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M 02049 - 584 - F: 6,50 E - RD ITL 7,10 € - ESP 7,10 € - GR 7,10 € - PORT CONT 7,10 € - MAR 68,00 DHS - TUN 8,30 TND - TOM /S 990 CFP - TOM/A 1550 CFP
OCTOBRE 2017 DOM/S 7,10 € - BEL 7,10 € - LUX 7,10 € - CH 12,20 FS - CAN 9,70 $CAN - ALL 8 € - Aut 7,20 € -
L’édito
de Pierre Assouline
Virginia Woolf ET LE MÉTIER D’ÉCRIRE
L
’écrivain est un être vivant comme un autre. Enrecommencer le lendemain dans une autre ville, il n’est pas tendez qu’il mange, boit, dort, paie son loyer et à sa table en train d’écrire et de gagner sa vie. ses factures d’électricité, souffre de hernie fiscale, Cette idée selon laquelle l’auteur doit plaider la cause de connaît des problèmes de fins de mois en début son livre, Virginia Woolf y avait répondu par une formule de mois. Bref, lui comme vous et parfois davanbien dans sa manière qui sert d’ailleurs de titre à un noutage. Cela paraît évident. Pourtant, à en croire ceux qui les veau recueil de ses articles : Les livres tiennent tout seuls sur mettent si souvent à contribution pour faire la roue en puleurs pieds. Ce n’est pas qu’une question d’avant-textes. blic, il vivrait d’amour et d’eau fraîche. Au-delà même du L’auteur d’Un lieu à soi était d’avis que la cause d’un livre n’a mythe romantique de l’écrivain éclairant son manuscrit à pas à être plaidée par son auteur. Il doit se défendre seul la chandelle, il y a dans cette attitude, plus ancrée en France en librairie avec ses propres armes. On trouve à la fin du qu’ailleurs où l’évocation de l’argent n’est pas taboue, recueil un texte daté de 1939 sur les relations entre l’écril’étrange conviction que l’écrivain serait au vain et le critique. En le prolongeant un fond « un créateur incréé », comme on le L’écrivain doit peu, on voit se profiler une nouvelle actidit de certains livres sacrés. L’expression, aujourd’hui vité connexe pour les écrivains encore non qui est de Pierre Bourdieu (l’auteur le plus plaider la cause de répertoriée par l’enquête de Sapiro & Racité en référence), revient souvent sous la son livre – ce que bot : celle de consultant littéraire. Car, s’il plume des sociologues Gisèle Sapiro et Céy a bien une constante chez les auteurs en Woolf refusait. cile Rabot, maîtres d’œuvre du recueil colherbe, elle consiste à solliciter l’avis empalectif Profession ? Écrivain. Sauf qu’elles en usent non pour thique d’un écrivain confirmé. Le plus souvent, ils lui ens’y abriter mais pour la dénoncer. Leur panorama, fouillé voient son manuscrit, par la poste ou par courriel, comme et documenté, met en lumière un double constat paraune bouteille à la mer, en lui demandant « cet honneur », doxal : plus l’activité d’écrivain se professionnalise, plus sa qui a beaucoup d’un petit service, de le lire et de leur faire situation se précarise. C’est d’autant plus étrange que le départ de son point de vue critique. Un rapport de lecture veloppement des activités connexes qui participe de cette éclairé. On comprend leurs affres et leurs doutes, mais eux évolution (résidences d’écrivains, présences à des débats, n’imaginent pas un instant que ce travail, car cela en est conférences, lectures publiques, cours d’écriture dans des un, requiert de s’y consacrer pendant deux ou trois jours. ateliers, bourses) est censé augmenter ses revenus. Et quand il y en a plusieurs dans le même mois… Autant en faire une activité professionnelle : « Qui ne mettrait au Payer de sa personne clou la théière familiale pour discuter poésie avec Keats, ou Désormais, l’écrivain doit se faire violence et sortir de chez roman avec Jane Austen pendant une heure ? », se demanlui, accompagner son livre sur les tréteaux un peu partout, dait Virginia Woolf. Encore faut-il ne pas se tromper. Car faire savoir son savoir-faire, expliquer enfin ce qu’il s’est lorsqu’on lit, qu’on voit et qu’on écoute certains écrivains, bien gardé d’expliquer, se donner les moyens de sa visibion se dit que, si on a effectivement la même profession lité, arpenter la France et le globe, se produire face aux miqu’eux, on n’exerce vraiment pas le même métier. ! cros et aux caméras. Payer de sa personne, c’est-à-dire paraître quand son livre paraît. Le phénomène n’est pas PROFESSION ? ÉCRIVAIN, Gisèle Sapiro récent. Mais, outre qu’il s’est accentué, il a été enfin pris et Cécile Rabot (dir.), CNRS Éd., 360 p., 26 €. en main pour que l’écrivain ne soit plus exploité comme LES LIVRES TIENNENT TOUT SEULS SUR LEURS PIEDS, avant. Car, lorsqu’il est en chair et en os en face de vous Virginia Woolf, traduit de l’anglais par Micha Venaille, éd. Les Belles Lettres, 220 p., 15 €. pour répondre à vos questions, reprendre le train et N° 584/Octobre 2017 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Octobre 2017 n° 584
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3 Édito Par Pierre Assouline
Esprit du temps 6 PARTI PRIS La dispute, une tradition française Par Pascal Ory 10 PRESTO L’actualité en bref 14 PORTRAIT Marc Dugain Usual business Par Marie-Dominique Lelièvre 20 L’ÉVÉNEMENT Philip Roth dans La Pléiade Par Marc Weitzmann et Josyane Savigneau 24 GRAND ENTRETIEN Alan Moore : « L’intérieur du crâne est infini » Propos recueillis par Rob Vollmar
RAFAËL LEVY - JEAN-LUC BERTINI/PASCO - COLLECTION PRIVEE/KHARBINE TAPABOR
Critique fiction
30 Orhan Pamuk, Cette chose étrange en moi Par Marc Weitzmann 32 Laura Kasischke, Si un inconnnu vous aborde Par Thomas Stélandre 34 Joyce Carol Oates, Paysage perdu Par Josyane Savigneau 36 Carsten Jensen, La Première Pierre Par Natalie Levisalles 38 Douglas Coupland, Miss Wyoming Par Bernard Quiriny 39 Juli Zeh, Brandebourg Par Alain Dreyfus 40 Michael Winter, Au nord-est de tout Par Bernard Quiriny 42 Richard Russo, À malin, malin et demi Par Alexis Brocas 44 Tom Drury, Pacifique Par Alexis Liebaert 45 Emiliano Monge, Les Terres dévastées Par Philippe Ollé-Laprune 46 Juan Gabriel Vásquez, Le Corps des ruines Par Jacinta Cremades 48 Santiago Gamboa, Retourner dans l’obscure vallée Par Vincent Barros 49 Mario Bellatin, Empaillé Par Philippe Ollé-Laprune 50 Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse Par Jean-Louis Ezine 52 Monica Sabolo, Summer Par Marie Fouquet 54 Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele Par Alain Dreyfus
70 55 POLAR Arnaldur Indridason, La Femme de l’ombre Par Juliette Einhorn 56 LIRE ET RELIRE Les Misérables Par Pierre Lemaitre 60 AU FOND DES POCHES
Critique non-fiction 62 CORRESPONDANCE Vladimir Nabokov, Lettres à Véra Par Éric Chevillard 65 ANNIVERSAIRE Léon Bloy Par Bernard Morlino 66 BIOGRAPHIE Susan Rubin Suleiman, La Question Némirovsky Par Annette Wieviorka 68 La chronique de Maurice Szafran Évelyne Pisier : « Porte ton regard au loin » 70 DOSSIER Homère 72 Daniel Mendelsohn et le syndrome de Télémaque Par Marc Weitzmann 75 Homère, une fiction à rebondissements Par Sophie Rabau 78 « Homère nous oblige à être des deux côtés d’une guerre » Entretien avec Pierre Judet de La Combe 82 Une existence controversée Par Pierre Carlier 86 Les caprices du ciel Par Jean-Louis Backès 88 Variations homériques Jean Giono, Paul Veyne, Franz Kafka, Philippe Jaccottet, J. L. Borges, Constantin Cavafy 93 La chronique de Luc Ferry Homère, les défis de la finitude
Sortir 94 ARTS David Hockney Par Catherine Cusset 98 La chronique de Franz-Olivier Giesbert Dostoïevski, le génie dépenaillé ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Simon Bentolila,
Maialen Berasategui, Nathalie Cohen, Laurence Flécheux, Raphaël Georgy, Pierre-Édouard Peillon.
EN COUVERTURE : Ulysse face aux sirènes, détail du « Vase des sirènes », céramique, vers 480-470 av. J.-C., Londres, British Museum. © Konstantinos Kontos/ La Collection. En vignette : portrait d’Alan Moore par Rafaël Lévy. © ADAGP-Paris 2017 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
CE NUMÉRO COMPORTE 2 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique. N° 584/Octobre 2017 • Le Magazine littéraire - 5
Parti pris
DISPUTES La France et ses coqs Par Pascal Ory
MAURICE ROUGEMONT/OPALE/LEEMAGE
Voltaire contre Rousseau, Sartre contre Camus, Barthes contre Picard... La dispute entre intellectuels serait-elle une spécialité hexagonale ? Les joutes n’ont pas attendu les nouveaux médias pour être violentes mais elles surestiment toujours leur influence.
✍ L’historien Pascal Ory enseigne à l’INA et est professeur émerite à Paris-I. Il est notamment l’auteur de L’Histoire culturelle (Que sais-je ?, 2004), Ce que dit Charlie (Gallimard, 2016) et bientôt, chez Gallimard, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste. 6 - Le Magazine littéraire • N° 584/Octobre 2017
P
armi les spécialités françaises, aux côtés du magret de canard ou de l’érotisme, figure la dispute. Entendons ici la dispute entre intellectuels – ces écrivains et artistes, savants et sachants transformés par leur « engagement » en porteurs d’idéologie. Non pas qu’on n’en trouve pas ailleurs, de dispute, mais ailleurs l’écho est supposé en être beaucoup plus limité. C’est, en fait, comme pour le magret ou l’érotisme, une fois de plus une affaire de visibilité : on ne dispose d’aucun instrument fiable permettant de mesurer la qualité intrinsèque d’une cuisine, d’un coït ou d’une dispute ; en revanche, on peut mesurer l’importance que
telle ou telle société accorde à ces questions. La place que la culture française continue d’accorder au débat intellectuel se prouve périodiquement au détour de telle ou telle polémique, par exemple lorsque, à l’automne 2015, le journal Libération s’est mis, avec une certaine solennité, à attaquer Michel Onfray, accusé de faire le jeu du Front national. L’explication est sans doute à chercher, comme d’habitude, dans l’histoire. Parce qu’elle est un vieux pays catholique, la France produit en abondance des clercs, et parce qu’elle est un vieux pays d’État elle en produit depuis longtemps en version défroquée – des clercs laïques, qui défendent de moins en moins le Nouveau Testament mais qui ont conservé l’essentiel du bagage clérical : la peur des sens et l’amour des idées, la
Entretien ALAN MOORE
“L’intérieur du crâne est
INFINI”
Grand manitou de la bande dessinée, le scénariste anglais se consacre désormais exclusivement au roman. Son deuxième texte, le monumental Jérusalem, est un coup de maître, donnant à sa ville de Northampton des dimensions cosmiques. Propos recueillis par Rob Vollmar
Rob Vollmar. Jérusalem s’appuie sur des thèmes et des techniques présents dans votre œuvre dès la bande dessinée From Hell, ainsi que dans votre premier roman, La Voix du feu (1). Pouvez-vous nous parler 24 - Le Magazine littéraire • N° 584/Octobre 2017
de la psychogéographie et comment elle en est venue à jouer un rôle important dans votre œuvre ? Alan Moore. La psychogéographie, c’est comprendre que ce sont les associations, les rêves, l’imaginaire, l’histoire, soit l’ensemble des informations se rapportant à un lieu, qui forment notre expérience de celui-ci. C’est de cela que nous parlons quand nous parlons d’un lieu, et évidemment pas des briques et du ciment – ça, c’est ce que nous pouvons mesurer dans le monde matériel et qui n’a rien à voir avec l’essence de ce que nous ressentons quand nous parlons d’un endroit particulier, qui signifie quelque chose à nos yeux. L’effet psychologique occupera toujours tout le champ, et c’est cela, la psychogéographie : une façon d’envisager les paysages qui nous entourent comme excédant leurs composantes physiques. L’essentiel de notre expérience se déroule dans ce monde d’associations vagues, dérivantes et immatérielles. Je pense que j’ai découvert ce terme avec le travail d’Iain Sinclair (2). Pendant les premières ébauches de From Hell, je m’étais fait envoyer une édition de Lud >>>
RAFAËL LEVY
J
érusalem est officiellement le deuxième roman d’Alan Moore – entendez un roman avec seulement des lettres, des mots, des phrases. On savait déjà qu’il était l’un des plus grands romanciers contemporains, mais il exerçait jusqu’ici son art dans la bande dessinée. Un scénariste star, et c’est rare, sinon unique. Cet homme a donné un visage à la sédition contemporaine (V pour Vendetta), a imaginé la vie privée des superhéros (Watchmen), a démasqué Jack l’éventreur (From Hell), a organisé une orgie sexuelle avec les héroïnes d’Alice au pays des merveilles, de Peter Pan et du Magicien d’Oz (Lost Girls). Le druide gothique, qui n’a jamais quitté sa ville natale, Northampton, lui consacre aujourd’hui un opus magnum.
Alan Moore à Northampton (au nord de Londres) : « L’imagination est d’une importance capitale. Utilisez-la ou perdez-la. » N° 584/Octobre 2017 • Le Magazine littéraire - 25
Critique Fiction
Istanbul déboussolée Qui, du cœur ou de la langue, décide de nos destins ? Renouant avec sa veine naturaliste, Orhan Pamuk suit les mésaventures sentimentales d’un marchand ambulant turc, piégé par une burlesque méprise originelle. Courant de 1968 à 2012 dans les quartiers populaires d’Istanbul, ce récit est aussi la chronique de l’urbanisation galopante de la Turquie – et de ses vices de construction. Par Marc Weitzmann
P
age 552 du nouveau roman d’Orhan Pamuk, Cette chose étrange en moi, son antihéros Mevlut Karatas, marchand ambulant d’Istanbul père de deux filles, noue avec un maître soufi la conversation la plus profonde qu’il aura jamais de son existence. « Appliquez-vous les préceptes de la religion [musulmane] ? », lui demande le maître. Comme Mevlut bafouille sa réponse, le maître poursuit : « Assurément, on peut juger d’une chose à l’aune de son intention. Sauf que l’intention est de deux sortes : l’intention du cœur et l’intention de la langue. L’intention du cœur est primordiale, c’est sur cela qu’est fondé tout l’islam. Mais l’intention de la langue correspond à la sunna », la loi exprimée par le Prophète par le biais de la langue. Mevlut a de bonnes raisons, très personnelles, d’être troublé par ces mots. Bien involontairement il a bâti son existence d’adulte sur une telle distinction lors d’une péripétie qui sert de point de départ au roman. Mariage de raison…
Des années plus tôt, invité au mariage de l’une des trois filles d’un prospère marchand de yaourt, avec l’un de ses cousins, il a croisé le regard de la cadette dont il est tombé follement amoureux. Sans la connaître, mais après avoir demandé son nom au frère du marié, un certain Süleyman, il a écrit chaque jour trois années durant des lettres d’amour enflammées à Rayiha auxquelles cette dernière n’a pas répondu, mais qu’elle n’a pas rejetées non plus. Au bout de ces 30 - Le Magazine littéraire • N° 584/Octobre 2017
trois années, et après s’être assuré auprès de Süleyman du consentement de Rayiha, Mevlut s’est résolu à l’enlever avec la complicité de son cousin. L’opération se déroule en pleine nuit, sans que Mevlut ne distingue le visage de la jeune fille ; lorsqu’il le fait, c’est trop tard. Süleyman, qui a depuis le début lui aussi des vues sur la cadette des trois sœurs, a donné à Mevlut le nom de l’aînée, la plus laide, et c’est à elle que Mevlut a écrit durant ces trois ans, c’est elle qu’il vient d’enlever. « Souvent au cours de sa vie il se rappellerait cet instant, cette impression d’étrangeté », écrit Orhan Pamuk, décrivant le moment où Mevlut comprend la supercherie. La véritable étrangeté réside en Mevlut lui-même, ou plutôt dans sa décision, si le mot convient, de se soumettre à ce coup du sort. La « vraie » Rayiha était persuadée que les mots d’amour de Mevlut lui étaient destinés ; plutôt que de la détromper, il l’épouse, et au fil du temps tous deux se découvrent, apprennent à s’aimer, ils ont deux enfants. Bien des années plus tard, après la mort de Rayiha, Mevlut finit par épouser la sœur cadette, objet de sa passion de jeunesse, Samiha, et lui révèle que les lettres à sa grande sœur lui étaient en réalité destinées. Il découvre alors qu’elle l’a toujours su. Mais, lorsqu’elle lui demande de les lui relire, il s’en trouve incapable. Chaque phrase le ramène à Rayiha, son épouse décédée. Questions : Où se situe l’intention du cœur dans cette histoire, et où l’intention de la langue ? Quand Mevlut a-t-il été le plus sincère, qui aime-t-il vraiment ?
Critique Correspondance
Véra ou la ferveur VLADIMIR NABOKOV partagea plus d’un demi-siècle d’existence avec Véra. Chaque séparation était l’occasion d’un échange de lettres. Celles de l’écrivain paraissent pour la première fois, sa veuve ayant en revanche détruit les siennes. Par-delà le seul intérêt biographique, une jubilation de l’écriture, une fantaisie enflammée et le fantôme désirable de la femme « résolue et hardie » qui inspira ces mots. Par Éric Chevillard
C
omment devenir Véra Nabokov ? Est-ce désormais Tenu encore aujourd’hui par quelques esprits obtus pour un virinconcevable ? Est-il définitivement trop tard, et tuose frivole et vain prestidigitateur, comme si toute vérité ne pousommes-nous condamnés, tous autant que nous vait être qu’une chose brute et terreuse, encore un caillou sur le chesommes et serons, plus nombreux encore, à n’être jamin, Nabokov prouve pourtant dans ces lettres que la sophistication mais Véra Nabokov ? Or il est bien cruel de vivre sans littéraire (d’ailleurs spontanée chez lui), loin de tuer l’émotion, incet espoir, sachant qu’une créature humaine connut en effet un vente les formulations inédites qui préservent sa fraîcheur et son tel destin, naquit Véra Slonim en 1902 et devint Véra Nabokov en intensité natives. L’émotion meurt plutôt dans la boue du lieu com1925. Cette bonne fortune lui échut donc au démun – fosse commune des sentiments et des idées. triment de tous les autres mortels. Elle prit la Une espièglerie qui C’est dire si l’édition des Lettres à Véra est un évéplace et l’occupa si bien que plus personne après nement. Le volume prend immédiatement place réenchante le elle ne saurait la convoiter. Elle fut et demeurera dans l’œuvre de Nabokov aux côtés de son autobiola seule Véra Nabokov, qui profita de cette aubaine discours amoureux. graphie, Autres rivages, une place essentielle. Il nous jusqu’à l’âge de 89 ans. éclaire surtout sur la première moitié de sa vie Pendant plus de cinquante années, elle fut la femme de Vladimir d’écrivain. À partir de 1940, le couple ne se sépare guère, les lettres Nabokov (1899-1977), lequel ne fut pas moins verni puisque, duà Véra sont plus rares, plus brèves. On observe aussi ce phénomène rant ce même demi-siècle, merveilleuse coïncidence, il fut le mari assez constant chez les écrivains : plus leur œuvre s’affirme et prend de Véra. Et Véra ne connut pas seulement le bonheur de partager de l’importance, plus leur correspondance simultanément s’affadit, les jours du meilleur des écrivains, mais encore celui de se trouver s’encombre de considérations pratiques et d’obligations. Dans les parfois, au gré des circonstances, séparée de lui. Car alors elle recejeunes années, l’inspiration fait feu du papier à lettres comme de vait ses lettres. Et ces lettres figurent parmi les plus belles qu’un tout autre ; ensuite, elle se réserve pour le manuscrit en cours. Penhomme ait jamais adressées à une femme. L’emphase romantique sons à Flaubert, qui se fend pour ses premiers amis de purs mordu poète épris, qui écœure comme trop de bonbons, laisse ici la place ceaux de littérature, hilarants, délirants, parfois obscènes, puis à une forme d’espièglerie sentimentale qui réenchante complèten’adresse plus guère à la fin de sa vie que de courtes missives monment le discours amoureux. daines et flagorneuses à la princesse Mathilde. 62 - Le Magazine littéraire • N° 584/Octobre 2017
Dossier
HOMÈRE
L’odyssée toujours recommencée 82 ! L’inépuisable mystère
72 ! Homère à rebours
C
’est la silhouette d’un aveugle qui va s’éloignant dans la nuit des temps, laissant derrière elle l’or de son chant. Les mots sont brillants, polis comme des joyaux, mais l’identité du poète demeure floue. Est-il né en Anatolie, à Athènes, en Égypte, à Rome ? Est-il un auteur unique ou une foison d’artistes composant en ordre dispersé ou autour d’un maître ? S’est-il caché dans son œuvre sous les traits de Phémios, l’aède attaché à la maison d’Ulysse ? Chacune de ces questions n’appelle pas une, mais plusieurs réponses. Qui se confondent en une seule : inventeur d’un mythe premier, Homère en est devenu un lui-même. Un récit capable d’accueillir des vérités contradictoires. Des Anciens à nos jours, une myriade d’écrivains ont réinventé sa figure. C’est aujourd’hui au tour de Daniel Mendelsohn, l’auteur américain des Disparus, qui raconte son rapprochement tardif avec son père sous l’égide de L’Odyssée, tandis que l’helléniste Pierre Judet de La Combe se risque à l’exercice délicat d’une biographie de l’homme mystère.
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Puisqu’il nous parle toujours, puisqu’on en parle toujours, Homère a non seulement bien existé, mais il vit encore parmi nous. Il n’est pas besoin de tordre sa poésie, reposant sur une vision du monde éloignée de la nôtre, pour la rendre plus sonnante à nos modernes oreilles. Nous faisons la guerre mais nous nous détournons de sa figure sanglante ? Homère jette à nos pieds le cadavre martyrisé d’Hector. Imprégnés de préjugés judéo-chrétiens, nous cherchons à distinguer les victimes et les bourreaux ? En multipliant les points de vue, Homère nous renvoie à la réalité des conflits. Qui, dans L’Iliade, a la raison pour lui ? Les Grecs ou les Troyens ?... Les Grecs ont eu le génie de mettre leurs dieux à la hauteur des hommes en les lestant de passions terrestres. Ils n’ont pas pour autant élevé leurs héros à la hauteur des dieux : la colère déborde Achille, et Ulysse, bien que vaillant, préfère se sauver que de défendre Nestor un jour de déroute. L’ingénieux Ulysse pourrait-il être un lâche ? La marionnette de la déesse Athéna ? Pourquoi pas un affabulateur ? S’il est un personnage immortel, c’est en vertu de sa formidable ambiguïté. ! Alexis Brocas
COLLECTION PRIVEE/KHARBINE TAPABOR/ADAGP, PARIS 2017
Dossier coordonné par Hervé Aubron
Ulysse et ses compagnons parviennent au détroit où vivent deux monstres marins terrifiants, Charybde et Scylla, sous le regard des sirènes ailées : un dessin de l’illustrateur français Edmond Dulac (1921), installé en Angleterre dès 1905. N° 584/Octobre 2017 • Le Magazine littéraire - 71