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M 02049 - 585S - F: 6,50 E - RD
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2017 DOM/S 7,10 € - BEL 7,10 € - LUX 7,10 € - CH 12,20 FS - CAN 9,70 $CAN - ALL 8 € - Aut 7,20 € - ITL 7,10 € - ESP 7,10 € - GR 7,10 € - PORT CONT 7,10 € - MAR 68,00 DHS - TUN 8,30 TND - TOM /S 990 CFP - TOM/A 1550 CFP
Cette lettre est une invitation au voyage Chères lectrices, chers lecteurs, mbarquons sur Le Nouveau Magazine Littéraire. Éteignons un instant nos téléphones portables, laissons-nous porter par l’esprit d’aventure, guider par une soif de découverte retrouvée. Visitons, habitons, pensons littérairement le monde. Et, ce faisant, transformons-le. Ensemble. Pendant de trop longues années, le déclinisme et la tentation du repli ont dominé notre paysage idéologique, médiatique et culturel. Il est temps pour nous de tourner cette page morose de notre histoire intellectuelle, temps de renouer avec l’ambition des grands horizons collectifs, avec l’empathie, avec l’enthousiasme, temps de réinventer cette idée d’avenir que nous avons laissée choir. Nous sommes nombreux à attendre des réflexions, des formes, des signatures nouvelles, à espérer une maison commune pour comprendre, débattre, combattre, songer, aimer, réfléchir. Prendre le temps d’être, véritablement. Le Nouveau Magazine Littéraire est né de cette attente et de cet espoir. Chaque mois, il s’axera autour d’un grand débat d’idées. Chaque mois, il enverra des écrivains explorer le réel pour nous en livrer la substantifique moelle. Chaque mois, il éclairera notre temps à la lumière des grands auteurs d’hier. Chaque mois, il fera le tour du monde des idées. Nous rêvons de recréer avec vous une communauté aujourd’hui éclatée : la fameuse république des lettres. Cette république ouverte à tous, nous la pensons d’emblée comme européenne. Elle ne se limitera pas au magazine papier, elle vivra de façon virale, virtuelle et physique. Rejoignez-nous, écrivez, participez, lisez, rêvez, souriez ou pleurez avec nous. Jusqu’ici nous étions éparpillés, rassemblons-nous à bord du Nouveau Magazine Littéraire. À très vite pour larguer les amarres ! Sincèrement, Raphaël Glucksmann, Directeur du Nouveau Magazine Littéraire
Sommaire
Novembre-décembre 2017 n° 585-586
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38
3 Édito Par Pierre Assouline
Esprit du temps 8 L’ÉVÉNEMENT L’inceste dans le texte Par Sarah Chiche 14 PRESTO L’actualité en bref 18 PORTRAIT En attendant Patrick Modiano Par Marie-Dominique Lelièvre 26 GRAND ENTRETIEN Yuval Noah Harari : « Une faillite de l’imagination »
MANTOVANI/GALLIMARD VIA LEEMAGE - BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE/ÉD. DE L'OLIVIER - AKG-IMAGES
Critique fiction
32 Don DeLillo, Zero K Par Marc Weitzmann 34 Anna Hope, La Salle de bal Par Fabrice Colin 36 Viet Thanh Nguyen, Le Sympathisant Par François Vey 38 Jonathan Safran Foer, Me voici Par Thomas Stélandre 40 Peter Handke, Essai sur le fou de champignons Par Bernard Morlino 42 Colson Whitehead, Underground Railroad Par F. Vey 43 Delphine Coulin, Une fille dans la jungle Par C. Thomine 44 Lutz Bassmann, Black Village Par Jean-Baptiste Harang 47 J. M. G. Le Clézio, Alma Par Alexis Brocas 49 Anne Godard, Une chance folle Par Juliette Einhorn 50 David Lopez, Fief Par Marie Fouquet 51 Isabelle Duquesnoy, L’Embaumeur Par Jean-Jacques Beinex 52 AU FOND DES POCHES 54 LIRE ET RELIRE L’abbé Mugnier Par Pierre Lemaitre
Critique non-fiction 58 BIOGRAPHIE Arlette Jouanna, Montaigne Par Robert Kopp 62 POLITIQUE Rutger Bregman, Utopies réalistes Par Patrice Bollon 64 CORRESPONDANCE Charles Bukowski, Sur l’écriture Par Marie Fouquet 66 ANTHOLOGIE Claude Arnaud, Portraits crachés Par Camille Thomine 76 La chronique de Maurice Szafran Tobie Nathan en plein transfert délirant
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DOSSIER
Spinoza
Son actualité L’histoire d’une révolution Par H. Aubron et A. Brocas Les raisons d’un grand come-back Par Maxime Rovere Viva Spinoza ! Une passion latino-américaine Par María Jimena Solé Les sept familles spinozistes Sa pensée Nos existences en puissances Par Pierre-François Moreau Germes écologiques Par Wolfang Eiche Au-dessus des partis Par Ivan Segré Les épines cachées Par Jean-Claude Milner Contexte et réseaux La dissidence en héritage Par Adma Muhana Un incroyant bien de son temps... Par Jean-Pierre Cavaillé ... qui se trouve des frères chrétiens Par Andrew Cooper Fix Principes de plaisir Par Frank Mertens La langue, un territoire à affranchir Par Henri Krop La volte-face de Nicolas Sténon Par Mogens Laerke La bête à dix mains Par Omero Proietti et Giovanni Licata La chronique de Luc Ferry Spinozisme, pourquoi je n’en suis pas
Sortir 110 CINÉMA Frederick Wiseman Par Emmanuel Burdeau 112 Dupontel adapte Lemaitre Par Alexis Brocas 114 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Gonzague Saint Bris, en toute amabilité ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Simon Bentolila, Maialen
Berasategui, Filip Buyse, Geneviève Caux, Jean-Louis Ezine, Alexandre Gefen, Natalie Levisalles, Pierre-Édouard Peillon, Jean-Claude Perrier.
EN COUVERTURE : D’après le portrait de Spinoza, BnF. © ADAGP-Paris 2017 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 5 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine Littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique, 1 encart Médecins sans frontière sur les exemplaires abonnés, 1 encart abonnement Beaux Arts Magazine sur les exemplaires abonnés, 1 encart VPC Blake & Mortimer sur les exemplaires abonnés.
N° 585-586/Novembre-décembre 2017 • Le Magazine littéraire - 7
L’événement
L’INCESTE DANS LE TEXTE
MOTS POUR MAUX
En cette rentrée, quatre livres affrontent l’indicible. Parmi eux, le terrible Jours d’inceste, un récit anonyme présenté comme un document authentique. Par Sarah Chiche
M
«
on père est mon secret. Mon secret, c’est qu’il me violait. Mais le secret sous le secret, c’est que parfois j’aimais ça. » Difficile de savoir avec certitude qui a écrit Jours d’inceste, un texte américain d’une obscénité incroyable, tout juste paru aux États-Unis chez Farrar, Straus and Giroux, et dont les éditions Payot ont acquis les droits pour la France. Mais une chose est, de notre point de vue, certaine. Il s’agit d’un auteur cultivé, qui a lu un certain nombre d’ouvrages de psychanalyse, qui, au vu de la façon dont il maîtrise l’art de l’écriture au scalpel, n’en est certainement pas à son premier texte publié et connaît sur le bout des doigts Des arbres à abattre de Thomas Bernhard et le théâtre de Kleist. La première fois qu’elle couche avec son père, l’auteur, qui a choisi l’anonymat et se présente comme une narratrice, a 4 ans. Cela s’achèvera à ses 21 ans. Selon l’éditeur, il s’agit d’un document authentique. Et on pourrait être tenté de le croire. Le clivage à l’œuvre chez les victimes d’inceste y est tout à fait bien décrit : pour
survivre, un enfant peut se couper de son propre corps, au point de devenir spectateur de l’abus dont il est la victime – être spectateur permettant dès lors de ne plus être acteur (et donc coupable) ni victime. De même qu’est très bien évoqué le mécanisme d’identification à l’agresseur. L’enfant abusé devient violent à son tour, mutile ses poupées et se rêve abuseur. « Je rentrais à l’intérieur de mon père. Je voulais être l’homme qui fait mal aux petites filles. » Enfin, dans les dernières pages du livre, les scènes d’amour avec Carl, l’amant amateur de Kleist et de sadomasochisme avec qui peut se rejouer, à l’âge adulte, l’immuabilité du scénario pervers agi avec le père, sont tout à fait travaillées sur le plan littéraire en même temps qu’elles sont tout à fait plausibles. « Je me sens brûlante et légère. Je suis glacée. Je n’ai pas d’esprit, pas de corps, et je ne suis qu’esprit et que corps. Je le sens qui donne des coups
« Je me sens brûlante et légère. Je suis glacée. Je n’ai pas d’esprit, pas de corps, et je ne suis qu’esprit et que corps. »
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de reins et qui gémit en baisant ma petite bouche. Il pose la main sur ma gorge. Il serre. Je monte tout en haut du ciel. […] Il m’étrangle. Je suis une petite fille de 6 ans en robe de Pâques blanche à froufrous […]. Du haut des nuages je regarde tout en bas le champ verdoyant tandis que je suis attachée à cette chaise. » Le précédent Anaïs Nin
Mais quelque chose, dans ce pacte narratif, nous fait tiquer. Un auteur présente son texte sur un inceste vécu avec son père comme tout à fait réel. Ce faisant, cet auteur, qui assure être une femme, raconte, courageusement, se dit-on, qu’elle aimait « baiser » (c’est son mot) avec son père. Soit. C’est monstrueux ; c’est abominable ; mais ce sont des choses qui arrivent. Dans son Journal, Anaïs Nin a fait le récit de la passion sexuelle qui la liait à son père et a pu écrire : « Un soir, père et moi avons parlé de nos vies : il était certain que je continuerais à avoir des amants, parce que j’étais jeune et pleine d’ardeur et qu’il ne pouvait pas m’épouser […]. Je me rends compte que je ne crois plus à l’idéal de fidélité. C’est immature. Je souhaite >>>
Portrait
Par Marie-Dominique Lelièvre
En attendant
MODIANO Un grand timide à fleur de peau ou un drôle de coco manipulateur, et pas bègue pour un sou ? Il est fuyant, en tout cas. Qui est vraiment le prix Nobel 2014 ? Ex-petites amies, vedettes de la chanson et de l’édition témoignent à sa place et en livrent un troublant portrait en creux.
C
ette rentrée 2017, Patrick Modiano publie deux livres aux éditions Gallimard, un roman et une pièce de théâtre. Coup de fil chez Gallimard pour rencontrer l’auteur en vue d’un portrait. L’attachée de presse est en ligne. Elle va me rappeler. En attendant Modiano, je liste les personnes à interviewer et leur envoie un message. La première à répondre est Myriam Anissimov. La biographe de Romain Gary et de Primo Levi a eu une brève liaison avec Patrick Modiano vers 1969-1970. Elle la relate dans Jours nocturnes, un livre autobiographique publié en 2014 au Seuil. Alors qu’elle vient
18 - Le Magazine littéraire • N° 585-586/Novembre-décembre 2017
d’obtenir le prix de l’Académie Charles-Cros en chantant des poèmes d’Albertine Sarrazin, elle rencontre Modiano dans les bureaux de son directeur artistique. « Il était accompagné d’Hughes de Courson. Fauchés, ils écrivaient des chansons. » Les deux garçons, qui se sont connus en hypokhâgne au lycée Henri-IV, viennent d’en signer quatre pour Françoise Hardy. « Malin comme un singe »
Pour Myriam Anissimov, ils écrivent « À tout petits petits petons ». Modiano l’invite chez lui, au 15, quai Conti. « Cet appartement gigantesque, à l’étage noble, était somptueux. Son père habitait au-dessus, au troisième. Comme lui, ses deux parents étaient très beaux. Derrière une grande double porte,
Patrick avait son propre domaine. » De hautes fenêtres sur la Seine, une large table de travail, des livres qui grimpent au plafond, une échelle coulissante pour atteindre les rayonnages. « Une bonne en tablier nous servait à table. Moi, la môme Ruisseau, je suis devenue sa petite amie du moment. » À 24 ans, c’est un jeune homme séduisant qui porte toujours le même pull et des chaussures à semelles de crêpe. Fauché, il vend des livres anciens dont il contrefait les dédicaces. Il habite encore chez sa mère, laquelle partage la vie de Jean Cau. La durée de leur relation, brève sans doute, Myriam Anissimov ne peut la préciser. « Patrick n’est pas ce grand dadais qui ne trouve pas ses mots. Il était roué : naïf et malin comme un singe. Il n’a jamais bégayé. » Une >>>
OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE
Patrick Modiano, en 2007. N° 585-586/Novembre-décembre 2017 • Le Magazine littéraire - 19
Critique Biographie
Montaigne en pied Les interprétations des Essais sont nombreuses, mais que sait-on de la vie de Montaigne ? Bien peu de choses en vérité : les archives restent muettes sur de nombreux aspects et les Essais sont sujets à caution d’un point de vue factuel. Spécialiste des guerres de Religion, l’historienne ARLETTE JOUANNA s’est néanmoins attelée à sa biographie, parvenant, avec minutie et ténacité, à remettre en cause certains mythes. Par Robert Kopp
C
e ne sont pas les livres sur Montaigne qui manquent. L’auteur des Essais compte – avec Dante, Shakespeare, Goethe et Baudelaire – parmi les écrivains les plus abondamment commentés de la littérature mondiale. Les premières réactions importantes à ses écrits datent de son vivant ; depuis lors, la chaîne de ses lecteurs de marque – de Pascal à Voltaire, de Montesquieu à Diderot et à Rousseau, de Chateaubriand à Flaubert et à Gide – ne s’est jamais interrompue. La fortune de Montaigne n’a connu aucune éclipse. Quant aux études montaignistes, elles sont extraordinairement vivantes et depuis fort longtemps. Deux revues – l’une en anglais (1), l’autre en français (2) – fournissent à chacun de leurs numéros de nouvelles précisions. Ces apports successifs ont été fort utilement résumés en un volumineux Dictionnaire de Montaigne, qui en est déjà à sa troisième édition (3). Car l’empilement des exégèses risquait de faire disparaître le texte même des Essais sous les couches successives des interprétations changeantes, voire contradictoires. Une situation dont Montaigne, un des premiers, a mesuré l’enjeu : « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses : et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser. » Et d’ajouter dans la marge de son exemplaire personnel, dit « exemplaire de Bordeaux », qu’il ne cessait de compléter jusqu’à son dernier jour : « Tout fourmille de commentaires : d’autheurs il en est grand cherté (4). » 58 - Le Magazine littéraire • N° 585-586/Novembre-décembre 2017
C’est la richesse même et la complexité du texte de Montaigne qui a incité chaque époque à construire son propre Montaigne. Ainsi, Pierre Charron, un de ses derniers confidents, en a fait un sceptique. Image relayée par les philosophes, par Nietzsche, par Anatole France, par Alain, par l’université de la IIIe République, image qui s’est maintenue jusqu’aujourd’hui. Charron s’est appuyé, entre autres, sur la célèbre remarque de l’« Apologie de Raimond Sebond » : « Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigourdins ou Alemans (5) », pour y lire une affirmation de la relativité de toute religion ; et de commenter : « Nous sommes circoncis, baptisés, juifs, mahométans, chrétiens avant que nous sachions que nous sommes hommes. » Un auteur éminemment secret
Guillaume du Vair et Juste Lipse ont proposé un Montaigne disciple de Caton d’Utique et de Sénèque, mettant en avant son stoïcisme. Pour La Mothe Le Vayer et Gassendi, Montaigne est le premier des libertins. Leur interprétation n’a pas peu contribué à l’inscription des Essais à l’Index des livres prohibés (1676). Rien d’étonnant que ni Bossuet ni Pascal n’apprécient Montaigne. Le premier lui reprochait de préférer « les animaux à l’homme, leur instinct à notre raison » ; le second se gaussait du « sot projet qu’il a de se peindre ». Pierre Bayle, au contraire, voit en Montaigne un confrère, qui a commencé à dénoncer les erreurs dues à la tradition.
Portrait présumé de Montaigne (1533-1592) par un anonyme français.
Les Montaigne Studies ont été créées en 1989 par Philippe Desan et Daniel Martin à l’université de Chicago, 28 volumes ont paru à ce jour et deux autres sont annoncés. (2) La Société internationale des amis de Montaigne, présidée actuellement par Olivier Guerrier, a été fondée en 1912 ; elle publie un Bulletin d’une centaine de pages deux fois l’an. (3) Dictionnaire de Michel de Montaigne, Philippe Desan (dir.), éd. Champion, 2004, 2007, éd. Classiques Garnier ,2016. (4) « De l’expérience », livre III, ch. XIII, dans Les Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 2007, p. 1115. (5) Ibid., p. 466.
RENÉ-GABRIEL OJEDA/RMN-GRAND PALAIS/DOMAINE DE CHANTILLY
(1)
Épicurien, humaniste, moraliste, incroyant, catholique, hédoniste, jouisseur, professionnel de la politique : voilà quelques-unes des images de Montaigne qui ont été proposées. Elles sont toutes incomplètes, mais chacune correspond à une facette d’un auteur éminemment secret et chatoyant, qui n’a cessé d’ajouter à son texte complément sur complément, nuance sur nuance, sans jamais rien retrancher de ce qu’il avait écrit, persuadé qu’il était de ne jamais se situer dans l’être, mais dans le devenir. Or, si les interprétations des Essais sont légion, les études concernant l’homme, sa formation, sa carrière de parlementaire, sa vie de gentilhomme à la tête de son domaine, son action politique dans une époque éminemment trouble et conflictuelle, sont peu nombreuses. Là où les littéraires ne cessent de scruter les différents niveaux d’un texte en constante évolution, les historiens constatent que leurs
sources sont pauvres et lacunaires. Ils ne compteront pas au nombre de celles-ci Les Essais, même s’ils contiennent quantité d’allusions à la vie de l’auteur et à son époque. L’œuvre de Montaigne n’a rien d’une autobiographie, et il faut considérer avec la plus grande prudence la présence de l’auteur dans son texte. Commerce du poisson, du vin et du pastel
C’est en historienne qu’Arlette Jouanna a écrit la vie de Montaigne. Nul n’était mieux préparé à cette tâche. À preuve les livres qu’elle a publiés sur l’époque des guerres de Religion, qui fut celle de Montaigne. Histoire et dictionnaire des guerres de Religion (Laffont, 1998), La Saint-Barthélemy. Les Mystères d’un crime d’État (Gallimard, 2007), Le Pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté (Gallimard, 2013) et Le Prince absolu. Apogée et >>> N° 585-586/Novembre-décembre 2017 • Le Magazine littéraire - 59
Dossier
SPINOZA L’histoire d’une révolution
L
90 ! Sa pensée
ongtemps considéré comme un aimable original par l’orthodoxie philosophique, Spinoza est devenu l’une des références intellectuelles les plus sollicitées en ce début de xxie siècle. Comme on le verra dans les pages qui suivent, le plus passionnant est qu’il peut inspirer des partis pris contrastés, sinon parfois antagonistes. C’est la marque des œuvres immenses : celle de Spinoza ne saurait se réduire à un « message » monolithique, à une formule univoque, elle ne saurait être un kit à monter dans un sens unique. Sans doute est-ce pour cela qu’il est bon de revenir à son émergence, à la manière dont elle s’articula avec les contingences et les contradictions de l’homme et de son temps. Non pour dénicher on ne sait quelle clé définitive. Non pour réduire un raz-de-marée à de simples concours de circonstances. Mais pour mesurer combien, dès son élaboration, une telle pensée fourmille, poudroie, scintille, est grosse de virtualités diverses. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne Spinoza, tant ses 78 - Le Magazine littéraire • N° 585-586/Novembre-décembre 2017
98 ! Contexte et réseaux
recherches, dans les Pays-Bas du xviie siècle, se déploient dans un environnement très mouvant et en pleine effervescence (intellectuelle, mais aussi religieuse, artistique, scientifique, économique, sociale). Entre biographie, essai et roman
Embrasser simultanément le génie d’un individu singulier et celui d’un lieu, d’une époque, sans s’enliser dans un déterminisme étroit : tel est l’ambitieux projet du livre Le Clan Spinoza, de Maxime Rovere. Collaborateur de longue date du Magazine littéraire, il a déjà consacré un livre savant au philosophe (Spinoza. Méthodes pour exister, CNRS, 2010), dont il a aussi édité la Correspondance (GF, 2010). Sortant cette fois-ci du strict champ de l’histoire de la philosophie, il mêle biographie, histoire, apartés didactiques et écriture romanesque – sans extrapoler toutefois, s’en tenant à ce que permettent d’affirmer les archives à ce jour. Allant et venant entre Bento de Spinoza et ses contemporains, il cherche non à repérer les >>>
Portrait de Spinoza, gravure sur cuivre, anonyme. AKG-IMAGES
78 ! Son actualité
N° 585-586/Novembre-décembre 2017 • Le Magazine littéraire - 79