En Rue vs
Anru Faire la rénovation urbaine en commun Léa Villain
En Rue vs
Anru Faire la rénovation urbaine en commun
Léa Villain DE 3 - Séminaire Constellations - Architectures du commun Dir. Emmanuel Doutriaux et Carolina Menezes Ferreira ENSA Paris Val-de-Seine 2021
Merci.
Je profite de ces quelques lignes pour remercier toutes les personnes qui ont contribué de près comme de loin à l’écriture de ce mémoire, et qui ont su m’accompagner tout du long. En premier lieu, je tiens à manifester mes remerciements à tous les membres du collectif En Rue pour leur accueil chaleureux lors de ma participation aux deux sessions de chantier de cet été à SaintPol-sur-Mer. Ce fut un réel plaisir pour moi d’avoir l’opportunité de participer à cette expérience, qui j’en suis certaine, saura m’influencer dans ma future pratique d’architecte. Aussi, je remercie sincèrement Carolina Menezes Ferreira et Emmanuel Doutriaux pour leur suivi et leur accompagnement qui ont largement participé à l’enrichissement de ce mémoire. Ces deux derniers semestres passés au séminaire « Constellations – Architectures du commun » auront été pour moi riches en découvertes.
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Sommaire
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Merci.
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Sommaire
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Avant-propos
Des Conseils citoyens aux mobilisations citoyennes
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L’En Rue
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L’expérimentation inachevée du Cube
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A. Le Cube : un nouveau terrain d’expérimentation B. Octobre 2020 : effondrement du Cube et fin de l’En Rue ?
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(Dé)construire la rénovation urbaine
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A. « Faire l’En Rue avant l’ANRU » : révéler le pouvoir d’agir des habitants B. Le chantier participatif, un moment privilégié pour la constitution d’un commun oppositionnel
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Reprendre part aux débats
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A. Les biens publics, une propriété collective ? B. La participation citoyenne, une utopie démocratique ?
Vers une nouvelle pratique du métier d’architecte 7
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Avant-propos
Mon huitième semestre en école d’architecture a marqué un tournant dans ma réflexion concernant ma future pratique d’architecte. Tout a commencé par mon inscription dans le séminaire intitulé « Constellations – Architectures du commun ». Je ne saurais dire les raisons exactes qui m’ont poussé à y participer, puisque cette notion de « commun » m’était alors totalement inconnue. Pour moi, « commun » résonnait avec « collectif », et c’est une idée que j’avais profondément envie d’explorer. Cette curiosité est née de ma rencontre avec l’architecte sévillan, Santiago Cirurdega, à l’occasion du workshop européen organisé à l’école. Avec son agence Recetas Urbanas, il développe des projets publics entre légalité et illégalité, et fait participer de nombreux publics lors de ses chantiers. Au cours de cette semaine, nous avons appris combien il était important de se référer aux textes de lois pour mener à bien ce type de projet, mais aussi à quel point celleci pouvait être restrictive, auquel cas nous devions chercher à la contourner, pour toujours continuer à expérimenter. Par ailleurs, au cours du séminaire « Constellations – Architectures du commun », j’ai travaillé sur les formes de politiques d’émancipation qui existaient sur le territoire dunkerquois. C’est alors que mes enseignants m’ont parlé des projets du collectif En Rue, qui développe dans un quartier populaire de la commune de Saint-Pol-sur-Mer, des projets de design participatif avec ses habitants. Cette approche subversive m’a beaucoup intéressée, et c’est donc par curiosité que j’ai choisi de me rendre à l’été 2020 à deux chantiers participatifs organisés par l’En Rue, afin d’en avoir une approche plus pratique, et comprendre ainsi les outils qui y étaient expérimentés. Là-bas, j’ai eu l’occasion de rencontrer les nombreux acteurs du projet, qui ont pris le temps de m’expliquer leurs ambitions. Quelque part, je 8
me suis retrouvée dans leur discours, dans cette volonté de faire la ville en commun, une question sur laquelle j’aspire à travailler plus tard. Ainsi, c’est cet intérêt naissant pour les communs et pour faire la ville en commun, que j’ai choisi comme objet de ce mémoire, les expériences transgressives du collectif En Rue face aux méthodes de rénovation urbaine institutionnelles de l’ANRU.
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Des Conseils citoyens aux mobilisations citoyennes
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En 2014, les méthodes d’action de la politique de la ville, qui étaient menées jusqu’à présent sur l’ensemble du territoire depuis la loi Borloo1, ont connu législativement une nouvelle réorientation. En effet, la promulgation de la loi de programmation pour la Ville et la Cohésion urbaine édictée par François Lamy – alors ministre délégué chargé de la Ville – aura eu pour ambition de rediriger les dispositifs existants. Ce nouveau texte réforme la politique de la ville en favorisant les projets de co-construction dans les quartiers dits « prioritaires de la ville ». Cette nouvelle loi a été rédigée à la suite de la publication en 2013 du rapport co-écrit par Marie-Hélène Bacqué et Mohammed Mechmache2 concernant la réforme de celle-ci. Les auteurs y questionnent à nouveau le système de participation des citoyens tel qu’alors en place, soit « une politique conduite et décidée “par le haut”, avant tout initiée par des professionnels et des Élus locaux. »3 Ce rapport appelle à la notion de « capacitation »4, en plaçant les habitants au cœur des politiques publiques, en leur donnant ainsi le pouvoir d’agir directement sur leur milieu de vie. Enfin, ce texte a insufflé la création d’un nouveau mouvement, les Pas Sans Nous, co-fondé par Mohammed Mechmache en 2014. Ce collectif prône le
1. Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine entrée en vigueur le 1er août 2003. Cette loi correspond à une politique nationale visant à réduire les inégalités sociales et les écarts de développement entre les différents territoires « sensibles ». Elle se traduit par la création d’un programme national de rénovation urbaine (PNRU) qui s’effectuera sous la direction de l’agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). 2. BACQUE Marie-Hélène, MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, Ça ne se fera pas sans nous, Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Rapport au ministre délégué chargé de la Ville, 2013 3. Ibid. p.4 4. Notion qui vient du terme anglais empowerment, qui désigne la prise en charge de l’individu par lui-même, de sa destinée économique, professionnelle, familiale et sociale et correspond au processus d’acquisition d’un pouvoir.
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concept de capacitation des habitants en jouant le rôle de syndicat5 des quartiers populaires auprès des pouvoirs publics. Néanmoins, aujourd’hui subsiste un paradoxe entre les discours institutionnels et les pratiques réellement mises en place sur le terrain, que la loi Lamy n’est pas parvenue à résoudre. En effet, bien qu’un budget soit alloué à la participation des habitants dans les projets de rénovation urbaine, les méthodes de participation de l’ANRU se limitent à la mise en place d’une simple concertation, prenant la forme de conseils citoyens. Ces instances se composent d’habitants tirés au sort à partir de listes électorales ou de celles établies par les bailleurs sociaux et ont pour objectif principal de constituer une caisse de résonance des paroles habitantes des quartiers populaires « en toute indépendance des pouvoirs publics »6. Toutefois, l’ambition de ces conseils peut être critiquable sur de nombreux points. Tout d’abord, cette méthode aléatoire de désignation, bien que se voulant inclusive, ne fait pas appel à la volonté d’expression immanente des habitants, ni des mouvements citoyens déjà existants, et de ce fait ne garantit ni l’engagement des participants sélectionnés, ni d’obtenir in fine un échantillon représentatif de la population d’un quartier. De plus, si ces structures voulaient agir indépendamment des pouvoirs publics, en prenant la forme de contre-pouvoirs capables d’émettre une critique de l’autorité, celles-ci sont en définitive institutionnalisées car elles se trouvent être cooptées par la puissance publique, financées par elle et tirent leur légitimité de leur habilitation par le programme de politique de la ville. Par ailleurs, les programmes de rénovation urbaine s’appuient sur des méthodes qui ont largement recours à la démolition de 5. Le terme « syndicat » est généralement associé à la défense d’intérêts dans le milieu professionnel. Néanmoins, son utilisation dans ce contexte nous renvoie à son étymologie provenant du mot « sindicats » qui est une « association qui a pour objet la défense d’intérêts communs » (cf. CNRTL). 6. Article 7 de la loi n°2017-173 du 22 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine.
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bâtiments de logements pour désenclaver ces quartiers. Cet acte est souvent vécu de manière traumatique pour les populations des quartiers populaires, qui apprennent du jour au lendemain que leur quartier, parfois même leur logement, sont menacés par la destruction. La pratique du relogement fait question car elle rime avec éloignement, et qu’elle arrache les habitants d’un milieu de vie dans lequel ils ont grandi et se sont construits un fort réseau de solidarité sociale. « Il est essentiel de maintenir les habitants [des quartiers populaires] chez eux car ces lieux quels qu’ils soient représentent une histoire, une architecture chargée de mémoire, en dépit du mal-vivre qu’ils abritent. Il faut se poser la question : “D’où vient ce mal ?” Vient-il du bâtiment luimême ou bien des conditions de vie des habitants assignés à n’être rien d’autre que des locataires ? Un bâtiment collectif doit être à l’image de la communauté qui y vit, c’est pourquoi il faut que ces habitants puissent s’approprier leur habitat et être des citoyens à part entière. »7 Ainsi, de nombreux habitants et acteurs locaux des quartiers populaires se mobilisent collectivement à travers des mouvements informels pour contester les méthodes de rénovations urbaines actuelles. Ils sont parfois rejoints par des collectifs pluridisciplinaires, composés aussi bien d’architectes que de chercheurs sensibles aux enjeux sociaux de ces espaces périphériques. Cette pluridisciplinarité participe à l’enrichissement de ces projets expérimentaux qui requestionnent le système de fabrication de la ville contemporaine. C’est le cas de l’association ICI! qui réunit à la fois architectes, associations locales et habitants, et qui développe depuis 2015 un projet de co-construction pour la future transformation du quartier Sud de l’Île Saint-Denis, soumis à un programme de NPNRU8. Par 7. BOUCHAIN Patrick, Le permis de faire. Leçon inaugurale 2017 de l’Ecole de Chaillot, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2019, p.39 8. Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain.
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ailleurs, le collectif ETC, composé d’architectes, d’urbanistes et de chercheurs, est intervenu sur différents quartiers de Grands ensembles dans les villes de Marseille, Strasbourg, Rennes, Bordeaux et Reims, pour y développer des projets participatifs avec les habitants. Ainsi, ces deux exemples tendent par leur méthodologie d’action à inscrire leurs travaux dans une dynamique d’expérimentation concernant la place de l’habitant et de l’usager dans le processus de réflexion et de conception de la ville, en requalifiant le rôle de l’architecte à celui de « facilitateur ». En effet, sa mission n’est plus restreinte à seulement concevoir un bâtiment, mais s’est élargie à celle d’expérimenter de nouveaux outils adaptés aux spécificités urbaines et sociales d’un territoire qui favorisent le principe de coconstruction. L’architecte n’est alors plus simplement concepteur, il devient également l’acteur qui fait lien, facilite la rencontre et ouvre le dialogue entre les différents protagonistes – qu’ils soient dotés de savoirs aussi bien ordinaires que techniques – impliqués dans le processus de fabrication de la ville. Dès lors, comment les projets collectifs, issus de mobilisations citoyennes, participent-ils à redéfinir la place de l’habitant au sein des décisions de transformation urbaine ? En quoi cette expérimentation de nouveaux systèmes démocratiques, permet-elle d’émettre une critique à l’égard des méthodes de participation institutionnelles dans le cadre des rénovations urbaines ? Quels outils y sont déployés afin d’accompagner les habitants dans leur quête d’émancipation politique et de réappropriation de leurs espaces de vie ? Ainsi, nous étudierons à travers ce travail de recherche, les travaux du collectif En Rue qui intervient dans le quartier populaire de Saint-Pol-sur-Mer, une commune associée à la ville de Dunkerque. Ce collectif, issu d’une mobilisation citoyenne, réinterroge à travers ses projets les dispositifs institutionnels de participation 14
des habitants dans le cadre d’un processus de rénovation urbaine. De plus, les actions du collectif soulèvent la notion de commun, par l’élaboration d’une communauté qui s’organise collectivement concernant la gestion de la ressource que représentent les espaces publics des résidences sociales. Enfin, j’ai eu l’opportunité durant l’été 2020 de participer à deux sessions de chantiers participatifs organisés par l’En Rue. Cette recherche croisera alors à la fois mes observations faites sur le terrain, avec des recherches plus théoriques sur la notion de commun et de participation. D’abord, nous partirons du constat de l’expérimentation inachevée du Cube – un bâtiment municipal que le collectif investissait depuis plus d’un an – qui s’est conclue prématurément. Puis, à l’aune des enjeux critiques isolés à l’occasion de l’examen de cet échec, nous interrogerons les premières expériences. Enfin, il s’agira d’approfondir les revendications qui éclosent de ce type d’expériences, en ce qu’il concerne la participation des citoyens aux débats relatifs à la gestion des biens publics.
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L’En Rue 18
Le collectif En Rue trouve son origine dans la commune de Saint-Polsur-Mer, et plus précisément dans les résidences HLM GuynemerJean Bart, soumis depuis 2014 aux Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain. Depuis 2015, l’En Rue y développe et expérimente de nouvelles méthodes pour fabriquer la ville avec ceux qui l’habitent. Afin de cerner au mieux les enjeux auxquels les actions du collectif cherchent à répondre, il me semble important dans un premier temps de revenir sur le contexte historique, économique et social dans lequel s’inscrit la création de ces ensembles de logements, puis nous reviendrons plus précisément sur la chronologie des évènements et des rencontres qui ont donné lieu à la création de ce collectif, qui agit entre le formel et l’informel.
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Constellation des acteurs
Membres du collectif Pouvoirs publics Rénovation urbaine Financements privés Partenariat
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ANRU
Fabrique de sociologie Communauté urbaine de Dunkerque
Chercheurs en sciences sociales
Architectes Collectif Aman Iwan
Association Eco-Chalet
Ateliers Médicis de Clichy
Habitants Educateurs de rue Nabyl Karimi Farid Sakta
Fondation de France
Politique de la ville Saint-Pol-sur-Mer Eurovia
Fondation Carasso
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x
locaux
Collectif En Rue
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urs
Acteur culturel Patrick Le Bellec Service culturel de la ville de Dunkerque
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Artistes Catherine Rannou Oonagh Haines
a rs n teu
Ville de Dunkerque
Ac
Bailleur social
Learning Center
Chronologie des rencontres Création de l’Agence Internationale
2008 Création de la mission « Art et Espace public » de la ville de Dunkerque
Patrick Le Bellec
2009
2014 Projet « OPENER » Programme de recherches et d’actions artistiques dans les délaissés urbains de Dunkerque Rencontre avec Christine Decodts responsable de la Politique de la Ville de Saint-Pol-sur-Mer + Rencontre avec la cellule de prévention spécialisée Les Alizée et les éducateurs de rue dont Nabyl Karimi
Catherine Rannou
Eco Chalet
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Aman Iwan
Chercheurs en sciences sociales
Exposition de l’Agence Internationale au FRAC Projet MUD à la Halle aux sucres
Début de la résidence au FRAC Travail de référencement d’objets auto-construits
2015
Travail de cartographie des usages avec les habitants des résidences Guynemer - Jean Bart
2016
Création de la permanence de recherche Publication d’articles, de fanzines sur le blog
2018
Enquête par Antoine Tricot journaliste de France culture
2017
Rencontre avec Pascal Nicolas-Le Strat
Ateliers radio, rencontres avec les éducateurs, les habitants
Création de l’En Rue Construction en bois de palette d’un cabanon sur le camps de GrandeSynthe par EcoChalet
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2019
Ouverture du CUBE Projet d’une résidence d’artistes
L’histoire des résidences HLM Guynemer – Jean Bart Les résidences Guynemer – Jean Bart constituent deux ensembles d’un total de 897 logements HLM, construits au début des années 1970, lorsque la région de Dunkerque se développait autour de l’industrie sidérurgique. Cet essor industriel a nécessité l’arrivée d’une nouvelle main-d’œuvre ouvrière sur son territoire, provenant notamment des anciennes colonies françaises, qu’il a ainsi fallu loger par la suite. La construction des bâtiments des résidences Guynemer – Jean Bart s’achèvera en 1974. A cette même période, la crise pétrolière frappe très fortement le développement économique de la région, qui voit ses ambitions freinées par cet évènement. Par ailleurs, un second incident aura de lourdes conséquences sur la population ouvrière locale. Il s’agit de la fermeture des Chantiers de France, décidée en 1986 par le gouvernement Chirac. Ainsi, une grande partie des ouvriers est directement touchée par les vagues successives de licenciements qui ont lieu dans les usines, et se retrouve alors du jour au lendemain sans emploi. Enfin, la tertiarisation de l’économie rendra la reconversion de cette population d’autant plus difficile, et la plongera dans une situation financière extrêmement précaire. Les ensembles Guynemer – Jean Bart, comme beaucoup d’autres quartiers ouvriers de cette époque, concentreront les nombreux dysfonctionnements économiques et sociaux hérités de ce phénomène de désindustrialisation. Ainsi, les logements HLM, qui ne devaient constituer qu’une étape transitoire pour ces populations9, se transforment en des espaces de relégation et de concentration de la misère sociale, et deviennent pour les plus précaires un lieu de résidence définitif. Seules les quelques personnes qui possédaient encore un emploi ont eu la possibilité d’accéder à la propriété et de s’installer dans les lotissements périurbains alentours. Ainsi dans les années 1980, on 9. TRICOT Antoine, Cheville ouvrière, essai de journalisme critique, Creaphis Editions, 2020, 416p.
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assiste à une réelle homogénéisation de la population des résidences Guynemer – Jean Bart10, une population précaire vivant aux marges du salariat. Enfin, malgré des politiques nationales menées à la fin des années 1970 sur les territoires sensibles touchés par la crise, les effets de la politique de la ville tardent à se concrétiser à Saint-Pol-surMer. C’est seulement en 1997, qu’un dispositif sera mis en place à cet effet, sous la direction de Christine Decodts11, responsable de la politique de la ville de Saint-Pol-sur-Mer, commune associée de Dunkerque.
Le projet En Rue : la concrétisation de rencontres Ainsi, c’est dans ce territoire, au contexte urbain et social spécifique, que le projet de l’En Rue est né. La genèse de ce collectif s’explique également par une succession d’évènements et de rencontres entre différents acteurs, qui si toutes ces circonstances n’avaient pas été réunies, ne se seraient probablement jamais rencontrés. Tout d’abord, il y a Patrick Le Bellec, qui depuis 2008, travaille pour la mission « Art et Espace Public » de la ville de Dunkerque. Au cours de cette mission, il a eu l’occasion de monter plusieurs projets autour des enjeux de l’appropriation des délaissés urbains par ceux qui les vivent, ses habitants.12. A la suite de ces premières missions, il fera la rencontre de Christine Decodts, et c’est ainsi qu’il arrivera peu à peu sur ce nouveau territoire. A ce même moment, des rumeurs courent concernant la potentielle rénovation des résidences Guynemer – Jean Bart par l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU). Ainsi, Christine Decodts 10. Op. cit. TRICOT Antoine, 2020 11. Chargée de la politique de la ville de Saint-Pol-sur-Mer employée de l’association Villenvie. 12. Projet « Opener » lancé en 2009. Programme de recherches et d’actions artistiques dans les délaissés urbains de Dunkerque mené en coopération avec les citoyens.
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et Patrick Le Bellec envisagent de travailler ensemble pour déployer sur ce territoire une action culturelle en lien avec les résidents. Très rapidement, Le Bellec fera également la connaissance de Nabyl Karimi et Farid Sakta, deux éducateurs de rue de la cellule de prévention spécialisée « Les Alizées », qui tiennent un local au rez-de-chaussée d’une des barres HLM. Avec le concours de ces intercesseurs, il a pu se rapprocher de nombreux habitants du quartier. Un premier travail d’enquête sera mis en place, sous la forme d’un atelier radio animé aux pieds des immeubles par Antoine Tricot, un jeune journaliste de France Culture, afin de comprendre par le témoignage des habitants les enjeux de ce quartier13. Ainsi, ce premier travail aboutira à un constat. Les espaces publics des résidences, laissés à l’abandon depuis plusieurs années par le bailleur social Habitat du Nord, manquent cruellement d’aménagements. Or le lien social dont se réclament toutes les institutions, ne peut se créer si l’espace public n’est pas propice à sa vocation première de lieu de socialisation14. Comment sortir ces populations de l’isolement, si leurs espaces publics ne leur permettent pas de sortir et de se rencontrer ? Aucun jeu pour enfant, aucune présence de mobilier invitant à la rencontre des habitants entre eux. Puis, il y aura également cette rencontre avec l’artiste et architecte Catherine Rannou, alors résidente au FRAC Nord-Pas-de-Calais, qui sillonne le territoire dunkerquois à la recherche d’architectures auto-construites, en vue de la prochaine exposition de son « Agence Internationale »15. Au cours de ses nombreux arpentages, elle 13. Op.cit. TRICOT Antoine, 2020 Cet ouvrage recueille les nombreux témoignages glanés au cours de cette première enquête menée sur les résidences Guynemer – Jean Bart de 2014 à 2016. 14. Ibid. 15. L’Agence Internationale est une agence d’architecture fictive tournée vers une écologie durable et une économie fondée sur le don, le troc et l’échange, qui recense des projets issus de l’auto-construction.
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découvrira à Grande Synthe un chalet construit en palettes par les jeunes de l’association Eco-Chalet16. Par ailleurs, en se rendant sur le camp de migrants de la linière, elle remarquera une installation du collectif de jeunes architectes Aman Iwan, dont elle exposera bientôt le travail au FRAC. Ainsi, c’est au moment de cette exposition que Patrick Le Bellec et Catherine Rannou se rencontreront pour la première fois en 2017. Ensemble, ils réfléchissent à monter un projet sur le territoire des résidences Guynemer – Jean Bart menacées par l’ANRU, en fusionnant toutes ces rencontres : Patrick Le Bellec, Catherine Rannou, les habitants, les éducateurs de rue, l’association EcoChalet, et enfin les architectes d’Aman Iwan. Cette association nouvelle vise à inclure les habitants dans le projet de rénovation urbaine, et se pose ainsi comme un complément informel au projet de l’ANRU, dont les méthodes de participation restent relativement opaques pour les citoyens.
Un projet social, culturel, artistique et urbain L’ambition du projet s’appuie sur les deux années de travail d’enquête mené sur le quartier. Comment permettre aux habitants de se réapproprier leurs espaces de vie ? Comment inclure les habitants dans un processus de rénovation urbaine, en allant audelà des conseils citoyens institutionnels ? Une première réunion s’organise, réunissant autour d’une même table tous les acteurs du projet : les éducateurs de rue, Patrick Le Bellec, Catherine Rannou, les architectes du collectif Aman Iwan, ainsi qu’une quarantaine d’habitants des résidences sociales. Une première cartographie du quartier est établie, mentionnant aussi 16. Eco-Chalet est une association co-fondée en 2015 par Nabyl Karimi et Farid Sakta, à la suite de la construction d’un chalet en bois de palettes recyclées à Grande-Synthe, par des jeunes issus de quartiers populaires. Aujourd’hui cette association accompagne le collectif En Rue dans ses démarches administratives, notamment en ce qui concerne la recherche de financements.
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bien les noms des lieux, que les envies ou les besoins des habitants, mais surtout leurs savoir-faire. Catherine Rannou, par son expérience d’artiste et d’architecte, réfléchit au protocole d’action à mettre en place. Ainsi, un premier chantier de construction de bancs est organisé dans l’espace public le 1er mai 2017. Cette première action clandestine, sans aucun appui institutionnel, donne naissance au collectif En Rue, ceux qui agissent directement dans la rue, contrairement à l’ANRU, ceux qui opèrent depuis leurs bureaux. A compter de 2018, une permanence de recherche se met en place, assurée par une équipe de chercheurs en sciences sociales - composée de Martine Bodineau, Pascal Nicolas-Le Strat et Louis Staritzky. Cette équipe est présente à chaque chantier et tient en parallèle un blog sur lequel sont publiés des articles qui relatent l’expérimentation et la recherche mise en place aux travers de ces expériences. Après plusieurs actions informelles dans les espaces publics des résidences, les pouvoirs publics ont fini par s’intéresser au projet du collectif. En effet, depuis 2019, l’En Rue est accompagné par la politique de la ville de Saint-Pol-sur-Mer, ainsi que de celle de Téteghem ou encore Coudekerque Village pour d’autres projets. C’est finalement au Cube, un ancien bâtiment de logements de fonction, que le collectif développera son nouveau projet, pour en faire un lieu commun aux habitants du quartier comprenant un atelier de menuiserie auto-géré, une cuisine solidaire, des espaces dédiés à la création, et enfin une résidence pour les artistes qui travailleront sur le quartier. Cette expérience prendra fin en octobre 2020.
Un montage financier (presque) autonome L’En Rue souhaite conserver une forme d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics, et cela passe notamment par la recherche de financements indépendants. Chaque année, les membres du bureau 28
cherchent à consolider l’entrée de nouvelles subventions. Ainsi, le collectif s’est-il associé à l’association Eco-Chalet, ce qui lui permet d’accéder à des ressources financières provenant principalement de partenariats privés avec la Fondation de France, la Fondation Carasso, la société Eurovia du groupe Vinci, ou encore le Learning Center Ville Durable de Dunkerque. Néanmoins, par la mission « Art et Espace Public » de la ville de Dunkerque menée par Patrick Le Bellec, l’En Rue bénéficie du budget qui lui est alloué par la ville, ainsi que de subventions nationales émanant de la politique de la ville, bien que celles-ci ne constituent pas leurs ressources économiques majoritaires. Ainsi, ces aides ont-elles permis à l’En Rue non seulement de développer ses propres projets, mais aussi de salarier, par l’association Eco-Chalet, trois habitants des résidences Guynemer – Jean Bart qui se sont beaucoup investis tout au long des différentes actions et qui ont œuvré aux chantiers de rénovation du Cube.
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L’expérimentation inachevée du Cube 30
Après avoir investi durant trois années les espaces publics des pieds d’immeubles des résidences Guynemer – Jean Bart, le collectif En Rue a choisi de déplacer son terrain d’action et d’expérimentation dans un nouveau lieu, cette fois-ci clos, en investissant un bâtiment municipal, le Cube, surnommé ainsi pour son architecture. Toutefois, ce nouveau projet de l’En Rue ne repose pas sur les mêmes modalités que pouvaient être celles de la fabrication de mobiliers urbains, qui correspondent à des constructions légères. Dans ce cas, l’état de vacance avancée du bâtiment nécessitait de procéder dans un premier temps à des travaux de rénovation lourds afin de rendre le bâtiment accessible à ses futurs usagers, que le collectif s’est engagé à mener. Ceux-ci auront été pris en charge par des habitants du quartier, qualifiés dans le milieu de la construction, qui ont pu mettre à profit leurs savoir-faire, accompagnés par les architectes du collectif Aman Iwan. Néanmoins, pour les raisons que nous développerons au cours de cette partie, l’expérience collective du Cube n’aura pas pu être menée à terme, et celle-ci prendra fin en octobre 2020.
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Le Cube en chantier
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F.1 Chantier de la future cuisine solidaire, septembre 2020
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F.2 Installation des nouveaux mobiliers autoconstruits, septembre 2020
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F.3 Chantier des futurs espaces partagés du 1er étage, juillet 2020
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F.4 Chantier des futurs espaces partagés du 1er étage, juillet 2020
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F.5 Chantier de l’étage de la résidence artistique, septembre 2020
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F.6 Chantier de l’étage de la résidence artistique, septembre 2020
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A. Le Cube : un nouveau terrain d’expérimentation Un lieu de concrétisation des désirs communs Depuis longtemps, le collectif En Rue était animé par le désir d’investir un bâtiment au cœur des résidences HLM de SaintPol-sur-Mer. En effet, depuis ses débuts, le collectif a organisé de nombreuses sessions de chantiers participatifs pour construire avec les résidents différents mobiliers urbains, qui permettront d’aménager ces espaces publics inutilisés et laissés jusqu’à présent à l’abandon. La fabrication de ces objets, qui pourrait de prime abord sembler anecdotique, répond en réalité à un besoin avéré de ces populations que l’atelier cartographique des usages a démontré. Comme le soulignent les paroles de Salem Messaoudi, un habitant du quartier, « Poser un banc est politique […] Le banc est posé là où on veut, peu importe si le terrain appartient à la CUD, aux bailleurs… Le banc fait de la politique. Le banc c’est de la politique sans faire de la politique. » 17 Ainsi, la co-création de ces installations « légères » tout autant que « politiques », ne suffit plus aux membres du collectif, qui ne souhaitent pas réduire leur action à celle de simple constructeur de mobilier urbain. Par conséquent, l’idée de pérenniser leurs actions par l’implantation d’un nouveau programme dans le quartier émerge. De plus, les habitants soulèvent le manque d’équipements de leur quartier, nécessaires dans ces territoires aussi sensibles. Ce projet de nouveau commun18, pourrait constituer une réponse au 17. Collectif En Rue, « Poser un banc est politique », Fanzine En Rue #0, Juillet 2018 Consultable en ligne : https://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/07/01/ fanzine-en-rue-0/ 18. Cette notion sera approfondie plus bas dans le paragraphe intitulé « Un lieu d’expérimentation du commun ».
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besoin des habitants de développer dans leur quartier des espaces par lesquels ils pourront créer des liens de sociabilité. Ainsi, en juillet 2019 le collectif se verra confier par la municipalité les clés de son nouveau terrain d’action pour une durée de deux ans, le Cube.
Un espace dédié à la création artistique Le Cube est un ancien bâtiment de logements de fonction pour instituteurs inhabité depuis plusieurs années. Ce monolithe en béton s’étend sur trois niveaux et possède également un jardin. L’En Rue y exprime l’ambition de soutenir la création artistique, en accueillant notamment des artistes qui viendront à Saint-Polsur-Mer en résidence, et dont le travail traitera de manière directe ou indirecte des enjeux de la rénovation urbaine dans les quartiers populaires. Ceux-ci y développeront des projets d’art citoyen avec la participation des habitants du quartier. Par ailleurs, le collectif souhaite aménager des espaces dédiés aux projets des habitants, à qui ils désirent notamment confier la gestion du bâtiment sur le long terme. Ainsi, le Cube proposera aussi bien un atelier de construction et de réparation dans son garage, qu’une cuisine solidaire dans la grande pièce du rez-de-chaussée, des espaces de création pour les projets des habitants au premier étage, et enfin un espace de résidence pour les artistes et les invités du collectif au dernier niveau. Dès lors, le premier chantier s’organise, et le curage du bâtiment commence. Le Cube n’étant alors pas encore praticable en l’état, le collectif fait très vite le choix d’investir l’espace extérieur du bâtiment, plutôt que son intérieur qui est très hermétique à l’égard de l’espace public. Cela lui permettra ainsi de rendre son action la plus visible possible par l’ensemble du voisinage. Une première structure en bois s’érige dans le jardin, composée d’une terrasse ainsi que d’une toiture en gradin, qui accueillera du public en prévision de projections et de conférences autour des enjeux de l’habitat social et de la rénovation urbaine. 41
Faire face à la rénovation urbaine Enfin, un dernier point important à souligner est la localisation du Cube dans l’ensemble résidentiel Guynemer – Jean Bart. Par son implantation, il fait directement face aux barres de logements. Comme le soulève le sociologue de la permanence de recherche Louis Staritzky, « Demain si la rénovation [urbaine] débute dans le quartier, la “maison” [y] fera donc géographiquement face. »19 Derrière cette phrase, se profilent deux interprétations possibles. En effet, les actions et expérimentations du collectif qui se déploieront dans ce Cube, seront directement situées en vis-à-vis des chantiers de rénovation urbaine. Par ailleurs, au style figuré, le collectif se propose de faire face aux décideurs de cette rénovation urbaine, et d’interroger les méthodes qu’ils appliquent. En d’autres termes, c’est à la politique de l’ANRU que l’En Rue fera face. Lorsque les travaux de rénovation du Cube seront achevés, sa gestion appartiendra aux habitants du quartier. Ce seront à eux de faire vivre ce nouveau lieu, de l’habiter, et de montrer aux institutions qu’il est possible de conduire une nouvelle forme de rénovation urbaine avec les habitants.
Un lieu d’expérimentation du commun Ce projet du Cube constitue pour le collectif un terrain d’expérimentation propice à la mise en place d’un commun. Ce lieu de propriété communale, confié à l’En Rue grâce aux négociations de la politique de la ville auprès de la mairie, a pour ambition de devenir un lieu collectif auto-géré par ses habitants. Une fois les travaux de rénovation du bâti achevés, les résidents pourront y développer leurs différents projets et feront vivre durablement ce bâtiment abandonné depuis plusieurs années. 19. STARITZKY Louis, « Faire l’En Rue face à l’ANRU ? », Brochure En Rue n°4, En chemin ver le cube, décembre 2019, p.37 Consulté en ligne sur : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/wp-content/ uploads/2019/12/Brochure-4-En-Rue-2.pdf
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L’association de ces nombreux habitants donne lieu à la création d’une communauté, qui s’organisera collectivement pour la bonne gestion de la ressource que représente le Cube. Ces notions de « communauté », de « ressources » et de « gestion », rejoignent les travaux de recherches sur les biens communs de l’économiste britannique Elinor Ostrom20. A partir de ces réflexions, le professeur de sciences économiques Benjamin Coriat, définit les communs de la manière suivante : « [Les communs désignent] des ensembles de ressources collectivement gouvernées, au moyen d’une structure de gouvernance assurant une distribution des droits entre les partenaires participant au commun (commoners) et visant à l’exploitation ordonnée de la ressource, permettant sa reproduction sur le long terme. »21 A partir de cette définition, nous comprenons qu’un commun est le résultat d’une organisation collective de plusieurs acteurs aux connaissances et compétences diverses, et qui par leur caractère individuel, ont potentiellement des intérêts différents. C’est pourquoi, la question de la gouvernance est primordiale pour assurer le bon fonctionnement de la coopération.22
20. OSTROM Elinor, Governing the commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, New York, Cambridge University Press, 1990 21. CORIAT Benjamin (dir.), Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015, p.38 22. Cf. Schéma de gouvernance des acteurs dans la partie 02 « (Dé)construire la rénovation urbaine ».
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Chronique de chantier - Mon arrivée au Cube
#1
SESSION DE CHANTIER ÉTÉ Vendredi 10 juillet 2020 Nous sommes le vendredi 10 juillet, il est 10h27 du matin, et me voici arrivée à la gare de Dunkerque, direction
Saint-Pol-sur-Mer,
où
je
participerai
pendant une dizaine de jours, à un chantier organisé par le collectif En Rue, dans le but de rénover le Cube. A
mon
arrivée,
je
suis
accueillie
par
Patrick,
mais aussi Saïd, Salem et Anthony, des habitants aujourd’hui salariés de l’association Eco-Chalet – et enfin Nabyl, un éducateur de rue qui travaille dans le quartier des résidences Guynemer – Jean Bart. La matinée débute par une visite des lieux qu’ils avaient commencé à rénover depuis l’été dernier. A la fin des travaux de rénovation, le Cube s’organisera ainsi. Le rez-de-chaussée accueillera un atelier de menuiserie auto-géré dans le garage, ainsi qu’une cuisine solidaire où seront organisés des ateliers avec les femmes et les enfants du quartier. Le premier étage sera quant à lui un espace de travail partagé dans lequel les habitants pourront développer leurs projets associatifs. Enfin, le deuxième et dernier étage
sera
conçu
comme
un
lieu
d’hébergement
qui
permettra d’accueillir les artistes qui travailleront en résidence dans le quartier. C’est d’ailleurs dans cet espace que je serai hébergée pour la semaine. Une fois les présentations et la visite terminés, nous partons directement récupérer un ensemble de modules de cuisine chiné chez un particulier, et qui constituera la base de la cuisine solidaire.
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F.7 Repas de chantier collectif, septembre 2020
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F.8 Atelier de travail du bois au pied du Cube, septembre 2020
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F.9 Atelier de travail du bois au pied du Cube, septembre 2020
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F.10 Atelier de travail du bois au pied du Cube, septembre 2020
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B. Octobre 2020 : effondrement du Cube et fin de l’En Rue ?
Les premières formes d’enclosure externes Depuis le déplacement des activités de l’En Rue dans le bâtiment du Cube, le collectif a rencontré quelques difficultés, aussi bien visà-vis de la municipalité que dans son organisation interne, qui ont conduit à l’arrêt définitif de ce nouveau projet. En effet, depuis le début des travaux de rénovation, le collectif a reçu à deux reprises des lettres demandant la mise en demeure23 de l’association. Une première date d’octobre 2019 et remet en cause la construction de la structure extérieure en bois. Selon la municipalité, celle-ci ne respecte pas les procédures institutionnelles, qui auraient requis le dépôt d’un permis de construire. Au cours d’une conférence24 dans laquelle Feda Wardak – architecte du collectif Aman Iwan – présente les divers projets du collectif, il revient sur cet évènement. Il explique notamment que cette lettre, qui a été rédigée au moment de la campagne électorale municipale, est la conséquence d’une scission dans l’équipe municipale25, faisant perdre à l’En Rue son soutien politique. En effet, Christine Decodts – responsable de la politique de la ville à Saint-Pol-sur-Mer et alliée du projet – a rejoint la liste électorale de l’opposition représentée par Virginie Varlet, alors première adjointe au maire de Saint-Polsur-Mer.26 Face à cette situation, les acteurs du collectif ainsi que les habitants 23. Cf. Extraits de la lettre de mise en demeure p.60 24. Ateliers Médicis, « 2025 – Que peut l’architecture », 10 juillet 2020 Consulté en ligne sur : https://www.youtube.com/watch?v=daEpRMY-2vY 25. Cf. Schéma « Scission de l’équipe municipale » p.62 26. Ibid.
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du quartier se concertent afin de prendre une décision. Des jeux de tension apparaissent : faut-il accepter la demande de mise en demeure de la mairie et démonter la structure, ou bien résister et conserver cette dernière ? Finalement, la majorité de l’assemblée fera le choix de la déconstruction, une décision prise pour beaucoup à contre cœur.27 En effet, cette population fragilisée par la politique d’abandon qui règne depuis près d’une trentaine d’années, n’est peut-être pas parvenue à trouver la force de résister face aux décisions institutionnelles. Puis, en octobre 2020, soit un an après la première lettre de mise en demeure et après les deux sessions de chantiers participatifs organisées au cours de l’été, une deuxième et dernière lettre de mise en demeure28 vise le collectif. Celle-ci mentionne les prises de liberté concernant la modification des espaces intérieurs du bâtiment qui se sont effectuées sans aucune concertation avec la mairie, propriétaire du lieu, lui reprochant, entre autres, un oubli de déclaration de travaux. Ainsi, cette lettre demande fermement l’arrêt définitif des chantiers qui se sont déployés jusqu’à présent au Cube, et marque la fin du contrat de commodat entre les deux parties. Elinor Ostrom dans son ouvrage Governing the Commons paru en 1990, explique les huit principes nécessaires mais non suffisants, pour une gestion durable d’un Common Pool Ressources, en d’autres termes, d’un bien commun. Le septième intitulé « Minimal recognition of rights to organize »29, qui signifie « Reconnaissance minimale des droits de s’organiser », explicite la nécessité de reconnaissance des règles d’une communauté par les autorités extérieures afin de légitimer les actions du commun en question :
27. Voir la chronique de chantier #2 « Les trophées de la mairie » p.56 28. Cf. Extraits de la lettre de mise en demeure p.60 29. Op.cit. OSTROM Elinor, 1990
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« Les droits des appropriateurs de diviser leurs propres institutions ne sont pas concurrencés par des autorités gouvernementales extérieures »30 (traduction de l’auteur) Si l’on transpose ce principe au cas étudié de l’En Rue, cela signifie qu’une autorité extérieure telle que la mairie, doit reconnaitre et accepter les différentes règles, déterminées par le collectif, concernant la gestion de la ressource qu’est le Cube. Ainsi, les différentes lettres de mise en demeure peuvent être interprétées comme une forme d’enclosure exercée par le pouvoir institutionnel, dans le sens où ces actions brident la capacité de la communauté – qu’est le collectif En Rue – d’agir.
Des formes d’enclosure internes au collectif Par ailleurs, la diversité des acteurs qui compose le collectif et qui participe également à sa richesse, entraine des jeux de tensions entre les différents individus. En effet, le collectif est né d’une association entre habitants, éducateurs de la prévention spécialisée, un acteur culturel à la ville de Dunkerque, des architectes, des chercheurs en sciences sociales et des artistes. De plus, afin d’obtenir des financements, le collectif s’appuie la participation de l’association Eco-Chalet aux différents projets. Cette multiplicité de statuts et d’acteurs complexifie dans un certain sens la gestion et l’organisation des projets. En effet, leurs besoins ainsi que leur relation au site diffèrent pour chacun d’entre eux. Si pour les habitants et les éducateurs de rue qui habitent quotidiennement ces espaces, les actions de l’En Rue représentent une réalité incontournable de leur existence, pour les autres – l’équipe des experts de différentes natures : sociologues, architectes et artistes – qui ne sont essentiellement présents que lors des chantiers, il s’agit davantage d’y envisager le développement 30. Op.cit. OSTROM Elinor, 1990, p.101 Traduit du texte original : « The rights of appropriators to devise their own institutions are note challenged by external governmentals authorities »
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expérimental de leurs hypothèses de travail. Ainsi, nous pouvons supposer que cette distinction des enjeux entre les différents protagonistes puisse être à l’origine de l’apparition d’une certaine forme de disparité concernant les enjeux politiques de leur action commune. Aussi, depuis quelques années, certains habitants qui ont participé activement au développement des projets de l’En Rue, ont obtenu des contrats de travail financés par l’association Eco-Chalet. En effet, depuis ses débuts, le collectif a toujours eu pour ambition de créer de l’emploi issu du quartier, et ainsi pouvoir valoriser l’investissement des habitants bénévoles. Néanmoins, cette forme de valorisation a paradoxalement engendré une certaine forme de subordination, que le collectif n’a probablement pas anticipé. En effet, le passage du bénévolat volontaire à celui du salariat a pu dérouter ces habitants qui par ailleurs ont pu connaitre des relations conflictuelles avec le salariat, voire n’en ont jamais connu, dans le passé. Ce phénomène de subordination qui a fini par apparaître peut trouver son explication à travers l’étude de textes scientifiques sur la sociologie des rapports d’autorité. Cette notion est définie par le sociologue Yves Gilbert, dans son ouvrage Espace public et sociologie d’intervention, dans lequel il consacre un chapitre. Le terme rapports d’autorité induit une distinction des différents niveaux de relations sociales et une réflexion concernant leurs articulations.31 L’auteur avance l’idée que les rapports d’autorités produisent des choses relevant du domaine pratique. Elles en produisent également d’autres appartenant au domaine immatériel des représentations, dues à la hiérarchisation des statuts sociaux. Ainsi, ce changement de statut a dépossédé les salariés de leur qualité d’habitants, et les contraint désormais à agir dans un rapport de dépendance à l’association Eco-Chalet. D’une certaine manière, ce schéma de gouvernance hiérarchisé reproduit l’organisation 31. GILBERT Yves, Espace public et sociologie d’intervention, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2009, 294p.
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institutionnelle que l’En Rue cherche pourtant à critiquer. Ces faits résonnent avec l’intervention du juriste Lionel Maurel à l’occasion du colloque « Vers une république des biens communs ? »32 pendant laquelle il revenait sur les liens entre le mouvement contestataire Nuit Debout (2015) et celui des communs. A travers son discours, il interrogeait les raisons qui ont conduit à l’essoufflement du mouvement, en évoquant entre autres une forme d’enclosure interne à la communauté, et qui aurait été due selon lui à l’appropriation, par certains individus, de la gouvernance de l’ensemble. Si de la même manière, que cela a été fait dans la partie précédente, nous transposions ce concept d’enclosure interne au cas étudié dans ce mémoire, cela pourrait expliquer une des autres raisons qui aurait conduit à l’avortement du projet du Cube. Peut-être l’En Rue a-t-il reproduit de manière non intentionnelle un schéma de gouvernance hiérarchisé, limitant le pouvoir décisionnel de ces habitants salariés - pourtant à l’origine du projet - qu’il cherchait cependant à éviter ? Tout au long de son expérimentation, de nombreuses interrogations à ce sujet ont traversé les échanges de vue au sein du collectif, comme le sociologue Louis Staritzky en fait part dans une des publications du blog : « Est-ce qu’on n’est pas, nous aussi, en train de devenir une agence de rénovation urbaine ? Est-ce qu’on ne fait pas ce qu’on reproche à la ville ? »33. Finalement, l’En Rue ne se serait-il pas d’une certaine manière substitué à l’ANRU ? 32. Intervention de Lionel Maurel, « Nuit Debout et Communs : Convergence ou occasion manquée », lors du colloque Vers une république des biens communs ?, le 11 septembre 2016 Consulté en ligne sur : https://www.colloque-tv.com/colloques/vers-unerepublique-des-biens-communs/nuit-debout-et-communs-convergenceou-occasion-manquée33. STARITZKY Louis, « Faire l’En Rue face à l’ANRU ? », Brochure En Rue n°4, En chemin ver le cube, décembre 2019, p.35 Consulté en ligne sur : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/wp-content/ uploads/2019/12/Brochure-4-En-Rue-2.pdf
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Du nomadisme au sédentarisme Enfin, une troisième hypothèse pourrait éclairer l’essoufflement auquel les actions du collectif ont dû faire face, il s’agit du changement de lieu. En effet, lors des chantiers de co-construction, qui dans un premier temps, prenaient place aux pieds des immeubles, les actions du collectif étaient visibles de tous les habitants du quartier et les ont rendus conscients de leur « capacitation ». Par ce biais, l’En Rue parvenait à faire participer de nombreux voisins, en réunissant certaines fois jusqu’à une quarantaine de personnes. Le collectif formait une communauté accueillante ouverte sur l’ensemble du quartier. Par la suite, lorsque le collectif a concentré ses actions dans l’aménagement du Cube, les chantiers ne se déployaient alors plus dans l’espace public, mais dans l’espace intérieur et clos que constitue celui du bâtiment. Si certains membres du collectif envisageaient d’organiser des visites et des évènements pendant les différentes sessions de chantiers, afin de rendre la transformation du bâtiment visible au voisinage, et d’ainsi se projeter dans l’avenir du lieu, d’autres estimaient qu’il fallait au contraire attendre la fin des travaux, avançant qu’il pouvait être dangereux d’accueillir du public dans ces conditions. Par ailleurs, la rénovation de ce nouveau bâtiment par le collectif et les habitants volontaires a participé à lui reconférer une certaine valeur d’usage. Les participants, qui ont été très actifs dans cette transformation, y ont finalement projeté leurs propres rêves, divisant ainsi le commun de base qui unissait le collectif en plusieurs désirs individuels.
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Chronique de chantier - Les trophées de la mairie
#2
SESSION DE CHANTIER AUTOMNE Mardi 15 septembre 2020 Ce soir, Antoine et Keltoum, membres du bureau de l’association
Eco-Chalet,
sont
venus
nous
rendre
visite au Cube. Nous nous installons tous dans le jardin, et un petit apéritif s’organise. Nous sommes entourés par des structures en bois, celles qui étaient prévues pour la terrasse et dont la mairie a refusé l’installation faute de permis de construire. De là, la discussion tourne autour de ces fameux objets : « On conserve les cadavres d’une décision politique. » « Ce sont les trophées de la victoire de la mairie ! » Mais alors, pourquoi ne pas avoir pris le parti de les conserver malgré la lettre de mise en demeure de la mairie ? « Parce que personne ne s’est battu pour sa conservation, et je pense qu’il fallait que cette décision soit portée par les personnes qui habitent ce Cube » répond Feda, un des architectes du collectif. En effet, En Rue c’est avant tout un projet qui vient des habitants des résidences Guynemer – Jean Bart, et qui est fait avec eux et pour eux. Les habitants présents dans l’assemblée sont unanimes, ils auraient souhaité garder cette structure, l’utiliser, l’habiter. Où est passée cette force du début qui les animait lorsqu’ils se retrouvaient dans la rue pour réaménager leurs espaces publics laissés à l’abandon ? Le problème est que le collectif, qu’il le veuille ou non, est tributaire des décisions institutionnelles. Le Cube, c’est bien grâce à la Mairie qu’ils peuvent l’investir.
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F.11 Chantier participatif de la terrasse extérieure en bois
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F.12 Chantier participatif de la terrasse extérieure en bois
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F.13 Lettre de mise en demeure, octobre 2020
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F.14 Les structures de la terrasse démontée dans le jardin du Cube
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Scission de l’équipe municipale
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Christian HUTIN Maire de Saint-Pol-sur-Mer (1995 - 2017)
Christine DECODTS Chargée de la politique de la ville de Saint-Pol-sur-Mer (1995 - 2020)
X
Elu député aux élections législatives de 2017
Jean-Pierre CLICQ
Rejoint la liste de V. VARLET
1er adjoint de Christian HUTIN (1995 - 2017) Maire de Saint-Pol-sur-Mer (2017 - 2020)
X
Virginie VARLET 1ère adjointe de Jean-Pierre CLICQ (2017 - 2020)
ÉLÉCTIONS MUNICIPALES DE SAINT-POL-SUR-MER (2020)
t la
n joi
Re
ÉLÉCTIONS MUNICIPALES DE DUNKERQUE (2020)
E P.V de te
lis TE
RIE RG
Patrice VERGRIETE Maire de Dunkerque (2014 - 2020) Président de la CUD
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Jean-Pierre CLICQ réélu pour un second mandat (2020-2026)
Patrice VERGRIETE réélu pour un second mandat (2020-2026)
F.15 La scission politique vue par la presse locale
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F.16 La scission politique vue par la presse locale
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Fin de l’En Rue ? Cette étude de l’expérience du Cube révèle bien la complexité que représente l’élaboration de projets collectifs – notamment en ce qui concerne les modes de gouvernance mis en place – ainsi que les difficultés que peuvent rencontrer les initiatives citoyennes, qui agissent en dehors des cadres institutionnels dans des contextes d’abandon politique. L’expérimentation suppose de prendre des risques, entre autres celui de ne pas aboutir. Toutefois, le collectif continuera à développer de nouvelles actions sur son territoire, qui se forgeront sur ses expériences passées. Si pour certains membres l’expérience de l’En Rue s’achève avec ce projet du Cube, pour d’autres celle-ci continuera sous une autre forme grâce au caractère résilient d’un collectif de cette nature, qui lui permet de se modifier et de se restructurer, d’apparaître et de disparaître au gré des besoins qui lui semblent émaner du territoire. Finalement, cette expérimentation inachevée pose la question des limites du dispositif de l’En Rue, notamment quant à ce qu’il promettait, à savoir l’expérimentation de nouvelles formes de gouvernance dans le cadre d’un processus de rénovation urbaine. Afin de mieux comprendre les limites que révèlent cette expérience, revenons sur les premières actions de l’En Rue, démonstratrices d’une volonté de transgression des manières de concevoir la rénovation urbaine aujourd’hui.
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02 //
(Dé)construire la rénovation urbaine 68
L’En Rue a vu le jour dans le quartier des résidences Guynemer – Jean Bart dans un contexte de rénovation urbaine. Cet évènement, qui menaçait de perturber le milieu de vie des résidents, aura représenté une opportunité pour révéler leur pouvoir d’agir et pour expérimenter une manière alternative d’envisager la rénovation urbaine, davantage inclusive et participative, par la mise en place de nouvelles pratiques de gouvernance. Ce projet commun réunissant à la fois habitants, travailleurs sociaux, acteurs culturels, artistes, architectes et sociologues, tous animés par une envie de « faire ensemble », a donné lieu à la création du collectif En Rue. Leurs projets développeront des outils de fabrication à la fois rapides, réactifs et accueillants, permettant la mise en œuvre d’une action indépendante des pouvoirs publics, bien qu’en réalité cela ne soit pas strictement le cas. Les chantiers participatifs organisés dans l’espace public prendront de fait la forme de « chantiers école » où se transmettent et s’échangent les savoir-faire.
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A. « Faire l’En Rue avant l’ANRU » : révéler le pouvoir d’agir des habitants Une mobilisation citoyenne en réaction au projet de rénovation urbaine Depuis 2014, le quartier des résidences Guynemer – Jean Bart de la commune de Saint-Pol-sur-Mer, appartient au périmètre du Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU) des quartiers politique de la ville de la communauté urbaine de Dunkerque. Ce projet de restructuration a pour ambition de « redonner de l’attractivité, et valoriser leur image en proposant des îlots urbains diversifiés fonctionnellement et socialement »34. En effet, ce quartier qui s’est lourdement paupérisé au cours de son histoire, concentre aujourd’hui une population vivant dans des conditions économiques précaires35. Pour pallier cette problématique, les objectifs du NPNRU sont les suivants : « (1) une intervention ambitieuse sur le bâti avec plus de 480 logements démolis et environ 590 logements réhabilités ; (2) une diversification significative de l’habitat ; (3) des espaces publics requalifiés qui participent à la qualité urbaine et à l’intensification des usages ; (4) des équipements, des services et des commerces renouvelés. »36 Ainsi, ces interventions prévoient de lourdes transformations – en passant par la démolition puis la reconstruction – dans tout 34. Cf. Délibération du conseil de communauté du 19 décembre 2019 35. Les résidences Guynemer – Jean Bart appartiennent au secteur prioritaire « Saint-Pol-sur-Mer Quartier Ouest » dont 36,3% de la population active est au chômage et 48% de la population vit sous le seuil de pauvreté en 2014 selon les données de l’INSEE. 36. Op.cit. Délibération du conseil de communauté, 2019
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le quartier. La démolition est présentée dans ce texte comme une solution pérenne à la vétusté du parc de logements actuels. La mixité sociale est également considérée comme une issue aux problèmes sociaux du quartier – majoritairement composé d’une population fragile – auxquels la construction de nouveaux logements permettra d’aboutir à une forme de rééquilibrage social. Les pouvoirs publics cherchent ainsi à travers cette méthode d’actions à renverser l’image ghettoïsée du quartier, en rendant les résidences Guynemer – Jean Bart « attractives »37 pour des populations moins précaires, plutôt qu’en accompagnant les habitants existants. Ainsi, si l’En Rue considère que la rénovation urbaine doit s’effectuer en puisant dans les ressources internes au quartier, l’ANRU estime que celles-ci doivent provenir de l’extérieur. Par ailleurs, la destruction des barres de logements représente un acte symbolique fort pour les habitants de ces quartiers, qui entraine la disparation de leur habitat, cet espace intime qu’ils étaient parvenus à s’approprier, dans lequel ils ont grandi, construit et élevé leur famille. Ce phénomène de démolition prescrit dans le NPNRU entraine de fait le déplacement et le relogement de 480 familles, dans d’autres espaces périphériques des communes de la communauté urbaine. Le relogement qui précède les démolitions des bâtiments sociaux, s’effectue pour ces familles sous la contrainte, et représente pour eux un acte traumatique, car c’est une décision qu’ils n’ont pas choisie. En effet, les sociologues Agnès Deboulet et Claudette Lafaye le qualifient de « phénomène d’éviction »38, qui prive ces familles du droit d’accès à leur logement. Celui-ci s’accompagne également pour les habitants « d’une perte partielle et parfois totale des liens 37. Op.cit. Délibération du conseil de communauté, 2019, p.18 « La création d’équipements et de services pour rendre le quartier attractif et animé. » 38. DEBOULET Agnès, LAFAYE Claudette, « La rénovation urbaine, entre délogement et relogement. Les effets sociaux de l’éviction », L’Année sociologique, vol. 68, no. 1, 2018, pp. 155-184.
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sociaux de proximité et d’un entourage protecteur coupant ainsi les ménages de leurs milieux de vie familial, communautaire et culturel. »39 Ainsi, les habitants sont brusquement privés de leur chez-soi et des repères qui lui sont attachés. Enfin, la démolition entraine avec elle la disparition d’un patrimoine, d’une mémoire, d’une histoire, celle des habitants de ces quartiers, et marque une rupture avec le monde vécu. Cette notion fait écho avec le concept de « lieux de mémoire »40, développé par l’historien Pierre Nora dans un ouvrage éponyme en trois tomes publié sous sa direction entre 1984 et 1992. Ainsi, les bâtiments et les habitants des résidences HLM constituent l’expression d’une histoire commune, que la rénovation urbaine, telle qu’alors menée par l’ANRU, tendrait à effacer. Le NPNRU faisant l’objet depuis plusieurs mois de « bruits de couloirs »41 dans les résidences HLM de Saint-Pol-sur-Mer, les habitants – avec le soutien des membres du collectif En Rue – décident de se mobiliser collectivement pour parvenir à faire entendre leurs voix auprès des décideurs de la requalification urbaine. Ensemble, ils tenteront de répondre à ces questions : « Comment fabrique-ton la ville par et pour les habitants et notamment dans le cadre d’une rénovation urbaine ? »42 « Comment faire se rencontrer une population subissant un important taux de chômage mais douée d’énormément de savoir-faire ? »43
Révéler les savoir-faire des habitants Un des principaux objectifs du collectif En Rue consiste à placer au 39. Op. cit. DEBOULET Agnès, LAFAYE Claudette, 2018 40. NORA Pierre, Les Lieux de mémoire, Galimard, Paris, 3 tomes, 1984 - 1992 41. Ateliers Médicis, « 2025 – Que peut l’architecture », 10 juillet 2020 Consulté en ligne sur : https://www.youtube.com/watch?v=daEpRMY-2vY 42. Op.cit. TRICOT Antoine, 2020, p.394 Propos de Patrick Le Bellec recueillis par Antoine Tricot. 43. Ibid. p.395 Propos de Patrick Le Bellec recueillis par Antoine Tricot.
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cœur du projet de rénovation urbaine les habitants des résidences Guynemer – Jean Bart. Cette population, qui subit un taux de chômage et d’inactivité important, a toutefois majoritairement des qualifications liées à des expériences professionnelles dans les milieux industriels et du bâtiment44, qui constituent alors des ressources non négligeables dans le projet de requalification du quartier. Dès le début de la formation du collectif, une première réunion s’organise au local de la prévention spécialisée avec Catherine Rannou, Patrick Le Bellec, les éducateurs de rue et les architectes d’Aman Iwan, afin de définir avec les habitants qui se sont joints à eux, les objectifs de l’action qu’ils souhaitent mettre en œuvre. L’annonce est claire : « c’est un projet pour les habitants et [bâti] avec eux. »45 Ce premier rassemblement a permis de créer un lien de confiance avec les habitants, d’écouter leurs expériences, leurs histoires, mais aussi et surtout, leurs besoins. Ces premières discussions prendront la forme d’une cartographie, sur laquelle plusieurs éléments seront répertoriés : les noms des lieux – qui témoignent de l’appropriation faite par les habitants – mais aussi les manques, les besoins, les envies et enfin les savoirfaire. Ce travail de recueil de témoignages, aboutit à un premier état des lieux : le bailleur social n’entretient plus les espaces publics, les habitants expriment un manque d’aménagements, notamment de jeux pour enfants ou encore d’assises, qui ne leur permettent finalement pas de profiter de ces espaces.46 Ainsi, une question se pose à eux : faut-il attendre l’intervention de 44. 43,4% de la population travaille dans le milieu ouvrier et 10,5% dans des professions intermédiaires d’après les données statistiques de l’INSEE en 2015. 45. Collectif En Rue, Fanzine En Rue #0, Juillet 2018 Consulté sur : https://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/07/01/fanzineen-rue-0/ 46. Ibid.
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l’ANRU – qui correspond à un temps long47 – pour créer des espaces de sociabilité et se les réapproprier ? Pour le collectif et les habitants du quartier, animés par l’envie de faire, la réponse est claire : ils n’attendront pas. Par ailleurs, ce travail cartographique fera émerger l’existence de savoir-faire chez ces habitants marginalisés dans les données statistiques. Le collectif dévoile une autre image des quartiers populaires, bien trop souvent stigmatisés, considérés comme des espaces périphériques, qui concentrent la misère et l’insécurité48. Les habitants possèdent des nombreuses compétences qui pourraient être mises à profit de la requalification de leurs espaces de vie. Ainsi, l’En Rue a fait le choix de les valoriser, en faisant de ses chantiers participatifs des ateliers dans lesquels différents niveaux de connaissances s’échangent et s’additionnent à partir « des savoirs forgés par l’expérience (celle de l’habitant en particulier), des savoirs spécialisés (ceux des différents professionnels), des savoirs de métier (que possèdent les personnes actives ou retraitées). »49
La réappropriation des espaces publics par les chantiers de co-construction Depuis le 1er mai 2017, les chantiers de co-construction se succèdent sur une cinquantaine de journées par an50 pour construire différents aménagements qui ponctueront les espaces publics des résidences. Ces nouveaux mobiliers urbains sont construits selon un protocole précis qui préconise le réemploi de matériaux déclassés, stockés dans les hangars des services techniques de la ville. Ainsi, à partir de ces différentes ressources matérielles, les habitants présents sur les chantiers participent collectivement à la conception et à la 47. L’achèvement du NPNRU qui concerne les résidences Guynemer – Jean Bart est prévu pour 2026. 48. Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Editions Amsterdam, 2019, 240p. 49. Op. cit. Collectif En Rue, 2018 50. Entretien avec Patrick Le Bellec, 21 avril 2020
74
confection des futurs mobiliers, accompagnés par les architectes qui les conseillent. Cette méthodologie de construction ne s’appuie pas sur des dessins techniques architecturaux qui auraient pu être produits en amont, mais suit au contraire, une logique de conception collective.51 Les nombreuses pièces sont assemblées de différentes manières à plusieurs reprises, jusqu’à trouver la composition la plus ergonomique. Par ailleurs, des moments plus informels du chantier, tels que les repas collectifs, les conversations autour d’un café, constituent des moments importants dans la temporalité du chantier. Ils permettent aux habitants de prendre la parole et sont finalement aussi importants que la création de mobiliers en tant que tels. Dès lors, de nouveaux objets auront vu le jour dans le quartier, aussi bien des bancs, que des tables, ou encore des jeux pour enfants. Finalement, des équipements qui permettent de créer de la sociabilité et par lesquels les résidents peuvent se rencontrer. Ainsi, l’En Rue sème petit à petit sur son territoire différents aménagements dans l’espace public, et montre aux habitants – habitués aux promesses non exaucées des pouvoirs publics – qu’il est à leur portée d’agir directement sur leurs espaces de vie, qu’ils peuvent désormais, par le biais de leurs actions, se réapproprier.
51. BODINEAU Martine, « Le banc des amoureux », Blog En Rue, 22 juin 2018 Consulté sur : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/06/22/lapetite-histoire-du-banc-des-amoureux/
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Chronique de chantier - Visite du quartier
#3
SESSION DE CHANTIER ÉTÉ Vendredi 10 juillet 2020 Nabyl est éducateur de rue à Saint-Pol-sur-Mer et va quotidiennement à la rencontre des habitants des résidences Guynemer – Jean Bart. Ces quartiers, il les connait par cœur, c’est ici même qu’il a grandi. Alors, peu après mon arrivée, il m’invite à une première visite du quartier pour me raconter l’histoire de ces ensembles sociaux. Ces immeubles HLM ont été construits au début des années 1970. Très vite, les logements se sont délabrés et sont devenus insalubres. Le bailleur social, pourtant propriétaire des lieux, ne fait rien pour améliorer le cadre de vie des habitants. Depuis 2014, ces quartiers font l’objet d’un projet de rénovation urbaine piloté par l’ANRU, qui consiste à démolir plusieurs bâtiments de
logements,
pour
créer
de
nouvelles
voies
et
désenclaver ce quartier. Cependant, Nabyl m’explique que
pendant
plusieurs
années
les
habitants
n’ont
jamais été mis au courant du projet de l’ANRU. Par ailleurs, il me fait part du sentiment d’abandon éprouvé par les habitants. Par exemple, aux dernières élections municipales, sur les 23 000 habitants de la commune, seulement 2 400 se sont rendus aux urnes. Comment
expliquer
cette
défiance
qu’ont
les
habitants du politique ? Qui la démocratie représentative représente-telle finalement ? Ici, ne parlerait-on pas davantage d’une « démocratie de l’abstention » ?
77
Organisation des chantiers participatifs
78
- Modérateurs - Sollicitent la prise de parole - Raccordent les différents propos
Educateurs de rue
Artistes
Acteur culturel
- Partagent leurs connaissances techniques - Accompagnent dans la réalisation des objets
ASSEMBLÉE
1 PERSONNE = 1 VOIX
Architectes
Habitants
- Délivrent leurs expériences, leurs propositions - Mettent à disposition leurs savoir-faire
Chercheurs en sciences sociales
- Observateurs - Création de contenu pour le blog
SCHÉMA DE LA TEMPORALITÉ DES ACTEURS SUR SITE
Chantier Session printemps (10 à 15 jours)
Chantier Session été 79 (10 à 15 jours)
Chantier Session automne (10 à 15 jours)
Chronique de chantier - Concertation collective
#4
SESSION DE CHANTIER ÉTÉ Samedi 11 juillet 2020 Christian
et
Feda,
les
architectes
du
collectif
Aman Iwan, viennent d’arriver sur le chantier. Une réunion se met en place avec tous les participants pour organiser les prochains jours à venir. Nous nous réunissons dans ce qui deviendra la future cuisine, et chacun prend place autour du tableau. Houssine,
salarié
d’Eco-Chalet
et
coordinateur
du
Cube, anime la séance. « Qu’est-ce qu’on veut faire dans ce Cube ? » Plusieurs propositions sont faites, mais tous restent unanimes : « Le
Cube
c’est
un
lieu
construit
par
les
habitants pour les habitants. » Une recherche collective se met alors en place. Chacun se lève à tour de rôle et partage ses idées concernant l’aménagement de cet espace. Les architectes écoutent puis prennent la parole pour apporter des rectifications techniques :
arrivées
d’eau,
électricité,
normes
PMR… Ils commencent à esquisser sur le papier des propositions de plan d’aménagement, dessinent à la craie sur le sol l’emprise des différents mobiliers pour permettre à tout le monde de se projeter au mieux dans cet espace en devenir. Feda et Christian n’imposent pas leurs idées, pour eux, c’est avant tout aux futurs usagers du lieu de penser l’espace. Eux, sont là pour délivrer des outils, et donner des conseils.
81
B. Le chantier participatif, moment privilégié de la constitution d’un commun oppositionnel « [Le] “ Travail du commun ” est donc fondamentalement un [syntagme] à éprouver, à éprouver dans et par une politique du geste, à éprouver dans et par une politique de l’expérimentation, donc à éprouver au cœur de nos communautés de lutte et de pensée. »52 Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun (2016)
La mise en place d’un commun oppositionnel Les chantiers participatifs de construction de mobiliers urbains, présentés précédemment, constituent ce que le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat – également chercheur au sein de la permanence de recherche du collectif – nomme dans son ouvrage Le travail du commun53, le « commun oppositionnel ». Selon lui, cette forme de commun s’exprime par la mise en place d’une coopération de plusieurs individus, dans le but de destituer le monopole exercé par les institutions sur une ressource, en réclamant la capacité de ces individus à l’utiliser. C’est une forme de commun, qui selon lui, va plus loin que celle de la gestion collective d’une ressource (Elinor Ostrom, 1990), qui, se retrouverait dépossédé de portée politique et sociale, et donc de la vision critique que recèle le commun.
« Le commun est lutte ; le commun sera lutte ou ne sera pas »54 52. NICOLAS-LE-STRAT Pascal, Le travail du commun, Saint Germain sur Ile, Editions du commun, 2016, p.19 53. Ibid. 54. Ibid. p.66
82
Par ailleurs, cette dimension politique est également explicitée dans l’introduction de l’ouvrage Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle55 co-écrit par Pierre Dardot et Christian Laval. D’après les auteurs, le contexte économique néo-libéral, ainsi que le système démocratique représentatif actuel, ont donné lieu à une « tragédie du non-commun »56 dans laquelle l’intérêt général est dominé par une administration bureaucratique au détriment de l’action collective. Le commun, par sa dimension politique, permettrait de repenser « une nouvelle institution générale des sociétés »57 par le développement d’un mode d’action coopératif. En ce sens, le commun est « le nom d’un régime de pratiques, de luttes, d’institutions, et de recherches ouvrant sur un avenir non capitaliste »58. Concernant les résidences HLM Guynemer – Jean Bart de SaintPol-sur-Mer, la municipalité et le bailleur exercent, par leur droit de propriété, un monopole sur les décisions à venir concernant la rénovation urbaine. Leurs protocoles, basés sur le principe de consultation, n’impliquent que très superficiellement les habitants dans le processus de transformation59. Ainsi, par la création de ce collectif, les habitants du quartier tiennent à faire valoir leur droit d’usage et revendiquent les espaces publics comme bien commun. L’idée n’est pas d’agir contre les pouvoirs instituants, mais bien d’engager un débat et un dialogue avec eux. Le commun oppositionnel consiste à mettre en place dans un premier temps une pratique destituante – en opposition aux institutions – et dans un second temps, une pratique instituante, par la coopération, l’expérimentation
en
commun
de
nouvelles
méthodes
de
gouvernance.
55. DARDOT Pierre, LAVAL Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle, La Découverte, Paris, 2014, 600p. 56. Ibid. 57. Ibid. p.16 58. Ibid. p.17 59. Nous reviendrons plus précisément sur ce point plus loin dans le texte.
83
Destituer les méthodes institutionnelles L’expérimentation d’une nouvelle façon d’envisager la rénovation urbaine dans les quartiers populaires par le collectif En Rue, montre une dimension de transgression des règles institutionnelles, aussi bien en ce qui concerne les méthodes de transformation urbaines que concernant les dispositifs démocratiques de concertation. En effet, les méthodes de l’ANRU telles qu’elles sont appliquées aujourd’hui, sont d’un certain point de vue critiquables. La démolition de la Maison des associations60 du quartier illustre très clairement la manière dont les pouvoirs publics interviennent au sein des quartiers populaires61. Cette maison, qui jouait un rôle social très important dans la vie des habitants du quartier, accueillait diverses activités, comme des ateliers créatifs. De plus, elle mettait à la disposition des habitants du matériel informatique pour les accompagner dans leurs démarches administratives. C’était un espace où les uns et les autres s’entraidaient et se rendaient des services. Un article du blog de l’En Rue62 permet de retracer succinctement la chronologie des évènements de cette affaire. Tout d’abord, une première décision de la municipalité entrainera le déplacement des activités dans un nouvel espace se situant à l’extérieur du quartier, laissant le local originel à l’état de vacance. Par ailleurs, selon les services municipaux, le bâtiment se trouvait dans un état de dégradation avancé, surtout en ce qui concerne l’étanchéité de sa toiture, résultant d’un manque d’entretien. Ainsi, au mois d’avril 2020, alors que les habitants étaient en pleine période de 60. Local associatif qui se trouvait aux pieds des immeubles de la résidences Guynemer, voir cartographie du quartier. 61. NICOLAS – LE STRAT Pascal, « Recherches d’outre-tombe. Ce que la Maison des associations nous dit maintenant qu’elle n’est plus », Blog En Rue, 1er juillet 2020 Consulté sur : https://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2020/07/01/ recherches-doutre-tombe-ce-que-la-maison-des-association-nous-ditmaintenant-quelle-nest-plus/ 62. Ibid.
84
confinement, cette Maison des associations sera détruite sous leurs yeux. Cette décision aurait ainsi été prise de manière totalement opaque, sans même en informer le conseil citoyen du quartier63. Quelques semaines plus tard, la Ville de Saint-Pol-sur-Mer organise une réunion publique rassemblant les habitants du quartier. Elle leur annonce la destruction prochaine d’une dizaine d’entrées d’immeubles. Lors de cette réunion les habitants apprennent deux choses : « premièrement que l’écologie de leur quartier et de leurs vies quotidiennes allaient être douloureusement et durablement affectées et, secondement, que la programmation et la nature de ce bouleversement avaient été entièrement décidées sans eux. »64 Par ailleurs, la communication de la municipalité autour de cette démolition reste très mystérieuse. En effet, il est difficile de trouver des documents officiels justifiant les motifs de cette décision.65 Seule une rubrique dans l’édition du mois de septembre/octobre 2020 du journal municipal, intitulée « Concertation du NPNRU : le devenir de l’espace libéré après la démolition de la maison des services » évoque succinctement cet évènement : « une étape a été franchie dans le cadre du projet du NPNRU avec la démolition de la maison des services. »66 Cet article informe de la mise en place d’ateliers de concertation avec les habitants du quartier dans le but de « déterminer ensemble ce qui prendra lieu et place sur ce terrain de 1400 m². »67 63. Op.cit. NICOLAS - LE STRAT Pascal, 2020 64. STARITZKY Louis, « Droits politiques en temps de rénovation – Partie 1 », Blog En Rue, 13 juillet 2020 Consulté sur : https://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2020/07/13/droitspolitiques-en-temps-de-renovation-partie-1/ 65. Aucun compte-rendu n’a été rédigé par la politique de la ville de SaintPol-sur-Mer au sujet de la démolition de la Maison des associations. Ainsi, il a été impossible de croiser les sources provenant du blog de l’En Rue avec des documents davantage « officiels ». 66. « Concertation du NPNRU : le devenir de l’espace libéré après la démolition de la maison des services », Pôle position, n°134, septembre/ octobre 2020, p.11 67. Ibid.
85
Ainsi, la décision concernant la démolition de la Maison des associations paraît-elle ne pas respecter les dernières mesures affichées par la nouvelle politique de la ville, depuis l’application de la Loi Lamy en 2014. Celle-ci vise en effet à instaurer dans les quartiers populaires le principe de co-construction avec les habitants. De plus, l’apparition de l’atelier de concertation dans la chronologie des évènements interroge. Pourquoi ne pas avoir déployé ce dispositif participatif en amont ? La décision du bailleur et de la municipalité était-elle déjà scellée ? L’avis des habitants aurait-il vraiment été pris en compte ? L’exemple même de la démolition de cette maison donne à penser que la politique de la ville menée à Saint-Pol-sur-Mer est demeurée conforme au texte de loi qui précédait cette réforme. Finalement, les projets de l’En Rue participent d’une certaine manière, avec la mise en place des projets de co-construction, à révéler les manquements de la politique de la ville aujourd’hui et expérimentent la mise en pratique de ce que signifie « coconstruction » dans un programme de rénovation urbaine.
Instituer de nouvelles méthodes : l’expérimentation d’une nouvelle forme démocratique
« Le conseil citoyen, c’est ici qu’il se tient. Pas là-bas. »68 Propos de Salem Messaoudi, un habitant du quartier.
Les
chantiers
constituent
alors
un
lieu
privilégié
d’une
expérimentation démocratique collective. C’est un lieu qui mêle à 68. Collectif En Rue, « Poser un banc est politique », Fanzine En Rue #0, Juillet 2018 Consultable en ligne : https://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/07/01/ fanzine-en-rue-0/
86
la fois l’expérience, la recherche et l’action. C’est une expérience, qui réunit le temps de l’action, des individus pluriels autour d’un même objectif. En ce sens, Patrick Bouchain le qualifie ainsi : « Le chantier est déjà une forme de démocratie participative, [...] au sens pratique, non hiérarchisé, où les acteurs se réunissent autour d’un objet concret et réapprennent ensemble à articuler les choses entre elles d’une nouvelle façon. »69 Dans le cas des chantiers de l’En Rue, il s’agit d’une démocratie qui se déploie « “ en situation ” et “ en contexte ” »70, dans les espaces publics aux pieds des immeubles des résidences Guynemer – Jean Bart, c’est une démocratie qui s’inscrit « hors les murs »71. Lors de ces assemblées, une recherche collective est mise en place. Chacun à tour de rôle fait part de ses expériences, ses idées, et ses propositions. Les débats sont animés par des coordinateurs, parfois Nabyl Karimi, d’autres fois Patrick Le Bellec, mais aussi Houssine, salarié de l’association Eco-Chalet. Quelques fois, les architectes du collectif Aman Iwan prennent également la parole pour y apporter leur expertise technique.72 L’assemblée accueille les expériences et les propositions des habitants, il s’agit ici d’une prise de parole directe, c’est une démocratie « incarnée » par les habitants du quartier. Les chantiers forment un espace public – au sens politique – dans lequel les décisions publiques ne font pas décisions avant d’avoir été débattues par l’assemblée. Cette vision de l’espace public fait écho avec la définition qui en est faite par les géographes Jacques Levy et 69. SONNETTE Stéphanie, « Le permis de faire, l’esprit plus que la lettre. Entretien avec Patrick Bouchain, » Tracés n°19, 4 octobre 2017 Consulté sur : https://www.espazium.ch/fr/actualites/le-permis-de-fairelesprit-plus-que-la-lettre 70. NICOLAS – LE STRAT Pascal, « Une démocratie éprouvée », Brochure En Rue n°2, octobre 2018 Consulté sur : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/wp-content/ uploads/2018/10/Brochure-2-Démocratie-PNLS-LS_octobre-2018.pdf 71. Ibid. 72. Voir « Chronique de chantier #4 - Concertation collective » p.78
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Michel Lussault, et qui est issue entres autres de la Grèce antique : « Une approche qui mène à dresser à priori l’espace public en espace vertueux de la citoyenneté, porteur intrinsèquement des vertus de l’échange interpersonnel. Il s’agit là d’une conception qui dérive d’un idéal type mythologique : celui de l’agora grecque, constitué en point-origine et en matrice de tout espace public ».73
Mettre des mots sur l’expérimentation, le rôle de la permanence de recherche Depuis 2018 – soit un an après le lancement des premiers chantiers – une permanence de recherche a rejoint le collectif, fruit d’une rencontre entre Patrick Le Bellec et le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat. En effet, le manque de temps et de moyens financiers n’avaient pas permis à l’En Rue de développer un travail de recherche74. Néanmoins, l’implication d’une équipe de recherche sur ce type de projets, qui s’inscrivent dans un temps long, est nécessaire. Ainsi, Patrick Le Bellec qui connaissait déjà le travail de Nicolas-Le Strat autour des questions du commun, l’invite à participer au second temps du projet. Cette permanence de recherche est composée de trois chercheurs en sciences sociales75 – Martine Bodineau, Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat lui-même – qui souhaitent inscrire leur recherche dans une temporalité continue, mais également l’ancrer dans le contexte urbain et social singulier des résidences sociales de SaintPol-sur-Mer, en interagissant avec les différents acteurs locaux qui le constituent. Selon eux, le chercheur « fabrique sa recherche en 73. LEVY Jacques, LUSSAULT Michel (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, 2003, 1228p., p.335 74. Cf Entretien du 21 avril 2020 avec Patrick Le Bellec en annexe. 75. Le collectif En Rue entretient un partenariat avec le laboratoire de recherche Expérice de l’Université Paris 8, appartenant au réseau Fabriques de sociologie.
88
faisant expérience avec les personnes, en partageant les activités des acteurs »76. Ce type de recherche en coopération avec les résidents se traduit par ce qu’ils appellent une « recherche-action ». Il s’agit d’une forme qui « poursuit conjointement deux objectifs : production de connaissances et changement de réalité par l’action. »77 Par ailleurs, elle se déploie selon trois directions. Premièrement, en plaçant au cœur de la recherche les savoirs et des expériences des habitants. Deuxièmement, en développant une multiplicité de registres d’écriture de cette recherche78. Enfin, en mettant à l’épreuve réciproquement les savoirs et les expériences vécues. L’équipe est présente à chaque chantier, à la fois en tant que participants mais aussi en tant qu’observateurs. « Cela permet [au collectif] d’avoir dès le début un regard extérieur sur ce qu’[il] est en train d’expérimenter. Cette recherche-action est nécessaire pour donner [à l’En Rue] le recul dont [ils] manque[nt] sur ce qu’[ils] développe[nt], […] et pour isoler les outils qui fonctionnent et qui peuvent être généralisés. »79 A la fin des chantiers, la permanence de recherche rédige des articles qui sont ensuite publiés sur le blog, afin de rendre visible et lisible l’expérimentation qui est faite au cours des chantiers.
76. STARITZKY Louis, « Le chantier fait recherche, la recherche fait chantier », Brochure En Rue N°4, Novembre 2019, pp.13-17 77. Collectif En Rue, « La recherche-action », Fanzine En Rue #1, juillet 2018 Consulté sur : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/wp-content/ uploads/2018/08/SECOND-FANZINE-ENRUE.pdf 78. La permanence de recherche a développé plusieurs médiums de retransmission des expériences du collectif En Rue, tels qu’un blog, des fanzines, des brochures, des photographies ou encore des dessins. 79. Op.cit. TRICOT Antoine, 2020, p.397 Propos de Patrick Le Bellec recueillis par Antoine Tricot.
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F.17 La Maison des associations
F.18 Démolition de la Maison des associations
90
F.19 La démolition de la Maison des associations dans le magazine municipal
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F.20 Les médiums de recherche développés par la permanence Couverture du Fanzine En Rue #0
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F.21 Les médiums de recherche développés par la permanence Sociologe de Poche #1
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D’espaces publics à espaces politiques ? L’analyse des premiers projets de l’En Rue – des chantiers participatifs qui se déployaient aux pieds des immeubles – permet de cerner les enjeux auxquels le collectif semble répondre. Ces expérimentations ont permis de faire émerger une forme d’action indépendante dans les espaces publics des résidences Guynemer – Jean Bart par le développement d’un outil de fabrication rapide, qui participe à la révélation du pouvoir d’agir des habitants. Par ailleurs, ces expériences ont donné lieu à l’expérimentation d’une nouvelle organisation démocratique, qui replace l’habitant au cœur des débats et des prises de décisions urbaines, pour laquelle l’En Rue se veut être démonstratrice. Ainsi, ces projets invitent à requestionner la place de l’habitant dans les expériences participatives institutionnelles, dont les méthodes sont à ce jour à améliorer. Par ailleurs, ils nous invitent à nous questionner sur le rôle de la maîtrise d’œuvre, qui aujourd’hui est limité à celui de la prestation, alors que dans ces milieux, l’enjeu serait peut-être davantage d’élaborer des espaces politiques, qui fonctionneraient comme des caisses de résonnance des voix habitantes.
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95
03 //
Reprendre part aux débats 96
L’analyse des expériences participatives de l’En Rue révèle deux choses. Premièrement, elles mettent en lumière la volonté des habitants des résidences Guynemer – Jean Bart de défendre leurs espaces de vie menacés par les projets de transformation urbaine en prenant soin collectivement de ces lieux qu’ils partagent. Deuxièmement, par la critique qu’elles adressent aux dispositifs participatifs institutionnels, elles soulèvent le fait que l’usage des espaces publics et les décisions concernant leur transformation, ne semblent en réalité pas être l’affaire de tous. Ce type de mobilisation citoyenne ne constitue pas un cas isolé, se déploie de plus en plus dans les territoires périphériques80 et témoigne de la nécessité de créer de nouvelles formes de participation. Celles-ci pourraient, selon moi, s’expérimenter par la constitution d’espaces politiques alternatifs et autonomes, générateurs de rapports de force avec les pouvoirs publics, qui permettraient ainsi la négociation et la production collective du bien commun que sont les espaces publics.81 80. Par exemple, l’association habitante « La Table de Quartier » à Roubaix dans le quartier du Pile, qui milite depuis 2013 contre un projet de rénovation urbaine ou encore « L’Alliance citoyenne grenobloise » formée en 2012, qui réclame une participation des habitants des quartiers populaires dans les débats démocratiques. Ces organisations agissent comme des caisses de résonnances des colères et des revendications habitantes. 81. TALPIN Julien, « Quand le “community organizing” arrive en France », Revue Projet, n°363, 2018, pp.29-37
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A. Les biens publics, une propriété collective ?
Res communis, Res publicae et Res publica L’espace public est, dans l’imaginaire collectif, un bien appartenant et appropriable par tous les citoyens, bien que cette vision s’avère en réalité difficilement praticable. C’est tout l’enjeu de ces mobilisations citoyennes, qui par leurs actions, revendiquent entre autres la prédominance de l’usage de l’espace public sur le monopole propriétaire qui en est fait par les institutions publiques. Ainsi, il est nécessaire dans un premier temps de revenir aux sources de la notion de « bien public » afin de mieux cerner la manière dont son utilisation a évolué avec le temps, et comment elle s’articule aujourd’hui avec celles d’ « État » et de « démocratie ». Les res communis, les « choses communes » en latin, concernent des biens, qui par leur nature intrinsèque, sont inappropriables et appartiennent à tous82. Il s’agit de biens communs naturels, tels que l’eau, l’air ou encore les rivières. Cette notion est à distinguer de celle de « chose publique », prenant ses racines dans le droit romain, et qui définit de deux manières différentes le terme « public ». Tout d’abord, il y a les res publicae, signifiant en latin « la ou les choses du public », qui désignent dans le droit romain les choses appartenant au peuple.83 Elles 82. Op.cit. DARDOT Pierre, LAVAL Christian, 2014 83. ORSI Fabienne, « Bien publics, communs et Etat : quand la démocratie fait lien. » ALIX Nicole, BANCEL Jean-Louis, CORIAT Benjamin, SULTAN Frédéric (dir.). Vers une république des biens communs ?, Editions Les Liens qui Libèrent, 2018
98
sont déterminées par leur caractère inaliénable et inappropriable, en raison de leur usage public. L’historien Yan Thomas revient dans un article sur cette dimension d’inappropriabilité des choses publiques : « Ces choses étaient dites publiques en ce sens précis qu’elles étaient librement accessibles à tous, comme si chacun des membres du populus eût sur elles un droit attaché à sa qualité de citoyen, imputé à ce qu’il y avait de public dans sa personne – comme si chacun fût porteur d’une double personnalité privée et politique, et qu’à ce second titre les choses de la cité lui appartenaient à lui comme à tous, mais inaliénablement. »84 De plus, il s’agit de biens économiquement non-rivaux et nonexcluables, qui mettent d’une certaine manière en échec le marché des affaires de la cité. Ainsi, il apparaîtra progressivement nécessaire de faire intervenir l’État concernant l’administration de ces biens.85 Dès lors apparait dans le droit romain une première distinction avec l’émergence d’un autre terme, res publica, désignant littéralement la « chose publique », mais qui cette fois-ci, au singulier, concerne les affaires (propres) de l’État et renvoie donc à une organisation politique.86 Or, ces deux notions distinctes de « choses », se sont progressivement vues absorbées l’une à l’autre et confondues au pouvoir impérial romain dans la personne de l’Empereur, en dépossédant de ce fait les citoyens de leurs biens publics. Désormais, leur catégorisation ne relève plus de leur nature intrinsèque comme c’est le cas pour les res communis, mais d’un acte juridique et politique, établi par l’État en tant que personnalité morale. Par ailleurs, l’ambivalence du mot « public » trouve son explication dans son étymologie. Si l’adjectif « public » dérive de populus, 84. THOMAS Yan, « La valeur des choses : Le droit romain hors la religion. », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année (6), 2002, pp.14311462 85. Op. cit. ORSI Fabienne, 2018 86. Ibid.
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signifiant « le peuple » en latin, il revêt néanmoins deux sens en fonction des noms auxquels il est associé. En effet, il relève à la fois de tout ce qui concerne l’État et est sous son contrôle, comme les « pouvoirs publics » ou encore « l’autorité publique », mais également ce qui intéresse le public et est à l’usage de tous, tels que l’ « intérêt public » et le « bien public ». Cette analyse révèle alors une ambivalence dans l’emploi de ce terme, qui a perdu son sens strict originel de res publicae, comme le bien commun de tous. Ainsi, ce qui est qualifié de « public » n’est plus strictement une propriété collective du peuple, mais la propriété privée relevant d’institutions publiques.
A la Révolution française, le domaine public comme propriété nationale En France, dans le prolongement de cette dispute politique amorcée depuis l’Antiquité, un débat concernant ce qui relève du domaine public et du domaine privé de l’État débutera un an après les premiers soubresauts de la Révolution française, quand l’idée de propriété nationale fut dans un premier temps envisagée.87 En effet, de 1792 à 1795, au moment de l’élaboration de la Convention nationale, la république était définie à la fois en tant que bien commun formé entre êtres libres et égaux, mais aussi en tant que mode de gouvernance de ce bien commun, par la mise en place d’un système démocratique. Ainsi, la république retrouve son sens étymologique de res publicae et fonctionne de la même manière qu’un commun. De ce fait, elle est envisagée comme un mode de gouvernance par « la négative » à la monarchie. La raison d’être du projet de la République à cette époque relève d’une règle de sens commun garantissant à tous citoyens le droit d’existence, 87. BOSC Yannick, « Communs et républicanisme : l’exemple de la Révolution française. » ALIX Nicole, BANCEL Jean-Louis, CORIAT Benjamin, SULTAN Frédéric (dir.). Vers une république des biens communs ?, Editions Les Liens qui Libèrent, 2018
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en privilégiant en quelque sorte la liberté d’existence à la licence d’entreprendre.88
Vers une titularisation du domaine public Néanmoins, à cette même période, la confiscation du commun fait l’objet de nombreuses luttes politiques. Celles-ci opposent les communaux – les défenseurs du bien public, aux physiocrates89 – les défenseurs de la propriété. Pour les premiers protagonistes, l’idée d’un État propriétaire est inenvisageable et incompatible avec les fonctions d’utilité publique et d’affectation à l’usage de tous. L’administration de ce qui relève du commun doit se faire au plus près des habitants, notamment grâce à la mise en place d’un mode de gouvernance démocratique. Pour les autres, l’esprit de propriété est le seul modèle efficace pour la gestion de ces biens, en ce sens où « tout ce qui est commun est ordinairement mal entretenu, par la raison que ce qui appartient à tous n’appartient à personne. »90 Ainsi ces luttes politiques défendant l’esprit propriétaire ont peu à peu pris le dessus sur l’idée de propriété nationale, et aura pour conséquence le renforcement de cette dualité entre ce qui relève du domaine public et du domaine privé de l’État. Celui-ci aura été théorisé par le juriste Jean-Baptiste-Victor Proudhon dans son Traité du domaine public91. Selon lui, le domaine public appartient bien au peuple, mais l’administration de ce domaine revient de droit à l’État. S’installe alors une relation « tutélaire »92 entre le public et l’État, car comme le souligne Mikhaïl Xifaras, selon Proudhon « le public est donc incapable d’exercer lui88. Op.cit. BOSC Yannick, 2018 89. Ecole de pensée apparue en France au milieu de 18ème siècle, partisante de la propriété privée. 90. Propos tenus par Dubois le baron de Saint-Hilaire. Op. cit. BOSC Yannick, 2018 91. PROUDHON Jean-Baptiste-Victor, Traité du domaine public, Dijon, Lagier, 1943-1945, t 1, 2ème édition 92. Op.cit. ORSI Fabienne, 2018
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même les actes que requiert la conservation de son domaine, et c’est bien pourquoi l’administration de ce dernier est confiée à l’État, qui exerce ses droits au nom du public et pour son compte. »93 Ainsi, ce phénomène de titularisation (au sens de mise sous tutelle) du domaine public est-il une notion aujourd’hui bien ancrée dans notre société. En témoigne la définition qui en est faite dans l’article L2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques : « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L.1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public. »94
Renouer avec la « chose publique » ? Les mobilisations citoyennes sur l’espace public, comme c’est par exemple le cas des projets portés par l’En Rue, semblent d’une certaine manière vouloir renouer avec la chose publique au sens de res publicae. Un des exemples les plus démonstratifs à ce jour en Europe est le projet porté par la commission Rodotà95 en Italie, dont l’ambition est de conférer à nouveau aux biens communs leur caractère d’inappropriabilité. Ce nouveau projet de loi a vu le jour à la suite de la privatisation des services publics, notamment en ce qui concerne la gestion de l‘eau potable, par le gouvernement de Silvio
93. XIFARAS Mikhaïl, « Le code hors du code. Le cas de la « transposition » de la propriété au droit administratif », Droits, 42, 2006, pp. 49-74 94. Article L2111-1 du CG3P 95. La commission Rodotà est un projet porté par un rassemblement de juristes italiens, dont Stefano Rodotà, chef de fil de ce mouvement, dont les travaux traitent des questions des droit fondamentaux et de la citoyenneté.
102
Berlusconi.96 L’ambition de la commission Rodotà est d’inscrire dans le Code Civil une nouvelle catégorie juridique pour les biens communs, qui sont définis ainsi : « Les choses qui expriment des utilités fonctionnelles pour l’exercice des droits fondamentaux ainsi que le libre développement de la personne. »97 Cette définition entend révéler la fonction sociale des biens communs, en garantissant à tous les citoyens la jouissance de leurs droits fondamentaux. Par ailleurs, l’extrême faiblesse de l’État central italien l’a rendu inapte à prendre en charge l’administration de ces biens dont il était devenu le mandataire. Ainsi, ce projet de loi vise à le destituer du monopole propriétaire qu’il exerce, pour reconférer aux biens publics leur statut de « biens qui appartiennent à la communauté des citoyens et ouverts à l’usage de tous »98, en d’autres termes, leur qualité de res publicae.
96. Op.cit. ORSI Fabienne, 2018 97. Issu du projet de loi de la commission Rodotà faite au Sénat en février 2008. 98. Op.cit. ORSI Fabienne, 2018
103
Chose publique et droit romain
104
res communis
« Choses communes » Biens inappropriables par leur nature intrasèque, appartenant à tous. L’air / l’eau / les rivières
res publicae
« Choses publiques » Biens au caractère inappropriable et inaliénable. Biens à l’usage de tous les citoyens de la cité.
res publica
« Chose publique » Affaires de l’État. Catégorisation relevant d’un acte juridique et politique par la personnalité morale qu’est l’État.
105
B. La participation citoyenne : une utopie démocratique ? Une démocratie représentative mise à mal Le système de démocratie représentative, tel qu’actuellement en place, connaît une période de crise auprès des citoyens. On observe de nombreux signes de celle-ci, tels que « la défiance croissante des citoyens à l’égard des gouvernants, la hausse de l’abstention électorale chez les jeunes et les catégories populaires, l’affaiblissement des partis politiques traditionnels, la montée du vote d’extrême droite, l’emprise de la sphère économique sur la sphère politique »99. En effet, la démocratie représentative correspond à un système politique dans lequel une assemblée est élue pour représenter les choix du peuple. Les citoyens délèguent leur pouvoir ainsi que la gestion des affaires publiques directement aux représentants qu’ils ont élus. Ceux-ci agissent à plusieurs niveaux, allant du vote des textes de loi jusqu’à son application. Par ailleurs, afin d’éviter l’installation d’un gouvernement dans la durée, des élections ont lieu à des échéances régulières et rythment la vie politique des citoyens. Ce système politique est inscrit dans l’article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »100
99. CHÂTEAUNEUF-MALCLÈS Anne, « La démocratie participative : entretien avec Loïc Blondiaux » pour SES-ENS Lyon, publié le 15/01/18 Consultable sur : http://ses.ens-lyon.fr/articles/la-democratie-participativeentretien-avec-loic-blondiaux 100. Article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958
106
Néanmoins, cette dépossession du pouvoir direct du peuple d’agir sur l’intérêt général au profit de quelques représentants, fait l’objet aujourd’hui de nombreuses critiques. Beaucoup de termes sont associés à cette forme d’organisation politique, comme celui d’ oligarchie, signifiant que le pouvoir est détenu par une petite partie de la population regroupée en une classe dominante, et qui confisque d’une certaine manière le pouvoir direct de ses citoyens. D’autres termes dérivent de cette notion, et qualifient ceux par qui le pouvoir est détenu : « aristocratie » pour la noblesse, « ploutocratie » pour les plus fortunés, « technocratie » pour les scientifiques et techniciens, ou encore « gérontocratie » quand il s’agit des anciens. La démocratie représentative apparaît aujourd’hui comme à bout de souffle, en attestent le taux d’abstention record aux dernières élections législatives de 2017 – qui s’élevait à plus de 50%101 - ou encore le mouvement social des Gilets Jaunes qui scandait par ses mots d’ordre la démission du président Macron.102 Cela s’explique par un système représentatif qui semble être déconnecté du peuple et sur lequel les citoyens ne possèdent aucun pouvoir direct en dehors des périodes électorales.
Démocratie technique vs démocratie dialogique Ce processus de dépossession des pouvoirs du citoyen qu’a engendré la démocratie représentative, ainsi que le monopole du savoir scientifique au profit de personnalités au savoir « ordinaire » pose aujourd’hui question, et invite à réévaluer les systèmes démocratiques en place. Le système de démocratie représentative a atteint ses limites en termes de relation entre savoir et pouvoir, et invite à réinterroger les systèmes démocratiques de nos sociétés. C’est la thèse soutenue dans l’ouvrage Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie 101. DUHAMEL Alain, « La crise de la démocratie représentative », Libération, 15/05/19 102. Ibid.
107
technique103, co-écrit par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, qui questionne le système démocratique représentatif, en le qualifiant de « démocratie technique »104. Selon les auteurs, les questions techniques sont confisquées du débat public par les scientifiques et les experts, en créant une nette séparation entre les personnalités savantes et les publics ordinaires, et en donnant lieu à ce qu’ils nomment des « controverses sociotechniques »105. Néanmoins, celles-ci ont potentiellement un effet bénéfique, si elles devaient engager à ce qu’ils nomment une « démocratie dialogique »106, dans laquelle s’opère une forme de coopération entre experts et citoyens, au sein de « forums hybrides »107, des espaces « ouverts où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre des choix techniques qui engagent le collectif »108. Ils y voient une pratique qui refuse toute forme de domination, en valorisant au contraire une pratique de l’échange et de l’apprentissage mutuel. Ainsi, les mobilisations citoyennes révèlent-elles une volonté des acteurs plus ordinaires du territoire – comme les habitants – à prendre part aux débats publics, qui semblent devoir être monopolisés par les autorités plus techniques, comme les aménageurs, les urbanistes ou encore les architectes.
Consultation, concertation ou participation ? L’implication des citoyens dans les projets publics revêt différents aspects et s’effectuent à divers niveaux d’intensité. On parle de « consultation », de « concertation » ou encore de « participation ». Mais alors, quelles nuances juridiques et pratiques l’utilisation de ces nombreux termes révèle-t-elle ? 103. BARTHE Yannick, CALLON Michel, LASCOUMES Pierre, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001, 358p. 104. Ibid. 105. Ibid. 106. Ibid. 107. Ibid. 108. Ibid.
108
Tout d’abord, la consultation consiste à recueillir les besoins, les attentes et les avis des citoyens, c’est une action qui se déroule en amont de la prise de décision, qui dans ce cas revient à une autorité supérieure compétente, sans qu’elle n’ait l’obligation de prendre en considération les revendications des habitants pour sa prise de décision.109 La concertation, contrairement à la notion précédente, correspond à un processus de discussion collective – dont le choix des participants peut être restreint ou non par les décideurs – en supposant la mise en place d’un débat, dans le but d’établir les actions à mener, sans pour autant que la décision relève obligatoirement d’un accord commun.110 En effet, il s’agit d’une organisation descendante, par laquelle l’autorité administrative conserve un monopole concernant la décision finale. Néanmoins, ce système permet aux citoyens de participer à la confection des propositions aussi bien en amont qu’au cours d’un projet. Ce type de procédure est inscrit dans l’article L 300-2 du Code de l’urbanisme en vigueur depuis le 7 décembre 2020. Il s’applique dans le cas d’enquêtes publiques précédant des modifications de documents d’urbanismes (SCOR, SDDU, PLU), ainsi que toutes constructions soumises à un permis de construire, ou les installations et aménagements soumis à un permis d’aménager : « Les projets de travaux ou d’aménagements soumis à permis de construire ou à permis d’aménager, autres que ceux mentionnés au 3° de l’article L 103-2, situés sur un territoire couvert par un schéma de cohérence territoriale, par un plan local d’urbanisme ou par un document d’urbanisme en tenant lieu ou par une carte communale peuvent faire l’objet de la concertation prévue à l’article L. 103-2. Celle-ci est réalisée 109. ADEME, « La participation citoyenne. Réussir la planification et l’aménagement durables », Les cahiers méthodologiques de l’AEU2, décembre 2016 110. Ibid.
109
préalablement au dépôt de la demande de permis, à l’initiative de l’autorité compétente pour statuer sur la demande de permis ou, avec l’accord de celle-ci, à l’initiative du maître d’ouvrage. »111 Enfin, la notion de participation représente le plus haut degré d’implication des citoyens dans un projet public. Elle fait référence à la mise en place d’une approche collaborative entre citoyens, autorité publique et techniciens, qui se décline sous diverses formes, comme la coproduction ou encore la co-construction.112 Cette notion est entrée en vigueur dans le texte de la loi Lamy du 21 février 2014, et est devenue obligatoire dans les territoires prioritaires : « Les concours financiers de l’agence sont destinés à des opérations d’aménagement urbain, dont la création et la réhabilitation des espaces publics, à la réhabilitation, la résidentialisation, la démolition et la production de nouveaux logements sociaux, à l’acquisition ou à la reconversion de logements existants, à la création, la réhabilitation et la démolition d’équipements publics ou collectifs, à la création et la réorganisation d’espaces d’activité économique et commerciale, à l’ingénierie, à l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, au relogement, aux actions portant sur l’histoire et la mémoire des quartiers, à la concertation, la participation citoyenne et la coconstruction des projets, ou à tout investissement concourant au renouvellement urbain des quartiers mentionnés à l’article 9-1. »113 Néanmoins le système participatif nécessite du temps, que le citoyen bénévole n’a malheureusement pas toujours. Cela implique de questionner la place de la politique dans l’organisation de la vie des citoyens. Ainsi, la participation citoyenne représenterait111. Extrait de l’article L 300-2 du Code de l’urbanisme. 112. Op.cit. ADEME, 2016 113. Art.10-3.-I de la loi n°2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine.
110
elle une des clés permettant de renouer le lien entre citoyens et autorités publiques ?
Des
citoyens
copropriétaires
de
l’intérêt
général,
coproducteurs de la décision D’après la chercheuse Marion Carrel, la participation citoyenne « pourrait être l’un des leviers les plus efficaces – et révolutionnaires – pour régénérer la démocratie, toujours en chantier. »114 Ce nouveau dispositif démocratique peut activer, selon elle, une dynamique émancipatrice chez les populations précaires, généralement éloignées de la parole politique. En effet, l’enjeu principal des dispositifs participatifs est d’accroître la transparence de l’action administrative, en incluant les citoyens au plus près des processus de prise de décision collective, et permettrait de répondre à cette forme de défiance qui perdure dans les quartiers populaires. Elle vise à inclure les citoyens les plus éloignés de la parole publique en leur offrant une visibilité et une force politique. Effectivement, si la dépossession du pouvoir politique du peuple a longtemps été justifiée par l’ignorance de la grande masse des citoyens115, elle peut être aujourd’hui remise en question par une volonté de valorisation des compétences habitantes par certains acteurs qui œuvrent auprès des politiques publiques afin d’opérer des changements de mentalités. 114. CARREL Marion, « La gouvernance est-elle démocratique ? Les enjeux de la participation citoyenne », Informations sociales, n°179, 2013, pp. 144151 115. Cf. les propos d’Emmanuel Joseph-Sieyès, corédacteur de la constitution française de 1789 : « La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi, n’est pas douteux parmi nous. D’abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants. » Les Orateurs de la Révolution française, Les Constituants, Tome I, Paris, Gallimard, 1989, 1744p.
111
C’est le cas par exemple de Marie-Hélène Bacqué et Mohammed Mechmache qui ont été missionnés en 2013 par le Ministre délégué chargé de la Ville, François Lamy, pour réformer la politique de la Ville. Cette mission donnera lieu à la publication d’un rapport116, qui révèle « l’écart entre le monde politique, les élites qui dirigent notre pays et les quartiers populaires [et] l’urgence à remettre les citoyens au cœur de la vie de la cité, du débat politique et des politiques publiques. »117 Par ailleurs, même si plusieurs décisions ont été prises d’un point de vue jurisprudentiel afin d’intégrer cette notion de « participatif », ce rapport dénonce les limites de ces dispositifs : « Pour autant, des insatisfactions nombreuses se font entendre sur la qualité et l’impact de ces dispositifs. Nombre d’habitants par exemple expriment le sentiment d’avoir été mis devant le fait accompli dans les opérations de renouvellement urbain. »118 Ce rapport redirige l’action de la politique de la ville autour de cinq points : « (1) Appuyer le développement du pouvoir d’agir ou une démarche d’empowerment, (2) Mettre les citoyens au cœur des services publics, (3) Démocratiser la politique de la ville, (4) Changer l’image des quartiers, (5) Accompagner un renversement de démarche par la formation et la co-formation. »119 C’est donc par le développement des projets de co-construction avec les habitants des quartiers populaires au sein d’espaces dédiés à l’expression citoyenne, que les auteurs proposent d’agir. Néanmoins, tout l’enjeu d’un tel projet consisterait à conjurer les travers déjà existants de la politique de la ville, qui cantonne à l’heure actuelle la participation des habitants à de la concertation, voire dans le pire des scénarios, à de la consultation. La valorisation de la compétence des citoyens a jusqu’à ce jour principalement 116. BACQUE Marie-Hélène, MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, Ça ne se fera pas sans nous, Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Rapport au ministre délégué chargé de la Ville, 2013 117. Ibid. 118. Ibid. 119. Ibid.
112
pris la forme d’une reconnaissance de leur expertise d’usage les réduisant dès lors à témoigner de « leur pratique répétée du territoire, source d’une connaissance fine des problèmes locaux. »120 Cette vision, quand elle n’assigne pas simplement le citoyen à un rôle de témoin de l’opération dont il est le sujet, cantonne son intervention éventuelle à l’échelle limitée de son milieu de vie proche et de son quartier immédiat.
120. TALPIN Julien, « La démocratie participative marginalisée par le pouvoir local », Savoir/agir n°25, mars 2013, pp.23-30
113
Degrés d’implication du citoyen dans le débat public
114
IMPLICATION FORTE
Participation
Collaboration entre citoyens, autorités publiques et techniciens. Citoyens inclus dans le dispositif décisionnel. Co-production / Co-construction.
Concertation
Processus de discussion collectif en amont et au cours d’un projet. Décision finale qui ne relève pas obligatoirement d’un accord commun. Autorité administrative qui conserve le choix de la décision finale.
Consultation
En amont de la prise de décision. Décision finale prise par une autorité supérieure compétente. Recueillir les besoins, les attentes, les envies des citoyens. Aucune obligation de prise en compte des revendications des habitants.
IMPLICATION FAIBLE 115
Chronique de chantier - La Halle de Téteghem
#5
SESSION DE CHANTIER ÉTÉ Mercredi 16 septembre 2020 Au cours d’une discussion, Feda me fait part d’un nouveau projet qu’ambitionne le collectif, celui de la halle de Teteghem. Ce bâtiment servira d’outil de résistance pour les populations qui subissent et qui subiront la rénovation urbaine. En
effet,
les
habitants
d’informations
concernant
n’ont le
eu
projet
que de
très
peu
rénovation
urbaine auquel leurs espaces de vie était soumis. C’est pourquoi, des mouvements citoyens ont fini par se former en réaction à ces décisions, créant le projet En Rue, pour ouvrir la discussion avec les institutions.
Néanmoins,
aujourd’hui
le
collectif
s’aperçoit que ses actions sont intervenues trop tard dans le processus décisionnel. A travers ce projet de nouvelle halle, les architectes souhaitent proposer un outil de mise en commun des savoirs
autour
des
résistances
urbaines,
afin
de
préparer les habitants des quartiers qui subissent la rénovation aux futures phases de la rénovation urbaine. Tandis que les maisons de projet sont des outils institutionnels
mis
en
place
pour
indirectement
préparer les habitants à être délogés de leur quartier, la halle sera quant à elle un outil qui permettra aux habitants de lutter pour rester dans leur quartier. Ce bâtiment pensé par les architectes est un outil mis à la disposition des habitants dans leur quête d’émancipation, qui porte un regard critique sur les méthodes institutionnelles de rénovation urbaine.
117
F.22 Réunion collective, juillet 2020
118
F.23 Les architectes d’Aman Iwan qui élaborent le plant de la future cuisine avec les habitants bénévoles
119
Etablir un dialogue Les expériences participatives contemporaines, comme celles de l’En Rue, semblent renouer avec le sens originel des notions de res publicae, et contribuent à redéfinir la place de l’habitant au sein des modes de gouvernance démocratiques actuels. En effet, les chantiers de design participatif, qui se déploient dans les espaces publics des résidences sociales, témoignent d’une envie chez les habitants des quartiers populaires de prendre part aux débats publics en ce qui concerne l’aménagement et la gestion de leurs espaces de vie. Ainsi, ils retrouvent leur sens originel de res publicae, c’est-à-dire de bien commun appartenant à tous, dont l’ANRU, le bailleur et la collectivité semblaient jusqu’alors monopoliser la gestion. Par ailleurs, les chantiers de co-construction participent à la mise en place d’un apprentissage commun entre les différents protagonistes créant une forme de démocratie dialogique. Les habitants, les architectes et les sociologues s’échangent mutuellement leurs nombreux savoir-faire et estompent ainsi les limites existantes entre les différents domaines techniques. Néanmoins, même si ce type de projet se déploie généralement à une micro échelle - celle de la confection de mobilier urbain – elles semblent nécessaires pour ramener au centre du débat public les citoyens qui en étaient jusqu’alors le plus éloignés. Ainsi, elles mettent en jeu la légitimité de tel ou tel de participer aux décisions concernant l’aménagement des espaces publics. Revient-il à ceux qui en ont la propriété, c’est-à-dire les autorités publiques, ou bien à ceux qui l’occupent et y résident ?121 Cette 121. Cette question interroge les notions de droit de propriété et de droit d’usage, que l’économiste britannique Elinor Ostrom développe à travers le concept de faisceaux de droit.
120
connaissance du territoire propre aux habitants d’un quartier ne légitimerait-elle pas leur place active et centrale dans les prises de décisions relatives à l’aménagement et la transformation de leurs espaces de vie ? Enfin, si la suppression d’une démocratie représentative relève peut-être d’une volonté utopique, voire d’une tentation dangereuse, peut-être s’agirait-il plutôt de la compléter par la création d’espaces – aussi bien politiques que physiques – dédiés à la participation des habitants, permettant la mise en place d’un dialogue entre institutions et citoyens, et défaisant ainsi le monopole établi au profit des autorités propriétaires et gestionnaires au détriment des usagers.
121
Vers une nouvelle pratique du métier d’architecte
122
Le collectif En Rue entend par ses actions proposer une nouvelle manière de faire la rénovation urbaine dans les quartiers populaires, par cette phrase, devenue leur slogan : « Faire l’En Rue avant l’ANRU ». En effet, les projets du collectif s’inscrivent dans une dynamique par le faire : faire avant la rénovation urbaine et faire avec les habitants des résidences Guynemer – Jean Bart, par l’organisation de divers chantiers. Ils y mettent en œuvre le principe de co-construction tant prôné par la politique de la ville, mais pourtant à ce jour pas réellement mis en pratique sur le terrain. C’est par cette politique du faire qu’un rapport critique des méthodes de rénovation urbaine s’éprouve et que s’expérimentent et s’instituent de nouveaux outils et méthodes tournés vers une forme d’apprentissage dialectique. Ainsi, si les projets de l’En Rue participent à enrichir activement les réflexions concernant la place de l’habitant dans les processus de transformation des quartiers populaires, voire plus largement à sa place dans les processus de réflexion de la ville à des échelles locales, ils invitent plus largement à repenser le rôle de l’architecte. Aujourd’hui, le métier d’architecte est cantonné à un rôle de prestataire, en ce sens où celui-ci répond à des appels d’offres de maîtres d’ouvrages dans lesquels sont déjà établis les programmes qui habiteront le bâtiment. L’architecte est en quelque sorte celui qui donne forme à la commande, tout en jonglant entre désirs du maître d’ouvrage, contraintes financières, et normes constructives. Cette réalité du métier déconcerte nombre jeunes architectes tant il contraste avec la liberté que leur offrait les cours de projet de l’école d’architecture – ce dont les médias d’opinion se font l’écho aujourd’hui.122 Finalement, c’est peut-être dans ces expériences participatives, qu’il est possible de retrouver l’aspiration sociale et politique que certains des nôtres souhaitent après leurs études continuer à défendre. Dans ces cas, l’architecte n’est plus celui qui décide et 122. RAYBAUD Alice, « “On nous a vendu un rêve” : de l’école à l’agence, les désillusions des jeunes architectes », Le Monde campus, 1er décembre 2020
123
dessine, mais sa présence est nécessaire pour faire partager aux habitants ses connaissances sur le rôle des différents acteurs liés à la fabrication de la ville. Il est celui qui accompagne et facilite l’émancipation des habitants des quartiers populaires vis-à-vis des pouvoirs publics. L’architecte écoute et met à disposition les outils. C’est un apprentissage mutuel entre techniciens et habitants qui s’opère dans ces expériences, dans lesquelles chacun met en commun ses savoirs et savoir-faire. Pour sa leçon inaugurale de 2017 au Palais de Chaillot, Patrick Bouchain tenait ces propos concernant la possible évolution de l’architecture : « Peut-on faire une architecture, compatible avec la loi, qui soit porteuse d’enchantement ? Travailler pour la chose publique en inventant la commande, en encourageant les habitants à agir et en les réunissant, une telle façon de faire doit produire non pas une architecture pauvre, mais une architecture riche de sens, inattendue et populaire. […] Il faut compenser la perte d’influence des associations, des syndicats et des partis politiques en initiant une nouvelle forme de participation de la population à l’élaboration de son environnement quotidien et en premier lieu de sa ville. »123 Ainsi, le présent rôle de l’architecte ne tendrait-il pas à s’étendre vers une portée davantage politique, tout en reconférant à l’espace public sa vocation originelle de lieu d’expression de la vie citoyenne, par l’implantation de nouveaux espaces de débats dans la ville contemporaine ?
123. Op.cit. BOUCHAIN Patrick, 2017, p.45
124
125
De Dunkerque au Pile, et après ?
126
L’analyse des projets participatifs de l’En Rue pour ce mémoire, ainsi que tout le travail d’acculturation sur la notion des communs, ont largement participé à l’élargissement de ma vision de la pratique de l’architecture. De cette étude ont émergé deux réflexions. Premièrement, quant au statut de l’habitant, de l’usager ou du citoyen dans le processus de fabrication de la ville contemporaine, qui à ce jour reste finalement restreint. Mais des expériences participatives alternatives, comme celle de l’En Rue, démontrent l’importance et la pertinence de la participation des habitants d’un territoire à un projet de renouvellement urbain. Deuxièmement, quant à la mutation du rôle de l’architecte dans ce type de projet, qui met fin au culte du créateur, et révèle le rôle d’accompagnateur et de facilitateur – pour l’émancipation de ces populations – que peut désormais revêtir l’architecte. Cette position nouvelle donne alors à sa pratique une dimension subversive, par la critique qu’elle émet à l’égard des institutions. La méthodologie de travail pour mener à bien ce projet de recherche m’a invitée à me rendre sur le terrain, celui des résidences Guynemer – Jean Bart, afin d’observer l’expérimentation qui était en cours. Ces expériences de chantiers m’auront permis de découvrir la complexité sociale et politique d’un territoire, d’aller à la rencontre de ses habitants et de cerner les enjeux que peuvent représenter un projet de rénovation urbaine pour eux. Enfin, j’ai pu remarquer l’implication des membres d’un collectif – des professionnels aux compétences variées – qui œuvrent à l’émancipation de ces habitants et cherchent à faire évoluer les « mœurs institutionnelles ». Ils ont su tous à leur manière me transmettre leurs convictions, et m’ont fait prendre conscience de l’aspect social et subversif que pouvait recouvrer l’architecture. C’est avec ces convictions naissantes qu’a débuté ma dernière année à l’école d’architecture, et que j’avais alors envie de concrétiser dans ma pratique par le biais du Projet de Fin d’Études. 127
J’ai cherché à mettre en lien le travail de recherche entamé au cours de l’été 2020 avec celui du projet d’architecture. Mon choix s’est finalement porté sur le quartier du Pile à Roubaix, dont les enjeux urbains et sociaux actuels, sont, dans une certaine mesure, relativement similaires à ceux des résidences Guynemer – Jean Bart à Saint-Pol-sur-Mer. En effet, cet ancien quartier ouvrier, qui abrite une population précarisée par les phénomènes de désindustrialisation et de la mutation économique qui s’en est suivie, se trouve actuellement très dégradé. Depuis 2013, un projet de rénovation urbaine est en cours dans le quartier – le PMRQAD124 – qui a soulevé l’incompréhension et la colère des habitants. De nombreuses maisons sont à ce jour menacées par la destruction, présageant pour certains la perspective de perdre l’usage de leur logement et de quitter ce territoire auquel ils restent très attachés. Une mobilisation citoyenne a ainsi vu le jour au Pile, La Table de quartier, réunissant habitants et acteurs associatifs locaux, et initiant un bras de fer politique avec les acteurs de la rénovation urbaine. Ainsi, cette étude des méthodes institutionnelles de rénovation urbaine développée au cours de ce mémoire, représente pour moi une opportunité de réfléchir à une alternative au PMRQAD par la pratique du projet. Dès lors, comment repenser le rôle de l’habitant en le rendant acteur des processus de transformation de son territoire ? Mais aussi, comment réadapter celui de l’architecte dans ce type de commande publique ? Enfin, comment renouer le dialogue entre habitants, maîtres d’œuvres et acteurs publics ?
124. Programme Métropolitain de Requalification des Quartiers Anciens Dégradés.
128
129
Bibliographie
130
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Cheville
ouvrière,
essai
de
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Articles autres ADEME, « La participation citoyenne. Réussir la planification et l’aménagement durables », Les cahiers méthodologiques de l’AEU2, décembre 2016 BACQUE Marie-Hélène, MECHMACHE Mohamed, « Pour une réforme radicale de la politique de la ville, Ça ne se fera pas sans nous, Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires », Rapport au ministre délégué chargé de la Ville, 2013 DEBOULET Agnès, LAFAYE Claudette, « La rénovation urbaine, entre délogement et relogement. Les effets sociaux de l’éviction », L’Année sociologique, vol. 68, no. 1, 2018, pp. 155-184. CARREL Marion, « La gouvernance est-elle démocratique ? Les enjeux de la participation citoyenne », Informations sociales, n°179, 2013, pp. 144-151 CHÂTEAUNEUF-MALCLÈS Anne, « La démocratie participative : entretien avec Loïc Blondiaux », SES-ENS Lyon, 15/01/2018 [consulté le 13/11/2020] http://ses.ens-lyon.fr/articles/la-democratie-participativeentretien-avec-loic-blondiaux DUHAMEL Alain, « La crise de la démocratie représentative », Libération, 15/05/2019 LIAGRE Jacques, « De l’inaliénabilité à l’aliénabilité sous condition des forêts domaniales : contribution à une réflexion sur l’évolution du statut juridique du domaine forestier de l’état », Revue Forestière Française, Vol.62, n°2, 2010, pp. 183-195 134
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Conférences Ateliers Médicis, « 2025 – Que peut l’architecture », 10 juillet 2020 [consulté le 20/09/2020] https://www.youtube.com/watch?v=daEpRMY-2vY Intervention de Lionel Maurel, « Nuit Debout et Communs : Convergence ou occasion manquée », Colloque vers une république des biens communs ?, le 11 septembre 2016 [consulté le 25/10/2020] https://www.colloque-tv.com/colloques/vers-une-republiquedes-biens-communs/nuit-debout-et-communs-convergence-ouoccasion-manquée135
Crédits images
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Couverture
Catherine Rannou retravaillé par Léa Villain
F1 ; F2 ; F3 ; F4 ; F5 ; F6 ; F7 ; F8 ; F9 ; F10 F11 ; F12
Léa Villain
Feda Wardak
F13
Scan de la lettre de mise en demeure, octobre 2020
F14
Léa Villain
F15
MICHAUD Annick, « Saint-Pol-sur-Mer : Virgine Varlet
rend son écharpe d’adjointe au maire, six élus la suivent dans l’opposition », La Voix du Nord, 05/10/2019 https://www.lavoixdunord.fr/647287/article/2019-10-05/saint-polsur-mer-virginie-varlet-rend-son-echarpe-d-adjointe-au-mairesix-elus F16
LAMPS Baptise, « Saint-Pol-sur-Mer : les deux candidats
jusqu’au bout du divorce », Le Phare Dunkerquois, 18/03/2020 https://www.lepharedunkerquois.fr/37809/article/2020-03-18/ saint-pol-sur-mer-les-deux-candidats-jusqu-au-bout-dudivorce#popin-newsletters-form F17
Feda Wardak
F18
Salem Messaoudi
F19
Pôle position, n°134, septembre/octobre 2020, p.11
F20
Collectif En Rue
F21
Pascal Nicolas-Le Strat et Louis Staritzky
F22 ; F23
Léa Villain
137
Table des matières
138
Merci. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5 Sommaire.............................................................6 Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .8
Des conseils citoyens aux mobilisations citoyennes.........10 00 L’En Rue...................................................................18 Constellation des acteurs..........................................20 Chronologie des rencontres.........................................22 L’histoire des résidences Guynemer - Jean Bart..............24 Le projet En Rue : la concrétisation de rencontres............25 Un projet social, culturel, artistique et urbain..................27 Un montage financier (presque) autonome.....................28
01 L’expérimentation inachevée du Cube........................30 Le Cube en chantier...................................................32 A. Le Cube : un nouveau terrain d’expérimentation.................40 Un lieu de concrétisation des désirs communs.................40 Un espace dédié à la création artistique..........................41 Faire face à la rénovation urbaine...............................42 Un lieu d’expérimentation du commun...........................42 Chronique de chantier #1...........................................44 B. Octobre 2020 : effondrement du Cube et fin de l’En Rue ?...50 Les premières formes d’enclosure externes.....................50 Des formes d’enclosure internes au collectif................52 139
Du nomadisme au sédentarisme..............................55 Chronique de chantier #2........................................56 Scission de l’équipe politique municipale...................62 Fin de l’En Rue ?............................................................66
02 (Dé)construire la rénovation urbaine.......................68 A. « Faire l’En Rue avant l’ANRU » : révéler le pouvoir d’agir des habitants.................................................................70 Une mobilisation citoyenne en réaction au projet de rénovation urbaine................................................70 Révéler les savoir-faire des habitants........................72 La réappropriation des espaces publics par les chantiers de co-construction...................................74 Chronique de chantier #3........................................76 Organisation des chantiers participatifs....................78 Chronique de chantier #4........................................80 B. Le chantier participatif, moment privilégié de la constitution d’un commun oppositionnel.........................82 La mise en place d’un commun oppositionnel.............82 Destituer les méthodes institutionelles......................84 Instituer de nouvelles méthodes : l’expérimentation d’une nouvelle forme démocratique..........................86 Mettre des mots sur l’expérimentation, le rôle de la permanence de recherche.......................................88 D’espaces publics à espaces politiques ?..........................94 140
03 Reprendre part aux débats.......................................96 A. Les biens publics, une propriété collective ?...................98 Res communis, Res publicae et Res publica.................98 A la Révolution française, le domaine public comme propriété nationale.............................................100 Vers une titularisation du domaine public................101 Renouer avec la « chose publique » ?.......................102 Chose publique et droit romain............................104 B. La participation citoyenne : une utopie démocratique ?..106 Une démocratie représentative mise à mal................106 Démocratie technique vs démocratie dialogique......107 Consultation, concertation ou participation ?.........108 Des citoyens copropriétaires de l’intérêt général, coproducteurs de la décision.................................111 Degrés d’implication du citoyen dans le débat public..114 Chronique de chantier #5......................................116 Etablir un dialogue.......................................................120
Vers une nouvelle pratique du métier d’architecte.....122 De Dunkerque au Pile, et après ?..................................126 Bibliograhie.............................................................130 Crédits images........................................................................136 Annexes.......................................................................142
141
Annexes
142
Entretien avec Patrick Le Bellec Jeudi 21 avril 2020
Léa Villain : Tout d’abord, merci d’avoir accepté cet entretien. Comme je vous l’ai expliqué dans mon mail, ma camarade Rawane et moi-même travaillons sur le sujet du design participatif à Dunkerque. Nous nous sommes notamment intéressées au projet En Rue, que vous avez co-fondé avec Nabyl Karimi dans le cadre de la rénovation urbaine des quartiers Guymener et Jean Bart dans l’agglomération de Dunkerque. Patrick Le Bellec : Oui… Enfin c’est un peu plus différent l’approche, ce n’est pas deux personnes, moi et Nabyl directement, c’est plus de personnes que ça. L.V : Oui, justement la question que j’allais poser, c’est comment finalement est arrivée l’idée de créer ce collectif ? P.LB : Pour que ce soit clair au démarrage, je travaille pour la ville de Dunkerque à la direction de la culture, sur une mission particulière d’Art et Espace Public. Donc, cette mission elle existe depuis 2008. Nous avons fait un premier programme qui s’appelle « Opener ». Donc dès le départ de cette mission on posait les enjeux de l’appropriation par ceux qui y vivent, des contextes urbains, et nous avons notamment fait un projet qui s’appelle « Jardins barges ». Ce projet a duré un peu plus de cinq ans, nous avons inscrit des projets dans la durée, dans une forme de permanence. Ça c’est important, parce qu’on peut faire de l’évènementiel, mais cela se fait à l’intérieur d’un projet long. L.V : Oui car en effet, les projets de rénovation urbaine sont finalement des processus qui s’inscrivent dans un temps long. P.LB : Alors oui, mais le programme « Opener » ne travaillait pas dans le contexte de rénovation urbaine, il travaillait plutôt à 143
partir de délaissés urbains. Donc suite à cette première phase de cette première mission, j’ai rencontré un certain nombre de personnes, notamment à Saint-Pol-sur-Mer, la responsable de la politique de la ville Christine Decodts, et donc ça m’intéressait, sachant que ce programme de rénovation urbaine allait arriver à Saint-Pol-sur-mer, ça m’intéressait de savoir dans quelle mesure on pouvait construire quelque chose avec la politique de la ville. Voilà, c’est ça le démarrage, c’est que la mission se déplace de la commune de Dunkerque à la commune associée de Saint-Pol-surmer. Le contexte était assez intéressant, avec une ancienne cité de cheminots, qui est intéressante parce que c’est un modèle urbain des cités jardins, et puis ça jouxtait deux barres d’immeubles des années 1970, assez typiques ici à Dunkerque, en souffrance urbaine, et la place de l’action culturelle était peu développée dans ce cadrelà. Donc c’était un terrain qui m’intéressait particulièrement. Par ailleurs, la particularité de ce projet, c’est qu’on ne rédige pas le projet pour les gens. Je viens dans ce territoire sans savoir ce que je vais y faire. Ça c’est important, et c’est des rencontres avec des personnes, notamment la cellule de prévention spécialisée, qui est dans un appartement en pied d’immeuble dans la barre, et qui est constituée de cinq éducateurs de rue, c’est avec eux que naît la possibilité du projet. Je ne les connaissais pas avant que Christine ne me le présente. L.V : Ce sont finalement ces éducateurs qui font le lien entre vous, les institutions et les habitants ? P.LB : Oui, c’est ça. Je pense qu’une action culturelle comme ça qui s’engage dans un contexte social précaire, l’acteur culturel doit y aller avec des partenaires qui connaissent bien les gens, les situations, les familles, les enfants, les parents… Et donc à partir du moment où l’on s’entend bien, j’invite en résidence un jeune journaliste de France Culture, qui a mené pendant deux ans un travail d’enquête, de rencontres, d’ateliers radios avec des jeunes de la prévention spécialisée, avec les éducateurs, les habitants… C’est pour ça que 144
le projet du collectif En Rue est né à l’issu de tout cela. Donc vous voyez, il y a deux ans d’enquête avant la naissance du collectif. Donc voilà, la confiance s’installe, et donc nous avions envie d’aller un peu plus loin. Le constat que nous avons fait durant ces deux ans, c’est que les espaces publics en pieds d’immeubles sont particulièrement abandonnés : 2000 habitants et aucun jeu pour enfant, c’est complètement étrange. Pas de lieux de convivialité dans les espaces publics qui sont assez beaux, assez grands. Et c’est à partir de là, en rencontrant Catherine Rannou, que vous connaissez peut-être alors, elle était alors en résidence au FRAC, je connaissais son travail à La Villette, ça m’intéressait de la rencontrer, et puis nous avons bien sympathisé. A partir de là, nous commençons à réfléchir à un projet, à comment les habitants pouvaient s’approprier les lieux par euxmêmes, les espaces publics délaissés. Nous sommes donc partis sur un protocole artistique, en réemployant du matériel urbain déclassé, du bois… En gros on va faire un atelier de construction bois. Ensuite nous avons organisé une réunion avec le réseau des habitants que connaissent les éducateurs, et on fait de la cartographie collaborative, et à partir de là on fait une réunion, ce sera la seule, et après on part en chantier. Depuis 2017, nous faisons à peu près 50 jours de chantiers participatifs à Saint-Pol par saison, associant le collectif d’architectes Aman Iwan. On construit donc des choses avec les gens, à partir de leur diagnostic d’usage d’habitant, ceux sont des mots très employés aujourd’hui, mais nous, nous sommes très concrets par rapport à cela ! On ne fait pas juste deux trois balades puis on s’en va ! L.V : Ces ateliers sont-ils ouverts à tous ? P.LB : Oui, ils sont ouverts à tous, on achète des machines, on nous en prête, on met des établis dehors le matin, et ils finissent à pas d’heure la nuit. Ils se tiennent sur 5-6 jours consécutifs, on occupe l’espace sous la forme d’un chantier mobile on peut dire. Et voilà, cet atelier est ouvert à tous, aux enfants comme aux adultes. Il est à vue, en pied d’immeuble, là où c’est passant, les enfants s’arrêtent, les 145
parents discutent… Donc c’est aussi prétexte à discuter, à échanger, à parler de ce qu’est un espace public : à quoi ça sert ? pour qui ? Ca révèle des savoir-faire, ça c’est un deuxième axe, c’est-à-dire, qu’on dit que dans ces quartiers, il n’y a pas de savoir-faire, or il y en a, il y a des désirs d’apprendre, et donc tout ça valorise le territoire. Tout cela se fait à partir de 2017, à ce moment-là, le programme de rénovation urbaine n’est pas validé, donc on est en amont de la rénovation urbaine. Et donc comme tout le monde parlait de l’ANRU, le bailleur surtout (on s’entend très mal avec le bailleur, on ne collabore pas du tout avec eux), et donc on s’est dit on va s’appeler le collectif « En Rue », tout le monde attend l’ANRU donc faisons l’En Rue avant l’ANRU. Voilà c’est un jeu de mots, on joue làdessus, et on se dit « un jour l’En Rue rencontrera l’ANRU ». L.V : Donc finalement, vous êtes plutôt dans un rapport d’opposition avec l’ANRU, ou bien vous essayez au contraire de travailler avec elle ? P.LB : Je pense qu’on développe une attitude critique, voilà. On repart du réel d’un territoire et on crée une forme de régularité, voire de permanence de l’action. Ce rapport-là, il construit pour nous une sorte de tige de la connaissance réciproque, entre des usages d’habitants, qu’est-ce que d’habiter là-bas, qu’est-ce que cela veut dire de rénover, et donc on construit une sorte d’éducation populaire et à partir de là, on rentre dans un rapport critique, à la manière dont les « grosses machines institutionnelles » arrivent sur des quartiers. Donc ce n’est pas un rapport d’opposition stricte, mais un rapport critique plutôt positif. L.V : Oui, votre but c’est peut-être plutôt d’être dans une critique qui soit constructive pour les institutions, et qui permettent peut-être de bouger les choses dans leurs méthodes de rénovations urbaines, dites « participatives ». Nous avons lu dans les articles rédigés par les chercheurs en sciences sociales qu’ils préféraient parler de « démocratie éprouvée » plus 146
inclusive, plutôt que de « démocratie participative » comme le font les institutions. Avez-vous d’ailleurs pu observer des changements dans leurs manières de faire à ce sujet ? P.LB : Disons que le rapport aux institutions que l’on a nous de manière réelle, ce n’est pas directement avec l’ANRU, c’est avec les services de la Communauté Urbaine de Dunkerque, en charge de réaliser les différents programmes ANRU sur les différents territoires de l’agglomération. Donc les interlocuteurs, ceux sont eux principalement, le NPNRU et la CUD, la politique de la ville (au local et à la communauté urbaine), on travaille aussi avec les services liés aux espaces naturels, paysages, études de dépollution… L’enjeux critique qui est assez vaste, c’est aussi de comment introduire une nouvelle gouvernance dans un programme de rénovation urbaine, comment tenir un peu plus compte des habitants, comment les associer à la décision. Mais bon, donc ça, autant vous dire que ce n’est pas gagné ! Mais on a essayé des choses, c’est-à-dire que quand on a des réunions avec des institutions, je ne suis pas seul à y aller avec Nabyl, on y va avec des habitants. Et ne serait-ce que ça, ça interroge et ça peut déranger, parce que la méthodologie qu’ils appliquent n’associe pas les habitants en amont de la décision. Pour nous ce n’est pas recevable et ça peut créer des tensions, et donc à des moments on ne se parle plus, et après on revient… Et cela vit un projet qu’on souhaitait être un collectif informel, je dirais. L.V : Militant aussi ? P.LB : Oui, oui, militant ! On pense que l’action sociale, de l’architecture, l’action culturelle peu avoir un rôle politique à jouer. Donc là-dessus nous étions bien accompagnés par la politique de la ville de Saint-Pol, qui a des maux, car eux font le grand écart aussi entre la machine ANRU et la réalité du programme de rénovation urbaine. Il y avait une association, qui était montée par Farid, un des éducateurs, qui était « dormante », et donc on a réactivé cette association. Donc il y a une structure associative, loi 1901, qui est 147
support des actions du collectifs et qui nous permet de chercher des financements indépendants. L.V : Mais votre structure juridique est bien celle de « collectif » ? P.LB : Oui, le collectif n’est pas en « asso », mais il a une association qui accompagne les projets du collectif En Rue. Donc on distingue les choses, l’association peut faire autre chose que d’accompagner le collectif En Rue. Une association d’habitants nous permettait finalement d’obtenir des financements indépendants, c’est surtout ça qui est important. L.V : Et donc, si ce n’est pas trop indiscret, nous aurions aimé savoir où justement vous trouviez ces financements ? Nous avons pu voir la mise en place de « fiches-actions » qui vous permet de recueillir des subventions des bailleurs, de l’ANRU, de la commune, est-ce que vous avez mis en place d’autres moyens pour obtenir des financements ? P.LB : Ce qu’on a fait en 2017, quand on a démarré, on n’avait vraiment pas grand-chose. Moi j’ai un budget de 10 000 euros par année sur ma mission, donc un budget de la ville de Dunkerque, et puis, on a été dès la première année, et ce pendant trois ans, accompagné par le Learning Center de Dunkerque. Et donc eux ont rémunéré directement l’équipe Aman Iwan, et ils nous ont acheté un peu de bois aussi. L’année 2017 a aussi été une année pour monter les dossiers de demandes de subventions, donc on est accompagné maintenant par la région au titre de la politique de la ville de Téteghem. Dès le départ nous avons aussi été accompagnés par la Fondation de France. Et puis en 2018, on a accepté, attention, de recevoir de l’argent de Vinci ! Mais nous avons un argument, un garçon du quartier, Mohammed, qui travaille pour Eurosia, est donc le groupe Vinci, et donc c’est par cet intermédiaire que nous avons reçu cette aide. Aussi nous avons rencontré la fondation Carasso sur un axe art/citoyenneté, la fondation Carasso est devenu le principal financeur. Et ça, ça change la donne, car une fondation familiale 148
qui soutient notre projet, aux yeux des institutions ça a son poids. On est passé d’un budget de 30 000 euros par an, à 100 000 euros. Et aussi on a créé de l’emploi, ça aussi c’est important. Il y a trois emplois qui ont été créés au sein de l’association. L.V : Il s’agit d’habitants du quartier ? P.LB : Oui c’est ça. Il y a deux habitants du quartier qui ont un contrat d’adulte relais, donc ça correspond presque à un 30 heures/semaine, il y a un coordinateur pour l’association Eco-chalet, et puis deux emplois à 10 heures par semaine, donc au total ça fait trois emplois à temps plein. Ça c’est les enjeux qu’on avait aussi posé dans les quartiers, qui sont posés par l’ANRU, c’est comment des quartiers avec des statistiques de taux de chômages, des jeunes notamment, très élevés, c’était un enjeux pour nous que l’action puisse créer un emploi, et permettre une réinsertion, une reconnaissance. Donc on a un comité de pilotage qui associe Pôle Emploi avec différentes personnes. Après, on ne peut pas dire comme vous posez la question [dans votre mail], enfin nous on estime préfigurez ce que peut être un renouvellement urbain, par contre, voilà, on est côté à côte, on ne travaille pas ensemble. L.V : Par ailleurs, nous avons appris par nos lectures que l’équipe de chercheurs en sciences sociales n’est arrivée sur le projet seulement un an après son début, lorsque vous faites la connaissance de Pascal Nicolas-le Strat à la Halle au Sucre. Comment a été prise la décision de leur participation au projet, était-ce un souhait du collectif, ou bien une demande la ville ? Quel rôle jouent-ils dans le processus de rénovation urbaine ? Qu’est-ce que leur arrivée à changer le projet ? P.LB : Alors, je connaissais le travail de PNLS depuis longtemps. Sur la première mission nous n’avions pas forcément eu le temps, ni les moyens, mais voilà ça s’est fait comme ça, et puis pour lui ça correspondait aussi à une période dans son travail de chercheur, qui souhaitait retrouver du terrain. Donc voilà ça se passe très bien, et 149
je suis très content que Pascal, Louis et Martine nous accompagnent dans cette démarche, parce qu’il y a nécessité sur ces projets au long cours d’être accompagné par des chercheurs, notamment des sociologues, c’est très important. L.V : Est-ce que leur présence est nécessaire notamment pour tenter de traduire ce qu’il se passe dans le collectif, afin de le communiquer, aux personnes extérieures, aux institutions ? P.LB : Ca peut avoir cette résonnance-là, mais l’intérêt c’est surtout de tenir un « journal de bord » de ce qu’il se passe. Quand on fait l’action, on n’a pas le temps d’écrire sur l’action, c’est compliqué, moi je coordonne, Nabyl aussi. Et donc c’était très important d’avoir un journal de recherche, qu’est le blog, pour mettre des mots sur ce qu’on est en train de faire. Quand Pascal parle de « démocratie éprouvée » bah voilà, ça nous fait réfléchir tous de ce qu’on est en train de faire, parce qu’on est un peu aveuglé par l’action je pense. C’est aussi de faire comprendre à la communauté urbaine, qui n’associe pas assez de recherche en sociologie sur la fabrication des territoires, il n’y a pas assez de recherche-action au sein des institutions, en tous cas, de la communauté urbaine de Dunkerque. L.V : Donc, si je comprends bien, cette volonté d’intégrer une équipe de chercheurs au projet, provenait de vous, du collectif, et non de la ville. P.LB : Oui, voilà. Malheureusement, il y a comme un impensé autour de cette question, de qu’est-ce qu’on est en train de fabriquer comme nouvelle culture. On n’est pas assez accompagné, il n’y a pas assez de budget… On peut faire intervenir des gens pour une étude mais pas une permanence de recherche, mais nous on s’inscrit dans l’idée de permanence de recherche. L.V : Et justement, pour vous cette notion de permanence de recherche elle est importante dans le cadre d’une rénovation urbaine ? 150
PLB : Ouai c’est indispensable. Le temps la rénovation, on le sait est long, le temps des habitants, ce n’est pas celui des politiques, donc ces temporalités-là, il faut les travailler, faut se les coltiner, il faut travailler avec. L.V : Finalement, tout cela se rapproche du travail qu’ont pu mener Patrick Bouchain et Sophie Ricard dans le projet de Boulogne-sur-Mer, où ils sont venus habiter les lieux pour être en immersion, et comprendre au mieux ce qu’il se passait dans ce quartier-là. P.LB : Exactement. Tout le travail de défrichage et d’expérimentation qu’a fait Patrick Bouchain est déterminant, pour nous c’est une référence. Sophie Ricard aussi, mais avec des difficultés, on l’a rencontré, et ce n’est pas si simple et si merveilleux que ça apparaît dans les textes, mais en tous les cas, c’est comme le « permis de faire aujourd’hui », c’est une question que l’on travaille. Pour nous l’évolution des projets urbains vont dans ce sens-là, à part que Bouchain a anticipé le truc, et nous on reprend ça à notre manière ici. Chacun le fait dans des contextes différents. Patrick Bouchain, c’est Patrick Bouchain, il va voir les maires pour négocier directement le truc. Il ne le fait pas s’il n’y a pas l’autorité du maire. Et il a raison, car de fait ça responsabilise le maire, et ça l’engage, c’est déterminant dans une commune car c’est le maire qui a quand même l’autorité. Et donc ce qu’on n’a pas pu faire pour Saint Pol pour des raisons politiques, je le fais aujourd’hui avec la commune de Téteghem, c’est-à-dire, que je suis en relation directe avec le maire. A partir de là, ça change beaucoup de choses. L.V : D’ailleurs, quelle est la position des institutions face à ce genre d’expérimentations, en sont-elles curieuses, ou sontelles plutôt réticentes ? P.LB : En général, les institutions restent assez figées dans leur fonctionnement, dans leur méthodologie… Par exemple, l’équipe du NPNRU de l’APUR, qui est composées de quatre personnes, 151
elles sont super bien, cultivées, intelligentes, avec des bons parcours. Mais le problème, c’est qu’elles sont dans des fonctions hyper contraignantes. Bien que l’ANRU affiche dans son NPNRU des obligations de participation des habitants, qu’est ce que ça veut dire concrètement ? C’est juste organiser des réunions, faire éventuellement une maison du projet, mais qui sera vide car personne n’ira. Néanmoins, on continue à avoir une forme de dialogue avec eux, voire une forme de partenariat. On va peutêtre renouer un partenariat d’ailleurs sur la question d’agriculture urbaine. Enfin ça pourrait être, parce que à cause des élections d’une part et à cause du Covid d’autre part, sur Saint-Pol ce projet est retardé pour le moment. On a fait deux nouvelles fiches-action, qui souhaitent intégrer l’appel à projet de l’ANRU, qui s’appelle « Quartier Fertile ». Regardez l’appel à projet sur le site de l’ANRU si vous ne le connaissez pas. L.V : C’est donc pour vous un nouveau projet ? P.LB : Oui, ça serait la poursuite du projet, mais au lieu de travailler du point de vue…, comme disait Salem un des habitants, on ne va pas construire des bancs toute notre vie non plus ! L.V : Oui c’est pour aller plus loin que de la construction de mobilier urbain finalement ? P.LB : Voilà parce que la construction de mobilier urbain est finalement un prétexte, je veux dire, on n’est pas des aménageurs non plus. On fait peut-être du design, mais il est un peu éphémère quoi ! Donc pour revenir au projet « Quartier fertile », l’appel a été lancé fin février-mars, ici c’est la CUD qui va y répondre, mais potentiellement ça concerne tous les sites en rénovation urbaine de France. C’est un accompagnement de projet, autour de l’agriculture urbaine. Nous on le fait sur Saint-Pol, parce que tout le monde en parle de ces micro-fermes urbaines. Mais concrètement, Jean-Michel qui est un habitant, lui pour nourrir sa famille qu’est-ce qu’il fait ? Il squatte un terrain abandonné et puis il se fait une micro-ferme. 152
Donc nous on part de lui pour ce projet par contre. La micro-ferme elle existe déjà en fait. Il y a plein de pratiques qui existent déjà. L.V : Finalement, on peut dire que vous avez un rôle d’accompagnateur de ces pratiques qu’on pourrait qualifier d’informelles. P.LB : Oui on accompagne, on a un petit peu d’argent aussi, ça c’est important, d’avoir un peu de financement. Et puis l’objectif c’est aussi que les gens se parlent, que les gens ne fassent pas leur jardin chacun de leur côté, mais au contraire créer un jardin plus collectif, qu’est-ce que cela signifie… L.V : Oui, comment créer un lieu d’échange de savoir-faire, de connaissances entre différentes personnes. P.LB : Oui, ça c’est du co-design. Mais en partant de l’existant, c’est-à-dire, une cité des cheminots abandonnée par le bailleur, des bâtiments qui sont des belles maisons des années 1920, qui sont détruites… Enfin c’est dramatique. Ah oui, et parmi les collaborations, on travaille avec les ateliers Médicis à Clichy, car un des membres d’Aman Iwan y est en résidence. Donc il y a un réseau qui s’est créé, à la fois du fait du réseau des fabriques de sociologie avec Pascal, et d’autre part autour de certains lieux, plutôt artistique, comme les ateliers Médicis à Clichy, mais le cadre du renouvellement urbain qui a lieu aussi à Clichy. L.V : Au fil des années vous parvenez à élargir votre réseau sur l’ensemble du territoire métropolitain ? P.LB : Oui c’est ça, dès le premier projet par exemple nous avons travaillé avec les Saprophytes, le collectif architecte-paysagiste, qui sont lillois. On est aussi associé à ce réseau par eux, sur la question de « comment faire administration des communs ? », on travaille aussi sur la question des communs. Donc on est isolé sur le territoire dans notre manière de faire, mais on est en réseau parce que d’autres territoires ont en train de faire des choses aussi. On travaille aussi 153
avec le réseau sociologie sur l’initiative à Lyon, on est en contact avec Marseille sur un autre volet… Aujourd’hui on voit apparaître beaucoup d’initiatives avec ce qu’a transmit Bouchain, certains collectifs comme collectif ETC, et d’autres, on est une nouvelle génération aujourd’hui. Ils sont trop institutionnalisés les autres, ils sont morts ! [rires]
154
Le collectif En Rue est une association pluridisciplinaire, composée
d’habitants,
d’acteurs
culturels,
de
travailleurs sociaux, d’architectes ou encore d’artistes, qui développe différentes actions participatives. Celles-ci prennent place dans les espaces publics des résidences HLM Guynemer - Jean Bart de la commune de Saint-Pol-sur-Mer, non loin de Dunkerque. En effet, depuis 2014, ce quartier populaire est soumis au Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain
(NPNRU) mené par l’Agence Nationale de
Rénovation Urbaine (ANRU). L’En Rue est un projet collectif né en réaction à cet évènement, menaçant plusieurs bâtiments d’habitat social à la destruction. Ainsi, le collectif a entrepris depuis 2017 de nombreux chantiers de co-construction avec ses habitants pour réaménager les espaces publics des résidences sociales. Ces actions entendent expérimenter une nouvelle manière de concevoir la rénovation urbaine, davantage inclusive et participative. L’En Rue, c’est un projet fait par les habitants, pour les habitants.