L’argumentation « souple » de Perelman
Module 5 / Débats et enjeux philosophiques : la pensée critique, l’argumentation et la liberté d’expression
Section 2 / Pensée critique et argumentation
Auteur / Guy Haarscher
Réalisation / Ariane Bachelart & Julien Di Pietrantonio
On mesure difficilement aujourd’hui l’importance du Traité de l’argumentation de Perelman, publié en 1958, tant ce qu’il comportait de très original est presque devenu une évidence. A cette époque, un professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles décidait, avec l’aide de Lucie Olbrechts-Tyteca, de réévaluer l’ancienne rhétorique, tombée en discrédit. Cela n’avait l’air de rien, mais les conséquences de ce choix se feraient longtemps sentir. La rhétorique avait – et, malgré Perelman, a souvent encore – mauvaise réputation. Souvent, elle s’identifie à un art pernicieux déployé par les orateurs, capables d’ « emballer » le public dans un beau discours, de le soûler de paroles aguichantes, de jouer sur les émotions et sur les peurs. Elle se rapproche alors dangereusement de l’action des démagogues et des sophistes, lesquels, selon Aristophane, auteur de comédies célèbres, réussissaient à faire passer la cause la plus faible pour la cause la plus forte. La cause forte, c’est celle pour laquelle on peut produire les meilleures raisons, du moins si l’on y réfléchit à tête reposée. Mais c’est ce repos, cette distance critique, ce « refroidissement » de l’esprit qu’empêche la prestidigitation verbale des sophistes. Eux sont capables de faire triompher la cause faible en lui donnant l’apparence de la cause forte : ce qui compte en effet devant un auditoire, ce n’est pas le vrai (qu’il ne comprend peut-être pas) mais le vraisemblable : ce qui « a l’air » vrai. Et pour donner à la cause cette apparence, l’orateur ou le propagandiste dispose des meilleurs instruments de manipulation mentale. Face à ce danger d’une parole kidnappée par les démagogues et donc d’une perversion de la démocratie, les philosophes ont souvent réagi en dénonçant l’irrationalité et la jobardise des masses (du demos). Ils ont opposé à ce discours truqué un discours vrai, rationnel, démonstratif. Telle fut la position immensément influente dans le monde moderne de Descartes, qui n’admettait « en sa créance » que des vérités qui ne seraient plus susceptibles de fragilisation par la moindre mise en doute. En un sens, c’est de la sorte que progresse la science : elle se base sur des énoncés vérifiés, même s’ils peuvent être invalidés par de nouveaux progrès de la recherche.
Université libre de Bruxelles / Développer sa pensée critique 1
Module 5 / Section 2
Chaïm Perelman / http://blogusoperandi.blogspot.be / Public Domain
CHAÏM PERELMAN Ce qui compte en tout cas dans cet engouement pour ce que Descartes appelait les idées « claires et distinctes », c’est la rigueur des démonstrations, et l’adoption si possible d’un langage mathématique. Rappelons-nous cependant que les démagogues commettent leurs « méfaits » dans la vie sociale. Ils essaient certes de pénétrer le champ, assez fermé pour eux, du débat scientifique, et ils y arrivent parfois – en témoigne la controverse du « dessein intelligent » (intelligent design), dont nous avons parlé dans un module antérieur, et qui fait rage à l’heure actuelle aux Etats-Unis, à l’initiative des évangéliques protestants, mais aussi dans certaines parties du monde musulman : on voudrait faire croire que la biologie scientifique, d’origine darwinienne et mendélienne, ne peut rendre compte des organismes complexes, et que, pour finir, la vie serait mieux compréhensible si l’on présupposait le projet d’un grand architecte (designer). Tous les grands savants américains ont dénoncé la rhétorique sophistique à l’œuvre dans les « démonstrations » des défenseurs de l’intelligent design. Il reste que le champ privilégié du discours sophistique, c’est le domaine politique, cette « chose publique » (res publica) qui nous concerne tous, nous qui n’en sommes pas les spécialistes (s’il en existe en ce domaine). Mais ici, la solution n’apparaît pas si simple. Une des devises des Lumières est : La science vaincra les ténèbres. Les idées claires et distinctes vaincront l’irrationalité entretenue par les sophistes. Or les débats éthiques et politiques ne se prêtent nullement chacun s’en rend bien compte aux certitudes scientifiques. Si quelque philosophe avait pu produire une
science de la liberté, de l’égalité, de la justice, du bien commun, cela se saurait. Les philosophes, pas plus que le demos manipulable, n’y sont arrivés. Perelman s’est trouvé confronté à cette situation au début des années 1950. Une alternative ruineuse semblait s’imposer au philosophe : soit il acceptait que le débat politique reste le champ clos de la démagogie, de la propagande et de la sophistique ; soit il tentait d’imposer la raison cartésienne à une « matière » celle de la vie humaine et sociale qui y semblait résolument rebelle. C’est le refus de cette double impasse qui fait toute l’importance du Traité de l’argumentation. Perelman a tenté de réévaluer la rhétorique, l’art du débat et de la controverse démocratiques, et de les arracher autant à la manipulation sophistique qu’à l’illusion rationaliste cartésienne. Entreprise vitale s’il en est pour l’avenir de la démocratie. Apprendre à bien raisonner : qui ne défendrait une telle exigence, centrale pour la démocratie ? A quoi bon donner quelque crédit à un vote majoritaire s’il ne constitue pas le produit d’un débat sérieux ? Le nombre ne fait pas la raison. Mais les idées claires et distinctes et la logique démonstrative ne sont pas applicables à la vita activa. Le risque existe donc que l’on tombe de Charybde en Scylla : que l’on laisse le champ libre aux sophistes. Toute l’ambition du Traité de l’argumentation peut être considérée comme consistant à parer à un tel danger. Dans la vie politique au sens élevé du terme (la recherche en commun de l’intérêt général), ainsi que dans le débat judiciaire, la production de bonnes raisons certes jamais totalement contraignantes apparaît essentielle. Université libre de Bruxelles / Développer sa pensée critique 2