À Bras-Le-Corps o Panorama de la création artistique des femmes o depuis la Révolution Sexuelle des années soixante-dix. o
Laura Jalbert sous la Direction de Catherine Cazalé
À Bras-Le-Corps Panorama de la création artistique des femmes depuis la Révolution Sexuelle des années soixante-dix
Laura Jalbert ICART III Mémoire sous la Direction de Catherine Cazalé
S o m m a i r e o
Introduction
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Pourquoi . 1 Une brève introduction historique . 3 Art féministe et Amour libre . 7
Le Corps Engagé VALIE EXPORT . 15 Orlan . 18 Sylvia Sleigh . 23 Carolee Schneeman . 24 Yoko Ono . 26 Birgit Jürgenssen . 28 !
+ Brûlons nos soutien-gorges !
. 30
. 11
Le Corps Souffrance
. 32
Gina Pane . 35 Marina Abramovic . 37 Nan Goldin . 40 Hannah Wilke . 42 Rebecca Horn . 44 !
+ L’art corporel Le corps comme nouveau langage
Le Corps Plaisir
. 46
. 47
Orlan . 51 Helen Chadwick . 53 Marie Morel . 55 Sophie Calle . 57 !
!
+ Un ouvrage de femmes
. 59
Le Corps Travesti Cindy Sherman . 63 Eleanor Antin . 66 Adrian Piper . 67 Eva & Adele . 69 Gillian Wearing . 71
. 60
Le Corps Nature
. 73
Ana Mendieta . 76 Gina Pane . 78 Mary Beth Edelson . 80 Tatiana Parcero . 82 !
+ Entre Land Art et Body Art . 84
Le Corps Absent Chiharu Shiota . 86 Miriam Schapiro . 88 Louise Bourgeois . 91 !
+ Du lait au sang . 94
Conclusion
. 96
References
. 101
Ouvrages et Parutions . 101 Internet . 103
. 85
I N T R O D U C T I O N o
P o u r q u o i o
La première fois que j’ai été interpellée par l’art au féminin fut lors de mon arrivée à Paris en Septembre 2009. Ayant quitté Nîmes et ma province natale pour intégrer l’ICART, je me retrouve catapultée dans une nouvelle vie, une nouvelle ville, bourdonnant de créativité et de dynamisme. Une des premières choses que j’ai faite après avoir emménagé fut de visiter le Centre Pompidou, alors que s’y tenait l’exposition «Elles@centrepompidou» 1. Pour moi, ce fut plus qu’une révélation. Avant cela, je ne connaissais pas beaucoup d’artistes féminines mis à part Frida Kahlo 2, pour qui je nourris une grande passion, Louise Bourgeois ou encore Nan Goldin et ses photos du milieu «underground».
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Exposition «Elles@centreprompidou - Artistes femmes dans les collections du Musée National d’Art Moderne», du 27 Mai 2009 au 21 Février 2011 au Centre Pompidou, Paris. 2
Illustration ci-dessus : Frida Kahlo, The Frame, 1937-1938, Peinture à l’huile sur aluminium et verre, Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. 1
Une exposition de cette ampleur uniquement avec des artistes féminines m’a fait énormément réfléchir : pourquoi «parquer» ces artistes ? Sont-elles véritablement différentes des artistes masculins ? Le féminisme est-il leur unique message ? En quittant le Centre Pompidou, j’ai eu le choc de découvrir le cadavre d’une jeune femme qui venait de se suicider en se jetant du toit du bâtiment : ce moment traumatisant représente en quelque sorte le triste écho de ma visite. J’y suis retournée trois autres fois, et je pense que c’est à ce moment que j’ai décidé que j’allais travailler sur les femmes artistes contemporaines. Le rapport à leur propre corps dans leur travail m’a été soufflé par Frida Kahlo, dont l’enveloppe charnelle et l’activité artistique sont quasiment indissociables, comme fusionnels. Issue d’une famille de femmes, le féminisme s’est naturellement imposé à moi dès mon plus jeune âge tandis que la découverte approfondie de Simone de Beauvoir3 et d’Olympe de Gouges par la suite n’a fait que renforcer ce sentiment d’appartenance à une communauté de femmes, ce besoin de lutter contre les inégalités liées au sexe - bien que moins extrémiste que mes deux références... ! C’est ainsi que mon amour de l’art contemporain et mes convictions ne m’ont laissé d’autre choix qu’un tel sujet : Les femmes artistes contemporaines et le rapport à leur corps depuis la Révolution Sexuelle. En découvrant toutes ces artistes passionnées et passionnantes, la volonté d’en connaître davantage, de creuser plus loin est devenue très présente pour moi, c’est pourquoi j’ai choisi d’en faire le sujet de ce mémoire. !
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Illustration ci-dessus : portrait de Simone de Beauvoir (1908-1986). 2
U n e i n t r o d h i s t o o
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r è v c t i o i q u
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Les femmes sont, depuis la préhistoire et leurs sculptures totem aux formes amples censées amener fécondité, un sujet inépuisable dans l’histoire de l’art. Les lignes douces et incroyablement sensuelles du corps féminin ont inspiré des générations d’artistes, tels Leonardo da Vinci et le sourire mystérieux de sa Joconde 4, Edouard Manet peignant Olympia5 la prostituée au regard défiant, ou encore les sculptures primitives de femmes aux courbes voluptueuses et aux seins lourds des balbutiements de l’art, jusqu’aux Anthropométries6 d’Yves Klein. La liste serait infinie tant le corps féminin a inspiré, a enchanté l’Histoire de l’Art au cours des siècles, des millénaires.
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Léonard de Vinci, La Joconde, 1503-1506, Huile sur panneau de bois de peuplier, 77 x 53 cm, Musée du Louvre, Paris. 5 6
Edouard Manet, Olympia, 1863, Huile sur toile, 130,5 x 190 cm, Musée d’Orsay, Paris.
Yves Klein, «Anthropométries», 1960. Illustration page 5 : L’oeuvre la plus connue de cette série dans laquelle l’artiste utilise les corps peints de femmes pour dessiner leur empreinte sur une toile est Anthopométrie de l’époque bleue (ANT 82), 1960. 3
Mais ces peintres sont, quant à eux, pour la plus grande majorité, des hommes, les femmes étant soumises passivement au regard scrutateur de ces messieurs, modèles alanguis, support charnel des couleurs et des lumières, objets de fantasmes, déesses ou héroïnes de l’Histoire. Les sujets historiques pour ne citer qu’eux, considérés comme sujets majeurs, sont souvent des prétextes pour y glisser un nu féminin dans un but conscient ou non de voyeurisme. Oui, les femmes existent dans l’Art, elles sont Muses, Allégories, Beauté, Incarnation de l’Art, mais rares sont les femmes artistes. Il y a bien sûr eu des exceptions au cours de l’histoire car il y a des femmes artistes depuis le XVIème siècle, lorsque le statut d’artiste, et non plus d’artisan comme c’était le cas au Moyen-Âge, est apparu, comme le fait remarquer Pascale Beaudet dans son ouvrage consacré à une de ces femmes trop peu connues «Artemisia Gentileschi, artiste peintre et femme libre». Le problème est que ces artistes, étant moins reconnues que leurs homologues masculins à leur époque, n’ont que très difficilement pu parvenir à nos yeux ébahis, c’est pourquoi très peu de noms de ces femmes nous viennent à l’esprit aujourd’hui. Mais nous pouvons tout de même citer Elisabeth VigéeLebrun (1755-1842), portraitiste de Marie-Antoinette, ElisabethSophie Chéron (1648-1711) célèbre de son temps mais vite oubliée, Artemisia Gentileschi (1593-1652)7 , Rosa Bonheur (1822-1899) dont les peintures animalières sont très connues, Berthe Morisot (1841-1895) proche des Impressionistes, ou encore plus récemment la célébrissime peintre mexicaine Frida Kahlo (1907-1954), femme et muse de Diego Rivera.
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Artemisia Gentileschi (1593-1652), Judith décapitant Holopherne, 1612-1613, Museo du Capodimonte, Naples. Illustration ci-dessus. «Artemisia - Pouvoir, Gloire et Passions d’une femme peintre», Exposition du 14 Mars au 15 Juillet 2012, Musée Maillol, Paris. 4
Entre 1900 et 1940, 30 000 artistes sont recensés à Paris, dont 10 % sont des femmes. Cela vient du fait qu’elles ne pouvaient accéder à une formation artistiques, leurs capacités créatrices étant niées et une femme artiste était très mal vue par la société bourgeoise de l’époque. Une phrase d’Octave Uzanne8 illustre parfaitement la mentalité du début du XXème Siècle en ce qui concerne l’art féminin : «La femme de génie n’existe pas, et quand elle existe, c’est un homme»
Une femme n’a pas le même statut civique ou politique qu’un homme alors l’idée qu’une femme soit artiste reste encore inimaginable ! Elle subit une discrimination réelle : par exemple, dans certains ateliers, comme l’Académie Julian, le prix d’une leçon passe de 50 francs pour un homme, à 100 francs lorsque l’élève en question est de sexe féminin ; de la même façon, le prix du matériel de location doublait lorsqu’une femme en faisait la demande9. Le véritable tournant va s’opérer à partir de la fin des années 60, après l’obtention du droit de vote en France en 1944 et la parution du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en 1949, les femmes réclament leur émancipation au niveau artistique et de nombreux critiques s’interrogent sur le rôle des femmes dans l’art, et la place qu’elles ont à y tenir 10. 8
Octave Uzanne (1851-1931), homme de lettres, éditeur et journaliste français. Citation de 1905.
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Tout en sachant que la femme doit demander l’autorisation à son mari pour pouvoir travailler, mais également pour pouvoir disposer librement de son salaire jusqu’en 1907 (cf. Le Corps Engagé). 10
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ?, Linda Nochlin, 1971. 5
Au-delà des simples questions pratiques d’accès au matériel ou à la formation artistique, les femmes possèdent-elles le «génie» ? On s'appuierait donc sur l’idée que les femmes ont reçu le don de créer la vie, et les hommes de créer des oeuvres d’art, ce qui expliquerait le si petit nombre d’artistes féminines notables. Les femmes vont alors se saisir des nouveaux médias en particulier et devenir des pionnières en matière de vidéo, de photographie, de cinéma, mais également de performance et d’art corporel. C’est par ces nouveaux moyens qu’elles vont faire voler en éclat, contrecarrer les stéréotypes véhiculés jusqu’à présent et autres fantasmes masculins à propos du corps de la femme. Au début des années soixante-dix, la femme artiste se réapproprie son image, à travers l’utilisation de son propre corps dans son travail, se jouant du voyeurisme des représentations idéalisées des hommes artistes, en se travestissant, se déguisant, se blessant, modifiant le corps dans sa chair, s’en servant comme pinceau ou objet de plaisir. Ce mémoire a pour objet une étude panoramique de la création contemporaine du point de vue de l’engagement des artistes femmes depuis les années soixante-dix, marquées par la révolution sexuelle. Jusqu’à cette période récente, la femme, notamment son corps, était presque exclusivement représentée par des artistes hommes. Prenant part aux mouvements de libération qui se développèrent à partir de 1968, les femmes investirent la scène artistique avec la ferme intention de se réapproprier le champ de leur représentation. C’est cette quête d’identité que nous avons tenté ici d’explorer. Plutôt que de dresser une liste exhaustive de ces femmes artistes, qu’elles se revendiquent féministes ou non, nous avons choisi de sérier les différents moyens et sujets qu’elles explorent et inventent et de quelle façon elles révolutionnent le monde de l’art contemporain au moyen de leur corps, resté si longtemps un tabou dans la société occidentale. En raison de la complexité de leurs messages et de la diversité de leur travail, la plupart de ces femmes peuvent être classées dans plusieurs des chapitres proposés. Que leur corps soit engagé, qu’il nous parle de souffrance, de plaisir, qu’il soit déguisé, qu’il dialogue avec la nature ou même qu’il soit absent de leur oeuvre, les artistes femmes contemporaines ont toutes quelque chose à nous transmettre. ! 6
A r e t
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F é m A m o u r
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L’art féministe sonne souvent comme un «gros mot», une insulte dans la bouche de certains critiques d’art. Mais parler de l’art féministe dans un texte traitant du corps des femmes artistes dans l’art contemporain semble une évidence, car il en représente une grande partie - mais loin de la totalité, comme on pourrait le présumer. Et, aussi étrange que cela puisse paraître, il existe également des hommes féministes ! Mais tout d’abord, qu’est-ce que le féminisme ? L’image que l’on a des féministes est souvent caricaturale. Leurs revendications ne sont pas toujours très claires et nous avons parfois aujourd’hui l’impression qu’elles cherchent la «petite bête», comme lorsque, en Septembre 2011, les militantes d’Osez le Féminisme et des Chiennes de Garde ont lancé une campagne contre la suppression de la civilité «Mademoiselle» des documents administratifs. Nous sommes en effet bien loin des revendications pour le droit au travail ou le droit de disposer de son salaire, mais en un sens c’est une bonne nouvelle, car cela signifie que la société a évolué, ou plutôt a fait un pas de géant en un demi-siècle.
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Parfois extrêmes, les féministes n’hésitent pas à employer tous les moyens possibles pour se faire entendre11 et usent de beaucoup d’humour mais elles n’ont pas que des points et intérêts communs. Il existe plusieurs formes de féminismes, et on peut assister souvent à des divergences fondamentales d’opinion entre de nombreux groupes ou associations à vocation féministe. Par exemple, le féminisme des années soixante-dix est presque diamétralement opposé à celui de la décennie suivante. Peggy Phelan 12, théoricienne éminente de l’art féministe, propose la définition suivante du féminisme : « Le féminisme est la conviction que la différence des sexes a été et continue d’être une catégorie fondamentale de notre système culturel. De plus, ce système est globalement favorable aux hommes, au détriment des femmes »
L’art féministe s’est affirmé dans les années 1960 et 19soixante-dix, parallèlement à la Révolution Sexuelle qui fait rage en Europe et aux Etats-Unis. C’est l’époque de la révolte contre les sociétés capitalistes qui créent des hybride entre l’humain et la machine, entre l’humain et le produit : on va vouloir remettre l’humain, l’individu au premier plan en se battant pour une liberté quasitotale. Le monde assiste alors à une véritable libération, à tous les niveaux, que ce soit la liberté de penser, d’expression, mais aussi et peut-être surtout la volonté de reprendre des droits sur son propre corps, de lutte contre la misère sexuelle, la répression sexuelle. Mais cela n’aurait pas été possible sans des avancées, que ce soit au niveau de la science ou de la Loi, depuis le début du XXème siècle. En effet, le droit de vote pour les femmes sera obtenu pour tous les états des Etats-Unis en 1920, l’Angleterre suivra en 1928 (à l’âge de 21 ans seulement) et la France, Pays des Droits de l’Homme, devra attendre l’année 1944. 11
Illustration page précédente : on peut par exemple parler du collectif Femen, créé à Kiev en Ukraine en 2008, dirigé par Anna Hutsol, qui milite seins nus pour la promotion des droits des femmes, de la protection de l’environnement, de la démocratie, de la liberté de la presse, et contre la prostitution, le tourisme sexuel, le sexisme, la pornographie, la violence conjugale, la corruption, le racisme et la pauvreté. Elles ont opté pour des manifestations provocantes qui font beaucoup parler d’elles, dans la mouvance du mouvement «Slutwalk» («marche des salopes») lancé au Canada en 2010. 12
Art et Féminisme, Helena Reckitt, Phaidon, 2005 8
Mais elles obtiennent également le droit à l’avortement, non sans militer activement13. En France, la Ministre de la Santé Simone Veil14 fera voter son projet légalisant l’avortement en 1974, permettant aux femmes de se réapproprier leur corps. De plus, les mineures peuvent garder l’anonymat et la pilule contraceptive est remboursée par la Sécurité Sociale. La distribution des préservatifs depuis les années 1930, rendus populaires par les GI américains lors de la Seconde Guerre Mondiale («Put it on before you put it in» était le slogan de l’époque), limite les maladies sexuellement transmissibles telles que la syphilis, qui se soignent désormais grâce à l’invention des antibiotiques en 1941. Cependant, le premier cas de VIH ou Sida ne sera identifié qu’en 1981. Le stérilet conçu en 1928 et la pilule contraceptive distribuée depuis les années 1950 offrent une liberté sans précédent aux femmes qui peuvent désormais avoir des relations sexuelles à moindre risque. La Révolution Sexuelle est avant tout la volonté de pouvoir mener une vie sexuelle non reproductive : c’est une lutte pacifiste pour le plaisir, où on libère la sexualité de la menace de la grossesse. Mais une fois la liberté de disposer de son corps acquise, ce sont toutes les contraintes traditionnelles morales, religieuses et légales du comportement sexuel qui vont être mises à mal par la génération née après la Seconde Guerre Mondiale, appelée la génération du «Baby Boom». Une nouvelle idéologie va naître, prônant l’hédonisme, la culture de la jouissance, une culture de la jeunesse due au déclin du pouvoir normatif des autorités, et de l’Eglise en particulier et également le passage de la sexualité de l’ordre privé à l’ordre public : ce qui se faisait autrefois dans l’intimité du couple hétérosexuel se fait désormais au grand jour, a droit de cité. 13 14
Cf. «Le Corps Plaisir».
Simone Veil, née en 1927, est la première femme à présider le Parlement Européen de 1979 à 1982. Ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville dans le gouvernement Edouard Balladur, elle siège au Conseil Constitutionnel de 1998 à 2007. Actrice majeure de la promotion des Droits des Femmes, elle est élue la Femme Préférée des Français en 2010. Illustration ci-dessus. 9
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Le Mouvement de la Libération des Femmes (MLF), stimulé en France par les manifestations étudiantes et, aux Etats-Unis, par le Mouvement pour les droits civiques et l’opposition à la Guerre du Vietnam donnent un élan décisif à l’art féministe, qui fait ses premiers pas au sein des mouvements artistiques de l’époque : le Pop Art, le Land Art, l’art conceptuel, le Body Art (ou Art Corporel), les happenings, etc.
Ces artistes, malgré leurs différences de styles évidentes seront toutes mises dans la case de l’art féministe, alors que leur unique point commun est la conviction que le sexisme imprégnait et déformait le monde de l’art, que ce soit au niveau de la critique ou du marché, collectionneurs, conservateurs, journalistes semblant incapables de prêter attention, encore moins d’exposer l’art fait par des femmes.
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Illustration ci-dessus : Les dix-sept premiers membres de la A.I.R. Gallery à New York (A.I.R. signifie Artists In Residence). Crée en 1972 par Barbara Zucker et Susan Williams, découragées par la domination masculine du monde de l’Art, cet espace co-opératif s’est formé en réponse à la protestation de 19soixante-dix au Whitney Museum qui hébergeait seulement 5% d’artistes femmes. Les artistes de la galerie se chargeaient elles-même de la mise en place de leur propre exposition pour leur assurer un plus grand contrôle de leur carrière. La galerie existe toujours à New York, au 11 Front Street building à Dumbo. 10
L E E N o
C O R P S G A G É
« Il va falloir se battre ! Si nous, les femmes, voulons atteindre nos buts - égalité sociale, détermination de soi, nouvelle conscience des femmes nous aurons à nous exprimer dans tous les domaines de la vie. » VALIE EXPORT
Ewa Partum, Tautological Cinema, 1973, film en couleurs muet, 8 mm transféré en vidéo, 4 minutes 12 secondes Pionnière du mouvement conceptuel dans la Pologne des années 19soixante-dix, Ewa Partum est l’artiste du sous-entendu. Manifestante silencieuse, Ewa Partum se filme ici avec du scotch sur la bouche, et en dit ainsi bien plus sur la société polonaise qu’en le formulant avec des mots. "Couvrant tour à tour sa bouche, ses yeux, ses oreilles (manifeste que l’idée d'un artiste n'est pas transférable), Partum montre l'aliénation d'un auteur qui, en créant l'art de la signification, ne peut pas exprimer pleinement l'idée intentionnelle. Une fois qu'il se heurte à un moyen d'expression artistique ou pénètre dans la zone d’expérience d’autrui, elle est déformée et éloignée de la signification originelle », affirme "ukasz Ronduda.
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Jusqu’au milieu du XXème siècle dans les sociétés occidentales, les femmes sont assujetties, et dépendent toute leur vie d’un homme, que ce soit un père, un mari, un frère. Le Code Napoléon stipule en 1804 que la femme, qui est considérée comme mineure, est entièrement sous la tutelle de ses parents, puis de son époux : c’est la consécration de l’incapacité juridique de la femme mariée. Elles sont maintenues dans un rôle de matrice génitrice pilier du foyer familial, dont les droits sont moindres, voire quasiment inexistants. Quant aux «vieilles filles» ou aux filles-mères, ayant eu un enfant hors mariage, elles sont exclues de la société : une femme existe alors non pas individuellement pour ce qu’elle est, mais toujours en rapport à un homme, auquel elle doit se référer toute sa vie. Cela commence avec l’éducation. A la maison par exemple, la jeune fille apprend à s’occuper des tâches ménagères. Ce n’est que très tardivement qu’elle peut accéder à certaines écoles : en 1884, les Lois Jules Ferry rendent l’école primaire obligatoire et gratuite aussi bien pour les filles que pour les garçons, après que Victor Duruy, Ministre de l’Instruction publique en 1863 ait créé les cours secondaires pour jeunes filles (qui étaient interdits auparavant), et il faudra ensuite attendre 1924 pour obtenir un enseignement secondaire égal pour les deux sexes tandis que l’enseignement technique ne sera autorisé aux filles qu’en 1965 ! Il n’y a pas si longtemps non plus, une femme ne pouvait exercer un métier sans le consentement de son mari16, ni ouvrir un compte en banque, et il lui était complètement impossible de divorcer. En ce qui concerne le mariage en lui-même, selon le Code Napoléon, une femme ne peut se marier sans le consentement de son père, et passe ainsi de la tutelle paternelle à celle de son époux, ne pouvant disposer de ses biens personnels, et étant dans l’incapacité d’accomplir un acte juridique. Quant aux écarts au mariage, l’adultère est puni pour la femme de trois mois à deux ans d’emprisonnement, et ce jusqu’en 1975, tandis que le mari infidèle se contentera d’une simple amende, et encore uniquement dans le cas où il amène sa maîtresse au domicile conjugal. C’est la loi de 1975 qui rend possible le divorce par consentement mutuel, dépénalise l’adultère et supprime l’obligation pour la femme de vivre au domicile de son mari. 16
Le droit de disposer de son salaire quand on est une femme sera possible à partir de 1907. 12
La Première Guerre Mondiale sera ironiquement une grande étape dans la lutte pour l’émancipation de la femme 17. Les hommes partis au combat, les femmes disposent à partir de 1915 et pour la durée de la Guerre de l’autorité paternelle. Participant activement à l’effort de guerre, travaillant aux usines à la fabrication des armes ou autre matériel de combat, elles prennent une nouvelle dimension aux yeux de la société. Ce premier bouleversement dans la perception de la condition féminine prendra effet avec l’obtention du droit de vote en 1944. Une des plus grandes luttes de la femme est celle pour la liberté de disposer de son corps. En effet, longtemps emprisonnée dans son rôle de mère, le combat pour le droit à la contraception et à l’avortement fut laborieux et douloureux.
L’avortement à lui seul est considéré en 1945 comme un crime contre l’Etat lui-même, passible de la peine de mort ! Ce n’est que dans les années soixante-dix que les femmes pourront reprendre possession de leur corps avec la Loi Neuwirth autorisant la contraception en 1967. Elle sera remboursée à partir de 1974, année pendant laquelle est établie la si contestée Loi Veil, qui autorise l’IVG (Intervention Volontaire de Grossesse) sous certaines conditions cependant. Avec cette loi, la condition de la femme fait un pas de géant, et découvre peu à peu une nouvelle individualité, se dégageant de son emprise masculine.
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Illustration ci-dessus : le personnage de «Rosie the Riveter» est créé lors de la Seconde Guerre Mondiale, pour convaincre la population que les femmes peuvent souder, riveter, et construire des bâtiments militaire et participer ainsi à l’effort de guerre, plutôt que de travailler dans les secteurs habituels, tels que l’industrie textile. L’affiche We Can Do It ! (On peut le faire !) reste la plus célèbre de cette campagne de presse. Rosie the Riveter est devenue ainsi une icône féministe bien au-delà des EtatsUnis. 13
Certaines femmes, désireuses de donner de la voix, vont se tourner vers l’art pour pouvoir s’exprimer - plus ou moins librement - et crier au monde leurs engagements, qu’ils soient d’ordre politique, social ou idéologiques dont la quintessence est l’art féministe. C’est ainsi que les féministes d’Europe et des Etats-Unis organisent des expositions réservées aux artistes femmes accompagnées de groupe de «prise de conscience» et de militantisme politique. La première exposition collective du Mouvement de Libération des Femmes se tient à Londres au début des années soixante-dix, New York suit de près avec un Ad Hoc Women Artists’ Committee. Le monde embrasse la cause féministe. C’est un réveil social, une prise de conscience collective de la misogynie de la société occidentale. L’éveil est si brutal18 , en réalisant que les femmes sont «endormies» depuis si longtemps, que les réactions se font vives, comme lors de la manifestation qui eu lieu à Atlantic City contre l’élection de Miss America en 1968 où des femmes ont ôté les signes vestimentaires du conditionnement féminin - soutien-gorges, gaines, bas, chaussures - pour ensuite les brûler. Ce geste qui nous semble aujourd’hui presque banal constitue pour l’époque une violence extrême et effraye la population qui prend ces femmes pour des folles, des lesbiennes voulant détruire la famille et les principes même de la beauté. Telle une communauté de Belles au bois dormant se faisant éveiller après un long sommeil de leur conditions de femme/mère au foyer par une terrible prise de conscience, les féministes font peur de par leurs engagements politiques radicaux.
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Illustration ci-dessus : Couvertue du Daily News du mardi 4 Juin 1968, titrant «Actress shoots Andy Wharol», le lendemain du jour où Valerie Solanas, activiste féministe et auteur du SCUM Manifesto (Society for Cutting Up Men, qui prône l’émasculation, ou bien plus radicalement l'éradication des hommes), tire trois balles sur le Pape du Pop Art, le laissant entre la vie et la mort. 14
V A L I E o
E X P O R T
Valerie Solanas, activiste et performeuse, tire trois balles sur Andy Warhol dans le hall de la Factory, au sixième étage du 33 Union Square Street à New York. Nous sommes en 1968. Les femmes prennent les armes : elle écrit l’oeuvre qui la rendra célèbre, SCUM Manifesto19. De nombreuses féministes s’en sont inspiré, pas forcément dans ses propos les plus extrêmes, mais tout du moins dans cette idée de révolution contre la gent masculine, contre l’oppresseur. En 1967, Waltraud Lehner Hollinger change de nom pour se rebaptiser VALIE EXPORT, en majuscule, qui sera le label sous lequel elle diffuse une oeuvre engagée, idéologique et politique. D’origine autrichienne, le fait d’être une femme est la matière même de son art. 19
Valerie Solanas, SCUM Manifesto (Society for Cutting Up Men), 1968, qui prône l’émasculation, ou bien plus radicalement l'éradication des hommes. 15
Dans sa performance intitulée Aktionshose : Genitalpanik 20, VALIE EXPORT se ballade dans une salle de cinéma à Munich, armée d’une mitraillette et vêtue d’un pantalon laissant voir son sexe. Il reste de cette performance une série de photographies, où elle se tient assise sur un banc, les cheveux ébouriffés, le regard menaçant, les jambes écartées dévoilant son entrejambe qui semble être brandie comme une arme contre les hommes, plus redoutable encore que le fusil qu’elle tient dans ses mains. Le logo de la «marque» VALIE EXPORT est tamponné au bas de l’image, comme une véritable publicité. Ce que fait l’artiste, c’est retourner la condition de la femme comme un gant : d’objet elle devient sujet, elle tient désormais le rôle actif, sort de sa passivité et détient désormais le pouvoir. C’est au «sexe faible» d’imposer sa propre identité, plutôt que d’exister à travers le regard des hommes. Elle a la même intention lorsqu’elle offre ses seins enfermés dans une boîte au toucher masculin en se promenant dans les rues lors de la performance Tapp und Tastkino 21 tandis que l’actionniste Peter Weibel harangue les passants avec un mégaphone. Elle est maîtresse de son corps, elle décide de n’en montrer que ce qu’elle veut, et remet ainsi en cause la position du corps féminin dans l’espace public.
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Illustration ci-dessus : Aktionshose : Genitalpanik, 1969, Vienne. Figure
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Illustration ci-dessus : Tapp un Tastkino (Cinéma tactile), 1968, Vienne. 16
En effet, jugeant les musées et galeries beaucoup trop conventionnels pour abriter de tels manifestes vivants, le terrain de l’artiste est la rue, où elle peut avoir une véritable interaction avec le public, et ainsi mener son combat à sa manière : provocante et subversive. «En permettant à tout le monde de toucher ce qu’on peut appeler en langage cinématographique «l’écran de mon corps», ma poitrine, j’ai dépassé les limites de la communication sociale communément admise. Ma poitrine échappait à la «société du spectacle» responsable de la transformation des femmes en objets. De plus, les seins n’appartiennent plus à un seul homme, et la femme qui dispose librement de son corps tente de se donner une identité indépendante. C’est la premier pas pour passer du statut d’objet à celui de sujet 22» VALIE EXPORT pose la question de la place et de la condition de la femme, et plus particulièrement du corps de la femme dans la société. En utilisant son propre corps comme matériau, elle interroge nos comportements et l’emprise des codes sociaux avec la volonté d’encourager les gens à en créer de nouveaux. A l’image du label VALIE EXPORT, inspiré à l’origine d’un paquet de cigarettes, produit de consommation des plus courants, l’artiste crée sa propre marque, ses propres codes.
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22
VALIE EXPORT citée par Peter Nesweda, «In Her Own Image : VALIE EXPORT, Artist and Feminist», Arts Magazine, 1991. 17
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L'artiste française Orlan a beaucoup de points communs avec l'activiste viennoise VALIE EXPORT. Tout d'abord leurs noms d'emprunts, ni féminins ni masculins, portés avec la volonté de s'affranchir des codes sociaux et des signes distinctifs relatifs au sexe, sont devenus leur marque de fabrique, leur étendard. Les deux femmes s'interrogent toutes deux sur la question de la féminité, et sur sa place dans la société. L’oeuvre qui l’a rendue célèbre, Le Baiser de l’Artiste 23, est un magnifique exemple de cette volonté de provoquer pour bousculer les codes sociaux considérés comme la norme.
23
Orlan, Le Baiser de l’Artiste, 1977, performance qui eu lieu au Grand Palais lors de la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC). Alors représentée par aucune galerie, on peut qualifier sa performance de «sauvage». L’artiste s’est assise sur un tabouret, tenant un buste de femme nue grandeur nature, dans lequel on pouvait insérer cinq francs afin d’obtenir un baiser d’Orlan. Sans passer par un marchand, et sans vendre véritablement d’oeuvre, elle prône le fait de pouvoir disposer librement de son propre corps. Répétée tous les jours pendant plusieurs heures, son apparition provoqua un véritable scandale. 18
Mais si VALIE EXPORT travaille beaucoup sous forme de performances en milieu urbain ou de supports vidéo Orlan utilise tous les matériaux et techniques possibles. Cela va de la sculpture à l'art numérique, de la photographie à la chirurgie esthétique, car Orlan va encore plus loin et fait de son corps le matériau primaire de l'oeuvre, opération chirurgicale sous anesthésie locale retransmise en direct et pendant laquelle elle donne une conférence, et répond même aux questions du public. Ces performances qui l'ont rendue célèbre sont de véritables mises en scène : le personnel médical, comme Orlan, porte un costume, il y a même souvent des éléments de décor comme des fruits par exemple. Mais au-delà de la simple performance filmée et photographiée, le résultat compte énormément dans le processus. Car l'artiste ne se fait pas simplement faire un lifting ou placer des implants mammaires, mais ce qu'elle cherche à faire, c'est bien interroger nos canons de beauté, nos idéaux de perfection, en s'inspirer de canons antiques, d'autres cultures telle que la culture africaine ou asiatique, ou bien d'idéaux futuristes et imaginaires comme les deux implants qu'elle porte sur chaque tempe et qu'elle a pour habitude de maquiller. Sa première opération-chirurgicaleperformance date de 1978, quand l'artiste a dû se faire opérer en urgence pour une grossesse extrautérine, ayant à peine eu le temps de placer une caméra à l'intérieur du bloc opératoire : la vidéo qu’elle en tirera sera transportée en ambulance dès la fin de l'opération à l'Espace Lyonnais d'Art Contemporain. C'est alors le début de ses performances sanglantes et provocantes, qui seront un solide argument de sa croisade, dont les rituels ne sont pas sans rappeler une cérémonie religieuse. Orlan lutte à sa façon contre les stéréotypes imposés par les médias au quotidien, qui nous dictent jusqu'à nos habitudes alimentaires, et même notre façon de se comporter. 19
Son manifeste 24 est celui du "corps plaisir", mais surtout un corps engagé, un corps slogan visant à poser cette interrogation : quelle est véritablement la place qu'occupe la femme dans la société actuelle ? Elle tentera d'apporter des éléments de réponse - ou plutôt d'approfondir le questionnement - avec les mesurages de rue ou d'institutions des années soixante au début des années quatre-vingt, en essayant de répondre de façon concrète, ou imagée à cela. Le principe est très simple : l'artiste mesure un édifice architectural, ou bien une rue, à l'aide d'une unité de mesure qu'elle invente : «l'Orlan-corps», qui est donc son propre corps, des pieds jusqu'à la tête. Encore une fois, la performance est extrêmement ritualisée : Orlan arrive dans l'espace, par exemple le Centre Pompidou pour MesuRage du Centre Georges Pompidou 25, commence à dresser un constat, posé sur un chevalet, revêt une robe blanche confectionnée à partir des draps de son trousseau car elle veut que ce soit "non pas un corps nu qui mesure mais un corps socialisé, et donc un corps habillé (et même sur-habillé) par une robe en toile du trousseau enfilée en plus des vêtements", s'allonge sur le sol, trace à la craie un trait derrière sa tête et recommence autant de fois que nécessaire pour mesurer la bâtiment. Puis Orlan, assistée de deux témoins, compte le nombre d'Orlan-corps inscrits dans l'espace, le note sur le constat, puis le signe. "Cela se termine toujours par la récupération de l'eau sale de ma robe lavée en public – eau que je garde dans un bocal. Cette eau sale est ensuite transvasée dans des flacons plus petits, lesquels sont étiquetés, cachetés à la cire et exposés dans les galeries avec des plaques commémoratives de l'événement, etc." 26. 24
Orlan écrit le Manifeste de l’Art Charnel, qu’elle définit comme «un travail d’autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il s’inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilié. Le corps devient un «ready-made modifié» car il n’est plus ce ready-made idéal qu’il suffit de signer. 25 26
Illustration ci-dessus : MesuRage du Centre Georges Pompidou, 2 Décembre 1977, Paris.
Orlan dans Hans Ulrich Obrist, «Entretien avec Orlan», dans Orlan, 2004, Flammarion, Paris, p. 194-195. 20
Il faut savoir que le trousseau à l'époque était quelque chose de très important dans la vie d'une jeune fille : ce sont de très beaux, précieux et solides draps que les femmes brodent en préparation de leur mariage pour montrer leurs talents de couturière et constituer une part de leur apport au futur ménage. Elles les gardent toute leur vie et se les transmettent de mère en fille. Tout cela en fait un lourd symbole de la condition féminine d'avant les années soixante-dix et la révolution sexuelle. Ce tissu blanc symbole de pureté que la jeune artiste aurait dû broder est alors au coeur de plusieurs de ses oeuvres, détourné et souillé 27 : c'est tout l'héritage maternel qui se retrouve ainsi ébranlé, et qui rejoint la volonté de se débarrasser du nom que lui ont donné ses parents pour revêtir un pseudonyme et ainsi créer de nouveaux codes de la féminité, de nouvelles bases, des fondations neuves et solides.
27
Par exemple dans Repérage de taches de sperme, oeuvre-performance dans laquelle elle rebrode les yeux fermés ou bandés des taches sèches sur ses draps virginaux qu'elle emmenait avec elle lorsqu'elle dormait chez ses amants, pour ensuite les suspendre à l'aide de crochets de boucher et les exposer sur un fond noir. Illustration ci-dessus : Orlan, Strip-tease occasionnel, 1976, est la première performance dans laquelle elle se travestie avec les draps de son trousseau. 21
Orlan est radicalement féministe, tout comme VALIE EXPORT, et s'amuse à détourner certains chefs d'oeuvres de maîtres (mâles) de la peinture : elle dénude les hommes et rhabille la femme qu'elle incarne dans un tableau vivant reconstituant le Déjeuner sur l'herbe d'Edouard Manet, et change le sexe et donc le sujet du tableau - de la scandaleuse Origine du Monde du génial Gustave Courbet. Il s’agit d’une façon artistique de dire : et si on inversait les rôles ? Si les hommes jouaient pour une fois les beautés languissantes, fragiles dans leur nudité ? C'est entre autre ce que proposait l'exposition à San Francisco «Man as Object : Reversing the Gaze»28 dans laquelle était notamment exposée la version de l’Origine du monde d’Orlan intitulée l’Origine de la Guerre29, et qui rassemblait des artistes pour la plupart féministes autour de la question du regard. Les rôles étaient ainsi échangés, la femme artiste prenant le mâle pour modèle, souvent de façon très drôle et parfois provocantes. «Liberté : l’Art Charnel affirme la liberté individuelle de l’artiste et en ce sens il lutte aussi contre les a priori, les diktats ; c’est pourquoi il s’inscrit dans le social, dans les médias (où il fait scandale parce qu’il bouscule les idées reçues) et ira jusqu’au judiciaire30.»
! 28
Exposition «Man as Object : Reversing the Gaze», SOMARTS, San Francisco, Etats-Unis, du 4 au 30 Novembre 2011. 29
Illustration ci-dessus : Orlan, l’Origine de la Guerre, 1989, huile sur toile, 54 x 46 cm.
30
Orlan, extrait du Manifeste de l’Art Charnel, définition du mot «Liberté». 22
S y l v i a o
S l e i g h
C’est sur cette question que repose le travail de Sylvia Sleigh, également participante à l’exposition de San Francisco. Dans les années soixante-dix, elle entreprend une série où l’homme est regardé sous l’angle d’un modèle féminin. Dans son tableau Philip Golub Reclining 31 par exemple, le modèle masculin est alangui sur un sofa, dos au spectateur, dans une pause langoureuse, et on aperçoit son regard fier dans le miroir qui lui fait face, digne d’une Olympia. De ses traits fins, de ses cheveux longs émanent une féminité héritée des traditions classiques : l’homme est ici offert au regard de la femme. Dans ce même miroir, on voit l’artiste, Sylvia Sleigh, en train de peindre sur son chevalet. Cependant, la touche est hésitante et maladroite, ce qui traduit l’aspect encore inconfortable de ce genre de revirement de situation, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements dans les années soixante-dix. !
31
Sylvia Sleigh, Philip Golub Reclining (Philip Golub Allongé), 1971, Huile sur toile, 107 x 152,5 cm. 23
Carolee Schneemann o
L'artiste plasticienne américaine Carolee Schneemann ancre elle aussi son oeuvre dans le courant de l'art féministe. Son travail se veut une exploration du corps individuel, de l'érotisme et de leurs rapports aux normes sociales. A travers ses performances orgiaques provocatrices, l'artiste prône une libération du corps des femmes. La plue connue, Meat Joy32, met en scène huit corps, mâles comme femelles, se livrant à une sorte d'orgie , dansant et jouant avec des objets et substances en tous genres : de la peinture, du papier, du poulet et du poisson crus, etc. Elle décrit elle-même la pièce comme un rite érotique, rappelant les fêtes de Dionysos, Dieu du vin et de ses excès dans la mythologie grecque.
32
Illustration ci-dessus : Carolee Schneemann, Meat Joy, 1964, réalisée à Paris dans le cadre du Festival de la Libre Expression. 24
C'est une performance totalement improvisée, dans laquelle le concept prévaut sur l'exécution elle-même : parfois les participants, qui sont en interaction avec le public, sont dans un état d'euphorie proche de la transe, rappelant certaines danses mystiques fortes d'une incroyable énergie sexuelle, mais à d'autres moments on ressent une sorte d'apaisement, de calme, ou même parfois une pointe de malaise, avant de recommencer de plus belle à rire et à jouer. Loin de chercher à victimiser la femme ou à faire références à sa "répression", Carolee Schneemann l'envisage dans toutes ses possibilités de libération et d'expression sexuelle. L'utilisation quasi-systématique de la nudité dans ses oeuvres a pour but de briser les tabous en ce qui concerne le corps humain, et notamment celui de la femme. Cela ne se veut pas glauque ni déprimant, mais plein de joie et de plaisir partagé.
Dans la performance qui l’a faite c o n n a î t r e , E y e B o d y33 , l’artiste apparaît nue au milieu d’un assemblage de toiles, de cordes, de peinture, ce qui choqua la critique, s’offusquant qu’une artiste femme puisse incorporer son corps nu dans cet ensemble immortalisé par la photographie. «En un sens, ditelle dans Cézanne, She Was a Great Painter (1976), j'ai fait don de mon corps aux autres femmes, afin de nous réapproprier nos corps». Le critique Jan Avgikos confirme son influence en 1997 : «Avant Schneemann, le corps féminin dans l'art était muet et fonctionnait quasiment exclusivement comme un miroir du désir masculin». ! 33
Illustration ci-dessus : Carolee Schneemann, Eye Body, 1963. 25
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Yoko Ono, connue comme ayant été la muse du fondateur des Beatles, John Lennon 34, est avant tout une artiste expérimentale, plasticienne de talent, musicienne, compositrice, chanteuse, écrivain, comédienne et cinéaste. A l’âge de 23 ans en 1956, elle quitte son Japon natal pour les Etats-Unis où elle commence à avoir une certaine notoriété en tant qu’artiste en rejoignant le mouvement Fluxus 35 dès le début des années 60. Yoko Ono est une exploratrice de l’art conceptuel. Une de ses oeuvres les plus célèbres est Cut Piece36, une performance dans laquelle l’artiste est assise sur scène, et invite le public à monter munis de ciseaux afin de lui découper petit à petit ses vêtements jusqu’à ce qu’elle se retrouve nue, à genou dans la posture traditionnelle de la femme japonaise. 34
Yoko Ono et John Lennon forment un couple de mai 1968 jusqu’au 8 décembre 1980, jour de l’assassinat de ce dernier à New York sous les yeux de l’artiste. 35
Fluxus est un groupe de jeunes artistes constitué à la fin des années 50, influencé par l’enseignement de John Cage et par la philosophie zen, et dont la tête de file est George Maciunas. Ils rejettent la notion d’oeuvre d’art, veulent faire exploser les limites de la pratique artistique et abolir définitivement la frontière entre l‘art et la vie. 36
Illustration ci-dessus : Yoko Ono, Cut Piece, présentée au Yamachi Concert Hall de Kyoto en 1964, au Carnegie Hall de New York en 1965, au symposium «Destruction in Art» à l’Institute of Contemporary Art de Londres en 1966, et au Théâtre du Ranelagh à Paris en 2004. 26
La paire de ciseaux, surdimensionnée, accentue la notion de danger, de prise de risque chère au théâtre d’Antonin Artaud 37 : «sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible». Le rôle est ainsi inversé : le public devient l’acteur tandis que l’artiste reste passive, et nous montre que l’acte de dénuder une femme artiste se voulant anonyme peut se révéler très agressif : un regard anonyme peut ainsi porter atteinte au sujet regardé, allant jusqu’à le détruire. « Les gens continuaient à couper les parties de moi qui ne leur plaisaient pas. Finalement, il n’est plus resté que la pierre qui est en moi ; mais ils n’étaient toujours pas satisfaits, et ils voulaient savoir de quoi était faite la pierre38 » Le femme ainsi agenouillée est livrée aux grands ciseaux maniés indifféremment par des hommes ou des femmes qui éprouvent une part de plaisir sadique dans ce geste. A Londres, l o r s q u e Yo k o O n o produit Cut Piece en 1966, les spectateurs se battent littéralement pour avoir l’honneur de découper un bout de la robe de l’artiste et de pouvoir l’emporter, comme une relique sacrée. Au Japon, au contraire, le public est timide et réservé : l’acte de dévêtir quelqu’un n’est pas anodin et se vit de m a n i è r e d i ff é r e n t e suivant la culture d’où l’on est issu. Cette performance d’une grande pureté se révèle être le symbole de la victimisation des femmes, de leur isolation et de leur solitude. ! 37
Cf. paragraphe sur Antonin Artaud p.
38
Yoko Ono, déclaration de l’artiste, 1971. 27
Birgit Jürgenssen
o Née à Vienne en 1949, Birgit Jürgenssen s’incrit dans la lignée de VALIE EXPORT et Carolee Schneemann. Entre surréalisme et structuralisme, l’artiste plasticienne embrasse tous les médiums artistiques, que ce soit dessin, peinture, performance, sculpture, installation, etc. Redécouverte récemment, la multiplicité foisonnante dont elle fait preuve donne naissance à une oeuvre féministe, critique et engagée d’envergure. Dès les années soixante-dix, Birgit Jürgenssen s’attaque de façon virulente à l’ordre bourgeois patriarcal de notre société en utilisant pour cela les codes de la féminité. Elle dénonce les conditions de la femme au foyer, dépersonnalisée, dont la vie est orchestrée par les diverses tâches ménagères. La parfaite illustration de cette lutte pour une égalité des sexes est sans doute Hausfrauen-Küchenschürze39. L’artiste se photographie de face et de profil équipée d’une sorte d’hybride tridimensionnel entre le tablier et le piano de cuisine.
39
Illustration ci-dessus : Birgit Jürgenssen, Hausfrauen-Küchenschürze (Tablier de la femme au foyer), 1975. 28
L’objet suspendu à son cou comporte un four intégré, dont la porte s’ouvre pour laisser apparaître un plat en train de cuire : c’est ici la métaphore de la grossesse, le four se substituant à son ventre, le plat représentant l’enfant à naître. Birgit Jürgenssen dénonce ici l’enfermement de la femme dans son rôle de femme au foyer, s’occupant de la maison et de son petit mari qui ne tardera pas à rentrer de son travail, mais également du rôle biologique de la mère. Son environnement naturel serait ainsi la cuisine et sa personnalité propre serait annihilée au détriment de son devoir de reproduction et de ses fonctions domestiques. Cependant, il ne s’agit pas pour l’artiste de constater simplement un état de fait. Au contraire, elle questionne l’essence de la condition féminine en démantelant les conventions traditionnelles de la représentation de la femme en se déguisant, se travestissant, se parant d’accessoire loufoques. Son arme est l’ironie, employée par nombres de féministes qui ont préféré le pouvoir du rire à celui de la violence, et Birgit Jürgenssen dit que l’autodérision 40 est pour elle «une forme de stratégie autobiographique permettant de transmettre plus facilement un potentiel subversif et déconstructif».
! 40
Illustration ci-dessus : Birgit Jürgenssen, FRAU (Femme), 1972. 29
Brûlons nos soutiens-gorges ! o ! L’ironie est également l’arme favorite de Natalia Lach Lachowicz, artiste polonaise née en 1937. C’est en 1975, après des études d’art, qu’elle s’engage dans le International Feminist Art Movement. Dans son oeuvre photographique How To Eat Banana41 , l’artiste se joue des codes de la pornographie en accumulant les clichés : une jeune fille blonde l’artiste en l'occurrence - maquillée comme une jeune ingénue, avec deux couettes d’écolière, se régale d’une banane, symbole évident du sexe masculin. Les clichés ainsi mis côte à côte constituent une sorte de mode d’emploi ironique pour un jeu sexuel. Ces artistes font partie des femmes qui pensent que ce n’est pas parce que l’on est féministe que l’on doit perdre notre identité même de femme : contrairement à VALIE EXPORT qui, dans Aktionshose : Genitalpanik correspond davantage aux codes masculins, Birgit Jürgenssen, Natalia Lach Lachowicz comme beaucoup d’autres prennent plaisir à se sentir féminines. Abandonner les codes féminins sous prétexte que ce sont des codes culturels arbitraires inventés par les hommes serait quelque peu déstabilisant. En effet, ceux-ci sont si anciens qu’ils sont profondément ancrés dans notre culture, dans nos modes de vie et les anéantir massivement au profit de codes unisexes dans un but égalitaire reviendrait à une perte d’identité totale. Les femmes se bandent la poitrine depuis l’Antiquité lorsqu’elles doivent accomplir un effort physique, et on a également retrouvé des corsets de métal datant de l’époque minoenne42 . Néanmoins, un assouplissement de ces contraintes a été au cours de l’Histoire absolument nécessaire. Lorsque l’on pense aux robes majestueuses de la cour Elisabéthaine43 ou de la cour de Louis XIV pour ne citer qu’elles, on imagine la structure, donnée notamment par les corsets, pensés pour affiner la taille tout en donnant plus de volume à la poitrine. Ces véritables instruments de torture compressaient la cage thoracique, provoquant de nombreux malaises et évanouissements, et limitant considérablement les déplacements ou autres efforts quelconques. On assiste à la Révolution Française à un délaissement du corset, traité d’instrument de torture par le philosophe Jean-Jacques Rousseau notamment. Mais il fait rapidement son retour, ne laissant qu’un cours répit au corps féminin : dès 1810, on recherche l’effet «taille de guêpe» avec le corset edwardien.
41
Natalia Lach Lachowicz, How to Eat Banana (Comment manger une banane),
42
Le premier corset retrouvé, constitué de plaques de métal assemblées, daterait de 1800 avant JC. Leur emploi s’est généralisé aux environs de 1soixante-dix0 avant JC avec l’apparition de la civilisation minoenne, et perdurera jusqu’à 1100 avant Jésus-Christ. Illustration : Corset de l’époque minoenne, fer. 43
Période Élisabéthaine : de 1558 à 1642. Dans le dessin présenté, datant de 1585, on devine la structure de la robe avec le corset qui affine la taille à l’extrême, donnant au corps de la femme une forme de sablier. Les paniers en dessous de la jupe donnent de l’ampleur au tissu, limitant les mouvements tandis que les manches et la collerette immobilisent encore davantage la silhouette. Il s’agit ici de la reine d’Angleterre, Elizabeth I, dont on devine que les activités physiques devaient se limiter au strict nécessaire. 30
«La première chose à combattre, écrit une revue dès 1898, est, bien sûr, le corset, cette armature féminine nocive pour la santé car elle comprime la poitrine et la taille, mettant ainsi en danger les poumons, le foie et le coeur44.» L’invention du soutien-gorge que l’on doit à la française Hermine Cadolle en 1889 sous le nom de «Bienêtre»45, présenté à l’Exposition Universelle de 1900, est un corset coupé en deux : une partie inférieure pour la taille et une supérieure pour les seins. Après la Première Guerre Mondiale, le mot «corset» passe de mode, et les femmes se jettent sur les gaines élastiques qui confèrent à la silhouette le look androgyne en vogue dans les années 1920. C’est alors que Coco Chanel et Elsa Schiaparelli arrivent et bouleversent la mode. «Chanel est l’esprit même habiller la femme moderne - celle à travailler, prendre le métro, farder ses joues et montrer ses indépendance dans le vêtement46 .»
du XXème siècle. Elle fut la première à qui après la Première Guerre Mondiale se mit dîner au restaurant, boire des cocktails, jambes -, à transposer son audace et son
La Seconde Guerre Mondiale introduit le pantalon chez les femmes travaillant en usine ou à la campagne, le soutien-gorge se démocratise et les avancées technologiques permettent de proposer des modèles de plus en plus confortables. En Mai 1968, le soutien-gorge, autrefois libérateur de l’emprise du corset, devient alors le symbole de la bourgeoisie et de la misogynie. On brûle nos soutien-gorges et on porte nos pulls en maille Sonia Rykiel à même la peau, affolante et provocante ! Laissant de côté la fonction pratique du soutien-gorge, la créatrice Chantal Thomass se sert de cette pièce de la garde-robe pour en faire une véritable arme de séduction massive : la femme des années 80 se sert de sa féminité comme une force. Nous assistons aujourd’hui à une démocratisation du soutien-gorge. Que l’on en porte ou pas, nous sommes libres de disposer librement de nos attributs. Tour à tour femme fatale ou garçon manqué, le soutien-gorge est accessible à toutes grâce aux grandes enseignes, et le corps féminin se voit libéré de cette emprise... pour s’en créer une autre ? L’obsession de la minceur, voire de la maigreur proposée (imposée ?) dans la vie quotidienne, que ce soit dans les magazines ou dans n’importe quelle publicité, constitue indéniablement une nouvelle forme de «corset psychologique» qui tue sans doute autant que ces instruments de torture. La femme se débarrassera-t-elle un jour façonnent, époque après époque, mode après mode ?
de
ses
contraintes
qui
la !
44
Laver, James, 2003, Histoire de la Mode et du Costume, «De 1900 à 1939», Thames and Hudson, Londres, page 213. Illustration ci-dessus : dessin représentant les malformations osseuses dues au port du corset. 45
Illustration ci-dessus : Hermine Cadolle, soutien-gorge «Bien-Être», 1889.
46
Citation de Diana Vreeland. 31
L e C o r p s Souffrance o
« Garder l’attention sur le danger, c’est se mettre au centre de l’instant présent »
MARINA ABRAMOVIC
Aneta Grzeszykowska, Headache, 2008 vidéo noir & blanc sonore, 11 minutes 37 secondes Le corps nu de l’artiste, d’origine polonaise, est ici assailli par des membres inconnus, alors que celui-ci en est justement dépourvu. Elle subit sans pouvoir se défendre les maltraitances de ces bras et jambes aux propriétaires inconnus qui la renvoient à la question de sa propre identité. Cette scène pourrait faire partie d’un cauchemar, sans décor, dans un espace indéterminé, inconnu et angoissant. L’idée, la pensée, fusionne ici avec la chair, visiblement torturé par des êtres invisibles, masculins comme féminins. Aneta Grzeszykowska utilise ici son enveloppe charnelle pour parler d’une souffrance psychique.
32
Souffrance : nom féminin (ancien français sofrance, du bas latin sufferentia) Fait de souffrir, état prolongé de douleur physique ou morale : Avoir sa part de souffrance dans l’existence.
La souffrance est inévitable. Selon Sigmund Freud, père de la psychanalyse, «destiné à la déchéance, [le corps] ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse47». Car le corps est à deux versants : il est animé à la fois par une pulsion de vie, génératrice de jouissance et de plaisir, mais également d’une pulsion de mort, qui nourrit la souffrance et le mal-être de notre enveloppe corporelle.
Le corps féminin est avant tout un lieu de douleur : le lieu de l'enfantement tout d'abord 48. Car l'accouchement représentait, jusqu'aux récents progrès de la médecine, une part importante du taux de mortalité chez les femmes dont la fréquence était relativement élevée. Encore aujourd'hui, 10 à 12 femmes sur 100 000 meurent en moyenne en France ou au Royaume-Uni en mettant leur enfant au monde, tandis que dans les pays les plus pauvres les décès maternel représentent 25 à 36 % des naissances.
47
Freud, Sigmund, Malaise dans la civilisation, traduit par Ch. et I. Odier, in Revue Française, Janvier 19soixante-dix, Gallimard, Paris, page 20. 48
Illustration ci-dessus : Francesco Furini, L’accouchement et la mort de Rachel, XVIIème siècle. 33
Le taux de mortalité en couche est globalement en baisse grâce aux progrès scientifiques de la médecine, avec la pratique de la césarienne de plus en plus courante (aujourd'hui, 99 % des femmes survivent à une césarienne) ainsi qu'à une hygiène opératoire croissante. La douleur lors de l'accouchement est une très grande source de souffrance pour la femme : cela peut durer des heures, voire des jours (mais dans ce cas-là on a souvent recours à la césarienne), il peut y avoir des complications rendant le travail très difficile et incroyablement douloureux49 . Une fois encore, la science est venue au secours de la femme. C'est en 1885 que Leonard Corning invente l'anesthésie péridurale par hasard, en soignant un patient pris de masturbation compulsive en lui injectant des doses de cocaïne. De nos jours, une femme sur deux accouchant par voie vaginale a recours à l'anesthésie péridurale. S’affirme ainsi le refus de la douleur, vécue par des générations de femmes entièrement soumise à leur fonction procréatrice. C'est seulement au XIXème siècle que de profonds changements vont être initiés par une génération de femmes qui commencent à travailler et gagner ainsi leur indépendance financière vis-à-vis de leur mari.
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49
Illustration ci-dessus : Angélique-Marguerite Le Boursier du Coudray, Foetus de sept mois dans sa matrice : élément du mannequin de démonstration accompagnant «L’Abrégé de l’art des accouchements», 1759, Musée Flaubert et d’histoire de la Médecine, CHU - Hôpitaux de Rouen. 34
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Née à Biarritz, Gina Pane quitte l’Italie où elle a passé son enfance pour étudier les Beaux Arts à Paris. Décédée en 1990 des suites d’un cancer, elle nous laisse un héritage remarquable de puissance. Le corps est au centre de toute son oeuvre : «J'ai travaillé un langage qui m'a donné des possibilités de penser l'art d'une façon nouvelle. Celui du corps, mon geste radical : le corps devenait le matériau et l'objet du discours (sens esprit et matière)». Son corps est dans son travail un langage à part entière, et non l’objet même de son art.
35
Vêtu de blanc, couleur choisie pour sa neutralité, Gina Pane est en France une figure incontournable de l’art corporal avec ses performances, qu’elle préfère appeler «actions», dont les thèmes fondamentaux sont l’amour et la douleur. Une des plus célèbres et des plus fortes est sans doute l ’ A z i o n e S e n t i m e n t a l e 50 . Hautement ritualisée, cette action peut être interprétée comme une catharsis du chagrin amoureux, de la douleur de la rupture, de la perte de l’amour : Gina Pane apparaît un bouquet de roses rouges à la maison, dont elle détache minutieusement les épines avant de se les planter délicatement à l’intérieur de son avant-bras. Elle les retire ensuite, laissant couler un filet de sang, rouge, alors que les fleurs quant à elles deviennent blanche. L’artiste termine l’action en incisant la paume de sa main à l’aide d’une lame de rasoir, témoin de la vive douleur de la souffrance d’amour, de la souffrance «sentimentale». « Je me blesse mais ne me mutile jamais (...). La blessure ? Identifier, inscrire et repérer un certain malaise, elle est au centre. »51 La douleur du corps traduit celui du coeur, indicible. L’automutilation est un rappel à la matérialité du monde, à la réalité ancrée dans le vivant. « Seule, je tombe souvent dans le néant. Je dois poser les pieds prudemment sur le rebord du monde de peur de tomber dans le néant. Je suis forcée de me cogner la tête contre une porte bien dure pour me contraindre à rentrer dans mon propre corps. » 52 ! 50
Illustration ci-dessus : Gina Pane, Azione Sentimentale (Action Sentimentale), 1973.
51
Extrait publié dans «Gina Pane», Les Revues parlées, Paris, Centre Pompidou, Colloque international du 29 mai 1996. 52
Gina Pane, déclaration de l’artiste. 36
Marina Abramovic o
Marina Abramovic est le contraire d’une artiste féministe, pour elle «l’art est unisexe53». Largement influencée par Gina Pane, elle n’inscrit pas son art dans un mode de dualité homme/femme mais se définit tout simplement comme un être humain. Née à Belgrade en Yougoslavie en 1946, Marina Abramovic est une légende vivante de la performance artistique depuis les années soixante-dix. Son travail est axé sur la résistance du corps humain à la douleur : elle le pousse dans ses retranchements, flirtant souvent avec la mort. Ils prennent souvent la forme de rites de purification. Pour Marina Abramovic, le corps est « un lieu de sacrifices et de légendes. Je crée des situations sans intermédiaire entre l'artiste et le public. La performance n'est pas une disparition, mais au contraire une présence au monde. C'est une façon de renouer avec des cultes primitifs et des rituels. » 53
Marina Abramovic, Rencontre autour du thème de la Chair & Dieu, Propos Recueillis le 19 avril 2001 à l'atelier Calder-Saché. 37
Dans des rituels chorégraphiés au millimètre près, l’artiste éprouve les limites physiques et psychiques de son corps, jusqu’au moment où l’action prend possession d’elle-même, où le hasard de la performance entre en jeu. Par exemple, lors de sa performance Rythm 054, l’artiste s’offre au public, debout à côté d’une table où sont disposés des objets aussi divers qu’une rose, des couteaux, une balle, un pistolet, une bouteille de parfum, du rouge à lèvres, des ciseaux, une plume, etc. Un texte affichait la consigne suivante : « Il y a soixante-douze objets sur la table, que l’on peut utiliser sur moi comme on le désire. Je suis l’objet. » Après six heures de performance où Marina Abramovic a été dénudée, peinte, tailladée, couronnée d’épine, des spectateurs inquiets y ont mis fin lorsque quelqu’un braqua un pistolet chargé sur la tempe de l’artiste. Une autre fois, le public la «sauva» lors de la performance The Lips of Thomas55 quand, après s’être entre autres gravé une étoile sur le ventre à l’aide d’une lame de rasoir, elle resta allongée sur un lit de glace : «Je mange lentement un kilo de miel (...) / Je bois un litre de vin (...) / Je brise le verre de ma main droite / Avec la lame de rasoir, je découpe une étoile à cinq branches sur mon / ventre / Je me fouette violemment jusqu’à ce que la douleur cesse / Je m’allonge sur une croix faite de blocs de glace / (...) Le chauffage chauffe l’étoile et me fait saigner alors que tout le reste de / mon corps est gelé». Elle traite ici en se taillant la croix sur le ventre de la façon dont l’Histoire de la Yougoslavie est inscrite dans sa chair.
« Je suis intéressée par l'art qui dérange et qui pousse la représentation du danger. Et puis, l'observation du public doit être dans l'Ici et Maintenant. Garder l'attention sur le danger, c'est se mettre au centre de l'instant présent56. »
54
Illustration page précédente : Marina Abramovic, Rythm 0 (Rythme 0), 1974, Studio Morra, Naples.
55
Marina Abramovic, The Lips of Thomas (Les Lèvres de Thomas), 1975, performance à Innsbruck, Krinzinger Gallery. 56
Marina Abramovic, déclaration de l’artiste. 38
Marina Abramovic collabora également avec l’artiste Uwe Laysiepen, connu sous le nom de Ulay57, avec qui elle partage sa vie de 1975 à 1988, année de leur séparation et mais également de leur dernière collaboration : The Great Wall Walk 58. Afin de ritualiser et de mettre un point final à leur relation-collaboration, les deux artistes sont partis chacun d’un bout de la Grande Muraille de Chine pour se rejoindre après deux mille kilomètres et plusieurs mois de marche et finalement se séparer.
« L'art est comme une thérapie, par lui tu prends conscience du corps, de ton corps, de l'univers… L'art est un instrument pour avoir une expérience. C'est pour cela que j'ai réalisé des performances où comme à l'occasion de rites sacrificiels, j'éprouvai les limites de mon corps. Je me plaçai toujours en situation extrême, jusqu'au sang. 59 » ! 57
Illustration ci-dessus : Marina Abramovic et Ulay, Death Self, 1977. Dans cette performance, les deux artistes, dans le but de concilier leurs deux égos, sont restés collés bouche à bouche jusqu’à épuisement de tout leur oxygène. Ils s’évanouirent tous les deux après dix-sept minutes, les poumons remplis de dioxyde de carbone. 58
Marina Abramovic et Ulay, The Great Wall Walk (La Grande Promenade du Mur), 1988, Grande Muraille de Chine. 59
Marina Abramovic, Rencontre autour du thème de la Chair & Dieu, Propos Recueillis le 19 avril 2001 à l'atelier Calder-Saché. 39
N a n o
G o l d i n
! L’œuvre de Nan Goldin se confond avec sa vie : ils ne font qu’un. Ses photographies mises bout à bout constituent une sorte de journal intime en image, de sa vie à elle mais également de celles de ses nombreux amis. The Ballad of Sexual Dependency60 est constitué de plus de 800 diapositives projetées en boucles, avec des chansons de James Brown, du Velvet Underground ou encore de Maria Callas en fond sonore. Son environnement – et donc par là son « atelier » - est le milieu underground américain à partir des années soixante-dix, constitué des jeunes gens marginaux, homosexuels, transsexuels, travestis. Par exemple, nous suivons sa meilleure amie Cookie 61, le « leader » de leur groupe d’amis à travers ses joies, ses rires, les fêtes les plus folles, son mariage avec Vittorio Scarpati mais également ses peines quand son mari meurt brutalement, avant qu’elle ne sombre dans une dépression qui aboutira finalement à sa mort, des suites du Sida.
60
Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency, diapositives projetées et musique, 1986.
61
Nan Goldin, The Cookie Portfolio, 1976-1989. 40
Car les années quatre-vingt sont aussi la période où le virus du Sida est apparu et a décimé une grande partie de la population Gay, et a ainsi jeté un froid dans le milieu de l’Art dont beaucoup faisaient partie. C’est la fin de l’insouciance des années soixante-dix, et l’on assiste devant les clichés mis en musique de Nan Goldin à la maladie et au décès d’un grand nombre de ses amis. C’est l’album photo non seulement d’une vie anonyme, celle de Nan Goldin, mais également de toute une génération qui se retrouve désemparée devant l’ampleur de cette véritable catastrophe, souffrant dans la honte et l’anonymat. L’artiste réalise également des autoportraits, comme lorsque son petit ami la bat. Elle dira à propos de cette photographie : « A sa vue, j’éprouve un petit «rush» comme l’euphorie après la drogue. La bonne image n’est pas liée à sa composition mais à la personne qui est imprimée dessus et au sentiment exprimé. Mon autoportrait, après avoir été batture par mon ami, c’est un manifeste. Sinon, j’aime que quelque chose se révèle, une caresse, tantôt l’amour de la terreur, tantôt la terreur de l’amour. Une bonne photo, c’est un sentiment d’amour62. »
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62
Nan Goldin, déclaration au journal Le Monde, 2002. 41
H a n n a h
W i l k e
o Hannah Wilke est connue pour ses performances où elle met en valeur la beauté de son corps et de son visage - ce qui lui sera grandement reproché par les féministes. Par exemple, dans S.O.S. Starification Object Series63 , l’artiste se photographie dans des poses relativement érotiques, le corps constellé de chewing-gums sculptés en forme de vulves. Mais à la fin de sa vie, atteinte d’un lymphome en phase terminale, Hannah Wilke n’a pourtant pas cessé de créer. De son lit, elle a observé les transformations de son corps meurtri et difforme à cause de la chimiothérapie agressive. Son mari, Donald Godard, l’a photographiée du 17 décembre 1991 au 19 août 1992.
63
Illustration ci-dessus : Hannah Wilke, S.O.S. Starification Object Series, 1974-1982, 10 photographies en Noir & Blanc et 15 sculptures de chewing-gum montées sur cadre, Collection of the Museum of Modern Art, New York. 42
Cette série terrible, qui devient plus insoutenable de cliché en cliché, s’achève peu avant la mort de l’artiste le 28 janvier 1993, et donnera lieu à une exposition posthume intitulée Intra-Venus64.
Au fur et à mesure que les clichés se succèdent, Hannah Wilke est de plus en plus méconnaissable, et l’on sentirait presque la vie s’échapper peu à peu de son corps. Quand au début de la thérapie elle réussissait à garder son sens de l’humour65 , nous l’observons, impuissants, à sa résignation et à l’attente de sa mort. Le moins que l’on puisse dire de la série Intra-Venus, c’est qu’elle n’y fait pas étalage de sa beauté comme l’accusaient certaines dans des précédents travaux, mais qu’elle nous livre une série autobiographique puissante à travers le prisme de sa maladie.
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64 65
Illustration : Hannah Wilke, Intra-Venus, 1991-1992.
Dans une des photos de la série Intra-Venus, Hannah Wilke pose debout, nue, le corps enflé, des pansements sur les hanches, avec un pot de fleurs sur la tête, le sourire aux lèvres. 43
R e b e c c a o
H o r n
Née en 1944, l’artiste allemande entre aux Beaux-Arts de Hambourg à vingt ans. Lors de sa première année d’étude, elle manipule des produits toxiques sans protection et ceux-ci atteignent gravement ses poumons, lui provoquant des symptômes semblables à ceux de la tuberculose. Cet accident la conduit dans un sanatorium, où elle passe un an, sans compter les mois de rééducation qui la laissent très diminuée. Cette période marque profondément le travail de Rebecca Horn qui fait alors l’expérience de la souffrance. «Lorsque vous souffrez, vous faites l’expérience d’un jeu extrême. Cela peut vous libérer et ouvrir bien plus grand la vision que vous avez de vous-même et de votre propre corps 66.» Rebecca Horn développe alors des sortes d’oeuvres-prothèses, qu’elle fixe sur des parties de son corps, dans le but d’effectuer une performance. 66
Rebecca Horn, déclaration de l’artiste. 44
Dans Handschuh Finger67, l’artiste a conçu de longs cônes qu’elle a fixé à chacun de ses doigts. Elle effectue des aller-retours dans une pièce munie de ces prothèses - semblant sortir tout droit d’un cauchemar minimaliste -, qui lui permettent de toucher en même temps les murs opposés. L’opération, qui se répète, n’a pas de but ni de finalité «utile» en soi. Tandis que les prothèses médicales répondent à une nécessité, celles-ci au contraire rendent les actions limitées à cause de leur envergure. Dans Bleistift Maske 68, Rebecca Horn porte un masque constitué de lanières de cuir, aux intersections desquelles sont fixés des crayons. Devant un mur blanc, elle fait des mouvements aléatoires avec sa tête, de plus en plus vite, qui créent des lignes confuses sur le support. Le masque rappelle certaines pratiques sadomasochistes, mais la finalité n’est pas du tout la même. Encore une fois, hormis les «gribouillages» sur le mur blanc, cette extension du visage n’a aucune finalité. A l’aide de ses prothèses, qui permettent une autre utilisation du corps tout en diminuant ses capacités, Rebecca Horn traduit le handicap que peut représenter la maladie, le fait de souffrir dans sa chair. L’aspect monstrueux est également très important. On remarquera que l’on réfléchit beaucoup plus à la question de notre corps lorsque l’on n’est pas en bonne santé : le malade voit son corps comme une entité «autre», qui le freine et le limite. Ironiquement, on prend conscience de la multitude de possibilités qu’offre le corps lorsque celui-ci fonctionne mal : nous sommes alors prisonniers de cette cage de chair. C’est certainement le sentiment que l’on aurait si on enfilait ces «doigt-gants» ou ce «masque-crayons».
67
Illustration page précédente : Rebecca Horn, Handschuh Finger (doigt-gants), 1973, Berlin. Cette performance fait partie de «Performance II», un cycle de performance dans lesquelles l’artiste, internée depuis plusieurs mois dans un sanatorium, crée des extensions de certains membres de son corps pour tenter de sortir de l’isolement dans lequel elle est plongée. http://www.youtube.com/watch?v=O0uNnmAudmk 68
Illustration ci-dessus : Rebecca Horn, Bleistift Maske (masque-crayons), 1973, Berlin. Cette performance fait également partie de «Performance II». http://www.youtube.com/watch?v=QebUcwv77hc&feature=related 45
L ’ a r t c o r p o r e l o Le corps comme nouveau langage o Le terme «Body Art» apparaît pour la première dans un article de Cindy Nemser (Arts Magazine, Septembre-Octobre 1971)69 lorsque des artistes d’Europe de l’est ou de l’Ouest ou bien américains comme Bruce Nauman commencent à faire de leur corps l’instrument, le matériau de leur art. Las de l’immobilité du support de la toile ou de la sculpture, ils décident alors «de revenir à la source matérielle première, leur propre corps, et de l’explorer». On passe ainsi d’un espace à deux ou trois dimensions, à un espace non délimité, libre d’expression : l’art n’est plus spatialement limité. Les artistes de l’actionnisme viennois développent dès 1962 une oeuvre brute singulière, chacun de manière différente, véritable catharsis de l’Autriche postfasciste hautement répressive. Leurs thèmes, aussi violents que variés sont le blasphème, la sexualité, la scatologie, l’(auto)-agression et les interdits culturels entre autres. Otto Muehl, un des plus connus actionniste viennois, met en scène des pulsions sexuelles, cherchant à «dépasser la peinture picturale par la représentation du procès de sa destruction70». Il met le corps dans tous les états, comme dans Versumpfung einer Venus71 , «aktion» où il enduit deux jeunes femmes de matériaux en tous genres dans une sorte de jeu érotique et scatophile où Muehl est le maître, le chef d’orchestre de cette mise en scène perverse. Il crée même une communauté où la «propriété commune» est le maître mot, prônant une totale liberté sexuelle, qui lui vaudra sept années de prison en 1991. Mais la pratique de l’art corporel influencé par le Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud72 ne se limite pas à des pratiques sexuelles sado-masochistes ou scatophiles ritualisées, et recouvre de nombreuses formes d’expression, traitant surtout de l’appréciation du rapport du corps à l’espace.
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Lemoine, Serge, 2010, L’Art Moderne et Contemporain, Larousse, Paris, page 232.
70
Otto Muehl, déclaration de l’artiste.
71
Illustration ci-dessus : Otto Muehl, Versumpfung einer Venus (Ensevelissement d’une Vénus), Septembre 1963, Vienne. Photographe : Ludwig Hoffenreich. 72
Illustration ci-dessus : Antonin Artaud écrit en 1947 à propos du Théâtre de la Cruauté qu’il a inventé : «L'acte dont je parle vise à la transformation organique et physique vraie du corps humain. Pourquoi ? Parce que le théâtre n'est pas cette parade scénique où l'on développe virtuellement et symboliquement un mythe mais ce creuset de feu et de viande vraie où anatomiquement, par piétinement d'os, de membres et syllabes, se refont les corps, et se présente physiquement et au naturel l'acte mythique de faire un corps.» 46
Le Corps Plaisir o « La reconquête de nos corps va changer la société. Il nous faut imaginer un monde dans lequel chaque femme est le génie qui règne sur son propre corps73. »
ADRIENNE RICH
Ghada Amer, And the Beast, 2004 Acrylique, broderie et gel médium sur toile, 167,6 x 200,7 cm L’artiste égyptienne Ghada Amer s’inspire d’images pornographiques pour réaliser ses toiles, mêlant peinture et broderie, ouvrage traditionnellement féminin. De loin, ces lignes paraissent abstraites, et ce n’est que lorsque l’on y regarde de plus près que l’on aperçoit ces images érotiques. Ghada Amer traite du plaisir féminin, qui reste encore aujourd’hui tabou dans nos sociétés. Elle s’inspire ici du dessin-animé «La Belle et la Bête» de Walt Disney («Beauty and the Beast») dont on distingue la figure de l’héroïne en fond : on parle de la jouissance de la femme comme de quelque chose de monstrueux (d’où le titre «And the Beast»), alors que cela relève davantage de la beauté, comme elle nous le montre dans cette oeuvre.
73 Adrienne
Rich, poétesse et théoricienne dans Of Woman Born, 1976. 47
De la libération du corps de la femme à sa quête du plaisir, il n'y a qu'un pas. Jouissant d’une nouvelle indépendance, les femmes du XXème siècle en veulent plus : avoir de l'argent à elles ne leur suffit pas, si leurs époux disposent encore de leur corps et en particulier de leur utérus. En effet, ce sont eux qui maîtrisent la possibilité d’une éventuelle grossesse avec l’utilisation du préservatif qui leur est encore réservé ainsi qu’à la technique «artisanale» du coït interrompu avant éjaculation, ou radicalement de l’abstinence sexuelle. Grâce aux avancées en matière de chimie, de pharmacologie, des connaissances en biologie et physiologie du corps humain permettent aux femmes d’obtenir la possibilité de choisir : avoir un enfant ou non. Voilà peut-être les deux revendications qui ont marqué un véritable tournant dans les années 60 et soixante-dix, les deux fers de lance de la lutte féministe : la contraception préventive et le droit à l’avortement ou Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). La première à s'être véritablement battue pour le droit à la contraception est la féministe socialiste et théosophe anglaise Annie Besant qui, en 1877, publie un pamphlet avec Charles Bradlaugh, homme politique membre du Parlement anglais, sur les différentes méthodes de limitation des naissances, pour lequel elle sera condamnée à six mois de prison. La pionnière du planning familial Margaret Sanger ainsi que la riche héritière et sufragette Katharine McCormick qui fournit un vaste investissement privé ont également donné une forte impulsion au véritable départ de l'aventure de la contraception qui se fera en 1956, lorsque la pilule Gregory Pincus John Rock, du nom de ses inventeurs respectivement médecin et obstétricien, est inventée pour être, quatre années plus tard commercialisée au Canada.
48
Alors qu'en France, en 1920, une loi interdit toute propagande anticonceptionnelle74 afin de redresser la démographie suite aux immenses pertes humaines de la Grande Guerre, le Food and Drug Administration (FDA) américain autorise la commercialisation de la pilule contraceptive le 9 Mai 1960, qui sera finalement tolérée dans le "Pays des Droits de l'Homme" grâce à la Loi du député Lucien Neuwirth votée le 28 Décembre 1967 - est remboursée par la Sécurité Sociale à partir du 4 Décembre 1974. Cette loi permet également de délivrer gratuitement la pilule aux jeunes filles mineures sans l’autorisation de leurs parents. Un autre moyen de contraception existe déjà depuis 1928 : le stérilet, inventé par Ernst Gräfenberg. Il s’agit d’un dispositif de contraception intra-utérin dont la composition au cuivre agit comme un spermicide et, provoquant une légère inflammation de la muqueuse, rend impropre à la nidation. C’est alors la méthode réversible de contrôle des naissance la plus largement utilisée. Aujourd’hui quelques 150 millions de femmes l’utiliserait pour une méthode de contraception à long terme ou en contraception d’urgence, comme alternative à la contraception d’urgence, la «pilule du lendemain» qui est en vente libre dans les pharmacies depuis 1999. Les femmes prennent ainsi de plus en plus d’indépendance, sont maîtresses de la fonction reproductrice de leur corps mais il ne faut pas oublier qu’encore une fois le «pouvoir patriarcal» ne cesse de s’opposer à cette émancipation et de freiner la distribution et la légalisation de ces produits. L’avortement est un sujet épineux qui sera source de nombreux scandales et sujet à débat, encore de nos jours. En effet, depuis 1942, celui-ci était considéré au niveau de la Loi comme un crime passible de la peine de mort.
74
La contraception est interdite par la loi du 31 Juillet 1920. 49
Les «faiseuses d’anges», comme on appelait les femmes qui aidaient leurs semblables en détresse à avorter, avaient le même statut que des meurtrières. Et parfois doublement, car les conditions sanitaires n’étant pas toujours au rendezvous, on constatait de très nombreux décès parmi les patientes clandestines. En 1955, l’avortement thérapeutique est autorisé mais prévoit de nombreuses conditions, que le député Gaulliste Peyret propose d’alléger dès 19soixante-dix. L’année suivante, trois évènements sont le signal de détresse de femmes en quête d’une plus grande liberté de leur corps. Le manifeste publié le 5 Avril dans le Nouvel Observateur de 343 femmes qui déclarent avoir avorté, parmi des personnalités de la politique, de la littérature et du spectacle, la création en Juillet de l’association «Choisir» par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir pour défendre les personnes accusées d’avortement et le 20 Novembre les 4 000 femmes manifestant à Paris pour le droit à l’avortement. Le 28 Juin 1974, le projet de loi de Simone Veil libéralisant totalement la contraception est voté par l’Assemblée Nationale, promulguée l’année suivante et reconduite définitivement en 1979. Il stipule que « la loi garantie le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi ». L’IVG médicamenteuse, est remboursée par la Loi Roudy en 1982. C’était hier. «On ne naît pas femme, on le devient 75».
!
75
Simone de Beauvoir, 1946, Le Deuxième Sexe, Gallimard, Paris. Illustration ci-dessus : Marlene Dumas, Couples, 1994, huile sur toile. 50
O
r
l
a
n
o
Orlan est définitivement ce qu’on pourrait appeler une «femme moderne» ou contemporaine. Elle vit, et travaille, avec les nouvelles technologies, et ne voit pas pourquoi un artiste devrait se contenter uniquement de peindre à la peinture ou de sculpter avec un marteau et un burin. Aujourd’hui, des moyens sont à notre disposition pour pouvoir créer, mais aussi communiquer, se soigner, ou tout simplement vivre sa vie de façon plus agréable, moins douloureuse. C’est le parti pris d’Orlan : pourquoi souffrir quand on peut ne pas souffrir ? C’est grâce à ce raisonnement que l’on peut assister à l’une de ces «conférences» retransmises en direct d’une salle d’opération installée dans une galerie, où Orlan subit une pose d’implant, un lifting, ou autre opération de chirurgie esthétique modifiant un trait de son visage tout en étant tout à fait consciente. Le spectateur peut ainsi lui poser des questions, avant ou pendant une partie de l’intervention.
51
Cela bien entendu grâce à la technique de l’anesthésie locale, qui permet au patient de rester éveillé durant une intervention sans qu’il ressente la douleur. Avoir les bénéfices d’une opération sans que celle-ci ne s’effectue dans la souffrance, c’est ce qu’Orlan crie haut et fort. Mais, loin de subir des opérations «classiques» de chirurgie esthétique, elle donne à chaque fois à son visage un trait évoquant une oeuvre d’art célèbre, comme la Joconde, ou inspiré d’autres cultures, que ce soit d’Afrique, d’Asie ou même inventées, venant du futur, tels que ses fameux implants sur chaque tempe, créés à partir d’implants initialement prévus pour le menton. Le résultat est un visage composite, «idéal», redéfinissant les critères esthétiques conventionnels pour créer de nouveaux canons, qui nous questionnent sur les fondements de critères de beauté arbitraires. De cette performance, Orlan tirera des vidéos, un film, des photographies et des objets destinés à être exposés. Mais son travail n’est pas encore fini. En effet, durant les quarante jours suivants, comme dans sa septième opération-performance Omniprésence, Orlan a photographié son visage en cours de cicatrisation, et a superposé ces clichés à des tirages numériques de déesse de la mythologie grecque pour souligner de cette manière la douleur et les déformations physiques à endurer pour correspondre aux critères de beauté de notre culture occidentale. Le Corps Plaisir d’Orlan va au delà de son oeuvre, elle le vit au quotidien dans son corps-même, et travaille depuis 1998 de façon numérique pour la série «Défiguration-Refiguration» sur des photographies d’elle-même qu’elle modifie pour redéfinir complètement les canons de la Beauté de façon totalement indolore sans agir sur son corps mais sur l’image de son corps cette fois, de façon réversible. Si avant cela elle dénonçaient la barbarie qu’inflige la société à notre corps et notre apparence, elle met désormais en scène l’absurdité de ces critères de beauté, s’opposant fondamentalement suivant l’époque ou la partie du globe où l’on se trouve : l’image du corps devient alors complètement abstrait et ironique, une sorte d’être hybride étrange, comme dans Self-Hybridation Précolombienne n°1 76. ! 76
Illustration ci-dessus : Orlan, Série «Défiguration-Refiguration», Self-Hybirdation Précolombienne n°1, 1999. 52
H e l e n o
C h a d w i c k
Comme pourrait le dire Orlan, le Corps Plaisir, c’est aussi trouver la Beauté là où on ne l’attend pas. Helen Chadwick, par des procédés totalement différents, démontre la même chose. On pourrait croiser au détour d’un jardin ces étranges fleurs blanches, et se surprendre à penser que c’est joli, esthétiquement intéressant. Si l’on connaît en revanche la façon dont ces charmants végétaux de bronzes, de cellulose et d’émail ont été créées, certains pourraient trouver ça repoussant. En effet, ces délicieuses sculptures printanières ont été faites avec de l’urine ! Helen Chadwick, et David Notarius avec qui elle était en résidence au Banff Centre for the Arts au Cananda, ont créé cette série à partir des formes irrégulières creusées dans la neige par leur urine. Tandis que le jet puissant d’Helen Chadwick constitue le long pistil, David Notarius en forme les pétales : une fois l’objet coulé dans du bronze et émaillé, celui-ci se retrouve en négatif et inverse les symboles traditionnels de chaque sexe, le pistil phallique étant l’oeuvre de Chadwick.
53
C’est ainsi que sont nées les Piss Flowers77 : à partir d’un élément issu du corps humain à priori repoussant et trivial se dégage une oeuvre empreinte de sensibilité et de beauté. Ce genre d’oeuvre a longtemps été inimaginable. L’art ancien aussi bien que la Renaissance étaient la quintessence de la perfection du corps humain, mettant totalement de côté l’hygiène ou les excréments ou fluides corporels (urine, sperme, etc.). Il était impossible d’imaginer la Vénus de Botticelli78 en train de mettre en pratique ses fonctions physiologiques par exemple. La perfection des proportions du corps sont alors des canons divins représentés sous forme votive car humaines : l’étape charnelle n’est, selon le Christianisme, qu’une transition avant l’absolution, l’accès au Paradis (ou aux Enfers). Helen Chadwick réussit avec les Piss Flowers à créer la beauté là où elle n’existe pas.
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77
Helen Chadwick (avec David Notarius), Piss Flowers (Fleurs de pisse), 1991-1992, Bronze, cellulose, émail, dimensions variables. 78
Sandro Botticcelli, La Naissance de Vénus, huile sur toile, 1486, 279 x 172 cm, Galerie des Offices, Florence. 54
M a r i e
M o r e l
o Reconnue dans le milieu de l’Art Brut, Marie Morel peut surprendre par la naïveté apparente de ses oeuvres, mi-peintures mi-sculptures. L’artiste produit des peintures plutôt chargées, sur lesquelles elle fait des collages de papiers ou de petits objets, et dans lesquelles elle se représente très souvent. Artiste de l’intime, c’est presque logiquement qu’elle fait parvenir des lettres à ses amis, amants ou à des inconnus, particulièrement riches. Son style pourrait être défini comme à la fois enfantin et mature, érotique et innocent : Marie Morel est une contradiction à elle seule. De sa voix fluette, elle pourrait vous raconter sa relation sadomasochiste avec Thomas, qui s’était offert une de ses œuvres, une enveloppe peinte au nom de l’artiste, et a ainsi engagé une correspondance et donné naissance à une relation passionnelle qui dura une année. 55
Marie Morel fait partie de ces artistes dont la vie privée et intime se mêle à son art, les deux se nourrissant mutuellement. « Je continue à peindre et la peinture se construit comme ma vie », écrit-elle à Thomas. « Cher Thomas / j’aimerais m’endormir dans votre rêve et me réveiller dans vos bras / Alors cette nuit / Seule dans mon atelier je le peindrai / Vous m’aidez à aller plus loin en déclenchant une autre vision des choses / vous libérez mon geste / et l’étalement des couleurs / Vous m’amenez parfois à la limite de l’abstraction, comme si / la vue baissant, le trait devenait sensation / Je sens la peinture changer mais il faut du temps pour que cela s’affirme / et vous ne voyez sûrement rien du tout / Mais c’est en moi, ma respiration et mon souffle / Votre rêve est beau, il a saveur de mon désir de peindre ce retournement des sens/ ces extrêmes émotions où tout se libère / J’ai envie de les peindre / Je vous aime79 » Leur relation fut brève mais passionnée et très violente, et se trouvait sans doute à la limite entre plaisir et souffrance, ou était plutôt la conjugaison des deux. C’est la définition même du sadomasochisme : « Perversion sexuelle qui associe des pulsions sadiques et masochistes » (source : dictionnaire Larousse 2008), c’est-à-dire que la satisfaction sexuelle ne peut être obtenue, la personne ne trouve du plaisir qu’en infligeant (sadisme) ou en recevant (masochisme, lié à une pulsion d’autodestruction) des souffrances physiques ou morales, des humiliations Marie Morel mit fin à leur relation, qui n’avait d’autre issue possible que la mort : « On aurait-pu se tuer sans fin, écrit-elle dans sa dernière lettre à Thomas, comme l’enfant qui a la suprême intelligence de la faire sans danger / Mais nous avons épuisé le jeu / […] / Nous n’avons pas touché à la Mort et il reste un ciel infini que l’on regarde sans réponse ». ! 79
Marie Morel, 1999, «Lettres à Thomas», Textes, dessins et peinture de Marie Morel, Editions Pleine Marge. 56
S o p h i e
C a l l e
o
Bien que le travail de Sophie Calle, artiste française de renommée internationale, traite davantage de la souffrance80 et notamment de la nostalgie, une oeuvre entre toutes sort du lot. Il s’agit des Seins miraculeux81 . Cet autoportrait du buste de l’artiste offrant amoureusement au regard du spectateur sa poitrine nue, est accompagné d’un texte explicatif : «Adolescente, j’étais plate. Pour imiter mes amies, j’avais acheté un soutien-gorge dont je ne tirais évidemment aucun avantage. Ma mère, qui exhibait fièrement un buste resplendissant, et ne manquait jamais l’occasion de faire un mot d’esprit, l’avait surnommé soutien-rien. Je l’entends encore. Durant les années qui suivirent, tout doucement, ma poitrine prit plus de relief. Mais rien de bien excitant. Et subitement, en 1992 - la transformation s’opéra en six mois elle s’est mise à pousser. Seule, sans traitement ni intervention extérieure, miraculeusement. Je le jure. J’ai été triomphante mais pas vraiment surprise. J’ai attribué la performance à vingt ans de frustration, de convoitise, de rêveries, de soupirs.» 80 81
Illustration ci-dessus : Sophie Calle, Douleur Exquise, 1984-2003.
Illustration page suivante : Sophie Calle, Les seins miraculeux, 2001, Photographie Noir & Blanc, aluminium, texte, encadrements, 120 x 160 cm + 50 x 50 cm, Galerie Perrotin, Paris. 57
Si Sophie Calle parle de «miracle» lorsqu’elle décrit le phénomène par lequel ses seins ont poussé, c’est parce que ce sont des éléments constitutifs de la féminité. Leur absence ou leur perte (suite à un cancer du sein par exemple) peut provoquer chez certaines femmes une détresse psychologique et un profond malêtre.
Les seins sont à la fois des symboles de maternité et de sexualité. D’un côté, ils sont source de nourriture pour le jeune enfant et, de l’autre, objet de fantasmes érotiques. Lourds ou menus, ils sont une source d’inspiration intarissable pour les artistes depuis des millénaires. Ici, l’apparition magique de ces courbes représente pour Sophie Calle, une véritable satisfaction. Pour s’en convaincre, il n’y qu’à voir la manière dont elle les soupèse tendrement, tels deux trésors précieux et fragiles. Une fois dotée de ces attributs, elle se sent désormais une femme à part entière, à l’image de sa mère.
!
58
Un
travail
de
femmes
o Le rôle de la femme a longtemps été relégué aux tâches ménagères, à la propreté de la maison, à la confection du linge et à son entretien, à l’éducation des enfants. La femme est la gardienne du foyer, source de chaleur, et se doit donc de le rendre accueillant, confortable et facile d’utilisation pour son époux. Un manuel scolaire catholique d’économie domestique pour les femmes publié en 1960 prodigue donc des conseils à l’heureuse épouse tels que « préparez les choses à l’avance, le soir précédent s’il le faut, afin qu’un délicieux repas attende [votre mari] à son retour du travail », « Rangez le désordre », « Réduisez tous les bruits au minimum », « Si vous devez appliquer de la crème pour le visage ou mettre des bigoudis, attendez son sommeil, car cela pourrait le choquer de s’endormir sur un tel spectacle » et observe également que « les centres d’intérêt des femmes sont souvent assez insignifiants comparés à ceux des hommes ». La vie d’une femme Lambda avant les années soixante-dix consistait à trouver un bon mari, puis à s’en occuper dans les moindres détails. La vie de l’époux ne doit être que douceur et volupté lorsqu’il rentre du travail, tandis que la femme s’occupe de toutes les tâches jugées indignes aux hommes. Il faut également penser que la technologie n’était pas forcément encore de leur côté, et que faire une lessive était autrefois une tâche harassante, cuisiner prenait souvent toute une journée, en plus de coudre et broder les vêtements, et s’occuper de la progéniture. Il n’est donc pas étonnant que les artistes femmes, une fois libérées de cette emprise, ayant sans doute vu leur mère et leur grand-mère consacrer leur vie à ces tâches, s’en soient inspirées. C’est ainsi qu’Annette Messager, dans son œuvre Pénétration82 , coud des organes humains, des boyaux, formant ici un cœur, là des poumons, en leur donnant l’apparence de peluches qui tombent du plafond en cascade ; elle crée également ces sortes de peluches à forme humaine comme dans Articulés/ désarticulés83 (2001). La couture, le crochet, le tricot, la broderie sont des médiums très fréquents chez les artistes femmes contemporaines, qui s’emploient à le détourner : Orlan utilise ses draps du trousseau, Ghada Amer s’inspire d’images pornographiques pour ses toiles brodées, Birgit Jürgenssen fabrique des escarpins géants, Gina Pane s’enfonce des épingles de couturière dans l’avant-bras, Yayoi Kusama coud des excroissances phalliques sur toutes sortes d’objets et de meubles, la garde-robe d’Eva & Adele conçue par leurs soins, Jana Sterbak qui confectionne une époustouflante robe de chair84, etc. La femme a un rapport privilégié au tissu, au vêtement et l’emploie pour donner plus de profondeur à son travail : elle utilise ainsi qui le tenait en quelque sorte prisonnière de sa condition pour mieux affirmer sa liberté. ! 82
Illustration ci-dessus : Annette Messager, Pénétration, 1993.
83 Annette 84
Messager, Articulés/désarticulés, 2001.
Illustration ci-dessus : Jana Sterbak, Vanitas, robe de chair pour albinos anorexique, 1987. 59
L e C o r p s T r a v e s t i o
Janieta Eyre, Motherhood, 2001 Photographie couleur, 101,6 x 76,2 cm En plus de se déguiser de façon grotesque, Janieta Eyre s’est créé un double. En manipulant ses photographies, elle se crée ainsi une soeur siamoise pour représenter la maternité mais le nouveau né est ici une tête de veau. Les visages effrayants des soeurs-mères ajoutés au tout créent une atmosphère angoissante très propre à l’univers artistique de Janieta Eyre.
60
Quel enfant ne s’est jamais déguisé ? Quel être humain n’a jamais incarné une autre personne qu’elle-même ? Ou que ce qu’il est censé être ? Selon la légende, Jeanne d’Arc, après avoir entendu la voix de l’archange Saint-Michel, a pu libérer le Royaume de France de l’envahisseur anglais vêtue d’habits masculins. Aurait-elle pu en faire de même affublée d’une robe ? La notion de combat, de puissance et de force est difficilement compatible avec l’imagerie féminine. Dans la mythologie grecque, Zeus parvient à séduire la belle Europe en se transformant en un magnifique taureau viril et majestueux. Bien qu’elle ne se fasse pas vraiment passer pour un homme, Amantine Aurore Lucile Dupin en adopte le pseudonyme et le style vestimentaire : mieux connue sous le nom de George Sand 85 , cette romancière et femme de lettres française bouscule les conventions sociales du XIXème siècle, révélant dans ses nombreux ouvrages et correspondances les véritables sentiments de ses contemporaines, et défendant les ouvriers et les pauvres. La courageuse Hua Mulan de la légende chinoise, déguisée en homme pour partir au combat dans l’armée du royaume des Wei et prendre ainsi la place de son père, trop vieux ou de son frère, trop jeune, a inspiré l’héroïne du dessin-animé de Walt Disney, «Mulan»... La nécessité de se déguiser, de se travestir pour pouvoir s’accomplir véritablement en tant qu’être humain est vieille comme le monde mais reste encore aujourd’hui un débat on ne peut plus actuel. Ce débat prend aujourd’hui le nom de notion de genre. Faut-il considérer un homme qui s’habille et se comporte d’une manière féminine comme étant véritablement une femme ? Faut-il nécessairement que cela implique un changement de sexe irréversible ?
85
Illustration ci-dessous : Félix Nadar, portrait de George Sand, 1864, photographie en Noir & Blanc. 61
Le terme de «genre» apparaît en 1972 dans le contexte féministe dans l’ouvrage Sex, Gender and Society86 d’Ann Oakley qui est défini comme les «relations sociales de sexe». Il faut alors distinguer les catégories biologiques (homme et femme) des catégories sociales (masculin et féminin). Grâce aux opérations de chirurgie permettant de changer de sexe, on peut désormais naître homme et «devenir» femme irrémédiablement, non sans subir toute une série d’examens préalable, car les conséquences peuvent être très lourdes au niveau psychologique. La frontière entre homme et femme est mince et floue et d’un point de vue légal il est difficile d’adopter une position avec des critères objectifs. Au-delà de l’apparence physique, l’orientation sexuelle entre également en jeu : le mariage homosexuel est encore illégal dans la plupart des pays, dont la France, et les droits des LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transsexuels) se font difficilement respecter. Le phénomène d’émancipation de ces «communautés» étant relativement récent - et pour certains «contre nature» - il n’est pas encore complètement entré dans les moeurs. Le duo Pierre & Gilles 87 fait notamment partie de ces artistes qui usent de nombreux artifices dans leur travail. Se travestir pour un artiste permet de prendre de la distance par rapport à son êtreartiste et de devenir un être-modèle, comme une autre personne. Parfois, il s’est également avéré nécessaire pour certaines femmes artistes de changer momentanément de «sexe» pour se libérer de leur condition féminine. !
86
Oakley, Ann, 1985, Sex, Gender and Society, Ashgate Publishing, London.
87
Illustration ci-dessus : Pierre & Gilles, Les cosmonautes, 1991, photographie peinte. 62
C i n d y o
S h e r m a n
« Cindy Sherman ne se prend pas en photo. Elle ne fait pas d’autoportraits. Ce ne sont pas des photos d’elle, mais des fictions d’elle, des autofictions : elle prête son corps (et encore) à des personnages, elle prête ses traits (très transformés) à des histoires possibles. Cette femme pourrait être elle, ou vous, ou moi, tous genres et peaux et âges confondus. 88» L’artiste américaine, née en 1954, utilise son corps depuis les années soixante-dix à travers ses photographies saisissantes pour décrire la société occidentale contemporaine. Une de ses premières séries, Untitled Film Stills89 , reproduit méticuleusement l’univers des films américains de série B des années cinquante. Photographies en Noir et Blanc en décor réel, ces clichés au premier abord relativement classique révèlent ensuite une impression d’inquiétante familiarité.
88
Extrait de l’article «Miss Cindy & Dr. Sherman» par Marie Darrieussecq, paru dans Beaux Arts Magazine, n° 333, Mars 2012. 89
Cindy Sherman, Série «Untitled Film Stills» (Photographie de plateau sans titre), 1977-1980. 63
En effet, ces femmes stéréotypées, toutes différentes et pourtant toutes les mêmes, semblent enfermées dans le cadre de la photographie, c’est-à-dire dans le cadre de leur propre condition de femme. Qu’elles aient un regard paniqué, méfiant, regardant désespérément par une fenêtre, elles expriment toute un sentiment d’inconfort et de malaise. Untitled Film Still #3 90 montre ainsi une femme dans ce qui semble être sa cuisine, venant sans doute de faire la vaisselle, habillée, maquillée et coiffée de façon plutôt sophistiquée, bien que portant un tablier (mais encore une fois celuici porte de délicat bords en dentelle). Cette scène du quotidien pourrait très bien être tout à fait banale si cette belle créature ne se portait pas la main sur le ventre dans un signe de malaise, de mal-être non identifiable et si celle-ci ne jetait pas un regard craintif, apeuré vers quelque chose ou quelqu’un hors cadre, dans son dos. De plus, le cadrage de la photographie, très rapproché et légèrement en contre-plongée, coupant ainsi une partie de la tête du modèle, met le spectateur dans une position de voyeurisme forcé qui ne peut qu’être gênante, nous forçant à nous poser des questions sur les raisons mystérieuses de la crainte de cette charmante femme au foyer. Plus récemment, Untitled #40891 fait partie de la série «Hollywood/ Hampton Types» dans laquelle Cindy Sherman dépeint la décrépitude des banlieues américaines, usant et abusant d’artifices tels qu’un maquillage très appuyé, des perruques et autres vêtements bariolés, le tout sur un fond de kitsch absolu. Basée sur les principes du portrait traditionnel, l’artiste a voulu incarner «des femmes très ordinaires, que l’on pourrait croiser dans un supermarché92».
90
Illustration page précédente : Cindy Sherman, Untitled Film Still #3 (Photographie de plateau sans titre #3), 1978. 91Illustration
ci-dessus : Cindy Sherman, Untitled #402 (Sans titre #402), issue de la série «Hollywood/ Hampton Types» (2000-2002), 2002. 92
Cindy Sherman, déclaration de l’artiste à propos de la série «Hollywood/Hampton Types» (2000-2002). 64
Cette femme veut visiblement se montrer sous son meilleur jour, peut-être dans sa plus belle robe, qu’elle a gardé depuis son Bal de Promotion au Lycée, avant qu’elle ne tombe enceinte et devienne serveuse dans un Drive-In tout en enchaînant les castings de séries télévisées en vain : regarder une photographie de Cindy Sherman, c’est aussi inventer des histoires, des vies à ces personnages féminins à la fois touchant et effrayant, qui ne sont que des caricatures d’euxmêmes. ! Cindy Sherman pose le problème de la représentation de l’image de la femme dans la société contemporaine occidentale, tout comme Claude Cahun 93 qui, au début du siècle, questionnait l’identité féminine à travers ses photomontages à la force et à la beauté indiscutables.
Untitled #46394 pourrait presque être une publicité pour une marque de prêt-à-porter : femmes identiques, portant la même robe, affichant le même sourire botoxé, le même gobelet dans lequel elles boivent probablement le dernier cocktail en vogue : elle dénonce ici l’interchangeabilité des personnes dans la société de consommation. A tous avoir les mêmes modèles et les mêmes aspirations, on en devient à devenir des stéréotypes, des caricatures vivantes, peinturlurées et déguisées quotidiennement.95 ! 93
Claude Cahun (1894-1954), artiste surréaliste dont l’immense talent n’a été redécouvert que récemment, a fait l’objet d’une rétrospective au Jeu de Paume, Paris, du 24 Mai au 25 Septembre 2011 («Claude Cahun, Rétrospective»). Intimiste et autobiographique, son oeuvre pluridisciplinaire (elle était photographe, plasticienne, mais aussi écrivain et femme de théâtre) s’étale sur une longue période de 44 ans - de 1910 à 1954. Claude Cahun se sert elle aussi de sa propre image pour proposer un nouveau concept de l’identité personnelle. Illustration ci-dessus : Claude Cahun, Autoportrait, vers 1938, tirage gélatino-argentique, 10x8 cm, Jersey Heritage Collection. 94 95
Cindy Sherman, Untitled #463 (Sans titre #463), 2007-2008.
Une rétrospective éponyme de grande envergure de Cindy Sherman, a lieu du 26 Février au 11 Juin 2012 au MoMA, New York. 65
E l e a n o r
A n t i n
o
Née en 1935 à New York, Eleanor Antin est une des pionnères de l’art conceptuel. L’un de ses principaux sujets de travail est la construction de l’idée. Pour cela, elle fait appel à des personnages récurrents qu’elle interprète dans des performances, des photographies «auto-fictives» ou des vidéos. Le plus connu est peut-être The King of Solana Beach 96, un homme barbu, sans doute sans abris, vivant certainement sur cette plage de Solana. Mais elle se déguise également en d’autres personnages comme Eleanor l’infirmière de la Guerre de Crimée ou la ballerine russe Eleanora Antinova. La ressemblance des noms d’emprunts et de son véritable nom nous fait nous poser la question de l’autobiographie. Comment distinguer le vrai du faux ? Où s’arrête la fiction et où commence le réel ? Est-elle tous ces personnages à la fois, l’un d’entre eux, ou même aucun ? En incarnant aussi bien des hommes que des femmes, Eleanor Antin révèle toute l’ambigüité de la différence des sexes, sa frontière fine et finalement malléable, mais questionne également la construction de l’identité féminine : quelle petite fille n’a jamais rêvé de devenir danseuse étoile ou infirmière ? «Je cherche à définir les limites de mon «moi» [...]. Jouer des rôles était lié au sentiment de ne pas avoir d’identité 97» ! 96
Eleanor Antin, here ? (ici ?) photographie issue de la série «The King of Solana Beach» (Le Roi de Solana Beach), 1975, Ronald Feldman Fine Arts, New York. Illustration ci-dessus. 97
Eleanor Antin, déclaration de l’artiste. 66
A d r i a n
P i p e r
o
L’artiste afro-américaine se travestie elle aussi, et se focalise sur le racisme, la xénophobie et les stéréotypes raciaux. Dans les années soixante-dix, son travail artistique s’oriente vers une portée socio-politique, forte de ses expériences étudiantes de militante contre la guerre, contre le bombardement du Cambodge par les Etats-Unis et pour le droit des femmes. Dès le milieu des années soixante-dix, elle se crée un double, un personnage créé de toute pièce : elle se déguise en homme - quoi qu’androgyne afro-américain, mais aux origines ethniques indéterminées. Ce personnage s’appelle «The Mythic Being» («l’être mythique»), donnant ainsi un nom à la série de performances de rue qu’elle produit. «The Mythic Being» est un jeune homme noir. Il porte une coupe «afro», une moustache à la Frank Zappa, de larges lunettes de soleil, un tee-shirt noir, un pantalon «pattes d’éléphant» et fume souvent des cigarettes. Réalisées dans des lieux publics tels que la rue, le métro, des musées ou des librairies, le but de ses performances est de provoquer chez les gens une réponse spontanée, une attitude face à la différence. 67
Dans The Mythic Being : Cruising White Women 98, Adrian Piper endosse son personnage pour aborder des femmes blanches dans la rue et mettre ainsi en relief leurs réactions de rejet, voire de dégoût face à cet étranger qui se permet de leur adresser la parole. Elle tire en quelque sorte le constat de ces expériences dans une photographie intitulée I embody everything you most hate and fear99 . Il s’agit d’un portrait en noir et blanc de son double masculin, une cigarette à bouche, derrière ses lunettes de soleil, déclarant cette triste observation dans une bulle à la façon d’une bande-dessinée. Dépassant les limites de sa condition féminine, se glisser dans la peau d’un homme par des artifices lui permet davantage de liberté d’action, comme le fait d’aborder ces femmes en pleine rue, pour se concentrer sur les préjugés raciaux. Le message aurait été tout autre si elle avait conservé son enveloppe de femme, qui la cantonne aux problèmes liés au genre.
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98
Illustration page précédente : Adrian Piper, The Mythic Being : Cruising White Women (L’Être mythique : draguer les femmes blanches), 1975, Cambridge, Massachusetts. Illustration ci-dessus. 99
Illustration ci-dessus : Adrian Piper, I embody everything you most hate and fear (J’incarne tout ce que vous détestez et craignez le plus), 1975, poster, Columbia University. Illustration ci-dessus. 68
E v a
&
A d e l e
o On croise souvent ce duo atypique au détour d’un vernissage en vue ou d’une foire d’art contemporain telle que la FIAC au Grand Palais, accoutrés et maquillés de la même façon. Ces deux personnages étranges et attachants sont Eva & Adele. Autoproclamés «The Hermaphrodit Twins in Art» («les jumeaux [jumelles ?] hermaphrodites de l’art), les artistes vont «au-delà de la frontière des genres100» en mélangeant les signes sexuels. « Nous voulons démontrer que le sexe n´est pas une question aussi simple que la différence entre le blanc et le noir. Notre apparence est abstraite : nous sommes vêtues comme des femmes et nos têtes sont plutôt masculines ». En effet, habillé(e)s de robes plus extravagantes les unes que les autres, avec sacs, chaussures et accessoires assortis semblant sortir d’un dessin-animé japonais ou empruntés à des poupées de porcelaine délurées, ils (elles) arborent un crâne chauve, antithèse de la féminité. 100
Eva & Adele, déclaration des artistes. 69
Leur oeuvre ? C’est leur vie. Ils (elles) vivent pour l’Art, l’Art est leur vie. Se déplaçant dans leur van de couleur rose à leur image, Eva & Adele inventent toute leur garde-robe et produisent des dessins ou photos tirées de leur vie intime pour continuer à vivre de leur art101.
«Wherever we are is museum102 ». Eva & Adele abolissent ainsi les frontières entre l’art et la vie, refusant les lieux d’expositions traditionnels : «Dans la vie, nous avons décidé de devenir de l´art, de quitter le musée et d´aller vers le public». Leurs corps et leurs « emballages » sont ainsi à la fois la matière et le lieumême de leur art.
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101
Illustration ci-dessus : Eva & Adele, Self-Timer Photography, 1996.
102
Eva & Adele, déclaration des artistes («tout lieu où nous nous trouvons est musée»). 70
G i l l i a n
W e a r i n g
o
Gillian Wearing fait partie des Young British Artists 103. Elle travaille la question du doute, au moyen de la vidéo et de la photographie : en regardant ses oeuvres, elle souhaite que le spectateur n’ait aucune certitude. Elle est connue notamment pour sa série de photographie de portrait de personnes choisies au hasard dans la rue, portant une pancarte sur laquelle ils ont au préalable écrit une phrase ou un mot spontanément. Signs that say what you want them to say and not signs that say what someone else wants you to say104 est une critique du documentaire, qui montre ce que veut faire voir celui qui se trouve derrière son appareil photo ou sa caméra, plutôt que la vérité. En invitant les gens à une confession spontanée sur panneau, Gillian Wearing rétablie en quelque sorte la vérité, entre ce que les gens semblent être, et ce qu’ils sont.
103
Young British Artists (jeunes artistes britanniques) est un ensemble d’artistes contemporains britanniques, pour la plupart sortis du Goldsmiths College à Londres, comme ce fut le cas de Gillian Wearing qui y étudia de 1987 à 1990. L’exposition du même nom en 1992 à la galerie Saatchi mena un grand nombre d’entre eux à la célébrité, comme Damien Hirst. 104
Gillian Wearing, série «Signs that say what you want them to say and not signs that say what someone else wants you to say» (Des signes qui disent ce que vous voulez leur faire dire et non des signes qui disent ce que quelqu'un d’autre veut vous faire dire), 1992-1993. 71
Sa série d’autoportrait joue encore une fois sur le doute, l’ambigüité de la question de l’identité. Quand on se retrouve devant ses photos, elles ressemblent en tous points à de très classiques portraits de membres d’une même famille. Mais lorsqu’on se penche un peu plus dessus, on s’aperçoit d’un détail troublant : les yeux sont en réalité ceux d’une seule et même personne, Gillian Wearing. Dans la série «Album105 », l’artiste porte des masques faits à la main 106 pour se représenter sous les traits de son père, sa mère, mais aussi de ses ancêtres ou d’elle-même adolescente. Gillian Wearing met ici en relief l’importance de la famille dans la construction de l’identité. En intitulant ses photographies Self-portrait as my father107 par exemple, elle montre que se représenter sous les traits de son père c’est avant tout réaliser un autoportrait : chaque membre de sa famille a permit qu’elle devienne la femme qu’elle est. L’artiste est donc en quelque sorte un peu de toutes ces personnes. Et lorsqu’elle se représente dans sa jeunesse 108 , elle met en relief l’impact du passé, et notamment de l’adolescence, période pendant laquelle la personnalité est en pleine construction.
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105
Gillian Wearing, série «Album», 2003.
106
Les masques de la série «Album» (2003) ont été réalisés en collaboration avec le Musée Madame Tussaud à Londres. 107
Illustration ci-dessus, Gillian Wearing, Self-portrait as my father, 2003, série «Album».
108
Illustration page précédente : Gillian Wearing, Self-portrait at three years old, 2003, série «Album». 72
L e N a o
C o r p s t u r e
Tracey Rose, Venus Baartman, 2001 «On a voulu voir en Tracey une nouvelle Saartje Baartman, la Vénus hottentote stéatopyge, exhibée dans les musées européens au siècle dernier, symbole de l’exploitation colonialiste. Mais la jeune artiste ne se pose pas en victime. C’est une femme en colère et fragile, qui s’est fait violence en s’exposant ainsi. Ses œuvres s’inscrivent dans le débat sur l’amnésie, la reconstruction de la “nation arc-en-ciel”, cette nouvelle Afrique du Sud annoncée par le président Thabo Mbeki.» Isabelle Ruf, «La colère des artistes noirs», Le Temps, 28 février 2001.
73
L’Homme est un animal parmi d’autres. Et même si aujourd’hui la plupart d’entre eux ont rompu le lien avec la nature, vivant dans des villes démesurées, assistés à tous les niveaux par la technologie, certaines femmes - peut-être grâce à leur faculté de donner la vie - restent proches de la nature. Dans les années 1970, les féministes se sont passionnées pour ce lien des femmes avec la nature. Craignant fortement que la culture occidentale capitaliste ne rompe cette relation privilégiée, elles se sont attachées au contraire à le rendre plus fort, et plus beau. Le mouvement hippie, né dans les années soixante, est un des déclencheurs majeurs de cette volonté d’un retour à la nature, à des choses simples. La génération issue du Baby Boom se caractérise principalement dans les années soixante et soixante-dix par un rejet des valeurs traditionnelles, du mode de vie de la génération de leurs parents en général, mais également de la société de consommation insufflée par le capitalisme.
Eprouvant un immense besoin d’émancipation et de liberté, l’ouverture à d’autres cultures et à de nouvelles perceptions sensorielles s’imposent à cette génération. Cela va la mener aux expressions artistiques du psychédélisme, par le biais de stupéfiants en tous genres, à une totale liberté sexuelle, le tout dans une quête de rapports humains, de valeurs plus authentiques. 74
Les jeunes sont alors influencés par ce mouvement, qui voient entre autres la nudité comme un moyen de retour à la nature. Ils tentent alors «de réhabiliter les valeurs corporelles comme subversion d’un ordre institutionnel dépravé par l’argent et l’appétit de richesses 109». Les hippies font également partie des premiers à s’alarmer au sujet de l’environnement. Le retour à la nature, à la terre, impliquait le fait de prendre soin de la planète, et ils ont été des pionniers en ce qui concerne les produits biologiques, les énergies renouvelables et le recyclage par exemple. A l’instar des premières manifestations pacifiques contre la pollution en 1968 à San Francisco, les hippies sont certainement l’origine du mouvement écologique mondial. Bien que le mouvement hippie ait progressivement perdu de son ampleur, il a opéré dans les sociétés occidentales un changement radical des moeurs et influencé en premier lieu les artistes qui ont trouvé dans ce retour à la nature, à l’authenticité, une source intarissable d’inspiration.
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109
Bernard, Michel, 1976, Le Corps, collection «Corps et culture», Editions universitaires, Paris. 75
A n a
M e n d i e t a
o Artiste extrêmement prolifique (elle a réalisé plus de 80 films durant toute sa carrière), Ana Mendieta n’a été réellement découverte en tant qu’artiste qu’après son suicide le 8 Septembre 1985 à l’âge de 36 ans. L’artiste américano-cubaine, mariée depuis neuf mois au célèbre artiste minimaliste américain Carl André, fait une chute vertigineuse d’un immeuble. Celui-ci est soupçonné du meurtre de son meurtre, avant d’être acquitté : c’est dans ces conditions tragiques que l’oeuvre d’Ana Mendieta apparaît enfin au grand jour, une oeuvre plus que tourmentée, difficile et relevant parfois de l’insoutenable. Beaucoup de ses oeuvres sont des performances, des vidéos, se situant la plupart du temps à la croisée du Land Art et du Body Art, et toujours très engagées politiquement : elle parle dans son travail de l’oppression féminine et de l’inscription douloureuse dans le monde.
76
Elle s’attache ainsi à laisser son empreinte, métaphoriquement comme littéralement : ses créations dans la nature représentent la mort, la dissolution, puis la renaissance grâce à la réintégration dans le corps maternel de la terre : c’est sa série intitulée Silueta Works 110 réalisée au Mexique. On peut par exemple citer son oeuvre Untitled (Snow Silueta) 111, dans laquelle Ana Mendieta a modelé sa silhouette en glace et l’a déposée sur le sol. «Mon art repose sur la croyance en une énergie universelle qui passe de l’insecte à l’homme, de l’homme au spectre, du spectre à la plante et de la plante à la galaxie. Mes oeuvres sont les veines d’irrigation du fluide universel ; la sève ancestrale, les croyances originelles, les accumulations primordiales, les pensées inconscientes qui animent le monde passent par elles»112.
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110
Silueta Works in Mexico, 1973–77, details Color photographs 19 3/8 x 26 9/16 in. each The Museum of Contemporary Art, Los Angeles Purchased with a grant provided by The Judith Rothschild Foundation 111
Untitled (Snow Silueta) (Sans titre [Silhouette de Neige]), 1977, Iowa.
112 Ana
Mendieta, déclaration de l’artiste, 1988. 77
G
i
n
a
P
a
n
e
o Pionnère du Land Art, Gina Pane escalade en 1970 les parois d’une grande sablière, qui menace de s’écrouler à tout moment. L’artiste se met ainsi en danger. Nous ne sommes pas ici dans un système de communion avec la nature mais cela ressemble à un conflit, sinon à une lutte de l’Homme contre la nature et inversement. «J'escalade une de ces parois, je savais qu'il y avait un danger d'éboulement, ce danger était perceptible, je l'ai ressenti physiquement. L'action a duré 30 minutes113 .» A moins que l’on ne voit la réussite de son ascension comme une collaboration, comme un duo de la femme et de son environnement, qui parviennent à s’allier dans un même objectif. On perçoit alors cette ascension comme une quête, un chemin spirituel. L’amour de Gina Pane se confirme avec sa série «Terre Protégée II114 » dans laquelle elle s’allonge sur le sol pendant un certain temps afin de former une protection pour la planète de la taille de son corps. 113
Gina Pane, déclaration de l’artiste. 78
Les bras écartés rappelant la figure de Christ, Gina Pane se livre à une sorte de rituel dans lequel elle fait communion avec la terre. Elle dit à propos de cette série : «Pour «Terre Protégée [II] » [...] j’ai protégé un morceau de terre équivalent à l’espace de mon corps – je l’ai protégé pendant 4 heures, sans bouger et encore une fois c’était une sorte de... de... presque d’affection que j’avais pour cette terre qui me manquait qui me manque, évidemment. Mais je l’ai protégée avec ma chair, c’est-à-dire que j’ai fait une analogie entre un fait biologique et un fait matériel qui se complètent l’un l’autre. La terre est nourricière de mon propre organisme biologique et moi, je la protège parce que je suis coupable de ce qu’elle n’existe plus, de ce qu’elle disparaît115. »
Gina Pane fait corps avec la nature.
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115
Gina Pane, déclaration de l’artiste. 79
Mary Beth Edelson o
Cette artiste féministe a participé à la création du magazine et collectif Heresies et est également un des premiers membres de la fameuse galerie A.I.R. (Artists In Residence) à New York, coopérative de plasticiennes spécialisée dans l’art produit par des femmes, au centre du mouvement artistique américain. Dans les années 1970, Mary Beth Edelson s’est tout particulièrement intéressée aux idées jungiennes 116 pour travailler sur la rapport entre la féminité, la terre et la «Grande Déesse». En examinant l’Histoire, elle cherche des périodes où la femme était vénérée et représentée d’une autre façon. Elle crée donc une série à partir de figures de déesses antiques : l’énigmatique déesse Baubo, la malicieuse Sheelana-gig, une déesse-oiseau égyptienne et les déesses-serpents minoennes.
116
Carl Gustav Jung (1875-1961) était un médecin, psychiatre, psychologue et essayiste suisse, proche collaborateur de Sigmund Freud (1856-1939), qui fut l’un des pionniers de la psychologie des profondeurs, travaillant sur les notions d’anima, de psyché, c’est-à-dire de l’âme dans le vocabulaire jungien. 80
Dans Goddess Head117, l’artiste a placé un énorme coquillage fossile sur un corps de femme, son propre corps : elle crée ici une déesse énigmatique, un corps contemporain photographié mais relié en même temps à des croyances, des sources d’énergie anciennes. Elle explore dans ce travail les relations mythiques entre la féminité et l’océan, l’eau source de vie. Dans les oeuvres Zippy Trickster (Bird) 118 ou Hounds of Hell119 - pour lesquelles elle utilise la même photographie de base pour ses collages et peintures - elle devient mi-humaine, mi-animale, et par là incarne une femme divine, mystique, en symbiose avec le règne animal. Elle recrée ainsi les mythes de l’histoire «perdue» des femmes, afin de reconstruire un patrimoine féminin, de rallier les femmes autour de mythes qui leurs sont propres et communs. Mary Beth Edelson a choisi pour cela d’utiliser le lien mystique qui relie les femmes à la nature. Mary Beth Edelson fait partie d’un courant que l’on nomme l’écoféminisme qui recouvre les notions jungiennes mais également la croyance dans la caractère divin de la terre-mère. Ces idées se retrouvent également dans l’ouvrage Woman and Nature : The Roaring inside Her120 de Susan Griffin, dans lequel elle explique que les hommes ont la volonté de «dompter à la fois les femmes et la nature et attire l’attention sur l’importance politique et éthique de respecter le rapport de la femme à la nature 121.» Partant d’un système de dualité homme/femme, et culture/nature, l’homme serait ainsi le représentant de la culture, tandis que la femme serait l’alliée privilégiée de la nature. ! 117
Illustration page précédente : Mary Beth Edelson, Goddess Head (Tête de déesse), 1975, collage photographique, 20 x 25 cm. Illustration ci-dessus. 118
Illustration ci-dessus : Mary Beth Edelson, Zippy Trickster (Bird), 1973, collage photographique.
119
Mary Beth Edelson, Hounds of Hell (chiens de l’enfer), 1975, encre et peinture à l’huile sur photographie en Noir & Blanc, 22,86 x 20,32 cm. 120
Griffin, Susan, 1978, Woman and Nature : The Roaring inside Her, Sierra Club Books, San Francisco.
121
Phelan, Peggy, 2005, Art et Féminisme, «Essai», Phaidon, Paris, page 32. 81
Tatiana
Parcero
o
Tatiana Parcero utilise elle aussi son corps à la fois comme support et matériau de son oeuvre. Prenant pour base ses autoportrait photographique en Noir & Blanc, elle superpose dans ses séries «El Mapa de me Cuerpo» et «Cartographies» des images anciennes issues de cultures diverses à des parties de son corps pour ainsi générer une cartographie de son propre corps, façonnée par le passé, par d’anciennes civilisations. Son corps devient alors une toile qu’elle manipule et sur laquelle elle fixe des gravures ou des illustrations qu’elle trouve dans des manuels de médecine, des cartes anciennes, des symboles divers, etc. «J’explore des sensations et des émotions qui, même si elles sont intimes ou individuelles, sont inclues dans la sphère plus vaste de la féminité et de l’humain. Avec cette idée que je passe du spécifique au général.
82
Mon expérience se transforme par le biais de ce que les autres femmes ou êtres humains pourraient vivre à travers elle 122.» Le travail de Tatiana Parcero pose les questions d’identité, et notamment d’identité féminine, de mémoire, mais aussi de territoire. D’origine mexicaine, l’artiste constate que, grâce à la mondialisation et la facilité de communication et de déplacement, nos cultures tendent inexorablement vers une uniformisation. Ces cartes anciennes sont en un sens les symboles de notre histoire, de notre passé commun, et l’intégrer à un corps individuel, celui de l’artiste, revient à le rendre particulier, et à en faire un souvenir intime, et davantage encore : une part constituante de Tatiana Parcero, mais également de nous, spectateurs.
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122
Tatiana Parcero, http://tatianaparcero.com/blog/ 83
Entre o
Land
Art
et
Body
Art
Si le mouvement hippie a donné la première impulsion d’un mouvement de libération du corps et de ses tabous, il est également, comme nous l’avons vu, l’initiateur du mouvement écologique mondial, de la prise de conscience face à une société de consommation qui court à sa perte, à la perte de l’être humain et à la destruction de la nature. Les années soixante-dix sont alors le théâtre de manifestations écologiques visant à éveiller la population à un plus grand respect de notre planète, de notre « terre-mère », dont les ressources ne sont pas inépuisables comme certains pouvaient le penser. Le Land Art, également appelé Earth Art, est un rejeton de l’art environnemental que Hal Foster, critique d’art américain, définit comme des «projets de sculpture in situ qui utilisent des matériaux pris dans l'environnement pour créer de nouvelles formes ou pour réorienter notre perception de l'environnement ; programmes qui comportent des objets nouveaux, non naturels dans un scénario naturel ; activités individuelles sur le paysage où le facteur temps est déterminant ; des interventions concertées et de conscience sociale». Nous retrouvons dans le Land Art cette volonté de sortir du cadre conventionnel des musées et des galeries, de véritablement faire sortir l’art dehors, de l’exposer à tous, gratuitement et sans contraintes financières puisqu’on ne paye pas d’entrée ! Se libérer des systèmes de restriction est pour eux une priorité : pour les hippies, mais de manière générale pour les artistes du Land Art, l’art doit être une expérience possible pour chacun et non plus une valeur marchande avec laquelle les élites jonglent. La première exposition de ce courant artistique intitulée Earth Works à la Dwan Gallery à New York en 1968 accueille des artistes tels que Robert Smithson auteur de la célèbre Spiral Jetty123 , de Robert Morris, de Sol LeWitt ou encore de Carl Andre. La galerie reste ici un moyen indispensable de faire connaître son travail sous la forme de photographies ou de dessins de projets, malgré l’apparente incompatibilité de tels mediums. Les artistes travaillent in situ, au cœur même de la nature124 , avec des matériaux issus de la nature : bois, terre, eau, pierre, sable, mais aussi neige, feuilles, glace, etc. Les œuvres sont par là éphémères, étant soumises à l’érosion naturelle ; les seules traces de ces travaux restent sur des photographies et dans la mémoire de ceux qui les ont vus de leurs propres yeux. En cela le Land Art rejoint la performance de par son aspect brut, frontal, éphémère et vivant. La collaboration de l’art corporel et du Land Art semble donc couler de source.
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Illustration ci-dessus : Robert Smithson, Spiral Jetty, 1970. Cette gigantesque spirale de 450 mètres de long, sur 4 mètres de large, faite de rochers de basalte, de boue, de cristaux de sel, de bois et d’eau, s’enroule dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en se jetant au Nord-Est du Grand Lac Salé près de Salt Lake City dans l’Utah, Etats-Unis. Submergée peu de temps après sa construction par une brusque montée des eaux, la jetée est restée une trentaine d’années sous l’eau avant que le niveau de l’eau ne baisse à nouveau pour laisser apparaître la jetée, blanchie par les incrustations de sel en 2004, pour l’engloutir encore une fois en partie l’année suivante. Spiral Jetty est un magnifique exemple du caractère éphémère, sinon changeant des œuvres de Land Art, soumises aux conditions climatiques et au passage du temps. 124
Illustration ci-dessus : Nancy Holt, Sun tunnels, 1973-1976. 84
L e A b o
C o r p s s e n t
Le silence est d’or. L’absence, le «manque de présence», peut parfois signifier plus sinon autant que la présence elle-même. Cela est d’autant plus vrai pour le corps, dont l’absence signifie parfois davantage que sa présence. Par exemple, une photographie d’un lit vide, qui semble encore chaud et plein du sommeil de quelqu’un qui a laissé des sousvêtements au sol, peut parfois être plus parlante que la photographie de cette personne en question.
Sophie Calle, Les Dormeurs, 1979. Cette série de Sophie Calle consistait à inviter des gens à dormir dans son lit pour les photographier dans leur sommeil, mais également capturer l’empreinte que leurs corps endormis ont laissés sur le matelas, dans les draps de l’artiste. Tandis que la photographie du couple est rassurante, a quelque chose d’apaisant et doux, la seconde, celle du lit vide est intriguante. Un lit vide défait évoque rarement quelque chose de positif.
85
C h i h a r u o
S h i o t a
Née en 1972 à Osaka, l’artiste japonaise qui vit et travaille à Berlin depuis 1996 n’est jamais présente «objectivement» dans ses oeuvres. D’une poésie rare, l’oeuvre de Chiharu Shiota, nous invite à pénétrer dans son monde onirique, qui est à la fois angoissant et dérangeant. Son installation After the Dream125 présentée à l’exposition «Home of Memory» à la Maison Rouge126 conviait le spectateur à y pénétrer, par un chemin formé par l’enchevêtrement de fils noirs, emmêlés de façon à donner la sensation d’être pris au piège d’une immense toile d’araignée ou de marcher dans une forêt lugubre en hiver, le soir. C’est au spectateur - qui devient alors acteur et prend part au processus de création de l’oeuvre d’art - de se frayer un chemin à travers ce passage, où les fils de laine noire forment un dédale de lignes graphiques en trois dimensions.
Illustration ci-dessus et page suivante : Chiharu Shiota, After the Dream, 2009, fils de laine noirs et robes blanches, présentée dans le cadre de l’Exposition «Home of Memory», Maison Rouge, Paris. 125
126
Chiharu Shiota, Exposition «Home of Memory», du 12 février au 15 mai 2011 à la Maison Rouge, Paris. 86
A l’intérieur de cet enchevêtrement sont emprisonnées des robes blanches, toutes simples, dans leur cage de laine. De cette façon, le spectateur ne peut les saisir, mais elle ne peuvent s’échapper non plus : ces robes sont prisonnières de la mémoire, bien que le fil du souvenir ne soit constitué que de laine... Le travail de Chiharu Shiota est basé sur la mémoire. Ces robes blanches représentent des souvenirs présents dans notre esprit. Cependant, la fragilité du matériau qui les entoure, le fil de laine, laisse penser que la mémoire peut s’étioler. Les souvenirs, purs et intacts à l’image des robes blanches flottant dans l’air, sont également fragiles, fuyant, et souvent enjolivés par notre esprit.
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87
M i r i a m
S c h a p i r o
o Quelle meilleure empreinte du corps féminin que son environnement ? C’est ce que propose Miriam Schapiro dans son projet collectif The Education of Women as Artists : Project Womanhouse en 1972. Avec Judith Chicago, toutes deux enseignantes au CalArts (California Institute for the Arts) de Los Angeles et fortement engagée dans le féminisme, elles montent avec leurs élèves et collègues un projet consistant à réhabiliter une maison vouée à la destruction dans la banlieue de Hollywood pour en faire un concept à la fois d’oeuvres, et de lieu de performance éphémère. Mierle Laderman Ukeles 127 en fera d’ailleurs l’objet de nombreuses performances entre 1973 et 1976, qui consistaient à venir effectuer des tâches d’entretien dans des lieux publics ou des institutions en répétant «Je suis une artiste. Je suis une femme. Je suis une épouse. Je suis une mère. Je fais le ménage, la lessive, la cuisine, rénovation, soutien, entretien, etc. Aussi, je «fais» de l’art. [...] Mon travail sera l’oeuvre.»
127
Mierle Laderman Ukeles, née en 1939, est une artiste féministe vivant et travaillant à New York, auteur en 1969 d’un manifeste intitulé «Maintenance Art - Proposal for an Exhibition». Un de ses projets les plus connus est Touch Sanitation qu’elle mena de 1970 à 1980, qui consistait à serrer la main de plus de 8500 employés des services d’entretien de la ville en leur disant «Thank you for keeping New York City alive» (merci de maintenir New York en vie). 88
Visible durant les mois de Janvier et Février de l’année 1972, Project Womanhouse eut un fort impact auprès des médias et du monde de l’art en général. Et pour cause, car pénétrer dans cette maison relève d’un voyage dans les profondeurs de l’univers féminin. Lorsque l’on y entre, sur les marches d’escalier se dresse un mannequin en robe de mariée128. Mais il ne s’agit pas d’une robe quelconque, et l’on remarque vite que sa traîne comporte un dégradé de gris, devenant de plus en plus sombre à mesure qu’elle se dirige vers la cuisine... La femme, dès lors qu’elle se marie, est condamnée à passer une grande partie de sa vie dans cette pièce, qui apparaît alors comme une prison. Continuons la visite par la cuisine : Nurturant Kitchen 129, créée par Susan Frazier, Vickie Hodgetts et Robin Weltsch, est peinte en rose du sol au plafond, du frigo à l’évier. Les rideaux, roses également, dessinent une courbe de seins, tandis que des oeufs au plat, représentant des tétons, étaient collés sur le plafond et les cloisons. Selon Miriam S c h a p i r o130 , l a cuisine est «un champ de bataille où les femmes disputaient à leur mère la part d’amour et de confort qui leur revenait. C’était une arène où l’abondance régnait apparemment, mais où, en réalité, la mère exprimait l’amertume d’être emprisonnée dans une situation à laquelle elle ne pouvait échapper, situation que la société encourageait.»
128
Kathy Huberland, Bridal Staircase, 1972, Womanhouse, Los Angeles.
129
Illustration-ci-dessus : Susan Frazier, Vickie Hodgetts et Robin Weltsch, Nurturant Kitchen (cuisine nourricière), 1972, objets trouvés ou fabriqués, peinture, dimensions variables, Womanhouse, Los Angeles. 130
Citation de Miriam Schapiro dans «The Education of Woman as Artists : Project Womanhouse», 1973. 89
Même si aujourd’hui la cuisine tend à devenir une pièce «unisexe», l’image de la femme aux fourneaux reste encore une image traditionnelle, même si celle-ci travaille autant que son époux. La chambre, avec son étagère131 se resserrant sur un mannequin nu, encastré à moitié dans le meuble, et qui semble vouloir s’en dégager comme le montre sa jambe qui avançant hors de son étau, fait également référence à cette notion d’emprisonnement de la femme dans ce qui la définit comme être : ses tâches ménagères, de lessive, d’entretien, de couture. Poursuivons par la pièce qui interpella sans doute le plus l’opinion car elle touche à un tabou : les menstruations dans Menstruation Bathroom132 . En effet, la salle de bain, à l’aspect minimaliste, est entièrement blanche et vide, propre et très bien rangée. Des produits utilisés par les femmes lorsqu’elles ont leur règles, tels des tampons et des serviettes hygiéniques sont disposés méthodiquement sur une étagère. Seule ombre au tableau : la poubelle remplie de tampons usagés choque le spectateur par sa couleur rouge, et la représentation de cet objet du quotidien que la femme s’emploie d’ordinaire à dissimuler si savamment. Le fait que cette salle de bain soit si bien ordonnée, et non pas sale ou en désordre, renforce le contraste avec l’aspect repoussant des tampons imbibés de sang et affirme qu’il s’agit bien d’une chose normale, qui fait partie de la vie de chaque femme et que cela ne devrait pas être, pour elle, source de honte et de malaise. Le tampon qui semble se faufiler hors de la corbeille montre que le mouvement de lutte contre ces tabous, contre la diabolisation du cycle menstruel est en marche, grâce aux mouvements féministes. L’impact du projet dépasse largement les limites de la Californie et influencera nombre de féministe, notamment grâce à leur méthode de développement de la personnalité133 qui permit en particulier de montrer cette formidable Womanhouse, avant sa destruction. Les fondations d’une nouvelle identité féminine restent alors à construire sur les ruines de l’asservissement des femmes dans les sociétés occidentales.
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131
Sandra Orgel, Linen Closet & Ironing, 1972, Womanhouse, Los Angeles.
132
Page 88 : Judy Chicago, Menstruation Bathroom, 1972, Womanhouse, Los Angeles.
133
Les techniques de développement de la personnalité de Miriam Schapiro et Judy Chicago sont inspirées des idées de Paulo Freire, pédagogue brésilien : Education comme pratique de la liberté, 1974 et Pédagogie des Opprimés, écrit en 1969 et publié en 1974. 90
Louise
Bourgeois
o Bien que se trouvant au cœur de son travail, le corps est, chez Louise Bourgeois, plus souvent suggéré que présenté comme tel. Son œuvre autobiographique, monumentale et ô combien riche, en fait l’une des artistes les plus passionnantes du XXème siècle et début du XXIème siècle. Sa fameuse Fillette 134 représente un énorme sexe masculin. Pour comprendre cette oeuvre - comme c’est le cas à vrai dire pour la plupart des oeuvres d’art contemporain - il faut se pencher sur la biographie de Louise Bourgeois. C’est alors que l’on découvre que lorsqu’elle était encore une enfant, elle s’aperçut que son père avait une liaison avec sa jeune nounou anglaise et que sa mère faisait mine d’ignorer cette relation.
134
Louise Bourgeois, Fillette, 1968. 91
Cet épisode de sa vie la marqua jusqu’à sa mort, et Louise Bourgeois se servira de son art comme d’un thérapie, d’une catharsis pour expier ses démons, comme elle le fit également dans The Destruction of the Father135 ou des formes phalliques semblent esquisser des formes humains.
L’artiste dira à propos de cette oeuvre : «Puisque j’ai été démolie par mon père, pourquoi est-ce que je ne le démolirais pas ?136». «Tout mon travail des cinquante dernières années, tous mes sujets, trouvent leur source dans mon enfance. Elle n’a jamais perdu de sa magie, de son mystère, ni de son drame», déclara également Louise Bourgeois. L’autre personnage clé de son travail est sa mère, qu’elle adore et avec qui elle a une relation privilégiée, jusqu’à la mort de celle-ci, alors que Louise a 21 ans. Restauratrice de tapisseries anciennes, elle la représentera sous la forme d’une araignée. «Ma meilleure amie était ma mère, qui était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable, indispensable qu’une araignée137».
135
Illustration ci-dessus : Louise Bourgeois, The Destruction of the Father (la destruction du père), 1974.
136
Extrait de «Louise Bourgeois. Itinéraire d’une enfant tourmentée», Marie Desnos, ParisMatch.com, 1er Juin 2010. 137
Déclaration de Louise Bourgeois, dans la cadre d’un portrait réalisé par le Centre Pompidou à Paris en 1993. Celui-ci consacra une rétrospective à l’artiste du 5 mars au 2 juin 2008. 92
Elle commence sa série d’Araignées au milieu des années 1990, dont l’une d’elle se nomme explicitement Maman. Mais même si Louise Bourgeois la définit comme un être bon, quasiment parfait si l’on en croit ses dires, il s’agit tout de même d’une araignée géante, qui provoque un sentiment d’angoisse, d’effroi, de malaise en tous les cas. Serait-ce une manière d’évoquer plus ou moins consciemment pour Louise Bourgeois un certain mystère de la féminité, tout en ambigüité, en dualité, fait de douceur et de dureté, de joie et de tristesse, de sécurité et de crainte ? On remarquera néanmoins, même si la question précédente reste entière, que l’artiste, sans se servir directement de son corps, nous livre une autobiographie puissante et sensible.
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93
D u o
l a i t
a u
s a n g
L’utilisation des liquides corporels est loin d’être une chose nouvelle dans l’Histoire de l’Art. Le sang du Christ à lui seul mériterait un épais ouvrage, mais également Saint-Sébastien transpercé de flèches, pour ne citer qu’eux. Quand on pense au sang de manière générale dans l’art classique, c’est l’image d’un guerrier sanguinaire et ensanglanté qui nous vient directement à l’esprit. La femme, sauf exception, n’est pas liée directement au sang. Jean Clair, dans son ouvrage De Immundo138 , propose une sorte de hiérarchie des humeurs : « Au sommet, bien sûr il y a le sang. Humeur noble, il est le siège de la vie, de l’âme et de ses plus hautes qualités, la vertu, le courage. Il est aussi le représentant de ce que le sauveur a versé pour nous, le Saint-Sang ». Et d’ajouter : « Vient, tout aussitôt après, le lait de Marie ». C’est donc par ce liquide nourricier que les femmes sont représentées : on ne compte pas le nombre de vierges allaitant, les vierges lactatrices, mais aussi des tableaux abordant le thème de la Charité Romaine139 ou des thèmes mythologiques tels que La Naissance de la Voie Lactée de Rubens140 (1577-1640), dans lequel Junon refuse de nourrir Hercule de son lait qui, en giclant, crée la voie lactée. Notons d’ailleurs que le sein, berceau de la vie, est également représenté mutilé : pour les Amazones par exemple, se couper le sein avait pour but de faciliter le tir à l’arc mais surtout pour s’élever au rang de l’homme, et de l’homme guerrier à plus forte raison, par l’intermédiaire de la blessure, et donc du sang. Nous sommes cependant forcés de constater aujourd’hui un bouleversement dans ce rapport de la femme avec ce que son corps produit. En effet, si les œuvres de femmes donnant le sein abondaient autrefois, elles sont aujourd’hui extrêmement rare, et lorsqu’elles existent, c’est tantôt de façon ironique et critique (comme Cindy Sherman141 ), tantôt pour représenter la figure maternelle, la plupart du temps distincte de la figure de l’artiste (Louise Bourgeois, dessin…). Depuis que les femmes ont repris droit sur leur corps et sur leur faculté de reproduction, le lait maternel, symbole de la femme génitrice, de la mère, laisse alors la place au sang, et particulièrement au sang menstruel, synonyme d’une sexualité non fécondée, non reproductive. De nombreuses artistes contemporaines se sont en effet penchées sur ce matériau ô combien symbolique, longtemps sujet tabou qui devient aujourd’hui et ce depuis la fin des années 70, un médium d’expression privilégié pour parler de la condition féminine. 138
Jean Clair, 2004, De Immundo, Editions Galilée, Paris, p. 82-84.
139
La Charité Romaine est le récit de l’histoire de Péra, qui sauva son père Cimon, emprisonnée et condamné à mourir de faim, en l’allaitant. 140
Illustration ci-dessus : Rubens, La Naissance de la Voie Lactée, Museo Nacional del Prado, Madrid.
141
Illustration ci-dessus : Cindy Sherman, Untitled #225, 1990, série «Historic Portrait». 94
La première à l’utiliser est VALIE EXPORT qui, en 1966, réalise la vidéo Menstruationsfilm (1966-1967) dans laquelle, assise sur un mur blanc, elle urine pendant sa période de règles, ce qui produit sur la « toile » des trainées colorées. Gina Pane elle aussi utilisera son sang sur des cotons dans Une semaine de mon sang menstruel (1973). Ana Mendieta utilise de la peinture pour simuler du sang dans une reconstitution d’un viol qui l’a profondément marquée142 (Rape Scene, 1973). Judy Chicago emploie le sang dans sa Menstruation Bathroom dans le Womanhouse Project (1972). Dans une de ses lettres à son amant Thomas, Marie Morel utilise son sang menstruel comme peinture (« je trempe ce pinceau dans mon sang pour vous écrire ce mot d’amour Thomas je vous aime »). Plus récemment encore, Laetitia Bourget l’utilise sur des mouchoirs en papier qui, une fois dépliés, forment une infinité de tests de Rorschach (Mouchoirs Menstruels, 1997-2005). Mais ces artistes inspirées par le sang menstruel ne peuvent se compter sur les doigts d’une main : elles sont très nombreuses et fournissent un éventail très variés de toutes ses possibilités d’utilisation, et autant de messages.
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142
Illustration ci-dessus : Ana Mendieta, Rape Scene, 1973. 95
Conclusion o
Quel est le bilan à dégager de cette étude ? En sommes-nous toujours au même point depuis que les Guerrilla Girls dénonçaient la faible proportion de femmes artistes dans les musées 143 ? Nous ne pouvons que constater que cela évolue constamment, dans le sens positif. Le Musée National d’Art Moderne au Centre Georges Pompidou remarque que le pourcentage d’achat d’œuvres d’artistes femmes est passé de 10 à 25% en quarante ans (comparaison des achats d’œuvres entre 1960 et 1969, et entre 2000 et 2009)144 . Et cette tendance semble se généraliser (chercher d’autres sources). Mais ces femmes, qui ont été si longtemps éloignées de toutes formes d’éducation artistique sérieuse et mises à l’écart des institutions culturelles, peuvent-elles véritablement renoncer à leur instinct révolutionnaire et se fondre dans le moule d’un musée d’art moderne ?
143
Illustration ci-dessus : Guerrilla Girls, Do women have to be naked to get into the Met. Museum? (Les femmes doivent-elles être nues pour pouvoir rentrer au Metropolitan Museum?), affiche apposée sur les bus new yorkais en 1989. 144
http://elles.centrepompidou.fr/blog/?page_id=5 96
Quand certaines revendiquent le fait d’être un artiste avant d’être une femme, ou en tout cas avant d’être une femme artiste comme Marina Abramovic par exemple, d’autres préfèrent sortir de ces milieux institutionnels desquels elles ont été exclues, sinon tenues à l’écart pendant des siècles, pour bouleverser les institutions et créer de nouveaux moyens d’exposer leur art, lui-même novateur et pionnier dans de nombreux domaines. C’est par exemple grâce aux femmes que la photographie, à ses débuts, a pu se développer et devenir le médium que l’on connaît aujourd’hui. En effet, quand les hommes artistes, forts de leurs connaissances et de leur technique en matière de Beaux-Arts, ont en quelque sorte « snobé » la photographie, moyen mécanique et chimique de capturer la réalité. C’était sans compter sur des artistes comme Diane Arbus (1923-1971), Margaret Bourke-White (1904-1971), Lee Miller (1907-1977), Germaine Krull (1897-1985), Dorothea Lange (1895-1965), Mabel Bonney (1894-1978), etc. Ces femmes, profitant de l’aspect « facile » de la photographie, ont réussi à s’imposer comme des artistes majeures, novatrices et talentueuses. Les femmes artistes ont continué à explorer de nouveaux moyens d’expression, correspondant au message qu’elles veulent transmettre. Elles ont bouleversé l’art corporel et ont également été pionnières en matière d’art numérique (comme par exemple : Rebecca Allen, Cécile Babiole, Catherine Ikam, Albertine Meunier, Christa Sommerer, etc.). Dans Steps (Illustration), Rebecca Allen montre qu’elle s’intéresse à toutes les étapes de la modélisation. Son personnage féminin grimpe des marches, et l’on peut découvrir sa métamorphose, depuis sa structure intérieure dite en fil de fer, jusqu’à son recouvrement par une peau artificielle.
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Leur plus bel instrument de travail, celui que j’ai décidé de traiter ici, permet de multiples moyens d’exploitation comme nous venons de le voir : quel meilleur messager que le corps quand il s’agit de célébrer sa nouvelle liberté ? On peut supposer que l’art des femmes n’en est qu’à son adolescence et, au vu des avancées technologiques de ces quelques dernières décennies telles que la chirurgie esthétique ou la retouche photographique pour ne citer qu’elles, qu’il a de belles années devant lui. Mais justement, jusqu’où pousseront-elles les limites de leur corps ?
L’artiste américaine Marni Kotak145 a fait la une de la presse, et pas seulement de la presse artistique, quand, le 25 octobre 2011, celle-ci donne naissance à son fils Ajax dans la galerie Microscope à New York devant une vingtaine de spectateurs émus, dans le cadre de son projet The Birth of Baby X. Giorgio Vasari, peintre et écrivain de la Renaissance déclarait : « Les hommes créent, les femmes procréent ». En un sens, Marni Kotak le fait mentir puisque, en plus de procréer comme toute bonne femme se doit de le faire selon lui, l’artiste fait de sa procréation l’objet même de sa création. Dans la mythologie grecque, le héros Ajax n’est blessé dans aucune bataille décrite dans l’Illiade d’Homère. Il est également le seul personnage principal des deux côtés qui ne reçoit aucune assistance des dieux qui prennent part aux combats. En prénommant son fils Ajax, Marni Kotak s’est-elle souvenue de la légende grecque ? 145
http://marnikotak.com Illustration ci-dessus : Marni Kotak, The Birth of Baby X, 2011, Galerie Microscope, New York. 98
«L’art féminin» n’existe pas, car l’art n’a pas de sexe. L’art des femmes, en revanche, semble être un terme approprié pour parler de la diversité de la création contemporaine. L’histoire encore fraîche de leur émancipation s’inscrit dans leur travail, qu’elles se revendiquent féministes ou non. Même si elles gagnent des batailles contre le sexisme, le discours des artistes femmes ne s’épuise pas, bien au contraire, et donne tort à Octave Uzanne qui disait que «la femme de génie n’existe pas, et quand elle existe, c’est un homme». Ou alors, il faudrait revoir la définition de «génie». «On ne naît pas femme, on le devient», disait Simone de Beauvoir. Ces artistes femmes, dont l’oeuvre se rapproche sans cesse de la vie, à l’image de Marni Kotak, ont indéniablement bouleversé le monde de l’art contemporain depuis les années soixante-dix. Elles influencent aujourd’hui la femme du XXIème siècle, qui prend sa vie et sa féminité à bras-le-corps.
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R E F E R E N C E S o Ouvrages et Parutions Beaudet, Pascale, 2004, Artemisia Gentileschi, artiste peintre et femme libre. Beauvoir (de), Simone, 1946, Le Deuxième Sexe, Gallimard, Paris. Bernard, Michel, 1976, Le Corps, collection «Corps et culture», Editions universitaires, Paris. Calle, Sophie, 2003, Douleur Exquise, Actes Sud, Arles. Camus, Marianne, 2006, Création au féminin - Volume 2 : Arts visuels, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon. Clair, Jean, 2004, De Immundo, Editions Galilée, Paris, p. 82-84. Collectif, 2009, Elles@centrepompidou - Artistes Femmes dans la Collection du Musée National d’Art Moderne, Centre de Création Industrielle, Centre Pompidou, Paris. Daily News, mardi 4 Juin 1968, New York. Darrieussecq, Marie, «Miss Cindy & Dr. Sherman», Beaux Arts Magazine, n° 333, Mars 2012. Desnos, Marie, Louise Bourgeois. Itinéraire d’une enfant tourmentée, ParisMatch.com, 1er Juin 2010. Freud, Sigmund, Janvier 1970, Malaise dans la civilisation, traduit par Ch. et I. Odier, in Revue Française, Gallimard, Paris, page 20. «Gina Pane», Les Revues parlées, Paris, Centre Pompidou, Colloque international du 29 mai 1996. Griffin, Susan, 1978, Woman and Nature : The Roaring inside Her, Sierra Club Books, San Francisco.
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L’année 1968 a profondément marqué l’histoire du XXème siècle, bouleversant les mœurs des sociétés occidentales. La révolution sexuelle qui en a découlé a donné une impulsion à la libération du corps, notamment celui de la femme, jusqu’alors réduit à sa fonction reproductive ou à un objet de fantasmes érotiques. Quasiment absentes de la scène artistique jusqu’aux années 1970, des femmes investissent alors le champ de l’art pour y dénoncer et combattre “l’identité” que leur a imposée le masculin-maître. Pour donner de la voix, elles n’hésiteront pas à utiliser l’artillerie lourde : leur corps, longtemps resté sujet passif à la disposition des artistes mâles. «A Bras-Le-Corps, Panorama de la création artistique des femmes depuis la Révolution Sexuelle des années soixantedix» propose un inventaire des différents moyens et sujets exploités par des femmes artistes, qui vivent leur passion et leur engagement jusque dans leur chair. Qu’elles se revendiquent féministes ou non, ces guerilleras nous dévoilent comment elles se sont attaquées à l’image du corps de la femme, véhiculée pendant des siècles, sans qu’elles n’aient eu leur mot à dire. A partir de ce travail d’analyse, nombre d’entre elles ont produit une œuvre, qui donne une toute autre représentation de la femme et de son corps.
The year 1968 profoundly marked the history of the twentieth century, upsetting the mores of Western societies. The sexual revolution that ensued was the impetus for the release of the body, specifically the female body. Until then the woman’s body had been reduced to its reproductive function or as an object of erotic fantasies. Virtually absent from the art scene until the 1970s, women began to invest in field of art. So that they could stand up and expose the ‘female identity’ that male artists had created. As a result of this rise to action, women did not hesitate to rebel using profound artillery, their bodies, which had long remained a passive subject available only to male artists. «A Bras-Le-Corps, Panorama de la création artistique des femmes depuis la Révolution Sexuelle des années soixantedix» offers an inventory of different ways subjects were used by female artists, female artists who lived and breathed their passion and commitment into the very flesh of their subjects. Whether they claim to be feminists or not, these guerilla girls revealed how they had addressed the image of the female body that had only been conveyed for centuries by male artists. From this analysis, it is evident that many of them have produced a work that gives a different representation of the woman and her body.