DE L'AIR N°52 - Portfolio "Sensible" by Eric Larrayadieu

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SENSIBLE photographies ÉRIC LARRAYADIEU texte Christophe Baticle

Lors de l’été dernier, des quartiers d’Amiens-Nord ont mis le feu à l’actualité. C’est dans ces mêmes territoires, laissés à l’abandon par les pouvoirs publics, qu’Eric Larrayadieu a réalisé ces ph otographies, avant les événements. Ce travail sur la vie au quotidien, loin des aléas, a été effectué dans le cadre d’un projet incluant les habitant, mené par l’association la Forge. Tandis que la cavalerie s’en est allée, emportant dans son sillage, caméras, déclarations intempestives et promesses en l’air, un autre acteur de cette structure, le sociologue Christophe Baticle, propose de réfléchir sur la réalité de ces quartiers dont Amiens-Nord est en quelque sorte le symbole des échecs répétés de la République depuis plus de 30 ans. 60

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Au lendemain du dimanche 12 août de cette année, les médias régionaux et nationaux se sont focalisés sur les événements intervenus dans certains quartiers d’AmiensNord. Journalistes, cameramen et photographes y ont trouvé la matière qui fait l’actualité : images choc et propos catastrophistes. Le quotidien régional titre ainsi le 15 août « Toute une nuit dans un quartier en état de guerre », évoquant dans le corps du texte « une scène d’apocalypse ». Dans les jours qui ont suivi se sont en effet succédé des nuits agitées, notamment entre 23 heures et 2 heures du matin, où furent dressés quelques obstacles aux forces de police qui quadrillaient la ZUP : des poubelles, quelques voitures et des bâtiments publics subissent le feu, notamment un centre de loisirs, une salle de sports et une école maternelle. Pour autant, une centaine de personnes qualifiées de « jeunes » affrontant jusqu’à 250 hommes bien équipés pour maintenir le calme laisse penser que l’on est plus proche d’une révolte que de Beyrouth dans les années 1980. Les mots ayant un sens, il convient de se demander quels termes appliquer 62

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à la situation : émeutes ? insurrection ? coup de sang ? En voyage sur Bordeaux, une bibliothécaire née dans les quartiers aujourd’hui les plus dégradés de la cité reçoit ce message d’un ami : « Ta ville brûle. » Pourtant, de retour dans la Somme elle ne perçoit rien d’autre qu’une vision assez habituelle de la cité, quelques traces calcinées en plus dans certaines rues bien identifiées, dont celle du Docteur-Fafet, qui n’en est pas à son premier épisode de déflagration. Travaillant depuis 1996 sur la partie septentrionale de la ville, elle note un contraste entre les effusions qu’elle a pu connaître dans le passé et celles qui éclatent depuis quelques années. « J’ai vu des moments plus hard que ça, mais il y avait des revendications. » Et c’est peut-être bien là que se situe l’enjeu fondamental si l’on souhaite chercher à comprendre ce qui semble inexplicable, une forme de nihilisme rampant. Autrement dit, tant que l’on en reste à l’incompréhension, il est tentant d’y percevoir des comportements relevant de la « sauvagerie », sans même pressentir qu’il y aurait là, pour une part y compris minoritaire des Amiénois de


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« La Place des Habitants » Depuis 2011, à Amiens, l’association La Forge mène un projet, intitulé « La Place des Habitants », dans le quartier de Fafet-Brossolette-Calmette autour d’une question centrale et transversale : « Habiter ? » Écouter, échanger et rendre compte du quotidien des habitants d’un quartier dit « sensible » n’est possible qu’avec leur participation, dans la durée et le partage. La Place des Habitants a pu voir le jour et se réaliser grâce à l’implantation et le travail de partenaires associatifs comme Le Cardan avec Laurence Lesueur et Carmen-Canal Nord avec Sylvie Coren. Le Cardan, installé dans un appartement du quartier depuis très longtemps, mène de nombreuses actions au quotidien pour aider les publics en difficulté à découvrir et maîtriser la lecture, utiliser l’écrit. L’association Carmen, créée au milieu des années 1980 dans le quartier nord d’Amiens par deux travailleurs sociaux, Geneviève et Claude Bury, utilise la vidéo pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Depuis bientôt trois ans, Carmen-Canal Nord a posé ses caméras, entre autres, au cœur du quartier, et édite un blog participatif, « Le kiosque », pour rendre compte des initiatives menées par des associations et des habitants. La Forge a été fondée en 1994 par quatre personnes ayant respectivement pour métiers le graphisme (Alex Jordan, de Nous travaillons ensemble), la photographie (Éric Larrayadieu), les arts plastiques (Marie-Claude Quignon) et les pratiques sociales (François Mairey). Ils ont depuis été rejoints par Denis Lachaud, écrivain, puis par Christophe Baticle, sociologue. L’association mène en Picardie, et ailleurs, des projets qui posent la question d’habiter, de travailler… 64

ces quartiers, une profonde absence de croyance en un avenir quelconque. Encore faut-il s’entendre ici sur le terme de « compréhension », qui ne doit pas s’interpréter comme une justification bienveillante, mais comme un exercice consistant à se mettre à la place des personnes incriminées afin d’appréhender leur manière de penser, unique moyen de ne pas les rejeter d’emblée dans l’inhumanité. Genèse contextuelle d’un scénario répétitif Dans un premier temps, la presse décrit avec précision les éléments déclencheurs. La déflagration est quasiment toujours précédée d’une étincelle qui met en scène d’un côté les dits jeunes et de l’autre des fonctionnaires en uniforme. Il peut s’agir d’une arrestation, d’un accident sur la voie publique, ou comme à Amiens d’un rassemblement endeuillé qui se trouve perturbé par l’intervention de la police. L’accident mortel est intervenu le jeudi précédent, provoquant le décès d’un motard de

20 ans. Ce jour du recueillement, un simple contrôle d’un automobiliste accusé d’avoir eu une conduite dangereuse va provoquer l’entrechoquement d’attitudes antithétiques mais fournissant la matière au choc émotionnel. Les agents de la force publique estiment faire leur travail en veillant à la sécurité routière, pendant que les habitants réunis se disent victimes d’une intervention disproportionnée à leur encontre. La famille du défunt s’estime blessée par des propos infamants. « On nous a considérés comme des animaux. » « Ils ont dit un de moins chez les Arabes. » Propos que réfutent les autorités policières. Mais comme chaque fois, ce contexte est précédé d’antécédents qui ont radicalisé les positions. Les violences sont récurrentes dans cette partie de la ville, rendant plus délicates les interventions des uniformes, qui de ce fait appréhendent d’y pénétrer, mais, en vis-à-vis, la population avance que le comportement des gendarmes mobiles, venus remplacer un temps leurs collègues policiers, tranchait par la courtoisie dont ils faisaient preuve. Des militaires qui auraient même applaudi le 65

1. Cf. sur la critique de cette notion le texte de Pierre Bourdieu : « La « jeunesse » n’est qu’un mot », entretien avec Anne-Marie Métailié, paru dans Les Jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Âges, 1978, pp. 520-530. Repris dans Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1984. Éd. 1992, pp. 143-154. 2. Cf. la démarche du sociologue Max Weber, pour qui une action n’a de sens que parce que les individus lui attribuent un sens.


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cortège automobile d’un mariage qui passait devant eux, un geste qui n’est pas passé inaperçu. A contrario, les ressentiments à l’égard des CRS remontent à une histoire longue, notamment à ce que la préfecture a reconnu comme une bavure. En 1994, l’enquête avait montré que des membres d’une Compagnie républicaine étaient intervenus dans des « conditions inadmissibles », selon le préfet de l’époque. Des faits qui ont profondément creusé le fossé grandissant entre les « bleus » et les « sauvageons ». Entre les deux camps, on assiste depuis près de deux décennies à un processus d’ensauvagement réciproque, les uns ayant l’impression d’avoir affaire à des fauteurs de désordre incontrôlables quand les autres se sentent rabaissés à la condition de citoyens de seconde zone. Les forces de l’ordre ont probablement quelques raisons d’invoquer un métier de plus en plus difficile à exercer dans des conditions sereines. Leurs responsables policiers invoquent aussi un rajeunissement de leurs effectifs peu à même de calmer les esprits. L’îlotage n’est 66

également plus d’actualité, ce qui ne contribue pas à donner un visage humain à la police, laquelle apparaît de plus en plus souvent en tenue de combat. Ce qui ne signifie aucunement que chez les habitants le regard soit unanimement solidaire avec les violences. Bien des mères ont peur pour leurs enfants et n’adhèrent en rien aux agressions à l’égard des chauffeurs de bus, voire contre les policiers, tout en entretenant une position ambivalente avec ces derniers. Genèse sociale, économique et culturelle d’une profonde relégation Tous les éléments se trouvent ainsi réunis pour que la violence finisse par déborder le dialogue de sourds. La recherche des responsables conjoncturels ne dira rien des causes profondes du malaise. Tout juste précisera-telle l’étiologie d’un contentieux inscrit régulièrement dans les chroniques des journaux. La mayonnaise médiaticopolitique a pris, dans la torpeur estivale, après qu’on eut

dépêché sur les lieux des renforts policiers, que le ministre de l’Intérieur se soit déplacé sur place, chahuté par des habitants qui réclamaient un échange avec lui, etc., jusqu’à l’épuisement des sensations générées par cette actualité remplacée par une autre. Faudrait-il pour autant considérer qu’il ne s’est rien passé dans le chef-lieu du département de la Somme ? Sûrement pas, puisque des feux d’artifice et même des tirs de chevrotine ont été essuyés par les forces de l’ordre (dix-sept blessés). Et les mêmes commentateurs patentés de rechercher les causes de ces explosions. Pourtant, vu de l’intérieur la perspective se révèle assez différente. Plutôt que de s’interroger sur les origines des violences intervenues, ce sont plutôt les motifs de la relative apathie qui questionnent. Il suffit de traverser la large zone s’étendant entre le centre-ville et la zone industrielle pour se rendre compte qu’on y a oublié ce qui fait le ressort de l’urbanité : la multifonctionnalité. En dehors d’un secteur dénommé « Le Colvert », on ne trouve quasiment pas de commerce pour une population de quelque 40 000

habitants. Quant à la zone franche installée au cœur des quartiers populaires, ses emplois sont rarement destinés aux résidents. Plus problématique encore, les indicateurs de la pauvreté et de la précarité y sont au rouge : chômage bien sûr, RSA, déscolarisation précoce… jusqu’au nonrecours aux droits, signe patent d’un renoncement prononcé. Force est de constater que sont concentrés là tous les détonateurs d’une explosion sociale. L’annonce de faire entrer Amiens-Nord dans le « top 15 » des futures zones de sécurité prioritaires semble donner raison aux partisans de la méthode répressive. On pourra néanmoins arguer du fait que de pareilles zones de relégation sociale, économique et culturelle sont légion en France. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste du marché du logement pour comprendre que l’on assiste à un enkystement spatial de plus en plus prononcé aux deux pôles de l’échelle sociale. De même, le rebond contemporain de la crise provoque de sombres coupes dans les moyens sociaux et culturels. Certes, ces moyens ne suffisent pas à solutionner des configurations 67

3. Sous un statut associatif, La Forge réunit artistes, écrivains et scientifiques en vue de coconstruire avec une population une production à la fois plastique, photographique et littéraire. Depuis 2011, le thème de « l’Habiter » a été développé sur cette portion d’AmiensNord, justement là où ont éclaté les récents affrontements. www.laforge.org


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parfois fort complexes, faites de vies souvent blessées durablement dès leurs premières années, mais de là à masquer les objectifs de lutte contre les déficits publics par un argument du type « faire mieux avec moins », il y a là un virage qui en dit long sur le décrochage des banlieues. Si maintenant l’on quitte cette dimension macroscopique pour se rapprocher au plus près du terrain, comme l’a fait par exemple le collectif La Forge sur une entité de la ville avec les secteurs de Fafet, Brossolette et Calmette, la perspective change considérablement. Cette approche inductive a fait apparaître aussi une énergie insoupçonnée, y compris de la part de ces habitants qui comptent pourtant parmi les plus en difficulté. Au-delà de regards affectés qu’il révèle, l’objectif d’Éric Larrayadieu montre aussi une dignité et un esprit d’initiative qui passe par la débrouillardise et la volonté de faire. Les échanges entretenus sur « La Place des Habitants », lieu de discussion et de rencontre, insistent encore sur la position centrale du quartier dans les esprits, comme seule réalité 68

solide lorsque toutes les issues de secours semblent avoir été coupées. L’ascenseur social ne passe plus depuis des lustres par ces rues, alors… « Si notre quartier est pourri, c’est le nôtre. » Dernière croyance en quelque sorte avant la noyade dans le nihilisme, dernier rempart insulaire aussi lorsque l’ailleurs passe pour hostile et inaccessible, dernière bravade de l’énergie convertie en violence quand l’avenir paraît s’échapper.

Christophe Baticle. Sociologue, université de Picardie (Habiter le monde / UMR CNRS CURAPP)


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Fête de Noël pour les enfants de FafetBrossolette à l’initiative du collectif L’Albatros, qui organise aussi un soutien scolaire auprès des plus jeunes, des repas collectifs… dans la salle qui porte son nom.

Ppooppa, dans sa voiture, rue du DocteurFafet. Il fait partie du groupe de rap Bloc 5 qui vient de réaliser avec l’association Carmen son premier CD + DVD Bloc 5 Story, sorti en juillet dernier.

Dans le garage de l’association Roue Libre 80, qui travaille avec les jeunes des quartiers nord d’Amiens depuis plus de quinze ans.

Kaja avec sa sœur dans leur chambre. L’association Carmen-Canal Nord a publié sur son blog « Le kiosque » un « hommage à Brossolette », une chronique réalisée, commentée, chantée par Kaja. « Ce petit film dit l’attachement au lieu qui nous voit grandir, la valeur inestimable des souvenirs d’enfance et la nostalgie qui s’y attache. »

Jacques entouré d’adhérents de l’Apreda, l’unique salle de sport du quartier qui a complètement brûlé lors des événements d’août dernier. Cet espace était ouvert 6 jours sur 7 de 9 à 20 heures pour une cotisation annuelle de 5 euros. Depuis, ils attendent toujours la date du début des travaux.

Géraldine, photographiée chez elle, est l’une des signataires de la « Lettre aux autorités » écrite en décembre 2011 et restée sans réponse à ce jour : « Habitants, habitantes de ce quartier, jeunes et moins jeunes,nous voulons engager une réflexion lors derencontres régulières avec vous, responsables de la ville, de la préfecture, de la police nationale, de l’OPH, de l’Éducation nationale… comme avec des professionnels du bâtiment, de la formation, de l’emploi… »

Laurence est animatrice au Cardan. Cette association socioculturelle existe à Amiens depuis 1978. Avec un double objectif : lutter contre l’illettrisme et animer des bibliothèques de rue dans les quartiers défavorisés. Poétiquement parlant, le Cardan préfère se définir comme « un centre permanent du plaisir de lire » et se compare volontiers aux « porteurs d’eau d’antan ».

Ahmed et son père. Le quartier de FafetBrossolette est habité par une communauté harki importante arrivée en 1963, peu après l’indépendance de l’Algérie.

Erwan et sa fille dans leur appartement en cours de réhabilitation. La zone nord d’Amiens comprend un quartier d’habitat social (72 % de logements sociaux) regroupant plus de 15 000 habitants.

Zaï et ses potes, chez lui : « Ici, on ne vit pas dans le même monde. On nous désigne comme des rebuts. »

Nora, animatrice jeunesse, devant l’immeuble qu’elle habitait et qui a été démoli dans le cadre de la « rénovation urbaine » du quartier.

Nadia le jour de son mariage avec Abdel, début juillet 2012, quelques jours avant la disparition accidentelle de Nadir et des « émeutes » qui ont suivi.

Ludivine, une jeune mère de famille au chômage, habitait jusqu’à peu chez sa mère. Dans les quartiers d’Amiens-Nord (Pigeonnier, Messager, Mozart, Fafet-Brossolette-Calmette, Balzac, Léo Lagrange-Schweitzer…), le revenu fiscal moyen est très faible, de l’ordre de 9 000 euros par an. 43 % de la population sont non diplômés. Le chômage atteint 40 %, un taux qui grimpe à 57 % chez les jeunes. À propos de leur profession, tous répondent machinalement : « Je ne travaille pas, je touche les 417 euros de RSA. »

Lætitia, avec son mari et ses enfants, s’est installée dans le quartier Léo LagrangeSchweitzer. La mère de Lætitia dit d’eux qu’ils sont courageux, qu’ils font tout pour y arriver, pour leurs enfants… 70

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