et comédien, Olivier Py dirige le Centre dramatique national/ Orléans-Loiret-Centre depuis juillet 1998. En 1988, il fonde sa compagnie, L’Inconvénient des Boutures, au sein de laquelle il met en scène ses pièces, entre autres : Gaspacho, un chien mort (1990), Les Aventures de Paco Goliard (1992), La Jeune Fille, le diable et
le moulin (1993), La Servante, histoire sans fin, un cycle de cinq pièces (1994-1995). Au Centre dramatique national/Orléans-LoiretCentre, il a créé notamment Requiem pour Srebrenica (1999), L’Apocalypse joyeuse (2000), Le Soulier de satin et Les Vainqueurs (2004-2005), Illusions comiques (2006). Comédien, il a joué au théâtre et au cinéma. En 1999, il a réalisé
Théâtre complet
son premier film, Les Yeux fermés, pour Arte. Il a mis également en scène des opéras : Der Freischütz de C. M. von Weber (1999), Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach (2001), La Damnation de Faust d’Hector Berlioz (2003), Le Vase de parfums, musique de Suzanne Giraud, livret d’Olivier Py (2004), Curlew River de Benjamin Britten ainsi que Tristan
und Isolde et Tannhaüser de Richard Wagner (2005). Il a publié de nombreux livres, parmi lesquels, chez Actes Sud : La Servante, Paradis de tristesse (roman) ; chez Les Solitaires intempestifs : Gaspacho, un chien mort, La Nuit au cirque, Les Aventures de Paco Goliard, Théâtres ; et à L’École des loisirs : La Jeune Fille, le diable et le moulin, L’Eau de la vie.
Jean-Luc Lagarce
D
ans Juste la fin du monde, texte matriciel du testament littéraire de Jean-Luc Lagarce, l’auteur-narrateur se rêve marchant au-dessus d’une ville sur un aqueduc comme en surplomb de son histoire, déjà mort et arpentant un chemin unique entre le sens et l’anecdote, le ciel et la terre, le verbe et la vie. Là, il pense pousser un cri, un cri de joie, dit-il. Pourtant ce cri ne sort pas de sa gorge, la beauté du monde reste une intuition diffuse, ce corps mourant et ardent s’y refuse. Alors le regret, le regret de ce cri devient l’œuvre, l’aboutissement du mystère de la littérature ; ce que l’auteur devait vivre, avait à vivre. On peut penser cette scène comme son dernier texte, conclusif, en dépit de l’inexactitude chronologique. Jean-Luc Lagarce a achevé son œuvre, sur cet aqueduc, dans le regret d’un cri qu’il n’a pas pu pousser. Ce qui le retient, si proche de sortir de la caverne, il n’en dit rien. L’énigme nous est donnée, il n’a pas pu acclamer, il n’a pas pu crier sa joie d’être en vie. Il aurait certainement accusé son protestantisme, cette pudeur prolétaire et huguenote, cette impossibilité de se donner, qui le faisait rire et souffrir. Mais on peut aussi accuser le protestantisme du monde, de l’Occident de la mauvaise conscience, de l’interdiction de lyrisme dont Jean-Luc Lagarce est l’héritier direct. Presque son contemporain dans cette joie soupçonnée et déniée, Genet au cœur du Captif amoureux enfouit une expérience semblable. Dans le lit d’un Palestinien, par l’amour d’une mère qui reproduit pour lui les gestes qu’elle dévoue à son fils, Genet aborde à la grâce. Dans sa « nuit portative » une porte s’est ouverte, qui s’est aussitôt refermée. Si loin, si proche, l’œuvre de ces deux poètes se place aux abords d’une révélation que quelque chose – la faiblesse ? le monde ? l’histoire ? – interdit. Cette béatitude est au-delà de la littérature, qui ne se justifie plus que de l’avoir entrevue. Lagarce se situe dans le temps historique de l’après-Apocalypse, de l’avant-Renaissance. Et son rapport au dire est tout entier dans cette histoire d’une civilisation qui doute, qui doute de sa parole, de ses promesses, de ses mythes.
46I Les premières pièces de Lagarce sont des copies de Beckett, elles disent l’impossibilité de dire. Mais soudain l’œuvre transforme l’impossibilité de lyrisme en un lyrisme de l’impossibilité de dire. C’est une alchimie unique dans l’histoire de la littérature. Le doute sur la parole (non pas un doute philosophique, un doute tragique) devient un dithyrambe. Doute sur la syntaxe : « c’est comme ça qu’on dit », doute sur la légitimité du locuteur : « c’est à moi ? je peux parler », doute sur le temps : « c’est alors que je meurs, que je suis mort, que je mourrai », ce doute devient une forme de théâtre dans laquelle le monde de la famille est simplement le lieu d’un dire impossible et qui se formulera pourtant dans les hésitations, les prétéritions, les incises, les corrections, la dissolution de la teneur dans les précautions de langage. Vivre ainsi dans les inquiétudes, c’est être un Européen de la fin du XXe siècle, fils de l’Apocalypse dont le dernier fléau est le silence de Dieu. Le désir de dire, même recouvert de l’opacité du temps, est un triomphe du poème. Un lyrisme à rebours, un cantique de la pauvreté. On me jugera odieux si j’affirme que la vie est apparue à Jean-Luc Lagarce le jour où il a su qu’il allait mourir, où il a commencé à entrer dans la survie, dans l’humour. Il rejoint les poètes maudits Gabily et Koltès, non parce que son histoire est douloureuse mais parce qu’ils incarnent la malédiction d’un temps et d’une nation. Et s’il avait survécu à son mal, il aurait peut-être poussé ce cri, dont nous avons besoin, cette affirmation fondamentale, plus nécessaire que la philosophie, plus parfaite que les religions et qui est notre horizon dans la nuit des utopies. Mais ce cri étouffé, il nous le donne en partage, en tâche, en prophétie. C’est à nous de le découvrir dans les terreurs et les ténèbres, lui a accompli son œuvre. Il nous a dit qu’il est un lieu au-dessus des vaines questions où il est possible de pousser un cri de joie, il a rompu le silence, il nous a donné un destin. Le lien n’est pas rompu tant que le poète incarne son temps et dans sa chair pense l’indicible, pour en faire un drame. Mais pourquoi, ô temps, ô douleur, pourquoi est-ce si difficile ?
JEAN-LUC LAGARCE THÉÂTRE COMPLET • Quatre volumes • Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1999-2002
OLIVIER PY
1999-2002 • JE AN-LUC L AGARCE • THÉÂTRE COMPLET PAR OLIVIER PY
JACQUES DARS Jacques Dars, docteur ès lettres, spécialiste et traducteur de littérature populaire de la Chine ancienne (CNRS), a traduit notamment le grand roman classique Au bord de l’eau (Pléiade et Folio) et publié récemment Les carnets secrets de Li Yu (Picquier). Dirige depuis une quinzaine d’années la collection
« Connaissance de l’Orient », créée par Étiemble, aux éditions Gallimard.
DICTIONNAIRE RICCI DES CARACTÈRES CHINOIS • Préparé par les Instituts Ricci (Paris-Taipei) • Trois volumes • Paris, Institut Ricci – Desclée de Brouwer, 1999
Dictionnaire Ricci des caractères chinois
C
ertaines œuvres ont l’étrange privilège d’être connues, voire renommées, avant même d’exister, de sorte que la réalité n’a plus ensuite qu’à se conformer au mythe. Tel semble avoir été le cas du dictionnaire, ou plutôt des différents avatars du dictionnaire Ricci de la langue chinoise. Latinistes et hellénistes savent une fois pour toutes, grâce au Gaffiot et au Bailly, ce qu’est un excellent dictionnaire de langue, et n’imaginent pas de se défaire, leur vie durant, de ces admirables sommes de science et de travail. On peut désormais adjoindre à ces réussites lexicographiques les récentes publications de l’Institut Ricci, réalisées par étapes et enrichies des apports de l’informatique. Présents en Chine depuis plus de quatre siècles (Ricci et Ruggieri s’installent en Chine du Sud en 1583, Ricci meurt à Pékin en 1610), les jésuites ont réussi les premiers, par le biais de leurs savants missionnaires – mathématiciens, astronomes, ainsi que d’autres –, à pénétrer ce pays fermé ; le plus grand d’entre eux, Matteo Ricci, conquit la classe lettrée en devenant lui-même « mandarin » chinois, se vêtant, parlant, écrivant et disputant comme eux. Car l’Ordre avait tôt compris la nécessité de s’adapter aux traditions savantes de la Chine et d’engager le dialogue avec la classe lettrée. Et c’est par les livres (xylographiés, abondants et bon marché là-bas à cette époque) que les jésuites diffusèrent la doctrine du Maître du Ciel. Leur récent et magnifique travail de bénédictins, sous le patronage du Père fondateur, perpétue donc une tradition ancienne. Qu’en était-il, avant cela, des outils sinologiques ? Il y a environ un demi-siècle, l’apprentissage du chinois en Europe n’était pas chose aisée : si l’on excepte le manuel de chinois littéraire de Haenisch, les moyens manquaient presque entièrement et surtout les dictionnaires ; en effet, en dehors du Couvreur (Dictionnaire classique de la langue chinoise, paru en 1890, jamais dépassé, mais réservé à la langue classique), on ne disposait que du Petit Debesse (première édition en 1901 !) et des Caractères chinois, du P. Wieger, simple liste de mots ; l’étudiant devait savoir l’anglais et avoir recours au Mathew’s ou
l’allemand pour user du Rüdenberg… et apprendre au plus tôt à utiliser les dictionnaires chinois, au demeurant excellents. L’Institut Ricci voulait donc combler une lacune grave. Fruit d’un projet conçu dès avant 1950 par les P. Raguin et Zsamar, le travail fut réalisé par étapes, en utilisant aussi des matériaux antérieurs, par une équipe internationale ; à l’origine, il s’agissait de traduire en cinq langues une base chinoise de 16 000 caractères et 180 000 syntagmes, expressions, etc., et à ce jour seul le projet français a abouti. L’ampleur de l’entreprise et le temps qu’elle demandait amenèrent à préparer d’abord un ouvrage plus modeste en mettant à jour les matériaux de la langue courante. Ainsi naquit, sous l’égide du P. Motte, le Dictionnaire français de la langue chinoise, qui contient 6 031 caractères et près de 50 000 syntagmes, termes complexes, locutions. Il parut en 1976. La deuxième étape fut la préparation du Dictionnaire Ricci des caractères chinois, consacré à l’étude des caractères singuliers du futur Grand Ricci, sans leurs expressions, et donc utile à qui travaille sur le chinois classique et à quiconque souhaite, par l’analyse des caractères, pénétrer au cœur même de la langue et de son évolution. Paru en 1999, relativement maniable, très soigneusement et bellement imprimé sur élégant papier crème satiné, bien relié avec plusieurs marquepages, l’ouvrage impressionne d’emblée favorablement par sa qualité typographique et matérielle hors du commun, mais son contenu, sans équivalent dans une langue européenne, est une joie pour l’esprit. Il offre en effet « le fonds permanent de la langue chinoise depuis ses plus lointaines origines » jusqu’à la langue classique d’abord, moderne ensuite. Ainsi peut-on suivre à travers les siècles et jusqu’à l’époque contemporaine, pour chaque mot, l’évolution des sens et des usages Pour quelque 2 000 de ces caractères, l’étude commence à l’origine même de l’écriture avec les inscriptions sur écaille de tortue et omoplate de bœuf de la dynastie Shang (à partir de 1 500 avant notre ère), ainsi qu’avec les glyphes gravés sur bronze. Suivent les sens pris par le caractère dans les Livres
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classiques (du Shujing. Livre de l’Histoire, et du Shijing. Livre des Odes, jusqu’au Shuowen, le dictionnaire fondamental du IIe siècle de notre ère qui donne l’analyse étymologique des caractères). Ce sont les usages anciens. Pour chacun des 13 500 caractères de l’ouvrage – choisis sans chercher l’exhaustivité à partir des grands dictionnaires chinois – les traductions « présentent une richesse amplement diversifiée et toujours située » ; les sens vont du général au particulier, les équivalents français sont riches, nuancés, sûrs et critiques. « C’est, dit à bon droit la préface, le seul ouvrage qui présente, avec la même rigueur, les données de l’écriture ancienne, de la langue classique et du vocabulaire contemporain. » Il offre donc l’ensemble de la civilisation et de la culture classiques, ainsi que les sens principaux de la langue moderne. Un volume d’Index et suppléments complète l’ouvrage. La réalisation du Grand Ricci en six volumes, paru en 2001, constitua l’ultime étape de cet immense travail. Cet ouvrage encyclopédique comprend 13 390 caractères et 300 000 mots couvrant quelque deux cents branches du savoir ; on l’a compris : ce sont précisément ces mots – expressions de deux caractères ou davantage constituant le « tissu de la langue chinoise », dont une des richesses est la combinaison des caractères, ainsi que les locutions, proverbes et citations des classiques – qui font la différence avec l’ouvrage précédent, et forment la base lexicographique de ce dictionnaire ; avant les syntagmes, il donne pour chaque caractère ses formes simplifiée, non simplifiée et ses éventuelles variantes graphiques ; sa transcription phonétique Wade, le ton numéroté, la clef, le nombre de traits outre le radical. Analogue en cela au Dictionnaire des caractères chinois, il fournit l’étymologie depuis les usages les plus anciens jusqu’aux textes philosophiques et au Shuowen. Enfin, le volume d’Index avec ses cartes, tableaux chronologiques, calendrier, cosmologie, etc., est des plus riches. Une édition sur support numérique est prévue.
Disons-le sans ambages : le plaisir de l’utilisation est constant, et ajoutons même ce trait de gourmandise, certes un peu particulière : dès lors qu’on les consulte, ces ouvrages admirables se lisent avec un intérêt passionné et l’on retrouve le bonheur enfantin de s’engloutir dans un dictionnaire et, oublieux du temps, d’aller d’une rubrique à l’autre, inlassablement !
JACQUES DARS
1999 • DICTIONNAIRE RICCI DES CARACTÈRES CHINOIS PAR JACQUES DARS
SIMON LEYS
Pseudonyme de Pierre Ryckmans. Né à Bruxelles en 1935, Simon Leys est essayiste, romancier, traducteur, sinologue et historien d’art, spécialiste de peinture chinoise. Il a publié de très nombreux ouvrages parmi lesquels La Vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre et fou (UER Asie Orientale, Paris-VII, 1970),
Les Habits neufs du président Mao (LGF, 1989), Ombres chinoises (10|18, 1976), L’Humeur, l’honneur, l’horreur. Essais sur la culture et la politique chinoises (Laffont, 1991), Essais sur la Chine (Laffont, coll. « Bouquins », 1998), L’Ange et le Cachalot (Seuil, 1998) ou Protée et autres essais (Gallimard, 2001). Simon Leys a traduit des œuvres de la littérature
chinoise comme Shitao. Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère (IBHEC, 1970 ; Plon, 2007), mais a aussi publié des essais sur Orwell, Confucius, Malraux ou Simenon. Il est l’auteur d’un roman, La Mort de Napoléon (Hermann, 1986 ; Plon, 2005) et d’un récit historique, Les Naufragés du Batavia (Arléa, 2003), ainsi que d’une magnifique
René Leys
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ictor Segalen (1878-1919) est un personnage paradoxal et attachant : marin qui souffrait du mal de mer, médecin dégoûté de la médecine, archéologue improvisé (mais il fit du bon travail sur le terrain), sinologue amateur, musicien (ami de Debussy), bon connaisseur de peinture (découvreur de Gauguin et ami de Monfreid) – en fait son intérêt le plus profond et le plus constant, sa vraie vocation fut toujours la seule littérature. Fut-il un grand poète ? Oui, si l’on souscrit à l’idée de JeanFrançois Revel : « Il y a très peu de grands poètes, et la plupart des grands poètes ont écrit très peu de beaux poèmes ; le génie poétique n’est pas seulement rare, il se manifeste rarement chez ceux qui le possèdent. » Trois ou quatre pièces de Stèles me paraissent répondre à ce critère. Mais en fin de compte, si Segalen réussit jamais à atteindre une plus distante postérité, ce sera, il me semble, à son roman posthume, René Leys, qu’il le devra. Il y a là une singulière ironie, car, de toutes ses œuvres, c’est certainement celle qu’il avait prise le moins au sérieux : elle lui avait échappé comme par mégarde, et le laissa perplexe ; lui, qui d’ordinaire attachait beaucoup de soin à la publication de ses ouvrages (choisissant leur papier, leurs caractères d’impression, leur dessin de couverture), il ne s’occupa guère du sort de celui-ci. Peu avant de mourir, après avoir laissé une amie très chère et très intime en lire le manuscrit, il lui écrivait : « Il m’amuse que vous vous amusiez un peu de René Leys. Mais que c’est loin, que c’est jeune… » En 1922, deux ans après sa mort, des amis fidèles publièrent le livre en un modeste tirage qui, durant un demi-siècle, ne toucha guère qu’un petit cercle d’amoureux de la Chine et d’amoureux de la littérature. Ce sort n’est pas indigne d’un livre rare et secret, et me rappelle ce rêve dont parlait Auden : « Parfois il m’arrive de tomber sur un livre dont il me semble qu’il a été écrit spécialement pour moi, et pour moi tout seul. Comme un amant jaloux, je ne veux pas que qui que ce soit d’autre en entende parler. Avoir un million de pareils lecteurs qui ignoreraient mutuellement leur existence, être lu avec passion, sans être jamais le sujet d’aucune conversation – voilà assurément ce
anthologie, La Mer dans la littérature française (Plon, 2003). Simon Leys vit à Canberra et est professeur émérite de l’université de Sydney.
Victor Segalen
dont tout auteur doit rêver. » Le livre ne commença à atteindre le grand public qu’avec sa réédition de 1971 par Gallimard. Puis, en 1999, Sophie Labatut en donna une édition savante et superbe en deux volumes chez Chatelain-Julien, commodément reprise l’année suivante en format de poche aux éditions Gallimard, dans la collection « Folio classique ». Envoyé à Tahiti pour sa toute première affectation de médecin de marine – il avait vingt-quatre ans –, Segalen gagne son poste via l’Amérique. Dans la Chinatown de San Francisco, il a une première et bouleversante prémonition de tout ce que la Chine pourrait un jour lui apporter. Deux années passées en Polynésie dans « un paradis qui se meurt » lui permettent de confirmer et mûrir la grande idée qui guidera dorénavant toute son activité intellectuelle et littéraire : la notion d’« exotisme ». Il emprunte délibérément ce mot à une littérature qu’il honnit, la littérature d’« impressions coloniales » mise à la mode par Loti et ses épigones, pour le détourner, le récupérer et l’investir d’un sens nouveau : partant du « pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est », la connaissance exotique est un « sentiment du divers », une perception de la différence, source de toute saveur de l’existence et elle est donc aussi menacée par l’habitude, l’assouvissement, l’envahissement de l’homogénéité, le cauchemar de l’entropie finale. Rentré de Polynésie, il obtient de la Marine nationale qu’on l’envoie à Pékin en qualité d’élève interprète. Il s’attaque à l’étude du chinois avec une curiosité passionnée : « J’attends beaucoup de cette étude en apparence ingrate […]. En Chine, aux prises avec la plus antipodique des matières, j’attends beaucoup de cet exotisme exaspéré. » En fait, seuls les premiers mois de son séjour – employés à une longue et aventureuse équipée à dos de cheval à travers l’antique terroir des provinces de l’Ouest – répondront vraiment à son attente. Pour le reste, sur les cinq années de son expérience chinoise, la publication de sa monumentale Correspondance en deux volumes aux éditions Fayard, en 2004, est récemment venue jeter une assez attristante lumière : Segalen n’est pas vraiment entré dans l’univers culturel chinois, il a largement ignoré la Chine vivante, ce qui a finalement voué son
48I entreprise à une relative stérilité. Poète, il semble n’avoir rien lu de l’admirable poésie chinoise ; musicien, il est demeuré sourd à la musique chinoise la plus inspirée ; esthète, il n’a vraiment vu aucune peinture chinoise. Sa vie est restée confinée dans un petit monde colonial, ses contacts avec les « indigènes » se sont limités aux interprètes, domestiques, démarcheurs et parasites professionnels ; il n’a fréquenté ni intellectuels ni artistes. Sous ses yeux, la Chine s’engage dans le plus dramatique tournant de son histoire : l’empire plus de deux fois millénaire s’effondre, la république est établie – mais il ne comprend rien à ces prodigieux événements, qu’il balaie d’une sotte boutade : « Sun Yatsen est le parfait crétin » et la révolution « n’est qu’une de ces émeutes que la Chine absorbe, digère et éructe de temps à autre comme un immense intestin ses borborygmes et ses vents ». Il quitte la Chine, dégoûté : « Le mythe impérial était trop admirable pour qu’on le laissât perdre. Je hais les rebelles pour leurs attitudes apprises, leur humanitarisme, leurs lavures de vaisselles protestantes ; et surtout parce qu’ils contribuent à diminuer la différence entre la Chine et nous ; or, c’est l’exotisme seul qui me tient à cœur. » La faillite de l’« exotisme » de Segalen était déjà inscrite dans son programme même : en effet, selon lui, l’exotisme « ne peut pas conduire à une adaptation ni à une compréhension parfaite d’un hors-soi-même qu’on étreindrait en soi ». C’est au contraire « la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. Partons de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais, nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers ». L’erreur de Segalen fut de penser que la « connaissance de l’Autre » est impossible. Or, elle n’est pas impossible, elle est inépuisable, ce qui est fort différent (et puissamment stimulant). La Chine lui fut impénétrable dans la mesure où il avait décidé qu’elle devait rester telle. Ce parti pris explique d’ailleurs pourquoi une grande partie de ses écrits « chinois » sonnent faux. Ils ne souffrent pas seulement d’un certain maniérisme de leur style – l’écriture artiste fin-de-siècle –, mais surtout de l’artifice de leur construction : c’est une architecture en toc. En revanche, René Leys, lui, rend un son différent : ce livre est vrai ; avec une ironie désenchantée, il exprime une réalité vécue – la vaine poursuite d’une illusion. Dans le roman, le narrateur – Segalen lui-même (il se met en scène sous son propre nom) – vit à Pékin, où il apprend le chinois. Il est fasciné par la sublime beauté de la ville, laquelle n’est pas ici une simple toile de fond, mais le vrai sujet du roman : en effet, le plan de Pékin est commandé par une rigoureuse géométrie symbolique, axée sur le Palais impérial – la Cité interdite –, centre d’un empire qui est lui-même le centre de l’univers. Il passe le plus clair de ses loisirs en longues promenades à cheval autour de l’enceinte du palais, cherchant à en percer l’énigme mystique, à pénétrer par l’imagination dans cet espace inaccessible au commun des mortels. Il fait la connaissance d’un singulier personnage, René Leys, un jeune
VICTOR SEGALEN RENÉ LEYS • Édition présentée, établie et annotée par Sophie Labatut. Préface de Michel Butor. • Deux volumes • Paris, Chatelain-Julien, 1999
garçon de dix-sept ans, fils d’un vulgaire épicier belge établi à Pékin. Leys n’a guère d’instruction, mais il sait le chinois à la perfection et partage avec une stupéfiante aisance les activités et les divertissements d’un groupe de jeunes aristocrates mandchous. Il devient le professeur de chinois du narrateur, puis son ami, et finit par prendre logement chez lui. À sa plus grande surprise, le narrateur découvre que Leys a ses petites entrées dans la Cité interdite ! Il le presse de questions. Dans ses réponses, Leys fait montre d’une complète familiarité avec la vie la plus secrète du palais, jusqu’au niveau le plus élevé et le plus sacré – l’alcôve impériale elle-même. Ses récits deviennent de plus en plus sensationnels, suscitant chez son auditeur un doute grandissant. Ce jeune homme nerveux et hypersensible serait-il un mythomane, un médium qui fabule sous l’influence de l’intense curiosité dont son interlocuteur le presse ? Pourtant, ses nouvelles révélations sont presque chaque fois suivies de troublants indices de leur véracité… Sommé une dernière fois de produire une preuve matérielle de ce qu’il avance, René Leys meurt empoisonné. Cependant, l’empire achève de s’écrouler ; c’en est fait de la fiction cosmique de « l’Empereur, fils du Pur Souverain Ciel », remplacé dorénavant par « une mesquine singerie républicaine ». René Leys est, dans l’œuvre de Segalen, un miraculeux accident. Livre de l’échec et de la dérision, il est aussi le plus fidèle reflet de l’expérience du poète, qui, cherchant à pénétrer dans une impénétrable « Cité interdite », ne réussit finalement qu’à se faire mener en bateau par un séduisant et pathétique fumiste.
SIMON LEYS
1999 • VICTOR SEGALEN • RENÉ LEYS PAR SIMON LE YS
MARC FUMAROLI
Écrivain, académicien, professeur au Collège de France, Marc Fumaroli est l’un des plus éminents historiens des idées et des formes littéraires et artistiques de l’Europe. Il a publié et collaboré à de très nombreux ouvrages, notamment sur le XVIIe siècle. Il est régulièrement invité à enseigner ou à donner des conférences dans de
nombreuses universités étrangères, en particulier aux États-Unis et en Italie. Parmi ses ouvrages, on peut citer notamment : L’Âge de l’éloquence : rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique (Genève, Droz, 1980) ; L’État culturel, Essai sur une religion moderne (de Fallois, 1991) ; Le Poète et le Roi : Jean de La Fontaine en son siècle (de
Fallois, 1997) ; Quand l’Europe parlait français (de Fallois, 2001) ; La Diplomatie de l’esprit (Paris, Gallimard, 2001) ; Chateaubriand, poésie et terreur (de Fallois, 2004) ; Exercices de lecture. De Rabelais à Valéry (Gallimard, 2006). Marc Fumaroli a également dirigé et préfacé une Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950 (PUF, 1999).
Anatomie de la Mélancolie
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ans l’un des apartés dont il est fécond, dans les détours de ce livre labyrinthe dont la première édition parut à Oxford en 1621, Robert Burton laisse tomber en passant cette réflexion profonde, je dirai même prophétique tant elle vaut encore plus pour notre époque postmoderne et postchrétienne que pour son propre siècle encore à mi-chemin entre le Moyen Âge théologique et les Lumières scientifiques et critiques : « Mon sujet est très nécessaire et fertile, moins commun et controversé que la théologie, que je tiens pour la reine des professions. » La théologie a cessé d’être tenue pour royale dans nos contrées européennes, bien que presque partout ailleurs elle règne plus que jamais sur les esprits et les volontés. Il est probable que nous ne pourrons pas longtemps, nous non plus, résister à son empire. En revanche, et par contrepoids, le sujet auquel Robert Burton a consacré sa vie de studieux, dans le confort de son collège d’Oxford et parmi les livres de la Bodléiennne, n’aura jamais été si fertile que parmi nous. Faute de théologie, en effet, nous avons d’abord la psychanalyse et les torrents d’essais, de romans et de films qui explorent pour le grand public les facettes les plus communes, et quelques-unes des plus excessives, du « malaise dans la civilisation » diagnostiqué par Freud et de la floraison tropicale de troubles d’identité et névroses apparus parmi nous dans le sillage de la « mort de Dieu ». À un autre étage, plus docte, et c’est seulement celui où se situait déjà, voici près de quatre siècles, le chanoine de Christ Church, abonde aussi, quoique à moindre proportion, une littérature dont l’ancrage est beaucoup plus ancien, puisqu’elle prend pour point de départ le Problème XXX du PseudoAristote, un texte médical grec bien antérieur au christianisme et à plus forte raison au freudisme. Texte mère, s’il en fut, dont l’immense érudition de Burton a détecté, cité, commenté au XVIIe siècle les innombrables échos dans la littérature, la poésie, l’histoire, la médecine antiques et modernes, et dont l’anthropologie et l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle ont redécouvert, avec
Robert Burton
un zèle non moins incroyable, la fécondité intrinsèque et la tradition deux fois millénaire qui en a découlé. Le terrain avait été préparé en Angleterre, dès la fin du XIXe siècle, par les rééditions (les premières depuis 1676) de l’Anatomy of Melancholy, oubliée ou dédaignée pendant deux cents ans et qui redevint, dès lors, un classique de la littérature anglaise de plus en plus lu et apprécié des connaisseurs. Mais le second souffle d’une redécouverte contemporaine de la doctrine antique, médiévale et humaniste de l’humeur noire, principe corporel des troubles comme des extases de l’esprit, fut donné en 1951 par le grand livre de l’Américain Lawrence Babb, The Elizabethan Malady : A Study of Melancholy in Elizabetan Litterature from 1580 to 1642, bientôt suivi, du même auteur, en 1959, par Sanity in Bedlam : A Study of Robert Burton’s « Anatomy of Melancholy ». Le sujet restait encore anglosaxon. Tour à tour, en français sous la plume de Jean Starobinski, puis en anglais, sous celles associées de deux historiens de l’art, Saxl et Panofsky, et d’un historien de la philosophie, Klibansky (Saturn and Melancholy, 1964), le sujet de Burton a resurgi dans sa très longue durée et dans sa pertinence universelle pour tous les aspects de la culture européenne, notamment les arts visuels dont Burton était peu amateur. Depuis, la bibliographie dans toutes les langues européennes s’est déployée avec abondance, parvenant à toucher un public assez large, comme en a témoigné récemment, au Grand Palais à Paris, le succès international inattendu de l’exposition Mélancolies, dont le commissaire, Jean Clair, historien de l’art et essayiste, est l’auteur de nombreux livres où la pensée médicale antique est mise à profit pour interpréter des thèmes iconographiques modernes et contemporains. Redevenu, dans cette fin-de-siècle XIXe que Mario Praz a qualifiée de Romantic Agony et dont Freud a été le psychologue, un classique de la littérature anglaise, l’Anatomy of Melancholy de Burton n’avait jamais été traduite en français. Et pour cause. L’ampleur de l’ouvrage, sa formidable mosaïque de citations antiques, le peu d’écho qu’il avait trouvé en France jusqu’à la thèse de Jean Robert Simon (1964) semblaient des
ROBERT BURTON ANATOMIE DE LA MÉLANCOLIE • Traduction de Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux • Préface de Jean Starobinski • Postface de Jackie Pingeaud • Trois volumes • Paris, José Corti, 2000
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obstacles insurmontables, pour le traducteur comme pour l’éditeur éventuels. Il aura fallu la conjonction du zèle de l’éditeur José Corti, depuis toujours épris de textes de haute littérature, et de la générosité éclairée du Centre national du livre, pour que voie le jour, dans la traduction bénédictine de Bernard Hoepffner et avec une préface de Jean Starobinski, en trois volumes, une Anatomie de la Mélancolie française. À bien des égards, c’est une boucle bouclée, quoique elle ait pris quatre siècles pour l’être, ou, si l’on préfère, un retour à l’envoyeur. Jamais en effet le chanoine érudit d’Oxford n’aurait pu concevoir son Anatomy, s’il n’avait pas lu les Essais de notre Montaigne, dans l’admirable traduction de John Florio publiée en Angleterre dès 1603, que lut avant lui Shakespeare. L’entraînement des Essais est partout sensible dans le chef-d’œuvre de Burton. Montaigne déclare, comme l’auteur anglais, qu’il a commencé à écrire son livre à un âge et dans des circonstances où ce poids de l’humeur noire menaçait de faire déraper sur son heureux tempérament naturel. Comme Burton, la cure à laquelle il se livre est la composition d’un autoportrait dans lequel il expulse, pour ainsi dire, cet excès de mélancolie qui l’envahit, tout en prenant appui sur cette maladie naissante pour se connaître et se peindre comme le miroir de l’humaine condition tout entière. Et comme Burton, écrivant dans la solitude de sa « librairie », entouré de livres, il demande à la littérature antique, dont il cite des fragments en langue latine presque à chaque phrase, des « choses vécues » et des « sentences » qui « rencontrent » ce qu’il découvre en lui-même et autour de lui ou les conclusions qu’il a tirées de sa propre expérience, attestant par la comparaison ce qu’il y a d’universellement humain dans son « moi » apparemment très singulier. Le déchiffrement du palimpseste le plus surchargé et illisible, la nature humaine, rend l’érudition des deux auteurs vivante, haletante même. Les Essais, comme l’Anatomy, est un livre labyrinthe dont la longue et patiente composition a capturé non seulement les facettes innombrables d’un corps, d’une âme et d’une personnalité qui découvrent l’étendue de leurs propres bizarreries, mais aussi leurs états successifs dans le temps biologique et dans le temps d’une réflexion qui mûrit sous nos yeux. La merveilleuse ironie de Montaigne est passée dans l’humour tongue in cheek de son lecteur anglais, symptôme constant de santé spirituelle qui montre que la cure est en bonne voie, et la vérité au rendezvous pour sourire des fantasmes et s’émerveiller des folies sécrétées par une mélancolie de mieux en mieux tenue en respect. Un clone des Essais, l’Anatomy of Melancholy ? Bien sûr que non. Plutôt son faux jumeau dizygote. L’immense avantage de cette excellente traduction est de permettre désormais au lettré français qui, même anglophone, reculerait devant le texte original, de se livrer plus commodément à un parallèle entre l’aîné et le cadet.
Burton est certainement plus savant et beaucoup moins capricieux que Montaigne. Il a un sujet, et il le tient, même si les efflorescences de son sujet moral et médical semblent l’éloigner dans les détours d’un labyrinthe dont il ne quitte pas le fil d’Ariane. Il est beaucoup plus concentré que Montaigne, qui n’a rien d’ecclésiastique et dont l’expérience sociale et politique est beaucoup plus variée. Moins savoureusement méticuleux, Montaigne, tout prosateur qu’il soit, a un sens supérieur du lyrisme et du tragique. Moins encyclopédique dans ses lectures, il est doué d’un esprit philosophique qui lui permet de confronter, avec une aisance et une justesse qui confondent, les différentes et contradictoires écoles de pensée antiques, sympathisant avec chacune d’entre elles et faisant de ses Essais une comédie de l’esprit qu’il assume pour lui-même et qui lui renvoie en miroir les limites pitoyables de l’humaine raison. Il crée le terrain favorable pour le décisionnisme cartésien, la forme moderne de la foi. Contemporain du chancelier Bacon, Burton ouvre la voie à l’empirisme anglais et à cette forme d’absurde si goûtée outreManche, et si difficile à transporter ici, dans l’œuvre relativement brève de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy.
MARC FUMAROLI
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
2000 • ROBERT BURTON • ANATOMIE DE LA MÉLANCOLIE PAR MARC FUMAROLI
BRUNO LATOUR
Bruno Latour, né en 1947, s’est formé à l’anthropologie après une agrégation de philosophie. Très vite il s’est intéressé aux sciences et aux techniques. Son premier livre, La Vie de laboratoire (1979), décrit le fonctionnement quotidien d’un laboratoire californien. Il a travaillé ensuite sur les liens entre la révolution de Pasteur et la société
La Société du risque Peut-on être à la fois moderne et civilisé ?
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ans le livre, La Société du risque, il n’y a que le mot « risque » qui cloche — sans oublier que le mot « société » n’est guère approprié non plus. En effet, tout le malentendu vient de là, la notion de risque n’est pas centrale dans cet ouvrage même si tous les spécialistes de la « gestion des risques » en ont fait aussitôt leur miel. Ce qui est central, c’est la demande, autrement plus profonde, qu’il faut mettre fin à l’hypocrisie moderniste. Je m’explique : depuis les révolutions scientifiques, politiques, industrielles puis post-industrielles, les modernistes font comme si la distance s’était chaque fois considérablement accrue entre l’univers des faits indiscutables et celui des valeurs. Autrement dit, le front de modernisation, comme on dit le « front pionnier » en Amazonie, avancerait d’une façon si régulière, si radicale et si continue qu’on pourrait sans difficulté affirmer que la rationalisation va toujours de l’avant. Depuis Weber d’ailleurs, il ne manquera pas de sociologues pour approuver du chef, en définissant le XIXe et le XXe siècle comme l’empire de la rationalisation et, pour faire bonne mesure, du désenchantement. Or, si le livre de Beck paraît si original, c’est qu’en détournant de son sens usuel le mot « risque », il s’en sert pour diagnostiquer dans l’histoire récente un phénomène sans aucun rapport avec celui que les rationalisateurs lui donnaient jusque-là — soit pour s’en réjouir, soit pour le déplorer. Ce qui s’est passé dans les révolutions n’a rien à voir, dit-il, avec une émancipation progressive du royaume des faits peu à peu détachés de leur mélange de valeurs et dominé de mieux en mieux par la maîtrise de l’organisation et de la rationalisation : c’est au contraire la multiplicité des imbroglios indémêlables qui caractérise ces grandes périodes de modernisation. Et la fin de toute prétention à la maîtrise sur les choses comme sur les gens. Rien de réactionnaire ou de nostalgique dans ce
française du XIXe siècle (Les Microbes, Guerre et Paix, 1984) puis sur les connexions entre sociologie, histoire et économie des techniques (La Science en action, 1987). Il s’est aussi intéressé aux questions de gestion et d’organisation de la recherche : Nous n’avons jamais été modernes (1991), et de culture scientifique : Petites leçons de sociologie
Ulrich Beck
diagnostic : Beck ne dit pas qu’il faudrait revenir à un passé où l’on « courrait moins de risques », ou qu’il conviendrait « d’appliquer le principe de précaution » (aussi mal compris d’ailleurs que sa notion de risque). Non, il demande seulement que l’on prenne en considération empiriquement ce qui s’est vraiment passé au cours de notre histoire récente et qu’on peut caractériser par une multiplication des attachements (entanglement, dirait l’anglais), ou pour prendre mes termes, des hybrides. L’hypocrisie moderniste consiste à parler toujours d’émancipation sans jamais raconter l’histoire des attachements. C’est ce qui rend si importante cette affaire de « risque ». S’il y a en effet un cas particulièrement clair dans lequel les attachements rattrapent en quelque sorte les efforts d’émancipation, il s’agit bien des risques, et en particulier industriels. Les modernistes diront que ce sont les « risques du métier », « qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », et que, à force de ne plus vouloir rien risquer, « on en resterait à l’âge des cavernes ». Plaisante description de l’histoire, comme si l’on ne pouvait pas innover en prenant en considération l’ensemble des attachements que cette innovation va fatalement révéler. En fait, ce que les modernistes ont toujours visé derrière ces glorieuses proclamations en faveur de la prise de risques (le plus souvent du reste pour les autres), c’est que les conséquences inattendues d’une action innovante doivent être ignorées jusqu’à ce qu’elles surviennent… Autrement dit : « Après nous le déluge », « Innovons d’abord, on discutera ensuite ». Que cela passe pour une démarche rationnelle, morale, civilisée, c’est ce que Beck ne croit pas. Et il a justement la chance de tomber sur le risque industriel majeur, en l’occurrence Tchernobyl, pour souligner que les conséquences inattendues sont parfaitement attendues et qu’elles doivent donc rétroagir sur la définition même des innovations et, j’ajouterai, des faits eux-mêmes. Il aurait pu prendre d’autres exemples, celui de l’amiante, celui de la révolution verte, celui du mariage homosexuel, bref l’une ou l’autre des innovations industrielle ou sociale dont les promoteurs contestent à leurs opposants, au nom de la raison, de la modernisation et du progrès, le droit
des sciences (Seuil, 1996). La Fabrique du droit (2002 et 2004) porte sur l’ethnographie du Conseil d’État. Parmi ses autres ouvrages, Changer de société. Refaire de la sociologie (2006) présente la sociologie de la traduction. Ses travaux en anglais sont disponibles chez Harvard University Press ; en français aux éditions La Découverte.
Il est traduit dans de très nombreuses langues. Bruno Latour a longtemps enseigné dans des écoles d’ingénieur, le CNAM d’abord, puis l’École des Mines. Depuis septembre 2006, il est professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris.
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de s’opposer. Ils osent appeler « rationnel » l’aveuglement volontaire sur les conséquences de leur action que d’autres existants ailleurs, dans d’autres générations, d’autres espèces vivantes, d’autres continents devront payer. On peut tout dire d’un tel aveuglement, mais pas qu’il est rationnel. Mais le risque industriel reste chez Beck un exemple du processus beaucoup plus profond et qu’il appelle « modernisation réflexive ». On peut discuter le terme, mais il a l’avantage d’être clair : les modernistes peuvent-ils réfléchir à ce qu’ils font, feront et ont fait ? Ou doivent-ils toujours avancer furieux comme un Cyclope aveuglé par le pieu pointu d’Ulysse ? Autrement dit, faut-il que les rationalistes soient toujours irrationnels ? Les modernistes peuvent-ils reprendre leur histoire autrement ? C’est ce que « réfléchir » veut dire dans modernisation réflexive. En pratique, cela veut dire inventer la politique qui permettra de rendre visibles les conséquences « inattendues » en s’y attendant justement, c’est-à-dire en s’y préparant d’avance en explorant en commun les conséquences proches et lointaines, et les rétroactions toujours surprenantes des innovations nécessaires. C’est le seul sens réel du « principe de précaution » dont ses adversaires ont voulu faire, malgré le livre de Beck, un rejet de toute prise de risque ! Or Beck, le plus grand sociologue allemand depuis Weber, celui qui a osé entreprendre à nouveau une véritable sociologie générale malgré l’oukase lancé par les postmodernes contre tous les « grands récits », a osé dans ce livre poser la seule question importante, celle de notre survie : peut-on être à la fois moderniste et civilisé ? Au lieu des vaines prétentions à la maîtrise, peut-on accepter de tâtonner en commun dans les ténèbres de l’histoire sans prétendre « sortir enfin du tunnel », et s’émanciper de tous les attachements ?
ULRICH BECK LA SOCIÉTÉ DU RISQUE. SUR LA VOIE D’UNE AUTRE MODERNITÉ • Traduit de l’allemand par Laure Bernardi • Préface de Bruno Latour • Édition originale : Risikogesellschaft • Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986 • Paris, Aubier, 2001 • Coll. « Alto »
BRUNO LATOUR
2001 • ULRICH BECK • LA SOCIÉTÉ DU RISQUE. SUR LA VOIE D’UNE AUTRE MODERNITÉ PAR BRUNO L ATOUR
CHRISTINE JORDIS
Née en Algérie, Christine Jordis a étudié la littérature anglaise à la Sorbonne et à Harvard. Auteur d’une thèse de doctorat sur l’humour noir dans la littérature anglaise, elle s’est, pour écrire cet ouvrage, installée à Londres où elle a enseigné pendant plusieurs années. De retour en France, elle a été responsable de la littérature anglaise
au British Council tout en collaborant à divers journaux et revues : d’abord à La N.R.F., puis à La Quinzaine littéraire, enfin, au journal Le Monde, où elle continue d’écrire. Son premier essai : De petits enfers variés (Seuil, 1989) a obtenu le prix Femina essai et le prix Marcel-Thiébaut. Depuis 1991, elle s’occupe chez Gallimard de la fiction
en langue anglaise. Elle a publié des essais, entre autres Jean Rhys, la prisonnière (Stock), Gens de la Tamise (Seuil, prix Médicis essai, 1999), puis s’est tournée vers le roman (La Chambre blanche, Seuil, 2003) et le récit de voyage (Bali, Java, en rêvant, Éd. du Rocher, 2001, Folio, 2005 ; Promenade en terre bouddhiste : la Birmanie,
Une âme en incandescence
M
Cahier de poèmes (1861-1863)
r. Higginson », écrivait Emily Dickinson à ce dernier – un pasteur unitarien, critique célèbre, qui avait publié une « Lettre » d’encouragement aux jeunes écrivains américains, – « si vous n’êtes pas trop occupé, pourriez-vous me dire si mes vers sont vivants ? ». Huit ans après, par un beau mois d’août de 1870, T. W. Higginson, qui avait entre-temps tenté de corriger la grammaire défaillante de Dickinson et « de graves manquements aux règles », vint la voir dans la grande maison de son père, à Amherst, où elle avait choisi de vivre en recluse. Au tout début de leur relation épistolaire, qui devait se prolonger jusqu’à la mort d’Emily Dickinson, en 1886, il chercha donc à la conseiller, sans grande conviction, semble-t-il, ayant compris (et on lui en sait gré) qu’il avait à faire à un génie poétique absolument original, non situable dans le paysage littéraire, et qui le laissait, a-t-il dit, « ahuri », autant « que l’écolier à qui échappe l’abeille ». « Je n’ai pas eu de monarque dans ma vie, répondait-elle, et ne puis me gouverner ; et quand j’essaie d’organiser, ma petite force explose, me laissant à nu et calcinée. » Ou encore : « Merci de la chirurgie – elle n’a pas été aussi pénible que je l’aurais cru. Voici d’autres échantillons – comme vous me le demandez – bien qu’ils ne soient peut-être pas différents – Tant que la pensée n’est pas habillée – je suis capable de faire la distinction entre eux, mais lorsque je les mets en Robe – ils ont l’air pareils, et sans vie. » De conseiller elle n’avait pas eu, ni d’autre ami, que son dictionnaire, mais la compagnie d’auteurs nombreux : Keats, dit-elle, et Mr. et Mrs. Browning pour la poésie, Ruskin, Thomas Browne et l’Apocalypse pour la prose. Il faudrait ajouter Emily Brontë, ce qui n’est pas surprenant, Shakespeare, Dickens… « Vous vous enquérez de mes Compagnons : les Collines – Monsieur – le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté – Ils valent mieux que les Êtres – parce qu’ils savent – mais ne révèlent rien – et le bruit dans la Mare à Midi – qui surpasse mon piano. »
«
Mr. Higginson vint donc la voir. Après une brève attente, il entendit dans l’entrée un bruit ténu de pas précipités, comme ceux d’un enfant, puis une petite personne, timide et quelconque, se glissa silencieusement dans la pièce ; elle avait un visage dénué de beauté, mais des yeux « comme le Sherry dans le Verre, que laisse l’invité » – elle les avait décrits ellemême – et des cheveux « hardis, comme la Bogue de la Châtaigne », en fait des bandeaux châtain roux, Mr. Higginson le dit plus prosaïquement. « Elle s’est approchée de moi portant deux lys orangés qu’elle m’a mis dans la main d’un geste enfantin en disant “En guise de présentation” d’une voix douce, effrayée et haletante d’enfant. “Pardonnez-moi si je suis effrayée ; je ne vois jamais d’étrangers et je sais à peine ce que je dis.” » Le monde continue de s’interroger sur le mystère d’Emily Dickinson : mystère de sa vie, cloîtrée, retirée du monde, exilée en soi-même, énigme que pose sa poésie, jamais publiée de son vivant. On a voulu voir dans ce retrait la modestie malheureuse d’une femme opprimée par la forte personnalité d’un père qu’elle aimait et craignait tout à la fois. Lectures féministes, réductrices, qui passent à côté de la question. Emily Dickinson sut d’instinct ce que l’expérience apprend parfois à certains d’entre nous : qu’une existence au sein de la société s’oppose à coup sûr au progrès spirituel. Elle n’était pas croyante (encore que sa position soit ambiguë, comme son appréhension de Dieu). Sa religion était la poésie. « Au fur et à mesure qu’elle approchait de l’alchimie secrète de la Divinité, passant à travers des voiles successifs, elle cessait de s’intéresser aux récompenses de ce monde », écrit le poète Susan Howe. Ne peut-on comprendre que, pour cette femme, élevée dans le contexte calviniste de ses pères puritains, en la compagnie essentielle de la Bible et d’un dictionnaire, pour cet être possédé entièrement par la poésie et consciente au plus haut degré de sa propre différence (c’est-à-dire de l’écart qui la séparait des autres), audacieuse et libre au point de transgresser les règles jusqu’alors acceptées de l’écriture, l’intensité de l’expérience qu’elle menait jour après jour (expérience des extrêmes, joie et douleur, folie et
Seuil, 2004 ; Une passion excentrique, visites anglaises, qui reçut le prix Valery-Larbaud, Seuil, 2005). Un changement en apparence seulement, puisque sa démarche reste la même : une recherche de soi et de l’Autre, qui s’appuie sur la littérature devenue partie intégrante de la mémoire et de la vie.
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Emily Dickinson mort) ait pu exclure tout désir de s’insérer dans la société, et de publier ? Et qu’il s’agit là d’un véritable choix (ou d’une impossibilité consentie, ce qui revient au même) ? « C’est un geste calviniste d’affirmation de soi de la part d’un poète qui croyait en la possibilité de projeter son élection dans les ombres incandescentes de l’avenir », a résumé Susan Howe. La « Divinité », ou la Vie qui nous est révélée, ou l’incandescence, comme le suggère le titre de la belle et fidèle traduction de Claire Malroux. Mais aussi l’absence, l’étrangeté, les ombres. Une alternance, une oscillation perpétuelle, que captent dans leur spontanéité les poèmes, en fait des notations libres de toute contrainte qui constituent une sorte de journal intime continu. Ses poèmes sont comme autant de messages brefs, lapidaires, lancés d’un au-delà de notre monde, un assemblage inusité, paradoxal et surprenant de mots qui parfois ne font pas sens, ou changent de sens, nous laissant sur un seuil, au bord d’un autre univers, d’une découverte essentielle, la pressentant sans l’éclaircir tout à fait, énigmes qu’on ne saurait résoudre mais qui ne cessent de résonner en nous, causes d’angoisse ou de bonheur, comme l’écho d’une signification encore et toujours à rechercher. Ils possèdent en eux une charge explosive, chaque mot frappant comme la balle d’un fusil : un mot, un projectile minuscule, rond et dur, qui pénètre avec précision et s’enfonce jusqu’au cœur (My Life had stood – a Loaded Gun –, « Immobile ma Vie – Fusil Chargé »). Que l’on vienne à vivre une heure de grande peine, une « Heure de Plomb », comme elle le dit, quand les livres habituels, sûrs compagnons des bons jours, se montrent défaillants, ou tout du moins insuffisants, s’effritent, s’effondrent, nous laissant dans le vide, la poésie d’Emily Dickinson, elle, résiste, dure comme le granit. Elle se mesure à l’événement sans fond, lui tient tête, le prend en charge, elle en rend compte – la mort et la souffrance, ce qui est inacceptable, révoltant, elle le sonde et l’éprouve, comme la joie d’ailleurs, et l’ivresse. Elle nous accompagne dans l’essentiel, celle qui écrivait mystérieusement : « Mon affaire est la circonférence. »
EMILY DICKINSON UNE ÂME EN INCANDESCENCE CAHIER DE POÈMES (1861-1863) • Traduit de l’anglais et présenté par Claire Malroux • Édition bilingue • Paris, José Corti, 2001
CHRISTINE JORDIS
2001 • EMILY DICKINSON • UNE ÂME EN INCANDESCENCE. CAHIER DE POÈMES (1861-1863) PAR CHRISTINE JORDIS
ROGER GRENIER
Roger Grenier est né en 1919 à Caen. La guerre interrompt ses études. Il reste mobilisé presque trois ans. En 1943, il prépare à Paris un diplôme d’études supérieures sous la direction de Gaston Bachelard. En 1944, il fait partie du groupe qui s’empara de l’Hôtel de Ville pendant l’insurrection parisienne. Après la
Libération, Albert Camus l’engage à Combat, où il travaille jusqu’au départ de la première équipe de ce journal. Il continue à être journaliste, notamment à France-Soir, puis, en 1964, entre comme conseiller littéraire aux éditions Gallimard. Il fait partie du comité de lecture. Il a reçu le Grand Prix de la Société des gens de lettres
en 1971, le prix Femina en 1972 pour Ciné-Roman, le Grand Prix de la nouvelle de l’Académie française pour Le Miroir des eaux, le Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1985 pour l’ensemble de son œuvre, le prix Novembre en 1992 pour Regardez la neige qui tombe. Au cinéma et à la télévision, il a écrit des scénarios, adaptations et dialogues
notamment pour René Clément, François Leterrier, Claude Chabrol, Édouard Molinaro… Il est président de la Société internationale des Amis de Valery Larbaud et administrateur de la Société des Amis de Marcel Proust. Il a publié à ce jour trentesept ouvrages. Parmi les derniers, parus aux éditions Gallimard, figurent un essai, Les Larmes d’Ulysse (1998),
un roman, Le Veilleur (2000) et des recueils de nouvelles, Une Nouvelle pour vous (2003) et Le Temps des séparations (2006)
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Journal de voyage : de New York à Londres (1849)
L
es journaux tenus par Melville au cours de trois voyages n’étaient pas destinés à la publication. Comme des confidences, ils rendent plus proche de nous l’auteur de Moby Dick et de Bartleby. Le premier voyage, en 1849, a pour destination l’Angleterre, puis Paris. Melville a trente-sept ans. Son succès littéraire appartient déjà au passé. Son beau-père lui a donné l’argent de la traversée. Il espère arranger ses affaires auprès des éditeurs anglais. À Liverpool, il retrouve Hawthorne, ami si intime. Hawthorne le voit angoissé par des préoccupations métaphysiques : « Il ne peut ni croire, ni être à l’aise dans l’incroyance. » À Paris, il loge dans un meublé, 12 et 14 rue de Buci. Il va lire les journaux américains à la librairie Galignani : « Vu que le machin appelé Redburn venait de sortir. » Il arpente la ville à pied. Il va voir Rachel dans Phèdre et rôde du côté de la Morgue. Le second voyage, en 1856 et 1857, est motivé par des raisons de santé. C’est un périple en Orient, sous le signe de la mélancolie et même de l’horreur. Les Pyramides, Jérusalem, le Saint-Sépulcre, la mer Morte, Athènes n’existent que pour alimenter son humeur noire. Voici, pour en donner une idée, alors qu’au retour, il aborde l’Italie : « Pompéi ressemble à n’importe quelle autre ville. Toujours la même vieille nature humaine. Toujours la même, qu’on soit mort ou vivant. Pompéi fait un sermon facile. J’aime mieux Pompéi que Paris. » Il visite la célèbre Grotta del Cane, la grotte du chien : « Vieillard traînant un pauvre petit chien, le sujet. Il a ouvert la grille. Le chien a chaviré, s’est mis à haleter, insensible (?). On l’a traîné dehors et il s’est remis – il est resté étendu sur l’herbe, s’y est roulé et s’en est allé avec patience. » Rome rate complètement son effet sur lui. À Florence, il ne manque pas d’aller voir les atroces pièces anatomiques en cire de Gaetano Zumbo, au musée de la Specola. À Bologne, « mon premier souci a été de goûter de la saucisse bolognaise, suivant le principe qu’à Rome on commence par aller à Saint-Pierre. » À Venise, où flotte le drapeau autrichien, il se dit que « le riche teint brun des femmes du Titien a bien été pris sur nature ».
Herman Melville
En 1860, troisième et dernier voyage, il s’embarque à bord du Météore, dont le commandant est son plus jeune frère, Thomas. Il voulait gagner Manille, mais débarque à San Francisco. Un incident du premier voyage m’a toujours frappé. Melville voit soudain qu’un homme est tombé à la mer. Il lui lance un filin. L’homme le saisit, puis lâche prise. Les matelots balancent à leur tour des filins, mais il ne cherche pas à se sauver. « Je fus frappé de l’expression qu’avait son visage dans l’eau. Il était guilleret. » Le capitaine rapporte alors « l’histoire d’un homme qui l’avait fait tandis que sa femme était sur le pont. Comme on essayait de le sauver, la femme déclara que c’était inutile ; et, quand il se fut noyé, elle dit “qu’il y avait autant d’hommes disponibles qu’on en voulait”. L’aimable créature ! ». Jean Giono a raconté à sa manière le voyage de Melville en Angleterre. On se souvient qu’il est un des cotraducteurs de Moby Dick. En prison en 1939, comme pacifiste, c’est là qu’il écrit Pour saluer Melville. Dans l’édition de la Pléiade, ce livre est classé parmi les œuvres romanesques. Non sans raison. La riche imagination de Giono, qui fait de lui un très grand romancier, s’y donne libre cours. À Londres, Herman prend la malle de Bristol. Il monte sur l’impériale. Et il suffira de la voix d’une femme qui est à l’intérieur pour qu’il tombe dans un enchantement. Une merveilleuse histoire d’amour commence. La femme qui fait de la contrebande avec l’Irlande, pour des raisons humanitaires, s’appelle Adelina White. Il sera encore question d’Adelina White dans Noé. Il se trouve que j’ai connu Adelina White. Pas il y a un siècle et demi, bien sûr, mais hier. Parce que, dans Pour saluer Melville, il n’y a pas un mot de vrai. Ou plutôt, ce n’est pas l’histoire d’amour de Melville et de Miss White, mais une transposition des amours de Giono avec une dame prénommée Blanche. White et Blanche ! L’écrivain offrit le manuscrit de Pour saluer Melville à son inspiratrice. J’ai même retrouvé les lettres qu’il lui adressait à l’université Laval à Québec, et surtout à la Beinecke Rare Books Library de Yale !
HERMAN MELVILLE JOURNAL DE VOYAGE : DE NEW YORK À LONDRES (1849) • Traduit de l’anglais par Anne Wicke • Édition originale : Journal of a Visit to London and the Continent : 1849-1850, éd. par Eleanor Melville Metcalf, Harvard University Press, 1948 • Paris, Michel Houdiard, 2002
ROGER GRENIER
2002 • HERMAN MELVILLE • JOURNAL DE VOYAGE : DE NEW YORK À LONDRES (1849) PAR ROGER GRENIER
ALAIN-GÉRARD SLAMA
Alain-Gérard Slama, né en 1942, est ancien élève de l’École normale supérieure, licencié d’histoire, agrégé de lettres classiques, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, ancien visiting fellow du St. Antony’s college d’Oxford et du Center for European Studies de Harvard University. Il professe depuis de nombreuses
Spicilège
années le cours d’Histoire des idées politiques de l’Institut d’études politiques de Paris, où il a été également titulaire de la direction d’études de culture générale jusqu’en 1998. Il a été directeur d’études au C.I.D. (école de guerre) de 1993 à 1996. Membre du comité éditorial du Figaro, chroniqueur au Figaro-Magazine et à France Culture. Membre
de l’essai de l’Académie française, Fayard, 1995, rééd. Tempus, Perrin) ; La Guerre d’Algérie (1997, Gallimard, coll. « Découvertes ») ; Chronique des peurs ordinaires (Seuil, 2003) ; Le Siècle de Monsieur Pétain (Perrin, 2005).
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Montesquieu
Pensée du fragment
C
du comité de rédaction de Commentaire et du jury du prix Tocqueville. Il a publié : Les Chasseurs d’absolu. Genèse de la gauche et de la droite (Grasset, 1980, rééd. « Pluriel ») ; Les Dossiers du Figaro (Lattès, 1985) ; L’Angélisme exterminateur. Essai sur l’ordre moral contemporain (Grasset, 1993, rééd. « Pluriel ») ; La Régression démocratique (Grand Prix
urieuse époque, ou plutôt époque curieuse, d’une curiosité infinie, que cette période frontière, située entre la fin de l’âge classique et le début des Lumières, où la vie de Montesquieu s’est inscrite, de 1689 à 1755, et où toutes les forces et toutes les grâces de l’esprit semblent s’être concentrées. Les forces sont apparues, à partir des années 1670, dans le creuset d’une modernité marquée par le reflux des certitudes religieuses, la contestation des normes classiques, la remise en cause de l’absolutisme, l’intensification des rencontres et des affaires avec l’Arabe, le Persan, le Chinois. Spinoza, Fontenelle, Locke, Leibniz, Bayle sont les géants qui ont concouru à cet ébranlement. Quant à la grâce, elle est venue, au lendemain du règne de Louis XIV, de la libération des mœurs et du réveil des élites, qui s’agitent, s’allègent, se débondent, spéculent sur les comptoirs de Law, dévorent le monde de la chair et des savoirs après plus de soixante années de domination d’un monarque trop grand. Montesquieu est l’homme de cette grâce, et le Spicilège en est le miroir. Son esprit toujours en éveil vole, à tous les sens du mot, il pille même, court d’une observation à l’autre, sans appuyer ni s’arrêter jamais. Il dévore tout ce qui passe à sa portée, comme l’araignée à laquelle il compare l’empereur de Chine. La moindre vibration en un point de la toile l’alerte, il se précipite, fait son bien de tout ce qu’il entend, lit et voit. Il n’en perd pas une miette. Le Spicilège, commencé sous la Régence, à partir de la compilation d’un anonyme qui lui avait été remise par son ami le père Desmolet, est, au sens propre, un grenier dans lequel il amasse sa cueillette. Rencontres, lectures, observations historiques, littéraires, scientifiques, anthropologiques – tout est consigné, pour être relu, certes, et pour nourrir son œuvre, mais de façon indirecte, et là sans doute est, pour nous, le plus intéressant. Le nombre de passages du Spicilège repris par Montesquieu dans les Lettres persanes et dans l’Esprit des lois est insignifiant. Les notes à carac-
tère philosophique en ont été détachées, et rassemblées dans un autre recueil, intitulé Mes pensées. On ne trouvera donc pas ici des fragments de son œuvre et de sa pensée, mais autre chose, peut-être davantage : une pensée du fragment. Rien d’impressionniste, ni d’inabouti dans cette cueillette, mais de la méthode, un souci constant de comparer, dans le temps et dans l’espace, puis d’aller du particulier au général, et du général au particulier. Montesquieu ne redoute rien tant que l’ennui, le désordre et l’esprit de système. De là ces notes, qui se veulent un défi au hasard. Ne pouvant être maître de la contingence, et détestant les grandes synthèses, il fait de la brièveté une valeur, des événements divers une série susceptible de l’éclairer sur des « causes générales », et organise ses fragments en une succession de petits bonheurs. L’Esprit des lois n’est pas écrit autrement. Comme on le voit chez La Bruyère et, pour d’autres raisons, Pascal, le genre par excellence qui convient à l’époque de Montesquieu, et à Montesquieu lui-même, est le fragment. La pertinence du jugement se mesure à la rapidité de la saisie. Montesquieu note, dans l’Esprit des lois (XXX, 2), que Tacite « abrégeait tout, parce qu’il voyait tout ». Inutile, au surplus, de s’expliquer longuement quand on s’adresse à des contemporains rompus aux subtilités de la conversation. Après avoir indiqué, par exemple, que le buisson dans lequel Dieu est apparu à Moïse dans la Bible n’était pas enflammé, mais rouge, il lui suffit d’ajouter : « Je crois que c’est dans le livre : la pratique du jardinage » (Spicilège, fr.156), et tout est dit. La notation suivante n’a pas moins de force pédagogique dans la concision de son humour : « On se moqua autrefois avec raison d’un proconsul romain qui assembla tous les philosophes d’Athènes dans un même lieu pour tâcher de mettre fin à leurs disputes. » Avant de laisser le lecteur partir à la découverte, on posera une ultime question : est-ce que le goût du fragment, inséparable de la passion de noter, n’est pas constitutif de la pensée libérale ? Le libéral, qui croit aux lois de la nature mais répugne à la nécessité, cherche éternellement une réponse à cette contradiction dans sa complicité avec le hasard.
MONTESQUIEU SPICILÈGE • In Œuvres complètes, 13e volume • Édité par Rolando Minuti et annoté par Salvatore Rotta • Naples, Voltaire Foundation, Oxford & Instituto italiano per gli studi filosofici, 2002
ALAIN-GÉRARD SLAMA
2002 • MONTESQUIEU • SPICILÈGE PAR AL AIN-GÉR ARD SL AMA
CATHERINE LÉPRONT
Catherine Lépront est écrivain et, depuis 1984, lectrice pour la littérature française aux éditions Gallimard, où elle travaille également au service des traductions pour la collection de littérature étrangère « Du monde entier ». Depuis son premier roman, paru en 1983 aux éditions Gallimard, elle a publié plus
de vingt-cinq ouvrages, essentiellement aux éditions Gallimard puis aux éditions du Seuil dès 1997. Auteur de romans, récits, nouvelles, d’un essai sur Caspar David Friedrich, d’une biographie de Clara Schumann (Robert Laffont), d’œuvres dramatiques – traductions et adaptations et pièces originales, dont Transactions infinies suivi de Invitation à la pleine lune (Actes Sud-
Récits de la Kolyma
À
la Kolyma, tout est réel, mais « à sa façon », « on eût dit que c’était une deuxième image du monde, une image nocturne » – les « bas-fonds de la vie », où « la soif de meurtres obscure et sadique qui hante l’âme » de quelques-uns peut enfin « s’exprimer, se développer et grandir » et où le « poison mortel de la pègre », le « souffle pestilentiel » des truands, trouve son terrain de prédilection. C’est que la « confusion des valeurs » en est la caractéristique fondamentale, « les critères sont différents, les us et coutumes particuliers ». Un homme physiquement fort est « meilleur », « plus moral » aux yeux de l’État qu’un individu plus faible ; le détenu devient autre, non seulement est-il « blanc, avec des reflets bleutés » et « boursouflé par la faim », mais, après que « tout a été consumé, vidé » en lui, il n’a plus « de fierté, d’égoïsme, d’amour-propre », il a « peu de chaleur. Peu de chair sur les os. Cette chair ne suffit que pour la colère, l’ultime sentiment humain, le sentiment le plus proche des os », avec celui d’une « humiliation sans bornes » ; tout comportement normal est imputable à un « dérangement psychique » ; il est « en dehors de la vérité et du mensonge », a « franchi les frontières du Bien et du Mal ». Même les notions de vie et de mort sont brouillées : « dans un état de demi-conscience » auquel « on ne saurait donner le nom de vie », il apprend que « la mort n’est pas pire que la vie », il voit partir des congénères d’un chantier « comme s’ils étaient morts », d’autres mourir « comme s’ils partaient ». Il y a enfin jusqu’au « je » narrateur qui admette plusieurs identités ; d’un récit à l’autre, il meurt, ou ne meurt pas, c’est égal, car, s’il existe, ce n’est « pas lui, personnellement », mais aussi « les millions de détenus tués, martyrisés, qui reposent dans les fosses communes au nord de Magadane ». Dès lors, c’est l’existence d’avant la Kolyma qui passe pour « un rêve, une invention », l’univers du « continent » lui-même, pour un lieu où « chaque notion humaine [en vigueur au Goulag] renvoie à quelque chose qui n’a pas de nom », où, une fois libéré, il déclarera que, non, il n’est pas cet homme que vous reconnaissez, car cet homme-là, d’avant, « est mort en 1938 ».
Papiers, 2005), elle a obtenu, notamment, le prix Goncourt de la nouvelle pour Trois gardiennes (1992), le Grand Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres pour Namokel et l’ensemble de son œuvre (1997), les prix Exbrayat et Louis Guilloux pour Des gens du monde (2003). À paraître au Seuil en janvier 2007 : Esther
Mésopotamie, récit ; Entre le silence et l’œuvre, essai.
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Varlam Tikhonov Chalamov
C’est la vérité, effroyable. Mais la séparation des mondes et des hommes est fallacieuse, comme la conclusion communément tirée de la lecture des Récits de la Kolyma selon laquelle seraient inhumains l’univers du Goulag, les exactions des bourreaux, le sort dévolu aux « revenants », les motifs et conditions de la mort des victimes. Car alors, de l’« enfer » de la Kolyma n’auraient pas émergé les hautes figures que campe Chalamov, dans leurs actes tant sublimes que dérisoires de résistance à la corruption de « tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme ». Mais surtout, ce dont témoignent ses récits n’aurait pas été transmissible, et cette transmission n’aurait pu s’effectuer par le biais de l’art. Chalamov est parti poète. Les récits écrits au retour sont d’un poète, une œuvre littéraire, c’est le même homme, dans un monde unique, indivisible – la Kolyma étant non pas une « deuxième image », pathologique, du « continent », mais le fruit de son entreprise politique, qui est œuvre délibérée elle aussi, humaine elle aussi, et, simplement, porte à leur paroxysme l’arbitraire, l’iniquité et l’ignominie du pouvoir que s’arrogent des hommes sur les hommes. Pour écrire, Chalamov doit « enrouler un épais chiffon autour de son crayon […] pour le faire ressembler à un manche de pioche » et « ressusciter les mots qui étaient sortis de [sa] vie », mais c’est bien le même poète, qui extrait de sa mémoire en charpie, douloureusement, pendant quinze ans, des lambeaux d’or, entame nombre des histoires des hommes côtoyés pendant aussi quinze ans en citant les auteurs russes aimés, ou bien de cette manière, d’une esthétique encore romantique, avant qu’elles glissent dans une horreur factuelle, presque paisible, sa « réserve d’adjectifs pathétiques s’étant tarie » : « Deux écureuils bleu ciel, le museau et la queue noirs, regardaient avec intérêt ce qui se passait derrière les mélèzes argentés. » C’est le même homme qui, pour tenir encore un jour, se rappela « la flamme avide de l’épilobe, la floraison impétueuse de la taïga » estivale et tint, encore un jour. À la Kolyma, malgré son état d’extrême déréliction spirituelle, Chalamov eut cette révélation : « Je savais que je ne
laisserais jamais ma mémoire effacer tout ce que j’avais connu. » Aussi, tout déchiqueté qu’il soit revenu et demeuré jusqu’à sa mort, aura-t-il pu se prétendre, là-bas, « privé de la liberté mais toujours libre ».
CATHERINE LÉPRONT
VARLAM TIKHONOV CHALAMOV RÉCITS DE LA KOLYMA • Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson • Préface de Luba Jurgenson • Postface de Michel Heller • Lagrasse, Verdier, 2003 • Coll. « Slovo »
2003 • VARL AM TIKHONOV CHAL AMOV • RÉCITS DE LA KOLYMA PAR CATHERINE LÉPRONT
DANIÈLE SALLENAVE
Née à Angers, universitaire, écrivain, Danièle Sallenave est membre du jury du prix Femina et conseiller littéraire aux éditions du Seuil. Elle est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, romans, essais, récits de voyage, pièces de théâtre (prix Marguerite Duras 2006 pour Quand même, Gallimard, « Manteau d’Arlequin »). Parmi
La porte
L
orsqu’en 2004, Viviane Hamy publie La Porte, Magda Szabó est une gloire en Hongrie et une quasiinconnue en France. Inlassablement soutenu depuis des années par sa traductrice, le livre reçoit le prix Femina. Et immédiatement, La Porte et son auteur s’inscrivent pour toujours dans la mémoire, dans le cœur, dans la pensée et la vie de ceux qui les découvrent. Peut-être tout simplement parce qu’à des lecteurs assoiffés d’une littérature de vérité, et trop souvent nourris de jeux stériles et sans profondeur, ce livre apporte la preuve que la littérature existe encore, qu’elle est le lieu sombre et rayonnant où notre monde se reflète et se pense. Comme dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, c’est « de l’Est » que nous vient ce livre profond, austère et drôle, déchirant et magnifique. En 1987, Magda Szabó est sortie de l’ombre où l’avaient jetée les circonstances politiques d’un pays captif du « socialisme réel » ; elle est reconnue, saluée, couronnée des plus grands prix. C’est alors qu’elle lance sur la scène publique ce récit évidemment autobiographique qui plus encore qu’une confession bouleversante est un sévère retour sur soi-même. Qu’est-ce qu’être un écrivain, reconnu, qu’on se dispute sur les plateaux de télévision ? Quel sens cela a-t-il ? Où est la vie, la vraie vie, où sont les valeurs et les principes qui la rendent digne d’être vécue ? Est-ce une « vie bonne » que cette « bonne vie », confortable et fêtée, que mène égoïstement un couple d’écrivains entre deux âges ? Ni l’un ni l’autre n’en vient facilement à cette interrogation qui ébranle jusque dans ses fondements le socle de leur vie protégée : il y faut une rencontre, un contact, un autre regard. Ce regard, c’est celui d’Emerence. Emerence est l’autre absolue de Madga, dans tous les sens du terme. C’est leur femme de ménage. C’est une femme du peuple. Une femme qui n’a pas fait d’études, qui n’a connu que son village et Budapest, qui n’a ni enfant ni mari. Elle entre dans le récit comme elle est entrée dans la vie de Magda, avec la soudaineté d’une apparition, et s’y tient immédiatement au centre, comme un bloc d’énigme, de mystère et de vérité.
Magda Szabó
Même son corps est différent de celui de ces intellectuels bourgeois qui ne quittent leur machine à écrire que pour un repas hâtif. Elle est solide, malgré son grand âge, infatigable, dévouée ; très vite, Magda découvre qu’elle règne sur son quartier, avec une force implacable, dérangeante et protectrice, que nul ne conteste et dont tous profitent : elle est au service de tous, elle balaie les trottoirs enneigés devant les maisons, elle porte aux malades ses « plats de marraine », elle a derrière elle tout un passé de dévouement absolu, sans phrases et sans pathos, sans aucune référence à une quelconque religiosité. Elle a traversé à sa manière les périodes difficiles de l’histoire hongroise du XXe siècle, en répondant à leur horreur par la rectitude d’un comportement sans concession, par l’application d’un seul principe : aider ceux qui en ont besoin. Telle est sa règle de vie, elle n’en a pas d’autre, elle l’applique avec une rigueur terrifiante : elle laissera mourir sa vieille amie qui en exprime le désir, tout simplement « en ne la retenant pas », dit-elle. Mais d’abord, à chaque fois qu’il le faut, en aidant à vivre. Elle a soutenu, nourri, caché successivement des Allemands et des Russes (il y a une femme comme ça dans Vie et destin de Vassili Grossmann : tout ce qu’elle voit, c’est qu’un homme est blessé). Et même l’homme qui l’a trahie. Elle a fait passer pour sienne une petite fille juive bravant la réprobation de sa famille où les filles mères ne sont pas bien vues et n’en sera pas récompensée : devenue grande la jeune fille annule sans état d’âme une visite prévue. Emerence n’a pas besoin de récompenses. Elle n’a qu’ironie pour l’histoire officielle, héroïque (elle écrit « 1848 » quand on lui demande sa date de naissance), elle est violemment, rigoureusement anticléricale et athée ; elle n’a aucune espèce de considération pour le travail et l’univers de ses patrons. Emerence vient d’ailleurs, elle est à elle seule un ailleurs, et cela suffit à faire voler en éclats les certitudes de la narratrice. Qu’est-ce que vous comprenez aux gens, au monde ? lui ditelle. Ce que vous pouvez être bête ! Et Magda, qui d’abord s’est révoltée, choquée, malmenée par ce comportement étrange, se rend : Emerence l’aime, d’un amour sauvage,
ses romans : Les Portes de Gubbio, prix Renaudot, 1980 ; La Vie fantôme (1986) chez P.O.L. ; Les Trois Minutes du diable (1994) ; Viol (1997) ; La Fraga, (prix Jean Giono, 2005), aux éditions Gallimard ; Carnets de route en Palestine occupée (Stock, 1998). Elle a reçu en 2005 le Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
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lucide, clairvoyant. Comme une hache, ce rude amour fend la vie de Magda en deux, et la retourne comme un gant. Étourdie par la violence du choc, Magda trouve un accès tardif à l’ordre de ce qui compte vraiment. En un sens, elle est « sauvée ». Mais Emerence est perdue, et avec elle, symboliquement, tout l’ancien monde. Emerence a un secret, qu’elle défend farouchement. Personne n’entre jamais chez elle, Lorsqu’elle tombe malade et ne sort plus de chez elle. Magda, tout occupée à recevoir un prix littéraire, laisse enfoncer sa porte. Pour la sauver. Le secret d’Emerence est livré en pâture aux yeux de tous. Ses chats se sont enfuis. Son univers est parti en fumée. Elle ne s’en relèvera pas. J’aurais donc dû vous laisser mourir ? lui dit Magda à l’hôpital. Bien sûr, dit Emerence, qui se jette un linge sur le visage pour ne pas voir celle qui l’a trahie. Emerence le sait, il y a ceux qui balaient et ceux qui donnent l’ordre de balayer. Point. Dans ce monde sans transcendance, dépourvu de toute consolation illusoire, de tout appel à un au-delà source de toute justice, Emerence fait régner les seules valeurs qui le rendent habitable : une solidarité essentielle, sans laquelle nulle vie en commun n’est possible, et un stoïcisme intrinsèquement populaire, valeur suprême des sanspouvoir. Sous le regard de ses froids yeux clairs, les grands mots se taisent et les valeurs chancellent, révélant leur intérieur creux. Comme dans la chambre mystérieuse d’Emerence, où les beaux meubles de ceux dont elle a sauvé la fille, précieusement gardés par elle, s’effondrent en poussière dès que le jour y pénètre.
MAGDA SZABÓ LA PORTE • Traduit du hongrois par Chantal Philippe • Édition originale : Az Ajto, Szabó Magda, 1987 • Paris, Viviane Hamy, 2003
DANIÈLE SALLENAVE
2003 • MAGDA SZ ABÓ • LA PORTE PAR DANIÈLE SALLENAVE
MARC BARATIN
Marc Baratin, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, professeur de langue et littérature latines à l’université de Lille-III, directeur du groupe de recherche Ars scribendi : diachronie des formes et genres littéraires dans le monde romain (GDR 2643) et animateur du groupe de traduction des
grammairiens latins (Ars grammatica), auteur entre autres de La Naissance de la syntaxe à Rome (Minuit, 1989) ; Le Pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres en Occident, en collaboration avec Christian Jacob (Albin Michel, 1996).
Les Œuvres de Tacite
P
ubliées entre 1640 et 1651, Les Œuvres de Tacite dans la traduction de Nicolas Perrot, sieur d’Ablancourt ont une importance multiforme dans leur siècle. Chacun connaît bien sûr l’influence de l’historien latin sur la tragédie classique, non pas seulement quant au choix des sujets – dont le plus célèbre reste la mort de Britannicus –, mais également par un effet d’écho : Tacite avait été le promoteur d’une conception nouvelle de l’histoire, l’histoire tragédie, avec ses changements de décor soigneusement calculés et une progression implacable jusqu’à la catastrophe finale ; ce rapport entre l’esthétique théâtrale et la manière de représenter les faits passés fonde la proximité entre cette œuvre historique et le théâtre classique, et a fait parler de « baroque funèbre », à propos notamment du contenu des Annales. Dédiée à Richelieu, la portée d’une publication de ce genre à l’époque est complexe. Depuis Machiavel, la réflexion politique européenne trouve dans Tacite un arsenal d’exemples, au travers d’une vision identique de la politique comme jeu de volontés, de passions, d’intelligences individuelles, au fil d’une analyse des faits concentrée sur les princes, autour desquels gravite tout ce qui compose le moment historique. Cette suite d’atrocités et de péripéties sanglantes où alternent rébellions et persécutions, massacres et catastrophes naturelles, sert de toiles de fond à une immoralité générale dont les débauches et les incestes princiers ne sont que les signes éclatants. Se dessine alors en creux le portrait que Tacite vise à construire, et qu’y cherchent Perrot et ses lecteurs : celui du prince idéal qui établirait un équilibre parfait entre les ordres, et serait un guide sans être un tyran, qui assumerait les inévitables évolutions provoquées par les guerres civiles tout en garantissant la fidélité aux valeurs illustrées de façon plus ou moins mythique par la République romaine. Savant équilibre où la critique de la tyrannie est comme atténuée par la monstruosité des tyrans… Par-delà ces aspects qui tiennent à la réception de Tacite à l’époque classique, Perrot d’Ablancourt est surtout l’un des
LES ŒUVRES DE TACITE • Traduction de Nicolas Perrot d’Ablancourt (1640-1651) • Édition établie par Jean Pietri et Éric Pesty • Paris, Ivrea, 2003
56I meilleurs représentants de ce genre de traductions qu’on a appelées par dérision de « belles infidèles » – métaphore censée dénoncer les approximations et les imprécisions d’une traduction où se mêleraient en outre les adjonctions superflues d’encombrantes et vaines fleurs de rhétorique. Cette approche des textes mérite pourtant l’intérêt. Il n’est certes pas indifférent que la langue des textes à traduire ait été le latin, que maîtrisait tout lecteur de ce genre de traductions. Le but n’était pas tant de donner accès au texte que d’introduire dans le texte même le point de vue du lecteur. Tout traducteur cherche toujours comment transposer dans sa langue et dans son temps le texte d’origine, mais le souci d’exactitude limite l’exercice et le bride, en raison de la légitime préoccupation de ne pas induire le lecteur en erreur sur ce qu’a dit vraiment l’auteur. S’agissant de l’Antiquité, ce souci d’exactitude conduit à des traductions retenues, embarrassées, corsetées d’étrangeté, surtout quand il s’agit de traduire un auteur au style aussi concis et dense que celui de Tacite, connu pour ses dissymétries et ses raccourcis, et les effets de surprise de ses détours de phrases. Perrot d’Ablancourt défend un principe de traduction différent, qui assume pleinement la réception du texte, fût-ce au détriment de sa formulation originelle : il convient d’exprimer ce que le lecteur comprend avec la sensibilité et les mots de son temps, en un mot « ce qu’il faut dire, plutôt que ce que l’auteur a dit, à cause de la diversité des langues et des styles, et cent autres circonstances ». Ce mode de traduction consiste ainsi à tirer toutes les conclusions du constat si fréquemment fait qu’une traduction est inscrite dans son époque. Au demeurant, le lecteur reste constamment prévenu : Perrot signale dans ses notes les écarts les plus notables. L’un d’entre eux est particulièrement remarquable, et nous ramène à la mort de Britannicus. Dans la scène fameuse où celui-ci s’effondre brutalement au cours d’un banquet, suscitant immédiatement dans l’esprit des convives terrorisés le soupçon d’empoisonnement, et tandis que Néron impavide évoque l’épilepsie de son demi-frère, Tacite souligne le sens politique des meilleurs courtisans, qui calquent leurs
réactions sur celle de l’empereur ; finalement, on emporte le corps de l’adolescent dont la vie menaçait le pouvoir de Néron : « Ainsi, après un bref moment de silence, conclut Tacite, le festin reprit sa gaieté. » On apprécie aujourd’hui ce trait abominable. Perrot en fait une lecture moins littéraire, plus littérale ou plus sérieuse peut-être, et la scène lui paraît invraisemblable : il supprime ce trait final, et précise, en note : « J’ai trouvé cela trop fort pour un si grand accident ; je ne pouvais traduire cela en français. » Bel exemple de l’intervention assumée du traducteur dans le texte qu’il traduit. Perrot formule volontiers ces principes de traduction en insistant sur son souci des « beautés de la langue ». Ce n’est pas le moindre intérêt de cette traduction, où comme en surimpression sur la langue de Tacite vient ainsi se former un autre texte, réellement classique au sens où l’entend la culture française, preuve d’une acculturation alors pleinement achevée.
MARC BARATIN
2003 • LES ŒUVRES DE TACITE PAR MARC BAR ATIN
MICHEL DEGUY
Michel Deguy a enseigné pendant trente ans à l’université de Paris-VIII. Actuellement professeur émérite, il préside le conseil d’administration du Collège international de philosophie après en avoir été le directeur de 1989 à 1992. Écrivain, il a publié une quarantaine d’ouvrages, poétiques et essayistes, principalement chez
Vocabulaire européen des philosophies. sous la direction de
Filières, Philia, Filons
C
’est en in-quarto de plus de 1 500 pages que le livre blanc de la vérité polynyme nous est arrivé. Pravda, vérité, alêtheia, Wahreit. Elle, la vérité, elle arrive en langues, comme l’esprit. Il y en a une quinzaine, nous dit l’introduction de Barbara Cassin, la chef de chantier, y compris l’hébreu et l’arabe ; une quinzaine de langues européennes en français, donc. Le Vocabulaire est un dictionnaire ; il est européen. Un vocabulaire, on disait souvent un lexique, c’est un ensemble de termes de métier caractéristiques d’un type de locuteur ; ici, du philosophe. Ou plutôt des philosophes. D’emblée la philosophie éclate aux yeux en son pluriel. Le lecteur, si on pouvait encore le surprendre, devrait l’être par cette sorte d’oxymore qui barre la page de garde : « Dictionnaire des intraduisibles ». Un beau double bind ; que je dédouble ainsi : tout est intraduisible. Tout est traductible. Intraduisible ? Oui, vous n’entendrez pas le grec en anglais, ni le russe en français, etc. (Jamais, dit volontiers un Russe, Pouchkine ne passera en français.) Traductible ? Oui : la grande tâche du traducteur. Tout a été, est, ou sera traduit. Toute langue parle à, avec, et dans, ses autres, en intertraductibilité, en dérivation, en transactions incessantes avec ses proches, dès le commencement, pour toujours. Le langage philosophique, peu à peu construit, parle dans les langues vernaculaires. Barbara Cassin nous conduit jusqu’à la première entrée du monument. Sa présentation nous assure de ce que nous saurons de mieux en mieux. Il s’agit de la formation de l’Europe ; à cette urgence accrue de notre temps va contribuer ce grand ouvrage. Les langues sont vives en leurs œuvres ; Babel est sauvegardée par ses travaux. Et ces œuvres sont de pensée. Je me souviens… C’était en 1990 au Collège international de philosophie, quand Barbara Cassin a conçu, à la faveur d’un programme européen, ce projet rassembleur, ce grand chantier linguistique, historien, pensif. Quinze ans de recherche,
d’échanges, de synergie (energeia plutôt qu’ergon, aime-t-elle répéter), de construction ; presque une génération, et c’est là maintenant. « Tout est là », et sur mon bureau ; le ciel de Platon, tout en Idées, est tombé sur ma table. C’est un ciel bien changé, plurilingue, savant, où l’éther orageux de la disputation est devenu atmosphère du travail à proximité. Le ciel est sa carte ; carte des territoires gagnés à, et par, la passion des sophoï ; réseau (ce mot butoriendeleuzien bien-aimé) aérien des transports. Émissions discontinues, repères. Le dialogue de mille dialogues. Il n’y a plus qu’à prendre son temps pour s’y projeter ; une éternité – si j’avais le temps. Je pourrais ne plus lire que ce livre des livres ; une vie – parmi quelques autres. Vocabulaire européen, dites-vous ? Mais alors, c’est européanocentriste ? ! La philosophie est-elle européenne ? On dirait… Ontologie, métaphysique, les synonymes, sont grecs. Ne recommençons pas la gronderie heideggerienne, dit Barbara Cassin. Comprenons-la, plutôt. L’Europe enlevée par la Grèce a parlé philosophiquement. La Grèce vaincue a vaincu Rome. Et d’une certaine manière l’opération de Cicéron et de Sénèque, la grande translatio, se multilatéralise ici ; se déhiérarchise – se généralise. Non seulement l’Europe continue de se construire par le vocabulaire, mais elle s’y présente aux autres langues, aux autres pensées des langues, à tout son dehors, si elle en a encore un, outre-occident. Nulle n’est plus avisée que Barbara Cassin contre les nationalismes linguistiques et leurs chauvinismes. Elle se veut, dès la présentation, « éloignée d’une sacralisation de l’intraduisible », vigilante contre ce mouvement de recul en soi propre à l’idiome, si tout locuteur en est un qui ne peut pas ne pas préférer le privilège de sa maternelle, qui fut la première en effet où le matin du monde se leva pour lui. L’allemand, disait Heidegger, dans son retour amont vers l’aurore archéologique de la pensée grecque même, n’est-il pas « le mieux à même de dire l’Être » ? Ici vous ne trouverez pas Être à Sein, mais à esti. Une lecture émet un coup de dés. Ça commence par « Abstraction », si on entre par l’incipit. Et par où mieux commencer, puisque l’intelligence consiste à distinguer pour
Gallimard, au Seuil et maintenant chez Galilée, où on trouve ses cinq derniers titres. Stock vient d’éditer Le Sens de la visite (2006) et Gallimard une nouvelle présentation de ses poèmes sous le titre Donnant donnant. Il a présidé la Maison des écrivains de 1992 à 1998 et le Centre international de poésie de Marseille (CIPM) pendant la même période.
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Barbara Cassin séparer ? Et ça se terminerait par « Wunsch » ; le dernier mot est allemand, le dernier salut à Lacan par la discussion de « désir ». Mais ce livre n’est pas un roman. Toutes les entrées sont des sorties ; autant de portes que d’articles. J’entre et je sors selon quelque désir (ou du hasard à l’état brut — un courant d’air) : tombant sur le grisé d’une note grammaticale sur le ne explétif, je décidai samedi dernier de ne plus lui faire la chasse. Si nous recourons au bon vieux terme d’articles pour désigner les pièces de ce gigantesque patchwork, disons qu’il y en a de courts appendus à des notions immenses ; de très longs à taille de conférence ou de chapitre sous des enseignes qu’on ne pensait pas même rencontrer ; et de moyens développements, ou articulations fines, en grisé, qui sont un délice à sucer. Si vous filez vers « Humanité », vous tomberez sur un standard, un central. La voix vous répond, pour finir, par « Gender, Sens commun, Sexe », après avoir nommé Phôs, le grec. De taille moyenne (plutôt petite), l’article grisé de Barbara Cassin sur la lumière, d’« une Grèce ultra-phénoménologique », est une bague scintillante (on feuillette le dictionnaire avec les doigts). Je vous la passe : « l’évidence de l’étymologie conjoint dans le même éclat l’apparaître, le dire et l’homme ». Une différence d’accent (du perispomène à l’oxyton) subjugue la « lumière d’ailleurs », l’allotrion phôs de Parménide et l’allotrion phos homérique, l’homme venu d’ailleurs. « Les deux mots résonnent l’un dans l’autre, comme Homère en Parménide, l’épopée dans la cosmologie et la philosophie. » Et à la fin Heidegger qui ramasse tout, dans le Dasein. Traduire, c’est sauter. D’une rubrique à l’autre, d’un dictionnaire à l’autre, d’une langue à l’autre. Le vide nous sépare, ou nous unit, si vous préférez. Nous voisinons par un abîme, disait Heidegger. Il n’y a pas d’éther de sens commun à traverser pour aller d’un mot à son homologue. L’homologie s’invente. Enjambons le vide ; il faut sauter (« parier », eût dit Pascal ?). N’est-ce pas « non rationaliste » ? L’esprit n’est pas commun, avant ; d’avance. Donc un « esprit européen » est à former ; et en formation par cette Bible. Bildung’s Vorlesung. C.Q.F.D.
SOUS LA DIRECTION DE BARBARA CASSIN VOCABULAIRE EUROPÉEN DES PHILOSOPHIES. DICTIONNAIRE DES INTRADUISIBLES • Coordination scientifique : Charles Baladier • Édition : Thierry Marchaisse (Seuil) et Gonzague Raynaud (Le Robert) • Responsables scientifiques : Charles Baladier, Étienne Balibar, Marc Buhot de Launay, Barbara Cassin, Jean-
François Courtine, Marc Crépon, Sandra Laugier, Alain de Libera, Jacqueline Lichtenstein, Philippe Raynaud et Irène Rosier-Catach. • Correspondants internationaux : Tullio Gregory et Marta Fattori (Rome), Manuel Reyes MateRuperez (Madrid), Alan Montefiore et Catherine Audard (Londres), Constantin Sigov (Kiev) et Heinz Wismann (Heidelberg). • Paris, Seuil – Le Robert, 2004
MICHEL DEGUY
2004 • SOUS L A DIRECTION DE BARBAR A CA SSIN • VOCABULAIRE EUROPÉEN DES PHILOSOPHIES PAR MICHEL DEGUY
CLAUDE SAMUEL
Journaliste et animateur culturel, Claude Samuel a collaboré à de nombreux journaux en qualité de critique musical – en particulier, à Paris-PresseL’Intransigeant de 1960 à 1970, au Matin de Paris de 1977 à 1988 et au Point de 1974 à 1989, ainsi qu‘à des revues professionnelles ; il signe actuellement une chronique mensuelle dans
Diapason. Producteur d‘émissions sur France Culture et France Musique, il a été directeur de la Musique à Radio-France de 1989 à 1996. Il a également dirigé différentes manifestations dans le domaine de la pédagogie et de la diffusion de la musique contemporaine (Festival de Royan, Rencontres de La Rochelle, le festival « Présences »
à Paris et, depuis 1977, le Centre Acanthes dont il est le fondateur). Il est l‘auteur d‘ouvrages consacrés à Prokofiev, Olivier Messiaen et Pierre Boulez et a publié, en 2006, Clara S., les secrets d’une passion, chez Flammarion. Depuis 2002, il préside l‘ACDA, association en charge du Centre Acanthes et des concours internationaux de la Ville de Paris.
Correspondance (1872-1918)
E
n 1980, François Lesure, alors en charge du département de la Musique à la Bibliothèque nationale de France, publia une première anthologie de la correspondance debussyste, et confia aux lecteurs enthousiastes qu‘ils n‘avaient encore rien vu, que la plus grande partie des lettres de l‘auteur de Pelléas et Mélisande restaient enfouies, révélant trop de secrets pour ceux qui les détenaient. En effet, le premier ensemble présentait deux cent cinquante lettres, et les deux mille trois cent trente pages que viennent de publier les éditions Gallimard en rassemblent trois mille soixante-seize, dont la très grande majorité ont été écrites par le compositeur. Le premier document date du 1er janvier 1872 (ou 1873) : le jeune garçon souhaite très laconiquement une bonne année à sa grand-mère et signe Achille de Bussy… Quant à la dernière lettre, Claude Debussy l‘a écrite le 24 mars 1918, deux jours avant une mort (médicalement) annoncée, informant le président de l‘Institut de France qu‘il serait « très flatté de l’honneur de faire partie de votre illustre Compagnie ». Honneur superflu, comme en a jugé la postérité, et demande d‘autant plus surprenante qu‘à travers toute sa correspondance Debussy ne cesse de récuser les ordres établis et de persifler les valeurs reconnues. En effet, c‘est une grande liberté de jugement, un formidable mépris pour les convenances que révèlent ces lettres ; moins contraint que dans les nombreuses critiques musicales qu‘il a rédigées (et pourtant déjà si savoureuses), Debussy n‘hésite pas à traiter Berlioz de « prodigieux fumiste » (lettre de 1893 à André Poniatowski), Gabriel Fauré de « porte-parole d‘un groupe de snobs et d‘imbéciles » (lettre de 1898 à Georges Hartmann), Maurice Ravel de « fakir charmeur, qui fait pousser des fleurs autour d‘une chaise » (lettre de 1907 au critique Louis Laloy) – ce qui est finalement assez aimable et plutôt bien vu. Assurément, les formules font mouche ; à propos de Gustave Charpentier, le glorieux auteur de Louise : « Je l‘ai rencontré en tramway ; il a l‘air presque aussi solennel que Félix Faure, mais moins soigné, et il y a une curieuse correspondance entre sa musique et ses cheveux ! » Quant à
Vincent d‘Indy, il est qualifié d‘esprit « bochard » – il est vrai que c‘est la guerre, que Debussy est passionnément nationaliste, et que d‘Indy, le wagnérien, ne peut que l‘exaspérer. Donc, c‘est le paysage musical debussyste dans toute sa verdeur, ses exigences, ses choix radicaux qui surgit à chaque détour de cette correspondance, prolongé par des remarques visionnaires sur la modernité : « On n‘ose vraiment pas assez en musique », écrit-il à son ami Henry Lerolle à l‘époque de la composition de Pelléas et Mélisande (qu‘il s‘obstine à orthographier « Pélléas et Mélisande »), « craignant cette espèce de divinité que l'on appelle le Sens Commun ». Et il reconnaîtra d‘emblée le génie d‘Igor Stravinsky, avec lequel il échangera une grande douzaine de lettres ; on connaissait déjà bien le commentaire sur Le Sacre du printemps confié à André Caplet : « C‘est une chose extraordinairement farouche. Si vous voulez : c‘est de la musique sauvage avec tout le confort moderne » ; on retrouve aussi cette exhortation : « Cher Stravinsky, vous êtes un grand artiste ! Soyez, de toutes vos forces, un grand artiste russe ! C‘est si beau d‘être de son pays, d‘être attaché à sa terre comme le plus humble des paysans. » Lui-même n‘at-il pas signé Claude de France ? Mais au-delà des jugements musicaux, qui n‘épargnent pas ses propres interprètes (Isabelle Carré, laquelle « apporte un zèle farouche à faire de Mélisande une sorte de blanchisseuse mélancolique »), c‘est toute une vie d‘artiste qui défile, longtemps bohème – et ce sont finalement les années les plus heureuses – jusqu‘au temps de la reconnaissance, qui n‘altère pas, bien au contraire, les reparties sarcastiques du musicien. Ce sont aussi les soubresauts d‘une vie sentimentale problématique ; pas de traces d‘une correspondance entre Debussy et Gaby aux yeux verts, sinon des confidences livrées le plus souvent à Pierre Louÿs ; mais quelques lettres enflammées adressées à Lilly Texier, épousée en 1899, répudiée, dans les drames, cinq ans plus tard ; et des allusions, laissant entendre que le mariage avec Emma Bardac, s‘il apporta au compositeur un vrai confort matériel, ne baigna pas dans le bonheur. Si Debussy pouvait être un amoureux volage, il était, en revanche,
58I Claude Debussy un ami fidèle ; des dizaines de lettres en témoignent, envoyées à Pierre Louÿs, au compositeur André Caplet, au musicologue Robert Godet, à André Messager qui, dans ses fonctions de chef d‘orchestre, fut le créateur de Pelléas et Mélisande, à Victor Segalen enfin pour des projets communs qui, hélas, jamais n‘aboutirent. Mais, finalement, la véritable révélation, c‘est, à travers les lignes, les aléas d‘un caractère ombrageux et trouvant dans l‘humour une diversion aux soucis mal dominés de la vie quotidienne, en butte, jusqu‘au dernier jour, aux embarras financiers. Comme le note François Lesure, artisan de cette publication, complétée après sa mort par Denis Herlin et Georges Liébert, dans une magnifique préface : « On reste perplexe sur sa nature profonde : sauvage, taciturne avec des accès de gaieté, timide, enfantin, sensible, tendre, dissimulé, cyclothymique, méchant même, a-t-on dit… » Pessimisme ? « C‘est dur, écrit Debussy à André Caplet en 1913, je l‘avoue sans détour la guigne s‘exerce sur moi avec tant d‘acharnement. Elle a bien assez à faire par ailleurs, il me semble. » Sans doute, ces documents d‘une valeur inestimable, d‘une lecture dans l‘émerveillement permanent, n‘offrent pas de clé pour une meilleure compréhension d‘une œuvre musicale, à la fois secrète et rayonnante. Ils racontent une vie, une époque à travers une écriture d‘une originalité, d‘une subtilité, d‘une vivacité que bien des écrivains pourraient envier à notre musicien. Il ne reste plus qu‘à attendre, après lecture de ces échanges avec trois cent soixante-huit correspondants, que d‘autres lettres sortent encore de quelques greniers oubliés : par exemple, une correspondance avec Erik Satie dont on imagine l‘existence, mais dont aucune trace ne nous est parvenue. D‘avance, même avec peu d‘espoir, à savourer !
CLAUDE DEBUSSY CORRESPONDANCE (1872-1918) • Édition établie par François Lesure et Denis Herlin, annotée par François Lesure, Denis Herlin et Georges Liébert • Paris, Gallimard, 2005
CLAUDE SAMUEL
2005 • CL AUDE DEBUSSY • CORRESPONDANCE (1872-1918) PAR CL AUDE SAMUEL
MARIE DESPLECHIN
Marie Desplechin écrit des livres pour les enfants et les jeunes adolescents. Ils sont publiés à l’École des loisirs (Verte, 1996) et, pour quelques-uns, chez Bayard. Elle est aussi l’auteur de textes divers qui paraissent dans des collections de littérature générale, romans (Sans moi, Points Seuil, 1999), nouvelles, récits
à une ou plusieurs voix, publiés aux éditions de l’Olivier et chez d’autres éditeurs. Elle est née à Roubaix, dans le nord de la France, et habite dans le Xe arrondissement de Paris.
Quand la poésie jonglait avec l’image « Chacun d’entre nous tient dans sa paume les courroies de transmission des mondes. » (Maïakovski, Le Nuage en pantalon)
P
our des enfants du XXe siècle, découvrir les quatre livres de Samuel Marchak et Vladimir Lebedev est une curieuse expérience. Qu’ils soient nés (comme moi) en son milieu ou (comme mes enfants) à son terme, ils s’y trouvent chez eux. Rien ne leur est étranger, ni les thèmes, ni les dessins, ni les couleurs, ni les textes, ni l’usage de la typographie… Oui, voilà le monde dans lequel nous avons grandi, dans les années cinquante, soixante ou quatre-vingt. Voilà le monde tel que nous nous le sommes représenté, avant même d’avoir appris à lire. Ces livres pourtant, avant 2005, nous ne les avions jamais vus. Publiés à Leningrad, entre 1925 et 1927, ils n’avaient jamais été traduits. En Russie même, ils étaient introuvables, et depuis les années trente. Mais leur force est telle que ni les années, ni l’isolement, ni la censure, ni même les reniements de leurs auteurs n’ont pu la réduire. L’école de Leningrad est une étoile à vie courte dont le rayonnement a traversé le temps. Une étoile belle « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie». Comme la rencontre en 1917 en Russie de l’avant-garde et de la révolution. De Lénine et de Maïakovski. Marchak et Lebedev appartiennent à la fois à la machine à coudre et au parapluie. À Marx et à Malevitch. D’un côté, la volonté de libérer le monde de la servitude capitaliste. De l’autre, celle de libérer l’art des servitudes figuratives. Créer en même temps l’art et le monde nouveaux. Et, plutôt que de subordonner le second au premier (voire, comme en d’autres temps, le premier au second), les associer jusqu’à ne plus pouvoir les démarier. Dix ans durant, quelques figures émouvantes et tragiques tiennent le pari d’être à la fois radicalement artistes et radicalement politiques. Tout est à réinventer. Recommençons au début. Repartons de l’enfance. Si troublante que soit l’idée pour des consciences contemporaines, il arrive que la propagande, au lieu de créer de l’imbécillité, soit le lieu de l’invention. Quand Marchak, poète, et Lebedev, peintre, s’adressent aux enfants, ils concourent à la formation de l’homme socialiste. À l’éducation de son regard
59I Marchak et Lebedev socialiste. À la construction de son avenir socialiste. Fin des contes traditionnels, de leurs discours aliénants, de leurs imageries passéistes, de leurs ornementations bourgeoises. Place aux formes pures du quotidien, à la poésie inattendue du présent. Place au monde comme il va, à son industrie, à ses objets, à ses figures. Place à la modernité. L’homme (la femme) de la modernité, c’est l’enfant. Les préjugés n’ont pas eu le temps d’encrasser ses yeux et ses oreilles. Son regard libre se moque de reconnaître le beau du laid, la tradition de la nouveauté, l’académisme du constructivisme. Ce qu’on ne peut demander à un adulte – comprendre le tourbillon, l’aimer et le faire sien –, on peut l’attendre d’un enfant, de son intelligence immédiate. L’enfant est le meilleur de l’homme. Marchak et Lebedev lui offrent le meilleur de l’art. Mais bientôt, de tout cela, des enfants et des œuvres, il ne restera plus rien. Arrive le temps du meilleur des mondes. Son horreur, sa cruauté, sa laideur. Avec la fin de la NEP, commence l’élimination de l’avantgarde russe. Les artistes sont physiquement ou intellectuellement brisés. En 1934, Marchak et Lebedev, catalogués « artistes barbouilleurs », rentrent dans le rang. Littéralement, ils s’écrasent. Le réalisme socialiste fleurira sur le charnier. Maïakovski s’est tiré une balle dans le cœur en 1930. « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. Comme on dit, l’incident est clos. » Mais au moment même où sombre l’école de Leningrad, elle essaime. Des artistes se remettent au travail, dans l’exil. En France par exemple, où Paul Faucher les édite chez le Père Castor. Alliance du texte et de l’image, typographie, pureté des formes, simplicité des thèmes, qualité de l’exécution, ambition de l’œuvre, quête de la modernité… Ce qui se transmet alors n’a cessé de travailler depuis. Si la révolution a eu lieu, c’est dans le livre pour enfants. Dans cet art populaire, reproductible, influent, admiré de Blaise Cendrars et méprisé par les clercs. Celui qui a sculpté notre regard et forgé notre imaginaire, à nous, internationale des enfants du XXe siècle.
SAMUEL MARCHAK ET VLADIMIR LEBEDEV QUAND LA POÉSIE JONGLAIT AVEC L’IMAGE • Traduit du russe par Françoise Morvan avec la collaboration d’André Markowicz • Éditions originales : Leningrad, 1925 et 1927 • Quatre livres : Le Cirque, La Glace, Hier et aujourd’hui, Comment le rabot a fait un rabot • Nantes, Memo, 2005 • Coll. « Trois Ourses »
MARIE DESPLECHIN
2005 • SAMUEL MARCHAK E T VL ADIMIR LEBEDE V • QUAND LA POÉSIE JONGLAIT AVEC L’IMAGE PAR MARIE DESPLECHIN
PHILIPPE RAYNAUD
Philippe Raynaud, président de la Commission « Philosophie, psychanalyse, religions » du Centre national du livre (2004). Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de philosophie et de science politique, professeur de science politique à l’université de Paris-II, membre de l’Institut
universitaire de France. Président honoraire de la Société pour la philosophie et la théorie juridiques et politiques, président de la Fondation du 2-Mars (2003). Vice-président de la Fondation des Treilles (2006). Il est notamment l’auteur de Max Weber et les dilemmes de la raison moderne (2e éd., PUF, coll. « Quadrige », 1996)
et de L’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution (Autrement, 2006) et il a dirigé avec Stéphane Rials un Dictionnaire de philosophie politique (3e éd., PUF, coll. « Quadrige », 2003). Il prépare actuellement un essai sur l’histoire philosophique de la civilité.
L’Histoire littéraire du sentiment religieux en France
P
ubliée à partir de 1916 (t. I : L’Humanisme dévot) et restée inachevée du fait de la mort de son auteur en 1933 (t. XI : Le Procès des mystiques), l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France est à la fois un classique de l’histoire littéraire et religieuse de la France et une contribution originale aux discussions qui ont marqué l’évolution des sensibilités religieuses au XXe siècle. De l’abbé Bremond, qui fut d’abord jésuite, on se souvient qu’il fut académicien et ami de Paul Valéry et qu’il tint un rôle important dans la querelle de la « poésie pure », dont il fut l’un des meilleurs défenseurs, tout en plaidant aussi pour la continuité entre l’expérience poétique, l’expérience religieuse et la mystique ou pour l’affinité entre la poésie et la prière. Les historiens du catholicisme français savent par ailleurs que Bremond fut mêlé à la crise dite « moderniste » et que, sans rompre avec l’Église, il resta fidèle à certains de ses protagonistes. Quant à l’Histoire elle-même, elle est un de ces monuments que l’on revisite périodiquement, et dont les doctes aiment à dire qu’ils sont dépassés tout en s’y replongeant volontiers lorsqu’ils doivent reprendre l’analyse de quelque auteur oublié et, surtout, lorsqu’ils cherchent à retrouver une vision globale de l’histoire religieuse de la France. La réédition complète, enrichie de plusieurs inédits et de savantes études, de l’ouvrage de Bremond permettra au public cultivé d’accéder à un authentique chef-d’œuvre que, un peu comme le Port-Royal de Sainte-Beuve (dont il est à beaucoup d’égards la négation), on peut lire à la fois comme un ouvrage savant et comme un livre original et personnel. Modèle d’érudition, l’Histoire de Bremond n’en est pas moins vouée à une thèse précise, qui a aussi une discrète mais évidente portée polémique. Elle place la mystique au cœur de la sensibilité religieuse du XVIIe siècle français, tout en affirmant la continuité entre les figures mystiques les plus hautes et la sensibilité religieuse ordinaire, et en défendant la légitimité d’un « humanisme dévot » optimiste et ouvert à la culture profane. Là où les courants dominants de l’histoire religieuse et littéraire situaient Bossuet et Port-Royal au sein du Grand Siècle,
Bremond raconte l’histoire de la « conquête » et même de l’« invasion mystique », finalement brisée par une double réaction rationaliste et moraliste, incarnée notamment dans le jansénisme, qui survalorise la discipline intellectuelle et le perfectionnement moral au détriment de la mystique. La tradition que privilégie Bremond va donc de François de Sales à Fénelon en passant par Bérulle et par les mystiques de la Compagnie de Jésus, et les jansénistes héritiers de Saint-Cyran (dont il donne un portrait féroce) en sont, avec Bossuet, les principaux adversaires. Ce récit peut être lu de deux manières. Du point de vue religieux, il suggère que la vraie tradition catholique est bienveillante comme l’humanisme dévot et que, si Dieu se donne dans le silence de l’expérience mystique, le discours mystique transcende sans les abolir les dogmes et les institutions, ce qui peut être vu comme une critique de la rigidité dont fit preuve l’Église au moment de la crise moderniste : une Église fidèle à l’« humanisme dévot » aurait été sans doute moins fermée aux nouvelles tendances et moins attachée à faire triompher la lettre. Du point de vue « profane » de l’histoire littéraire, Bremond rompt avec l’héritage de Sainte-Beuve, que sa fascination pour Port-Royal a conduit à restaurer une vision étroite du classicisme français alors que son goût pour la Renaissance aurait dû au contraire lui permettre de le dépasser : SaintCyran et Arnauld sont en quelque sorte à la religion ce que Malherbe est à la poésie, et les vrais amis de la littérature doivent, comme les vrais chrétiens, se libérer de la fascination janséniste.
Henri Bremond ABBÉ HENRI BREMOND HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE, DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU’À NOS JOURS • Nouvelle édition augmentée sous la direction de François Trémolières • Études de Alain Cantillon, Pierre-Antoine Fabre, Patrick Goujon, Sophie Houdard, Jacques Le Brun, François Marxer, Dominique Salin et François Trémolières • Cinq volumes • Grenoble, Jérôme Millon, 2006
PHILIPPE RAYNAUD
60I 2006 • ABBÉ HENRI BREMOND • HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE PAR PHILIPPE R AYNAUD
Tables des matières • par auteur • par contributeur
de texte •
Table des matières par auteur
• n°
1 • LÉON BLUM • L’ŒUVRE DE LÉON BLUM (1891-1950)
31 • JOHN JAMES AUDUBON • JOURNAUX E T RÉCITS
2 • CHARLES DE RÉMUSAT • MÉMOIRES DE MA VIE (1797-1875)
32 • DUONG THU HUONG • ROMAN SANS TITRE
3 • HENRI MICHAUX • CAHIER DE L’HERNE •
33 • VICTOR HUGO • POLITIQUE. ACTES E T PAROLES
4 • FERNAND BRAUDEL • L A MÉDITERR ANÉE E T LE MONDE MÉDITERR ANÉEN
34 • PIERRE-YVES PÉTILLON • HISTOIRE DE L A LIT TÉR ATURE AMÉRICAINE.
À L’ÉPOQUE DE PHILIPPE II
NOTRE DEMI-SIÈCLE (1939-1989)
5 • LEWIS CARROLL • LES AVENTURES D’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES
35 • LÉON WERTH • DÉPOSITION. JOURNAL DE GUERRE (1940-194 4)
6 • ROBERT DESNOS • ROBERT DESNOS
36 • CHARLES MOPSIK • LES GR ANDS TE X TES DE L A CABALE. LES RITES QUI FONT DIEU
7 • MARCEL PROUST • CORRESPONDANCE (1880-1922)
37 • VIRGINIA WOOLF • JOURNAL D’ADOLESCENCE (1887-1909)
8 • VOLTAIRE • CORRESPONDANCE (1704-17 78)
38 • MARC BLOCH - LUCIEN FEBVRE • CORRESPONDANCE (1928-194 3)
9 • GHÉRASIM LUCA • PAR ALIPOMÈNES
39 • AIMÉ CÉSAIRE • L A POÉSIE
10 • BERNARD-MARIE KOLTÈS • COMBAT DE NÈGRE E T DE CHIENS
40 • LOUIS SÉBASTIEN MERCIER • TABLE AU DE PARIS (1782-1789)
11 • SOUS L A DIREC TION D’YVES BONNEFOY • DIC TIONNAIRE DES MY THOLOGIES
41 • ANTOINE VITEZ • ÉCRITS SUR LE THÉ ÂTRE
12 • PIERRE ALBERT-BIROT • POÉSIE, (1945-1967)
42 • RODOLPHE TÖPFFER • LE DOCTEUR FESTUS. HISTOIRE DE MONSIEUR CRYPTOGAME
13 • SALMAN RUSHDIE • LES ENFANTS DE MINUIT
43 • MIGUEL DE CERVANTÈS • L’INGÉNIEUX HIDALGO DON QUICHOT TE DE L A MANCHE
14 • SOUS L A DIREC TION DE PIERRE NORA • LES LIEUX DE MÉMOIRE
44 • G. W. F. HEGEL • PREMIERS ÉCRITS (FR ANCFORT 1797-1800)
15 • ROBERTO ROSSELLINI • LE CINÉMA RÉ VÉLÉ
45 • IMRE KERTÉSZ • Ê TRE SANS DESTIN
16 • DIDEROT ET D’ALEMBERT • L’ENCYCLOPÉDIE
46 • JEAN-LUC LAGARCE • THÉ ÂTRE COMPLE T
17 • DOUGLAS HOFSTADTER • GÖDEL, ESCHER, BACH
47 • COLLECTIF • DICTIONNAIRE RICCI DES CAR ACTÈRES CHINOIS
18 • ABBÉ MUGNIER • JOURNAL (1879-1939)
48 • VICTOR SEGALEN • RENÉ LE YS
19 • JEAN BODIN • LES SIX LIVRES DE L A RÉPUBLIQUE
49 • ROBERT BURTON • ANATOMIE DE L A MÉL ANCOLIE
20 • LUCIANO CANFORA • L A VÉRITABLE HISTOIRE DE L A BIBLIOTHÈQUE D’ALE X ANDRIE
50 • ULRICH BECK • L A SOCIÉ TÉ DU RISQUE. SUR L A VOIE D’UNE AUTRE MODERNITÉ
21 • RAUL HILBERG • L A DESTRUC TION DES JUIFS D’EUROPE
51 • EMILY DICKINSON • UNE ÂME EN INCANDESCENCE. CAHIER DE POÈMES (1861-1863)
22 • ELFRIEDE JELINEK • L A PIANISTE
52 • HERMAN MELVILLE • JOURNAL DE VOYAGE : DE NE W YORK À LONDRES (1849)
23 • LAFFONT – BOMPIANI • DIC TIONNAIRE BIOGR APHIQUE DES AUTEURS
53 • MONTESQUIEU • SPICILÈGE
DE TOUS LES TEMPS E T DE TOUS LES PAYS
54 • VARLAM TIKHONOV CHALAMOV • RÉCITS DE L A KOLYMA
24 • FERNANDO PESSOA • LE LIVRE DE L’INTR ANQUILLITÉ
55 • MAGDA SZABÓ • L A PORTE
25 • MURASAKI-SHIKIBU • LE DIT DU GENJI
56 • LES ŒUVRES DE TACITE
26 • ALBERT EINSTEIN • ŒUVRES CHOISIES
57 • SOUS L A DIRECTION DE BARBARA CASSIN • VOCABUL AIRE EUROPÉEN
27 • SIGMUND FREUD • ŒUVRES COMPLÈ TES. PSYCHANALYSE (1886-1939)
DES PHILOSOPHIES
28 • ALEXIS DE TOCQUEVILLE • MÉL ANGES
58 • CLAUDE DEBUSSY • CORRESPONDANCE (1872-1918)
29 • MICHEL COLLOT • FR ANCIS PONGE, ENTRE MOTS E T CHOSES
59 • SAMUEL MARCHAK ET VLADIMIR LEBEDEV • QUAND L A POÉSIE JONGL AIT AVEC L’IMAGE
30 • DANIEL ARASSE • LE DÉ TAIL. POUR UNE HISTOIRE R APPROCHÉE DE L A PEINTURE
60 • ABBÉ HENRI BREMOND • HISTOIRE LIT TÉR AIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FR ANCE
de texte •
Table des matières par contributeur
• n° FRANÇOISE BALIBAR • 17 •
MAURICE KRIEGEL • 36 •
MARC BARATIN • 56 •
BRUNO LATOUR • 50 •
ANNETTE BECKER • 38 •
PIERRE LEPAPE • 23 •
DOMINIQUE BOUREL • 45 •
CATHERINE LEPRONT • 54 •
PIERRE BOURETZ • 27 •
SIMON LEYS • 48 •
CHRISTIAN BOURGOIS • 24 •
ALAIN MABANCKOU • 39 •
PHILIPPE BOUTRY • 33 •
JEAN-MICHEL MAULPOIX • 29 •
GENEVIÈVE BRISAC • 37 •
PIERRE NORA • 18 •
RENÉ DE CECCATTY • 25 •
CARLO OSSOLA • 11 •
OLIVIER COHEN • 34 •
MONA OZOUF • 8 •
BERNARD COMMENT • 7 •
PIERRE PACHET • 13 •
HUBERT DAMISCH • 30 •
JEAN-ROBERT PITTE • 31 •
THIBAULT DAMOUR • 26 •
DENIS PODALYDES • 41 •
JEAN DARS • 47 •
OLIVIER POIVRE D’ARVOR • 35 •
MICHEL DEGUY • 57 •
OLIVIER PY • 46 •
MARIE DEPLESCHIN • 59 •
PHILIPPE RAYNAUD • 60 •
DOMINIQUE DESANTI • 6 •
OLIVIER ROLIN • 3 •
ARLETTE FARGE • 40 •
DANIEL RONDEAU • 4 •
LUC FERRY • 44 •
HENRY ROUSSO • 21 •
MARC FUMAROLI • 49 •
DANIÈLE SALLENAVE • 55 •
MARCEL GAUCHET • 28 •
LYDIE SALVAYRE • 22 •
ROGER GRENIER • 52 •
CLAUDE SAMUEL • 58 •
JEAN-CLAUDE GROSHENS • 19 •
MAURICE SARTRE • 20 •
DENIS GROZDANOVICH • 5 •
JEAN-FRÉDÉRIC SCHAUB • 43 •
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD • 32 •
ALAIN-GÉRARD SLAMA • 53 •
FRANÇOIS HARTOG • 14 •
GRÉGOIRE SOLOTAREFF • 42 •
CHRISTOPHE HONORÉ • 10 •
LAURENT THEISS • 2 •
JOËLLE JEAN • 12 •
ANDRÉ VELTER • 9 •
JEAN-NOËL JEANNENEY • 1 •
TANGUY VIEL • 16 •
CHRISTINE JORDIS • 51 •
ANNE WIAZEMSKY • 15 •
Conception graphique : Anne Lagarrigue Mise en page : Béatrice Villemant
Photogravure Colorway Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en novembre 2006 sur les presses de l’imprimerie Kapp, à Évreux. Dépôt légal : novembre 2006
Imprimé en France