Nouvelle-Calédonie : la troisième voie ?

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NOUVELLE-CALÉDONIE, LA TROISIÈME VOIE ?

L

a Nouvelle-Calédonie deviendra-t-elle le 195e État reconnu par l’ONU (Vatican inclus) ? Aujourd’hui collectivité française d’outre-mer à l’instar de Saint-Martin ou de Saint-Barthélemy, l’archipel franchira en tout cas bientôt la dernière étape du processus de sa décolonisation. Conformément aux accords de Nouméa de 1998, un référendum d’autodétermination doit en effet avoir lieu avant la fin de l’année 2018 suscitant la crainte qu’il réveille les tensions entre indépendantistes et loyalistes. À ce jour, l’incertitude demeure quant à l’issue de la consultation invitant ainsi à reprendre les cartes historiques, démographiques, politiques, économiques et géopolitiques du « caillou » et de sa région pour entrevoir ses futurs possibles. épac, avril 2018


PLAN DE LA NOTE

1 . Géographie et démographie 2 . Une histoire coloniale 3 . Sur le chemin de l’indépendance 4 . Les moyens de la souveraineté 5 . De Chine et d’opportunités 6 . L’heure des choix

Un territoire français aux antipodes de l’hexagone

1. Située à plus de 17 000 km de la France métropolitaine, à 2 000 km à l’est des côtes australiennes et au sud de la Mélanésie, la NouvelleCalédonie est officiellement une « collectivité d’outre-mer à statut particulier1 ». Avec la Polynésie française et Wallis-et-Futuna, c’est l’un des trois territoires français du Pacifique sud. D’une superficie de 19 100 km², elle est constituée d’un ensemble d’îles dont la principale, Grande Terre, représente 88 % du territoire. C’est là que se trouve Nouméa, le chef-lieu de la Nouvelle-Calédonie.

1

Portail de l’État au service des collectivités territoriales, dernière modification le 15 décembre 2017. https://www.collectivites-

locales.gouv.fr/statuts-nouvelle-caledonie-et-polynesie 2


Nouméa

Grande Terre, l’île principale, est une bande de terre de 500 km de long sur une cinquantaine de large, entrecoupée par une barrière montagneuse, la Chaîne centrale, dont le sommet culmine à 1 629 m d’altitude. Le reste de l’archipel est composé : -

des îles Loyautés à l’est avec du nord vers le sud, Ouvéa, Lifou, Tiga et Maré,

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de l’île des Pins au sud,

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et de l’archipel des Bélep au nord.

Selon le recensement de la population mené en août 2014 2 , la Nouvelle-Calédonie compte 269 000 habitants soit 23 000 de plus que lors du recensement en 2009. Une augmentation proche de 9 % majoritairement due à l’excédent naturel (2,2 enfants en moyenne par femme) puisque les nouveaux arrivants ne représentent que 8 000 personnes, soit moins d’un quart du solde démographique. Cependant, en dépit de cette croissance, la densité démographique calédonienne reste faible avec 14 hab. /km². Elle est aussi très inégale : 19 % des habitants de Nouvelle-Calédonie occupent la province Nord, 7 % les îles Loyauté tandis que 74 % se concentrent dans la province Sud où, à lui seul, le Grand Nouméa abrite deux tiers de la population de l’archipel.

2

BROUSTET David et RIVOILAN Pascal, « Recensement de la population en Nouvelle-Calédonie en 2014 », INSEE, dernière

modification le 3 novembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1560282 3


Globalement, la répartition communautaire de la population est relativement stable depuis 25 ans : les Kanaks représentent aujourd’hui 43 % de la population contre 45 % en 1989 (Kanaks et Kanaks métissés) ; les Européens en représentent 31 % au lieu de 34 % en 1989 (Européens + Européens métissés) ; les Wallisiens et Futuniens 10 % aujourd’hui au lieu de 9 % en 1989. Dans le détail, selon le recensement de 2014 :

- 105 000 personnes se déclarent kanakes - 73 200 se disent européennes - 22 000 wallisiennes et futuniennes - 20 000 calédoniennes (cf. tableau ci-contre) - 75 % des habitants sont nés en NouvelleCalédonie (en recul de 3 % depuis 1989) ; - 16 % sont nés en métropole ou dans un département d’outre-mer ; - 2,7 % à Wallis-et-Futuna ; - 1,5 % en Polynésie française ; - 4,8 % dans le reste du monde. Un territoire de moins en moins kanak…

Pour sa part, la carte de l’occupation du territoire et de la répartition communautaire de la population souligne de fortes disparités. Dans les îles Loyauté par exemple, 94 % des habitants appartiennent à la communauté kanake, tandis que les Européens, eux, ne représentent que 2 % de la population totale de ces îles. Source : Le Monde, 2017.

Régions où la communauté kanake est majoritaire 4


De la même façon, dans la province Nord, les Kanaks sont ultra-majoritaires puisqu’ils représentent 70 % de la population pour seulement 12 % d’Européens et 6 % d’habitants « pluricommunautaires ». Mais c’est en changeant d’échelle que l’on saisit le mieux l’inscription des communautés dans le territoire. Si dans les communes de l’est, les Kanaks représentent 86 % de la population, ils ne sont plus que 53 % dans les communes de l’ouest. Dans la province Sud enfin, la population est beaucoup plus diversifiée, les Kanaks n’y représentant qu’un quart de la population, tandis que les Européens, eux, en constituent le tiers et les Wallisiens et Futuniens le dixième. 2. En réalité, cette répartition est surtout le résultat d’un long processus de colonisation… Les premières traces de présence humaine relevées sur les littoraux de l’archipel

3

Source : Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris, 2017.

remontent à 1100 av. J.-C. C’est la période Lapita (1050 à 750 av. J.-C.), du nom des poteries retrouvées par les archéologues. Les primohabitants de l’archipel sont des navigateurs originaires d’Asie du Sud-Est, ainsi que des Austronésiens de Nouvelle-Guinée venus de l’archipel de Bismarck. Les Kanaks, qui sont donc les descendants de ce peuple,

vont

développer

une

culture

essentiellement littorale tout en évoluant progressivement à mesure qu’ils développent l’horticulture avec l’utilisation de terrasses et de lopins horticoles. Au XVIIIe siècle, ce sont cette fois les explorateurs français et britanniques qui partent à la découverte du Pacifique ouest. Le premier à aborder l’île est le navigateur britannique James Cook, qui accoste au nord de la Grande Terre le 4 septembre 1774. La vue des côtes lui rappelant l’Écosse (dont le nom latin est « Caledonia »), il baptise l’île « New Caledonia ». Dans son sillage, de nombreux explorateurs parcourent la région à leur tour, notamment les Français Antoine d’Entrecasteaux et Jules Dumont d’Urville qui cartographient respectivement la côte ouest et les îles Loyauté. Vers le milieu du XIXe siècle, des baleiniers installent des bases sur l’île pour y faire escale, prendre des réserves d’eau et de nourriture et extraire l’huile des baleines. Certains vont s’installer durablement sur l’île et se marier avec des femmes kanakes, donnant ainsi naissance aux premiers métis. 3

Institut d’archéologie de la Nouvelle-Calédonie et du Pacifique (IANCP), « Lapita et le premier peuplement calédonien »,

http://www.iancp.nc/dossiers/3-dossiers/46-lapita-et-le-premier-peuplement-caledonien 5


Cependant, les premiers migrants à s’installer durablement dans l’archipel sont les missionnaires protestants britanniques. Sous l’impulsion de la London Missionary Society, des pasteurs d’origine polynésienne s’installent sur les îles de Maré et Lifou en 1841 et 1842. Le pasteur anglais John Jones arrive à Maré en 1853 sera le premier à former des pasteurs kanaks4. Aussitôt, des missionnaires catholiques viennent s’installer sur l’île pour y contrer la christianisation protestante comme Mgr Guillaume Douarre sur Grande-Terre en 1843. Enfin, le 24 septembre 1853, les Français s’emparent officiellement de la Nouvelle-Calédonie afin d’assurer à la France « la position que réclament les intérêts de sa marine militaire et commerciale5 » dans le Pacifique. La France lance alors une politique de peuplement qui distingue deux catégories de colons. -

Peu nombreux, les colons « libres » viennent du monde entier : Français de métropole, Anglo-saxons des colonies britanniques du Pacifique, colons du sucre originaires de la Réunion, mais aussi colons du café et du coton ou encore militaires démobilisés sur place. Dès la fin du siècle, le manque de capitaux et de maind’œuvre qualifiée conduit la plupart des plantations à l’échec et met un terme aux opérations d’immigration agricoles dès 1900.

-

Les colons pénaux sont alors déjà les plus nombreux. Ils commencent à débarquer après qu’un décret de Napoléon en date du 2 septembre 1863 a fait de la Nouvelle-Calédonie un lieu de déportation des prisonniers, autrement dit un bagne. C’est ainsi qu’en 1864, 250 prisonniers accostent à Port de France, qui prendra le nom de Nouméa en 1866. Pas moins de 74 autres convois leur succèdent jusqu’en 1897 ramenant vers l’archipel quelque 27 000 personnes dont près de 4 200 condamnés politiques tels que des communards de l’insurrection de la Commune de Paris en 1871, mais aussi des personnes originaires des colonies françaises, et notamment d’Algérie à l’issue de la révolte kabyle qui a éclaté la même année. Progressivement, en construisant routes et ponts et en travaillant dans les exploitations minières, les bagnards développent la nouvelle colonie.

Pour les Kanaks, la colonisation est en revanche plus dramatique. À partir de 1887 déjà, un ensemble de règles est mis en place pour régir l’indigénat par le contrôle des déplacements des Kanaks ou l’interdiction de rentrer dans Nouméa sans autorisation. Surtout, pour pouvoir profiter librement des terres de l’archipel, l’administration 4

Il sera expulsé par les Français en 1887.

5

Propos du contre-amiral Febvrier-Despointes dans une lettre adressée au ministre de la Marine et des Colonies. 6


coloniale cantonne les autochtones dans des réserves réduisant ainsi l’espace foncier des Kanaks à 13 % de sa superficie initiale entre 1897 et 1903. Comme elles sont jugées impropres à l’agriculture, les îles Loyauté ne sont pas concernées par ces opérations. Rapidement, l’arrivée des colons rencontre la résistance des populations autochtones. Ainsi, dès 1878, les Kanaks du centreouest de Grande-Terre se rebellent sous la conduite du chef Ataï. Quand le mouvement prend fin un an plus tard après avoir été sévèrement réprimé, il a déjà entraîné la mort de 600 insurgés, 200 Européens et le déplacement forcé de 1 500 Kanaks. D’autres révoltes ont lieu les années qui suivent dont la plus importante prend place au cœur de Grande-Terre en 1917.

Le chef Ataï D’année en année, conflits, maladies et colonisation affectent gravement la communauté kanake au point qu’en 1921, elle ne compte plus que 27 000 individus, soit la moitié, voire le tiers des effectifs présents sur l’île avant que la France s’empare de l’archipel. À partir de 1900, le nombre d’Européens diminue également sous l’effet de la fermeture du bagne, de la Première Guerre mondiale et de la dépression des années 1930 qui mine l’économie calédonienne. Dès lors, l’archipel devient terre d’émigration : alors que l’on compte encore 23 500 Européens en 1901, ils ne sont plus que 18 500 en 1945. La guerre du Pacifique ouvre alors un épisode très particulier de l’histoire démographique de l’archipel. Devenue base arrière étatsunienne, la Nouvelle-Calédonie accueille en effet plus d’un million d’Américains entre 1942 à 1946. Pour leur part, les Kanaks sont incorporés dans des « bataillons du Pacifique ». Mais la fin de la guerre vient de nouveau bousculer l’histoire de la colonie française puisque dès 1946, la NouvelleCalédonie et ses dépendances deviennent un territoire d’outre-mer (TOM). Le régime de l’indigénat est alors aboli et les Kanaks deviennent citoyens français à part entière, libres de leurs mouvements et de s’installer où ils le veulent. Ils bénéficient même de « droits particuliers » leur permettant de conserver leurs coutumes civiles pour le mariage, l’adoption et les successions. Pour représenter les habitants de l’île, un siège leur est attribué au sénat. Une quinzaine d’années plus tard, l’archipel calédonien connaît un nouvel épisode d’immigration quand le boom du nickel y provoque une période de forte croissance économique. Pour répondre à la demande de main-d’œuvre nécessaire à la construction de routes d’exploitation sur l’ensemble de l’île de Grande-Terre, de nombreux migrants débarquent sur l’île dans les années 1960. Originaires de Wallis-et-Futuna, ainsi que de métropole, ils sont rapidement si nombreux que la population mélanésienne se révèle minoritaire lors du recensement de 1969. Bientôt pourtant, la situation économique se retourne brutalement : en 1970, la chute des cours du nickel entraîne une vague de licenciements et de faillites, affectant plus particulièrement les travailleurs moins qualifiés, soit des Mélanésiens dans leur majorité. L’écart social et économique entre les communautés européenne et mélanésienne qui se creuse alors davantage constitue rapidement un terreau pour l’indépendantisme kanak. La Nouvelle-Calédonie ouvre ainsi un nouveau chapitre de son histoire. 7


3.

C’est au milieu des années 1970 qu’apparaissent les premières revendications identitaires, à l’occasion de l’organisation de « Mélanésia 2000 », un festival consacré aux arts mélanésiens. L’indépendantisme, lui, prend forme avec la création du parti politique Palika, le Parti de libération kanak. En 1979, les indépendantistes se regroupent dans le Front indépendantiste6. Dès lors, l’archipel connaît une période de troubles importants qui s’ouvre en 1981 par l’assassinat de Pierre Declercq, un partisan de l’indépendance. En plus de diviser les habitants de l’archipel sur la question de l’indépendance, cette étape de l’histoire calédonienne conduit à l’épisode meurtrier d’Ouvéa en 1988, quand des militants du FLNKS tuent 4 gendarmes et en retiennent 27 autres, dont la moitié dans une grotte située au sud de l’île d’Ouvéa. Au cours de l’assaut lancé pour les libérer, 2 militaires français et 19 Kanaks trouvent la mort dans des circonstances troubles. Les pourparlers qui sont alors engagés pour mettre fin à la violence aboutissent finalement à la signature des accords dits « de Matignon », le 26 juin 1988 et à l’amnistie des « massacres d’Ouvéa », c’est-à-dire à l’interdiction de tout procès sur la mort des 4 gendarmes et des 19 indépendantistes kanaks. Complétés deux mois plus tard par les accords d’Oudinot, ils prévoient une période de développement de dix ans, puis l’organisation d’un référendum au sein de la population de l’archipel sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Tandis que l’archipel retrouve la paix civile, un référendum organisé en France approuve par 80 % des voix le projet de loi « portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1998 ». En 1998, alors que la date du référendum approche et que le « non » à l’indépendance paraît devoir l’emporter, un second accord est conclu qui repousse l’autodétermination jusqu’à une période située entre 2014 et 2018 pour permettre le transfert préalable et progressif des compétences entre la métropole et son TOM. Signé à Nouméa par les trois légitimités politiques en présence (l’État français, la Kanaky, et la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française), le nouvel accord vient donc entériner le processus amorcé en 1988 pour « rendre » à l’archipel mélanésien francophone une souveraineté d’abord confisquée par la France, puis partagée sous la forme d’une cotutelle entre la Nouvelle-Calédonie et la souveraineté de la République française. Dans cette perspective, le texte prévoit le transfert des compétences régaliennes vers Nouméa avant 2014, à l’exception de la défense, de la sécurité intérieure, de la justice et de la monnaie. Source : Le Monde, 2017.

Au-delà du transfert partiel de souveraineté aux habitants de l’archipel, les deux accords prévoient la mise en œuvre d’une politique de rééquilibrage politique, culturel et territorial au profit des Kanaks : reconnaissance de la culture et de l’identité kanake ; réattribution de terres pour ces derniers ; autonomie élargie avec la création de nouvelles collectivités territoriales (les provinces Nord, Sud et des îles Loyauté) dotées de larges compétences dans les domaines économique, culturel et social.

Ici en orange, les réserves de 1978 et les terres réattribuées aux Kanaks. 6

Le Front indépendantiste est rebaptisé Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) en 1984. 8


Ainsi, tandis que la province Sud est gérée par les

Source : Le Monde, 2017.

loyalistes, la province Nord et celle des îles Loyauté sont gérées par des indépendantistes. Un programme de formation de cadres appelé « 400 cadres » est alors mis en place pour permettre à des Kanaks d’occuper des postes à haute responsabilité. Parallèlement, des efforts financiers supplémentaires de l’État doivent permettre de rétablir l’équilibre économique entre les provinces, notamment en matière d’infrastructures. C’est dans ce contexte, par exemple, qu’une usine de production et de transformation de nickel est construite dans la province Nord (accord de Nouméa en 1998). Et c’est aussi dans cette perspective que la péréquation des dotations de fonctionnement des provinces calédoniennes est modifiée en faveur des provinces du Nord et des îles Loyauté (cf. graphique de péréquation du budget ci-dessus). Cependant, trente ans plus tard et en dépit de ces dispositions, la fracture persiste en opposant le loyalisme de la province du Sud plus riche (revenu médian deux fois supérieur à celui de la province du Nord) et plus peuplée (72 %), à l’indépendantisme des deux autres provinces. Une fracture qui, sans surprise, coïncide avec la répartition des populations kanake et non kanake en Nouvelle-Calédonie soulevant alors la question statutaire des personnes consultées lors du référendum, car il s’agit alors de déterminer qui a la légitimité de participer à la consultation sur l’indépendance du « caillou ». Doiton convoquer les seuls Kanaks ou l’ensemble des habitants de l’île dont

Source : Le Monde, 2017.

une majorité est venue s’installer au fil de la présence coloniale au détriment de la part de la population kanake ? Une question politiquement épineuse finalement résolue dans un texte approuvé par l’ensemble des parties en février 2018. Pourront donc participer au scrutin toutes les personnes inscrites sur les listes communales de Nouvelle-Calédonie ainsi que toute personne native non inscrite sur ces listes, mais qui serait domiciliée sur le territoire depuis 6 mois au moins ou de manière continue durant trois ans. Si la question de la « citoyenneté » calédonienne se trouve alors provisoirement résolue, celle des moyens économiques nécessaires pour assumer les charges de la pleine souveraineté reste entière. 9


La question est d’autant plus critique que depuis quelques années, de nombreux signaux économiques et sociaux viennent semer le doute sur l’avenir d’un tel territoire dans un espace mondialisé et ultra-compétitif, situé par ailleurs dans une région que dominent ensemble l’Australie et la Nouvelle-Zélande et dont les ressources sont également convoitées par la Chine et le Japon. 4. C’est à la fin du XIXe siècle que les prospections révèlent la présence de nickel, de chrome, de cobalt, de fer, de manganèse ou encore de cuivre dans le sous-sol calédonien. Aussitôt, la Société Le Nickel (SLN), fondée en 1880, impose un quasi-monopole qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui puisque le groupe détient toujours 75 % de l’ensemble des réserves minières du territoire7. Aujourd’hui encore, le nickel reste la plus grande richesse du territoire calédonien. Avec 8

des réserves estimées à 6,7 mégatonnes , l’île possède les 4es réserves mondiales derrière l’Australie (19 Mt), le Brésil (10 Mt), et la Russie (7,6 Mt)

9

. Côté production, le Groupe

international d’étude du nickel (INSG) place la Nouvelle-Calédonie au 5e rang des 33 pays producteurs de nickel10 avec une production de

Source : Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris, 2016.

205 000 tonnes en 2017. Dans un scénario où les cours du nickel restent élevés, on imagine que la Nouvelle-Calédonie pourrait s’appuyer sur l’exploitation et l’exportation du minerai pour créer un fonds souverain qui, à son tour, permettrait de diversifier l’économie du pays grâce, notamment, au développement du secteur touristique dans l’archipel. Parallèlement, il pourrait permettre au nouvel État d’investir à l’étranger, notamment dans la région du Pacifique sud, pour conforter sa souveraineté à l’échelle internationale. À ce confortable scénario pourtant, plusieurs obstacles s’opposent tels que les risques de surproduction mondiale et la volatilité du marché du nickel qui reste soumis à l’incertitude de la croissance chinoise et aux calculs géopolitiques des Russes. Or, quand le cours du nickel passe en dessous de la barre des 10 000 $ la tonne comme au printemps 2017, l’exploitation du nickel calédonien n’est plus rentable, exposant alors 20 % du PIB et 20 % des emplois du territoire11.

7

Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris, « Le nickel en Nouvelle-Calédonie », 2016. http://www.mncparis.fr/uploads/Nickel_MNC.pdf

8

US Geological Survey, « Mineral Commodity Summaries 2018. https://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/mcs/2018/mcs2018.pdf

9

Mais devant le Canada (2 900 000 tonnes), l’Indonésie (4 500 000 t) et les Philippines (4 800 000 t).

10

International Nickel Study Group, 2018. http://www.insg.org/

11

Selon le politicien Philippe Gomès. 10


C’est pourquoi en dépit de la richesse de son sous-sol, l’économie de la Nouvelle-Calédonie demeure fragile et

Source : London Metal Exchange, 2018.

surtout, dépendante de la métropole. En 2015 par exemple, l’État français contribuait encore pour 47,5 % au budget du territoire, soit 1,39 milliard sur 2,94 milliards d’euros au total. À son tour, le triple échec de la diversification

de

l’économie

calédonienne dans l’agriculture, la pêche et le tourisme vient souligner la dépendance de l’archipel à l’égard de sa lointaine métropole. Une perspective d’autant plus préoccupante à la veille du référendum qu’en gagnant sa souveraineté, le nouvel État perdrait les bénéfices secondaires de la présence française dans le Pacifique alors que d’autres puissances convergent dans la région.

Source : Le Monde diplomatique, 2005.

11


Source : Fracademic

Contrairement à la Grande-Bretagne qui ne dispose plus dans la zone que du minuscule îlot de Pitcairn, la France a fait le choix de maintenir une présence active dans le Pacifique sud. Depuis l’indépendance du Vanuatu en 1980 et le départ des Britanniques de l’ex-condominium des Nouvelles-Hébrides, la France reste en effet le seul État de l’Union européenne à être activement présent dans la zone où elle compte notamment : -

trois territoires, dont deux figurent parmi les pays les plus importants du Pacifique par leur population et leur niveau économique. La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française occupent en effet respectivement les troisième et quatrième rangs régionaux en termes de richesse par habitant des pays de la région.

-

une communauté française de quelque 700 000 ressortissants

-

une zone économique exclusive (ZÉE) de près de 7 millions de km2 (sur 11 millions de km2 de ZÉE totale, la seconde au monde). Étendue sur 1 740 000 km² (plus de deux fois la superficie de la métropole) 12, celle de Nouvelle-Calédonie est la deuxième ZÉE française derrière celle de Polynésie et représente 14 % des ZÉE françaises.

-

un réseau diplomatique de six représentations dans la région (Australie, Fidji, Nouvelle-Zélande, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Vanuatu et Philippines).

-

des forces terrestres et maritimes avec 2 000 hommes positionnées en Nouvelle-Calédonie et 950 en Polynésie. La marine française participe également aux exercices de surveillance maritime, notamment au travers du dispositif FRANZ (France, Australie, Nouvelle-Zélande) qui réunit la plupart des marines de la région.

Une politique et une présence françaises qui font aussi écho aux enjeux stratégique et économique de la zone océanienne qu’il s’agisse du trafic maritime mondial, des activités de pêche ou de l’exploitation des richesses minières, voire des fonds marins, eux de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie étant supposés

particulièrement riches en ressources minérales et autres terres rares (cf. carte ci-dessous). Un intérêt économique et stratégique que semblent également convoiter d’autres puissances, à commencer par la Chine qui, depuis

quelques années, mène une véritable offensive pour gagner de l’influence dans la région. 12

Assemblée nationale, « Proposition de loi organique relative au plateau continental de la Nouvelle-Calédonie », 13 juin 2013.

http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion1151.asp 12


Source : IFREMER, 2014.

5.

Si la zone du Pacifique océanien n’est pas un objectif prioritaire pour Pékin, il constitue néanmoins un terrain pour sa diplomatie de soft power dans un espace stratégique jusque-là dominé par les puissances occidentales. Bloquée au nord du Pacifique par le containment étatsunien en Corée du Sud, au Japon et aux Philippines, la Chine trouve ainsi dans le Pacifique océanien la possibilité de développer une politique de counter-containment et ainsi contester les acquis occidentaux en s’alliant avec des pays comme Fidji, la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou le Vanuatu. -

À Fidji par exemple, la Chine est le premier investisseur étranger et des accords ont été signés pour faciliter

l’entrée de ressortissants chinois sur l’île et ouvrir les eaux fidjiennes à la pêche de sociétés en joint-venture. -

Au Vanuatu, un projet de route lancé en 2013 est en cours de réalisation venant s’ajouter à près de 1,44 milliard de dollars d’aide apporté par Pékin de 2006 à 2016 à cet archipel mélanésien peuplé de 270 000 âmes. On se souvient aussi de l’inauguration par l’ambassadeur chinois d’un palais des congrès flambant neuf, offert au Vanuatu par Pékin.

Si le soutien diplomatique apporté par le Vanuatu en 2016 pour soutenir Pékin dans son différend territorial en mer de Chine méridionale donne un premier éclairage sur ces investissements chinois, il peine cependant à justifier les nouveaux engagements de la Chine à construire une résidence pour la présidence du Vanuatu, ainsi qu’un nouveau bâtiment pour le ministère des Finances et une extension du bâtiment du ministère des Affaires étrangères pour un coût total d’environ 36 millions de dollars.

13


Source : Bloomberg, 2013.

En revanche, la générosité de la Chine donnerait plutôt du crédit à l’information selon laquelle Pékin et Port-Vila seraient en train de négocier un accord d’accès qui permettrait aux navires de la marine chinoise d’accoster régulièrement et d’être entretenus, ravitaillés et réapprovisionnés au Vanuatu. Quoique les autorités des deux pays aient démenti l’information, les Australiens évoquent même l’intention de Pékin de construire une base militaire dans l’archipel qui serait alors la deuxième base outre-mer de la Chine dans le monde après celle récemment ouverte sur le territoire de Djibouti. Située à moins de 2 000 kilomètres de la côte australienne, elle permettrait alors à la Chine de projeter sa puissance militaire dans l’océan Pacifique et la positionnerait à environ 650 km de Nouméa. Pour Washington, c’est une raison supplémentaire d’espérer que les Calédoniens choisiront de rester sous tutelle française. Car occupés à contrer l’influence de la Chine dans le Pacifique Nord, les États-Unis pourraient ainsi continuer de se reposer sur la présence des Australiens, des Néo-Zélandais, ainsi que des Français pour maintenir le statu quo au sud13. Pour comprendre l’intérêt de la Chine pour le Pacifique, et donc, potentiellement pour la Nouvelle-Calédonie si elle devenait indépendante, il faut également se rappeler que le régime de la Chine nationaliste de Taipei y dispose d’un nombre important de soutiens. Près d’un tiers des États qui reconnaissent Taïwan dans le monde sont en effet situés dans la région (Nauru, de Palaos, des Îles Salomon, de Tuvalu, de la République de Kiribati et des Îles Marshall). Autrement dit, pour la Chine continentale, sa politique océanienne doit aussi permettre de neutraliser Taïwan sur la scène internationale en pratiquant la « diplomatie du chéquier » qui consiste à acheter des voix onusiennes en échange d’aides financières. Déjà, huit États du Pacifique ont renoncé à avoir le moindre lien avec le régime de Taipei. Il s’agit des :

13

1)

Fidji,

2)

Papouasie-Nouvelle-Guinée,

3)

Samoa,

4)

États fédérés de Micronésie,

5)

Tonga,

6)

Niue,

7)

Îles Cook

8)

Vanuatu14.

Elke Larsen, chercheur au Center for Strategic and International Studies précise d’ailleurs: « The shifts in French influence will

alter the landscape of power in the South Pacific and affect the interests of the United States and its partners » 14

La Chine et Taiwan n’ont pas le monopole de la diplomatie du chéquier. En 2009 par exemple, l’État insulaire de Nauru a reçu

dix millions de dollars d’aide de la Russie pour reconnaître la région sécessionniste d’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. 14


Parallèlement, pour continuer d’asseoir son influence, Pékin se penche aussi sur les organisations régionales comme le Groupe mélanésien Fer de lance (GMFL) dont le siège, à Port-Vila, a été financé par les Chinois, tandis que le bureau du Forum des Îles du Pacifique lui, reçoit de nombreuses aides financières de Pékin. Enfin, le troisième ressort de la présence chinoise dans la zone renvoie à ses intérêts économiques croissants : C’est déjà par l’Océanie que passe la seule ligne commerciale reliant la Chine à l’Amérique du Sud, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande, et peut-être demain à l’Antarctique. Surtout, les pays de la région sont riches en matières premières, minières et halieutiques, dont la Chine a grand besoin. Mais pas seulement elle. Car le Japon ne ménage pas non plus ses efforts pour obtenir un accès privilégié aux ressources marines de la région en échange de l’aide qu’il apporte aux États du Pacifique. D’un montant allant de 100 millions de yens accordés à Tuvalu à 27 milliards pour financer un aéroport en Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’aide au développement de Tokyo vise à la fois à positionner le Japon comme un partenaire économique de premier plan dans la zone et à afficher son désir d’y aider les États insulaires à se relier au reste du monde puisque la plupart des nouveaux projets affichés visent à améliorer

les

infrastructures

de

transports,

notamment maritimes (ex : Nauru, Salomon, Samoa, Vanuatu).

À l’heure où les Calédoniens doivent faire le choix de devenir indépendants au risque de perdre le soutien budgétaire majeur de la France, l’appétit économique et la vision stratégique de la Chine ou du Japon deviennent donc des éléments clés dans la réflexion sur la faisabilité économique de l’indépendance de l’archipel. Sans attendre, la Société Glencore qui exploite le nickel du massif de Koniambo, au nord du pays, se rapproche des importateurs chinois que l’alliage de ferronickel

produit

par

l’usine

du

Koniambo intéresse particulièrement. Car comme il contient plus de 50 % de nickel et qu’il répond à l’impératif de réduire la pollution

environnementale,

l’alliage

produit par l’usine du Nord devrait être massivement importé par les industriels chinois du secteur de l’acier. Finalement, en se soustrayant à la tutelle diplomatique française, la Nouvelle-Calédonie pourrait donc devenir un acteur non négligeable sur l’échiquier océanien, qu’il s’agisse d’obtenir la voix de l’archipel aux Nations unies ou d’exploiter ses ressources. 15


Cependant, si une politique habile de Nouméa pourrait permettre à l’archipel de tirer avantage des rivalités dans la région pacifique, elle représente également un exercice de funambulisme diplomatique pour ne pas substituer une tutelle économique à une autre, politiquement plus aléatoire. En attendant, et en s’appuyant sur les accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie consolide ses bases dans sa zone ethnoculturelle (Mélanésie) et politique (Océanie). En septembre 2016 par exemple, elle a rejoint le Forum Source : Ministère de la Défense, 2015.

des îles du Pacifique (FIP) 15 au même titre que la Polynésie française, et ce bien qu’elle ne remplisse pas le principal critère d’admission à l’organisation régionale : être indépendant ou en self-government. En réalité, on peut parler d’adhésion anticipée, puisque la France a soutenu ces candidatures pour renforcer leur intégration dans la zone, mais aussi se conformer aux résolutions onusiennes portant sur les territoires à décoloniser16 en respectant les aspirations des peuples à l’indépendance.

15

Créé en 1971, le Forum des Îles du Pacifique est la première organisation politique régionale regroupant initialement seize

États et territoires, aux statuts institutionnels variés. 16

Nations unies, « Non-Self-Governing Territories », 2018. http://www.un.org/en/decolonization/nonselfgovterritories.shtml 16


De la même façon, la souveraineté de la Nouvelle-Calédonie la conduirait à occuper un rôle central au sein du Groupe mélanésien Fer de lance (GMFL). Créé en mars 1988 pour regrouper les peuples mélanésiens et favoriser l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, le groupe a évolué aujourd’hui vers un objectif de renforcement de la solidarité mélanésienne au sein de l’espace calédonien. En en prenant le leadership, l’archipel bénéficierait d’une plus grande influence dans la zone pacifique.

6.

Au vu de la multiplicité des enjeux soulevés par l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, on comprend donc pourquoi l’incertitude demeure quant à l’issue du référendum. Une incertitude que vient renforcer le pragmatisme des habitants qui n’ignorent pas qu’en matière de revenus, ils bénéficient d’une situation privilégiée. Avec un PIB par habitant de près de 30 000 euros en 2014, La NouvelleCalédonie sous tutelle française offre à ses habitants un niveau de vie élevé, et même beaucoup plus élevé que de nombreux autres États insulaires de la région, voire plus élevé que certaines régions françaises (cf. graphique cidessous).

En définitive, de tous les arguments qui sont avancés dans le débat, celui-ci est certainement celui qui influera le plus le vote des Calédoniens, a fortiori s’ils ne sont pas de culture kanake. D’autant plus que l’on observe également que parmi les jeunes Kanaks, les plus urbains et connectés sont eux aussi de moins en moins tentés par l’aventure indépendantiste. Dès lors, à moins d’un improbable retournement de situation ou d’une mobilisation massive des Kanaks, c’est peut-être sur une troisième voie que l’avenir de l’archipel pourrait venir s’inscrire. Une troisième voie politiquement innovante dans l’Histoire française qui entérinerait l’existence d’une identité nationale kanake tout en reconnaissant l’existence d’une communauté de destin du peuple kanak avec l’ensemble des autres communautés (non kanakes) présentes dans l’archipel. À cette condition, on pourrait en effet imaginer qu’un nouveau contrat de souveraineté puisse être trouvé qui permette de concilier la spécificité nationale de l’île, son intégration dans l’environnement politique et économique régional et les intérêts de la France dans le Pacifique sud. Une troisième voie qui permettrait ainsi de préserver l’apaisement des tensions entre les « deux camps » et qui faciliterait l’élaboration d’un projet de vie commune entre les communautés. 17


Source : Le Monde, 2017.

Un projet qui donnerait naissance alors à une nouvelle identité, celle des « Calédoniens » que l’on voit d’ailleurs déjà progresser dans les esprits : tandis que la part des personnes s’inscrivant lors des recensements dans les catégories « calédoniens » et « plusieurs communautés » s’élevait à 4,6 % en 1983 et 11,4 % en 1996, elle atteignait déjà près de 20 % en 201417. Innovation politique et précédent statutaire, accès aux ressources, présence européenne et française en Océanie, rivalités sino-taiwanaises, réconciliation historique Kanaks-Caldoches… En réalité, par un simple « oui » ou « non », les participants au prochain référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie répondront à plusieurs questions critiques pour la géopolitique de la région.

*** ©Lépac avril 2018 contact@lepac.org

17

BROUSTET David et RIVOILAN Pascal, « Recensement de la population en Nouvelle-Calédonie en 2014 », INSEE, dernière

modification le 3 novembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1560282 18


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