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DAMIEN JALET À PROPOS DU SPECTACLE

Kites (37 min) Création 2022

Traduction du monologue d’introduction de la pièce

« Tout ne tient qu’à un fil, je te jure, je repose dans cette plaine, la bouche sèche, le souffle court, et tu es là près de moi, tu pourrais t’en aller mais il y’a une attache, tout s’est renversé et il n’y a plus que du bleu sous mes yeux, le bleu du ciel, le bleu de l’océan, je n’en sais rien, mais je me revois enfant, debout sur la proue d’un ferry qui traversait la mer, c’était mon premier voyage, j’avais sans doute six ans et le vent soufflait si fort que j’avais cru que mon poids ne me suffirait plus, que je pourrais enfin m’envoler par-dessus bord, j’étais effrayé.e, j’étais libre, pareil.le à un corps qui se découvre, pareil.le à une âme en transition, mais je n’avais jamais vraiment quitté le sol, pendue à la Terre comme un poisson accroché à un câble, sauf que ça y est, c’est fini cette foisci, oui, ça commence maintenant, les nuages changent de place et tout semble soudain de plus en plus petit, des gamins courent sur l’horizon quand je sens que quelque chose commence à se détacher, doucement, simplement, le textile devient un organe, la robe des fantômes, l’écart entre le tissu et la peau grossit puis je décèle une forme au-dessus de moi, peut-être cette fillette qui nous regarde en riant, peut-être toi qui essaye de me retenir, peut-être juste moi en train de partir, j’ai à nouveau l’impression que le souffle qui soulève la poussière pourrait m’embarquer et à partir de cette seconde, plus de charge et plus de gravité, juste une spirale qui se répète à l’infini, est-ce que nous nous sommes serré.e.s trop fort ? est-ce que ma liberté dépendait de ce cordon ?, en tous cas le lien a craqué puis je me suis crashé.e, je deviens flottant.e, léger.e et fictif.ve, je crois un instant être un aigle égaré dans l’immensité céleste ou un drone survolant son propre territoire, tu ne m’as pas suivi.e, pas pu ou pas voulu je n’en sais rien, mais je te jure, c’est tout ce qu’il reste de moi, la tempête gronde pourtant on dirait le printemps, je sens l’urgence de trouver la joie et ça y est, c’est fini cette fois-ci, oui, ça commence maintenant, les collines ont l’air minuscules vues d’ici, les rafales battent la nature dans une saccade féroce, les blés couchés, les plantes couchées, les animaux couchés, mon corps couché aussi, oui, mais moi qui monte, qui n’arrête plus de croître, qui épouse les moindres bourrasques, qui se tord parfois avant de se relever, qui chavire, hésite puis voltige, les yeux grands ouverts, la poitrine grande ouverte, les lèvres grandes ouvertes, je m’abandonne à cette force imprévisible et j’observe mon corps en lutte, bataillant, augmentant avant de s’effondrer, accélérant après s’être effondrée, lévitant puis plongeant, surfant encore et encore sur les courants, une chute libre, c’est comme un miroir, je n’ai jamais été aussi présente que depuis qu’on ne me voit plus, jamais été aussi puissante quoiqu’on ne puisse plus me toucher, c’est la première fois, je crois, c’est la dernière fois, c’est sûr, mes membres se sont étirés et mes vaisseaux dilatés, mais mes poumons sont gonflés et mes émotions ont survécu, je porte la robe des fantômes pour rebondir sur le tissu du monde en t’imaginant me regarder depuis le sol, silencieusement, si près de moi, à vol d’oiseau, le tourbillon qui me remue est un fragment des flux qui animent les vagues, attisent les flammes et érodent les reliefs, ceux qui dispersent les particules, assèchent le paysage ou actionnent les moulins, tous ceux-là pour moi seule cette fois, moi dans le vent, moi qui me sens portée, transportée par ce mouvement languide et hasardeux, sa menace sifflante et son entrain enivrant, l’air se joue de moi comme d’une harpe solitaire ou d’une feuille volante, une vie s’achève et une fête débute, je ne me reconnais même plus, je ne te vois presque plus, tout ne tient qu’à un fil, je te jure, je suis si haut, si loin, plus qu’une forme qui se dissipe, des teintes qui luisent, un cerf-volant dans le ciel. »

Théo Casciani

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