IMAGINAIRE DESIGN ET NOUVELLES TECHNOLOGIES
Laurence Dupuis Mémoire de fin d’études, ENSCI-Les Ateliers sous la direction de Nicolas Nova
IMAGINAIRE DESIGN ET NOUVELLES TECHNOLOGIES [6]
Introduction Imaginaire et technologie - Les sources de l’Imaginaire
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Une définition de l’imaginaire - De quel imaginaire parle t-on ? Imaginaire et société - L’éducation - Interview de Jean-Louis Frechin L’influence du passé - Les craintes - Les fantasmes - Une fiction moins prolifique ? La projection dans l’avenir - Le rôle de la science fiction - L’exemple du Japon
Le designer et l’imaginaire [40]
Qu’est ce que l’imaginaire pour le designer ? - Comment le designer développe-t-il son imaginaire ?
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Le designer créateur de fictions, de nouveaux imaginaires - Comme méthode de créativité
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Interview de Frédéric Kaplan Les nouveaux objets et l’imaginaire - Apprentissage et évolution des usages
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Qu’implique l’arrivée des nouvelles technologies dans nos imaginaires ? L’exemple des
Comment le prend-il en compte dans sa pratique ? - Rendre les objets technologiques désirables
Se raconter des histoires pour faire émerger une idée - Quels sont les objets les plus imprégnés de récits ? Faut-il prendre en compte des imaginaires connus ?
TIC - L’amateur expert, quand l’utilisateur prend le pouvoir - Et le designer dans tout cela ?
L’imaginaire de l’ouverture ou l’ouverture des imaginaires [70]
Une piste à explorer, celle des objets à terminer - La situation ou l’utilisateur deviendrait
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Conclusion
créateur - Qu’est ce qui dans l’objet laisse place à l’appropriation ?
INTRODUCTION Les nouvelles découvertes suscitent des espoirs de changements, provoquant à la fois émerveillement et appréhension. Comment ne pas avoir peur de quelque chose que l’on ne maîtrise pas tout à fait, dont on ne cerne pas encore les contours, et qui pourrait avoir de graves conséquences sur notre société ? Par ailleurs, comment ne pas être émerveillé par la possibilité de réaliser ce qui hier semblait impossible ? Ainsi, en thérapie médicale l’usage de nano-particules, pourrait révolutionner le traitement des cancers, cependant des inquiétudes apparaissent sur leur contrôle au niveau cellulaire. Les innovations peuvent provoquer des réactions contradictoires, attraction ou répulsion, provoquant le doute, l’incertitude, laissant la part belle à l’imaginaire. Face à l’émergence des nouvelles technologies, il devient indispensable de prendre le temps d’analyser et de définir leur façon de s’intégrer dans notre vie quotidienne. En effet, l’accélération du rythme de leur apparition et leur accumulation provoquent de l’incompréhension. Elles n’ont pas toujours le temps d’être bien comprises, ce qui déroute bien souvent les gens. Ce sont des questions que les ingénieurs ou concepteurs ne se posent que trop rarement ou parfois trop tard. Dans ce mémoire, je propose d’étudier un élément essentiel à tout processus de création, qui est à mes yeux la clef de l’appropriation des nouvelles technologies par les usagers : l’imaginaire. Comme toute action humaine ne peut exister sans prendre une forme symbolique, on ne peut concevoir ni utiliser une technologie sans se la représenter. Il convient d’apporter autant d’attention à l’étude de l’imaginaire qu’à l’étude des nouvelles 6
technologies. En effet comme d’autres, je pense que l’imaginaire joue un rôle important dans l’adoption ou le refus d’une nouveauté technologique par le public, il contribue à rendre possible de nouvelles attentes et de nouveaux usages. Mais comment l’imaginaire collectif, c’est à dire les représentations mentales, les images, les symboles qui font sens pour la plupart des individus, peut-il permettre aux utilisateurs de mieux s’approprier les objets des nouvelles technologies ? Et, dans quelle mesure le designer peut-il intervenir sur ces imaginaires ? Par objet des nouvelles technologies, j’entends aussi bien les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), que les technologies à venir comme les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Sciences Cognitives). Dans un premier temps, je donnerai une définition de l’imaginaire, ainsi que la perception que nous avons des technologies, en tant que personne. Puis j’essaierai de décrire comment le designer prend en compte la question de l’imaginaire dans sa pratique, et pour terminer, je souhaiterais proposer un cas concret de mobilisation alternative des imaginaires. Je conclurai avec la notion « d’objets à terminer » comme acteur de la compréhension des nouvelles technologies.
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IMAGINAIRE &TECHNOLOGIE LES SOURCES DE L’IMAGINAIRE
UNE DÉFINITION DE L’IMAGINAIRE Dans le sens commun, l’imaginaire se définit comme suit : « fruit de l’aptitude humaine à mettre ses pensées en images, en mots et en actes, l’imaginaire est ce lieu où s’esquissent et s’engrangent les rêves, les idées, les fantasmes individuels et collectifs »1. Il renvoie aux mythes, aux fictions, aux rêves. Il est le résultat de l’imagination, de l’action d’imaginer. La définition que je retiens pour ce mémoire est celle que Jean-Jacques Wunenburger appelle une définition « élargie », qui « intègre l’activité de l’imagination elle même, désigne les groupements systémiques d’images en tant qu’ils comportent une sorte de principe d’autoorganisation, d’autopoïetique, permettant d’ouvrir sans cesse l’imaginaire à de l’innovation »2. Les représentations qui constituent notre imaginaire, naissent de notre perception. Ces informations sensorielles proviennent d’impressions sonores, visuelles, olfactives, tactiles, temporelles. Les images ainsi formées ne sont donc pas uniquement visuelles, elles sont aussi de l’ordre du ressenti. « Pour un enfant la grenouille restera un objet de curiosité, pour un savant un objet d’étude, pour un gourmet, un objet de délices »3. Ainsi, l’imaginaire est fait d’images perçues différemment selon les individus. Ces images constituent les représentations mentales qui évoquent quelque chose en nous, de l’ordre du souvenir, du fantasme, ou ne serait-ce qu’une idée vague. C’est se représenter ce qui est absent. C’est 1 Anne-Françoise Garçon, Les techniques et l’imaginaire, revue Hypothèses, publications de la Sorbonne, 2005 2 Jean-Jacques Wunenburger, L’imaginaire, PUF, Que sais-je ? 2003 3 Jean-François Dortier, L’univers des représentations ou l’imaginaire de la grenouille, Magazine Sciences Humaines, n°128, juin 2002 10
le résultat imagé de nos expériences et de notre perception, l’interprétation de nos sens, un mélange d’acquis et de sollicitations immédiates, de ce que l’on a appris et des activités propres à chacun. C’est à partir de cela que se construisent nos univers imaginaires, notre matière à penser. L’imaginaire est un outil pour penser, il permet de créer des références communes, à partir d’expériences individuelles, de communiquer avec autrui, de planifier, d’orienter nos conduites et de structurer nos actions. Les représentations sont « un guide pour agir ». Dans un article du magazine Science Humaine, Saadi Lahlou prend l’exemple de la nourriture, et nous explique en quoi les représentations sont des modèles d’action. Dans le cas de l’alimentation, ce sont les représentations qui permettent de distinguer ce qui peut être mangé ou pas, comment il faut s’y prendre. « Les représentations sont la forme sous laquelle les « objets » (concrets ou abstraits) sont manipulés dans les processus cognitifs. Ces représentations (composantes de l’imaginaire en psychologie cognitive) sont mobilisées comme des modes d’emploi des objets du monde »1. Elles préparent directement nos comportements. C’est en voyant quelqu’un commettre une erreur que l’on comprend qu’il ne faut pas la reproduire, par exemple pour éviter de se brûler. Sans imaginaire il n’y a pas de survie, et avant même que la communication ne s’instaure, c’est notre imaginaire qui nous a guidé et a permis de nous protéger. Comme le souligne S. Lahlou, « la représentation guide les pratiques mais réciproquement ces dernières contribuent à construire la représentation ». Elles évoluent progressivement en parallèle. L’autre fonction des représentations est de faciliter la communication. Communiquer implique l’utilisation d’un imaginaire commun, et par là même la transmission du savoir. Sans communication le savoir se perd. Pour l’individu, l’imaginaire aide à comprendre les choses, à se les approprier. La représentation est une phase essentielle dans la compréhension et l’apprentissage. L’imagination, c’est la faculté de former, acquérir par nous-même des connaissances en appuyant sa pensée sur des représentations, c’est l’essence de la créativité, de l’inventivité. Pour cela, nous établissons des liens parmi les matériaux de l’imaginaire : selon J.Thomas, l’imaginaire est « un système, un dynamisme organisateur des images, qui leur confère une profondeur en les reliant entre elles »2. C’est en combinant des idées, en faisant des associations, des combinaisons, des juxtapositions, des synthèses, par l’intermédiaire de la
1 Saadi Lahlou, La vraie valeur des repas : manger et imaginer, Magazine Sciences Humaines, n°128, juin 2002 2 Joël Thomas, Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Ellipses, 1998 11
représentation, que nous en créons de nouvelles. Imaginer, c’est la faculté d’engendrer et d’utiliser des images, de produire quelque chose de nouveau, et comme le dit G. Bachelard, de nous projeter dans l’avenir : « l’imagination dans ses vives actions, nous détache à la fois du passé et de la réalité. Elle ouvre sur l’avenir »1. Imaginer est la faculté de conceptualiser, c’est l’aptitude principale que nous utilisons pour innover et pour créer. Cependant, notre société laisse peu de place à l’imaginaire. Souvent opposé au réel, il n’a pas toujours été très bien perçu. L’homme a très souvent mis l’imaginaire de coté, privilégiant le réel. Si on remonte très loin dans l’histoire, pour Platon, « l’imagination est une image dégradée de la réalité, elle induit en erreur »2. Elle est associée à l’idée d’irréalité, à quelque chose qui n’existe que dans l’esprit, donc éloigné du réel. Elle peut donc induire en erreur. Sartre soutiendra que « le réel ne peut nous être donné que grâce à la conscience qui perçoit, qu’il distingue de la conscience qui imagine (...) il représente à chaque instant le sens implicite du réel »3. L’homme a depuis toujours essayé de comprendre la nature et la réalité qui l’entoure en essayant d’être le plus objectif possible. Cependant sa vision lui joue parfois des tours. Il existe un décalage entre ce qu’il perçoit et la réalité. Par exemple on a longtemps pensé que le soleil tournait autour de la terre. Dans l’histoire, les sciences ont navigué entre une vision subjective et une vision objective de la réalité. Comme en 1915, où le géophysicien Alfred Wegener proposa sa théorie de la dérive des continents, mais les géologues de l’époque n’étaient pas disposés à accepter cette théorie. Il faudra un demi siècle pour que ses idées soit admises, devenant ce que l’on appelle aujourd’hui la tectonique des plaques4. De même, Newton recevant une pomme sur la tête, en déduira la loi de la Gravitation Universelle. Ces scientifiques durent faire preuve de beaucoup d’imagination, pour aller au delà de ce qu’ils voyaient, des connaissances et préjugés de l’époque. Ce ne fut pas uniquement grâce à leur intelligence qu’ils purent résoudre ces énigmes, mais aussi grâce à leur imagination : « Si l’intelligence est la faculté qui nous permet de saisir les rapports entre les choses, l’imagination en est la forme la plus élaborée puisqu’elle apporte une contribution à l’évolution des choses en en créant de nouvelles »5. L’imagination a eu un effet moteur et leur a permis de sortir de l’illusion des sens. De même, dans la démarche scientifique, l’imagination correspond à la notion d’hypothèse
1 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, P.U.F, 1957 2, 5 Marc Giget, Imagination, inspiration et imitation à la source de l’innovation, Conférence CNAM, octobre 2007 3 Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, Folio, 1940 4 Pierre Papon, le temps des ruptures, aux origines culturelles et scientifique du XXI siècle, Fayard, 2004 12
qui est l’addition de l’observation et de l’imagination. On peut donc distinguer deux notions : la simple représentation intellectuelle du réel et la projection intellectuelle audelà du réel, celle-ci étant l’imaginaire qui nous intéresse vraiment ici. La forme extrême de l’imaginaire pourrait être le délire qui est une expression complètement déstructurée de l’imagination. Le mot imaginaire comporte encore aujourd’hui une connotation négative quand on parle d’imagination vagabonde, de s’abandonner à son imagination, d’avoir les yeux dans le vague, le menton relevé, ou lorsqu’il est relégué au monde de l’enfance. Il reste l’héritier de cette mauvaise réputation.
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IMAGINAIRE ET SOCIÉTÉ L’éducation Nous vivons dans une société médiatique de l’image, avec des moyens de diffusion et une consommation croissante. La publicité, les médias les diffusent en un flux incessant. L’imaginaire repose plus aujourd’hui sur des images que sur le langage ou l’écrit comme autrefois. Dans le passé, les mondes imaginaires provenaient des textes, de la peinture et de la communication orale. On attendait son courrier avec impatience. Aujourd’hui, il n’y a plus ce temps de pause qui faisait travailler l’imaginaire et favorisait le travail de réflexion. Le rythme n’est plus le même, on réfléchit différemment. Cette surabondance d’images influence et sature nos imaginaires et nous ne sommes pas toujours à même de prendre du recul ou de les comprendre. « Cette mauvaise réputation de l’imaginaire est due au rejet de l’image qui s’oppose à l’écrit et au concept. Ainsi, notre civilisation occidentale, depuis ses origines (des grandes religions monothéistes en passant par Socrate) est marquée par le rejet de l’image. A partir d’Aristote surtout, la voie d’accès à la vérité est celle qui part de l’expérience des faits et des certitudes de la logique. L’image est ambiguë et polysémique : elle ne peut se réduire à un argument formel « vrai » ou « faux » 1. Pour comprendre la relation que nous entretenons avec l’imaginaire aujourd’hui, intéressons nous au rôle
1 Sandrine Laville, L’imaginaire des nouvelles technologies, Étude sociologique réalisée pour le lot imaginaire du Studio créatif de France Télécom R&D, Septembre 2001 14
de l’éducation. En effet, on peut penser que l’éducation est à l’origine du désintérêt porté à l’imaginaire. Avec l’omniprésence des écrans de télévision, de l’internet autour des jeunes enfants, il parait surprenant qu’à l’école, on n’accorde pas plus d’importance à l’étude de l’image, à sa compréhension et à son insertion sociale. Il en va de même pour l’imaginaire. Il s’agirait de « se prémunir contre les risques de manipulation de ces images tout en introduisant le goût de la recherche et du doute face à des images pouvant se présenter comme totales »1. De plus, une surabondance d’image ne permet pas l’abstraction et la projection mentale. Cela ne risque t-il pas de devenir un frein à l’imagination ?
Interview de Jean-Louis Frechin Au sujet de la place de l’imaginaire dans l’éducation : « On n’apprend pas l’image à l’école, très peu en primaire et maternelle ; un peu d’art plastique au collège, c’est un cours auquel on devrait donner plus d’importance. Parce qu’il sort de la primauté du langage, de la rationalité et de la synthèse. Il amène d’autre chemins qui sont extrêmement utiles pour la créativité, pour éviter comme aujourd’hui une société française qui ne sait se positionner que sur du spécifiable. C’est à dire que l’on sait remplacer le bras d’un homme par un robot, on sait faire un médicament pour soigner tel type de problème, mais un truc qui ne sert à rien et qui peut être adopté par les gens on ne sait pas faire, ça c’est par manque d’imagination. » Pourtant dans l’histoire de l’éducation française on trouve des exemples ou l’imaginaire avait sa place, comme nous l’explique Jean-Louis Frechin : « L’école centrale s’appelait avant, l’école centrale des arts et des manufactures, et l’école des ponts et chaussées qui construit la ville aujourd’hui était l’école chargée de construire les routes et les ouvrages d’art. Dans ces deux écoles il y avait des enseignements artistiques. Donc cette dimension de l’imaginaire dans les sciences utiles, techniques, a existé. Je pense que Gustave Eiffel et les grands inventeurs du 19e siècle avaient cette dimension là. Ce qui explique peut être que le beau était le beau, que l’ingénierie française était créative et que le design ait eu un petit peu du mal à démarrer. Parce que les ingénieurs français de cette époque étaient très créatifs. A l’école centrale, on parlait de la belle ouvrage, on était dans la continuation de l’artisanat qui était le beau, qui répliquait la nature. Qu’est ce qui fait que ça a changé : ce sont des évolutions de société,
1 Stolar Isabelle, Grenoble, France, Le rôle de l’imaginaire dans l’éducation à la paix et au vivre ensemble, Janvier 2006, (http://www.irenees.net/fr/fiches/analyse/fiche-analyse-122.html) 15
c’est l’hyper spécialisation, c’est la compétition de l’enseignement, c’est la fameuse primauté républicaine des sciences sur la littérature. Pour pouvoir juger les gens sur leur intelligence et pas sur leur culture et du coup, tout ce qui était esthétisme, qui était donc lié à la culture non technologique, à été gommé par la révolution française. Le fait de sélectionner les jeunes français sur les sciences plutôt que sur les arts et les lettres, c’est très égalitaire ; mais du coup ça crée de profonds déficits dans ce qui est l’imaginaire. Alors il y a quand même des écoles comme l’Ecole Normale Supérieure, lié à l’écriture. Ce qu’on est aujourd’hui est aussi le produit de notre éducation, elle est loin d’être neutre. Donc quand Pierre Musso dit que l’on ne peut pas échapper à l’imaginaire de sa culture ... et donc de faire table rase, c’est que l’on est aussi victime de notre éducation. En France, on n’a pas un enseignement basé sur l’imaginaire, l’imagination, la création, comme les écoles Montessori, Freinet ; toutes les disciplines qui sont basées sur la pratique, faire des choses à montrer avant de faire des choses de pensée. On ne peut pas apprendre aux gens à être imaginatifs mais on peut les mettre dans un environnement ou l’imaginaire est une forme d’éducation. Et la question de la part de l’imaginaire, c’est je dirai plutôt la question de l’absence de représentations sociales partagés et donc d’imaginaire collectif. Donc il faudrait déjà révéler, réveiller les apprentissages de l’imaginaire, qui se travaillent à l’école. C’est un enjeu d’éducation. Il ne s’agit pas de dire qu’il doit y avoir des gens créatifs et des gens pas créatifs. Si on parle de cette question d’image et d’imaginaire à l’école, forcément le niveau global va s’améliorer. Sinon on a un pays avec des super ingénieurs mais qui n’ont aucune imagination. Et on le voit dans tous les produits qui sont là, le robot pour les personnes agées 1... toutes ces technologies qui n’ont pas d’usages, qui n’ont pas de projections, qui n’intègrent pas d’éléments symboliques. Je parle de la formation qu’ils reçoivent. » Jean-Louis Frechin
De ce fait, la pauvreté des représentations, associée à la passivité qu’engendre la débauche des images, n’accroît pas la créativité. Puisque tout nous est donné à voir, la réflexion est moindre alors que l’imaginaire fonctionne dans un climat de pensée et de création. La source de l’imaginaire va reposer presque exclusivement sur ce flux d’image. On a donc d’un côté une prolifération des médias et une abondance d’images, de l’autre une société qui fonde son éducation sur la raison, laissant le monde des images du côté des loisirs et ne favorisant pas le travail sur l’imaginaire.
1 L’interview a été réalisé lors de la manifestation Futur en Seine au pavillon de l’arsenal en 2009 16
Cette pauvreté de la créativité et le rejet de l’imaginaire s’illustrent dans le travail. Là aussi il trouve difficilement sa place, sous prétexte qu’il ne peut intervenir dans des domaines « dits » sérieux, comme dans des laboratoires, par exemple. Lors des entretiens du nouveau monde industriel en 2009 à l’ENSCI, j’ai eu l’occasion de poser quelques questions à Pierre Musso. Celui-ci me raconta une anecdote au sujet de l’imaginaire de l’ingénieur : « dans un centre de recherche, j’ai fait une consultation, un concours où il n’y avait que des ingénieurs et des techniciens. Je leur ai dit : faites moi un concours de créativité pour savoir comment vous pensez vos objets techniques et ils m’ont tous sorti la SF, la BD ou la littérature alors que tout ça ils l’évacuaient dans le boulot. C’est à dire, dans le travail on est très rationnel, c’est scientifique ; on est formé par des écoles d’ingénieurs, donc ils n’en parlaient pas. Et là, on était hors entreprise et en fait c’était la moitié d’eux même, c’est logique. La moitié c’était l’imaginaire ». Puisque c’est une partie de nous même, dont on ne peut se détacher. Pourquoi ne pas favoriser le travail sur l’imaginaire dès le plus jeune âge. Ce qui éviterait de se retrouver après de longues années d’expérience en entreprise, à devoir participer à des séminaires de créativité. Ce nouvel engouement pour l’imaginaire est apparu depuis quelques années dans le monde de l’entreprise. Comme pour compenser ce manque lié à notre éducation, on organise des séminaires de créativité visant à développer et à stimuler l’imaginaire des employés. On met en place des « boîtes à idées ». Mais réveiller l’imaginaire à cette période de la vie, n’est-ce pas trop tard ? De plus ces méthodes, toutes plus ou moins identiques, n’amènent elles pas des résultats similaires, alors que ce qui est recherché, c’est justement de se distinguer des autres ?
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L’INFLUENCE DU PASSÉ Les craintes Dans la Grèce antique, la prouesse des hommes est souvent suivie d’une punition divine. Ainsi Dédale inventeur et architecte, et son fils Icare, tous deux enfermés dans le labyrinthe qu’il a lui même créé pour le Minotaure, décida de s’enfuir par la voie des airs. Icare se brûlera les ailes n’ayant pas suivi les recommandations de son père de ne pas s’élever trop haut. La prouesse des hommes faisant preuve de démesure et de témérité est guettée par les dieux, les hommes subissant leurs supplices. Les récits de la mythologie sont nombreux à rapporter des faits similaires générant un sentiment de peur à l’idée de dépasser la condition humaine décidée par les Dieux. Ce sentiment perdure encore aujourd’hui dans la mesure où les dogmes religieux entretiennent ces même craintes. Ce qui amènera au XVIIIème siècle les philosophes rationalistes des lumières, à remettre en question cet ordre, en croyant au pouvoir de la raison humaine. La quête de la vérité doit provenir de l’observation de la nature et non plus des autorités religieuses ou institutionnelles. Le passage de l’obscurantisme à une pensée éclairée par la raison aura des conséquences sur le développement des connaissances, la technologie devenant synonyme de progrès. Le 9 août 1945, La bombe atomique s’abat sur Hiroshima. « Les scientifiques ont connu le pêché », avouera Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique, lors d’un discours au MIT en 1948. Cet événement marque un tournant dans l’imaginaire véhiculé par les technologies et la science. Pour la première fois, l’humanité a le sentiment d’avoir le 18
pouvoir de se détruire elle-même. La guerre chimique de 1914-1918 avait été le point de départ de ce désenchantement. Depuis, les mêmes discours contre la science resurgissent dès qu’une crainte majeure apparaît. La guerre est donc pour beaucoup dans la perte de confiance envers la science et dans la méfiance qui l’accompagne aujourd’hui. Dans un discours du 25 novembre 1923, le doyen de la faculté des Sciences de Paris, dira : « La science est profondément indifférente à la manière dont nous pouvons l’utiliser ». Le rôle primaire de la science est bien de créer le savoir. Pourtant les scientifiques sont souvent amenés à débattre de l’éthique et du devenir d’une technologie. En témoigne le nombre de comités d’éthique crées par la suite. Au niveau international, le code de Nuremberg en 1947, conséquence directe des procès à la fin de la seconde guerre mondiale, impose des règles de déontologie strictes pour l’expérimentation médicale. En France le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), donne son avis sur des problèmes éthiques et des questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. Il en va de même pour l’ingénieur, « Sa responsabilité consiste alors à ne pas se cantonner à l’expertise de ce savoir technique mais à le remplacer dans un cadre plus large. Il doit anticiper les basculements de la pensée qui peuvent germer sous l’effet des progrès de son domaine de recherche »1. Dès qu’une personne est impliquée dans un processus de recherche, une prise de conscience doit s’opérer, elle doit assumer les risques et les dérives propres à son activité. Chacun, scientifique, ingénieur, doit pouvoir « justifier la raison d’être de sa propre activité dans le contexte plus large de la société ».2 Les débats sur l’utilisation des nouvelles technologies se multiplient. Celles-ci génèrent des fantasmes, des désirs mais aussi des angoisses, comme l’idée qu’elles puissent nuire à l’homme. C’est une constante dans l’histoire de l’imaginaire. La médiatisation à outrance véhicule tout et son contraire. Et pourtant comme le souligne F. Fréry, « il n’y a pas plus d’innovations technologiques aujourd’hui qu’autrefois, par contre il y a un changement d’attitude vis à vis des technologies. On est passé d’un enthousiasme sans borne à une réticence et à une méfiance »3. Au fond, l’analyse des peurs et des préjugés véhiculés par les nouvelles technologies doit nous permettre de mieux cerner les angoisses ainsi que les espoirs afin de réduire les incertitudes qui les accompagnent. Pour résumer, jusque dans les années 70 nous avions une vision utopique du futur alors qu’aujourd’hui on en a peur. Ce qui alimente 1, 2 Frédéric Kaplan. Les machines apprivoisées : comprendre les robots de loisir, Vuibert., 2005, 3 Frédéric Fréry, cours management de l’innovation & des technologies, ESCP-EAP, Paris, 2009 19
nos craintes aujourd’hui, outre l’accélération du rythme des avancées technologiques, ce sont les scandales qui ont ébranlé notre société dernièrement. La crise de la vache folle, le sang contaminé, l’amiante, ont affecté notre rapport à la science et aux technologies. D’autres font encore débat comme les OGM, les radiations des téléphones mobiles ou les puces RFID1 dont voici l’une des applications aujourd’hui : Imaginons, que vous venez de perdre votre chien. Quelqu’un le retrouve et il est rapidement identifié grâce à la puce RFID implanté dans son cou. Le vétérinaire vous a très facilement retrouvé et a pu lire son carnet maladie. Ce scénario que l’on peut rencontrer aujourd’hui, pourrait tout aussi aisément s’appliquer aux humains : par exemple, à la suite d’un accident, vous êtes inconscient et arrivez aux urgences. Le médecin utilise un lecteur RFID pour connaître votre identité, votre dossier médical et même ce qui vous est arrivé dans les dernières heures précédent l’accident. Mais allons plus loin encore : votre assurance maladie pourrait se procurer cet appareil, découvrir que vous êtes atteint d’une grave maladie, et augmenter votre cotisation ou vous exclure. Ce scénario porteur de bonnes intentions au départ de l’usage des technologies pourrait facilement devenir cauchemardesque. Pour cette raison, il est important d’imaginer, de lancer des débats, de discuter, et de prendre en compte ces phénomènes dans une démarche de design. Afin de limiter les dérives, voir même, de les anticiper. Les intentions sont bonnes en général mais elles comportent à chaque fois des effets imprévus. Mais c’est aussi le propre de l’innovation, de pouvoir sans cesse faire évoluer des technologies, d’en faire autre chose mais qui laisse dans certains cas la porte ouverte aux dérives. Certes il y a une prise de conscience des scientifiques, mais il demeure toujours un déficit de communication entre les scientifiques et la société. L’incompréhension, voir l’ignorance de la science par le public, la partialité ou l’inexactitude de la couverture médiatique prennent parfois le relais des discours des scientifiques, et génèrent de l’incompréhension dans le public. « La privatisation croissante de l’activité scientifique ne favorise guère la communication ouverte des conclusions et incertitudes scientifiques »2. Cette même privatisation, transforme les règles de l’activité scientifique. La loi du marché prend le dessus et on en arrive à des situations absurdes comme le montre cet exemple : 1 RFID : Radio Frequency Identification : petite puce permettant de stocker et de récupérer des données à distance, elles peuvent être collées ou incorporées dans des produits, un usage qui se rapproche de celui du code barre. 2 Gerry Toomey, Fred Roots, Vers un nouveau contrat entre la science et la société : rapport de la rencontre nordaméricaine de nov. 1998 en prévision de la conférence mondiale sur la science de 1999, CRDI (http://www.unesco.org/science/wcs/meetings/eur_alberta_98_f.htm) 20
Aux Etats Unis, Jessica Queller, scénariste, dont la mère est morte d’un cancer du sein, a fait analyser son ADN par un laboratoire privé. Après avoir reçu une liste mentionnant la probabilité de tous les risques de maladies encourus, elle a demandé dans un premier temps à se faire opérer des seins, premier risque de cancer apparu sur la liste, puis dans un second temps à se faire opérer des ovaires. Ces deux opérations étaient basées uniquement sur des probabilités d’avoir un jour un cancer et non sur une maladie déclarée. D’un côté la banalisation des résultats scientifiques et de l’autre, le prix abordable des analyses, ont permis cette dérive. Ce genre d’exemple montre comment l’ouverture des résultats scientifiques peut déclencher des peurs incroyables tout comme de faux enthousiasmes chez les gens. Laisser à tout un chacun la possibilité d’analyser des résultats scientifiques revient à ouvrir la boîte de pandore. La prudence est donc nécessaire, une communication bien plus rigoureuse doit être mise en place avec ce genre de responsabilité. Le risque serait d’en arriver à une médecine où la santé de l’homme ne serait expliquée que par les gènes à une suite de résultats chiffrés, en oubliant les facteurs environnementaux et sociaux, à une vision unidimensionnelle des maladies. Dans cette histoire, cette femme a jugé nécessaire de changer le cours de sa vie puisque statistiquement elle risquait un cancer. Les responsables de cet acte sont elle-même et le laboratoire qui l’a conseillée. Les répercussions sont immédiates. Comme le dit Rémi Sussan, dans un article d’Internet Actu en 2007, « Les adeptes du génome personnel enlèvent la propriété de l’ADN à l’institution médicale, pour la rendre aux patients, qui peuvent en faire ce qu’ils veulent. Ce qui ne va pas sans entraîner un nouveau rapport à la médecine, le “docteur” cessant d’être une figure de l’autorité pour devenir un prestataire de services comme les autres »1. C’est un véritable business de l’ADN qui est en train de se mettre en place. Là encore la médiatisation a sa part de responsabilité dans cette dérive de la science. Ce service a été proposé au départ pour permettre d’établir une filiation ou une cartographie de ses origines, et de retracer pour les personnes d’origine étrangère, une part de leur histoire familiale perdue au fil des années. Parmi les craintes majoritairement exprimées aujourd’hui, on retrouve celles liées à la perte de contrôle : le rapport homme-machine, avec par exemple, les questions autour de la fiabilité des appareils ou de façon plus radicale, la crainte qu’un jour les machines échappent à leur créateur. Mais c’est aussi l’action sur le vivant, la peur de l’infiniment petit,
1 Rémi Sussan, L’avènement de la génomique personnelle, Internet Actu, novembre 2007 (http://www.internetactu.net/2007/11/29/lavenement-de-la-genomique-personnelle) 21
la menace d’asservissement, l’atteinte à la vie privée, la surveillance avec une diminution progressive de la liberté individuelle et l’ombre de « Big Brother ». L’idée qu’un jour la machine dépasse l’homme est loin de disparaître, celle-ci est en effet de plus en plus autonome et complexe, maîtrisée des seuls concepteurs. Certains chercheurs tentent d’y intégrer le vivant malgré des règles d’éthiques comme celles édictées par Asimov1 en 1942. Celui-ci a réfléchi à ce problème et a proposé une solution qui consiste en quatre lois : . Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger. . Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi. . Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la seconde loi. . Un robot ne doit pas causer de tort à l’humanité ou, restant passif, laisser l’humanité subir un dommage. L’idée est tenace et toujours alimentée. Cela provient du fait que la machine a été conçue pour faire mieux que l’homme. Cette crainte n’est pas prête de disparaître de l’imaginaire collectif. Ce sont les inquiétudes qui s’expriment en premier lorsque l’on aborde « le nouveau2 », l’inconnu et plus particulièrement les nouvelles technologies. « Plus une nouveauté est révolutionnaire, plus elle suscite de la crainte et dérange »3. Pourquoi cette impression que l’on va subir quelque chose ? Cela provient certainement de l’idée que rien ne s’acquière gratuitement et que l’on finira par payer d’une façon ou d’une autre pour tous les bienfaits apportés par les technologies. De plus l’ignorance est à la source de toutes les peurs. Pourtant la communication et la médiatisation des technologies ont permis au public d’être sensibilisé au progrès scientifique et à la question de l’éthique. Mais nous ne sommes jamais à l’abris de dérives potentielles. La question est de savoir ce que l’on peut communiquer, de quelle façon et ce que l’on peut faire en terme de design, pour que ces objets puissent intègrer une sorte de « garde-fou » contre d’éventuels dangers.
1 Isaac Asimov, Runaround, publié pour la première fois dans le magazine Astounding Science Fiction en 1942. 2 J-F.Marchandise, L’internet des objets, séminaire préparatoire aux Entretiens du nouveau monde industriel, ENSCI, mars 2009 3 Pierre Papon, Le temps des ruptures, aux origines culturelles et scientifique du XXI siècle, Fayard, 2004. 22
Il existe un paradoxe entre ce qui est réellement dangereux, probabilité objective, mais qui ne fait pas forcément peur aux gens. Par exemple, on ressent bien plus d’émotions lorsque l’on monte dans un avion que dans une voiture alors que le risque est bien plus important en voiture. C’est « le mystère de la perception du risque »1. On est plus à l’aise quand on peut garder les pieds sur terre, donc peu importe les chiffres tant que l’imaginaire associé ne change pas. Tant que le consommateur s’y retrouve, il peut accepter une certaine part de risques comme avec les ondes de téléphones portable. Chacun sait qu’elles sont potentiellement dangereuses, mais l’usage est tellement établi qu’il faudrait une réelle catastrophe sanitaire pour convaincre les gens de ne plus les utiliser, contrairement aux OGM, dont les bénéfices ne reviennent pas aux consommateurs. Cette différence de perception diffère aussi d’une génération à l’autre. Nos mode de vie changent rapidement avec les nouvelles technologies. L’écart entre notre génération et celle de nos parents s’est agrandi. Par exemple ce qui est vu par nos parents comme une perte dans le virtuel avec les jeux en réseaux ou l’internet, ne l’est pas pour nous. Nous ne communiquons pas moins avec les autres. Avec les réseaux, les modes de communications ont changé. On a moins besoin de se déplacer, on déplace les informations au lieu de se déplacer. A mesure que les progrès technologiques avancent, que les moyens de communication se multiplient comment évolueront ces peurs ? Ces craintes liées aux conséquences négatives des technologies interviennent de manière positive ou négative sur l’imaginaire. En positif si on considère que cela stimule la créativité dans le bon sens, en négatif si ces craintes freinent la créativité issue de l’imaginaire. L’enthousiasme apparaît à partir du moment où l’on se rend compte que l’on va pouvoir faire quelque chose d’une nouveauté, l’utiliser dans sa vie quotidienne. L’idée est d’essayer de s’en emparer. Que l’on soit acteur ou non, c’est ce point qui fait la différence entre une technologie nouvelle et celle qui a déjà trouvé sa place, ce sont les représentations qui y sont associées et font partie de notre imaginaire collectif.
1 Daniel Boy, Pourquoi avons-nous peur de la technologie ? Presses de Sciences Po, 2007 23
Les fantasmes « Il y a de l’enchantement dans notre découverte de chaque nouvelle technologie. Cet enchantement reproduit pour une part celui qui préside à l’innovation scientifique dans notre culture. Mais pour une autre part, il est le garant des illusions nécessaires pour que s’installent les apprentissages à travers lesquels chacun se familiarise avec les nouveaux objets ».1 Le mot fantasme provient de l’association de deux mots : phantasme, qui signifie hallucination, et fantaisie qui est une faculté créatrice, une capacité à imaginer. C’est un désir inaccessible qui reste détaché de la réalité. Parmi les plus grands fantasmes de l’homme, on retrouve : l’immortalité, la jeunesse éternelle, l’invisibilité, la téléportation, l’abondance. Certains sont sortis de l’état de fantasme pour devenir réalité. En repoussant les limites du possible, l’homme a réussi à réaliser certains de ses rêves, comme celui de voler, maîtriser le feu, cloner des animaux ou aller sur la Lune. D’autres resteront pour toujours dans nos imaginaires car ils sont impossibles à réaliser : voyager dans le temps par exemple, un thème cher à la science fiction. Malgré le sentiment qu’avec le temps la Science pourrait résoudre tous les grands mystères de l’Univers, elle nous prouve déjà cette impossibilité. Même si du point de vue purement théorique, un voyage dans le temps est envisageable. La théorie de la relativité restreinte d’Einstein démontre que le temps s’écoule de manière différente en fonction des référentiels. Quelqu’un qui voyage à une vitesse proche de celle de la lumière verra son temps s’écouler beaucoup plus lentement que quelqu’un qui est immobile. On peut dire que le premier fait une sorte de voyage vers le futur. Mais c’est seulement la rencontre des deux individus qui permet de mettre en évidence ce phénomène, car tous deux ont l’impression d’avancer dans le temps normalement. C’est ce qui se passe avec les voyages spatiaux, plus nous allons vite dans l’espace moins nous avançons dans le temps. Cependant, pour envisager un véritable déplacement temporel, la logique s’y oppose et amène des paradoxes. Notamment celui de la causalité temporelle, les effets suivent une cause et non l’inverse. Dans la série de films Terminator de James Cameron, deux personnages viennent du futur où règne une guerre contre les machines, l’un pour tuer la mère du futur chef de la résistance (Sarah Connor), l’autre pour la protéger. Ce dédoublement de personnage dans le présent pose le problème de la descendance.
1 Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, 1999 24
C’est le « paradoxe du grand-père » : comment un homme provenant du futur peut-il tuer son grand-père, s’empêchant donc de naître. Et comment une même personne peut-elle apparaître deux fois dans une même réalité ? La Science démontre ainsi l’impossibilité de ce rêve sans pour autant diminuer l’imaginaire qui l’entoure. Au fond, réaliser l’impossible et dominer la nature est un imaginaire classiquement véhiculé par les nouvelles technologies. Mais ne serait-ce pas avant tout pour l’homme, la volonté de concrétiser tous ses désirs avant même de penser au mieux-être que peuvent apporter les technologies, l’imaginaire de toute puissance qui l’a amenée depuis toujours à croire au progrès ? L’idée de la technique comme source de progrès humain est toujours dans l’imaginaire collectif, mais il est surtout conditionné par l’intérêt des industriels et des politiques. C’est d’ailleurs l’un des grands débats autour des OGM. Pour certains, ils sont une réelle avancée, permettant d’aider les producteurs, en utilisant moins de pesticides, avec un impact moindre sur la nature. Pour d’autres c’est une catastrophe écologique. Enfin pour les laboratoires, c’est une manne extraordinaire. Les débats sont nombreux, mais on ne perçoit pas toujours les bienfaits pour les humains. Le progrès technique n’est donc pas forcément source de progrès humains puisqu’il est régi par une industrie puissante. Et surtout, parce que chaque avancée technique, aussi bénéfique soit-elle, apporte sont lot de désillusions comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi, l’une des caractéristiques de l’imaginaire selon Pierre Musso est l’ambivalence, l’imaginaire fonctionnant sur un mode dual. Comme le dit Sandrine Laville, « dans le domaine des nouvelles technologies, l’idée d’une communication totale s’oppose à la solitude engendrée par leurs usages »1. De même, « les catastrophes redoutées font échos aux prodiges espérés »2. On pourrait ainsi reprendre chaque exemple ou presque du chapitre précédent, et montrer qu’elles ont suscité tout autant de fantasmes. Chacune des figures de l’imaginaire dispose d’une composante antithétique. La croyance en la toute puissance de la technologie suscite autant de craintes que de fantasmes, ils sont indissociables. « La paranoïa qui nous guette, lorsque nos machines familières refusent de nous servir, trouve son origine dans la confiance excessive que nous y mettons. (...). Celui qui idéalise les machines risque d’être persécuté par elles. Mais inversement, celui qui les accable et les rend responsable des malheurs de l’humanité est bien souvent engagé dans une idéalisation excessive de l’humain. La vérité est que l’homme met dans
1 Sandrine Laville, L’imaginaire des nouvelles technologies, Etude sociologique réalisée pour le lot imaginaire du Studio créatif de France Télécom R&D, 2001 2 Victor Scardigli, Les sens de la technique, PUF, 1992 25
les objets à la fois le meilleur et le pire de lui-même afin qu’ils les lui restituent »1. Enfin, les nouvelles technologies sont donc synonymes de beaucoup d’espérances, trop peut-être ? Dans le passé, le progrès humain était engagé dans une quête spirituelle et morale. On est passé d’un extrême à un autre. Aujourd’hui les technologies semblent avoir pris le dessus. On en attend trop, alors qu’elles ne peuvent être la solution à tous les problèmes. Ce qui pose le problème de l’asservissement à la technique, comme facteur unique de progrès humain, et explique les réactions extrêmes entre enthousiasme et rejet. Le projet « dB » de mathieu Lehanneur, en est un exemple : un ballon domestique mesure le niveau sonore dans l’habitat. Si celui-ci est trop élevé, l’objet vient se positionner à côté et émet un « bruit blanc », somme de toutes les fréquences audibles par l’oreille humaine, et permet de diminuer les nuisances sonores. Un objet « médicament » qui soigne les conséquences, et non la cause. Si à chaque problème apporté par les technologies on apporte un supplément technologique, c’est une boucle sans fin. Les technologies sont donc porteuses d’autant de fantasmes que de craintes et perçues comme facteur de progrès. La société exprime par des récits imaginaires, ses désirs et ses craintes. « Au travers de l’expression des craintes ou des fantasmes, c’est la fonction sociale de l’imaginaire qui en ressort »2. Les craintes et les fantasmes sont donc l’expression des questionnements de la société, ils révèlent la fonction sociale de l’imaginaire.
Une fiction moins prolifique ? Dans les années 60, les visions du futur étaient majoritairement portées par la conquête de l’espace, l’homme se préparait à aller sur la Lune. L’esthétique était portée par une vision optimiste de l’avenir. La maison, telle qu’elle était imaginée, était entièrement futuriste (c’est à dire transformée par les nouvelles technologies), de l’esthétique architecturale au mobilier, prenant la forme d’un costume d’astronaute ou d’une navette spatiale. Le futurisme italien en sera l’instigateur, prônant la vitesse de la machine comme esthétique. Suivront les projets de Michael Webb du groupe Archigram dessiné en 1968, avec une allure digne d’un film de science fiction, et des appareils électroménagers prêts à révolutionner notre quotidien. D’ailleurs certaines pièces de mobilier des années 60 sont
1 Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, 1999 2 Jean-Bruno Renard. Rumeurs et légendes urbaines. PUF, Que sais-je ? 1999 26
encore pour beaucoup de gens synonymes de décor d’avant-garde ou de projection dans l’avenir. Comme la chaise empilable de Verner Panton ou les sièges « Djinn » d’Olivier Mourgue visible dans « 2001 : l’odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick. Aujourd’hui l’image de l’innovation dans l’habitat a pris une toute autre forme. Elle semble s’être réduite à l’omniprésence des écrans de communication et d’accès aux médias, cachée dans le miroir de la salle de bain, intégrée au frigo (gestion des courses, cours de cuisine en ligne), ou dans le salon avec le home cinéma. On peut retenir de toutes ces projections, le fait que l’esthétique ne change pas aussi radicalement avec l’apparition de nouveaux objets technologiques. En effet, aujourd’hui lorsque l’on représente la maison de demain, c’est avec une esthétique assez semblable à celle d’aujourd’hui, ou l’innovation semble se reporter sur des aspects plus immatériels de notre quotidien, liée à la miniaturisation de l’électronique et aux communications. La vision que l’on a du futur semble avoir pris, entre autre, la voie des technologies de l’information. Et quand bien même on s’intéresse à des aspects plus matériels, la révolution se fait à une autre échelle, celle du nanomètre. On est passé d’une époque où la vision du futur faisait appel à un changement global et visible à tout les niveaux, avec des références formelles comme l’aérospatial et une esthétique très marquée, à une vision moins invasive de la technologie mais qui suscite aussi plus de crainte. C’est aussi parce qu’à l’aube des technologies informatiques ou spatiales on n’avait pas de repères pour prévoir ce que l’on pouvait en attendre concrètement. L’imaginaire pouvait alors s’exprimer totalement. Actuellement on a beaucoup avancé dans ces deux domaines, on connaît mieux leurs possibilités et leurs limites. Du même coup l’espace imaginaire s’est réduit. Sans doute faudrait-il l’avènement d’une nouvelle grande technologie pour relancer cette dynamique ? L’avancement des connaissances et des technologies amène t-ils forcément à une perte en imaginaire ? n’est ce pas contradictoire ? Le développement technologique est également très impacté par le contexte politique et économique, aujourd’hui nous sommes incapables d’aller sur la Lune. Difficile d’imaginer qu’avec l’avancement de la science et des technologies, on soit incapable de réitérer cet exploit. La course à la Lune a commencé en mai 1961 sous la présidence de J.F Kennedy, en pleine guerre froide. L’URSS avait un temps d’avance sur les Etats-Unis, ils avaient réussit à mettre en orbite un homme, Iouri Gagarine, un mois plus tôt. La fierté de la nation était en danger. Il fallait montrer la supériorité du système capitaliste sur le système communisme. La réponse des Etats-Unis ne s’est pas fait attendre, l’argent investi dans le 27
projet à l’époque a représenté une somme colossale comparé à celui d’aujourd’hui. Dans les années 60, le pays était dans une période de grande prospérité économique, aujourd’hui on est en pleine crise financière. De plus l’intense compétition qui existait entre les deux pays n’a plus lieu d’être, ils ne sont plus adversaires. Chose plus étonnante encore, la perte d’une grande partie des documents techniques, obligeant la NASA à repartir de zéro et augmentant le coût de la recherche. De ce fait, l’avancement technologique n’est donc pas synonyme de transformation totale de notre quotidien. D’abord parce que ces représentations témoignent plus de l’état de la société à l’époque à laquelle elles ont été produites; dans les années 60 on glorifiait la société de consommation. Ensuite parce qu’on est bien trop attaché à notre histoire pour continuer à opérer de tels bouleversements, l’ancien reste une valeur sûre. On continue d’une génération sur l’autre à vivre avec du mobilier ancien, familial. En témoigne le succès des brocantes, vides greniers et salle des ventes. La technologie ne fait pas rêver tout le monde. Le paradoxe entre les propositions futuristes d’alors et les représentations actuelles, c’est l’impression que l’on se projette moins dans le futur qu’auparavant, d’une vision peutêtre plus pessimiste de l’avenir et d’un imaginaire réduit. Il est vrai qu’aujourd’hui on se sent terriblement dans le présent alors qu’à l’époque on se projetait plus souvent dans le futur. C’est d’ailleurs avec l’arrivée de l’informatique grand public dans les années 90, que les représentations de l’habitat du futur ont changé. Le projet « House_n » du MIT avait pour ambition de gérer le quotidien de façon entièrement informatisée. Un espace bourré d’électronique destiné à tester la capacité des nouveaux produits informatiques à s’intégrer à l’environnement domestique, sans avoir l’impression de vivre dans un vaisseau spatial. Ce qui ressort de ces projections, c’est plus une esthétique du futur que de véritables progrès. Parce qu’il fallait faire rêver les gens avec des choses tangibles et être dans la mouvance des progrès technologiques de l’époque. Un peu comme un décor de « carton pâte ». Mais quel impact ces projections ont-elles sur l’imaginaire des gens ? Au regard des différences entre les visions futuristes passées et les changements qui ont réellement eu lieu, sommes nous encore capable de nous projeter dans le futur ? Ou plutôt : à quoi sert de s’imaginer le futur lorsque les prédictions sont si loin de ce qui se réalise vraiment ? Et que nous dit la vision que l’on a du futur aujourd’hui par rapport à celle d’hier ?
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LA PROJECTION DANS L’AVENIR Le rôle de la SF, de la fiction Voitures volantes, grattes-ciel infinis, ascenseurs de l’espace, robots ménagers, telles sont les images du futur amenées par la science fiction dans nos esprits. En voici une définition : « La science-fiction n’est pas autre chose que des rêves mis par écrit. La science-fiction est constituée des espoirs, des rêves et des craintes (car certains rêves sont des cauchemars) d’une société fondée sur la technologie »1. Nous allons nous interroger sur l’impact des oeuvres de science-fiction sur l’imaginaire des gens. « La science-fiction apparaît comme la composante la plus structurée et la plus représentative du champ de réflexion déployé par l’imaginaire moderne pour débattre de l’homme et de la civilisation »2. Dans son film Brazil (1985), Terry Gilliam dépeint une société très sombre, totalitaire où la bureaucratie malmène les citoyens, la chirurgie esthétique les défigure et où l’état les emprisonne, sans oublier les technologies qui prennent la forme d’écrans omniprésents et de tuyaux grouillants. Le film est un rêve de liberté et une critique de la société informatisée. Lowry personnage principal du film essaye de se libérer de l’emprise de cet état totalitaire et de celle de sa mère, mais comme Icare il se brûlera les ailes. Le film
1 Citation de John W. Campbell, tiré du livre de Raphaël Colson, André-François Ruaud Science-Fiction, les frontières de la modernité, Mnémos, 2008 2 Raphaël Colson, André-François Ruaud Science-Fiction, les frontières de la modernité, Mnémos, 2008 30
réalisé dans les années 80, à l’esthétique rétro-futuriste, se situe à l’aube de l’informatique grand public et des technologies de l’information, dans une période de transition, entre les utopies optimistes de la première moitié du siècle et le revirement de l’après choc pétrolier. La science fiction exprime les espoirs et les craintes de sociétés fondées sur la technologie en formulant des hypothèses sur le futur des technologies et des connaissances actuelles. Elle construit des mondes imaginaires, tout en étant dans le reflet d’une époque. « Ce postulat éclaire par ailleurs la fonction idéologique de la science-fiction, car son rôle consiste à préparer, voir même à conditionner, l’imaginaire collectif au monde de demain »1. Elle agit ainsi sur notre compréhension de la technologie, elle tient un rôle de vulgarisateur. Même si comme le souligne Joël Champetier, la SF n’a pas pour objectif d’enseigner la science, mais plutôt d’étudier ses possibles impacts sur les humains. Elle joue un rôle important dans l’imaginaire véhiculé par les technologies, en apportant cette part de rêve dans une société fortement dominée par la technique. Cependant ces récits ne sont pas à prendre comme des prédictions, ils aident à penser les situations que l’humanité pourrait rencontrer dans un futur plus ou moins proche. La SF « peut être un support et un vecteur de réflexivité collective »2. Ce genre littéraire au départ, a très vite été repris par le monde de l’image, tel Méliès au début du siècle avec son film « le voyage dans la Lune » (1902), puis les comics aux Etats-Unis. Enfin le cinéma achèvera sa popularisation dans les années 70. Il touchera bien d’autres médias encore, comme les séries télévisées, les bandes dessinées, les jeux vidéo. Les auteurs de science fiction sont les acteurs incontournables de la création et de la diffusion des imaginaires. Ils sont à l’origine d’une source riche d’images qui tend à orienter notre vision du futur, même si ne ce sont que des fantasmes, tellement éloignés de la réalité pour la plupart qu’elles semblent totalement utopique. Elles forment cependant notre culture du futur, notre imaginaire collectif, une même représentation de l’avenir. Mais ne ferme t-elle pas le champ des possibles, puisque nous avons tous en tête ces même images, provenant des films, des livres ? Ne finira t-on pas par croire que le futur sera forcément comme ça ? Ces oeuvres ont surtout permis de rendre publique des innovations jusque là restées dans les laboratoires des scientifiques, de les rendre crédibles et appropriables. Elles mettent en
1 Raphaël Colson, André-François Ruaud Science-Fiction, les frontières de la modernité, Mnémos, 2008 2 Yannick Rumpala, La science-fiction comme avant-garde, 2008 (http://yannickrumpala.wordpress.com) 31
lumière des innovations scientifiques comme le travail sur l’ADN et le clonage dans le film Jurassic Park de Steven Spielberg en 1993, même si les dinosaures ne sont pas prêts de réapparaître, c’est un vrai sujet de recherche. C’est encore le cas des interfaces gestuelles qui prennent le film Minority Report comme référent. Le film étant le premier à avoir rendu publique cette innovation, personne ne connaît sa réelle dénomination. Les cinéastes vont directement se servir dans les laboratoires des dernières découvertes et innovations scientifique. Pourtant, il n’existe pas de relation très intime entre les scientifiques et la SF. « Les scientifiques la considèrent comme une manifestation populaire des idées scientifiques, et la plupart de la SF ne parlent pas de sciences mais de fictions technologiques. C’est une sorte de divertissement populaire tout comme les westerns ou les polars »1.Cependant il est certain que les écrivains ont aidé à stimuler l’imagination des scientifiques et inversement. Les doctorants en science sont d’ailleurs nombreux parmi les auteurs de SF. La Science Fiction est un moyen d’exprimer des fantasmes. L’imaginaire ouvre sur le fantastique, la SF, le merveilleux, l’extraordinaire. « La fiction anticipatrice précède souvent de longtemps la nouvelle réalité : ex voyage sur la lune de Méliès et Jules Vernes »2. Surtout, pendant la période dite « utopique » où l’énergie était consacrée « à promouvoir le mythe du progrès émancipateur »3, qui va du 16e siècle avec Thomas More au 19e avec Jules Vernes. Le 20e siècle est la période dite « dystopique », « l’anticipation bascule dans le pessimisme critique et se donne pour mission de nous prévenir des conséquences du caractère répressif et autodestructeur de la civilisation »4. Avec des oeuvres comme la guerre des mondes de H.G.Wells (1898), Mad Max de Georges Miller (1979), Blade Runner de Ridley Scott (1982), Soleil vert de Richard Fleischer (1973), Brazil de Terry Gilliam (1985), Tron de Steven Lisberger (1982) et bien sûr la série des Terminator de James Cameron, dans les années 80. Finalement le fait d’être dans une période « dystopique » ne risque t-il pas d’avoir des conséquences néfastes sur l’imaginaire des gens ? Car on est passé d’une science-fiction pleine de rêves et d’enthousiasme, quand au devenir des technologies à une Science-Fiction de mise en garde. Pourtant, l’idée de se projeter dans le futur rassure, et ne donne pas l’impression d’avancer les yeux fermés. La Science-Fiction continue à nourrir nos imaginaires et à nous faire réfléchir sur le devenir des technologies.
1 Bruce Sterling, interview réalisée lors de Lift à Gennève, 2009 2 Marc Giget, Imagination, inspiration et imitation à la source de l’innovation, Conférence CNAM, octobre 2007 3 Raphaël Colson, André-François Ruaud Science-Fiction, les frontières de la modernité, Mnémos, 2008 4 ibid 32
L’exemple du Japon Pour autant, toutes les cultures ne réagissent pas de la même manière, aux changements d’imaginaires opérés par les nouvelles technologies, comme le montre l’exemple du Japon. Comment expliquer le rapport si différent qu’entretient la société japonaise à l’égard des technologies ? Lorsque l’on pense au Japon ce sont souvent des images de villes ultra-modernes, presque futuristes qui nous viennent à l’esprit. Un pays sans grandes ressources naturelles mais qui a tout misé sur l’innovation et le développement technologique, perçu comme le prescripteur de la modernité, en apparente contradiction avec le vieillissement de la population. Mais c’est justement pour répondre au faible taux de natalité, à la pénurie de main d’œuvre non-qualifiée, et à cette société vieillissante, que la robotique s’est autant développée. Le Japon est devenu le leader mondiale de la robotique avec 400000 robots en service (95 % dans le secteur industriel), c’est à dire environ 1 robot pour 300 habitants. La robotique personnelle (aide à la personne, loisirs etc.) est un marché émergeant sur lequel le pays fonde beaucoup d’espoirs. Même si la grande majorité de ces projets en est au stade expérimental, toute la planète suit avec attention ces innovations. Mais il y a une autre explication à tout cela. Par exemple, en Occident l’idée de « bénir » une voiture avant de la mettre en circulation, ne nous viendrait pas à l’esprit. C’est une différence culturelle qui prend sa source dans la religion. Pour les japonais, les objets ont une âme. Cette vision animiste du monde explique cette différence entre la méfiance occidentale et la facilité avec laquelle les japonais accueillent les nouvelles technologies, à la différence des européens qui voient les robots comme des concurrents des êtres humains. Là aussi l’origine vient d’une philosophie religieuse, « la tradition judéo-chrétienne condamne la fabrication de machines à l’image de l’homme, jugeant sacrilège de rivaliser avec Dieu »1. Ce qui a aussi contribué à familiariser les japonais avec les robots et les technologies, ce sont les dessins animés et les mangas. L’explosion des mangas date d’après la seconde guerre mondiale. La défaite avait ruiné le pays et la population cherchait des distractions bon marché. Astroboy est né en 1951, baptisé par son créateur Osamu Tezuka du nom de Tetsuwan Atomu, « Atom aux bras d’acier ». Ce nom fait référence à la bombe atomique qui a ravagé Hiroshima surnommée « Little Boy ». Les bombardements sur Nagasaki et
1 Rafaële Brillaud, le siècle des robots, Science & Vie, Hors série n°247, juin 2009 33
Hiroshima ont eu un impact inattendu sur la société japonaise. Vaincu par la science, le pays a décidé de se reconstruire grâce à elle. Astroboy devient l’emblème de ce changement. « Le petit robot Astro et son créateur, le professeur Tenma qui avait mis au point cette machine humaine pour remplacer son fils mort dans un accident, sont les symboles de tout un pays blessé et meurtri qui entend revenir dans le monde des vivants par la technologie. La quasi-totalité des générations d’ingénieurs japonais nés après la guerre reconnaît sa dette à l’égard de Tezuka »1. Ce Manga sera le premier d’une longue série où les robots seront perçus comme des sauveurs de l’humanité. Un autre élément s’ajoute à l’univers des mangas, c’est l’esthétique « kawaii » que l’on retrouve dans beaucoup de domaines. Il a pour impératif de rendre les choses aussi mignonnes que possibles. Au départ, plutôt destiné aux adolescentes, on retrouve cet « esprit » dans tous les objets du quotidien et s’adressant à tous les âges. Les dessins animés et les mangas en sont les premiers exemples, les robots y arborent cette esthétique : des personnages aux grands yeux sympathiques. Si bien que les deux sont liés et qu’à l’exception des robots humanoïdes et de ceux destinés à l’industrie, un robot japonais a souvent l’air d’avoir été dessiné pour des enfants, comme « Papero », le compagnon domestique crée par la société NEC en 2001. Cette esthétique touche toutes les générations et est même utilisée pour la signalétique. L’arrivée du robot bébé phoque « Paro » en maison de retraite, crée par Takanori Shibata en 2005, démontre que ce n’est pas qu’une question d’âge. Un robot est difficile à imaginer dans une maison de retraite française. Les personnes âgées se sentent suffisamment délaissées, et d’un certaine manière un peu exclues socialement, voir abandonnées par leur famille. Leur proposer un robot serait perçu comme le remplacement d’une personne réelle qui leur fait déjà terriblement défaut. Les japonais semblent ainsi vivre dans un univers infantilisé. En parallèle l’industrie du jouet a continué dans cette mouvance, avec le Tamagotchi de Bandai en 1997, le fameux chien Aibo de Sony (1999), et bien d’autres, inondant le marché international. Dans les écoles, les enfants sont très tôt sensibilisés aux robots, présentés comme des outils éducatifs, des compagnons qu’il faut apprendre à respecter. Une intégration qui s’est faite facilement puisque là bas les êtres humains ne sont pas considérés comme supérieurs aux objets. En France, on imagine bien le peu de crédit et de confiance que le corps enseignant
1 Jean-François Sabouret, L’empire de l’intelligence, CNRS Eds, 2007 34
leur accorderait. D’abord par l’association facile de ce type d’objet à ceux que l’on trouve en trop grand nombre dans les foyers français (consoles de jeu etc.) et parce qu’ils sont fortement critiqués. Ensuite on considère que l’homme est supérieur à la machine. C’est l’enseignant qui détient le savoir, le robot n’est qu’un accessoire, un gadget. Peut-être redouteraient-ils de se faire voler leur travail ? L’ordinateur est bien mieux perçu car c’est une source de connaissance et d’ouverture sur le monde, sans le risque de devenir un concurrent. On accorde peu d’importance à l’interaction, au travail des sens, au rapport au toucher et à la cohésion du groupe que pourrait apporter la présence d’un robot. Ce modèle d’intégration de la technologie est inapplicable en Occident, le Japon ne pouvant réellement être un modèle à suivre. Les changements doivent donc venir d’ailleurs.
Le royaume du gadget De même le rapport au jeu et au gadget est différent en France, le gadget est assez mal perçu en général, il est synonyme d’inutilité et de perte de temps, passant vite de mode et relevant du domaine de l’enfance. L’arrivée des robots de loisirs comme les animaux de compagnies virtuels a très vite été perçu comme un gadget de plus. Ils n’ont donc pas échappé aux critiques et aux craintes. F. Kaplan1 distingue trois sortes de réactions différentes à leur égard. L’approche utilitaire : ce ne sont que des « gadgets », forcément inutiles qui risqueraient d’être à l’origine d’un gaspillage des ressources. L’approche affective, la machine n’est qu’une « pâle copie de nos animaux familiers » et servirait à combler un manque affectif, source d’éventuelles dépendances. Par le virtuel, certains pourraient renoncer aux relations sociales. Enfin l’approche intellectuelle, « ces machines en créant « l’illusion » de la réalité contribuaient à rendre flou les différences entre le naturel et l’artificiel », et conduire à des dérives. Les craintes sont donc nombreuses. Bien avant les considérations démographiques ou autres, ce qui explique la relation des japonais aux machines est donc bien loin des préjugés véhiculés en France. Alors que cette étape du gadget, dite « futile » est celle correspondant au temps d’appropriation d’une nouvelle technologie. Lors des entretiens des Entretiens du nouveau monde industriel à l’ENSCI en 2009, P.Musso expliquait qu’il faut 50 ans pour que l’invention technique s’insère complètement dans notre société. Ainsi l’ampoule d’Edison qui n’est pas un gadget, était pourtant perçue comme telle à ses débuts. Edison arpentait les foires et les expositions
1 Frédéric Kaplan. Les machines apprivoisées : comprendre les robots de loisir, Vuibert, 2005 35
pour la montrer. Tout le monde se demandait à quoi elle pourrait bien servir. T.P Hughes dans son livre « Network of power », montre qu’il a fallu de 1880 à 1930 pour construire les réseaux électriques, c’est à dire pour transformer une innovation « gadget » en un grand système technique tel qu’on le connaît aujourd’hui. « Cela signifie qu’il faut non seulement faire des réseaux techniques, mais plus que ça, il faut des opérateurs, un modèle économique, financier, des industriels et un pouvoir politique qui suit derrière etc »1. Il faut ainsi voir le gadget comme une étape dans l’insertion sociale d’une technique. Il correspond à la période de tâtonnement où on se familiarise avec une nouveauté technologique. Le gadget peut donc trouver dans certains cas, une utilité et être ludique, et devenir l’outil par lequel les consommateurs vont se familiariser avec une nouveauté technologique. Dans le cas de la robotique, toutes les avancées réalisées dans ce qui relève pour certain du domaine du gadget, viendront influer de nombreux domaines, bien au delà de la robotique personnelle. Par exemple les matchs de football d’Aibo permettent de tester les réactions d’un robot face à une multitude d’obstacles en mouvement. Ces informations auront des répercutions dans bien d’autres domaines que la robotique, comme le médicale avec les robots prothèses par exemple.
1 Pierre Musso, interview lors du séminaire préparatoire aux Entretiens du nouveau monde industriel, L’internet des objets, ENSCI, mars 2009 36
LE DESIGNER ET L’IMAGINAIRE
Qu’est ce que l’imaginaire pour le designer ? Parler de ce que représente l’imaginaire pour le designer n’est pas aisé, en effet ce n’est pas une matière que l’on enseigne dans les écoles de design ni une notion dont on parle avec facilité. Mais c’est implicite, presque inconscient, lié entre autres à la maîtrise du sens des formes. C’est une notion très individuelle, chaque designer est différent, on ne peut donc en donner une définition précise. Que va évoquer l’objet dessiné par le designer chez les utilisateurs, lorsqu’ils vont l’observer tout d’abord, puis le manipuler ? Ce sont les références, les images, les symboles qui viennent à l’esprit et avec lesquels le designer va devoir travailler. C’est aussi l’univers d’une marque, de la société qui l’a commandité, évoquant un imaginaire propre avec lequel il faudra compter.
Comment le designer développe-t-il son imaginaire ? Il le construit au sein d’un groupe, de l’environnement proche, d’une culture, de l’école. Les expériences, les rencontres, l’intuition et la sensibilité lui permettent de se singulariser, de s’individualiser. L’imaginaire augmente à mesure que l’on vit des expériences. Et chaque expérience relance cette dynamique. De plus, il crée en fonction de ce qu’il aime, ce qui pose aussi des limites fortement personnelles. Il crée des objets pour les gens qu’il connaît et ceux qu’il aimerait utiliser. Le designer travaille toujours en fonction de sa sensibilité, de son ressenti et de son intuition. 40
Comment le prend il en compte dans sa pratique ? L’imaginaire est l’outil de travail du designer, de la première intuition, qui va donner le souffle à l’imagination, à la projection sur la faisabilité du projet, jusqu’à sa réalisation concrète. C’est sa matière à penser et à créer. Les contraintes font aussi partie de ce cheminement ; elles lui permettent de rebondir et de tester ses pistes de travail. Cet outil, il le travaille en permanence ; chaque chose qu’il voit ou qu’il ressent peut devenir une source d’inspiration et être à l’origine d’une idée. Si bien qu’il est très imprégné par sa culture et qu’il lui est plus difficile de travailler pour une culture différente de la sienne malgré les efforts fournis pour tenter de s’adapter. On ne peut se détacher de ce que l’on est et du monde dans lequel on vit. Dès lors, notre création dépend en partie de ce que l’on est. On ne peut pas créer ce que l’on est pas. V. Papanek a très bien illustré ce propos avec son projet « Tin Can Radio » en 1965. Cette radio avait pour principal objectif de minimiser les coûts de production, réalisée à partir de matériaux de récupération : une boîte de conserve, elle est a monter soi-même. C’est aux utilisateurs de la personnaliser. Plutôt inesthétique au départ, elle a été très mal accueillie à l’époque. C’est un objet à terminer d’un point de vue esthétique mais pas de l’usage. Au delà du coût qui expliquait la laideur du dispositif, V Papanek disait : « je ne me sens pas le droit de décider ce qui est esthétique ou « de bon goût » pour des millions d’Indonésiens qui appartiennent à une culture différente de la mienne »1. Avec ce projet il remet aussi en cause la prédominance de solutions globales pour répondre à des problématiques locales. Il faut respecter l’identité culturelle d’un pays. Le risque est de gommer et d’uniformiser l’esthétique des objets, ou d’en arriver à une situation comme dans certains pays émergents ou à force d’influence extérieure, et un manque de confiance dans leur propre culture, seul le design occidental semble prédominer. L’imprégnation du designer dans une culture et sa restitution, doivent permettre une meilleur adhésion des consommateurs à un produit, tout en évitant l’hégémonie culturelle. Etre designer dans une grande multinationale implique souvent des adaptations en fonction des cultures, voir une immersion lorsque l’on travaille pour une culture différente de la sienne. Des modifications doivent être apportées aux produits destinés aux filiales étrangères. Ainsi aux Etats-Unis les voitures sont plus longues, la couleur de Kodak n’a pas la même nuance en Europe et en Asie, les enceintes n’ont pas la même courbe sonore au Japon qu’en France (différences de captation des sons dûes au langage). Ces exemples montrent les différences culturelles et physiques à
1 Victor Papanek. Design pour un monde réel, Écologie humaine et changement social, Mercure de France. 1974 41
prendre en compte d’un bout à l’autre de la planète. Un bon design peut donc difficilement s’appliquer à toutes les cultures. L’important est d’arriver à répondre tout autant en terme d’usage et de fonction que d’imaginaire associé à l’objet. Car c’est de cet imaginaire que naîtra le processus d’appropriation. Pendant le processus de création d’un produit, le designer travaille avec des professions aux horizons et aux langages très différents. Son imaginaire ne peut être suffisamment vaste afin d’englober l’imaginaire de ses interlocuteurs, mais il doit être capable de créer un imaginaire commun pour pouvoir communiquer avec les autres et travailler sur des représentations communes. Il développe la faculté, par son imagination, de se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Il tente alors d’adapter la communication du projet en fonction des interlocuteurs auprès desquels il souhaite transmettre une idée. Ce qui lui permet d’établir des connections entre les différents domaines et discours. Le designer a donc pour objectif de créer un monde imaginaire qui va pouvoir être partagé par le plus grand nombre parmi les personnes concernées. L’imaginaire de ces interlocuteurs ne sera pas impacté de la même manière en fonction des médiums qu’il utilise, dessins, photos, images 3D. Et il n’utilisera pas les mêmes représentations selon qu’il discute du projet avec ses collaborateurs ou avec ses clients. Lors d’une conférence à l’Ensci en septembre 2009, Bruno Latour a parlé du « drame du designer », prenant comme image une ligne représentant le parcours d’un projet. Le point de départ, très apprécié, est le lancement du projet, le moment ou les idées fusent. L’arrivée, c’est le soulagement et le plaisir de voir son objet exister. Entre les deux, une courbe plutôt tortueuse avec de multiples changements d’orientations, de décisions auxquelles le designer doit faire face. Un parcours du combattant en somme, fait de compromis, de réorientations du projet ou d’erreurs d’interprétation liées à la difficulté de gérer ces imaginaires. De plus, le designer est confronté aux différentes envies de ses clients, partenaires, et collaborateurs. La difficulté réside donc dans la communication autour des projets, lors de leur conception avec les différents partenaires du projet, puis une fois mis sur le marché. Un bon projet ne suffit pas, il faut aussi savoir le communiquer. On voudrait idéalement qu’un projet soit suffisamment porteur d’imaginaire afin qu’il puisse porter le projet seul du moins en terme de compréhension. Pour certains, c’est le cas : une chaise, une table etc. Mais d’autres sont beaucoup plus complexes, comme les objets des nouvelles technologies ou les services. Comment expliquer aux utilisateurs ce qu’est la 3G ou un MMS ? A première 42
vue, ces « objets » ne racontent qu’une partie de ce qu’ils sont, une seule facette. Ils ont donc besoin d’être aidés. L’imaginaire du designer c’est donc celui de la société dans laquelle il souhaite vivre, des personnes avec lesquelles il travaille, mais surtout un langage fait de représentations, qu’il va développer afin de communiquer au mieux sans avoir pour autant les mêmes connaissances ni le même vocabulaire que ses interlocuteurs. Il crée, à travers ses facultés de représentation, un terrain de discussion autour d’un sujet. La communication du designer sert de lien entre différents corps de métier, car il ne travaille jamais seul. L’imaginaire est l’outil de la transversalité entre les disciplines et les personnes. C’est en cela que l’on parle du designer médiateur. Mais le designer ne s’appuie pas uniquement sur des imaginaires existants. Il propose aussi des objets, des services entièrement nouveaux, qui vont changer l’imaginaire des gens et aller au delà des idées reçues autour des usages des utilisateurs. Nous venons d’aborder comment, dans la communication du projet, le designer suscite des imaginaires et travaille avec ceux qui l’entourent. Maintenant nous allons voir dans la conception même de l’objet qui forme le projet, l’aspect le plus important, celui de rendre les objets désirables. Car c’est en suscitant le désir que s’incarneront au mieux les imaginaires de l’objet.
Rendre les objets technologiques désirables Le designer crée des objets désirables, fonctionnels et aimables pour les gens. Pour cela, il doit faire face à la compréhension de l’objet même, de ce qu’il est et de ce qu’il fait. L’ergonome perçoit l’homme comme une machine complexe et prévisible, auquel il faut adapter des outils, à la différence du designer pour qui l’homme ne peut être réduit à une équation et dont le travail est fait d’expériences et d’intuitions auxquelles s’ajoute la nécessité de rendre l’objet désirable. Encore aujourd’hui, il existe un fort courant qui pense qu’adapter les objets aux gens suffit, du moment que, d’un point de vue scientifique, par le calcul, cela fonctionne. Calculer pour faire un objet qui fonctionne, les ingénieurs le font très bien. Mais calculer des paramètres pour rendre un objet désirable n’est pas faisable ; il n’y a pas de méthode générique proprement dite. Cela relève de l’intuition, de la sensibilité de chaque designer. C’est aussi le combat qu’il mène au quotidien pour faire comprendre l’importance de sa pratique. 43
Rendre un objet désirable, c’est donner le sentiment que l’objet va pouvoir satisfaire un besoin ou une envie. En allant au devant des envies des utilisateurs, en faisant écho dans leur imaginaire. Susciter l’envie et la curiosité mais sans garantie de résultats. Une nouvelle application d’une technologie, dont les utilisateurs ne ressentent pas spécialement le besoin ne sera adopté que si l’objet revêt cet aspect séduisant et engageant. Ce qui commencera à lui donner une valeur. C’est par cet aspect que le premier contact avec l’objet se produira. Les caractéristiques et les usages doivent aussi être attrayants, ils arrivent dans un second temps. Cela s’applique aussi bien aux objets physiques qu’aux logiciels ou aux services. Cela amène aussi à réfléchir à la façon dont il va s’adapter à l’humain : est-ce à l’homme de s’adapter au système ? A l’objet qu’il utilise, Windows par exemple ? ou aux objets de s’adapter à l’homme comme avec Mac OS ? Dans le passé, la complexité des systèmes, comme l’informatique, a obligé les concepteurs à penser leurs machines de telle façon que ce soit l’homme qui s’adapte, nécessitant des apprentissages spécifiques, des modes d’emplois, la complexité était trop grande à gérer. Petit à petit, une fois cette complexité maîtrisée, par l’utilisation de symboles, l’apparition des interfaces (écrans), tangibles (la souris d’ordinateur) etc. On a pu entrevoir la possibilité d’une adaptation de la machine à l’homme. Elle n’est plus uniquement réservée aux experts, ceux-ci se tournent d’ailleurs maintenant vers les outils grands public, plus simple et plus robustes. Mais surtout elle nous donne envie de l’utiliser. L’informatique à ses débuts était réservé au monde du travail, certains ont même dit qu’elle n’entrerait jamais dans les foyers; et pourtant. Thomas J.Watson fondateur D’IBM dira en 1940 : « I think there is a world market for maybe five computers ». C’est en rendant plus simple leurs usages et en rendant les ordinateurs plus désirables que sont nés d’autres façons de l’utiliser. Apple l’a confirmé avec l’Apple 2, s’ouvrant ainsi au grand public avec la gestion du quotidien : faire ses comptes, rédiger des textes. Puis arriveront les jeux vidéos qui participeront au développement de l’ordinateur et enfin internet. Par ailleurs, il existe des domaines où l’on serait tenté de croire qu’il faut privilégier l’efficacité à la compréhension comme par exemple les commandes d’un avion. Dans ce cas précis le design a démontré le contraire. Les cockpits autrefois saturés de boutons et de cadrans, ont fait place net, l’interface écran a fait son apparition. L’espace est allégé. Le design et son aspect désirable peuvent être partout. « Le cockpit n’est plus régi par des contraintes, mais comme une ambition ».1
1 Jean-Louis Frechin, Disparition des interfaces ? NoDesign Blog, 2009, (http://www.nodesign.net/blog) 44
Il existe également des cas particuliers. Pensons notamment aux objets incorporant des technologies infiniment petites, ou aux services : quand il n’y a pas d’objet physique comme avec des services tel que Google ou Yahoo, et qu’il est nécessaire de provoquer du désir, les créateurs jouent sur une identité forte, la marque, un nom, un logo, une image, une histoire. Il en va de même pour les objets numériques et les technologies invisibles. Ces objets passent obligatoirement par une phase symbolique et d’image parce qu’ils n’ont pas de forme définie au départ ou qu’ils sont dénudés de sens, dans un premier temps.
L’exemple du RFID: (Radio Frequency IDentification) Un exemple intéressant, car c’est une technologie invisible et mal connue. Sous forme de puce, elle permet d’identifier et de reconnaître des objets à courte distance, sans fil par les radiofréquences. Elle ne nécessite pas toujours d’interaction de la part de l’utilisateur. Elle est utilisée dans les transports publiques ou dans l’industrie pour la gestion des stocks etc. On la retrouve sous forme d’étiquettes collées sur des objets de consommation pour éviter le vol dans les magasins ou dans les bibliothèques par exemple. Cette technologie a pendant longtemps été « cachée » du grand public puisqu’elle ne lui était pas directement destinée. Aujourd’hui l’utilisation du RFID se démocratise, elle nous permet de passer les sas du métro avec le système Navigo ou d’être identifié avec un passeport biométrique. Elle arrive aussi dans les foyers, avec des projets tel que Mirror de Violet. Mais le RFID fait peur, lorsqu’il possède des informations sensibles, comme celles d’un passeport. Elle pose la question de sa visibilité et des éventuels risques néfastes pour l’homme, tel le vol de données. Ainsi, il est difficile de mesurer l’étendue des réseaux existants. On ne sait pas qui les utilisent, qui possèdent des lecteurs. Beaucoup de débats et de mouvements de contestations se sont crées sur internet. On y trouve des astuces pour éviter la transmission de ses informations, comme le portefeuille qui bloque les émissions-réceptions des fréquences RFID. Or la question qui se pose est la suivante : comment rendre compréhensible une technologie presque invisible qui offre pourtant des possibilités d’interaction et d’usage ? Il devient nécessaire aujourd’hui de réfléchir à la façon dont elle peut s’intégrer dans les objets du quotidien et être manipulée par les individus. Je ressens un grand besoin de travailler sur ces imaginaires. En effet, nous travaillons avec des abstractions qui n’existaient pas auparavant. Le rôle du designer de demain est d’inventer de nouvelles représentations, 45
notamment dans le domaine du design numérique. La solution serait de sensibiliser les gens, de la rendre visible, aimable. Deux projets ont été menés dans ce sens à l’école d’architecture et de design d’Oslo en Norvège menés par Timo Arnall et Jack Schulze. Le premier consiste en une cartographie d’un langage graphique permettant de signaler la présence et les usages possibles du RFID dans la ville. Le second tente de rendre visible le champs magnétique autour des ces puces afin d’imaginer des solutions qui permettraient de rendre plus compréhensible et accessible cette technologie aux yeux du public. « Nous avons pris cette invisibilité comme un défi. Nous avions besoin d’en savoir plus sur la façon dont la technologie RFID habite l’espace afin que nous puissions mieux comprendre les types d’interactions qui peuvent être construits avec elle, et la manière dont elle peut être utilisée de façon efficace et ludique avec des produits physiques »1. Le but est d’aider les concepteurs à créer de meilleurs produits, en rendant visible les possibilités de création à partir du champs magnétique. La grande difficulté est donc de formaliser des objets ou des services à partir d’une technologie invisible, mal connue et dont les craintes n’ont pas encore été dissipées. Comment rendre désirables des objets fait à partir de technologies invisibles ? Pour cela la technologie doit, dans une certaine mesure être comprise. La compréhension et la maîtrise passent forcément par une étape de représentation.
Objet technologique = désir éphémère ? La difficulté avec les objets technologiques, est qu’ils sont confrontés à un désir qui ne semble pas durer dans le temps. Dans son livre « La métamorphose des objets » Frédéric Kaplan, évoque sa relation aux objets électroniques et pose cette question : « Pourquoi ces objets chers et convoités n’arrivent-ils pas à prendre de la valeur ? ». Au delà de leurs aspect désirable très fort au moment de l’achat, le premier contact n’est pas toujours évident : « Dans bien des cas, pour utiliser un objet électronique, nous avons dû nous résoudre à apprendre son langage soit par essai et erreur, soit en lisant consciencieusement le manuel. Difficile de commencer une relation amoureuse dans ces conditions ». Malgré le temps passé avec son ordinateur portable et son téléphone, ce ne sont pas des objets auxquels on tient autant
1 Timo Arnall et Jack Schulze, Immaterials: the ghost in the field, octobre 2009, (http://www.nearfield.org/2009/10/ immaterials-the-ghost-in-the-field) 46
que les objets non électronique. « j’entretiens des relations purement utilitaires et qui n’arrivent généralement à susciter chez moi que de l’ennui ou de l’agacement ». Lorsque l’on achète un objet électronique, son pouvoir de séduction est très fort au départ ; il a de jolies formes, une belle couleur, auxquelles s’ajoutent des performances incroyables et toujours plus de possibilités. Mais il arrive que l’interface ne soit pas à la hauteur, qu’elle ne soit pas bien conçue. Le téléphone portable « Razr » de Motorola est un bel objet mais son interface laisse à désirer. Il a été très prisé pendant un temps puis est rapidement tombé dans l’oubli. Où se trouve alors la valeur de l’objet ? Car, même quand l’interface est de bonne qualité, à force d’utilisation, le pouvoir de communication de ces objets prend le pas sur l’objet physique. Le contenu prend le dessus sur le contenant. La valeur se déplace de l’objet physique à l’interface et le service, l’opérateur téléphonique par exemple. Elle s’arrête lorsque le système ne suit plus, qu’il n’est pas mis à jour. Son obsolescence est rapide. C’est donc la primeur de son interface et des services associés qui créent la valeur et le lien de l’utilisateur à l’objet technologique. Si bien que pour certains modèles, le besoin de changer pour un modèle plus récent prime sur l’attachement à l’objet. On finit par ne percevoir que son aspect utilitaire, son potentiel et son ouverture sur le monde (accès internet). Ces paramètres sont communs à tous les appareils. L’attachement ne se fait pas, car la grande majorité des histoires avec ce type d’objet est identique, surtout quand la forme est commune, comme avec certain PC ou téléphone portable. Tout se passe dans la relation immatérielle que l’on a avec lui plus qu’avec l’objet physique. On se souvient des heures passées sur Skype avec son meilleur ami à l’autre bout du monde etc. De plus, avec le temps, seuls les problèmes techniques et physiques de ces appareils restent en mémoire et finissent par nous obliger à nous en séparer et à choisir un modèle plus récent : problème au démarrage, touche qui ne fonctionne plus, perte de pixels sur l’écran. On se souvient de l’ordinateur qui a perdu tous nos fichiers, et du téléphone qui n’avait jamais de batterie etc. L’objet en vieillissant ne prend pas de cachet, il se désagrège. Un téléphone portable dont la peinture s’écaille et qui a pris des chocs, ne fait pas le même effet qu’une vieille table. Les objets qui ont beaucoup été utilisés sont rarement gardés, car abîmés, a l’exception des collectionneurs.
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Pour résumer, l’aspect désirable de ces objets est éphémère, leurs fonctionnalités aussi. La plus grande partie de l’imaginaire véhiculé par ces objets est plus de l’ordre de l’immatériel que physique, par toutes les possibilités d’interaction qu’ils offrent, et les souvenirs qu’ils ont générés. Ce qui auparavant était synonyme de réussite pour un designer, c’est à dire la satisfaction à long terme de son produit au delà de l’acte d’achat semble être remis en cause par ces objets. Serait-il possible d’envisager de rendre pérennes des objets dont la technologie se renouvelle tous les six mois ? Qu’est ce qui pourrait permettre de s’y attacher peut être un peu plus longtemps ? Ou doit-on se faire à l’idée que ces objets ne sont que des « carapaces »1, des coques interchangeable et périssables, qui accueillent le service qui lui est durable ? Dans ce cas le rôle du design est donc de proposer un système globale et non une solution à un problème isolé. Car les réponses à ses questions ne se trouvent pas dans l’imaginaire existant.
1 Frédéric Kaplan, La métamorphose des objets, Fyp éditions, 2009 48
Le designer créateur de fictions, de nouveaux imaginaires « Le designer est un inventeur de scénarios et stratégies. Ainsi, le projet doit s’exercer sur les territoires de l’imaginaire, créer de nouveaux récits, de nouvelles fictions, qui viendront augmenter l’épaisseur du réel »1.
Comme méthode de créativité Je pense que le designer tient un rôle de narrateur, de conteur de récit pour rendre ces produits intelligible et désirable. On peut distinguer trois récits qui interviennent tout au long de la création d’un produit : dans un premier temps, le designer se crée des histoires lui permettant d’exploiter au mieux son imaginaire et d’exprimer son idée ; puis il élabore le scénario du produit fini ; et enfin, apparaît celui correspondant à l’usage qu’en font les utilisateurs, qui peut être très différent du scénario original voulu par le designer. Il nous fait donc entrer dans son univers, nous parle au travers de ses objets ou de la marque pour laquelle il travaille.
1 Andrea Branzi, La casa calda, Paris, Éditions de l’Équerre, 1985 50
Se raconter des histoires pour faire émerger une idée Imaginer fait partie du travail du designer car il manipule des représentations, cela pour formaliser dans un premier temps sa pensée, puis pour se mettre en condition afin de tester ses pistes de travail. C’est aussi une façon de renouveler sa créativité. Demander aux gens ce dont ils ont besoin n’est jamais très efficace, comme le souligne cette phrase d’Henry Ford : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils auraient voulu, ils auraient dit un cheval plus rapide ». Des méthodes parfois originales peuvent alors être mise en place. Matt Webb designer de l’agence Berg, lors de Lift à Genève en 2009 a évoqué quelques pistes de travail. L’une d’elles consiste par l’écriture à imaginer quels produits pourrait fonctionner dans des mondes différents du nôtre, par un procédé de fictionnalisation de ces mondes. Il part de l’hypothèse que l’on ne peut créer un produit et l’insérer dans la société en pensant qu’il va la changer, car la société entre temps va elle aussi changer. C’est la méthode contre-factuelle ou « uchronique » : que ce serait-il passer si JFK n’avait pas été tué, si les chemins de fer ne s’était pas développés, au profit d’une autre technologie etc. Chaque événements produit a une répercussion sur notre monde . Que se passe-t-il alors si on change un de ces paramètres ? C’est une façon parmi beaucoup d’autres de développer son imaginaire. Il propose ensuite une autre méthode, avec l’exemple du projet de radio « Olinda » réalisé pour la BBC. Cette radio numérique est basée sur les habitudes d’écoute des utilisateurs associées aux réseaux sociaux. On explore le contenu radiophonique par l’intermédiaire de ses amis. La radio n’offrant plus les mêmes services, nécessite d’être re-dessiné. Pour cela la méthode de Matt Webb a été de dessiner au centre d’une feuille de papier l’objet, puis d’inscrire différents contexte d’utilisation dans les coins (cuisine, salle de bain etc.) ; enfin de dessiner la radio dans les différents contextes autant de fois que possible afin de faire évoluer le dessin. Et obtenir ainsi des objets inattendus, que l’on aurait pu imaginer autrement. Il parle d’une méthode et non d’un procédé hasardeux, une méthode de déconstruction. Chaque designer se crée ses propres outils, mais rares sont ceux qui en parlent. Son but est de créer une palette d’outils la plus variée possible, afin de se donner les moyens d’extérioriser ses pensées et de matérialiser ses intuitions. C’est au moment où apparaît une intuition que l’imaginaire doit être sollicité de la manière la plus créative qui soit : le passage entre la pensée, l’intuition et la formalisation d’un concept, d’une idée. Il faut tester les représentations, manipuler les outils puis utiliser cette matière pour aller plus loin, projeter l’étape d’après. 51
Quels sont les objets les plus imprégnés de récits ? pourquoi ? Il est intéressant de regarder certains objets, en apparence très imprégnés de récits, notamment dans le design d’édition. Le tabouret « 200 Sella » d’Achille Castiglioni, ou le presse-agrumes « Juicy Salif » de Philippe Starck (1987), tous deux devenus des objets cultes. Le tabouret « 200 Sella » est un hommage au ready-made de Marcel Duchamp, réalisé à partir d’objets existants : ici une selle de vélo. Marcel Duchamp avait réussi à faire entrer des objets du quotidien dans les musées ; les objets d’Achille Castiglioni suivront le même chemin. Le presse-agrumes « Juicy Salif » de Philippe Starck (1987) est un objet avant tout décoratif car il est loin d’être le roi du presse citron. Au de là du fait qu’il ne presse pas bien les agrumes, sa forme sculpturale empêche une utilisation quotidienne. On s’imagine difficilement le recouvrir d’agrumes et le mettre au lave vaisselle. Mais c’est un objet très esthétique et très présent. Certains de ces objets « conteur d’histoire » ne sont d’ailleurs pas édités ou ont une faible diffusion. Ils sont la vitrine des « designers stars » : les faux objets d’Ora îto, les projets du livre à paraître « NONOBJECT »1 de Branko Lukic. Ces objets semblent plus stimuler un groupe restreint de personnes, notamment les designers, que l’imaginaire collectif (on les voit plus dans les magazines de design que dans les magasins). Sinon, ils sont réinterprétés, voir copiés, pour être vendus à un public plus large. A mon sens c’est leur esthétique qui raconte une histoire et non leurs usages. Avant tout, l’accent a été mis sur la forme, plus que sur la fonction. Cela limite leur appropriation, on sera ou on ne sera pas sensible à l’aspect de cet objet, mais cela ne passera pas par l’utilisation. Bien souvent on s’en servira quelque temps, puis ils seront relayés au rang d’objets décoratifs, que l’on montrera à ses amis. Finalement, n’est-on pas dans une surabondance de récits, limitant leur appropriation par les utilisateurs, les relayant au rang de gadgets ou d’objets « déco » que l’on adorera ou que l’on détestera ? Il devient alors difficile d’y ajouter sa propre histoire, il y a une couche de trop. Ils ne sont plus des supports d’histoire, ils en sont saturés. Les objets ne doivent-ils pas être des supports de narration à construire à travers les usages ? Cependant la question reste délicate, car le design d’édition a toujour oscillé entre design et art. A l’inverse, la série d’objets « Stand » réalisée par Pierre Charpin en 2002, du vase à la structures murale, offre une liberté d’interprétation et d’utilisation, tout en restant très proche de l’oeuvre d’art. Ils brouillent
1 (http://www.nonobjectbook.com/) 52
les pistes. Au delà de l’utilité d’un objet, c’est la projection que l’on y fait qui importe. Plus on veut dire de choses avec un objet et plus on risque de l’éloigner de l’appropriation. Plus on laisse le choix de définir la fonction ou la non fonction et plus notre imaginaire travaille. Il importe donc peut être au designer de ne pas trop en dire sous peine de ne pas être adopté, ou de créer de la distance, celle d’un objet que l’on regarde plus que l’on utilise. L’absence de scénario ou le flou autour d’un objet, stimule aussi l’imaginaire : la liberté d’interprétation a pour conséquence une expérience plus riche. Mais le risque est de ne pas être compris du tout et de voir l’objet délaissé. Une idée qui ne fonctionne pas toujours. L’autre raison de cette faible diffusion, c’est le changement de statut, certains objets de design sont aujourd’hui des oeuvres d’art. On trouve de plus en plus de pièces de design dans les musées d’art et chez les collectionneurs. Le prix des oeuvres d’art ayant augmenté, ceux-ci se tournent plus volontiers vers le design. Déjà le statut de certaines pièces est ambiguë, oeuvre d’art ou objet design, on ne sait plus très bien. C’est dû entre autres à l’histoire très présente que raconte l’objet. S’ajoute à cela le passage de certains d’entre eux au rang d’oeuvres d’art par les musées et salle des ventes. Que va devenir le design dans l’imaginaire des gens, si on retrouve plus ces pièces dans les musées d’art que dans les magasins ?
Au commencement du récit : le nom de l’objet Par quels moyens ces imaginaires sont-ils stimulés ? Dans les exemples précédents, il s’agit surtout d’objets manifestes, c’est pourquoi ils se rapprochent tant de l’oeuvre d’art. Il y a bien sûr aussi la publicité qui va ajouter ou continuer le scénario conçu par le designer. Mais la dénomination des objets joue un rôle important, certains ayant plus d’influence que d’autres sur l’imaginaire des gens. On retrouve beaucoup de prénoms masculin ou féminin, dans le domaine automobile notamment. Mais aussi des non-dénominations, ou seule la fonction de l’objet apparaît, à laquelle on ajoute parfois un adjectif tel que « ultra living sofa » (1998) de Christophe Pillet. D’autres sont emprunts d’une influence forte comme les objets technologiques, faisant souvent référence à la science-fiction, tel le « DynaTAC8000X » de Motorola, le premier téléphone mobile. L’histoire de l’objet peut aussi être entièrement portée par son nom comme avec le projet de Matali Crasset « Quand Jim monte à Paris » (1995), un lit d’appoint enroulé et transformé en « colonne d’hospitalité », avec un réveil et une lampe. C’est tout un univers qui est alors créé grâce à ces quelques mots. 53
Interview de Frédéric Kaplan Lors de Lift à Genève en 2009, j’ai eu l’occasion d’interviewer Frédéric Kaplan au sujet de l’influence de la fiction et des imaginaires dans son travail. Il y présentait un robot : le projet QB1 développé à l’EPFL (Ecole Polytechnique Federale de Lausanne). Une interface nouvelle, faite d’un écran monté sur un bras robotisé, l’ordinateur repère l’utilisateur et réagit à ses mouvements. L’application proposée consistait en une chaine hi-fi et différents jeux. Face à l’étrange apparence du dispositif (le bras robotisé est recouvert d’un tissus noir, l’écran à son extrémité fait penser au cou d’un animal), j’ai voulu en savoir plus sur la façon de gérer un tel projet, quelles était les influences, ou celles dont ils ont essayer de se détacher. « Il n’y a plus tellement d’utopies technologiques, il y en avait dans les années 60, positives et négatives, des dystopies, qui s’affrontaient. Il n’y a pas beaucoup de films négatifs aujourd’hui si on prend l’exemple de Minority Report, il y a une espèce de perte d’influence de la fiction récente. La fiction ne sait pas comment s’emparer des nouvelles technologies. Alors qu’il y a des utopies chez les chercheurs, dans ce que l’on nous promet, dans l’interactivité, on ne sait pas si elles sont positives ou négatives, l’idée de la connectivité partout, de la société transparente mais ce sont des idées qui n’émergent pas tant dans la littérature ou dans les films, mais plutôt dans le discours des chercheurs il me semble. » Est ce que la fiction vous inspire ? vous influence ? « J’essaie au maximum de ne pas être inspiré par la fiction, je considère que la fiction est toujours écrite dans un contexte particulier à des fins littéraires, politiques, elle ne parle que très rarement 54
de technologie, elle parle plutôt d’autre chose. Par exemple les robots ne parlent pas de robot ils parlent métaphoriquement de la condition de l’homme. C’est une erreur de les prendre au pied de la lettre. Ce qui est difficile au contraire c’est de sortir de cet espèce de canevas, comme on essaye de le faire ici, avec le projet QB1, en se débarrassant de la souris, du clavier mais aussi de la forme robotique. C’est à dire que la plupart des gens qui travaillent dans la robotique aujourd’hui font des robots humanoïdes. Nous on essaye vraiment de penser le design de manière différente. Et même lorsque l’on s’est débarrassé de la souris et du clavier, on a envie de revenir à des interfaces classiques ; on a encore des boutons à l’écran, un système de menu, on n’a pas réussi à s’en débarrasser complètement et ce à cause de l’héritage. On a du mal à penser de manière radicalement nouvelle et c’est un effort permanent pour essayer de se dire, qu’il faut éviter de reproduire bêtement le modèle ancien et donc il faut au maximum ne pas être influencé. » Avec des films comme Minority Report ou autre, est ce que ça n’enferme pas les gens dans une certaine vision de l’avenir ? « Ça crée des esthétiques, donne une impulsion, ça fait rêver et tout devient Minority Report aux yeux des gens, la Wii... Au sujet de son projet « Wizkid » présenté au musée d’art moderne : la forme doit venir de la fonction, si à un moment on commence à se poser la question de faire un objet rond alors qu’il peut aussi être en carré et que tout ça n’a pas vraiment de sens, ça devient du collage, ce n’est pas un objet technique. Le processus de technicisation consiste à faire qu’au bout d’un moment l’objet s’intègre dans une direction ou une autre et arrive à un stade ou on ne peut plus changer une partie de l’objet sans avoir à changer quelque chose d’autre, et là on commence à avoir un objet plus mature. Est ce qu’il est plus beau ? On ne sait pas, mais il est plus mature. L’objet s’auto-détermine. Simondon, processus de concrétisation, d’intégration qui croît ensemble, chaque partie crée la partie qui va avec. On va petit à petit passer d’un assemblage d’éléments distincts à quelque chose qui devient unifié, ça on l’observe dans les technologies quand on est habitué, il faut donc l’observer dans sa propre création et exclure toute influence si possible de la culture ». Frédéric Kaplan Lors des entretiens du nouveau monde industriel à l’Ensci, j’ai noté la réaction d’un professeur en design faisant écho à cette interview : « Ce que j’enseigne à mes étudiants, c’est de ne rien croire, détruire toute représentation, si vous voulez être des créateurs. Vous devez être dans un processus de destruction, de tous les schémas de pensée que l’on vous a imposés, de ceux que vous vous êtes construits et à partir de là vous pouvez tout envisager mais surtout ne croyez en rien. Cela doit me permettre de remettre en cause mon système de pensée, je ne crois en rien, j’envisage tout tout le temps ». Le problème est qu’il est bien difficile de se défaire des 55
imaginaires qui nous entourent. Il s’agit plus d’avoir une « sûr-conscience » de tout ce qui nous entoure et d’observer de la distance plutôt que de l’oubli. Faut-il alors garder un lien avec l’existant pour mieux faire accepter une technologie ou être en rupture totale et penser de manière radicalement nouvelle ?
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Les nouveaux objets et l’imaginaire Apprentissage et évolution des usages Avec les nouveaux objets, les « Néo-objets »1, comme les prénomme Jean-Louis Frechin, nos capacités d’usage évoluent. On s’adapte, on apprend, on enregistre de nouveaux codes, de nouveaux langages qui modifient nos imaginaires. Par exemple : lors de la sortie de l’iPhone certaines personnes rapportaient leur téléphone en magasin, parce qu’elles n’arrivaient pas à l’allumer. Elles cherchaient un bouton où appuyer alors que le geste à faire, est un glissement du doigt. La publicité est vite arrivée en renfort. Waaz, l’étagère chaîne Hi-fi de NoDesign a connu le même problème de référence aux boutons ; la simplicité du système qui consiste à déposer son cd sur « l’étagère-hifi » pour lancer la musique, en a déconcerté plus d’un. La touche on /off est bien ancrée dans nos apprentissages. Leur évolution nécessite une adaptation, voir un retour en arrière, afin de désapprendre ces acquis et revenir à des gestes plus naturels que proposent certains appareils, comme l’iPhone. On est d’ailleurs dans une période de changement qui impose un nouveau langage : la gestuelle du corps. Avec les jeux vidéos, on commence à entrevoir ce que pourrait être l’utilisation des appareils électroniques de demain. Déjà il y a quelques années la chaîne hi-fi de Bang & Olufsen proposait l’ouverture du lecteur
1 Ensemble des produits, des services ou des espaces utilisant les TIC (Technologie de l’Information et de la Communication) comme moteur fonctionnel ; une définition plus détaillée sur le blog de NoDesign : (http:// www.nodesign.net/blog/index.php/post/2007/10/27/115-qu-est-ce-qu-un-objet-aujourd-hui) 58
CD par un mouvement de la main. La console de jeu Wii de Nintendo permet de jouer à distance de sa télévision, sans fil, par le geste en tenant une simple télécommande. Dernièrement Microsoft a sorti sur sa console de jeu Xbox 360, le projet « Natal » basée uniquement sur les mouvements du corps ; les manettes de jeu ont disparues. Avec ce mode de communication, par le geste, on se rapproche de plus en plus de l’écran de Minority Report, délaissant manette, clavier et souris, pour se rapprocher d’une gestuelle qui mime la réalité. Bien sûr ce nouveau « langage » ne remplacera pas de si tôt la souris, car il reste un outil de navigation précis et très ancré dans nos imaginaires. Mais cette gestuelle demande un effort physique permanent. Elle est bien adaptée aux jeux et aux petites manipulations mais elle est plus difficile pour un travail classique sur écran. L’apparition croissante de nouveaux langages de communication a entrainé de nombreux déséquilibres entre générations ; les adolescents n’ont pas la même utilisation de l’internet ou du téléphone portable que les 30-40 ans, ni le même langage (lol, mdr...). Certains sont complètement dépassés. Mais l’arrivée du langage gestuel tend à diminuer ce déséquilibre. La Wii a permis de faire un pas énorme dans ce sens, elle n’est plus réservée aux adolescents, on la retrouve dans les maisons de retraites. On en revient à une simplicité d’usage : quelqu’un qui connaît les ordinateurs prendra tout de suite en main la souris, « le réflexe de celui qui ne connaît pas l’outil informatique sera de toucher l’écran »1 souligne Etienne Mineur. Ce détachement de la machine (la disparition des périphériques d’entrée) et la diminution de l’utilisation des symboles laissent-ils présager une atténuation des déséquilibres entre les générations ?
Faut-il utiliser prendre en compte des imaginaires connus ? Du coup, la création d’un nouvel objet, l’utilisation d’une technologie nouvelle, posent la question suivante : Faut-il faire référence à des représentations connues, ou doit-on faire table rase ? Comme le dit Scardigli : « Le souffle qui va donner un début de vie à l’objet nouveau, c’est cet imaginaire collectif venu du fond des âges »2. En effet, il est très difficile de créer un objet nouveau sans faire référence à un imaginaire déjà existant, c’est le cas pour la plupart de nos objets, à quelques exceptions près, dont voici un exemple:
1 Etienne Mineur, Une histoire du design interactif, conférence Le Cube, Issy-les-Moulineaux, octobre 2009 2 Victor Scardigli, Les sens de la technique, PUF,1992 59
L’histoire du baladeur Certains objets s’inscrivent dans des imaginaires existants, d’autres naissent avec un imaginaire nouveau. L’iPod ne fait référence à rien de connu ; comment a-t-il été crée ? A l’origine, il y a l’apparition du baladeur, le « Walkman » de Sony en 1979, sa taille et sa forme correspondent à la cassette insérée à l’intérieur. A l’époque, c’est l’un des médiums le plus petit sur lequel était enregistrée de la musique, laissant enfin envisager une utilisation mobile. C’est ce besoin de mobilité qui a amené les industriels à réduire la taille de leurs appareils, et d’en arriver à un médium, ici la cassette, enveloppé par la machine. Le baladeur est sans doute l’appareil dont la forme est la plus impactée par son médium, du mange-disque, au baladeur cassette, Discman, MiniDisc, et enfin l’arrivée du MP3 qui voit disparaître le support physique. Avec l’apparition de ce format de musique, immatériel, on s’est demandé quel support pourrait être utilisé par les designers, et comment il allait être compris des utilisateurs, puisqu’il n’a pas de référence connue. On ne sait pas ce que c’est, et on ne peut le toucher. Alors que jusque là, chaque format de musique était représenté par son médium. Comment matérialiser un support immatériel ? Au regard de l’histoire du baladeur, il aurait été sémiotiquement incorrect de lui donner une forme connue. Les premiers baladeurs MP3 ont pris la forme qui était la plus proche d’un objet numérique mobile : celle de la clé USB. Sa toute petite taille a surtout donné l’impression d’un objet non assumé, ayant besoin d’être caché ou cherchant par la miniaturisation à devenir invisible, comme son format le MP3. On peut le voir comme un objet de transition, la clé USB devenant un lecteur de musique. Même si l’esthétique de la clé USB persiste, il s’est agrandit et ressemble de plus en plus au téléphone portable, permettant une plus grande capacité d’affichage et autorisant la vidéo. Mais là encore, il y a confusion. L’iPod a réussi cette rupture, il n’est pas perçu comme un lecteur MP3 comme les autres mais comme un iPod ; il n’est pas à mettre dans une catégorie. Sa réussite tient en premier lieu dans le service qui lui est associé, iPod + iTunes, faisant disparaître les problèmes de conversion de fichier et anticipant la révolution de la vente en ligne des fichiers de musique avec Itunes store. Son nom est aussi porteur de nouveauté ; il ne mentionne pas le MP3 laissant la porte ouverte aux innovations futures, ne le contraignant pas dans un rôle unique de lecteur de musique. Chez les concurrents, on parle avant tout du lecteur MP3, puis on cite la marque et enfin le modèle : MP3 Philips GOGEAR 4 Go ou le MP3 clé USB Sony NWZ-B142 FM. Lorsque des fonctions supplémentaires sont disponibles comme la vidéo et l’internet, on 60
ajoute alors le terme de disque dur. C’est à dire, que l’on met en avant les fonctions avant de provoquer le désir, de faire rêver. Partir d’un modèle existant peut donc porter à confusion comme dans le cas du lecteur MP3 faisant référence à la clé USB ou au téléphone portable. Auparavant chaque appareil avait une fonction propre et une forme qui lui était associée, donc très facilement identifiable. Avec l’arrivée du numérique, s’est opéré un décloisonnement, les appareils offrent plusieurs fonctions. Ils sont polyvalents et autorisent des interactions entre eux : on peut connecter une clé USB à une télévision, un téléphone à un ordinateur, un appareil photo avec une imprimante, alors qu’avant seul le langage les rassemblait : la touche play en forme de triangle par exemple. Le numérique apporte donc une confusion entre les appareils, par leur forme et par leur fonction. Un écran n’est plus uniquement télévisuel, c’est aussi un écran d’ordinateur, de téléphone portable, d’automate. Les appareils numériques sont le plus souvent des outils de communication, si bien que l’on retrouve des caractéristiques communes comme le clavier, et l’écran d’affichage. Il est donc plus difficile d’appréhender des objets qui s’insèrent dans un imaginaire existant mais qui ne leur est pas propre. On est dans un imaginaire de l’objet numérique dont il est difficile de se détacher, ce qui porte à confusion. Pourtant dans ce domaine, la rupture pourrait être bien utile afin de mieux identifier ces objets. Comment redonner du sens à ces objets aux fonctions toujours plus nombreuses, qui jouent sur plusieurs tableaux et naissent dans un imaginaire ambiant, celui du numérique, bien que l’on identifie difficilement leur fonction première ? Créer un nouvel objet « numérique », implique-t-il de faire d’office appel a cet imaginaire qui lui préexiste ? La nouveauté technologique laisse libre cours à l’imaginaire, c’est une période de rupture, de recherches, durant laquelle on ose un peu tout. Petit à petit des codes formels apparaissent, on maîtrise la technologie, on trouve des applications. Une esthétique liée au développement de cette technologie prend forme comme avec le téléphone portable. L’arrivée des écrans tactiles avec l’iPhone notamment, a complètement réorienté la téléphonie, beaucoup suivent son exemple. Le clavier tangible disparait peu à peu et les grands écrans noirs aux applications en forme de carrés colorés sont de plus en plus nombreux parmi les constructeurs de téléphonie mobile.
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Faire appel à des imaginaires anciens ou connus n’a donc pas toujours un intérêt, puisque ce n’est pas cela qui fera adhérer le public mais plutôt l’attrait de la nouveauté. Mais il n’est pas toujours évident de s’en détacher. Par contre, l’utilisation de références provenant d’un autre domaine fonctionne assez bien. L’ordinateur en est un bon exemple : avant son arrivée sur le marché du grand public, les seules personnes à même de pouvoir s’en servir était des ingénieurs ayant reçu une formation spécifique. L’abstraction était telle que pour la rendre compréhensible Apple a dû faire appel à des références réelles : l’univers du bureau et utiliser des symboles. Pour faciliter son usage, les designers ont donc fait appel à un imaginaire connu mais provenant d’un domaine différent. Cela dit, quand l’imaginaire devient un frein ou qu’il est impossible à utiliser, quelles solutions adopter ? Comment faire en sorte que l’imaginaire puisse jouer un rôle, ou plutôt comment mobiliser l’imaginaire des gens ? C’est par la rupture et en donnant la possibilité aux utilisateurs de participer à l’élaboration de ces imaginaires ou de les continuer. Ces exemples nous montrent qu’il n’y a pas de règles générales lorsqu’il s’agit de faire référence à un imaginaire existant ou non. C’est au cas par cas, en fonction de l’histoire de l’objet, si il y en a une qui lui préexiste, mais c’est aussi en fonction de l’époque, des questions, des doutes autour des avancées technologiques.
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Qu’implique l’arrivée de nouvelles technologies dans nos imaginaires ? L’imaginaire des TIC L’apparition de nouveaux objets technologiques impacte nos habitudes et nos imaginaires. Ils amènent des interactions nouvelles, des services et de nouveaux usages. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont l’une des révolutions technologiques de ce siècle. Quelle influence ont-elles sur nos imaginaires et sur nos habitudes ? Les TIC ont amené un imaginaire « participatif » chez les utilisateurs, dès les débuts du Web dans les années 90, avec l’idée de crée un réseau mondial où chacun pourrait produire et consulter du contenu. Auparavant, le Web était constitué de pages statiques qui n’étaient pas mise à jour régulièrement. Le tout était géré principalement par un public averti. Une petite communauté produisait le contenu, une autre plus grande la consultait. Seuls les forums permettaient de s’exprimer sur des sujets divers. Les usages de certains sur le web à partir de 2004, décrits par le terme « Web 2.0 » renvoient à l’idée que chacun serait créateur et diffuseur de contenus. Comme si chacun pouvait être capable d’utiliser, de rassembler des services différents, d’en créer de nouveaux, sans écrire une seule ligne de code. On peut tout faire tout seul, sans avoir les connaissances d’un programmeur. On crée du contenu que l’on échange. On retravaille, on rediffuse, on commente, on critique. Un changement d’attitude des utilisateurs s’est opéré, passant d’un statut passif à actif pour une grande majorité d’entre eux. 64
L’amateur expert, quand l’utilisateur prend le pouvoir L’aspect participatif a commencé avec les forums, en donnant la possibilité à chacun de donner son avis sur des sujets divers, du Geek qui partage ses dernière trouvailles, à la jeune maman qui cherche des conseils auprès d’autres femmes sur Doctissimo. Ensuite sont arrivé les blogs, un mode d’expression plus personnel et facile ; chacun peut se lancer dans l’écriture et remplir un blog. On crée une page, sur laquelle on dépose des photos, on écrit sur sa vie, son travail, sur des sujets qui nous tiennent à coeur. Mais la grande révolution de l’internet, c’est la connaissance construite par tous, par les blogs, les forums ou les sites. Chacun participe à la mise en commun de son savoir. Ainsi Wikipedia, la plus grande encyclopédie, est alimentée par tous. Mais cela pose la question du savoir-faire, de l’expérience. Ainsi sans expérience et sans qualification, tout à chacun peut-il revendiquer une qualité d’expert qu’il n’est pas forcément ? Cette nouvelle tendance donne un pouvoir à l’utilisateur jamais vu auparavant, un imaginaire de toute puissance de l’utilisateur, voir même d’un contre pouvoir. L’industrie du disque par exemple est malmenée depuis quelques années. Les pouvoirs publics n’ayant pas réussi à légiférer en la matière alors que les internautes téléchargent allègrement. L’argent perdu a amené les majors à ne plus renouveler certains contrats d’artistes, et à rendre plus difficile l’accès aux maisons de disque. Les internautes ont alors décidé de prendre les choses en main. Des sites Web comme Myspace donne une visibilité à ceux qui n’arrivaient pas à percer. Il existe aussi des majors en ligne, où l’on devient producteur de musique en quelques clics. Les internautes ont pris conscience de leur pouvoir collectif. Ils ont pris les devants face à une industrie musicale en crise, qui vend trop cher, refuse de se mettre d’accord sur le téléchargement et ne privilégie que les artistes « bancable ».
Et le designer dans tout cela ? Le web appartient de plus en plus aux utilisateurs. Le designer doit donc se positionner en pensant au mieux ses services, construire une chaîne de production plutôt que le design final. Par exemple, aujourd’hui, pour créer un blog, généralement on achète un logiciel puis on le personnalise en choisissant les couleurs, son aspect final. Le designer va donc se positionner très en amont et imaginer toutes les clefs qu’il mettra entre les mains des utilisateurs. A lui de terminer le service et de le personnaliser. Cet imaginaire « participatif », où chacun peut apporter sa pierre à l’édifice, contribue 65
à nourrir l’idée que l’utilisateur joue un rôle crucial dans le développement d’un produit, qu’il a tout le temps son mot à dire. Mais ce nouveau rôle de l’utilisateur ne risque-t-il pas d’avoir des répercussions sur le monde matériel, de changer son attitude face à ce qu’on lui propose, de l’inciter à donner son avis sur chaque produit à venir ? Le designer doit-il reconsidérer le rôle des utilisateurs ? Le Web s’est imposé avec une très grance rapidité. Est-ce dû à cette nouvelle implication des utilisateurs ?
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L’IMAGINAIRE DE L’OUVERTURE OU L’OUVERTURE DES IMAGINAIRES
Une piste a explorer, celle des objets a terminer La situation où l’utilisateur deviendrait créateur Ce nouvel imaginaire participatif, ouvre dans le monde matériel, la voie aux « objets à terminer »1. Ces objets sont à l’image des blogs sur internet. Ce pourraient être des objets dont l’architecture a été pensée par les designers mais dont l’aspect mais surtout les usages sont à déterminer par les utilisateurs. « Beaucoup de « produits » technologiques devraient être pensés au moins comme des outils, des instruments, voire des infrastructures, c’est-à-dire comme des supports pour l’action et l’interaction, et non comme des objets aux usages bien identifiés... Rappelons encore une fois qu’aucun des usages majeurs de l’internet grand public d’aujourd’hui n’a été conçu dans les grandes entreprises ou les grands labos spécialisés dans les TIC. Et admettons cela, non pas comme un échec, mais comme la marque d’un nouveau régime d’innovation » 2.
1 Terme proposé par Jean-louis Frechin lors d’un workshop entre l’Ensci et L’Ecole Nationale Supérieure des Télécom en 2009 2 Daniel Kaplan, Appeler, et non anticiper, les usages, Internet Actu, novembre 2006 (http://www.internetactu.net/2006/11/23/appeler-et-non-anticiper-les-usages) 70
La tendance de certains industriels, est de se tourner entièrement vers les utilisateurs, en leur demandant leur avis. Depuis toujours l’homme a détourné les objets de leur fonction, laissant penser qu’il est le plus à même d’exprimer ses besoins et ce dont il a envie. Cependant, le détournement n’est pas synonyme d’une véritable connaissance et maîtrise de ses besoins. Car en fin de compte ce qui est exprimé par le détournement l’est pas l’intermédiaire de l’objet ; et les nouveaux usages ainsi crées ne sont pas explicités oralement, ils le sont par l’intermédiaire du « faire ». Donner les moyens d’agir pour penser, telle doit être la position du designer dans cette nouvelle configuration. En effet, il y a chez l’utilisateur, comme l’a montré Michel de Certeau, « une créativité des gens ordinaires ». Celle-ci est « cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces, par lesquelles chacun s’invente une manière propre de cheminer à travers la forêt des produits imposés »1. Il faut donc se demander quels sont les imaginaires qui peuvent être convoqués par le designer afin de permettre aux usagers de s’approprier les objets des nouvelles technologies. Face à la complexité des systèmes, aux bouleversements et aux incompréhensions suscitées par les technologies, l’ouverture des objets doit permettre de démystifier la technologie. La conscience de l’ouverture élargit le champs de notre imaginaire, la manipulation l’enrichit encore plus. L’utilisateur n’est plus passif, il devient acteur, car c’est par la pratique que l’on invente et que l’on crée ; c’est une façon d’explorer, de nous enrichir et d’enrichir notre imaginaire. Le nouvel imaginaire participatif, analogue aux usages du Web, laisse d’ailleurs entrevoir un renouvellement dans la relation et la construction des objets numérique. Les « objets à terminer » sont nés de cette idée, pour laisser une meilleur place à l’appropriation et à l’imaginaire ; leur aspect et leurs usages finaux sont à déterminer par les utilisateurs. L’idée n’est pas nouvelle, déjà les Legos et les Meccanos, jouets à succès pour enfants et adultes permettent la construction et la déconstruction de jouets à l’infini, ils font partie des premières références en matière d’objet à terminer. Aujourd’hui la miniaturisation et la « fermeture » des objets, sont à l’origine de cette recherche d’ouverture. La technique est source de rêverie et d’imagination. Pourtant, avec l’accroissement de la miniaturisation des composants électroniques et la disparition des objets mécaniques, la
1 Luce Giard, présentation de la nouvelle édition de L’invention du quotidien, les arts de faire, Michel de Certeau, 1990 71
gestuelle qui leur était associée et l’attention portée aux objets tendent à disparaître (le bricolage, les réparations, l’entretient, la connaissance des entrailles de la machine), cela au profit d’objets plus lisses, au fonctionnement invisible. Par exemple il est plus difficile de réparer une voiture neuve aujourd’hui, on est bien souvent obligé de se tourner vers un garagiste, tellement elles ont été fermées par la volonté du fabricant, dans un but stratégique. L’utilisateur ne comprend plus très bien comment opèrent les machines, les objets sont de moins en moins explicites quand à leur fonctionnalité. Ils sont de plus en plus fermés et compris du seul concepteur. Un contre-courant a émergé depuis quelques années : le Hacking, apparu en même temps que les ordinateurs personnels dans les années 80. Le hackeur d’aujourd’hui est un « bidouilleur », qui s’amuse à fouiller dans les entrailles de son ordinateur. Pour améliorer, transformer, ou créer de nouvelles choses à partir des composants électroniques qu’il a sous la main. De même, du coté des logiciels, c’est l’open source qui a fait son apparition. Là encore c’est une communauté d’utilisateurs qui travaille à rendre ouvert et diffuse les logiciels gratuitement. Leur motivation est de partager leur savoir-faire et d’être respecté sur la base de leur travail. Ces deux courants s’opposent à la fermeture des objets et des logiciels au public, témoin de la volonté des utilisateurs de pouvoir intervenir sur ces objets. Du coté du grand public, avec la production standardisée et l’uniformisation des objets, est apparue l’envie de personnaliser les objets, on parle aussi de customisation. L’utilisateur personnalise son objet, le rendant ainsi unique. Mais il agit sur des objets déjà « terminés », « fermés », c’est à dire sans grande possibilité d’évolution des usages. La customisation est souvent une affaire de décoration ; on va ajouter un élément, une couleur, un motif supplémentaire.
Qu’est-ce qui dans l’objet laisse place à l’appropriation ? Avec les objets à terminer, on laisse l’individu compléter l’expérience, s’interroger sur le fonctionnement d’un appareil, le personnaliser. Mais surtout on encourage ce qui existe depuis toujours avec les objets dit « fermés », le détournement de leur usage initial. Il ne s’agit pas de laisser intervenir le hasard ou de l’imprécision dans la création de ces objets, mais plutôt de laisser un espace de liberté. Dans ce cadre, le rôle du designer change. Tout ce processus aura préalablement été pensé et anticipé par le designer, son travail s’effectue donc plus en amont. Mais il n’en est pas diminué ou dévalorisé et le statut de l’utilisateur, même s’il est différent, ne devient pas 72
co-concepteur non plus. C’est le designer qui pose les bases de cette nouvelle conception d’objet et l’encadre même sans en anticiper les usages. Finalement cette dimension, où l’utilisateur termine l’objet, est essentielle puisqu’elle est celle qui donne du sens et a toujours déterminé l’usage final. Parmi les tentatives les plus récentes d’objets à terminer, on retrouve, le projet Mirror de Violet. Il est constitué d’une petite plateforme ronde connectée à l’ordinateur, sur laquelle on va venir déposer un objet que l’on aura « tagué » avec un timbre RFID, déclenchant une action que l’on aura préalablement crée. Par exemple, appeler automatiquement un ami lorsque l’on pose sa photo sur la petite plateforme. Pour Rafi Haladjian sont créateur « l’objet n’a de sens que par ce qu’il reflète » une belle métaphore, pour parler d’objets qui prennent sens dans la réflexivité qu’ils offrent par leur degré d’ouverture et donc de projection pour chacun. Cependant, la nouvelle génération des objets à terminer, pose encore beaucoup de questions : . Est ce que terminer l’objet signifie, fermer le champ de l’imaginaire et donc terminer son histoire ? . Les objets à terminer nécessitent-ils forcément des connaissances particulières et un investissement conséquent ? . Face à des utilisateurs qui ne savent s’exprimer qu’à partir de ce qu’ils connaissent, de leurs expériences, comment faire en sorte que ce système puisse permettre de développer des solutions innovantes, en rupture ?
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CONCLUSION « Cette capacité de construire une réalité virtuelle à partir de notre environnement est le moyen typique qui permet à l’espèce humaine de survivre. Elle caractérise la niche écologique que nous occupons autant que les feuilles d’eucalyptus celle des koalas. » David Deutsch Le propre de l’humain, par opposition au monde animal, est sa capacité à utiliser et à concevoir des outils techniques afin de pallier aux insuffisances naturelles et de lui permettre d’écarter craintes et dangers. Au delà du concept de base de l’évolution, où une espèce vivante s’adapte à son environnement, l’homme cherche à adapter son environnement et trouve les réponses à ses besoins, ses désirs et ses craintes. Il imagine des solutions pour évoluer dans un milieu qui peut être hostile. Il se protège en transformant la nature, construit des protections, des habitats, des outils qui contribueront à son bienêtre. Pour une adaptation rapide à l’environnement, il a privilégié le mental à la force physique usant de son intelligence. Mais l’intelligence seule ne suffit pas, pour cela, il a développé la capacité de se projeter dans des possibles. Ses imaginaires, sont devenus ses outils d’évolution, sa seule arme et armure contre l’hostilité de l’environnement dans lequel il est né. L’imaginaire collectif a traversé les époques. Les rêves et les histoires se sont transmis oralement, par l’intermédiaire des arts, de l’architecture et des techniques. Ils ont réussi à perdurer dans le temps. Avec le progrès, petit à petit les peurs ont été remplacées par des explications rationnelles, la magie par la technologie, la dureté de la vie par le confort. Nos imaginaires suivent les époques dans lesquelles on vit et répondent aux questions, 74
aux problèmes et aux craintes que l’on rencontre : comme en témoigne les oeuvres de Science-Fiction. L’une des caractéristiques des technologies est de générer des fantasmes, les technologies numériques, plus enclines à la dématérialisation favorisent encore plus le travail de l’imaginaire. Enfin, ces imaginaires ont, en retour, influencé la création des objets techniques. Dès lors, les avancées scientifiques de ce siècle ont opéré des bouleversements et profondément transformé notre vision de la technologie et les imaginaires associés, en bien et en mal. Les nombreux scandales de ces dernières années ont laissé place a une méfiance grandissante (les OGM, les ondes...). Rares sont les innovations qui ne posent pas la question d’éventuels méfaits. Plus il y aura de technologies nouvelles proposées au public, plus il y aura besoin de mettre en place un regard critique ; l’histoire des peurs autour des technologies, ne doit pas empêcher les designers de faire des projets mais au contraire, les obliger à mieux comprendre et mieux saisir les enjeux afin de les intégrer dans leur travail. Souvent l’ignorance est la source de crainte, et le rythme d’apparition de ces technologies ne favorise pas ce temps d’appréhension. Au XXème siècle, l’avènement de l’image et de l’hyper-communication donnent un nouveau support à l’imaginaire en apportant la vitesse et la richesse du contenu. Nos imaginaires changent, ils s’adaptent à leur époque et modifient l’environnement. Notamment avec les TIC, on ne cesse d’inventer de nouvelles façons de communiquer. De la transmission orale aux gravures, l’imprimerie, l’invention de la photographie, le téléphone, la radio, la télévision et l’internet. On peut, aujourd’hui, communiquer avec n’importe qui et n’importe où, de façon instantanée, avoir accès à des connaissances sur n’importe quel domaine. Notre imaginaire a conçu une technosphère et celle-ci a permis à nos pensées de se partager et se réaliser plus simplement. La réalité augmentée et hybride sera peut-être la prochaine étape de cette course à l’hyper-communication, ou se mêleront réel et virtuel, pour essayer de se rapprocher encore une fois d’un monde parfait. Dans le futur on se déplacera sans doute moins mais on communiquera davantage en imitant le réel. L’imaginaire se base lui-même sur des représentations très proches du réel. On peut à présent représenter le virtuel, le manipuler le projeter dans le réel et s’en servir comme un formidable outil de création. Ce rapprochement entre le réel et le virtuel, met en évidence l’impossibilité de se détacher complètement de la réalité dans laquelle on vit. L’exemple le plus marquant est 75
le réchauffement climatique provoqué par ce monde technicisé. Nous sommes obligés d’élargir nos imaginaires pour laisser la place à l’écosystème terrestre. L’environnement que l’on a essayé de maîtriser pendant si longtemps doit être considéré dans nos imaginaires de demain. L’humanité doit montrer la preuve de sa maturité dans la considération d’un imaginaire collectif global et unique à l’échelle de la planète afin de la préserver. Et faire que le développement technologique ne soit plus en opposition avec la nature. L’idée d’un futur tout technologique ne fait pas beaucoup rêver et d’un autre coté nous ne faisons que peu de choses pour ne pas aller dans ce sens. Cette distinction qui fait que l’imaginaire a trop souvent été opposé au réel, correspond à une réalité potentielle dont l’individu se construit une représentation, comme l’explique David Deutsh. Elle nous permet d’exister et d’évoluer, parce qu’elle n’existe pas ou n’existe pas encore. L’imaginaire aura toujours un pas d’avance sur le monde réel. Sa puissance réside dans le fait que ce que l’on imagine n’existe pas, nous permettant de réinventer le monde sans arrêt. Il n’est pas uniquement une référence au passé, c’est aussi la projection dans l’avenir, explorer l’inconnu, se dépasser. C’est dans ce climat de projection, de mise en condition, que le designer crée. Il s’imagine des mondes possibles, pour concevoir son projet et le transmettre, essayant de donner un sens aux imaginaires collectifs. Pourtant si le progrès technologique avance, l’imaginaire ne suit pas au même rythme. On vit dans une société ou l’individu semble avant tout subir les imaginaires proposés par d’autres acteurs, plus qu’il n’en crée. Mal considéré, il s’est réduit au fil des années. On n’imagine plus, que ce soit à l’école où il est peu pris en compte, mais aussi dans notre quotidien. L’homme de demain devrait être plus à l’écoute de son imaginaire, pour une meilleur ouverture d’esprit, aidé en cela par le travail du designer. Le designer doit être un acteur de l’émancipation de l’imaginaire des gens. On peut penser que nos instincts nous poussent à croire au progrès. Mais il s’avère que comprendre l’humain et son environnement est aussi important que le progrès technologique. En tant que designer, je me situe dans cet espace entre l’innovation technologique et l’usage où j’ai décidé de poser et d’ouvrir mon propre imaginaire. Cela m’a amené à comprendre comment le designer prend en compte l’imaginaire dans sa pratique. C’est un sujet très vaste et incontournable selon moi dans une pratique du design.
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Dans les projets que j’ai réalisé à l’ENSCI, j’ai essayé de traiter cette question, en voici trois exemples : . « Mollustre », qu’est ce qu’une lampe ? une source de lumière fixe. Comment y insuffler de l’interaction, sortir du prévisible et retrouver de l’interaction à l’image du feu qui nous faisait nous rassembler et nous raconter des histoires. Au premier regard Mollustre ne fait pas référence à un luminaire classique, sous l’effet de la force centrifuge, il dévoile peu à peu un volume et révèle son potentiel lumineux. C’est à dire qu’une fois activé, il se transforme physiquement en luminaire. Notre imaginaire est enrichi par son apparition. Elle change de forme à chaque activation, provoquant une infinité de monde imaginaire. . « Flatland », comment raconter une histoire sans raconter une histoire ? Solliciter des imaginaires sans trop en imposer ? Flatland est un mobile lumineux pour enfant, en forme de spirale qui se déploie par la gravité, sur laquelle différentes créatures végétales et féeriques se partagent l’espace lumineux. Nous avons, avec Isabelle Daëron crée un langage virtuel permettant la construction d’histoires de façon aléatoire. L’enfant fait des liens entre les différents éléments et imagine sa propre histoire. Ainsi l’adulte n’impose pas à l’enfant un imaginaire. Cette ouverture leur permet de créer des mondes imaginaires autour de représentations simples. L’histoire n’est pas racontée par l’objet mais par l’imaginaire de l’enfant. Nous avons imaginé des clefs pour s’inventer une histoire, ne pas être passif mais créateur de l’histoire. . « Lumi », aujourd’hui nous possédons des appareils aux fonctions toujours plus nombreuses tel que le téléphone portable ou les MID (mobile internet device). Ils regroupent des outils aussi variés que l’appareil photo, le téléphone ou internet. Mais comment rassembler plusieurs fonctions principales, de qualité et les faire communiquer, interagir entre elles ? Lumi offre une centralisation des outils et des usages. Un univers virtuel basé sur une représentation métaphorique du paysage qui, de façon spatiale et temporelle, guide nos actions. Ce sont en fait des mondes imaginaires que j’ai essayé de développer dans ces projets, embarquant l’utilisateur et lui permettant surtout d’en créer d’autres. Cependant, une voie pour aller plus loin consiste à offrir une participation encore plus active aux utilisateurs. Il s’agit alors de proposer aux individus une matière à penser qu’est l’imaginaire au travers des objets à terminer, afin de faciliter l’appropriation des objets de plus en plus complexes et rendre plus accessible la technologie, en jouant sur « la conscience de l’ouverture » qui élargie ainsi le champs de notre imaginaire. Puis, par la manipulation qui enrichit encore un peu plus celui-ci, l’utilisateur redevient praticien, car c’est par la pratique que l’on invente et que l’on crée, c’est une façon d’explorer, de 77
nous enrichir et d’enrichir notre imaginaire. Le choix des objets à terminer peut nous permettre de répondre aux problèmes liées à l’uniformisation et à la standardisation des objets par l’industrie. Cela nous amène aussi à reconsidérer la place du designer dans un système de production où les relations entre designers et utilisateurs semblent se confondre, entre celui qui crée et celui qui produit. Le designer a la possibilité au-delà de la création d’un simple objet, ou d’un service, de concevoir un système productif. C’est avec ce type de positionnement que se construira, je l’espère, le futur de la création industriel : celui d’un imaginaire de l’ouverture où chacun a la possibilité de participer, de créer, sans pour autant devenir designer lui-même, un véritable enjeu pour les designers.
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Un grand merci à : Nicolas Nova Jean-Louis Frechin, Bruce Sterling, Frédéric Kaplan, Pierre Musso, Alice Mareschal, Agathe Fournis, Alain et Claudine Dupuis, Uros Petrevski, Caroline Andrieu