Pour la suite du monde VOLUME 12| NUMÉRO 3| AUTOMNE 2013
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Les expériences traumatiques et leurs conséquences imprévisibles Une entrevue avec l’aumônier militaire John O’Donnell La plupart d’entre nous avons dû, à l’occasion, affronter des situations traumatiques, et en général, nous connaissons également d’autres personnes qui ont vécu des pertes soudaines, des accidents, des guerres ou d’autres situations très difficiles. Le récit fait par John O’Donnell de son rôle au lendemain de la catastrophe Le Major John O’Donnell est l’aumônier supérieur de la Réserve des Forces canadiennes, dans la région de l’Atlantique. Il remplit à temps partiel les tâches de supervision des responsables d’équipes d’aumôniers et de soutien pastoral aux soldats et à leurs familles lors de difficultés ou de crises. En 1998, il a été premier répondant, lors de l’écrasement du vol 111 de Swissair. Il a occupé plusieurs postes à L’Arche et est maintenant conseiller principal marketing et relations publiques pour L’Arche Canada. Il détient un baccalauréat de l’Université SaintFrançois-Xavier et un Master of Divinity de Harvard.
de Swissair, et de son expérience des cas de traumatismes et de stress post-traumatique, parmi les personnes impliquées dans les recherches sur le site de l’écrasement, et avec des soldats revenus au pays, est à la fois inspirant et informatif. – Beth Porter, éd.
Beth Porter: Depuis la catastrophe de Swissair,
au moins une journée à me retrouver et
plus de quinze années se sont écoulées. Depuis
examiner la meilleure façon de fonctionner
lors, vous avez été appelé à réaliser des cérémonies
dans des circonstances si inhabituelles. Des
commémoratives. Comment votre expérience
tentes avaient été
pendant et après la catastrophe a-t-elle affecté
installées, et nous
votre vision et votre travail comme aumônier?
étions plongés dans la
John O’Donnell: Cela m’a beaucoup appris sur les êtres humains et la vie en général, et aussi sur la communauté et les relations. Cela m’a aidé à apprécier davantage le don qu’est la vie et la capacité de l’esprit humain à s’élever audessus des difficultés ou à les traverser. Notre vie a plus de sens lorsque nous faisons preuve de gentillesse, de compassion et d’entraide, les uns envers les autres.
situation, 24 heures par jour. Nous dormions, mais je me rappelle qu’au troisième jour, quelqu’un me demanda comment se portait mon appétit. Je me rendis compte que j’avais à peine mangé depuis trois jours. Ce
Un soldat retrouvait une chaussure ou un vêtement d’enfant... et il ou elle atteignait soudainement un autre niveau de conscience de la situation...
Comment avez-vous vécu les moments passés sur
n’était pas normal. On
le site de l’écrasement?
retire un certain sou-
Mon unité a été appelée très tôt, avant le
tien d’être engagé avec d’autres. Chacun a un
lever du soleil, à se déployer à St. Margaret’s
rôle à jouer. Comme padre, mon travail était
Bay, près du lieu de l’écrasement. Je me suis
d’être en lien avec les soldats qui recueillaient
rendu compte que quelque chose en moi
les débris et les restes humains. Si je sentais
Tél: 800-571-0212 eporter@larche.ca
travaillait à m’empêcher d’absorber la pleine
qu’ils n’allaient pas bien, j’intervenais parfois
ampleur de la catastrophe pendant les pre-
et recommandais qu’ils remplissent d’autres
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mières heures, comme si s’était déclenché une
tâches. Il y eut certaines situations très
Numéro de charité 88990 9719 RR0001
sorte de mécanisme de défense. Cela m’a pris
intenses. Par exemple, un soldat retrouvait
L’Arche Canada 1280 rue Bernard, # 300 Outremont, QC H2V 1V9
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une chaussure ou un vêtement d’enfant, et ayant
Monument de Bayswater
un enfant de cet âge, il ou elle atteignait soudainement un autre niveau de conscience de la situation, ce qui déclenchait un moment très difficile. Quel rôle jouait la prière pendant ces journées?
Le 2 septembre 1998, le vol 111 de Swissair s’écrasait à St. Margaret’s Bay, à quelques kilomètres au sud de Halifax, en Nouvelle-Écosse. L’impact le réduisit en millions de débris. Il n’y eut aucun survivant. Ce qui avait été d’abord conçu comme une mission de secours, se transforma rapidement en une lente opération de recherche.
Je priais constamment, tout le temps. Il n’y avait pas beaucoup de temps pour prier avec les soldats sur les plages; la prière dans ce contexte était essentiellement non-verbale. Mais lorsque les familles ont commencé à arriver et qu’il m’a été demandé de les accompagner, la prière est devenue une partie intégrante des moments passés ensemble. Puisqu’ils ne pouvaient accéder au site de l’écrasement, une zone fut désignée à Peggy’s Cove, d’où ils pouvaient apercevoir les opérations de recherche au large. J’étais responsable, entre autres, d’accompagner les familles aussi près de l’eau qu’il était possible et sécuritaire, afin qu’ils y jettent des fleurs et prient ou se recueillent en silence. J’ai prié du mieux que je pouvais
Ceci est le lieu de sépulture des restes humains
avec des familles de diverses traditions religieuses,
non identifiés. Le site de Bayswater offre une vue
prenant en charge les prières des familles chrétiennes et
sur St. Margaret’s Bay, le lieu de l’écrasement,
priant en silence avec les familles d’autres confessions,
dans la direction de Peggy’s Cove. Les noms des
tandis que d’autres menaient la prière.
victimes sont inscrits sur le monument. John O’Donnell présidait le Comité interconfessionnel,
Avez-vous ressenti la présence de Dieu sur le bord de l’eau?
et à ce titre, faisait partie du Secrétariat de
Cette sensation a surgi à des moments inattendus.
Swissair mis sur pied par la province de Nouvelle-
Certaines familles chantaient des chansons qui avaient un
Écosse, afin de gérer les nombreux aspects logis-
sens spécial pour leur être cher. C’était une façon de don-
tiques et autres, au lendemain de la catastrophe.
ner un peu de sens à la situation. Une famille chanta
En collaboration avec les familles, ce comité plani-
Nearer My God to Thee puis Amazing Grace. C’était
fia l’inhumation et les commémorations qui eurent
extrêmement émouvant, mais parce qu’une seule famille à
lieu un an après l’écrasement.
la fois pouvait être accompagnée au bord de l’eau, je me rappelle m’être inquiété que d’autres familles soient
faire preuve de générosité, de compassion et d’amour
mécontentes d’avoir à nous attendre. Lorsque je suis
malgré leur propre douleur, c’était sans doute l’un des
finalement remonté pour accompagner la famille sui-
signes les plus puissants de la présence de Dieu.
vante, je m’excusai de les avoir fait attendre. La réponse
Plusieurs familles sont venues dans les jours suivant
du père fut poignante. « Padre, » dit-il, « c’était
l’écrasement. Une prière fut organisée, une semaine après
incroyable! Vous auriez pu passer toute la journée là-bas,
l’évènement. La plupart y participaient. La recherche des
en ce qui nous concerne. » Je me souviens aussi d’avoir
corps prenant beaucoup de temps, il a fallu attendre un
vu une personne marcher le long d’une rangée de
an pour mener à bien les cérémonies de commémoration
pompiers et de policiers qui formaient une sorte de
et d’inhumation des corps non identifiés. La plupart des
cordon de sécurité, serrant chacun d’eux dans ses bras
familles sont revenues, lors du premier anniversaire, et
avant de descendre là où je me trouvais. Voir des gens
plusieurs d’entre elles, pour le deuxième anniversaire.
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Les 229 passagers et membres de l’équipage
Vous avez travaillé avec des soldats participant aux recherches
représentaient 17 confessions religieuses et
sur le lieu de l’écrasement, et aussi avec des soldats revenus
comptaient également un groupe important
de zones de guerre et souffrant du syndrome de stress post-
d’individus sans confession précise. Très tôt, nous
traumatique (SSPT). Comment décrire leur expérience?
avons rassemblé des leaders religieux représentant
Ce qui frappe le plus, selon moi, c’est l’incapacité à
environ 90% des personnes à bord de l’avion: catholiques
surmonter l’expérience traumatique, ce qui les amène
romains, anglicans, orthodoxes grecs, juifs, musulmans,
à en revivre chaque jour certains aspects et les empêche
ainsi que plusieurs églises protestantes. Ce petit groupe
de réaliser leurs activités quotidiennes. Pour prendre
et moi-même avons travaillé avec les familles, pour
l’exemple d’un soldat, le simple fait de se diriger vers une
organiser les moments de prière du premier anniversaire
porte et l’ouvrir peut réveiller le souvenir d’avoir ouvert
et lors des années suivantes.
une porte et aperçu une scène traumatisante. Ils se bat-
Vous avez accompagné des familles qui sont demeurées en contact.
Oui. Une ligne d’un poème prononcé lors du jour anniversaire me revient à l’esprit: « Au coucher du soleil et au matin, nous nous souviendrons d’eux. » Ce souvenir fidèle des êtres chers me donne de l’espoir. Désormais, la plupart des familles soulignent le 2 septembre en privé, mais un certain nombre d’entre elles retournent chaque année en Nouvelle-Écosse. Je crois qu’elles y sont poussées parce qu’elles ont tissé des liens, signifiants bien que tragiques, avec des habitants du lieu qui les ont accueillies, soutenues et réconfortées à leur première arrivée. L’endroit comme tel y est également pour quelque chose: le cadre naturel est grandiose et magnifique. Je crois que cela joue un rôle dans leur retour, année après année.
tent contre la dépression, les pensées suicidaires et un sentiment d’aliénation et de solitude, même lorsqu’ils ont vécu l’expérience traumatique avec d’autres. Une certaine souffrance se dégage aussi de leurs relations avec leur famille et leurs amis, qui souvent ne comprennent pas et perçoivent leur comportement comme tout
Le souvenir fidèle des êtres chers me donne de l’espoir.
simplement antisocial. Cela évoque l’expérience du général Roméo Dallaire. Son ouverture à exprimer les effets du SSPT dont il a souffert après le Rwanda a contribué à y sensibiliser le public. Entre 8 et 10% des soldats revenant d’Afghanistan et un bon nombre des personnes ayant pris part aux opérations de recherche après l’écrasement du vol de Swissair ont souffert du SSPT, ce qui a causé chez certains, la perte de
Symptômes du syndrome de stress post-traumatique • Cauchemars, flash-backs, obsessions et pensées perturbantes • Changement aux habitudes de sommeil ou à l’appétit • Anxiété et peur, particulièrement lors de confrontation
• Irritabilité, agitation, colère, ressentiment, sentiment de culpabilité • Sensation d’éparpillement, incapacité à se concentrer sur le travail ou les activités, difficulté à prendre des décisions
avec des évènements ou des situations rappelant
• Émoussement ou retrait émotif
l’expérience traumatique
• Tendance à surprotéger ou craindre pour la sécurité des
• Sensation de fébrilité et de nervosité, tendance excessive à sursauter ou à être en alerte • Pleurs sans raison apparente, dépression, sentiment de désespoir • Troubles de la mémoire, difficulté à se remémorer l’expérience traumatique
êtres chers • Évitement de situations rappelant l’expérience traumatique • Problèmes de santé tels que nausées, maux d’estomac ou affaiblissement du système immunitaire
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leur emploi ou de leur famille, ou encore la fin de
l’émergence soudaine de souvenirs pénibles liés à
leur mariage. Les Forces canadiennes ont con-
l’évènement survenu plusieurs années plus tôt.
sacré beaucoup de temps, d’énergie et d’argent à fournir divers traitements, par l’entremise des Centres intégrés de soutien au personnel à travers le pays. Il y a eu certaines réussites, mais à ma connaissance, certains soldats s’avèrent incapables de fonctionner et quittent la vie militaire. On sait que certains parviennent à retrouver un emploi et tisser de nouvelles relations, tandis que pour d’autres on n’entend plus parler. À ma connaissance, même les médecins et professionnels les plus informés et expérimentés ne parviennent pas à expliquer pourquoi certains individus surmontent mieux que d’autres les situations traumatiques. Il existe de nouvelles avenues thérapeutiques, mais le SSPT demeure pour l’essentiel un mystère. Nous encourageons les personnes concernées à s’adresser à un conseiller ou un proche, immédiatement après une expérience traumatique et à ne pas renfermer en eux ce qu’ils vivent. En parler peut faire office de soupape de sûreté. La spiritualité peut s’avérer une ressource importante, mais pas pour tous. La méditation et la croissance spirituelle peuvent amener l’individu à transcender les expériences difficiles. Un bon accompagnement spirituel peut l’aider à intégrer une communauté qui l’accepte et le soutienne. Il est cependant difficile d’affirmer si cette relation permet de mieux gérer le stress post-traumatique. J’ai participé à un certain nombre de séances de gestion du stress post-traumatique, tout juste après la catastrophe du vol Swissair. Il est très difficile d’affirmer si cela a permis ou non aux participants de prévenir le SSPT. Parfois, plusieurs années s’écoulent avant que surgissent des difficultés. Un jour, la personne vit un nouveau trauma – un
LE SSPT est-il vécu différemment dans la vie civile?
Je ne crois pas. Les expériences traumatiques sont vécues dans des situations différentes, par exemple des accidents ou de la violence. En bout de ligne, il s’agit toujours d’êtres humains qui essaient d’y faire face. ■
À lire • Le guide sur les prestations, les programmes et les services, à l’intention des membres actifs et retraités des Forces canadiennes et de leur famille Vol 111 de la Swissair • « La tragédie du vol 111 de la Swissair », archives de RadioCanada, diffusion le 3 septembre 1998 • « Les familles des victimes du vol 111 de Swissair se recueillent près des lieux de la tragédie » (3 septembre, 2008) • « Swissair: durs souvenirs de l'écrasement » (2008) • « Il y a 15 ans : l’écrasement du vol 111 de la Swissair » (RadioCanada) • « Mayday : Dangers dans le ciel – Feu à bord – Vol Swissair 111 » (vidéo – 51 minutes) SSPT • Institut Douglas, Montréal : « Trouble de stress post-traumatique (TSPT) : causes, symptômes et traitements » • Gouvernement du Québec, Santé et services sociaux Québec : « État de stress post-traumatique » • Association canadienne pour la santé mentale • Revivre (article) • SPT et réfugiées (Université du Québec à Trois-Rivières) • SPT et autochtones – Article en anglais avec résumés en anglais et en français
divorce ou une autre perte. Ses points de référence se retrouvent légèrement déséquilibrés, ce qui déclenche
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En 1964 en France, Jean Vanier fondait le mouvement de L’Arche. De nos jours, L’Arche compte 137 communautés sur six continents, dont 29 au Canada. À L’Arche, les personnes ayant une déficience intellectuelle et ceux qui les assistent vivent en commun. Pour la suite du monde s’inscrit dans un dialogue sur les valeurs et les perspectives visant la création d’une société canadienne plus inclusive et plus réceptive de la contribution de chacun.