LOUIS BORDENAVE
ZONE INDUSTRIELLE
« Prendre pour permanent ce qui n’est que transitoire est comme l’illusion d’un fou... »
Lors d’une ballade en moto le long de la Garonne dans le port autonome de Bordeaux, je découvre une autre ville, gigantesque, fantastique. C’est un paysage hors d’échelle, il n’y a plus de point de repère, rien n’est conventionnel, la norme n’est plus la même que celle que l’on nous a inculquée. La seule loi présente est celle de la fonction, du besoin et de la performance. Les éléments ne répondent qu’à des nécessités techniques, sans tenir compte de l’esthétique du lieu ou du contexte. Tant de points négatifs devraient décrire un espace disgracieux et sans intérêt pour l’individu lambda. Mais, malgré ça, des qualités sont visibles. La lecture des édifices est plurielle et traduit une réelle intelligence de conception. L’accumulation de ces réalisations donne un lieu hétérogène où cohabitent des formes monolithiques monumentales et des structures complexes. Cet espace immense et mystérieux abrite bons nombres d’éléments suscitant questionnements et réflexions.
Le port autonome de Bordeaux est implanté au nord de l’agglomération, en direction de l’embouchure sur l’océan. En effet, les infrastructures de grandes tailles sont repoussées au-delà des portes de la ville. Lors du cheminement de Bordeaux-Centre jusqu’à la presqu’île d’Ambes, des étapes sont significatives dans la gradation de la ville vers cette zone de l’industrie. La traversée de la Garonne marque une rupture entre la ville historique de la rive gauche et une ville en mutation, la rive droite. D’un côté, des façades et un tracé magnifique mais figé offrant peu de perspectives vers une ville future. La rive droite, est historiquement définie comme emplacement des industries qui en ses lieux ne dérangent pas la vie citadine. Mais l’industrie évolue et dans ce cas, s’estompe, les espaces vacants s’habitent et au fil du temps sont remplacés par la ville.
En aval une seconde transition, l’étroit passage sous le pont d’aquitaine, nous mène directement au territoire de l’activité du port autonome. Le paysage s’ouvre progressivement en même temps que le coteau disparaît. L’espace devient vaste, les édifices s’agrandissent, les rues s’élargissent et se raréfient. Au même moment où l’on se déplace, le Pont d’Aquitaine, grande clôture de la ville s’efface dans notre dos. L’entrée dans un environnement différent est bien réelle. La population disparaît, les seules empreintes publiques restantes sont la rue et le fleuve. Notre statut d’individu protégé derrière une masse n’est plus là. La présence humaine n’est régie que par l’activité industrielle se déroulant sur ce territoire. L’Homme n’est plus anonyme mais identifié par un uniforme de travail ou un véhicule au blason d’un groupe industriel. Ma position d’observateur fait de moi un étranger au site.
L’implantation des activités sur le site est franche. Les infrastructures ont besoin d’être au plus prêt de l’eau, le fleuve n’est considéré qu’en qualité de communicant. L’insertion dans le lieu se fait donc sans tenir compte de l’espace naturel présent mais au plus pratique. La dalle du port s’avance sur l’eau pour pouvoir recevoir des bateaux, les arbres sont remplacés par les grues qui déchargent les marchandises. Malgré les libertés prises, le fleuve reste le même, le paysage reste au même endroit, les deux rives continuent de dialoguer. Ces deux rives se nourrissent du fleuve, d’un côté les arbres de l’eau, de l’autre les grues des bateaux. Le rejet de cette inclusion sur le territoire naturel n’est pas évident. De part l’honnêteté d’implantation, en l’absence de composition censée dissimuler ou intégrer ces objets, le port impose sa situation qui semble juste. Le lieu n’est plus le même mais l’atmosphère est grisante.
Le paysage industriel révèle tous ses organes avec brutalité et chaque élément est radicalisé. Les communications sont les plus directes et pratiques possible. L’observation d’un fragment de zone industrielle impressionne par l’abondance des réseaux de communication: fleuve, route, rails ferroviaires, passerelles, tuyaux, câbles. Leur implantation se fait dans un soucis de rendement de l’espace, ils s’enterrent, volent, se croisent et se connectent. L’appropriation de l’espace apparaît anarchique mais est orchestrée avec intelligence dans le souci d’être le plus fonctionnel possible. La construction se fait sans limites, nos normes sont rompues mais c’est appréciable, le paysage est diversifié, différent. Cette abondance de formes, de tailles, d’objets, de mouvements, de fumées crée une ambiance riche et particulière. Ce constat sensible défend l’idée que l’appropriation et l’appréciation d’un lieu par l’Homme ne sont pas toujours maîtrisés et renferment de la magie.
Au cœur de cette zone industrielle, l’échelle humaine n’est plus maîtresse, la vitesse de déplacement, l’abondance, la diversité nous désoriente, on en perd nos repères. Mais certains indices tissent un lien avec la réalité, cet espace de production reste au service de l’Homme malgré la distance qu’il entretient avec ce dernier. Ici, les bouteilles de gaz rendent au lieu son échelle et illustrent la proportion de cette usine, chaque bouteille se destine à un foyer. Une telle accumulation d’objets similaires engendre une sensation pouvant être procurée par l’œuvre d’un artiste mais restent purement pratique et fonctionnelle. Mais le processus industriel par définition se libère de l’échelle humaine pour évoluer librement, détaché d’une contrainte formelle. Mais finalement cette liberté formelle brise la monotonie et instaure un équilibre, une balance entre les formes, les couleurs...
Dans cette zone où l’esthétique n’est pas une contrainte, on découvre une typologie de bâti très variée. Les volumes sont libres, et quand le besoin est, ils sont gigantesques et dépourvus d’ornements qui leurs seraient inutiles. Des monolithes se dressent au milieu des espaces libres que la végétation s’approprie. Ces espaces sans activités ne présentent aucun intérêt pour les industries alentour, paradoxalement ils sont dans l’état le plus naturel qui soit. En effet, ce désintérêt se traduit par une abondance de végétaux de tout types et toutes tailles qui s’intercalent entres les usines et séquence cette zone industrielle. La diversité se révèle par intermittence noyée dans une végétation dense et débordante. Mais ces espaces verts restent dans une position incertaine, vulnérable à l’arrivée d’une nouvelle usine dans cet environnement où l’évolution des activités se fait sans frein.
Dans cette environnement, l’échelle du temps est très différente, tout change très vite. Le complexe industriel est dépendant d’une politique et d’une économie de grande échelle, de ce fait, du jour au lendemain des usines peuvent être abandonnées sans que cela soit expliqué par une cause proche ou liée localement. La lecture du temps est facile, dans cet espace, rien n’est caché, les bâtiments se détériorent, on démolit et on construit rapidement. Il n’y a aucune retenue vis à vis de l’empreinte sur le paysage ou de l’image à donner de cette zone. Mais certains éléments restent, et l’on imagine aisément ce qu’ils purent abriter. Un jour cet édifice est gigantesque, superbe, des centaines hommes y travaillent et aujourd’hui ce n’est qu’un grand volume de tôles crevées, abandonné à la nature qu’il dominait par le passé. Tout le long de la Garonne, en parcourant ces industries, cet « éphémère et impermanent » est palpable.
Aujourd’hui le bateau est amarré, demain il ne sera plus là et peut être qu’il ne reviendra pas. L’aliment principal de ces industries vient par voie maritime, ce simple fait donne une tout autre dimension. Toutes ces usines plus grandes les unes que les autres sont vulnérables et dépendantes d’un élément naturel, la mer. De ce point de vue, cette zone industrielle est un château de carte. Aussi tragique que cela puisse paraître, cette réalité semble présente, dès la conception de ces édifices, qui sont posés sur les berges de la Garonne et plus tard iront se poser sur une autre côte. Dans cette condition de perpétuelle évolution, le temps ne peut se figer, l’activité et le paysage sont en mutation permanente. Chaque souvenir de ce parcours se base sur un terrain instable, ce qui pousse à vivre précisément le lieu ou a en garder une image fantastique qui a changé ou aurait pu changer.
Ce texte ce veut être la transcription de propos innocents libérés de tout jugement et basés sur une expérience personnelle. C’est pour moi un moyen d’exposer un premier regard posé sur un site qui révèle et illustre de nombreux questionnements et problématiques personnels. De ce fait, l’intention n’est pas d’exposer et retranscrire la réalité, mais plutôt des fragments de souvenirs attachés à une réalité impalpable, en mouvement, à l’image d’une idée, d’une pensée.