Tropikart project

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La peinture d’enseigne publicitaire au BÊnin








Treichville est un film de Jean Rouch qui relate la

vie de deux amis vivant dans un faubourg populaire d’Abidjan. Eddie Constantine est vendeur de tissus, bon danseur et séducteur de belles femmes. Edward G. Robinson lorsqu’il ne travaille pas au port rêve d’être boxeur. Entre le travail quotidien et la plage du dimanche, le samedi soir est le climax de la semaine, boisson, filles et prison. De la cantine des dockers au coiffeur en passant par les discothèques, chaque tribulation des deux amis est ponctuée par une petite suite de plans fixes sur des enseignes commerciales rudimentaires. Le film date de 1958 et son titre entier est Moi un noir (Treichville).


Bamboozled de Spike Lee. Synopsis du film : « Dictat-

ure de l’audimat. Pierre Delacroix est le seul scénariste noir d’une grande chaîne de télévision avide d’audience. Jusqu’à présent, aucune de ses idées n’a jamais donné d’émission à succès, mais cette fois-ci, son patron, Dunwitty, a été très clair : soit il trouve LE concept, soit il est viré… Acculé, Delacroix présente un projet insensé : il relance les blacks faces, des spectacles de musichall où les acteurs maquillés incarnaient des caricatures de noirs, et imagine une émission de variétés parodique et là ; succès, explosion de l’audience, jusqu’au jour où l’imprévisible survient…The Very Black Show est une satire mordante de la course à l’audience des médias

américains d’aujourd’hui. » C’est dans le bureau de Dunwitty, que sont exposées contre les murs une série de vieilles enseignes de coiffeur. Tandis que Spike Lee poursuit son exploration de la communauté noire américaine, dans une lecture satirique des préjugés et des caricatures raciales, l’actualité de l’enseigne publicitaire africaine nous est révélée.


Leo Ramseyer Gabin Aviansou Anne Ramseyer

La peinture d’enseigne publicitaire au Bénin. Texte de Leo Ramseyer Photographie de Gabin Aviansou et de Anne Ramseyer. Tropikart@bluewin.ch Lausanne. 2011

35 production Leo Ramseyer Avenue de france 41 1004 Lausanne 076 560 48 95


Films Vers un art mineur

Peintres

Liste des Peintres Etat des lieux

Moto shop

1 Déterritorialisation

Photo-vidéo

1.1 Forme 1.2 (les héros de contes de fée)

2 Enonciation collective

Commerce général

Coiffeurs

2.1 Stratégie de la demande 2.2 Peinture d’enseigne et photographie de studio

2.3 Peinture d’enseigne et croyances religieuses

3.1 Flèche (géometrie)

3.2 Informel (équivalence)

3 Politique

Téléphonie

Boire et manger

Traductions et notes

Informatique-Hi-fi

3.3 Comparaison (axiomes) 3.4 Escalator et air conditionné (ascenseur)

Tourist Art Devise

Notes de bas de page

Conclusion Bibliographie

3.5 Publicité et contrôle


VERS UN ART MINEUR Gilles Deleuze et Félix Guattari ont théorisé l’art mineur dans le livre qu’ils ont consacré à l’œuvre de Franz Kafka : Kafka, pour une littérature mineure. Considérons la peinture d’enseigne publicitaire non dans le champ abstrait et universel de l’art mais dans les implications sociales et politiques d’un art mineur. La littérature mineure contre la grande littérature. Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent la littérature mineure selon trois caractéristiques : la déterritorialisation de la langue, l’agencement collectif d’énonciation et le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique. C’est sur cette tripartition que s’articule cette étude.

1.

« Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. Mais le premier caractère est de toute façon que la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation. » C’est la situation de Franz Kafka, juif tchèque qui s’exprime dans l’allemand de Prague, langue véhiculaire de l’empire des Habsbourg. Se pose ici la question des superpositions de culture et des liens dominés – dominants. Gilles Deleuze et Félix Guattari, au travers de ce concept de déterritorialisation - reterritorialisation proposent un bon outil pour la compréhension des rapports de force et des facteurs sociaux qui s’incarnent dans la langue. Dans cette optique, une analyse des enseignes publicitaires africaines fera appel à une acceptation plus générale de la notion de langue, entendue ainsi comme ensemble de forme et de contenu.

2.

Face à la notion de maître propre à la grande littérature, énonciation individuée, Gilles Deleuze et Félix Guattari opposent l’idée d’une énonciation collective. Dans leur analyse, ils tracent la dissolution des personnages principaux dans des systèmes plus vastes où chaque élément est un rouage en connexion avec tous les autres selon des modalités toujours changeantes. A l’instar du pouvoir qui n’est pas pyramidal, mais segmenté et incarné dans le champ social, l’agencement machinique qui a comme rouage travail-aliéné-et-mécanisé, par exemple, ne peut se comprendre sans considérer les éléments humains qui y sont entraînés dans leurs « activités adjacentes, dans leur repos, dans leurs amours, dans leurs protestations, leurs indignations, etc. » Franz Kafka lui-même est entraîné dans la grande machinerie bureaucratique en même temps qu’il réside, solitaire, en dehors de la collectivité. Dans l’articulation entre la solitude de Franz Kafka et la communauté se constitue un agencement collectif d’énonciation. « C’est la littérature qui se trouve chargée positivement de ce rôle et de cette fonction d’énonciation collective ; (…) et si l’écrivain est en marge ou à l’écart de sa communauté fragile, cette situation le met d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, (…). La machine littéraire prend ainsi le relais d’une machine révolutionnaire à venir, non pas pour des raisons idéologiques, mais parce qu’elle seule est déterminée à remplir les conditions d’une énonciation collective qui manque partout ailleurs dans ce milieu : la littérature est l’affaire du peuple. » La littérature mineure comme émanation du peuple. Cette notion d’énonciation collective s’applique de manière beaucoup plus pragmatique au système de production des enseignes publicitaires africaines et permet d’envisager la dynamique populaire qui sous-tend cette énonciation.


3.

« Dans les grandes littératures, l’affaire individuelle tend à rejoindre d’autres affaires non moins individuelles, le milieu social servant d’environnement et d’arrière-fond. La littérature mineure est tout à fait différente : son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. » Malgré les liens qu’entretenait Franz Kafka avec les mouvements socialistes et anarchistes de Prague, jamais il ne se prétendra révolutionnaire. Le politique est toujours implicite dans ses textes. Jamais il ne passe par une critique sociale au premier degré. C’est là la force de Franz Kafka ; il ne proclame aucune haine, il se laisse couler dans les agencements qui commencent à êtres contaminés par les puissances diaboliques qui frappent à la porte : le fascisme, le stalinisme, le capitalisme. Sans faire le partage entre les opprimés et les oppresseurs, dans son état de connections à tous les agencements, Franz Kafka épouse les mouvements souterrains, encore virtuels mais déjà réels, d’une période en pleine mutation, cristallisant la précipitation du capitalisme américain, la décomposition de l’empire autrichien, la montée du fascisme allemand. Ce branchement à l’immédiat politique s’opère au travers du corps de Franz Kafka qui se laisse envahir par un devenir capitaliste, un devenir fasciste… comme le devenir insecte de Grégoire dans La Métamorphose. A l’instar du corps maigre de Franz Kafka, pareil à un sismographe, l’art mineur est contigu au champ social. J’essaierais de voir comment les enseignes publicitaires africaines sont branchées au contexte social dont elles sont l’émanation, et d’entrevoir quelles sont les aboutissants politiques qui sont modalisés dans cette expression. Joëlle Busca synthétise : la littérature mineure se définit selon trois axes. « La création s’y accompli par l’intermédiaire d’un langage déterritorialisé – dominant, n’appartenant pas en propre aux artistes concernés -, elle est éminemment politique, se référant à une situation sociale et, enfin, elle est collective ou du moins se fait selon des modalités collectives de style et de genre. » L’étude de Gilles Deleuze et Félix Guattari fournit un certain nombre d’outils conceptuels – cette définition en trois caractéristiques d’une expression mineure ainsi que les différentes notions qui découlent du concept d’agencement machinique – qui permettent de contourner l’approche ségrégationniste de l’art africain sans tomber dans le flou abstrait d’une définition universelle de l’art. Cette approche découle aussi de la volonté de dépasser l’analyse descriptive couramment appliquée aux enseignes publicitaires africaines, coincée par une trop grande déférence et une culpabilité qui empêche l’adoption d’un point de vue, situant cette pratique dans un no man’s land théorique. C’est une réponse à l’appel de Joëlle Busca pour un traitement équitable des arts discriminés : « mêmes concepts, mêmes mots, mêmes références. »


s e r t n i e P












Cotonou

James-art

Atelier Picasso

Bavet Art Holali

Studio Rich’art

M. Leroi Décor

Arc-en-ciel Décor

Décor 2000

Luxe Arts

Kazimir Création

Halino’s Décor

Cré’art Eric Art

Capri Décor

Art Soleil Armelart


Conception Alexis Vigé

Calavi

Pinceaux d’Or Prudhes

Jack Art Décor

Les Arts Terribles

Ouidah

Le Caron Rachka Arts Adogra Rolji Décor

Dialo Décor Z’Art d’Afrique

Allada

Loïs Art

Art le Progrès Décor

Porto-Novo

Dassa

Adesir

AP. Star

Bibi Fin

Bohicon

Decop Enseigne Les Arts Bebeto

Les Arts Sam

Moleau-Décor

Art Parfait Decamarts



John Décor

Zonor Abomey

Prince Soha Aspho Décor Parakou

Abdis Dessin 2 Impressionnisme Art Dieu est grand Dessin 17 Cerveaux

AT.DE.PE. Art Melaine Art Bawis Africréation


MusĂŠe des Beaux Arts

Arts Sauvage Art Nawal Tropik Art








ETATS DES LIEUX parcours historiographique

L’art contemporain africain, même s’il occupe une position très marginale dans le champ mondial de l’art, est entouré d’un certain nombre d’instances économiques, médiatiques et spéculatives au sein desquelles il évolue et tente d’accroître son degré de visibilité. Une série de grandes expositions s’est chargée, chacune selon des modalités différentes, de faire rentrer cette production dans les musées. Ces expositions prennent souvent la forme d’un coup médiatique, attirant ainsi un relativement large public. La puissance symbolique qu’exerce le musée sur ce qu’il expose et sa capacité à redéfinir les frontières culturelles, ont été utilisées par les différents curateurs pour diffuser leur conception respective

d’un art contemporain africain. De Magiciens de la terre organisé en 1989 par Jean Hubert Martin au Centre George Pompidou jusqu’à la pénétration plus récente des grands rendez-vous de l’art international (Documenta de Kassel, Biennale de Venise) en passant par Africa explores organisé en 1991 par Susan Vogel au Museum for African Art de New York, c’est toute une spectacularisation de l’art contemporain africain qui est mise en place, dans un désir globalisant et totalisant. Dans un contexte général d’excitation et d’exotisme, les modes d’exposition vont du cabinet de curiosité à la mise en scène ethnographique d’une présupposée spiritualité africaine en passant par la foire aux objets folkloriques, se frayant un chemin entre le spectre des expositions coloniales et la hantise de l’ethnocentrisme. Si l’art contemporain africain trouve dans ces expositions un moyen de diffusion, il reste pourtant absent des collections publiques et peine à se connecter au marché international (New York, Paris, Venise, Kassel, Londres, Bâle, Tokyo). Ce dernier étant l’un des principaux instruments de validation et de légitima-

tion de l’art en général, l’art africain contemporain se trouve marginalisé dans une « boucle infernale » selon les termes de Joëlle Busca : « absence des collections publiques, pas d’achats privés, pas de cotes, pas de notoriété. » Difficilement assimilable à l’appareil esthétique et historique qui gère les influences et constitue la valeur, détaché des courants et des écoles qui composent les grilles consensuelles de la reconnaissance artistique, l’art contemporain africain ne trouve pas les stratégies propres à sa promotion dans le marché international de l’art. Les réseaux, les codes et les critères de légitimation avec lesquels il faut jouer pour construire une carrière artistique restent pour la plupart hermétiques aux artistes contemporains africains, l’apprentissage du marketing artistique n’y étant pas institutionnalisé. L’art contemporain africain se trouve en dehors des champs de référence du marché ; ainsi lorsqu’un artiste africain est soudain projeté dans le circuit international, son exclusion peut être aussi soudaine, les règles de progression linéaire d’une carrière, entre séduction et provocation, savant dosage de continuité et de rupture, n’étant pas forcément intériorisées. Certaines tentatives viennent pourtant enrayer ce cloisonnement. C’est le cas, par exemple, de la mise en vente en 1999 chez Sotheby’s, d’une série de lots d’art contemporain africain qui ont remporté un certain succès. Les pièces vendues étaient toutes extraites de l’importante collection du photographe suisse Jean-Christophe Pigozzi qui exerce, par ses choix et ses critères, une influence tenace dans la constitution du champ de l’art africain contemporain. Cette percée dans la sphère marchande reste marginale puisqu’elle est l’extension commerciale de l’empire de Jean-Christophe Pigozzi.

À un niveau plus spéculatif, l’analyse de l’art contemporain africain, répartie entre l’ethnographie et l’histoire de l’art, est tout aussi marginale. Les possessions dans ce domaine de la bibliothèque universitaire de Lausanne en sont l’exemple frappant, cantonnant l’art africain à la production de la statuaire traditionnelle. Certaines revues offrent à la recherche un canal de diffusion, Revue Noire en France

ou African Art aux Etats-Unis, mais il existe peu de littérature à ce sujet. Certaines grandes synthèses commencent à paraître dans une politique d’édition moins confidentielle. La culture populaire plus précisément se constitue comme champs d’étude au sein des african studies dans les années 1970, dans le contexte de l’ethnologie américaine. En 1978, Johannes Fabian propose de voir dans l’étude de la culture populaire un moyen nouveau de conceptualiser la décolonisation. Elle permettrait, selon lui, de déceler les processus qui agissent dans le dos des pouvoirs établis et d’éviter ainsi les interprétations acquises questionnant par la même occasion les frontières entre haute culture et culture de masse. Tout de suite, l’art populaire est situé entre la culture moderne élitiste et la culture traditionnelle. Les premiers jalons d’une étude de l’art populaire africain sont ainsi jetés dans le champ de l’ethnologie.

Popular art in Africa (Karin Barber) Dans son article Popular arts in Africa, Karin Barber cherche à poser les fondements théoriques nécessaires à l’étude de l’art populaire africain. Elle montre l’inclusion remarquable de cette catégorie : musique, anecdote, théâtre, sculpture, art funéraire, littérature, peinture, décoration de maison… La question des limites d’un tel ensemble de pratiques fait problème. La première réponse fut de situer le champ de l’art populaire dans la zone flexible et indéterminée qui s’étend entre l’art traditionnel – statuaire fonctionnant dans un système rituel, masques, fétiches… - et l’art individuel des élites – production issue des workshops sous tutelle européenne et des écoles d’art, conscience aiguë du statut d’artiste et connaissance de l’histoire de l’art occidental. Tels sont les deux pôles positifs en fonction desquels est analysé l’art populaire. Karin Barber substitue à cette tripartition (traditional, popular, elite) une bipolarité qui répartit les arts africains selon leur degré d’officialité. L’art populaire devient l’unofficial art. L’art traditionnel et l’art des élites opèrent dans un champ codifié où les procédures de légitimation sont institutionnalisées, ancrées dans le long par-


cours initiatique de l’enseignement de la sculpture traditionnelle, figées dans les règles strictes d’une pratique rituelle, ou déterminées par l’enseignement des écoles d’art ou de l’université. Ces deux expressions se structurent selon des règles établies et trouvent une visibilité dans les circuits et les réseaux qui sont réservés à leur diffusion. C’est à ces arts officiels structurés que s’oppose l’art non officiel, réorganisant à sa manière les éléments figés qui déterminent les arts officiels dans une permanente réinvention. Karin Barber : « La liberté de l’art populaire est tangible, libérée de la tradition officielle. La sphère non officielle fonctionne comme un agent de brassage culturel entre l’étranger et l’indigène. Bakthin exprime l’opposition entre l’art populaire et l’art officiel en ces termes : dynamique, perpétuellement changeant, sans formes définies VS fini, complet, didactique, utilitaire. » Libéré des règles qui gouvernent les arts officiels, l’art populaire ne recrée pas un univers à partir du néant mais opère une recombinaison libre d’éléments hétérogènes. C’est ce que Karin Barber appelle le syncrétisme. De vieilles fonctions dans de nouvelles formes ou de nouveaux usages de formes traditionnelles. Le syncrétisme redistribue l’ensemble de ce qui est à sa disposition dans de nouveaux termes, dans des configurations inédites spécialisées. Cette notion lui

permet d’analyser, au travers de cette collusion entre la culture traditionnelle et la culture occidentale importée, la négociation des positions sociales dans le contexte des villes, point d’articulation entre deux mondes. Se mettent en place ici les grilles de lectures dichotomiques qui marqueront pour longtemps l’étude de l’art africain contemporain : village - ville, tradition - modernité, artisanat - art… Après avoir posé ces notions d’art non officiel et de syncrétisme, Karin Barber catégorise la sphère de l’art populaire en fonction d’une dialectique production – consommation. Elle définit ainsi trois types

d’art populaire. 1. L’art produit et consommé par le peuple représente le noyau dur de l’art populaire. La peinture d’enseignes participe de cette catégorie. 2. L’art consommé mais non produit par le peuple est celui qui vient de l’étranger ou des élites du pays. Des films chinois de kung-fu aux westerns américains en passant par les comédies musicales indiennes, de Madonna aux séries brésiliennes, c’est en fait tout ce qui va rentrer dans le processus de syncrétisme et apparaître sous de nouvelles formes. 3. L’art produit

mais non consommé par le peuple est communément appelé l’art pour touriste ou l’art d’aéroport, mais Karin Barber, outre les traditionnelles sculptures en bois, inclus aussi les danses et les spectacles organisés à l’adresse des touristes. Cette production qualifiée parfois d’afrokitsch se retrouve aussi dans les intérieurs de la bourgeoisie et de l’élite nationale. Implicitement, les arts officiels viennent remplir la quatrième case du tableau : l’art qui n’est ni produit ni consommé par le peuple. Le statisme de cette analyse n’est pas apte à rendre compte de la complexité des rapports entre producteur et consommateur. Ainsi, si l’enseigne publicitaire est, dans son fonctionnement global, un art du peuple destiné au peuple, elle ne s’embarrasse pas de ce statut pour intervenir dans d’autres cases du tableau. L’intérêt croissant porté aux enseignes publicitaires est accompagné d’une production – encore très marginale – d’enseignes destinées aux touristes, c’est-à-dire : un sujet en vogue ; le répertoire des coupes de cheveux, un format réduit qui permet de la transporter dans une valise, l’absence du caractère spécifiquement commercial, pas de nom de coiffeur, absence encore du commanditaire, stylisation des modèles et de la facture. (fig. 1). Suivant la demande, cette production peut prendre de l’ampleur, opérant une redéfinition du statut de l’enseigne peinte. Les col-

lectionneurs d’enseignes ne s’encombrent pas de la notion d’authenticité qui prévalait pour l’attribution de la valeur de la statuaire dite primitive et dont un des critères primordiaux exigeait de l’œuvre qu’elle aie été utilisée dans le cadre auquel elle était destinée. Donc, même si le collectionneur commande parfois une copie d’enseigne destinée à être utilisée (la validité d’une pièce ne dépend plus de son coefficient d’utilisation), comment s’accommoderait-il de la perte totale de sa valeur fonctionnelle, jusque dans l’intention. L’art pour les touristes trouve une nouvelle définition : des enseignes publicitaires qui ne font pas de publicité ou des objets magiques qui n’ont pas de magie. Ce glissement possible montre la réversibilité de ces catégories et nous donne la mesure de l’importance croissante du tourisme dans la constitution du rapport au monde. Cette typologie est trop rigide car c’est dans les interstices entre les catégories, dans les déplacements d’une catégorie à l’autre que se situe maintenant l’enjeu de l’art populaire. Mais elle a le mérite de placer l’art populaire dans une dynamique marchande, celle du secteur informel.

Le secteur informel est l’environnement économique dans lequel l’enseigne peinte se développe. Il s’oppose aux grandes organisations commerciales, aux industries et à l’économie régulée sur lesquelles se bâtissent les grandes villes, le secteur formel. Karin Barber propose une analogie : « Les îles bureaucratiques du capital, zone intensive, s’élèvent au-dessus de la mer de secteur informel. » Le secteur informel se base sur la dynamique individualiste de petits opérateurs engagés dans une économie de survie. De cette condition, de l’impératif financier qui oblige le peintre à avoir la certitude que son travail sera payé pour pouvoir le réaliser, naît une certaine conventionalité de la production d’art populaire, assujettie aux goûts du public. Naît aussi de ce dispositif concurrentiel, suivant les mots de Karin Barber, une esthétique de l’impact immédiat qui pousse à exploiter tous les effets possibles à leur maximum. (Je reviendrai plus tard sur la question du


secteur informel.) Karin Barber, dans sa volonté de percer la voix authentique du peuple au travers de l’art populaire, propose une des analyses les plus détaillées de ce dernier, avec un réel apport théorique.

Taxinomie (Susan Vogel) Susan Vogel, dans son livre de synthèse Africa explores, 20th century african art, tente dans un premier temps de dégager, au-delà des multiples discontinuités qui apparaissent dans l’histoire de l’art africain, l’existence de traits fondamentalement communs à toute expression artistique africaine. Elle remarque la prééminence du contenu sur la forme ainsi que la récurrence de l’aspect utilitaire. Cette tentative d’extraire des œuvres une africanité est plutôt douteuse et comme le rappelle Jean Loup

les écoles d’art africaines et par les workshops organisés par des occidentaux formés artistiquement – copier c’est mal – Sidney Littlefield Kasfir oppose la dynamique de l’émulation. Cette spécification semble acceptée par une grande majorité des auteurs mais elle reste comme une mise en garde fantôme. Le catalogue d’exposition d’Africa explores en est la démonstration, en particulier par rapport à l’art populaire où ce paradigme de répétition est très présent.

Pivin, co-rédacteur en chef de la Revue Noire, il est vain de croire à l’existence d’une « spécificité africaine irréductible » tant les pratiques et les cultures africaines sont diversifiées entre elles. Il est pourtant un point qui se présente comme une sorte de consensus théorique, c’est la question de la rupture.

L’analyse de l’art populaire ne se fait qu’au travers des artistes qui se sont justement démarqués de la pratique courante, ceux qui ont intégré cette notion de rupture et qui y voient un meilleur investissement puisqu’elle permet d’accéder à un marché plus rentable que le marché local, celui des expatriés. Ainsi, dès lors qu’il est question d’art populaire, ce sont toujours les mêmes artistes qui sont étudiés, dans une perspective guère plus que biographique. Cheri Samba (le moraliste donneur de leçons), Tshibumba Kanda-Matulu (l’historien), Moke (le journaliste à sensation) ou Augustin Okoye (Middle Art) sont tous des peintres qui viennent de l’art populaire mais qui ont trouvé un point de rupture par rapport à une pratique où la reprise de classiques en vogue, de thèmes picturaux, est généralisée. C’est cette distinction, cette transgression qui est alors étudiée et analysée. Les collectionneurs (Gunter Peus, Jean Pigozzi, la Fondation Cartier…) et, partant, le marché international sont plus cohérents puisqu’ils ne prétendent pas s’extraire des critères et des postulats inhérents au champ artistique international. Œuvrant en de-

La rupture, l’originalité, la transgression ou la nouveauté sont parmi les critères de validation et de légitimation les plus décisifs, dans l’histoire de l’art occidentale moderne et post-moderne, même si elles n’ont pas toujours les mêmes modalités. C’est d’ailleurs une des articulations du débat entre les défenseurs et les détracteurs de l’art contemporain. Elle se présente comme une condition nécessaire à la créativité lorsqu’elle n’est pas mise en exergue dans sa contradiction même : la transgression comme règle, l’impératif de nouveauté. Dans le cadre de l’art africain, un réexamen de ce postulat paraît incontournable. Au modèle de la rupture s’oppose celui de l’enseignement initiatique, de l’atelier, où le respect de l’expérience et de l’autorité entraîne un système basé sur la reconduction d’éléments prototypiques. La création s’opère dans un processus de reproduction de modèles codifiés. A la notion d’originalité et d’unicité qui est imposée dans

hors du champ spécifique des études sur l’art africain, se sont eux qui construisent, selon leurs critères, les notoriétés et les légitimités artistiques, selon les mêmes modalités que dans le champ international de l’art contemporain. Sidney Littlefield Kasfir : « Le discours critique sur l’art africain postcolonial étant encore balbutiant, les goûts et les préférences d’une poignée de collectionneurs privés et de curateurs qui travaillent en étroite collaboration avec eux ont exercé une grande influence sur la façon dont l’art

africain contemporain est défini auprès de ses divers publics. » Toutes les publications et les expositions sur l’art contemporain africain font largement appel à ces collections qui forment finalement le matériau de base - filtré par le tamis du mécénat, intégré dans un système de valeurs marchandes - sur lequel tout le champ analytique se constitue. Sidney Littlefield Kasfir, à la suite de Gerardo Mosquera, compare les collectionneurs et les curateurs aux explorateurs coloniaux en voyage de découverte ; avant-garde chargée de reconnaître le terrain et d’y entamer les premières négociations. Ce sont eux, les découvreurs et les mécènes, qui opèrent une réelle rupture, en court-circuitant le monde de l’art occidental par l’importation d’une expression artistique qui s’y installe en tant que discontinuité. L’entrée même de l’art contemporain africain dans le champ de l’art international se joue dans le registre de la rupture dont les découvreurs sont les principaux agents. Entre ces deux ruptures, celle opérée par l’artiste par rapport à son milieu et celle qui s’opère dans le champ de l’art international, la deuxième est la plus prégnante et la plus rentable pour son opérateur. Après cette spécification, constitution d’une approche spécialisée, Susan Vogel segmente l’art contemporain africain en cinq grandes classes. 1. L’art traditionnel perpétue la fabrication d’objets ethniquement marqués qui s’intègrent dans des cérémonies, des rituels ou dans la vie quotidienne. 2. Le nouvel art fonctionnel propose de nouveaux objets pour de nouveaux usages tout en participant d’une même dynamique que l’art traditionnel. Les cercueils sculptés figuratifs de Kane Kwei en sont le meilleur exemple. 3. L’art urbain regroupe toutes les pratiques populaires. On peut cependant constater qu’elle limite sa catégorie à la seule expression picturale en la segmentant en deux classes : a. l’art commercial est l’art de la peinture d’enseignes publicitaire et b. l’art to look art rassemble toutes les peintures qui n’ont pas de visée directement commerciale et qui se rapprocheraient de l’art pour l’art occidental dont le public est la bourgeoisie nationale et les expatriés. 4. L’art international rassemble tous les artistes dont la reconnaissance dépasse le cadre local. Il est synonyme d’art académique ou, suivant la terminologie de Karin Barber, d’art des élites. 5. L’extinct art se présente comme la réinjection de formes traditionnelles idéalisées dans la construction d’une conscience identitaire. Cette taxinomie recoupe en grande partie les autres tentatives de catégorisation essentiellement basées sur les questions des destinataires et de la fonction des œuvres. Suiv-


ant qu’elle est destinée à la population, aux résidents étrangers, aux touristes ou aux spécialistes de l’art, l’œuvre d’art trouvera un compartiment dans ce que Jean Loup Pivin appelle « la typologie de la demande ». L’art populaire n’est généralement traité que superficiellement, lorsqu’il n’est pas réduit à l’hagiographie de ses représentants les plus médiatiques (Cheri Samba…). Susan Vogel réactualise la notion de syncrétisme en substituant à occidentalisation – emprise de la culture occidentale sur la production populaire – le terme occidentalisme (westernized vs westernism) . Elle met en perspective cette idée selon laquelle l’art africain aurait perdu de sa pureté au contact de la culture occidentale en lui opposant une dynamique de la digestion (« digesting the west ») où les éléments occidentaux sont intégrés dans une structure proprement africaine.

Nouvelles perspectives (Simon Djami, Joëlle

Busca)

Ce bref parcours historiographique relève un paradoxe latent dans le champ de l’art contemporain africain. L’étude de Susan Vogel en exemplifie le premier pôle, celui qui confine l’art africain en un domaine à part de l’art. Le regard sur l’art africain ne peut être direct. Il se doit d’être médiatisé par une

nébuleuse de problématiques liées au territoire, à l’identité, au contexte, à l’africanité, à l’authenticité, à l’altérité, à la spiritualité… L’emprise de l’ethnologie (Karin Barber et Susan Vogel sont les deux issues de la tradition ethnologique américaine) relègue la question de l’art à un second plan, trop concentrée par l’étude d’une Afrique des traditions et des ethnies, constituant le contexte comme premier plan. Z. S. Strother montre, au travers d’une étude sur la manière dont sont interviewés les artistes africains, comment les questions posées figent l’interlocuteur en un objet de fascination exotique. La focalisation des entretiens sur la biographie des

artistes africains comme moyen de calculer le degré d’africanité ou d’authenticité. Telles sont les questions que Thomas McEvilley pose à Ouattara pour comprendre son travail de sculpture : « Quelle est la taille de votre famille ? Quel est votre parcours scolaire, Quelle langue parliez-vous en famille ? Quelle religion pratique votre famille ? Implique-t-elle des sacrifices animal ? » Joëlle Busca donne une bonne synthèse de cette approche : « L’attitude culturaliste qui prône le respect, qui affirme l’identité primordiale des cultures traversant le temps nanties de leur noyau d’authenticité, totalités analysables en référence à elles-mêmes et en comparaison aux autres, corpus immuable et clos de représentations, de croyances, de symboles, de modes de vie, de manières d’être, poussée dans ses ultimes conséquences, est celle du ghetto, univers dont on connaît les limites et où l’individu ne trouve sa légitimité que dans cette communauté d’origine. » Cette tendance à constituer le champ de l’art africain en dehors du monde de l’art, sorte de ségrégationnisme sous-entendant que l’art africain ne peut se connecter ni commenter les grandes mutations historiques de l’époque contemporaine se trouve de plus en plus de contradicteurs, au sein des artistes africains et des critiques. Thomas McEvilley terminait son interview ainsi : « Je n’ai plus de questions, avez-vous quelque chose à rajouter ? » La réponse de Ouattara est symptomatique d’une revendication de plus en plus importante de la part des artistes africains : « J’aimerais dire ceci : ma vision ne se réduit à aucun pays ou continent. Elle est au-delà de la géographie. J’espère que les gens comprendront que c’est plus que de la géographie. » Tandis que Thomas McEvilley tente de localiser Ouattara dans un contexte spécifique, de le réifier en tant qu’objet ethnographique, ce dernier en appelle à l’universalité de sa vision. Les artistes africains se sentent ghettoïsés par ces qualifications géographiques et culturelles et voient en elles une entrave à la portée universelle de leur production. Cette revendication est relayée, entre autres, par Simon Ndjami, co-rédacteur de la Revue Noire, lorsqu’il s’insurge contre ce regard tellement spécifique qu’il en devient un non-regard. À cette lecture condescendante, il oppose les « seuls critères de jugement et d’appréciation de l’art contemporain » qui soit valables : « des critères d’émotion et de sensibilité » . On voit ici les difficultés d’une telle approche. L’art contemporain africain vient mettre en perspective l’universalité de l’art et la validité d’une telle conception. Les critères d’émotion et de sensibilité invoqués par Simon Njami paraissent

bien fragiles pour une définition de l’art. Dans cette tentative d’ « appliquer son regard de la même manière à l’art de tous les lieux et de toutes les époques, » Joëlle Busca aussi se retrouve face à cette question de l’essence de l’art. Entre une liquidation de la notion d’art par la critique sociologique, la dénonciation de ses mécanismes de production et de réception et l’impossibilité d’une définition ontologique de l’art, se dessine la perte de repère qui sous-tend le champ artistique post-moderne. Cette indétermination, l’impossibilité d’ancrer fermement le statut de l’art, aboutit à une confusion générale entre art et non-art, les frontières distinctives s’étant retranchées dans les transactions du marché de l’art, dans la dynamique économique et médiatique du jugement artistique, dans le devenir publicité du monde de l’art. Constituer l’art comme un invariant, essentialiser l’œuvre d’art dans un idéal universel ne paraît pas plus viable que l’objectivation d’un ensemble de règles propre à définir le fait social art, dans l’étude des modalités d’accession au statut social d’artiste, des processus de légitimations, des réseaux de réception de l’œuvre, des stratégies commerciales inhérentes au marché économique et symbolique… Évitant ces deux pôles, Joëlle Busca suit la voie d’une phénoménologie de l’art, où l’œuvre d’art se coagule avec les structures de sa connaissance : « l’apparaître d’une œuvre d’art est un événement, il ouvre un monde dans lequel le spectateur et l’œuvre naissent conjointement. (…) L’expérience esthétique ne se réduit pas à une perception, à une sensation et à une interprétation ; elle mobilise une ouverture réciproque de co-naissance. » Elle articule ainsi le collectif et l’individuel dans une rhétorique centrée sur l’œuvre et sa perception, « l’exercice du regard – l’esthétique ». Les enjeux d’une telle problématique semblent bien éloignés de l’enseigne publicitaire africaine, mais c’est justement dans l’évitement de ces questions d’esthétique liées à une vision unifiante et générale de l’art que se structure cette réflexion. Sans verser dans l’ornière du « tout est art », en prenant la responsabilité de poser un regard évaluatif, il s’agira de se placer dans un autre cadre que celui de la délimitation (inclusive – exclusive) des frontières de l’art.

A côté de l’art, l’art mineur.


Moto shop












1 DETERRITORIALISATIONS

Le colonialisme européen fut l’agent d’une déterritorialisation massive en Afrique. Un système scolaire formel imposa l’idée d’écriture et le développement croissant de l’alphabétisation installa la domination des langues métropolitaines sur les langues vernaculaires ; l’anglais pour le Nigéria, le français pour le Bénin… Ces langues sont l’avant-garde par laquelle s’infiltrent les cultures occidentales. L’Afrique est ainsi engagée dans un vaste processus de déterritorialisation qui emportera avec lui les profondes métamorphoses économiques, politiques, ethniques, géographiques, culturelles, sociales… qui s’opèrent dans le courant du XXe siècle. C’est dans cette dynamique que naissent de nouveaux genres artistiques et que s’invente la culture populaire africaine.


Photo - video







1.1 Formes

La peinture existe de manière marginale avant la colonisation. Outre son application sur des objets sculptés elle se déploie surtout sur les murs des maisons, affichant par exemple une position de pouvoir dans le cas des chefferies villageoises ou, dans d’autres contextes, comme l’explication des actions et des attitudes du colonisateur. Mais ce n’est qu’avec l’introduction de l’imagerie occidentale (cartes postales, calendriers illustrés, imagerie religieuse dans un premier temps et, à partir de la reprise économique et de l’intensification des rapports Afrique – Occident qui succède, dans les années 1950, à la deuxième guerre mondiale, magasines, revues, films, démocratisation de la photographie, télévision,…) que le passage se fait d’un espace sans délimitation précise à une représentation entendue comme fenêtre ouverte sur le monde, c’est-à-dire inscrite dans un cadre. Se rejoue ici les modalités d’apparition de la peinture de chevalet et de l’imposition de la perspective. L’apport de nouvelles technologies et de nouveaux matériaux conjugués à l’emprise de l’imagerie occiden-


tale vont devenir la matière par laquelle pourra s’effectuer l’expression. Wiliam Bascon décrit les effets de cette contamination de l’envahisseur sur la sculpture traditionnelle. À l’augmentation croissante de la fréquentation des touristes dans les années 1950, répond un développement du marché induisant l’organisation d’une production artisanale de masse et un réajustement de la création en fonction du goût de cette nouvelle clientèle. Dans cette transformation, Wiliam Bascon repère l’apparition de nouveaux modes stylistiques comme le naturalisme, le grotesque ou le gigantisme. Ce processus est lu comme la mort de la grande tradition de la sculpture africaine ayant été corrompue par l’envahisseur, perdant ainsi ses racines culturelles et son authenticité. En réponse à ce culte de l’authenticité, se met en place un système de vieillissement artificiel des sculptures, les soumettant par exemple à l’appétit d’une fourmilière. Se dessine dans l’exemple de ce que l’on a fini par appeler l’art d’aéroport, la négociation complexe, surtout à partir des années 1950, entre l’imposition coloniale d’une nouvelle culture et les stratégies mises en place pour gérer cette déterritorialisation. « Dans ce contexte de domination culturelle, la survivance et le développement de formes propres sont improbables. » L’enseigne publicitaire développera donc son expression dans le mode pictural occidental. Elle participe aussi, de par sa fonction même au langage publicitaire occidental. Tobias Wendl, anthropologue hanté par la volonté de constituer une histoire des médias en Afrique, inclus dans le catalogue de son exposition Afrikanische Reklamekunst une série d’images publicitaires coloniales, posant la question de la mission civilisatrice des Européens, au travers d’une rhétorique hygiéniste, repérable en particulier dans les publicités pour le savon. « Nature’s greatest gift is perhaps water – and one of civilisation’s greatest gifts – soap. The day of the witchdoctor’s craft and all its evils are

over. Today educated Africans Know that disease is spread by germs – and that germs live in dirt. Be educated – be healthy – keep your body, clothes and house clean by regular washing with soap and water. If you are wise you will make sure it is ATLAS soap – the best. There is an ATLAS soap for each and every use. Ask for it by name – ATLAS SOAPS. » Tobias Wendl situe ainsi l’origine des enseignes publicitaires dans la collusion entre cette publicité coloniale et les traditions picturales africaines. Le langage traditionnel s’ajuste sur les règles de l’imagerie publicitaire qui impose de nouveaux codes à la lecture des images. Naît de cette rencontre un sens particulier du slogan, (Le crayon de dieu n’a pas de gomme, Qui se place, se remplace, Hey bionic man, Taste this coconut juice ou Le service avant le plaisir), et une esthétique picturale où l’impact immédiat et la visibilité priment. Dans la société de consommation, la publicité n’est pas informative. Elle ne renvoie pas « à des objets réels, à un monde réel, à un référentiel, » mais à un système de signes, lié à un code. C’est l’ordre de la consommation défini par Jean Baudrillard, où la publicité fait entrer le produit dans le système symbolique de la distinction. L’objet n’est pas consommé pour sa valeur d’usage, c’està-dire en lui-même, mais en tant que signe fonctionnant à l’intérieur d’un code généralisé. La publicité est le lieu où le produit se transforme en signe, où l’apprentissage et l’acceptation du code s’opèrent, où les annonceurs se construisent une identité. Tobias Wendl raconte cette histoire : une marque de margarine anglaise affichait sur son étiquette un visage de nouveau-né, garantissant ainsi fraîcheur et santé à ses consommateurs. De cette signification ajoutée, déconnectée du produit est née l’idée qu’entrait dans la composition de cette margarine de la graisse de cerveaux de bébé. Cette anecdote est symptomatique des adaptations qui affecteront cette rhétorique publicitaire – machine à manipuler les signes – sur le sol africain.


Il convient ici de distinguer deux types de publicité peinte car elles articulent différemment les règles publicitaires mentionnées plus haut. La première catégorie, constituée de grands panneaux peints situés en bordure de route est le lieu de promotion des grosses entreprises commerciales locales ou internationales. Ces grandes publicités transposent les techniques de valorisation et de construction d’une image de marque dans une iconographie locale. Ainsi, le réseau de téléphone portable Libercom est disposé à satisfaire tous les types de femmes. (fig. 2) La publicité tente ici de donner à Libercom une signification, une résonance qui lui permettrait de « mobiliser les connotations affectives » utiles à la fidélisation des consommateurs. Cette catégorie ne diffère pas fondamentalement des panneaux publicitaires occidentaux en dehors de leur nombre minime et de leur plus grande pérennité (une surface peinte de cette grandeur ne se remplace pas toutes les deux semaines). La catégorie des enseignes publicitaires est, elle, plus spécifique. Contrairement aux panneaux publicitaires, les enseignes gardent un lien de proximité avec ce qu’elles promeuvent. Les femmes de la publicité Libercom renvoient à tous les endroits où il est possible d’acquérir un abonnement au réseau, elles sont les représentantes idéales d’une marque, tandis que le téléphone portable peint sur un mur indique le lieu précis où chaque Béninoise peut profiter des dernières offres Libercom. (fig. 3) C’est le propre d’une enseigne d’être connectée directement à ce qu’elle caractérise. Cette proximité enraye le vaste mouvement où chaque publicité renvoie à toutes les autres, où chaque signe s’enchâsse dans un autre et où le consommateur est appelé à se distinguer des autres, conformément. L’enseigne, parce qu’elle désigne un réel contigu à elle, ancre le grand encodage des produits, la transfiguration des objets en signes dans un contexte spécifique. Elle n’est pour autant pas cantonnée aux pures fonctions informatives et descriptives. L’enseigne en elle-même est le

signe d’une activité marchande, ce qui dénote en Afrique d’un enrayement potentiel de la spirale de la pauvreté. Elle est l’attribut de l’entreprise, aussi petite soit-elle, cristallisant ainsi une clientèle, un savoir faire, un outillage et une conscience du marché. Selon Jean Baudrillard, la publicité est un signe direct d’abondance et de liberté. L’enseigne distingue ce qu’elle désigne en le branchant directement aux potentialités offertes par le monde économique, se connectant ainsi à tous les autres systèmes symboliques de distinction, habillement, ameublement… Tandis que la publicité occidentale est autonomisée, que son message se résume à son omniprésence, la relation entre la fonction et la signification de l’enseigne n’est pas affranchie du réel.

Fig. 3


Fig. 2






1.2 (Les héros de contes de fée)

Fig. 5

L’enseigne publicitaire africaine s’insère donc dans l’ordre international de la consommation. Elle fait rouage dans cette grande machine mais l’entraîne selon des modalités qui lui sont propres. Le processus publicitaire qui substitue à la valeur d’usage une signification symbolique et manipulable étant entendu comme un langage déterritorialisé, l’enseigne peinte va épouser les courbes de cette déterritorialisation dans un travail de décantation et de desséchement de ce langage. Elle va en réduire le vocabulaire à ses éléments les plus communs, les plus courants et va leur assigner un sens nouveau. Cette syntaxe spécifique consistera à extraire du flux global des images des sortes d’archétypes de cet ordre international et de les isoler, de les emmener dans cette déterritorialisation. Il en est ainsi par exemple des figures symboliques des grandes marques, les héros de contes de fée selon la formule de Marshal Mc Luhan. Le cow-boy Mar-


lboro, Jonny Walker ou le bonhomme Michelin sont ainsi arrachés à leur signifié original pour venir s’encastrer dans un nouveau système de signification. Se pose ici la question de la circulation des images publicitaires ou culturelles et de l’usage qui en est fait.

Fig. 4

Il est courant de reconnaître dans les enseignes de coiffeur la figure de Tupac Shakur, chanteur culte américain décédé aujourd’hui. Le parcours de Tupac Shakur, de sa mise en orbite dans le flux global de la culture médiatique jusqu’à son incarnation picturale, stigmatise tous les processus décrits précédemment (déterritorialisation, proximité, sobriété). La première étape se déroule à Lagos au Nigéria où les magazines de rap américain tel que Source ou Vibe sont démembrés pour en extraire les photographies des figures les plus notables. Ainsi découpées, ces images sont montées dans une séquence de textes typographiés numériquement, de devises et de photographies

puis imprimées en grandes séries. Cette production de posters est très diversifiée et trouve des applications aussi multiples que la célébration de la religion chrétienne, le répertoire des coupes de cheveux ou des Hollywood hottest babes ou l’hagiographie tragique de Tupac Shakur. (fig. 4) Ces imprimés fonctionnent avec les enseignes de plusieurs manières. Un établissement de coiffure, par exemple, sera extérieurement distingué par une enseigne tandis que ses murs intérieurs s’orneront des barber’s shop posters, le coiffeur qui débute, son entreprise étant encore précaire, ne se signalera que par un poster et celui dont l’enseigne commence à être dépassée y ajoutera les actualisations nécessaires (fig. 5). La collusion entre ces deux médias est forte, les imprimés fournissant aussi les modèles indispensables à l’élaboration des enseignes. C’est ainsi que Tupac Shakur, Craig David ou Sisqo en viennent à recouvrir les murs de Lagos et de Cotonou. Il y a donc une attitude sélective par rapport à cette culture de masse qui circule et qui s’impose planétairement. Au sein de cette vaste machine déterritorialisante qu’est la culture occidentale globalisante et qui entraîne l’Afrique, il y aurait comme des pointes de reterritorialisation. La culture populaire noire américaine peut être considérée comme un agent de reterritorialisation. Dans leur étude sur Franz Kafka, Gilles Deleuze et Félix Guattari s’intéressent aux fonctions attribuées aux langues dans un système où elles se superposent. Le plus simple est de les citer. « Henri Gobard propose un modèle tétralinguistique : la langue vernaculaire, maternelle ou territoriale, de communauté rurale ou d’origine rurale ; la langue véhiculaire, urbaine, étatique ou même mondiale, langue de société, d’échange commercial, de transmission bureaucratique, etc., langue de première déterritorialisation ; la langue référentiaire, langue du sens et de la culture, opérant une reterritorialisation culturelle ; la langue mythique, à l’horizon des cultures, et de reterritorialisation spirituelle ou religieuse.


Les catégories spatio-temporelles de ces langues diffèrent sommairement : la langue vernaculaire est ici ; véhiculaire, partout ; référentiaire, là-bas ; mythique, au-delà. » En arrachant ce modèle à son caractère strictement linguistique, on voit comment les Africains trouvent dans le rap américain les éléments d’une reterritorialisation culturelle. Ce n’est pas une déportation culturelle. Spacialement, le flux reterritorialisant pourrait se comparer à une fuite sur place. La communauté noire américaine constitue le nouvel eldorado, emporté dans les remous de cette reterritorialisation. Le problème de la réception de l’art contemporain africain est celui-ci : l’Europe post-coloniale, rongée par la culpabilité, n’assume pas son forfait et rêve secrètement d’une reterritorialisation vernaculaire pour l’Afrique assurant ainsi le retour miraculeux de ce qu’elle a détruit. C’est ça la quête de l’authenticité, un pansement qui viendrait apaiser cette culpabilité. Mais ce qui est aliéné ne revient jamais et ce qui a été pris continuera de hanter tous les acteurs. L’Europe en est là cependant que l’Afrique est ailleurs. Les enseignes et les posters proposent une autre histoire où les reterritorialisations s’opèrent dans un là-bas référentiaire, au sein même des puissances déterritorialisantes, où les langues imposées sont modulées dans de nouvelles formes. Tous ces mouvements entrent en résonance entre eux et avec d’autres qui viennent en écho s’insérer en eux. Si l’Afrique se prolonge au-delà de son territoire aliéné, le fantôme de celui-ci est la matière dans laquelle se joue de nouvelles reterritorialisations. Witchdoctor, un rappeur américain peut servir d’exemple à ce mécanisme et au travers de lui peut se lire les modulations actuelles du mythe du retour en Afrique, de Marcus Garvey et de la Black Star. Dans une veine mystique vaudouisante, il exhorte son peuple, les noirs américains, à reconquérir le pouvoir spirituel qu’ils ont hérité de leurs ancêtres africains. « The time has come for black people to embrace they seven roots without fear. The time has come for them

to embrace this spiritual power without hesitation. We have been taught to hate ourselves and be uncertain of our spirit, our magic. We’ve been taught to fear the darkness of the night witch is the darkness of our skin. We’ve been taught to fear the voices in our heads witch are the voices of our ancestors. Indeed, our music is black magic and the music we create is the music of the past, the present and the future. The complete cycle of life. For the healing of our souls, amen. »

Fig. 6

Ici, la reterritorialisation est mentale. Il s’agit de se libérer du joug qu’impose la culture des blancs pour s’ancrer dans une sorte d’africanité fantasmée. L’Afrique devient mythique. Elle est cet au-delà, à l’horizon des cultures, où une reterritorialisation spirituelle peut advenir. Witchdoctor se projette précisément là où l’Afrique n’est plus. La pochette de l’album de Witchdoctor (fig. 6) pourrait rentrer dans la catégorie d’extinct art forgée par Susan Vogel, mais la collusion, l’asymétrie et les potentialités de rencontres et d’inversement de ces multiples mouvements de reterritorialisation resteraient bien invisibles. Il ne faut pas voir dans ces mouvements une volonté d’imitation ou de reproduction, mais plutôt


une sorte de fabulation commune où les uns et les autres se coulent dans des devenirs croisés, un devenir étant entendu comme la « capture d’un fragment de code. » L’Afrique entrerait dans un devenir-noir-américain qui se conjuguerait avec le devenir-africain des rappeurs du sud des EtatsUnis. Ces devenirs sont des perspectives nouvelles, ouvrant sur des libertés à venir, potentiellement révolutionnaires, vastes recombinaisons de codes segmentés. L’enchaînement - suite de rendez-vous manqués - qui part du retour de Marcus Garvey en Jamaïque, se poursuit par la sanctification du Negus-prophète Hailé Selassié II (empereur de l’Ethiopie) en passant par la concession de ce dernier d’une partie de son territoire aux rastas et qui se prolonge aujourd’hui, tentaculairement, par l’entrée de la culture rasta dans la culture populaire internationale (M T V), donne les pistes d’une compréhension de ces mouvements de déterritorialisation – reterritorialisation, de leur dynamique, de leur discontinuité, comment des segments de code interagissent en permanence, changent de continent, inversent leur sens, restent endormi…


Jewellery





2 ENONCIATION COLLECTIVE Bennetta Jules-Rosette (voir Etat des lieux) reprend le modèle construit par Karin Barber en fonction de la dialectique production – consommation pour l’élargir à un système plus proche de la fluidité qui émerge des pratiques de l’art populaire : « Le propos de Karin Barber aurait gagné en pertinence si au lieu de voir l’art populaire comme un système d’échange entre producteur et consommateur, elle l’intégrait dans un système de communication où émetteur et récepteur conçoivent mutuellement des messages. » Elle montre que l’artiste populaire ne s’adresse pas à un seul public mais qu’il est pris dans un réseau de communication qui implique la participation d’actants très hétérogènes, une sorte d’écosystème de l’art. Dans ses recherches sur l’art pour touriste, elle montre comment les objets naissent d’un processus de négociation entre l’artiste et les consommateurs qui passe par la médiatisation des marchands de culture (middlemen). Cette production est constamment alimentée par les interprétations et les traductions qui s’opèrent dans ces processus d’échanges symboliques, aux travers des distorsions qui peuvent intervenir dans le circuit : « 1. conscience de l’artiste, 2. intervention d’un intermédiaire (qui dit au consommateur comment il faut répondre), 3. réponse du consommateur, 4. réinterprétation de l’intermédiaire (qui dit à l’artiste le sens de la réponse). » L’art pour touriste ne

se joue donc pas dans une relation duale entre le producteur et le consommateur mais dans un ensemble plus vaste d’interactions où l’objet est en perpétuelle réinterprétation en fonction de valeurs symboliques et suivant les fluctuations du marché. Ces notions peuvent être appliquées à la production des enseignes publicitaires, envisagée comme une production collective, émanation d’un vaste réseau d’interconnexions et d’interactions multiples. C’est ainsi que l’enseigne publicitaire africaine peut être envisagée comme le résultat d’une énonciation collective. Son énonciation est toujours décentrée, désindividualisée pour être déportée dans un entrelacs de réseaux multiples. L’atelier de peinture est comme une fonction traversée par l’ensemble des forces sociales, économiques et culturelles. Ou c’est elle qui se déplace, traversant les croisements de réseaux ou longeant les voies parallèles. On peut décomposer cette énonciation collective en analysant quelques points de collusion entre l’atelier de peinture et les instances qui vont emporter avec elles une part de l’énonciation, et voir comment cette énonciation est dispersée et disséminée tout le long du corps social de la ville africaine.



Commerce général











2.1 Stratégies de la demande

Le peintre d’enseignes n’opère pas depuis un dehors de la société, position qui lui permettrait d’avoir un regard critique et distancié sur elle. Il n’est pas le créateur individuel de l’art majeur, il est un rouage de la « machine collective d’expression » d’un art mineur. Alors que Jean Loup Pivin en appelle à l’autonomisation de l’art africain par rapport à la commande , le peintre d’enseignes se coagule à cette dynamique de la demande. Le peintre d’enseignes n’a pas les moyens financiers de faire un travail sans avoir l’assurance qu’il sera écoulé. Il fonctionne donc sur commande. L’art pour touriste ne suit pas le même impératif ; il est produit avant d’avoir un acquéreur et le lien entre ces deux pôles est assuré par un intercesseur. L’enseigne publicitaire, elle, engage le commanditaire et le peintre dans une négociation directe et non médiatisée. Ils décident des modèles qui vont être utilisés, des inscriptions et du type de calligraphie. Pour le commanditaire, la fonction de l’enseigne est multiple. Elle est le porte drapeau de son appartenance à la sphère marchande, fonctionnant ainsi comme une distinction sociale. Mais elle doit surtout être la garantie d’une croissance de la clientèle. Une troisième instance entre donc dans l’élaboration de l’enseigne : les stratégies de séduction, la visée purement publicitaire. Le public a donc une importance cruciale. Il est l’instance régulatrice de la production d’enseigne. L’enseigne doit trouver des correspondances avec l’expérience ou les désirs du public. L’emprise du goût populaire, la connaissance des classiques et de leur efficacité expli-


que concrètement le caractère restreint du répertoire et la lenteur de ses transformations. Toute rupture est un risque financier. Le langage publicitaire se réduit ainsi à des séries d’éléments stéréotypés extraits du flux global des images. L’élection de chaque modèle en vogue est le fruit d’une négociation entre ces trois instances qui s’en partagent la paternité. (fig. 7.) C’est dans cet agencement collectif d’énonciation que l’enseigne puise son efficacité et sa portée, le travail du peintre et sa signature fonctionnant comme garantie pour le commanditaire, au même titre que le Bibendum sera l’attribut d’un travail de qualité. Ce n’est donc pas le message autonomisé parvenant d’un dehors de la société que véhicule l’enseigne publicitaire. Elle n’a pas de distance par rapport à la société, elle en est plutôt une émanation. Elle est un segment du corps social, un prolongement direct. La peinture d’enseignes fonctionne ainsi dans ce circuit peintre – commanditaire qui, lui-même, se déporte dans le champ indéterminé des goûts populaires. L’individualité du peintre d’enseignes est dissoute dans le champ d’immanence de la société. Au sein de ce vaste contexte, la peinture d’enseignes s’inscrit dans d’autres agencements plus spécifiques.

Fig. 7






2.2 La peinture d’enseignes et la photographie de studio

Fig. 8 (tirée de Tobias Wendl, 2001)

Fig. 10

Fig. 10

L’appropriation de la photographie par des photographes africains se fait vers la fin du XIXe siècle, rendant ainsi les Africains à nouveau maître de leur image. Depuis, la photographie africaine a pris les nombreuses formes de la photographie occidentale, la photographie de presse, la photographie d’art et d’essai. Mais celle qui m’intéresse est la photographie de studio. Elle trouve ses origines dans le besoin de photographies d’identité, lié au recensement démographique mis en place par les autorités. C’est à partir des années 1930 que se mettent en place dans les villes les studios de photographes qui ne se cantonnent pas aux strictes photographies d’identité et investissent

Fig. 9


le champ du portrait. L’accès à une représentation photographique individuelle se joue donc selon des modalités qui diffèrent de la photographie domestique occidentale. Aujourd’hui, la ville africaine est très étroitement quadrillée d’un réseau de studios photographiques qui désormais ont aussi inclus parmi leurs services la réalisation de film vidéo commémorant tout événement privé (anniversaire, fête, enterrement) ou public (concert). Le métier est très homogénéisé et, pour prendre l’exemple de Cotonou, réuni en association, permettant ainsi l’acquisition de l’appareillage technique nécessaire au développement de la photogra-

Fig. 9

phie couleur. L’activité photographique principale consiste à faire le portrait du client (ou des clients) devant un fond figuratif ou non, avec d’éventuels attributs ou éléments de décor même si certains studios sont spécialisés dans la photographie ambulante, particulièrement présents dans la vie nocturne. Le médium photographique trouve dans le contexte africain des applications et des modalités spécifiques. Tobias Wendl montre par exemple les liens qu’entretient la photographie de studio avec le code symbolique du textile : « une pratique courrante consiste à se rappeler d’événements au travers d’habits et de se rappeler de ces habits au travers de la photographie. » Lors des enterrements par exemple, un motif textile est annoncé et tous les invités devront se vêtir en

fonction de ce tissu. Le tissu est un code, un médium qui permet de signifier tantôt le respect dû à la mort d’un proche et la cohésion sociale qu’elle déclenche, tantôt la complicité entre deux individus. En fixant dans la mémoire l’expression vestimentaire, la photographie permet à cette pratique de se développer dans le temps. Le médium photographique se voit ainsi traversé par le code du textile. Il entretient aussi des rapports très serrés avec la peinture, tantôt en la prolongeant, tantôt en étant prolongé par elle. Les peintres d’ateliers participent à cette combinaison des matières expressives hétérogènes qu’opère la photographie de studio. Les photographes utilisent des décors peints pour mettre les sujets photographiés dans une situation rêvée ou pour permettre à ceux-ci de marquer leur appartenance à la modernité en marche ou leur attachement à des valeurs traditionnelles. Ces fonds, outres les paysages idylliques d’une Afrique rurale n’ayant pas subi de bouleversements, représenteront les attributs de la modernité : aéroport, autoroutes, grands carrefours, grandes villes occidentales, villes futuristes, architecture moderne, intérieur équipé de frigo bien rempli, de téléviseur, de chaîne hi-fi, d’horloge… (fig. 8.) La photographie permet ainsi d’inscrire son image dans l’ère moderne de la consommation. Ces fonds sont commandés aux peintres d’atelier et le renouvellement fréquent des motifs engage le peintre et le photographe dans une collaboration à long terme. Le photographe fournit les photographies nécessaires à la création d’enseigne. Des images de luimême et de son matériel technique seront montées pour élaborer la devanture du studio (fig. 9.) et des portraits du peintre lui seront fournis afin qu’il puisse faire la promotion de son propre commerce, de son talent et de son don (fig. 10.). Il y a dans ces processus un partage des compétences qui renforce l’acuité de chaque in-


ces pratiques s’estompent dans la combinaison d’un appareil de mémoire avec une machine à rêver, prolongement d’une fabulation collective. Les termes dans lesquels s’articulent la réflexion sur la photographie, ses liens avec la réalité, se voient ici mis en péril. Le réseau des ateliers de peintre est connecté au quadrillage des studios de photographie constituant un agencement où l’énonciation s’indétermine dans la production d’énoncés collectifs, reflets fantasmés des mémoires individuelles.

Fig. 11

stance en même temps qu’il les enchâsse mutuellement. Chaque médium est contaminé par les caractéristiques de l’autre. La photographie, éloignée du paradigme réaliste, est prise dans un devenir portrait peint, tandis que l’enseigne se nourrit de la verisimilitude véhiculée par la photographie. Ces interpénétrations mutuelles montrent les voies d’une hybridation inédite des médias dans de nouveaux prolongements spécialisés. Cette collusion soutend aussi la pratique du portrait peint funéraire. Lorsque la photographie d’une personne décédée commence, climat tropical aidant, à se détériorer, il est demandé au peintre d’en faire une copie (fig. 11.). Ce portrait est une prolongation de son modèle. Il ne perd pas de sens et de pouvoir lors du processus de transfert. Ses fonctions essentielles perdurent au-delà du changement de médium, instaurant ainsi une continuité entre ces deux médias sans rupture ontologique. Les spécificités de chacune de

Dans cette recombinaison, le peintre lui-même est entraîné dans un devenir moyen de reproduction technique. Le savoir faire technique des peintres d’enseignes est plus proche de la sérigraphie que des manières des maîtres peintres. L’agrandissement par quadrillage est l’outil principal de la transformation du modèle en enseigne et le chablon s’occupe de reproduire les motifs les plus courants. L’atelier de peintre fait office de centre de reprographie. La sérigraphie vient élargir le champ d’activité des plus gros ateliers, au même titre que la fabrication d’enseignes lumineuses. L’atelier de peinture s’organise comme une machine à reproduire les images dont la trace humaine est la scorie en même temps qu’elle en est sa garantie. Selon les commandes, les peintres s’inscrivent dans une véritable production industrielle. Ainsi, les réclames pour le yaourt Santa / Vital qui prolifèrent dans la ville de Cotonou ont toutes été produites par le même peintre (Bavet), une production en série (150

Fig. 12


exemplaires) d’originaux. (fig. 12.) (Dans un autre contexte : Californien, peintre de paysage romantique à succès, Thomas Kinkade a rationalisé la notion de touche et d’originalité dans un système de grande distribution : dans chaque grande ville américaine, une succursale de la Thomas Kinkade – Painter Of Light – Company écoule des reproductions industrielles de ses vues. Le rendu, la touche est à la responsabilité du gérant de la succursale qui, sous la double autorité de Thomas Kinkade qui l’a formé et de l’acheteur, donne, au pinceau, la dernière touche à un petit ruisseau pour personnaliser la qualité de la lumière qui éclairera le petit jardin.) Se dessinent ici toutes les tensions entre le caractère machinique de la production d’enseigne, son devenir photographique, c’est-à-dire sa tendance à exclure la main de l’homme dans une technologie reproductive, et la résistance du facteur humain qui se glisse dans toutes les imperfections, dans toutes les distorsions de la perspective… La photographie aussi se laisse percer par ces décalages en remplaçant la profondeur de champs par le décor peint. Le grand agencement signalétique dans lequel la peinture d’enseignes est un rouage, n’arrive pas à s’autonomiser du facteur humain, celuici fait retour dans la moindre parcelle de toutes les images produites. Chaque image publique qui s’insère dans le système signalétique des grandes villes – panneaux de propriété, imagerie commerciale, plaques de voiture, peintures sur moto, enseignes lumineuses, banderoles annonçant les meetings politiques… - porte les stigmates de celui qui l’a produite. Les ateliers de peintures fonctionnent comme un mode de reproduction technique humain, injectant dans chaque reproduction le hic et nunc de son unicité. Walter Benjamin faisait cette distinction entre la peinture et les techniques de reproduction où « la main se trouve déchargée des tâches artistiques » : « l’un observe, en peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même, le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même

du donné. Les images qu’ils obtiennent l’un et l’autre diffèrent à un point extraordinaire. » Cette distinction entre le peintre et le cameraman (le mage et le chirurgien) s’amenuise dans l’agencement qui se met en place entre les peintres d’enseignes et les photographes de studio, chacun étant, à différents niveaux, le rouage qui entraîne l’autre hors de ses limites, mouvements croisés de déterritorialisation.



Coiffeurs


















2.3. Peinture d’enseignes et croyances religieuses

La cartographie religieuse en Afrique est saturée de petites formations chrétiennes. Quelques exemples béninois : Eglise du christianisme céleste, Eglise apostolique du Bénin, Eglise néo-apostolique, Eglise adventiste, Union de la renaissance de l’homme en Christ, Groupe sacrificateur du Christ, Nouvelle Jérusalem, Eglise protestante méthodiste, Témoins de Jéhovah, Rosicrucien… Chacune de ces communautés indique ses lieux de regroupement avec des enseignes, selon les modalités qui lui sont spécifiques. Les lieux cultuels vaudou, lorsqu’ils ne sont pas signalés par un simple tissu blanc, sont marqués d’une fresque représentant quelque divinité. En dehors du respect d’un certain nombre de codes liés à l’imagerie religieuse, ces peintures fonctionnent comme les enseignes publicitaires. Là où le peintre d’enseignes se trouve le plus connecté à un système de croyance collectif, en dehors de ses propres convictions, c’est lorsqu’il est l’opérateur de la prolifération des devises, des proverbes ou des psaumes qui envahissent toute la sphère urbaine. Ce sont des petites plaques en fer ou en plexiglas sur lesquelles sont inscrites des sortes de devises

souvent succinctes, comme des mots d’ordre ou des cris entendus dans le sens héraldique. Le chiffre zéro a sa valeur, Dieu s’en charge, L’homme ne connaît pas la réalité de l’araignée, Je n’ai rien, ni or, ni argent, mais j’ai mes cinq doigts qui font mon espoir, Si dieu est pour nous, qui sera contre nous. Ces plaquettes sont fixées sur les motos et sur les voitures pour conjurer le mauvais sort et protéger le voyageur de la foudre des divinités qui règne sur les routes. (fig. 13.) Il y a dans l’inscription et l’appropriation de ces sentences une fétichisation des mots, souvent bibliques, qui s’opère. Ces plaques et leur contenu sont investis d’un pouvoir de protection. En dehors donc de toute église ou de toute religion traditionnelle, se joue, au travers de ces plaques, une sorte de superstition syncrétique, au sens religieux cette fois, point de rencontre entre les déviations de tous les systèmes de croyance légitime. Dans ce cadre, le peintre d’enseignes est le passeur, celui qui donne une forme aux mots et change les mots en cas d’inefficacité. Il est donc ici l’opérateur d’une machine magique de signes qui se glissent partout ou les dogmes ne sont pas assez vigilants, une machine qui se connecte à toutes les peurs et les espérances. Le peintre propulse ces plaquettes dans la circulation, ordonnant ainsi une signalétique superstitieuse mouvante, quadrillant à grande vitesse tout l’espace urbain. L’atelier de peinture est donc le lieu par où transitent les segments différenciés du corps social qui s’organisent en strates signifiantes dans l’agencement signalétique urbain. Ces strates, chacune selon leurs modalités propres, se superposent et se croisent, formant ainsi le prolongement collectif, image composite et complexe, des cerveaux individuels, des aspirations, des craintes et des souvenirs qui en travaillent la matière. Chacun de ces prolongements se poursuivant dans un autre. Au Nigeria et au Ghana par exemple, se développe un système de vidéo domestique avec lequel la peinture d’atelier est en liaison. Une production importante de films vidéo est relayée par un système de distribution efficace. Le cinéma ne se déploie donc pas dans un réseau de salles


appropriées mais devient domestique, home cinéma. Les gros succès tel que Diabolo peuvent écouler jusqu’à 300’000 copies. L’énonciation et l’énoncé sont toujours déportés hors de l’atelier de peinture, pris dans ces agencements qui les font filer tout le long du corps social. Cet agencement signalétique, ce réseau serré d’images publiques est la projection directe de la collectivité. L’atelier de peinture est le lieu d’où prolifère cette constellation d’image, mais le peintre n’est jamais au même endroit, il est toujours pris dans d’autre agencement qui s’exprime au travers de lui. C’est ainsi que l’on peut parler d’une énonciation collective, dans cette porosité de l’atelier de peinture, travaillé par tous les flux qui émanent du corps social, dans cette élaboration collective de potentialités. Cette machine signalétique est le relais de la conscience collective et c’est dans ce sens qu’on peut la relier au politique, dans les connexions qu’elle entretient avec l’organisation de la vie publique.

Fig. 13









3 POLITIQUE

« L’art et la vie ne s’opposent que du point de vue d’une littérature majeure. » Le mineur reste attaché au politique. Cette imbrication entre l’art et la société peut être lue dans la manière dont s’articulent l’enseigne publicitaire et l’espace publique. Cette lecture est éclairante, surtout lorsqu’on la compare à la configuration de l’espace publique occidental dans ses connections au système publicitaire mis en place par la société de consommation. L’analyse de ce branchement de l’enseigne publicitaire à l’immédiat politique peut donc se décomposer en deux temps, selon deux échelles. Une première approche tentera de rendre les modalités de connexions qui s’opèrent entre l’enseigne publicitaire et l’espace public, la forme qu’imprime à l’espace de la rue ce réseau spécifique de peintures signalétiques. Une approche plus globale fera rentrer dans l’analyse le système publicitaire et la configuration de l’espace public occidental. La comparaison de ces deux systèmes permet un éclairage réciproque.



3.1 Flèche

La fonction indicative de l’enseigne publicitaire se concentre dans la flèche. Elle est essentielle dans la composition d’une enseigne publicitaire puisque c’est elle qui projette un lien de contiguïté immédiate avec l’espace qui l’environne. Elle montre ainsi le lieu où l’on peut consommer ce qui est proposé sur l’enseigne. On peut ici distinguer deux catégories d’enseignes : l’enseigne à proprement parler est souvent accolée à la façade tandis que la pré-enseigne désigne, depuis la rue, un établissement. (fig. 14.)

Fig. 14

Fig. 14

La flèche est particulièrement importante dans cette deuxième catégorie. La flèche détruit le système « fenêtre ouverte sur le monde » en indiquant un extérieur à la représentation, en instaurant un lien direct entre la publicité et le contexte dans lequel elle s’insère. Appartenant tout autant à la sphère de la représentation qu’à l’espace réel environnant, la flèche donne une localisation précise à la représentation. Un lieu précis dans la géographie, unique, relié aux réseaux physiques des rues, des ruelles, des carrefours. L’enseigne fonctionne comme point de repère, point fixe dans la géographie de la ville, aussi sûr qu’une plaque signalant le nom de la rue. Les plaques de propriété qui se superposent au système des concessions sont par ailleurs, dans un autre cadre, embrassant toute une couche de préoccupations et de processus spécifiques, produites par les mêmes ateliers de peinture. (fig. 15.) Au réseau mobile de superstition, à la volatilité des modes de coupes de cheveux vient se mélanger un quadrillage plus stable, avec une vitesse de fonctionnement plus lente et impliquant des expériences, des niveaux de biographie correspondants (propriété, famille). L’atelier de peinture est le lieu par où cette strate trouve une localisation dans la géographie et dans l’espace symbolique-signalétique de la rue. L’enseigne publicitaire, selon des modalités proches de la plaque de propriété, s’ancre donc dans un lieu spécifique et organise la compréhension spatiale et signalétique de la ville. Le réseau d’enseignes publicitaires n’est pas autonome. Il dépend de l’espace physique. La Migros avait tenté une campagne publicitaire basée sur la flèche : des flèches indiquaient un élément extérieur à la publicité (une haie par exemple) et cet élément était repris dans un petit texte. Cette campagne fut mal comprise. Le système publicitaire occidental ou plus précisément la part de ce système qui se déploie dans la rue est tellement indépendante d’une localisation pré-


cise que la flèche fonctionnait comme symbole et non comme indice. La Migros voulait jouer sur l’immédiateté de l’indice, sur sa dynamique impulsive, mais elle est entrée en contradiction avec l’ordre de l’illusion que véhicule le dispositif de panneau publicitaire se modulant en permanence, montrant chaque jour un nouveau visage. La flèche fonctionne comme la locution « là » tandis que la publicité occidentale ne renvoie qu’au monde des signes, comme un media autonomisé. Le réseau d’enseignes publicitaires se développe donc comme un double signalétique de l’espace physique de la ville. L’ancrage entre représentation (illusion) et géographie concrète s’opère par le caractère hybride de la flèche, liant ainsi deux mondes, créant des ponts franchissant la coupure sémiotique de la représentation. Cette superposition structure l’espace public de la rue. Le contenu des enseignes se coagule à l’espace concret selon la même dynamique que les fonds figuratifs à la photographie, dans une dissolution du réel et de l’illusion. Le « là » de la flèche rimant avec le « ça a été là » de la photographie ; signes hybrides, lieux de médiation et agents de

Fig. 15

la confusion entre deux strates du même monde. Les enseignes publicitaires tendent à irréaliser l’espace de la rue, traçant des directions, structurant l’espace réel, l’emportant dans une indétermination. Selon Jean-Paul Thibaud, la notion d’ ambiance ou d’atmosphère devient importante dans la recherche architecturale et urbaine. Elle tente, dans l’analyse de l’habiter, de revenir vers le concret « en faisant valoir le caractère incarné et situé de l’expérience sensible ». Elle permettrait aussi « d’articuler une lecture esthétique à une lecture pragmatique de l’espace urbain ». Je reproduis ici quelques passages du texte en question. « De l’ordre de l’informe et du vague, l’ambiance ne se présente pas comme un objet que l’on peut facilement construire et délimiter. D’une certaine manière, l’ambiance peut être considérée comme le support à partir duquel le monde sensible se configure au quotidien, comme le champ à partir duquel les phénomènes émergent et s’individuent. Il en va ici de la manière dont le monde se dote de formes mémorables et reconnaissables, lui conférant par là même un visage familier. » A cette notion de familiarité, se rajoute une dimension plurisensori-


elle, posée en termes de spacialité. « L’ambiance convoque simultanément l’ensemble des sens en même temps qu’elle se spécifie à partir de chacun d’eux. » Un troisième éclairage est l’hospitalité. « L’ambiance n’est pas seulement exprimable, elle est elle-même expression du lieu dans lequel elle s’instaure. Elle décline des qualités rythmiques qui articulent notre rapport à l’environnement et à autrui. » L’atmosphère participe ainsi de trois dimensions : configuration, « Entretenir un rapport de familiarité avec le monde suppose de donner sens à notre environnement. » ; modalisation, « Investir un espace de sa présence consiste à lui donner corps en intégrant les sens dans une dynamique d’ensemble » ; articulation, « Rendre un espace hospitalier engage des gestes élémentaires nous reliant les uns les autres. » Dans ce cadre, cette superposition (indétermination) entre le monde iconique véhiculé par les enseignes et l’espace physique qui s’articule selon la géométrie en trois dimensions induite par la flèche pourrait donner un élément d’atmosphère, comme strate de perception confuse qui se mêle à la perception de l’espace concret (espace des choses). Comme une couche gazeuse, diffuse, qui entoure un phénomène, interposant un filtre perceptif. À l’espace sensoriel que la notion d’ambiance veut expliquer, se rajoute l’idée d’espace mental avec ses branchements multiples à l’espace urbain. Les contenus des enseignes publicitaires rentrent dans la dynamique gazeuse de cette vapeur humide, retenue par l’espace physique, cette immatérialité de l’espace. L’espace réel est une synthèse entre cet espace mental, d’autres perceptions diffuses et l’espace physique, les distinctions entre espace vécu et espace conçu s’estompent dans la tentative de décrire l’atmosphère.


Téléphonie













3.2 Informel (équivalence)

La ville s’imagine, elle se crée en image. C’est le destin de chacun de prendre part à cette fabulation collective de l’espace urbain. Dans ce cadre, c’est la prise qu’a l’individu sur l’espace public qui est en question. Les techniques de confiscation de l’espace public par l’état sont aussi mises en exergue lorsque l’appropriation individuelle de l’espace public rentre en conflit avec la forme qui est déterminée par l’économie et les pouvoirs en place. L’espace public cristallise ces degrés d’emprise et se constitue selon ces deux axes ; une planification rationnelle de la ville qui tente de s’imposer et une dynamique informelle de résistance qui détourne toute régulation. Forme vs informel. L’enseigne publicitaire est une émanation de l’économie informelle qui représente, pour le cas du Bénin, 80% de l’emploi total en zone urbaine (1992). L’économie informelle n’a pas de forme rigide et traçable, elle fonctionne selon des microformes, une multitude de segments contigus. Ce fonctionnement organique se déploie et pro-

lifère rapidement dans la forme rigide du secteur formel. C’est dans cette zone d’illégalité, détachée de la comptabilité nationale, que l’informel prolifère comme une bactérie dans une écologie adaptée. Chacun parasite une parcelle de l’espace public, le difractant en micro-lieux d’échange et de proximité. L’enseigne publicitaire est l’indicateur de cet informel, le segment signalétique de cette économie. (fig. 16.) L’entrelacs d’enseignes publicitaires se donne comme une cartographie de l’économie informelle, un indicateur esthétique-économique. Le projet urbanistique rationnel, progressiste, basé sur la spécialisation et la division des fonctions, (Vivre, travailler, se divertir, transporter sont les quatre fonctions définie par Le Corbusier), échoue dans la compréhension de ce type de microprocessus. « Distinguer et séparer les fonctions ; désigner et inventer des espaces appropriés ; assembler correctement les pièces pour qu’elles fonctionnent avec le minimum de difficultés possibles, c’est cela planifier, projeter. Spacialisation et spécialisation parfaites des fonctions. » Cette rationalité urbanistique ne peut expliquer les espaces tels qu’ils sont constitués. Le plan régulateur est contaminé par la prolifération organique de l’économie informelle. Les fonctions ne sont ainsi pas cloisonnées et distribuées spacialement. Elles se chevauchent, entraînant ainsi une certaine indifférenciation entre la rue et la maison, le public et le privé. Les processus d’appropriation des espaces s’opèrent selon chaque fonction, organisant un espace à connexions multiples où travailler et vivre ne s’excluent pas. C’est donc un système organique qui résiste aux outils analytiques rationalistes et au principe classificateur de l’urbanisme moderne. La banlieue n’est pas décentrée, elle recouvre de manière homogène toute la ville. L’informel vient déterminer l’espace, lui donner sa forme publique. L’espace de la rue se constitue dans le chevauchement des différentes fonctions en un même lieu, dans la combinatoire


maison-ville. L’enseigne fonctionne alors comme un drapeau marquant la conquête d’une parcelle de rue, une implication individuelle dans l’espace public. La rue devient un prolongement de l’espace privé de la maison. Celle-ci n’est plus cloisonnée dans une parcelle, entre des murs. Elle se déploie dans une géométrie extensive qui déborde sur la rue. Cette confusion abolit les infrastructures et l’organisation qui déterminent la ville selon les termes d’une vision planifiée. Ainsi, la sphère du travail se développant dans les espaces publics et les infrastructures urbaines issues de tentative de rationalisation étatique, ceux-ci sont colonisés par l’économie informelle. L’enseigne publicitaire dessine les contours de cette colonisation. En un sens, la rue échappe au contrôle étatique pour être modelé dans une appropriation collective de l’espace. Tenir sa rue. Ce sont les pratiques quotidiennes individuelles qui sont le principe selon lequel se structure l’espace physique et l’enseigne publicitaire donne à lire cette structuration. « Les événements décident des qualités formelles de l’espace. Ils produisent, modèlent et sculptent les ambiances. »

Fig. 16




BOIRE et MANGER











Susan Vogel segmente l’art contempo. « L’ARTISTE : ETRE LU, ETRE rain africain en cinq grandes classes. 1. L’art traditionnel perpétue la fabricaVU, C’EST VENDRE. » tion d’objets ethniquement marqués qui Citation de ZONOR s’intègrent dans des cérémonies, des ritu-

Lagos: Cotonou

Atlanta.

:

els ou dans la vie quotidienne. 2. Le nouvel art fonctionnel propose des nouveaux objets pour des nouveaux usages tout en participant d’une même dynamique que l’art traditionnel. Les cercueils sculptés figuratifs de Kane Kwei en sont le meilleur exemple. 3. L’art urbain regroupe toutes les pratiques populaires. On peut cependant constater qu’elle limite sa catégorie à la seule expression picturale, en la segmentant en deux classes : a. l’art commercial est l’art de la peinture d’enseigne publicitaire et b. l’art to look art rassemble toutes les peintures qui n’ont pas de visée directement commerciale et qui se rapprocherait de l’art pour l’art occidental dont le public est la bourgeoisie nationale et les expatriés. 4. L’art international rassemble tous les artistes dont la reconnaissance dépasse le cadre local. Il est synonyme d’art académique ou, suivant la terminologie de Karin Barber d’art des élites. 5. L’extinct art se présente comme la réinjection de formes traditionnelles idéalisées, dans la construction d’une conscience identitaire.

New York, Paris, Venise, Kassel, Londres, Bâle, Tokyo (L’art africain contemporain pro- Karin Barber, 1987, p. 36. « The freepulsé dans le circuit de l’art con- dom of popular art from the constraints temporain) of the official traditions : their position in

the unofficial sphere as culture brokers between the foreign and the indigenous, means that the popular arts are labile. In Bakhtin’s words, they are dynamic, everchanging, playful, with undefined forms, as opposed to the official art witch is finished, completed, didactic, utilitarian. » « La liberté de l’art populaire est tangible, libérée de la tradition officielle. La sphère non-officielle fonctionne comme un agent de brassage culturel entre l’étranger et l’indigène. Bakthin exprime l’opposition entre l’art populaire et l’art officiel en ces termes : dynamique, perpétuellement changeant,( playful), sans forme définie VS fini, complet, didactique, utilitaire. Karin Barber Id., Ibid., p. 32. « The islands of the capital-intensive and bureaucratically rational sector are surrounded by the sea of the informal sector. » « Les îles bureaucratiques du capital, zone intensive, s’élèvent au dessus de la mer de secteur informel. » Guide du routard « Les chemins de Ouagadougou sentent encore l’aventure. C’est donc à la gentillesse légendaire des Burkinabés et de leur caractère doux et pacifique que nous vous invitons. Très faiblement urbanisé, ils n’ont que leur hospitalité à vous offrir. » « Ce n’est pas du tourisme facile car l’Afrique peut aussi être hostile et cruel.


« I’d like to say this : my vision is not based only on a country or a continent, it’s beyond geography… I hope people will understand that it’s more than geography. » « J’aimerais dire ceci : ma vision ne se réduit à aucun pays ou continent. Elle est au-delà de la géographie. J’espère que les gens comprendront que c’est plus que de la géographie. »

« The urban painter, like the rural sulptor, ressembles the jazz musicien : he develops a theme without pretending to exhaust it. (…) The artist’s imagination is limited to improvisations on well-understood themes. »

Extrait d’un entretien entre Thomas McEvilley et le sculpteur Ouattara, cité par Z. S. Strother. Devises et slogans: « How big is your family ? What school did you go to ? What language was spoken in your home ? What religion did your family practice ? Did it involve animal sacrifice ? »

« Quelle est la taille de votre famille ? Quel est votre parcours scolaire, Quelle langue parliez-vous en famille ? Quelle religion pratique votre famille ? Implique-t-elle des sacrifices animal ? » « I don’t have any more questions, do you have anything more to say ? » « Je n’ai plus de questions, avez-vous quelque chose à rajouter ? »

« Nature’s greatest gift is perhaps watwe – and one of civilisation’s greatest gifts – soap. The day of the witch-doctor’s craft and all its evils are over. Today educated Africans Know that disease is spread by germs – and that germs live in dirt. Be educated – be healthy – keep your body, clothes and house clean by regular washing with soap and water. If you are wise you will make sure it is ATLAS soap – the best. There is an ATLAS soap for each and every use. Ask for it by name – ATLAS SOAPS. »

Devises et slogans:

HOLLYWOOD HOTTEST BABES

:

« Hey Bionic Man ! Taste this coconut juice !» (Volta Lake Coconuts Company)

« Shame to the devil. » « Watch what you are doing. » « Call me bad. » « Just have mercy on me. » « leave my way. » « Face the light. »


Witchdoctor, …a. s. w. a. t healin’ ritual, 1998, Organized Noize / Interscope Records . Spells. « The time has come for black people to embrace they seven roots without fear. The time has come for them to embrace this spiritual power without hesitation. We have been taught to hate ourselves and be uncertain of our spirit, our magic. We’ve been taught to fear the darkness of the night witch is the darkness of our skin. We’ve been taught to fear the voices in our heads witch are the voices of our ancestors. Indeed, our music is black magic and the music we create is the music of the past, the present and the future. The complete cycle of life. For the healing of our souls, amen. »

messages in complex ways rather than as a set of discrete exchange between producers and consumers. » « Le propos de Karin Barber aurait gagné en pertinence si au lieu de voir l’art populaire comme un système d’échange entre producteur et consommateur, elle l’intégrait dans un système de communication où émetteur et récepteur conçoive mutuellement des messages. » « 1. artist’s self-perception, 2. middlemen’s intervention (tells the consumer how to respond), 3. consumer’s response, 4. middlemen’s reinterpretation (tells the artist what the response means). »

« 1. conscience de l’artiste, 2. intervention d’un intermédiaire (qui dit au consommateur comment il faut répondre), 3. réponse du consommateur, 4. réintérprétation de l’intermédiaire (qui dit à l’artiste Bennetta Jules-Rosette, 1987, p. le sens de la réponse). » 97. « Barber’s discussion would have Tobias Wendl, 2001(a), p. 84. been sharpened by viewing the « a current practice consists of repopular arts as part of a commu- membering events through clothes nicative system in which senders and remembering clothes through and receivers mutually convey photographs. »

« une pratique courrante consiste à se rappeler d’événements au travers d’habits et de se rappeler de ces habits au travers de la photographie. » Marshall Mc Luhan, 1968, p. 233. Les deux médias entrent en collusion et constituent, « en tant que prolongements de notre organisme et de notre système nerveux » selon les termes de Marshal Mc Luhan, « un milieu d’interactions biochimiques. »

Devises et slogans: Le chiffre zéro a sa valeur, Dieu s’en charge, L’homme ne connaît pas la réalité de l’araignée.


Inkala:

Urbanisme: Mutation, pp. 118-195 « ……Airport = Mall, Church = Mall, Governement = Shopping, Shopping = Movement, Nature n’est pas = à Natural, Shopping = Terminal human activity, Mall = Public Space, Singapore = Mall, = Control Space, = Junkspace……. ».

maison = rue

« On progressera par contre en considérant que nous vivons non seulement dans une économie de marché, mais plus généralement dans une société de marché, c’està-dire un espace de civilisation où l’ensemble des rapports humains, et pareillement l’ensemble des rapports de l’homme au monde, sont médiatisés par le biais d’un calcul numérique simple faisant intervenir l’attractivité, la nouveauté et le rapport qualité-prix. Simplifions donc les calculs et privilégions l’emploi de matériaux à granulométrie faible ou nulle. Il s’agit dans tous les cas de créer des espaces polymorphes, indifférents, modulables. Il s’agit de créer des espaces neutres où pourront se déployer librement les messages informatifs-publicitaires. » Tels sont les axiômes que pose Rem Koolhaas : « Air conditioning = Endless interior…, Escalator = Smoothness, Maximum circulation = Maximum sales volume, = ¥€ $ » .

Harvard project on the city, Shop- Ascenseur , escalator et air condiping, dans Mutation, pp. 124-125. tionné.

(E440,…) Content, pp. 240-251. « Le junkspace connaît toutes tes émotions. Il est la bedaine de Big Brother. » «Stay asleep, Obey and Consume».

go-slow = embouteillage

Content, pp. 162-171. « Il n’y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c’est en chacun d’eux que s’affrontent les libérations et les asservissements. »


L’art pour touriste fournit l’objet qui est en parfaite adéquation avec la généralisation du tourisme comme mode de vie. C’est un objet qui est à la fois adapté matériellement et économiquement à l’échange touristique et qui contient, par son caractère unique, un potentiel d’authenticité. Le tourisme est l’œil (ou l’écran) au travers duquel se forme les représentations de l’ailleur. Dans le monde globalisé, le tourisme devient un mode de vie generalisé, un nouveau rapport au monde.

Afrique) Le petit futé se fais plus directif : « Au Bénin, vous serrez en contact avec des peuples, des paysages, d’une grande richesse et particulièrement préservés. Soyer les témoins de cette richesse mais pas les voyeurs. Guide du routard : « Les chemins de Ouagadougou sentent encore l’aventure. C’est donc à la gentillesse légendaire des Burkinabés et de leur caractère doux et pacifique que nous vous invitons. Très faiblement urbanisé, ils n’ont que leur hospitalité à vous offrir. » « Ce n’est pas du tourisme facile car l’Afrique peut aussi être hostile et cruelle. » et sur les enseignes publicitaires : « Tous ces portraits et scènes d’un réalisme souvent maladroit et naïf symbolise une bonhomie et une joie typiqueLe guide touristique apporte ainsi ment africaine. Elles évoquent de précieux renseignements, or- toute la fantaisie et l’invention de ganisant la planète selon une ce peuple. » échelle d’intérêt ou d’agrément: « Comme un point fermé qui surgit de l’océan Atlantique, le Benin se signale par sa forme originale près de l’équateur. » Point d’intérêt : « L’authenticité du pays est flagrante et la population est restée très accueuillante. » Cotonou = la porte ouverte sur l’atlantique. Ganvier Le centre de commandement de = la Venise africaine. Ouidah = l’ensemble des ascenseurs d’un la ville musée. (Catalogue Air énorme gratte-ciel new yorkais

(102 étages) est modifié par un chercheur dont le FBI ne veut plus des expérimentation désastreuse sur l’autonomisation de l’intelligence machinique. Le scientifique perd le contrôle de la machine qui, grâce à des puces semi organique auto reproductives s’est libérée de toute domination humaine et s’est lancée dans une séquence de meurtre bien macabre. L’ascenseur (Dick Maas). « vous descendez ? » Trailer : « New York, une ville verticale qui ne pourrait exister sans ascenseur. Le Millenium building : 102 étages – 73 ascenseurs et quand l’un d’eux connaît des disfonctionnements sérieux, causant décapitations, projections fulgurantes et autres morts violente à plusieurs personnes, le mécanicien Mark Newman est envoyé pour résoudre le problème. Son investigation rencontre une résistance inattendue… » John Carpenter, Invasion Los Angeles (They live), 1988. Synopsis du film : « John Nada débarque à Los Angeles pour y trouver du travail. Son arrivée dans la grande ville sera marquée à jamais par une extraordinaire découverte : des lunettes de soleil qui lui permettent de voir le vrai visage des gens qu’il


regarde. Il va s’apercevoir que le monde est dirigé et manipulé par autre chose que de simples humains… »

Extrait d’une interview de Andry Rajoelina, 30 ans, meilleur jeune entrepreneur malgache : «Q: Si aujourd’hui je voulais connaître la valeur de votre société, sur quelles bases pourrais-je l’estimer ? R: La valeur de Injet est aujourd’hui la valeur de son patrimoine. Il faut savoir que nous sommes l’une des premières entreprises en Afrique à disposer d’un système « La rue est morte. Cette décou- d’impression numérique indusverte a coïncidé avec des tenta- triel spécifique à notre activité.» tives frénétiques pour la ressusciter. » (Rem Koolhaas, La ville générique, in S,M,L,XL.)

On trouve ce type spécifique de média (à ma connaissance) en Amérique du Sud (voir : Mena, Juan Carlos (dir.), Sensacional, le design populaire mexicain, Editions du Seuil, Paris, 2002.), en Inde (les peintres de Bolywood…), au Cambodge (voir dans Raw Vision n° 14), peut-être même en Floride…


Informatique/ Hi-fi







3.3 Comparaison (axiomes)

Les outils de l’urbanisme tels qu’ils sont encore en vigueur ne peuvent rendre compte de cette strate non-physique de l’espace, cette prolongation mentale de l’espace qui est indiquée par les enseignes publicitaires. Une approche plus pragmatique permet une analyse plus fine et pose comme piste pour appréhender une ville comme Cotonou, par exemple, l’indistinction entre maison et rue. Cette géométrie et cette équivalence tente de décrypter la même strate d’espace que veut éclairer l’équation ville = supermarché. Selon le lieu, l’équation change d’inconnue. Ville = supermarché se décompose ensuite, selon le développement de Rem Koolhaas, en multiples axiomes : « Airport = Mall, Church = Mall, Government = Shopping, Shopping = Movement, Nature n’est pas = à Natural, Shopping = Terminal human activity, Mall = Public Space, Singapore = Mall, = Control Space, = Junkspace ». La notion de junkspace qui est une description de l’espace au-delà du physique dans les villes

les plus économiquement développées, trouve ses premières descriptions dans les années 1970. Rendant compte de l’importance croissante des supermarchés, Jean Baudrillard écrit : « Nous sommes au point où la consommation saisit toutes la vie, où toutes les activités s’enchaînent sur le même mode combinatoire, où le chenal des satisfactions est tracé d’avance, heure par heure, où l’environnement est total, totalement climatisé, aménagé, culturalisé. Cette climatisation générale de la vie, des biens, des objets, des services, des conduites et des relations sociales représente le stade accompli ; le conditionnement total des actes et du temps, jusqu’au réseau d’ambiance systématique inscrit dans des cités futures que sont les drugstores ou les aéroports modernes, une éternelle combinatoire d’ambiances, dans un printemps perpétuel et le drugstore peut devenir une ville entière. » Cette atmosphère printanière semble s’être propagé hors des murs des supermarchés et avoir envahit tout l’espace des villes avec comme principe régulateur : « construire les rayonnages de l’hypermarché social. » Michel Houellebecq donne quelques nouvelles descriptions : « On progressera par contre en considérant que nous vivons non seulement dans une économie de marché, mais plus généralement dans une société de marché, c’est-à-dire un espace de civilisation où l’ensemble des rapports humains, et pareillement l’ensemble des rapports de l’homme au monde, sont médiatisés par le biais d’un calcul numérique simple faisant intervenir l’attractivité, la nouveauté et le rapport qualité-prix. Simplifions donc les calculs et privilégions l’emploi de matériaux à granulométrie faible ou nulle. » Tels sont, à partir de là, les axiomes que pose Rem Koolhaas : « Air conditioning = Endless interior…, Escalator = Smoothness, Maximum circulation = Maximum sales volume, = ¥€ $ » .


3.4 Escalator et air conditionné (ascenseur )

« Le phénomène du shopping a introduit une mécanisation toujours plus forte dans l’existence des villes. C’est une sorte de bombardement de technologies, qui a commencé aux alentours du début du siècle, autour de deux inventions clés, celle de l’escalator et de l’air conditionné. » Le junkspace se répand spacialement depuis les supermarchés, il s’infiltre fluidement dans toutes les activités urbaines et l’urbain déborde les frontière de la ville. Il est filtré, contrôlé, aseptisé, furtif et s’adapte à toutes les situations en les simulant. Cette substitution se dissimule derrière une fine façade (membrane) de faux marbres, de carton, de miroir et de vitrage, de matérialité légère. La forme de cette façade, son aspect, peut se métamorphoser à tout instant ; style romain, climat bio, historique, style Art Nouveau, féerique, pyramide, dôme, coursive, palmiers. Le junkspace est proche du junkfood : analyse scientifique et classification du champ alimentaire, réduction des produits de base en poudre (E440,…) ou en pâte générique, reconstitution rationalisée, à partir des poudres, d’aliments simulant les vrais aliments. Le junkspace est partout ; dans le paysage, dans les téléphones portables, dans les villes. Il combine, à partir d’éléments génériques, les atmosphères changeantes des villes occidentales. Selon Rem Koolhaas, le junkspace serait sur le point de pénétrer l’organisme humain. Il se fait botox, collagène, oreille électronique, tentacules biomécaniques ou silicone pour envahir le corps. C’est une condition urbaine qui s’étend au-delà de la ville et qui vient modeler, dans une con-

figuration en permanent changement, l’espace public. Cet espace se conforme à chaque trajectoire individuelle, se forme comme leur liberté. Il prévoit les sensations, les désirs, les arrange avec une bande originale. « Le junkspace connaît toutes tes émotions. Il est la bedaine de Big Brother. » L’espace public fonctionne, dans ce cas, comme un simulacre de liberté, une hallucination du normal, masquant le contrôle exercé sur l’individu. La rue est une machine à circuler. Les voitures dessinent les plans, le flot de piétons est canalisé, les mouvements sont surveillés. L’espace se module en fonction de ces impératifs et des trajectoires individuelles. C’est un espace de contrôle mobile. La question est donc de voir comment fonctionne le système publicitaire au sein de cet espace public et quelle est la configuration spatiale induite par le réseau exponentiel de surface publicitaire.



Tourist Art









Devise












Notes de bas de page

L’échantillon fonctionne comme dans les termes de cette expérience génétique concernant la maladie d’Halzeimer et d’autres dégénérescences nerveuses : 1. prélever, sur un cerveau souffrant de trouble de la mémoire, un échantillon de cellules nerveuses souches A, le faire proliférer en culture, dans un laboratoire génétique. 2. réinjecter les cellules nerveuses B dans le cerveau concerné. Les cellules nerveuses B sont sensées s’agglutiner automatiquement aux connections altérées de la mémoire et réactiver les transferts endormis. Mais à long terme, il n’existe aucune garantie que cela se déroule selon ce plan. Exemple : Indigo Arts de Philadelphia est spécialisé dans la vente d’art populaire et folklorique d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Catalogue : « Haitian Paintings, Metal Sculpture, Vodou Flats, West African Barber Shop Signs, Huichol Paintings, Mexican & Venezuelan Folk Carvings & Paintings, Ethnographic Sculpture, Furniture & Textiles. » Cf. Joëlle Busca, 2000, pp. 8-105. Joëlle Busca, 2000, p. 136. Johannes Fabian, 1978. Karin Barber, 1987. Ibid., p. 36. L’art pour touriste fournit l’objet qui est en parfaite adéquation avec la généralisation du tourisme comme mode de vie. C’est un objet qui est à la fois adapté matériellement et économiquement à l’échange touristique et qui contient, par son caractère unique, un fort potentiel d’authenticité. Le tourisme est l’œil (ou l’écran) au travers duquel se forme les représentations de l’ailleurs. Dans le monde globalisé, le tourisme devient un mode de vie généralisé, un nouveau rapport au monde. La vie se présente comme une entreprise de maximisation de la jouissance et de la satisfaction. Il est impératif de s’amuser et de ne rater aucune des possibilités de jouir qui s’offrent à nous. Selon cette éthique, un quadrillage des jouissances possibles se superpose au monde. Le guide touristique apporte ainsi de précieux renseignements, organisant la planète selon une échelle d’intérêt ou d’agrément: « L’authenticité du pays est flagrante et la population est restée très accueillante. » (Catalogue Air Afrique) Le petit futé se fait plus directif : « Au Bénin, vous serrez en contact avec des peuples, des paysages, d’une grande richesse et particulièrement préservés. Soyer les témoins de cette richesse mais pas les voyeurs. La littérature des guides de voyage et des prospectus d’hôtel doit dans ce cadre être pris comme le lieu où se construit l’image des pays visités, comme un réseau d’image et de description qui se superpose à la géographie. Ce filtre participe de la connaissance de l’ailleurs…Le Guide du routard analyse ainsi les enseignes publicitaires : « Tous ces portraits et scènes d’un réalisme souvent maladroit et naïf symbolisent une bonhomie et une joie typiquement africaine. Elles évoquent toute la fantaisie et l’invention de ce peuple. » Ibid., p. 32. Susan Vogel (dir.), 1991. N’Goné Fall et Jean Loup Pivin (dir.), 2001, p. 9. Sidney Littlefield Kasfir, 2000, p. 125-130. Ibid., p. 135. N’Goné Fall et Jean Loup Pivin (dir.), 2001, p. 78. Susan Vogel, 1991, p. 28. Z. S. Strother, 2001. Extrait d’un entretien entre Thomas McEvilley et le sculpteur Ouattara, cité par Z. S. Strother. Joëlle Busca, 2000, p. 176. Simon Djami, Regards anthropométriques, www.revuenoire.com. Joëlle Busca, 2000, p. 198. Ibid., p. 198. Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975. Ibid., p. 29. « Les minorités et les majorités ne se distinguent pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité. Ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes… Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. » (Gilles Deleuze, 1990, pp. 234-235.) Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975, p. 145. Ibid., p. 32. Ibid., p. 30. Joëlle Busca, 2000, p. 194. Ibid., p. 6. Sidney Littlefield Kasfir, 2000, p. 18.


Cf., Bogumil Jewsiewicki, 1991 et 2003. In Nelson H. H. Graburn (dir.), 1976, pp. 303-319. Joëlle Busca, 2000, p. 148. Tobias Wendl (dir.), 2002. Ibid., p. 15. Jean Baudrillard, 1970, p. 192. Tobias Wendl (dir.), 2002, p. 16. Jean Baudrillard, 1968, p. 225. Ibid., p. 205 Sur la question : « le système objets -publicité constitue-t-il un langage ? » Cf., Ibid., pp. 221-231 : « Le système objets-publicité constitue donc moins un langage, dont il n’a pas la syntaxe vivante, qu’un système de significations : il a la pauvreté et l’efficacité d’un code. Il ne structure pas la personnalité, il la désigne et la classe. Il ne structure pas la relation sociale : il la découpe en un répertoire hiérarchique. » « Shame to the devil. » « Watch what you are doing. » « From one came a million. » « Reach the non-return point. » « Call me bad. » « Just have mercy on me. » « leave my way. » « Face the light. » « Win or Loose » Dans une étude menée à Dar es Salaam en Tanzanie, Werner Graebner fait cette statistique représentative de mon propos. Au sein d’un échantillon de 150 peintures, il observe la répartition des figures représentées selon quatre critères. En fonction des métiers : 48% de musiciens (répartis en 23% issus du rap, 16% du reggae, 9% d’autres styles), 15% de sportifs, 11% d’acteurs, 9% de politiciens, 15% pour la case autre. En fonction du genre : 83% d’hommes et 17% de femmes. En fonction de la couleur de peau : 92% de noirs pour 8% de blancs. Et enfin, en fonction de la provenance : 10% d’Africains, 86% d’Américains et 4% d’Européens. (voir : Tobias Wendl (dir.), 2002, p. 105.) Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975, p. 43. Witchdoctor, …a. s. w. a. t healin’ ritual, 1998, Organized Noize / Interscope Records . Spells. Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975, p. 26. Bennetta Jules-Rosette, 1987, p. 97. Ibid., p. 95. Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975, p. 34. N’Goné Fall et Jean Loup Pivin (dir.), 2001, p. 9. Tobias Wendl, 2001(a), p. 84. Les peintres d’enseignes doivent souvent leur carrière à une intervention divine, se matérialisant dans la possession par l’artiste du don de Dieu. Ce don du ciel permet d’avoir le plaisir de peindre qui met le peintre dans la position idéale pour réaliser toutes les commandes. Il est celui qui sait peindre. L’autoportrait peint à partir d’une photographie est un élément important dans l’autopromotion du peintre. Dans ce type de situation, c’est le fabricant qui commande une série de pancartes qui est ensuite distribuée dans les points de vente. Walter Benjamin, 2000, p. 70 et p. 99. Diabolo, William Akuffo, 1991. Synopsis du film : Diabolo est homme bien, représentant de l’économie individualiste moderne. Il habite seul dans un quartier de villas. Le soir, il va dans les night-clubs pour ramener des prostituées chez lui. Il leur met une poudre dans leur cocktail pour les endormir. Il se transforme en serpent et couche avec la prostituée. Lorsqu’il redevient humain, la prostituée vomit de l’argent. La prostituée est comme un bancomat. Les malheureuses prostituées meurent toutes quelques jours après dans d’étranges circonstances… Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1975, p. 75. Jean-Paul Thibaud, 2002, p. 200. Ibid., p. 195. Ibid., p. 197. Secteur non-structuré, économie populaire, solidaire, de survie, du trottoir… Le secteur informel est l’ensemble des activités économiques qui se réalisent en marge de législation pénale, sociale et fiscale (législation du travail, conventions collectives) ou qui échappent à la comptabilité nationale et donc à toute régulation de l’état. Les activités des trois secteurs traditionnels (primaire, secondaire, tertiaire) sont représentées dans le secteur informel : finance parallèle (tontine, bungulateur – marché des devises), ateliers de réparation, médecine de proximité côtoient les activités de services (restauration, textile, coiffeur, transport urbain), « les échanges non enregistrés se déroulant sur les marchés périodiques ou dans les principaux cordons frontaliers, la sous-traitance industrielle par les petits artisans pour la fabrication des pièces détachées ou autres biens nécessaires au montage industriel. » (Jacqueline Damon et John O. Igué (dir.), 2003, p. 280.) Production, service, distribution, l’informel traverse tous les domaines. L’économique s’enchâsse dans le social, « la dimension techno-économique se trouve totalement réenchassée dans un tissu de réseaux de solidarité et de réciprocité reconstruit sur de nouveaux imaginaires bricolés avec plus ou moins de bonheur. » (Anne-Cécile Robert, 2004, p. 111.) Mais le secteur informel fait intégralement partie des chaînes globales de production et de vente. Il est complémentaire du secteur formel. Marco-Antonio da Silva Mello et Arno Vogel, 2002, p. 179. Ibid., p.174. Mutation, pp. 118-195. Jean Baudrillard, 2002, pp. 21-26, le drugstore et Parly 2. Michel Houellebecq, 1998, p. 63. Harvard project on the city, Shopping, dans Mutation, pp. 124-125. Content, pp. 240-251. Le centre de commandement de l’ensemble des ascenseurs d’un énorme gratte-ciel new yorkais (102 étages) est modifié par un chercheur dont le FBI ne veut plus des expérimentations désastreuses sur l’autonomisation de l’intelligence machinique. Le scientifique perd le contrôle de la machine qui, grâce à des puces semi-organiques auto-reproductives, s’est libérée de toute domination humaine et s’est lancée dans une séquence de meurtre bien macabre. L’ascenseur Dick Maas, 2002. Synopsis du film : « New York, une ville verticale qui ne pourrait exister sans ascenseur. Le Millenium building : 102 étages – 73 ascenseurs et quand l’un d’eux connaît des disfonctionnements sérieux, causant décapitations, projections fulgurantes et autres morts violentes à plusieurs personnes. Le mécanicien Mark Newman est envoyé pour résoudre le problème. Son investigation rencontre une résistance inattendue… Prêt pour l’ère bio numérique?» « Le système de la grande consommation actuelle serait alors comme un éléphant à

l’agonie qui pourrait devenir dangereux, brutal et incontrôlable. » (voir note d’en dessous) Chaslin et Koolhaas, 2001, pp. 127-151. Content, pp. 162-171. Michel Houellebecq, 1998, p. 64. John Carpenter, Invasion Los Angeles (They live), 1988. Synopsis du film : « John Nada débarque à Los Angeles pour y trouver du travail. Son arrivée dans la grande ville sera marquée à jamais par une extraordinaire découverte : des lunettes de soleil qui lui permettent de voir le vrai visage des gens qu’il regarde. Il va s’apercevoir que le monde est dirigé et manipulé par autre chose que de simples humains… » Michel Houellebecq, 1998, p. 76. « La rue est morte. Cette découverte a coïncidé avec des tentatives frénétiques pour la ressusciter. » (Rem Koolhaas, La ville générique, in S,M,L,XL.) Gilles Deleuze, 1990, pp. 240-247. « Le capitalisme est désormais culturel. Il installe une société planétaire hyperindustrielle, où tout est devenu formalisable, calculable, instanciable par un dispositif machinique, objet d’investissement des capitaux disponibles. Tout, et en particulier la sensibilité des consommateurs. Plus que jamais, l’âge hyperindustriel nécessite la constitution de marchés mondiaux : les réseaux de communication et d’information fonctionnent essentiellement dans le but de canaliser, capter et transformer les désirs des hyper-masses des consommateurs de tous les continents selon les impératifs de l’offre de biens et de services. C’est la sensibilité de l’humanité dans son ensemble qui est ainsi modelée, mise sous influence, soumise au contrôle des technologies de la symbolisation, ellesmêmes asservies au marketing. » (George Collins et Bernard Stiegler, La grande misère symbolique, in Art Press, n° 301, 2004, pp. 44-48.) Gilles Deleuze, 1990, pp. 240-247. On peut voir la colonisation comme une excroissance mondiale de la société disciplinaire et partante, la post colonisation comme une modulation de la société de contrôle. « L’absence manifeste d’urbanisme et même d’architecture est peut-être un avant-goût de ce qui pourrait se répandre dans nos pays. J’ai l’intuition que ce pourrait être une ville très importante. (…) Il s’agit de comprendre qu’au Nigeria, à Lagos et dans d’autres situations encore, pourrait apparaître une nouvelle condition urbaine, avec cette manière d’occuper le sol, combinée à une capacité qui commence juste à être alimentée par les moyens de communication mobiles et les ordinateurs. » (Chaslin et Koolhaas, 2001, pp. 149-156.) + quelques statistiques tirées de Mutations : « in one hour : +60 inhabitants in Manila, +47 inhabitants in Delhi, +21 inhabitants in Lagos,… » « Of the 33 megalopolises predicted in 2015, 27 will be located in the least developed countries. » Lagos devenant en 2015 la 3ème plus grande ville du monde. Joëlle Busca, 2000, pp. 171-174. Marshal McLuhan, 1968, p. 14. On trouve ce type spécifique de média (à ma connaissance) en Amérique du Sud (voir : Mena, Juan Carlos (dir.), Sensacional, le design populaire mexicain, Editions du Seuil, Paris, 2002.), en Inde (les peintres de Bolywood…), au Cambodge (voir dans Raw Vision n° 14), peut-être même en Floride…


3.5 Publicité et contrôle « Il s’agit dans tous les cas de créer des espaces polymorphes, indifférents, modulables. Il s’agit de créer des espaces neutres où pourront se déployer librement les messages informatifs-publicitaires. Polyvalents, neutres et modulaires, les lieux modernes s’adaptent… » Le système publicitaire occidental est un élément du contrôle de l’espace. Il se développe partout et accompagne l’individu dans toutes ses activités. Il participe à la simulation du monde. La publicité tente de créer et de canaliser les désirs des consommateurs. Dans Invasion Los Angeles (They live), John Carpenter dévoile, grâce à des lunettes de soleil permettant de voir les extraterrestres, les vrais messages qui sont donnés par le système publicitaire : « Stay asleep, Obey and Consum ». La publicité et le marketing sont des instruments de domination se proposant comme une morale : « Tu dois désirer. Tu dois être désirable. Tu dois participer à la compétition, à la lutte, à la vie du monde. Si tu t’arrêtes, tu n’existes plus. Si tu restes en arrière, tu es mort. » Elle est aussi, en interaction avec les autres médias, un moyen de se distancer du monde et du vécu pour l’appréhender au travers

d’un système autonome de signes. La publicité constitue la part de cet univers symbolique et médiatique qui se déploie dans l’espace public et le clôture. Le système des emplacements permet, grâce à une rotation rapide, d’obtenir un paysage publicitaire en perpétuel changement. Elle est ainsi un dispositif d’organisation physique de l’espace, comme une fine couche sans aspérité, expansive et adaptable, qui permet de faire glisser les flux de consommateurs dans un espace où la fluidité est une condition de base (« Maximum circulation = Maximum sale »). L’espace public est modulé pour permettre une circulation et un contrôle maximum. Cette modulation prend corps dans les systèmes de vidéosurveillance, dans les facilités de payement par carte bancaire ou dans l’implantation de mobilier urbain ou d’art urbain. L’espace public perd son caractère public. La rue se développe selon les impératifs économiques et est confiée aux organes de contrôle (securitas, police). La rue est donc double : d’une part elle se présente comme un espace ouvert, champ de multiples potentialités, et d’autre part comme un espace de contrôle. Le junkspace et la publicité sont la modulation spatiale de la société de contrôle telle que l’a décrite Gilles Deleuze. En partant des analyses de Michel Foucault sur les sociétés disciplinaires, Gilles Deleuze propose le modèle de société de contrôle pour comprendre les régimes de domination des sociétés actuelles. La société disciplinaire procédait par enfermement. L’individu passe d’un milieu d’enfermement à l’autre, famille, école, service militaire, usine, hôpital, prison et chacun de ces internats lui imprime une forme spécifique. Du regroupement des masses dans des lieux d’enfermements, on passe à un contrôle individuel dans un espace ouvert. La société de contrôle impose un nouveau régime de domination, un contrôle adapté,


modulable, invisible. L’environnement n’est plus organisé en clôtures, mais chaque individu est en permanence localisable. « Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve. Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont des modulations, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. » L’individu est donc un « dividuel » qu’il s’agit de diriger dans la ville. La constitution d’un espace public générique permet cette fluidité et cette modulation permanente, canalisation des flux. La rue se présente ainsi comme un espace sur lequel aucune prise individuelle n’est possible. Aucune aspérité, aucune rugosité ne vient entraver la fluidité des rouages de cet espace de contrôle. Tandis que l’espace public occidental s’organise autour du contrôle et de la fluidité, l’espace public en Afrique de l’ouest s’organise selon une dynamique de la congestion. Les go-slows (embouteillages) de Lagos en donnent une bonne illustration : les grandes voies de circulation de la ville, échangeurs et autoroutes, sont volontairement obstruées, au moyen d’un feu par exemple, afin de détourner la circulation. Le flux de circulation rapide se trouve ainsi forcé à se répandre dans les rues moins circulantes. L’embouteillage ainsi créé devient un espace du commerce informel, articulant le lien entre les marchands ambulants et les consommateurs circulant en voiture. Chaque go-slow a une durée et un espace spécifique où un marché spécialisé se développe. Tel carrefour difficile sera le marché aux fruits. L’enseigne publicitaire participe de la même dynamique, celle d’une appropriation individuelle de l’espace public comme condition de l’échange économique, lui imprimant ainsi une atmosphère spécifique. Si l’espace public occidental est l’instrument de domination de la société de contrôle, la configuration de la rue africaine montre un autre type de domination. L’illégalité relative

du secteur informel, les pratiques de corruption et l’état sanitaire des rues témoignent des difficultés rencontrées par les volontés de régulations étatiques. L’inkala propose une synthèse du régime de domination africain. (fig. 17.) L’inkala est une représentation qui se retrouve dans une grande partie de l’Afrique et qui est reprise par les peintres d’atelier comme un classique. La scène se déroule au bord d’une rivière. Un homme qui voulait cueillir des fruits se retrouve coincé sur une branche, empêché de tous les côtés. Dans la rivière, le crocodile représente l’emprise des forces obscures, la sorcellerie. Sur la terre ferme, le léopard est le mercenaire de l’état autoritaire. Et depuis le haut des branches, surveillant les mouvements de l’homme, le serpent symbolise le péché. On devine au travers de cette image la présence d’un contrôle certain. Mais comme le remarque Gilles Deleuze : « Il n’y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c’est en chacun d’eux que s’affrontent les libérations et les asservissements. »


CONCLUSION


D’un régime de domination à l’autre, c’est de l’espace qu’il a été question, de cette partie d’espace qui n’est pas saisie par l’œil et qui n’est pas physiquement mesurable. Les enseignes publicitaires nous ont permis de voir comment ce média de masse hybride agit sur son environnement et quelles conséquences spatiales découlent de cette hybridation. La peinture d’enseignes se connecte partout, comme une toile d’araignée, tissée de mille réseaux. Elle partage avec le média internet son modèle organique. C’est d’ailleurs cette urbanisation organique et informelle qui serait, selon les prédictions de Rem Koolhaas, la condition finale de toutes les villes, plaçant ainsi Lagos en tête de course. De manière latente se pose la question de la place de l’Afrique dans la gobalisation. Joëlle Busca pose ainsi cette question. « Devant un centre qui se dissout par expansion, impossible à situer, la périphérie a envahi le monde. Il n’y a plus alors de destination mais seulement le présent, instant d’un faux départ, puisque sans but, exagérément dilaté par les technologies de l’information. Le monde devient un seul lieu, un seul temps. Internet, la télévision, par la communication instantanée, ont ouvert le monde. Le voyage est sans limites mais simulé. (…) Le monde est et reste divers. Des pans entiers de l’économie africaine demeurent informels, échappant à toutes les tentatives de régulation. Dans ce contexte mondial où la violence économique conditionne le politique, le diplomatique, le démographique, l’écologique et le culturel, l’Afrique est une exception. Mais la situation actuelle se présente ainsi : l’Afrique résiste, malgré elle, à l’impérialisme, victime, pourrait-on dire depuis des décennies des ajustements structurels imposés par le Fonds Monétaire International et d’une dette pléthorique. Pour 1% du commerce mondial. » La disparition probable du média de masse publicité peinte en Afrique ou sa transformation en art d’aéroport donne quelques pistes. Certains états ont commencé, depuis l’an 2000, à légiférer le domaine de la publicité. Certaines mesures existaient sans être vraiment respectées et cette récente volonté de réguler le champ publicitaire semble être une tendance forte au niveau des états d’Afrique de l’ouest. Cette tendance est liée à l’apparition d’entreprises plus importantes, travaillant dans la publicité, qui demandent une régulation du système publicitaire pour pouvoir appliquer un système d’agences et de division des taches. Il se crée donc de plus en plus d’agences de conception publicitaire et parmi celles-ci, les plus importantes sont les succursales locales d’entreprises internationales de la communication. Dans ce mouvement, l’emplacement publicitaire devient source de revenu. Le support devient autonome, géré par une régie et le contenu publicitaire suit le même mouvement. Extrait d’une interview de Andry Rajoelina, 30 ans, meilleur jeune entrepreneur malgache : « Q : Si aujourd’hui je voulais connaître la valeur de votre société, sur quelles bases pourrais-je l’estimer ? R : La valeur de Injet est aujourd’hui la valeur de son patrimoine. Il faut savoir que nous sommes l’une des premières entreprises en Afrique à disposer d’un système d’impression numérique industriel spécifique à notre activité. » Une volonté étatique de régulation et l’arrivée dans les capitales de systèmes d’impression numérique industriel entraîneront probablement la peinture d’enseignes vers un destin incertain. « La machine a transformé la Nature en forme d’art. Pour la première fois, à ce moment, les hommes ont commencé à regarder la nature comme une source de valeurs esthétiques et spirituelles. Chaque nouvelle technologie crée un milieu, vu en soi comme corrompu et dégradant, mais qui transforme cependant son prédécesseur en forme d’art. » La généralisation du système publicitaire, tel qu’on le voit dans nos villes, ajouté à l’arrivée progressive d’autres technologies numériques entraînent une modification du milieu humain, un changement d’échelle, de rythme ou de modèles dans les affaires humaines. Dès lors le média change de statut et il devient visible puisqu’il est en décalage avec le milieu qu’instaure les nouveaux médias.


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IMPRESSUM Rédaction et coordination éditoriale: Leo Ramseyer Photographie: Gabin Aviansou et Anne Ramseyer Maquette de l’auteur 2010. Graphistes envisagés pour la mise en page: welcometo.as Association Tropik’Art: tropikart@bluewin.ch




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