mon amour, je t’écris d’indochine correspondance recueillie par Maud delavault extraits
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Gilbert est un jeune homme en octobre 1945 quand, après avoir activement pris part à la libération, il s’embarque dans un long périple vers l’Indochine pour défendre les intérêts de son pays. Au fil de sa correspondance avec sa marraine de guerre devenue sa fiancée, nous voyons évoluer sa compréhension de la guerre, de son rôle de soldat, du sens de son implication. Entre patrouilles interminables, combats et périodes d’ennui, ses lettres à F. reflètent les doutes, les certitudes vacillantes, la peur, l’exaltation ; autant d’états d’esprits universels et intemporels qui animent les soldats. Un terrible et pourtant banal fait de guerre fait basculer son destin. Sa vie ne sera plus jamais la même mais elle aura bâti ses fondations sur cette expérience où il est question de courage, d’engagement, de fierté, mais jamais d’héroïsme. Un témoignage authentique et poignant offrant plus de questions qu’il ne livre de réponses.
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Mon amour, je t’écris d’Indochine correspondance recueillie par Maud Delavault
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Il aurait suffi de tomber, mais personne ne tombait jamais. Ce n’était pas du courage à proprement parler ; leur but n’était pas l’héroïsme. Ils avaient simplement trop peur pour être des lâches. Tim O’Brien
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Allemagne
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En allemagne, le 26 avril 1945
Chère marraine, Je viens de recevoir à l’instant votre si aimable lettre qui m’a causé un bien grand plaisir et je profite d’un instant de liberté pour vous répondre immédiatement. Je ne sais pas si ma lettre vous parviendra rapidement car, en ce moment, nous avons beaucoup de difficultés pour correspondre avec la France. Je suis très heureux de savoir qu’on pense encore à nous en France, car ici, dans ce pays si hostile nous avons l’impression d’être un peu oubliés. J’aimerais vous écrire très souvent et j’espère pouvoir le faire malgré le peu de temps dont nous disposons actuellement. Je voudrais pouvoir vous dire quelques mots sur l’offensive que nous menons en Allemagne, sur les souffrances que nous éprouvons au cours de notre marche victorieuse, mais ô combien pénible. Tout ce qui a été déjà dit sur le fantassin en guerre, il faudrait le redire : les longues marches à pied à la poursuite de l’ennemi en retraite, les combats rudes et violents contre un adversaire qui se sent perdu mais qui ne se défend pas moins avec acharnement, les interminables nuits sans sommeil, le froid, la pluie tout cela et bien d’autres choses encore seraient à redire. Mais je ne veux pas vous attrister plus longtemps et je préfère aborder un sujet plus aimable. J’espère que vous m’écrirez le plus souvent possible en me racontant ce que vous faîtes, comment vous vivez et d’autres choses intéressantes. Peut-être allez-vous me trouver bien indiscret, mais j’aimerais recevoir une photo de vous. Peut-être aimeriez-vous savoir quelques détails sur moi. J’ai vingt ans. J’étais étudiant en droit à Grenoble où j’ai ma famille et je suis engagé volontaire pour la durée de la guerre au 6ème Régiment d’infanterie coloniale. Je suis soldat depuis 6 mois environ et j’ai déjà participé à la campagne d’Alsace. J’espère que vous ne vous êtes pas trop ennuyé en lisant ma prose et 9
j’escompte avoir le plaisir de vous lire très bientôt. En l’attente de votre réponse, veuillez croire, ma chère marraine, à l’assurance de mes sentiments les plus dévoués. Votre filleul, Gilbert. Tuttligen (Allemagne), le 11 mai 1945
Chère marraine, J’espère que vous avez bien reçu ma lettre du 26 avril. J’avais chargé un camarade qui rentrait en France de la poster à Strasbourg étant donné que la poste militaire fonctionne assez mal en Allemagne et que nous recevons les lettres avec un retard important. Dans ma missive précédente, je vous avais promis de vous raconter en détail tout ce que nous avons fait depuis que nous avons traversé le Rhin. Je vais donc le faire le plus explicitement possible. Je suis parti à Strasbourg avec mon bataillon, le 3ème du 6ème Régiment d’infanterie coloniale, le 7 avril au matin. Départ dans les conditions habituelles, comme nous l’avons déjà fait maintes fois, en camions avec armement, munitions, vivres etc.. L’optimisme règne ; nous sommes tous joyeux de partir pour l’assaut final. Il est enfin venu le moment si longtemps attendu où nous allons forcer l’ennemi détesté à rendre grâce. Il y a plus de dix jours que les premiers éléments français ont traversé la frontière allemande. Le convoi file à bonne allure et nous traversons rapidement les derniers bourgs alsaciens récemment libérés, Haguenau, Sulz, Wissembourg. Voici la frontière allemande franchie. Nous roulons maintenant dans la plaine séparant la forêt de la Hardt du Rhin. C’est dans cette région que les blindés américains ont percé la ligne Siegfried il y a une quinzaine de jours. Partout la région porte des traces des combats qui s’y déroulèrent. La bataille fut acharnée. Pour s’opposer à la poussée américaine les Allemands avaient amené à peu près tous leurs chars disponibles et il y eut des chocs d’une 10
extrême violence. Partout nous apercevons des tanks détruits par dizaines, des villages entièrement rasés, des blockhaus démolis. Enfin nous atteignons le Rhin que nous allons traverser. À cet endroit, il y avait un grand pont métallique que les Allemands ont fait sauter en se retirant. Comme le génie français n’a pas encore eu le temps d’en refaire un autre nous traversons sur des canots à moteur. Encore quatre kilomètres à pieds et nous voici à Karlsruhe, terme de notre première étape. Nous devions y rester jusqu’au 11 avril. Cette grande cité industrielle de 75 000 habitants (avant guerre) a été, comme toutes les grandes villes allemandes, fort éprouvée par les bombardements aériens. Pendant cette période, peu de choses à signaler. Nous patrouillons tous les jours dans les bois environnants où se sont réfugiés quelques Allemands isolés. Une de nos patrouilles a même fait une rencontre avec un groupe du Volkstrum et réussit à abattre un Allemand. Le 11 avril, grande nouvelle : nos blindés ont percé au nord et au sud, les Allemands sont en fuite, nous partons à leur poursuite en camions. Nous prenons la direction du sud, nous entrons dans la Forêt noire. L’ennemi a décroché sérieusement, talonné par les goumiers marocains. Les kilomètres s’ajoutent aux kilomètres, nous traversons des villages pris depuis quelques heures seulement. Enfin après avoir roulé pendant plusieurs heures, nous parvint l’ordre de descendre et de prendre nos dispositions de combat. Nous sommes en plein bois. L’ennemi est tout près. Devant nous s’ouvre une vallée assez étroite et toute en longueur. À l’entrée de cette vallée se trouve le village de Loffenau que les goumiers ont attaqué ce matin. Le village était fortement défendu par trois cents Allemands environ épaulés par cinq ou six chars “Tigre”. La bataille s’est prolongée jusque dans l’après-midi. Soudain vers 16 heures on nous donne l’ordre d’avancer. Les goumiers viennent de prendre le village. Nous sortons des bois où nous étions en réserve et nous descendons dans la vallée. Dans le village qui vient d’être pris, des maisons 11
flambent. À l’entrée, deux chars français atteints par des obus allemands brûlent également avec une épaisse fumée noire. Dans le village le nettoyage se poursuit ; les prisonniers, plus d’une centaine, sont rassemblés sur place ; parmi ceux-ci on remarque quelques fascistes italiens. Nous nous attendions à passer la nuit à Loffenau, mais contrairement à nos prévisions l’action va se poursuivre. Le commandement désire profiter de notre avantage momentané pour enlever sans coup férir le prochain bourg, Gernsbach, sur la route de Baden-Baden. Nous sommes chargés d’attaquer en collaboration avec les chars du 2ème Régiment de chasseurs d’Afrique. Mais je bavarde beaucoup et je m’aperçois soudain qu’il est l’heure du service. Il faut que je m’arrête. Je reprendrais demain la suite de mon récit, car j’espère qu’il vous intéresse ; je vous dirai donc comment nous avons pris la ville de Gernsbach, en pleine nuit, montés sur des tanks. J’espère que vous m’écrirez sous peu, car voici plusieurs jours déjà que j’attends de vos nouvelles avec une grande impatience. Je vous prie de croire, ma chère marraine, à mon affectueux dévouement. Gilbert Tuttligen, le 12 mai 1945
Ma chère marraine, Je viens de recevoir votre lettre du 4 avril qui m’a causé un bien grand plaisir. Je vous suis très reconnaissant de m’avoir écrit si gentiment et si affectueusement. Je dois avouer, que, ne recevant rien depuis plusieurs jours, je commençais à désespérer et à douter de vous. Je vois qu’il n’en est rien et je retiens votre promesse de m’écrire le plus souvent possible. Je vais reprendre la suite de mon récit. Donc, le mercredi 11 avril, le village de Loffenau venant d’être pris, le commandement décide de profiter du désarroi des Allemands pour attaquer sur12
le-champ la ville de Gernsbach, sans attendre le lendemain. On nous lance par conséquent à l’attaque avec les chars du 2ème Régiment de chasseurs d’Afrique. Comme il se fait tard (il est près de 20 heures) et que la distance séparant Loffenau de Gernsbach est de plus de 5 kilomètres, on nous fait monter à cheval sur les chars, une dizaine d’hommes sur chacun, et en avant. Naturellement, comme partout dans la Forêt noire, la route serpente au milieu de bois de sapins très épais. Par surcroît, l’obscurité commence à tomber et nous sommes obligés, tout en roulant, d’être aux aguets, le doigt sur la détente de l’arme, car il pourrait y avoir, suivant la tactique allemande, des tireurs isolés, embusqués dans les arbres, qui se feraient un plaisir de nous descendre sans grand risque pour eux. Enfin, nous arrivons en vue de la ville. Celle-ci se trouve dans un creux et nous la dominons nettement. L’ennemi n’a pas encore détecté notre présence. Soudain nos chars se mettent à tirer tous ensemble. Dans la ville on aperçoit distinctement les arrivées. Chose curieuse, l’ennemi ne répond pas. On nous avait pourtant signalé la présence de plusieurs chars dans la ville. Nos tanks roulent toujours, nous arrivons en ville. Des rafales de mitrailleuses nous parviennent maintenant. Nous ripostons et l’ennemi se tait. Nous apercevons maintenant des Allemands qui se défilent entre les maisons. Toutes nos armes tirent. Plusieurs Allemands tombent. Nous sommes descendus des chars et les différentes sections se répandent à travers la ville, progressant de maison en maison, chacune vers son objectif. Le nôtre est la gare. Nous progressons rapidement dans la nuit. Un grand garage, atteint par un obus des chars est en flammes ; l’essence se répand jusque dans la rue et va communiquer l’incendie aux maisons voisines. Nous sommes en vue de la gare, que nous occupons sans difficulté. Nous nous installons dans les bâtiments déserts de façon à pouvoir parer à un retour offensif ennemi. Il est 1 heure du matin. Dans la ville, seuls quelques coups de feu isolés signalent encore la présence des Allemands. Jusqu’au matin le nettoyage va se poursuivre, mais sans donner 13
de grands résultats. Une vingtaine d’Allemands seulement sont capturés. Nous apprendrons par ceux-ci que la garnison allemande, surprise par notre arrivée inattendue s’est enfuie sans accepter le combat. Quand le jour paraît, tout est fini. Dans les rues, les uniformes français ont remplacé les Feldgrau. Il y avait dans la ville un grand camp de prisonniers français. Ceux-ci manifestent la plus grande joie de nous voir. Pendant cette journée du 12 avril, l’attaque finale de BadenBaden se déclenche. Les goumiers attaquent en partant de Gernsbach (distant de 18 kilomètres) cependant que deux colonnes blindées, venant de Sand et de Steinbach, convergent vers la ville. Le soir, Baden-Baden est pris. Le lendemain, nous repartons en camions dans la direction du sud, l’avance continue. Pendant cette campagne d’Allemagne, l’avance étant très rapide, il nous est arrivé souvent que les colonnes françaises soient prises inopinément par des îlots de résistance allemande. C’est précisément le cas aujourd’hui. Alors que le convoi file sur la route, voilà soudain que des obus de mortiers se mettent à tomber de tous côtés. Les départs proviennent de la gauche, d’une colline boisée située à 2 kilomètres environ. Les camions accélèrent l’allure et pendant quelques instants c’est une véritable course. Finalement, nous réussissons à sortir sans dommages de la zone dangereuse, mais tout le monde a eu chaud. Nous avons maintenant largement dépassé Baden-Baden et nous sortons de la Forêt noire. Nous couchons ce soir à Bülh. Le 14 avril, l’avance se précipite. Dans cette plaine de Baden, si uniformément plate, le terrain offre beaucoup moins de ressources pour la défense que la Forêt noire. Nous fonçons, toujours en camions, derrière les blindés, en direction de Kelh. Le soir, après une étape de plus de 60 kilomètres, nous sommes à Legelshurst. Kehl n’est plus qu’à 19 kilomètres. Il faut que je m’arrête pour aujourd’hui. Je vous écrirai dès que 14
possible pour vous raconter la suite de nos aventures. J’espère que, de votre côté, vous penserez souvent à m’envoyer de vos nouvelles. En attendant le grand plaisir de vous lire je vous prie de croire, ma chère marraine, à l’assurance de mes sentiments les plus dévoués. Gilbert Tuttligen, le 18 mai 1945
Ma chère marraine, Je viens de recevoir de vos nouvelles et je suis bien peiné de vous savoir en mauvaise santé. J’espère que vous vous rétablirez promptement afin que vous puissiez continuer à m’écrire vos si gentilles lettres. Je suis fort heureux comme tous mes camarades que la guerre soit finie en Europe et nous comprenons fort bien la joie de ceux de l’arrière, mais peut être cette joie est-elle un peu prématurée. En effet, si certains peuvent considérer leur tâche terminée, il n’en est pas de même pour nous. Les troupes coloniales vont d’abord rentrer en France pour défiler à Paris le 14 juillet et ensuite nous irons à Marseille pour embarquer à destination de l’Indochine. Du moins, j’espère que nous continuerons à nous écrire malgré notre éloignement momentané et que vous resterez malgré tout ma petite marraine. Maintenant, si vous me le permettez bien, je vais vous donner la suite de mon récit. Je vous avais laissé au dimanche 15 avril, alors que nous sommes à Legelshurst et que nous nous apprêtons à marcher sur Kehl. Et, en effet, nous allons marcher, au sens littéral du mot, car en raison des inondations provoquées par les Allemands, ni les chars, ni les véhicules automobiles ne peuvent passer et c’est à l’infanterie seule que va être dévolue la tâche de prendre Kehl. Nous avons 19 kilomètres à parcourir. Nous nous mettons en route vers 8 heures du matin. Nous allons avancer difficilement car les ponts sont sautés et la route est coupée 15
en plusieurs endroits. Nous avançons malgré tout, malgré le soleil, la poussière et une chaleur caniculaire. Nous traversons successivement plusieurs villages complètement déserts, abandonnés à la fois par leurs habitants et par la Wehrmacht. Enfin, vers 15 heures, nous sommes en vue de la ville. Le drapeau blanc flotte sur la tour du château d’eau. Nous avançons prudemment, de crainte d’une surprise toujours possible, mais cela ne sera pas pour cette fois. De la première maison sort un Allemand agitant un drapeau blanc, puis un second, puis d’autres encore, les bras levés. C’est la reddition sans combat. Voici maintenant des officiers supérieurs, un général même, qui dit un excellent français. “Où est votre commandant ? Je me rends ! Vive l’Allemagne !” Mais au bout d’un moment, toute sa morgue tombe et il se met à pleurer. Peut-être comprend-il enfin, prisonnier au milieu de ses hommes, dans les ruines d’une ville qu’il devait défendre, toute l’erreur criminelle des dirigeants allemands et l’ampleur du châtiment qui s’abat aujourd’hui sur sa patrie exsangue. Chaque heure qui passe nous amène de nouveaux prisonniers. En même temps des unités F.F.I. traversent le Rhin et viennent nous prêter main-forte. Le lendemain, nous bénéficions d’une journée de repos bien gagnée après les fatigues des derniers jours. Nous en profitons pour faire un peu de toilette, et surtout pour dormir, car nous en avons bien besoin. Le mardi 17 avril, nous repartons à nouveau, au petit matin, dans la direction du sud. Nous avons à parcourir encore 12 kilomètres à pied jusqu’à Hillstätt, où, la zone des inondations étant finie, les camions nous attendent. Mais il faut que je m’interrompe car mon sergent vient me chercher pour le service. Je vous écrirai à nouveau dès que possible. De votre côté, je compte recevoir bientôt de vos nouvelles et j’espère qu’elles seront bonnes. En l’attente de ce grand plaisir, je vous prie de croire, ma chère marraine, à l’assurance de mes sentiments les plus affectueux. Gilbert 16
Tuttlingen, le 29 mai 1945
Ma chère marraine, Voilà déjà plusieurs jours que je n’ai pas reçu de vos nouvelles et je commence à désespérer un peu. J’espère que vous n’êtes pas malade au point de ne pouvoir m’écrire. Votre dernière lettre m’a laissé un peu dans l’inquiétude et je serais heureux de savoir que cela n’a été qu’une indisposition passagère. De toute façon, je compte bien avoir bientôt de vos nouvelles ce qui me prouvera que vous pensez encore un peu à moi. Vous trouverez ci-joint une de mes photographies. À mon grand regret, je ne peux vous envoyer qu’une photographie datant d’un an environ, alors que je n’étais pas encore dans l’armée. J’aurais bien voulu vous faire parvenir mon portrait en soldat, mais je n’en dispose d’aucun pour le moment et ce n’est pas en Allemagne que l’on peut se faire photographier, ici tous les magasins sont fermés. Si vous voulez bien patienter un tout petit peu, j’espère pouvoir vous en envoyer un d’ici quelques temps car je vais aller dans le courant du mois de juin en permission chez moi. En effet, le tour de permission a été considérablement avancé pour nous, car la 9ème Division d’infanterie coloniale à laquelle mon régiment appartient doit embarquer au début du mois de juillet pour l’Amérique et de là pour le Japon. Comme il faut évidemment que chaque soldat soit allé en permission avant de partir pour un si lointain voyage, toute la division doit partir dans le courant du mois de juin. Je vais donc avoir d’ici quelques jours, le grand bonheur de revoir ma famille. Vous comprenez sans doute aisément la joie que l’on peut éprouver quand on va revoir les siens après plus de sept mois d’absence et après être passé par tant de si durs moments. Étant donné qu’une fois la permission finie, je devrais rejoindre mon unité directement à Bordeaux, port d’embarquement, je ferai mon possible pour passer par Toulouse afin de pouvoir faire 17
la connaissance de ma gentille petite marraine, si toutefois cela vous convient. En attendant ce grand plaisir, recevez, ma chère marraine, mes plus amicales pensées. Gilbert Tuttlingen, le 31 mai 1945
Ma chère marraine, Je vous pardonne bien volontiers les quelques jours que vous m’avez laissé sans nouvelles de vous et cela d’autant plus volontiers que j’avais craint que vous fussiez malade. Fort heureusement je vois qu’il n’en est rien, ce dont je suis très content. Je comprends d’ailleurs fort bien que vous ayez pu penser un moment que je ne vous écrirai plus étant donné que la guerre était finie, du moins en Europe. Mais comme nous allons avoir à combattre encore sous d’autres cieux, j’aurai de ce fait encore beaucoup de choses à vous raconter. À ce propos, si vous avez reçu ma dernière lettre, vous avez sans doute pu vous étonner de ce que notre port d’embarquement pour l’Extrême-Orient soit Bordeaux. Sachez donc que nous devons d’abord faire escale en Amérique et que de là, nous traverserons tout l’Océan Pacifique pour débarquer, non pas en Indochine, mais directement au Japon. Nous devons quitter la France au début de juillet car les Américains comptent sur notre participation à leur grande offensive prévue pour l’automne prochain. Mais je bavarde beaucoup et je m’aperçois que j’allais presque oublier de vous raconter la suite de nos aventures du mois dernier en Allemagne. Je m’étais arrêté au 17 avril, alors que nous allions repartir de Kehl en direction du sud. Donc ce jourlà, au petit matin, nous repartons après une journée de repos bien gagnée, à pied naturellement, car il nous faut traverser une nouvelle fois la zone des inondations. Vers 11 heures, après une marche de plus de 15 kilomètres sous un soleil de plomb, nous atteignons Willstätt où nos fidèles camions nous attendent. 18
Nous faisons une halte pour manger, puis nous voilà repartis, cette fois à toute allure. Nous traversons rapidement la ville d’Offenburg qui n’a pas subi de grands dommages, à part les ponts sautés et nous fonçons toujours vers le sud, en longeant la lisière de la Forêt Noire. Le soir, nous sommes à Friesenheim, pointe extrême de l’avance française, après avoir parcouru plus de 50 kilomètres dans la journée. Friesenheim est un bourg de 6 à 7 000 habitants assez coquet et qui ne paraît pas avoir souffert de la guerre. En effet, les Allemands ont renoncés à le défendre pour s’établir très solidement, cinq kilomètres plus loin, dans la ville de Lahr qui présente le double avantage d’être dans une position très favorable à la défense et de garder l’entrée d’une des vallées transversales de pénétration dans la Forêt noire. Dans cette ville d’ environ 30 000 habitants, les Allemands paraissent avoir réuni d’assez importants moyens de défense. La veille, des éléments avancés du Régiment d’infanterie coloniale du Maroc (régiment motorisé) qui avaient essayé de d’aborder la ville se sont heurtés à une réaction très violente des S.S. et ont été forçés de se replier. En ce jour du 18 avril, mon bataillon, le troisième du 6ème R.I.C. est chargé de prendre la ville. Aux dernières estimations, la garnison allemande se composerait d’environ trois bataillons dont un de S.S., adversaires particulièrement dangereux, le restant comprenant des Ukrainiens et des Mongols, débris de l’armée Wassov. Nous allons donc avoir à faire à très forte partie. Heureusement, nous devons être appuyés par deux pelotons de chars lourds du type Tanks destroyers, ces braves T.D. qui nous ont maintes fois sauvés de situations difficiles. L’aube du 18 avril se lève. Il fait un temps radieux, on dirait que la nature a pris ses plus beaux atours comme pour jeter une moquerie aux querelles des hommes qui vont s’entretuer aujourd’hui. 19
La ville est située dans une légère dépression entourée de collines. Pour y parvenir nous allons être obligés de parcourir au moins deux kilomètres en plein champs, dans un terrain particulièrement ingrat car il n’offre aucun abri possible. L’attaque va débuter vers 11 heures. Les trois compagnies du bataillon vont se déployer sur un front de plus de deux kilomètres, la mienne occupant l’aile gauche du dispositif. La marche d’approche à travers bois s’effectue normalement, cachés que nous sommes par les arbres. Mais il est à craindre que lorsque l’attaque va déboucher en rase campagne, nous soyons pris à partie à la fois par les mitrailleuses et par les mortiers allemands (les Minnenwerfer) et c’est en effet ce qui va se produire. Pas immédiatement toutefois ; les Allemands sont de vieux routiers qui connaissent à fond l’art de la guerre. Ils attendent donc tranquillement que nous soyons tous sortis des bois et à portée suffisante de leurs mitrailleuses pour déclencher le feu. Les éclaireurs ont presque atteint les collines que rien ne s’est encore produit. À ce moment-là, la compagnie est étalée sur toute la plaine. Soudain, les premières rafales de mitrailleuses nous parviennent de la droite. Les éclaireurs viennent de se heurter à la résistance ennemie. Comme nous allons nous en apercevoir, les Allemands ont creusé presque au sommet de la colline tout un réseau de tranchées solidement pourvues de mitrailleuses et d’engins anti-chars d’infanterie (Panzerfaust et Panzerschreck). Presque au même moment, les Minnens allemands se mettent à tomber de tous côtés. Il est midi passé. Durant plus de deux heures, nous allons rester là, presque sur place, allongés dans les rares creux du sol, sous une avalanche d’obus. Nous ne pouvons progresser qu’en rampant d’arbres en arbres, de buissons en buissons. On se croirait en enfer. Le bruit des éclatements d’obus, nos mitrailleuses d’accompagnement qui tirent par longues rafales, les mitrailleuses allemandes qui nous répondent avec usure, les chars français qui tirent, tout cela par une chaleur tropicale et flottant dans l’air, cette odeur si particulière que les combattants connaissent bien, mélange 20
de poudre et de sang. Déjà, nous avons subi de fortes pertes. À la première section, le lieutenant Aris qui la commandait a été tué en entraînant ses hommes à l’assaut d’une tranchée. Notre lieutenant vient d’être blessé. De nombreux camarades sont tués ou blessés, surtout par le bombardement de Minnens. Enfin vers 14 heures la résistance allemande semble faillir. Les mitrailleuses ennemies tirent seulement par intermittence. Le moment est venu de donner l’assaut. À un signal nous bondissons à toute allure et nous faisons irruption dans la tranchée allemande. Celle-ci est encombrée de morts et de blessés, les survivants ont déjà fui. Dans un char, un Allemand, la poitrine ouverte, râle doucement. Mais le moment est mal choisi pour s’attarder. La victoire est à notre portée ; si nous voulons la saisir, il s’agit de foncer en avant sans laisser le temps à l’ennemi de se reprendre. Nous dévalons au pas de course la colline et nous entrons dans les faubourgs de la ville. Le nettoyage habituel va commencer. Les sections se dispersent dans les rues, avançant d’une maison à l’autre, en les fouillant toutes soigneusement. Les civils sortent craintivement des caves où ils étaient terrés en agitant des drapeaux blancs confectionnés avec des mouchoirs. De temps à autre, un soldat allemand est découvert, caché dans un coin, mais ils sont pour la plupart impitoyablement massacrés sur place. Le fait de voir tant de nos camarades tués, à quelques jours à peine peut-être de la fin de la guerre, nous a mis dans un tel état de fureur que nous ne sommes pas disposés à faire le moindre quartier. Dans toutes les maisons, les portes sont enfoncées à coup de crosses de fusil, les meubles éventrés, les glaces brisées. Jusqu’au soir, le nettoyage va se poursuivre. Le butin va être assez considérable : trois pièces anti-chars de 88, des mitrailleuses, plusieurs lance-flammes, des voitures blindées, des camions et environ deux cent prisonniers. 21
La victoire est complète mais elle a été chère payée et le soir, nous avons le cœur bien lourd en songeant à tous nos camarades qui sont tombés pour ne plus se relever au cours de cette mémorable journée. Mais il faut que je vous quitte car voici que sonne le rassemblement. Je vous écrirai dans deux ou trois jours à nouveau. En attendant d’avoir le grand plaisir de vous lire, je vous prie de croire, ma chère marraine, à mon plus affectueux dévouement. Gilbert Tuttlingen, le 13 juin 1945
Ma chère marraine, Je viens de recevoir vos lettres du 2 et du 7 juin qui m’ont causé un bien grand plaisir. Je suis très heureux que vous consentiez à ce que je passe à Toulouse vous voir à l’issue de ma permission. Soyez sans crainte, je vous préviendrai par télégramme de mon arrivée. De toute façon, il nous faut prendre patience, car je ne suis pas encore parti en permission. Les départs ont été retardés de quelques jours à mon grand regret d’ailleurs car la vie que nous menons en Allemagne depuis l’armistice est plutôt monotone. Voilà un peu plus d’un mois que nous sommes à Tuttlingen, dans le Würtemberg, une petite ville d’environ 25 000 habitants située à une trentaine de kilomètres au nord de Constance. Le Danube, le fameux Danube bleu des valses de Johann Strauss y coule, mais il est loin d’être bleu. Ici, il est assez près de sa source et ce n’est qu’une petite rivière assez sale d’ailleurs. Tuttlingen est essentiellement une ville d’hôpitaux (on en compte quatre ou cinq). Ceux-ci sont remplis de blessés en traitement, des Allemands bien entendu. Ce sont pour la plupart des mutilés soit des bras, soit surtout des jambes et c’est un spectacle qu’il n’est guère réjouissant de voir, par une belle journée d’été, allongés au soleil, des files interminables d’hommes jeunes et vigoureux à qui il manque une jambe, parfois même les deux. 22
Nos rapports avec la population sont assez bons. Dans les pays de l’Allemagne du sud (pays de Bade, Würtemberg, Bavière) les gens n’ont pas des sentiments aussi violemment francophobes que dans le nord. Par certains traits de leur caractère, ils semblent parfois se rapprocher du caractère français, chose que l’on chercherait vainement chez les Prussiens par exemple. Une des choses les plus remarquables que j’ai vu, c’est la foi religieuse très vive des Allemands du sud. Ici, les gens sont profondément catholiques, surtout dans les campagnes. Un spectacle que l’on voit couramment à l’occasion des fêtes religieuses, ce sont les processions, choses qui sont aujourd’hui assez rares en France. Mais il faut que je vous quitte, ma chère marraine, car nous devons partir pour Constance aujourd’hui. En effet, et c’est ce qui a motivé le recul des départs en permission, chaque régiment doit envoyer des détachements à deux défilés qui doivent avoir lieu le 15 juin à Constance, et le 18 à Paris. J’aurais bien voulu aller à Paris, mais j’ai été désigné pour le détachement de Constance. Enfin, tant pis, je dois faire contre mauvaise fortune bon cœur et me passer du voyage à Paris. Le défilé de Constance sera tout de même assez intéressant car on compte sur la venue du général de Lattre de Tassigny. Je vous écrirai donc pour vous le raconter en détails. En attendant, recevez, ma chère marraine, mes plus affectueuses pensées. Gilbert Tuttlingen, le 16 juin 1945
Ma chère marraine, Je viens de recevoir votre gentille lettre du 9 juin. Vos nouvelles m’ont fait bien plaisir et je suis très content que vous pensiez si souvent à moi. Mais pourquoi craignez-vous à ce point que je ne vienne pas vous voir comme je vous l’ai promis ? N’auriez-vous pas confiance en moi ? Tranquillisez-vous, je ferais l’impossible pour venir à Toulouse car je me fais à l’avance un très grand 23
plaisir de vous voir et de pouvoir bavarder avec vous. J’espère que vous ne vous languissez pas trop de mes nouvelles car vous avez dû recevoir mes lettres. De votre côté, dès que vous serez en possession de vos photos, envoyez-m’en une le plus vite possible car je l’attends avec la plus grande impatience. Aujourd’hui il faut que je vous dise quelques mots des deux défilés que nous venons de faire à Constance avant-hier devant le général Guisan, commandant en chef de l’armée suisse et hier devant le général Devers, commandant le 6ème groupe d’armées américaines. Assistaient également à ces défilés, la plupart de nos grands chefs, le général de Lattre de Tassigny, les généraux Bethouard (2ème corps d’armée) de Montsabert (1er corps d’armées), Sudre (1ère D.B.), Valluy (9ème D.B.) etc. Plus de 4 000 soldats représentant toutes les armes ont participé à ces défilés. L’infanterie était en tenue kaki, pantalon et chemise à manches retroussées, chaque arme ayant sa coiffure particulière. Venait d’abord l’infanterie métropolitaine, chasseurs à pieds en calot bleu à bande jaune, commandos avec leur béret à ruban puis les troupes coloniales très nombreuses : zouaves en chéchias rouges, tirailleurs marocains portant le turban ciel et blanc, marsouins de la Coloniale arborant leur calot bleu marine soutaché de rouge, enfin la Légion étrangère avec le képi blanc. L’artillerie venait ensuite avec ses pièces de 105 et de 155 motorisées, puis les autos-chenilles, les autos-mitrailleuses, les chars petits et gros des régiments blindés (spahis, chasseurs d’Afrique), les ambulances, etc. Le temps était superbe et les deux défilés furent très beaux. À ce propos, il me revient un détail amusant que je veux vous raconter. La veille du premier défilé, l’autorité militaire française avait informé les habitants de la ville qu’elle désirait voir la chaussée des rues dans un état de propreté impeccable pour les défilés. Aussi, il fallait voir le lendemain matin, avec quelle ardeur les Allemands, hommes et femmes, chacun armé de son petit balai, s’escrimaient à qui mieux mieux pour nettoyer les rues. Constance est d’ailleurs une assez jolie ville d’aspect tranquille et provincial. La comparaison 24
avec Genève s’est plusieurs fois imposée à mon esprit. Mais, si Constance est bâtie dans un site dont la beauté est comparable à celle de Genève, elle est loin d’avoir des quartiers aussi modernes et animés que sa rivale. Genève est une grande ville de tourisme, bruyante, animée, joyeuse, assez cosmopolite pour tout dire, toutes choses qui font défaut à Constance. Maintenant, nous sommes revenus à Tuttlingen. J’attends toujours avec impatience mon départ en permission, et j’espère que ce sera d’ici quelques jours. De toute façon, si vous m’écrivez, envoyez vos lettres à l’adresse que je vous ai indiqué dans ma lettre du 31 mai, car autrement elles risqueraient d’arriver à ma compagnie après mon départ, et d’y rester en souffrance jusqu’à mon départ en permission. En attendant d’avoir le grand plaisir de vous lire, recevez, ma chère marraine, mes plus affectueuses pensées. Gilbert
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Grenoble, le 6 juillet 1945
Ma chère petite marraine, Je ne sais comment me faire pardonner de vous avoir laissé plusieurs jours sans nouvelles de moi. J’ai pourtant bien souvent pensé à vous depuis que je suis arrivé chez moi mais j’ai eu tant de visites à faire à mes parents et à mes amis que je n’avais pas encore trouvé un moment pour vous écrire. Je le regrette fort maintenant car je vois que vous en avez de la peine et je vous promets qu’à l’avenir vous n’aurez plus jamais à me faire de reproches. J’espère maintenant, qu’après avoir lu ces quelques lignes, vous m’avez pardonné et que vous ne me gronderez pas trop quand je viendrai à Toulouse la semaine prochaine. À propos de ma venue à Toulouse, il faut que je vous confie un peu mon embarras. Maintenant que vous êtes en possession de mes photos, vous allez pouvoir me reconnaître facilement. Mais il n’en est pas de même pour moi. En effet, je ne sais rien de vous. J’imagine parfois que vous devez être très jolie. Mais comme vous ne m’avez encore jamais parlé de vous, vous devez comprendre mon impatience de vous voir. Je compte souvent les jours qui me séparent encore de mon arrivée à Toulouse et je donnerais cher pour y être déjà. J’espère que nous pourrons bavarder longuement ensemble car j’aurai tant de choses à vous dire. Je vous préviendrai par télégramme du jour de mon arrivée. En attendant d’avoir le grand plaisir de vous voir, recevez, ma chère petite marraine, mes plus affectueuses pensées. Gilbert
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Cantonnements
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mon amour je t’écris d’indochine correspondance recueillie par Maud delavault
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116 pages (brochĂŠ) septembre 2012 ISBN 978-2-9538553-1-9 Contact & commande : www.lecieldavant.com
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