Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
Pedro Lasch, Mimesis y Transgresión, de la série Espejo Negro : Las suites fotográficas, 2007-2008, 137,20 x 101,6, épreuve Cibachrome, édition de 5, photo courtesy de l’artiste
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Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
Entretien avec Joaquín Barriendos
Entretien avec Joaquín Bearriendos
À l’heure où, à l’occasion d’un nouvel accrochage de
globalisé. Son livre Geoestética y Transculturalidad1
ses collections permanentes et de la création d’un pro-
(2007) a été primé par le prix annuel de théorie de l’art,
gramme de recherches dédié à la mondialisation de
décerné par la Fundació Espais d’Art Contemporani
l’art, dirigé par Catherine Grenier, le Centre Pompidou
de Girone. En 2011, il a codirigé l’ouvrage collectif
- Musée national d’art moderne s’engage dans une
Global Circuits: The Geography of Art and the New
politique de réexamen de son récit muséographique,
Configurations of Critical Thought (ACCA)2. Barriendos
qui invite à repenser non seulement les pratiques
est également rédacteur en chef du Journal of Global
artistiques extra-occidentales, longtemps tenues
Studies and Contemporary Art, directeur du forum
à l’écart des « récits de l’art », mais plus encore les
Culturas Visuales Globales et membre actif du réseau
modèles historiographiques qui ont présidé et pré-
de chercheurs Conceptualismes du Sud.
sident aujourd’hui encore à l’écriture de l’histoire de l’art moderne et contemporain, nous avons souhaité
Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff : Nous aimerions
nous entretenir avec Joaquín Barriendos, théoricien
t’interroger en premier lieu sur ce chantier autoré-
de l’art, il enseigne actuellement en Culture visuelle
flexif, ouvert, depuis une vingtaine d’années, par
et Art contemporain à la Columbia Université. Après
les musées occidentaux, sur la constitution de leurs
avoir été enseignant au département d’Histoire de
collections d’art moderne et contemporain, leurs
l’art à l’Université de Barcelone, puis chercheur à l’Ins-
politiques d’acquisition, et ceci à partir de l’inclusion
titut national d’histoire de l’art à Paris (programme
croissante d’artistes issus de scènes extra-occiden-
« Art et Mondialisation ») en 2010, Joaquín Barriendos
tales – chantier que tu appelles, de manière assez
aura également été chercheur invité en 2009 pour
critique, un « révisionnisme géopolitique ». Nous
le programme « Museum Studies » de l’Université
voudrions commencer en te questionnant sur ce qui
de New York. Il a publié de nombreux articles sur la
nous semble peut-être une forme d’asymétrie his-
globalisation de l’art contemporain latino-améri-
torique. Si on se rappelle l’interpellation portée par
cain et les asymétries économiques, esthétiques et
les artistes féministes et les historiennes féministes
géo-épistémiques qui traversent le monde de l’art
de l’art telles que Linda Nochlin avec « Pourquoi n’y
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Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
a-t-il pas eu de grands artistes femmes » (1971) 3 ou
fiables. Ainsi, le « nouvel esprit du capitalisme » décrit
Griselda Pollock avec Differencing the canon (1999)4 ,
par Luc Boltanslki et Ève Chiapello se révèle-t-il d’une
et la résistance persistante et rigide des grandes ins-
monstrueuse plasticité. Par exemple, nous aurions
titutions muséales à réviser leur canon de ce côté-ci,
tort de croire qu’il n’existe ni perméabilité ni dettes
et, de même, la critique portée par les « black artists »
réciproques entre la mentalité corporative néolibé-
et artistes sud-asiatiques au travers de la revue Third
rale apparue dans les années 1990 et la redéfinition
Text, ou bien encore un certain nombre d’artistes des
de la critique artistique portée par les théoriciens
pays du Sud, réclamant, dans de multiples contextes,
postcoloniaux qui, depuis deux décennies, dénon-
une révision des récits de l’art – critique demeurée
cent le multiculturalisme, l’élitisme esthétique et les
longtemps sans réponse –, comment envisages-tu
politiques d’assimilation des pays occidentaux. Les
cette récente et massive ouverture des grandes insti-
explications selon lesquelles le fonctionnement du
tutions muséales occidentales aux scènes artistiques
marché de l’art – et de la diversité – suit d’autres logi-
extra-occidentales ? Par cette inclusion et ce « nouvel
ques que celles de l’appareil discursif d’une gauche
internationalisme », doit-on voir le résultat victorieux
progressiste qui a conduit les institutions artistiques
du « retour des savoirs subalternes » 5 et des débats,
à valider le rôle de l’ « intellectuel-subalterne » post-
enfin fructueux, portés par les intellectuels, artistes,
colonial et à revendiquer un art dit « non-occidental »
historiens de l’art, curateurs, issus de courants criti-
(post-« Magiciens de la Terre ») dans les musées de
ques contemporains (telle que la pensée postcoloniale,
pays comme l’Angleterre et les États-Unis, demeurent
notamment) et les mises en crise qu’ils ont produites
incomplètes, car elles ne permettent pas de compren-
du récit muséographique vertical et d’une narration
dre comment s’accumule le capital cognitif dans le
« occidentale » de l’histoire de l’art ? Ou bien ce nouvel
monde globalisé, ni ne permettent de montrer com-
imaginaire muséographique globalisé serait-il sim-
ment le discours de la différence, du post-exotisme,
plement le résultat d’une mutation économique et
de l’altérité et du dialogue interculturel s’est mué en
infrastructurelle, celle d’une globalisation du marché
une matrice de pouvoir qui perpétue les asymétries
de l’art et de ses institutions, auquel cas l’on pourrait
et ce que j’appelle les hiérarchies géoesthétiques de
alors envisager cette politique « révisionniste » comme
la modernité / colonialité.
le simple résultat de l’ouverture de nouveaux marchés
Le cas – que vous mentionnez – du new interna-
et le témoin d’un simple déplacement des centres de
tionalism appliqué aux arts visuels offre un exemple
pouvoirs ?
paradigmatique de cette circularité entre épistémo-
Joaquín Barriendos : Le terme d’« asymétrie » que vous
internationalism procède – l’histoire est aujourd’hui
utilisez me paraît tout à fait adéquat. Nous pouvons
largement connue – d’une initiative de ce qui se
logie, capitalisme et critique postcoloniale. Le new
en effet poser l’existence d’une série d’asymétries
nommait alors l’Iniva (Institute of New International
historiques dérivées de la modernité et de la colonia-
Visual Arts), institution financée à l’origine, dans les
lité ; mais nous devons ne pas perdre de vue que ces
années 1990, par la politique culturelle britannique.
asymétries ne reposent pas sur des éléments suppo-
L’objectif de cette institution était d’exploiter la
sés stables – tels que la classe ou le genre. Autrement
diversité artistique globale dans la perspective de
dit, on ne saurait expliquer ces asymétries en prenant
ranimer le multiculturalisme et d’amoindrir dès lors le
comme point de départ une séparation idéologique
choc social annoncé dix ans plus tôt dans les études
entre capitalisme et subalternité, mais plutôt ce
culturelles, ainsi que dans les études subalternes et
que les féministes noires et chicanas [américaines
postcoloniales menées par un groupe d’artistes et
d’origine mexicaine] appellent l’intersectionnalité.
de théoriciens originaires du Sud de l’Asie et établis
Concernant ce que la sociologie française a nommé le
à Londres. Autrement dit, l’internationalisme invoqué
« champ de l’art », j’observe que ces asymétries répon-
par l’Iniva se trouva rattrapé par une problématique
dent à une multiplicité d’intérêts en débat, et non à
politico-culturelle explicitement nationale : faire en
des principes normatifs stables et nettement identi-
sorte que les artistes qui « représentent la voix » des
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Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
Entretien avec Joaquín Barriendos
cultures en diaspora collaborent à l’auto-intégration
de recherche intéressant doté de tous les ingrédients
des minorités au sein de la société britannique et
propres à transformer et réinventer de l’intérieur la
contribuent à réduire la violence symbolique induite
philosophie du musée.
par toute politique libérale multiculturaliste. Londres
Pour revenir à la question de la visibilité gran-
s’est toujours rêvée comme la ville la plus cosmopo-
dissante de l’art « non occidental » dans les musées
lite du monde et le new internationalism a travaillé
occidentaux, il convient de rappeler que cette visibi-
au renforcement de cet imaginaire. Par exemple, le
lité relève dans une large mesure du discours ; il n’y a
document-manifeste élaboré en 1991 par la mission
pas encore eu d’entrée massive d’œuvres « non occi-
institutionnelle de l’Iniva cite quasi textuellement
dentales » dans les collections, lesquelles continuent
les dénonciations publiées peu d’années auparavant
de graviter autour d’une série de mythes de l’histoire
dans les premiers numéros de Third Text au sujet,
contemporaine de l’art occidental. Le volume du com-
notamment, du concept de « Black Art ». Le résultat
merce de l’art contemporain global reste, en ce qui
de ce type de perméabilités croisées est connu de
concerne les musées, amplement occidentaliste. En
tous : en dépit – et, paradoxalement, sous la pous-
revanche, on a bien assisté à une autocensure des dis-
sée – des positionnements postcoloniaux qui ont mis
cours expositifs eurocentrés qui s’étaient perpétués
en lumière le caractère, esthétiquement et ethnique-
jusqu’à il y a vingt à vingt-cinq ans. Par conséquent,
ment, discriminatoire du système artistique britan-
l’inclusion du « non occidental » dans le discours de
nique, le Black Art, ainsi que l’art d’autres minorités
l’art global et dans ce que j’appelle le révisionnisme
associées à la condition postcoloniale de l’art, ont fini
géopolitique des musées progressistes doit être com-
par s’intégrer au patrimoine de ce que l’on pourrait
prise comme le résultat d’une fertilisation croisée
qualifier de new intercultural cool Britain, une sorte
impliquant trois éléments : la corporatisation trans-
d’(inter)Cool(tural) Britain.
nationale du système de l’art, la correction géoesthé-
Réinscrire la politique (inter)culturelle, la gestion
tique du discours expositif, et l’accroissement de la
de la créativité et l’accumulation de capital symboli-
visibilité des appels à l’agencement politique portés
que d’une ville telle que Londres dans une généalogie
par les sujets postcoloniaux et subalternes. En par-
précise est, de mon point de vue, absolument néces-
lant de corporatisation, je renvoie non seulement à
saire pour comprendre la circulation globale de l’art ;
la privatisation étatique de la culture initiée par les
toutefois, je considère qu’il nous faut, outre repenser
gouvernements de Margaret Thatcher en Angleterre
le cadre national, réfléchir au champ des possibilités
et de Ronald Reagan aux États-Unis, mais aussi aux
ouvert par ce type de conjoncture. Je renvoie ici au
nouvelles formes du capitalisme cognitif et de la divi-
fait que si l’argument institutionnel du new interna-
sion internationale du travail culturel emblématique-
tionalism reposait assurément sur une appropriation
ment reflétées par le boom des biennales d’art et des
instrumentale de la subalternité et que sa validation
résidences d’artistes/ de commissaires partout dans
sociale s’appuyait sur l’appel à laisser les minorités
le monde. En parlant de correction géoesthétique,
(esthétiques) s’exprimer sur la scène nationale, cette
je renvoie à l’impossibilité de parler de l’internatio-
conjoncture a permis non moins assurément au pro-
nal par le seul biais des artistes européens, japonais
blème du racisme symbolique de l’institution Art de
ou étasuniens – en d’autres termes, à l’implantation
faire l’objet d’un débat public. Nous ne pouvons par
d’une sorte d’affirmative action au cœur du système
ailleurs oublier que le new internationalism britan-
international des expositions ; j’ai parlé ailleurs, afin
nique s’est matérialisé non seulement dans le portail
de décrire cette situation, d’un effet Magiciens. Enfin,
en ligne InIVA et dans le livre Global Visions: Towards
en parlant d’agencement discursif des sujets post-
a New Internationalism in the Visual Arts (brillamment
coloniaux et subalternes, je renvoie au point de ren-
dirigé par Jean Fisher), mais aussi dans le Rivington
contre et de friction entre la nécessité étatique de
Place de Londres, qui fut pensé comme le musée post-
promouvoir un pacte de citoyenneté multicuturelle et
colonial de l’interculturalité de la ville et qui accueille
la création d’espaces de pouvoir discursif de seconde
actuellement la bibliothèque Stuart Hall, un espace
et troisième générations au sein de certains espaces
Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
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Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
de représentation, et cela en collusion avec des mouvements sociaux et des institutions culturelles.
proposant d’historiciser la valeur transhistorique du canon. Selon toi, peut-on encore identifier un canon
Autre point à rappeler : l’absorption par le marché
aujourd’hui ? et est-il possible d’en dégager une struc-
de la critique artistique et de la « différence » est une
ture ? Pourrait-on définir ce qui architecturerait le(s)
réalité imminente qui constitue l’essence du capita-
canon(s) contemporain(s) de l’art global ?
lisme et de la colonialité actuels ; néanmoins, reconnaître cette réalité ne signifie pas qu’il n’y ait plus rien
J. B. : En effet, ces dernières années s’est ravivé le
à faire ni que nous vivions dans un monde postcritique
débat autour du canon de l’art – et en particulier de
ou simplement parasitaire ; assumer que nos discours
l’histoire de l’art en tant que métanarration. Je crois
seront absorbés (ainsi qu’il arrive à toute revendica-
que ce retour a été favorisé, dans une large mesure,
tion d’ordre social) ne signifie pas que cette critique
par la crise de l’autorité ethnographique de l’Occident
ne remplisse pas une fonction tactique ni qu’elle soit
face au monde « non occidental » et par son désir ina-
sans effet dans un rapport de pouvoir systémique ; ce
voué d’articuler un nouveau cosmopolitisme esthéti-
après quoi, je crois, il faut cesser de courir, c’est plutôt
que. Le livre Partisan Canons (dirigé par Anna Brzyski)
l’idéal social-démocrate d’une révolution esthétique
montre bien de quelle façon ces problématiques sont
transparente qui aspire à démonter la structure du
actuellement formulées. Le fait est que si les théories
capital en se basant avec une confiance aveugle sur
post-structurelles ont, il est vrai, dénoncé durant des
la critique (artistique) comme si celle-ci offrait un
années le canon, ses généalogies et la logique de ses
antidote au néo-libéralisme. La question n’est donc
discours, la fonction du canon en tant qu’organisa-
pas de savoir si c’est le marché qui a permis que ces
teur du désir demeure opérante. Paradoxalement, la
collections autrefois facultatives entrent au musée
dénonciation du canon rend possible son reposition-
(quoique cela soit vrai dans une large mesure), mais
nement : si le canon de l’histoire universelle de l’art
de savoir ce qui peut changer une fois qu’elles ont
a consisté à séparer les objets artistiques occiden-
intégré le discours curatorial du musée et qu’elles
taux des objets ethnographiques du monde « non
façonnent le révisionnisme géopolitique de la pensée
occidental », sa fonction actuelle est de se réconcilier
occidentale. Il importe d’affirmer clairement que cette
anthropologiquement et esthétiquement avec ce qu’il
intégration n’implique pas à elle seule un quelcon-
laissait auparavant en dehors – comme si le canon
que changement structurel des asymétries globales,
avait pris conscience de son aveuglement vis-à-vis
même si cette situation rend certainement possible
de ses limites et de son provincialisme. De sorte que
l’émergence d’un nouveau lieu d’énonciation à partir
le canon sert aussi bien à exclure qu’à inclure. Si le
du Sud Global.
canon occidental de l’histoire de l’art servait autrefois à laisser certains objets en dehors, il sert aujourd’hui
K. Q. et A. I. : Poursuivons sur la question du canon
à les conduire vers le musée.
artistique, qui a été si régulièrement discuté et mis en
Ceci étant dit, la dernière globalisation a bien
crise par ce qui demeure ce décentrement géographi-
donné lieu à une transformation du rapport entre
que et institutionnel du monde de l’art. Dans le texte
canon et géocentrisme, entre autorité et géocultu-
très important Differencing the Canon (1999), déjà
rel. Aujourd’hui, le canon n’opère plus de manière
cité, Griselda Pollock, posait qu’« il faut […] entendre
hiérarchique, mais plutôt hétérarchique ; il se tient
par canons ces éléments structurants qui légitiment
à plusieurs endroits à la fois et possède différents
une identité culturelle et politique et qui par un récit
modèles opératoires. Plutôt que de canon, nous pour-
réaffirmé des origines confèrent autorité aux textes
rions parler actuellement de spatialisation globale de
précisément choisis pour naturaliser cette fonction6 ».
la fonction-canon de l’art. Si l’on observe la collection
Elle indiquait, que, pour réécrire l’histoire de l’art, il
d’un musée, il est aisé de constater que nombre d’œu-
ne s’agissait pas simplement de s’attaquer frontale-
vres d’art autrefois emblématiques du « non accepté »
ment au canon (en intégrant des artistes femmes au
par le canon commencent à être intégrées dans le
canon), mais de l’envisager en tant que « structure » se
discours canonique des conservateurs ; il importe
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Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
Entretien avec Joaquín Barriendos
Pedro Lasch, Hypnotismo y Necromancia, de la série Espejo Negro : Las suites fotográficas, 2007-2008, 114 x 87,5, épreuve Cibachrome, édition de 5, photo courtesy de l’artiste
Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
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Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
néanmoins d’observer qu’elles n’y sont pas intégrées
critique radicale du globalisme – de l’idéologie de la
en tant qu’œuvres canoniques, mais en tant qu’œu-
globalisation. Considérant la relation entre l’art et la
vres contre-canoniques, en tant qu’œuvres qui ques-
globalisation, nous acceptons sans réserve l’idée que
tionnent et réinventent le canon. Nombre d’œuvres
l’art peut et doit se globaliser, mais nous nous inter-
d’art conceptuelles latino-américaines, et d’autres
rogeons rarement sur ce que cela signifie en termes
provenant de pays d’Europe de l’Est, commencent
géographiques et épistémiques. En règle générale,
à faire office de contrepoids dans le discours des
l’adjectif « global » a simplement remplacé ce que nous
grands musées – et ce non pas en tant que simples
qualifiions autrefois d’« international ». Il est intéres-
œuvres canoniques périphériques, mais en tant que
sant de noter que, déjà en 1963, Harold Rosenberg écri-
contre-discours ; autrement dit, elles activent la fonc-
vait à propos de l’internationalisme – dont il fut l’un
tion-canon du récit occidental de l’art et favorisent
des chantres – qu’il avait cédé la place à un art global,
l’homéostase d’un système hétérarchique dans lequel
lequel, toujours selon Rosenberg, a pour caractéristi-
la division entre ce qui exclut et ce qui est exclu peut
que de n’être rattaché à aucun centre géographique.
varier sans que soit éliminé le modèle de pouvoir.
On comprendra mieux, à la lumière d’une référence
K. Q. et A. I. : La mondialisation apparaît souvent comme une catégorie scientifique pour décrire la mutation économique, l’interconnexion de réseaux et de communication que nous connaissons et raconter cet « événement géographique » d’une totalité qui ferait système. Mais, loin d’être une catégorie descriptive neutre, la mondialisation peut être aussi vue comme un nouveau récit mythologique. Dans une époque supposée celle de la fin des théories explicatives et totalisantes du monde, pourrait-on lire la mondialisation en tant que dispositif historique, comme une fiction esthétique, un méta-récit, alors que celle-ci, semble se proclamer aujourd’hui comme achèvement et ultime avatar du monde en tant qu’« image conçue », pour reprendre une expression forgée par Martin Heidegger 7 ? Nous aimerions alors te demander dans quelle généalogie de la mondialisation tu t’inscris, et dans quelle mesure te semble-t-elle une catégorie opératoire aujourd’hui (fiction méthodologique, catégorie descriptive et/ou prescriptive, etc.).
si représentative des batailles géo-esthétiques de la guerre froide, notre scepticisme face à l’affirmation d’un conservateur tel que Nicolas Bourriaud, pour qui les artistes globaux se sont mués en des sortes de sémionautes aptes à s’enraciner n’importe où. Un artiste global d’aujourd’hui est ce qu’était autrefois un artiste international, quelqu’un qui exerce son prestige propre et qui pratique un type d’art prétendant à la validité et à la traductibilité en tout lieu. Des musées comme le Guggenheim parlent même de l’« art global » comme s’il s’agissait d’une typologie de l’art contemporain, au même titre que le biennial art. En définitive, nous entretenons l’idée affirmative d’un « art global » synonyme d’art « pas-seulementoccidental » ou « non-limité » à l’occidental. Je pense qu’il n’est possible de parler de globalisation que si l’on parle en même temps de modernité, de capitalisme et de colonialité : le caractère sphérique de la modernité que Heidegger assimile à la conquête du monde en tant qu’image (Bildung) est inséparable de l’instrumentation raciale de la pen-
J. B. : Le discours de la globalisation résultant de la
sée géographique ; il n’y a pas de conquête du monde
postmodernité est un véritable piège géo-épistémolo-
sans racialisation de l’altérité et sans conquête de la
gique. La distinction même entre le mot globalization
subjectivité, de la différence et de la distance épisté-
(tel qu’il est employé dans le contexte anglo-saxon) et
mique. À la suite du théoricien vénézuélien Fernando
le mot mondialisation (tel qu’il est employé dans les
Coronil, je propose donc que nous nous dirigions vers
sciences sociales francophones) traduit cette divi-
une critique de l’actuel globocentrisme et du retour
sion géo-épistémique des savoirs, en répartissant de
du cosmopolitisme esthétique. De ce point de vue, le
manière visiblement différente le poids des proces-
globocentrisme n’est que la continuation, par d’autres
sus symboliques et matériels, et en reconduisant la
voies et avec d’autres imaginaires géopolitiques, de
fausse division historico-matérialiste entre culture
l’eurocentrisme et de l’occidentalité épistémiques. À
et économie. Ce qui manque, à mon avis, c’est une
l’instar du globalisme, le globocentrisme aspire donc
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Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
Entretien avec Joaquín Barriendos
à corriger (épistémologiquement) et à compléter
discours, imaginaire et représentation, d’une part, et
(géopolitiquement) la modernité en la fragmentant
pratique, forme institutionnelle et transformation
et en la spatialisant jusqu’à la faire coïncider avec les
sociale, d’autre part, vise à comprendre la colonialité
limites de la planète. Je suis en définitive convaincu
du pouvoir, du savoir et de l’être. Parmi les penseurs
de la nécessité de mettre en doute des promesses
proches du groupe décolonial figure Heriberto Cairo,
aussi ambitieuses que celle d’une globalisation qui
un professeur basé à Madrid dont le travail porte
consisterait à articuler citoyenneté, esthétique et
plus spécifiquement sur la géopolitique (sinon à pro-
culture globales. À mon avis, ces promesses repo-
prement parler sur la géopolitique de la culture) ; sa
sent sur l’idée que le développement historique de la
lecture, d’un grand intérêt, a contribué à faire pro-
modernité occidentale provinciale est précisément au
gresser mes thèses sur la pensée géo-esthétique de
fondement de l’ouverture à une globalité planétaire
la modernité/ colonialité.
composée de multiples modernités, à partir desquel-
La relation entre les études postcoloniales et la
les la modernité elle-même peut se réinventer sous la
théorie décoloniale s’est avérée plutôt problématique
forme d’une conscience globale. À cette conscience
dans la mesure où cette dernière découle de l’échec de
globale, on a voulu donner le nom d’un nouveau cos-
la tentative de transposition des études postcolonia-
mopolitisme esthétique résidant contradictoirement
les sud-asiatiques dans le contexte latino-américain.
dans les piliers de l’esthétique kantienne – le racisme
Quoiqu’elles partagent quelques objectifs stratégi-
épistémique et l’obtention éclairée de la paix comme
ques, les premières et la seconde procèdent à l’évi-
résultat de la guerre. K. Q. et A. I. : Pourrait-on revenir sur ces ressources théoriques dont tu fais usage, pour construire ton analyse institutionnelle ? Tu fais très régulièrement référence aux « penseurs de la décolonialité » (Anibal Quijano, Santiago Castro-Gomez, Ramon Grosfoguel, Walter Mignolo, etc.) ou au champ de la géopolitique culturelle (Peter Jackson pour n’en citer qu’un). Peux-tu nous expliquer en quoi ces courants théoriques et politiques sont-ils opérants aujourd’hui pour déconstruire les normes, les productions discursives en vigueur dans le champ de l’art et les imaginaires muséographiques aujourd’hui ? Quelles ruptures épistémologiques ont-ils produites et, par exemple, en quoi la seule critique postcoloniale ne serait-elle pas suffisante ? Comment affectent-elles aujourd’hui les écritures de l’histoire de l’art ?
dence de problématiques distinctes. Reste que des théoriciens comme Ramón Grosfoguel, de l’université de Berkeley, ont rétabli un dialogue extrêmement intéressant entre les post-coloniaux et la décolonialité ; je pense notamment au projet Decolonizing Knowledge and Power: Postcolonial Studies, Decolonial Horizons, que Grosfoguel coordonne à Tarragone depuis plusieurs années sous l’égide du Center of Study and Investigation for Global Dialogues. Pour répondre à la dernière partie de votre question, mon intérêt n’est pas centré sur l’histoire de l’art en tant que telle, mais plutôt sur la décolonisation de la pensée esthétique et sur les rapports entre racialité, visualité et esthétique. En ce sens, l’histoire de l’art représente pour moi un problème plutôt qu’un instrument d’analyse ; ceci signifie que, en tant que discipline, l’histoire de l’art est constitutive du problème de la colonialité. D’où la nécessité de progresser vers une décolonisation des
J. B. : Ce qu’il faudrait dire tout d’abord, c’est que la
institutions dans lesquelles celle-ci s’est matériali-
théorie décoloniale des auteurs que vous mention-
sée au cours de la modernité tardive : les archives, le
nez ne propose ni une déconstruction des discours
musée et l’université.
(comme le fait la théorie critique), ni non plus une analyse transformatrice des institutions (telle qu’elle est envisagée par des théoriciens comme Ernesto Laclau ou Cornelius Castoriadis), mais une décolonisation des savoirs. Cette précision ne relève pas de la simple nuance, car la théorie décoloniale, loin
K. Q. et A. I. : Comment alors envisager la possibilité d’une décolonisation du musée, en tant que dispositif biopolitique et narratif et site de production de savoirs ? Comment peut-on reconstruire de nouveaux modèles muséologiques ?
d’être centrée sur une distinction dialectique entre
Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
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Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
J. B. : Décoloniser le musée d’art est non seulement
d’en faire des machines intersubjectives malléables,
possible, mais également nécessaire ; et le révision-
orientées vers le service public et non vers l’auto-
nisme géopolitique évoqué plus haut rend cette
légitimation d’une ville, d’une politique culturelle ou
nécessité plus pressante encore. J’ai par ailleurs
d’une entreprise en quête d’image de marque.
émis l’idée de s’engager vers une décolonisation des imaginaires muséographiques, laquelle impli-
K. Q. et A. I. : En France, on pourrait évoquer les métho-
querait non seulement leurs dimensions discursive
dologies employées par les commissaires (Christine
(en termes foucaldiens) et narrativo-sémiotique (en
Macel, Joanna Mytkowska, Nataša Petrešin) de
termes apparentés aux propositions de Mieke Bal),
l’exposition « Les Promesses du Passé. Une histoire
mais aussi une dimension géo-épistémique recou-
discontinue de l’art dans l’ex-Europe de l’Est » (2010,
vrant la manière dont le musée façonne nos idées sur
Centre Pompidou), qui, en historicisant les discours
le monde et donne lieu à des rapports de pouvoir à
géoesthétiques sur ce qu’on appelle généralement la
travers l’édification de savoirs localisés. Il existe des
« scène artistique d’ex-Europe de l’Est » et en spatia-
projets artistiques fascinants qui envisagent à la fois
lisant la fabrique des histoires de l’art, a marqué sa
la décolonisation des collections, des systèmes d’or-
différence avec d’autres grandes expositions « régio-
ganisation, du classement et du « display » des objets
nalistes » qui l’avaient précédée (telles « Africa Remix »,
et des savoirs dans les musées d’art ; ainsi ceux des
par exemple, mais on pourrait penser plus largement
Américains Fred Wilson et Mark Dion, ou du Mexicain
à de nombreuses autres expositions pensées depuis
Pedro Lasch. Selon moi, quatre points au moins sont
une perspective régionale ou continentale). Avec « Les
à prendre en compte dès lors que l’on envisage cette
Promesses du passé », on a pu mesurer qu’un pas avait
décolonisation : 1) l’acquisition d’œuvres et d’archives
été enfin franchi en France dans les approches des
dans le cadre du capitalisme cognitif (le déplacement
scènes artistiques extra-occidentales. Au-delà d’une
physique ou géo-épistémologique des savoirs) ; 2) la
relecture « parallèle » de ces scènes artistiques, « Les
gestion co-responsable du patrimoine immatériel glo-
Promesses du Passé » donnait à voir, comme chan-
bal (s’inscrivant dans une ère nouvelle pour l’agence-
tier affleurant autant dans l’accrochage que dans la
ment social et la participation à la sphère publique) ; 3)
construction de l’objet éditorial qui l’accompagne, la
la restitution historique et le dialogue inter-épistémi-
matrice historiographique et conceptuelle de l’exposi-
que (offrant une plateforme déontologique de travail
tion, grâce à un espace de projections et de documen-
à la trans-modernité) ; 4) la transversalité hémisphé-
tation (donnant à « lire » des modèles d’opérations et
rique des imaginaires muséographiques globaux (la
spatialisations historiographiques).
géopolitique de la connaissance et l’édification de
C’est en effet sous l’effet d’un retournement spa-
politiques transculturelles de représentation prenant
tial de l’histoire (pour citer l’historien de l’art polonais
en compte les asymétries et les interdépendances
Piotr Piotrowski)8 que « Les Promesses du Passé » s’est
entre l’orientalisme et l’occidentalisation du monde,
réclamée de narrations polyphoniques, relationnel-
entre le nord et le sud globaux, entre les circuits en
les, disjonctives et d’historiographies horizontales et
libre flux du capital et les circuits stratifiés séparant
non plus verticales, hiérarchisées. En exhibant et en
possédants et dépossédés).
assumant le « malaise terminologique », comme le dit
De ce point de vue, il s’agit, plutôt que de bâtir
Elena Filipovic9, engendré par la notion d’« Est », c’est
de nouveaux modèles muséologiques, de cesser d’at-
également celle d’« Ouest » qui s’y trouvait décons-
tendre du musée qu’il soit une sorte de conteneur de
truite. On pourrait aussi convoquer, par exemple, le
savoirs qui se transformerait en outil de création de
discours de Manuel Borja Villel, lorsque, alors à la tête
nouvelles communautés de sens. Pour reprendre les
du Musée Reina Sofia à Madrid, il invoque un musée en
arguments exposés plus haut, il ne s’agit pas de pro-
rupture avec la narration linéaire de la modernité et
poser des contre-modèles de musée ou des anti-mu-
comme « cosmologie de micronarrations ». Ces modè-
sées (nous resterions alors redevables à l’institution
les historiographiques polyphoniques et non-linéai-
muséale), mais d’y intervenir afin de les décoloniser,
res te semblent-ils constituer des pistes fertiles pour
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Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
Entretien avec Joaquín Barriendos
Fred Wilson, Grey Area (Brown version), 1993, 5 bustes en plâtre peint, 5 étagères en bois peintes, peinture, plâtre et bois, 75,2 x 219,1 x 33,7 l’ensemble, 46,4 x 20,3 x 30,5 chaque buste, 28,9 x 28,6 x 33,7 chaque étagère, Brooklyn Museum, bequest of William K. Jacobs, Jr. And bequest of Richard J. Kempe, by exchange, 2008.6a-j. photo courtesy de l’artiste
reconstruire de nouveaux récits muséographiques ?
en chef de ARTMargins (une publication spécialisée dans l’art de l’Europe de l’Est). Mais c’est surtout avec
J. B. : On pense volontiers que la rupture de la linéa-
l’historienne et critique d’art Juliane Debeusscher
rité dans les discours historiographiques donne lieu
que j’ai pu appréhender de plus près le problème de
à un type de discursivité plus démocratique, plus
l’art en Europe de l’Est, et notamment en Hongrie. En
polyphonique, moins déterministe, plus horizontal,
2011, j’ai organisé au MACBA de Barcelone une confé-
moins historiciste, etc. Cela arrive parfois, mais c’est
rence intitulée « Vizualizing Europe: Geopolitical and
loin d’être la règle. Une exposition peut être explici-
Intercultural Boundaries of Visual Culture », qui m’a
tement rhizomique dans sa forme et profondément
donné l’opportunité de débattre de ces questions avec
normative dans ses contenus et ses postulats. Un
des chercheurs-activistes tels que Marina Gržinić,
pluralisme poussé à l’extrême peut aisément débou-
Ivana Marjanović, Ivan Jurica, Almira Ousmanova,
cher sur de nouveaux déterminismes. Je n’ai pas eu
Safet Ahmeti et Kresimir Purgar. Je n’ai jamais ren-
l’occasion de voir l’exposition « Promesses du Passé »
contré Piotr Piotrowski, mais au moment même où
– encore que je connaisse dans ses grandes lignes la
nous préparions la conférence « Vizualizing Europe »,
problématique de l’« art d’Europe de l’Est » en tant
le MACBA lui attribuait le prix Igor Zabel pour ses
que catégorie géoesthétique. Il y a quelques années,
contributions à la pensée critique et au renouveau
j’ai eu l’occasion de dialoguer à ce sujet avec Louisa
de l’histoire de l’art. J’ai également assisté avec grand
Avgita, qui a écrit des textes très intéressants sur la
intérêt à l’élaboration de Former West, un projet paré
géopolitique culturelle des Balkans. J’ai aussi eu un
des meilleures intentions et porteur d’engagements
échange sur ce thème avec Sven Spieker, rédacteur
très intéressants face à l’occidentalisation du concept
Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
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Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
d’« East », mais qui a finalement abouti à une plate-
question du récit curatorial, le musée a mis en jeu des
forme plutôt diffuse faisant honneur à son intitulé
politiques d’archivage extrêmement intéressantes.
ambigu. Défendre une condition post-occidentale de
Citons, par exemple, les rapports qu’il entretient avec
l’art de nos jours revient ni plus ni moins à pratiquer
le réseau Conceptualismos del Sur, une plateforme
l’acrobatie géopolitique, de même que soutenir que
internationale de travail, de réflexion et de prise de
la modernité (ou la postmodernité, selon certains
position collective, dont il fait partie et à laquelle par-
conservateurs) est « notre antiquité » ne relève que
ticipent une cinquantaine d’universitaires, d’artistes
de la spéculation eurocentrique, non tant du fait de
et d’activistes issus de diverses régions d’Amérique
la tension entre les catégories ancien/moderne ou
Latine et d’Europe. Le principal objectif de ce réseau
Est/Occident, mais de la construction de ce « nous » à
est d’intervenir politiquement dans les processus de
partir duquel s’édifient ces antinomies.
neutralisation du potentiel critique d’un ensemble
En ce qui concerne le Museo Nacional Centro de
de « pratiques conceptuelles » apparues en Amérique
Arte Reina Sofia, j’ai eu en effet l’opportunité de col-
Latine à partir des années soixante. Manolo Borja-
laborer étroitement à de nombreux projets avec le
Villel, ainsi que Jesús Carrillo, l’actuel directeur des
conservateur valencien Manuel Borja-Villel, grâce sur-
Programmes Publics du musée Reina Sofia, sont mem-
tout à mes liens avec le réseau Conceptualismos del
bres de Conceptualismos del Sur. Depuis 2007, année
Sur. Borja-Villel compte parmi les conservateurs dont
de la fondation du réseau, le musée a appuyé la réali-
on peut déplorer qu’ils ne soient pas plus nombreux
sation de multiples recherches, séminaires et exposi-
à diriger de grands musées nationaux. Sa politique
tions. Simultanément, le musée a mené avec le réseau
muséographique est ambitieuse et sa philosophie
et avec divers artistes un travail de discussion concer-
institutionnelle claire et engagée. J’ai rencontré Borja-
nant la pertinence de l’acquisition d’œuvres, de la
Villel à l’époque où il dirigeait le MACBA. L’aspect le
reproduction digitale d’archives ou de la conservation
plus important de la muséologie qu’il développe
de documents dans leurs lieux d’origine. S’agissant de
aujourd’hui au musée Reina Sofia ne réside pas dans
ce dernier enjeu – l’arrêt de la séparation territoriale
le fait qu’elle repose sur des micro-narrations ou des
des archives –, on peut citer le cas emblématique du
discours horizontaux – même si cela contribue sans
projet de rachat et d’activation des archives du poète,
doute à dégager des lignes de force au sein des col-
performer et activiste uruguayen Clemente Padín
lections. Ce qui est véritablement important, c’est
– lui aussi membre du réseau Conceptualismos del
ce que signifie clairement pour lui de veiller sur un
Sur – qui, à 74 ans, poursuit une activité artistique
patrimoine public et de construire des subjectivités
intense et continue d’exprimer ses idées avec une
à partir de collections et d’archives documentaires. À
énergie enviable. À partir de 2009, le Musée Reina
cela, Borja-Villel travaille depuis longtemps, en élar-
Sofia a soutenu et financé l’inventaire, l’étude et la
gissant le service public du musée et en réinventant
mise au jour des Archives Clemente Padín – un projet
son institutionnalité. Ajoutons qu’il dispose d’une
dirigé par divers membres du réseau (sous la coordi-
excellente équipe. Aujourd’hui, le musée Reina Sofia
nation de Cristina Freire et Fernando Davis) et achevé
entretient trois plateformes permanentes de travail
en 2011. Celui-ci n’aboutit toutefois pas à l’acquisition
en réseau : les réseaux Red Conceptualismos del Sur,
des archives par le musée, mais à leur incorporation
Nueva Institucionalidad, et Red Iberoamericana de
dans les Archives Générales de l’Université d’Uruguay.
Conservación de Arte Contemporáneo. Bien qu’ils
Le musée Reina Sofia dispose donc d’une copie de
fonctionnent selon des logiques distinctes, tous par-
ces archives consultable à Madrid dans ses ressour-
tagent l’idée d’utiliser l’archive et le collectif comme
ces documentaires ; grâce à cela, on a non seulement
stratégie de refondation du musée d’art.
évité d’éloigner ces archives de leur environnement
La nouvelle institutionnalité recherchée au Reina
naturel, mais aussi de les fétichiser en les intégrant
Sofia est donc étroitement liée à la perspective de
à la collection muséologique du musée. Ce type de
repenser le lieu épistémique des archives dans la
stratégies, relayées par le réseau Conceptualismos
structure générale du musée. Je trouve que, par-delà la
del Sur, instaure de mon point de vue une rupture
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Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
Entretien avec Joaquín Barriendos
Fred Wilson, Mining the Museum, Maryland Historical Society, 1992-1993, photo courtesy de l’artiste
épistémique aussi – sinon plus – remarquable que la polysémie du récit curatorial. K. Q. et A. I. : Enfin, en tant qu’ancien chercheur au sein de l’Institut national d’histoire de l’art en 2010, comment as-tu pu appréhender les coordonnées spécifiques des débats tels qu’elles étaient posées en France, longtemps ancrée dans une vision universaliste et dans un paradigme anthropologique pour penser les scènes artistiques extra-occidentales (dans la lignée de l’héritage conceptuel de l’exposition « Magiciens de la terre », etc.) ?
– déjà – très controversée Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration par des travailleurs sans papiers (pour la plupart noirs et latino-américains) réclamant leur régularisation. Quand on tente de réfléchir aux politiques de représentation des musées, on ne peut s’empêcher d’établir des connexions entre ce type d’événements et de demandes sociales, la figure de l’intellectuel dans le discours postcolonial, et les stratégies muséographiques que j’ai qualifiées de géoesthétiquement révisionnistes. En ce qui concerne ma recherche avec Zahia Rahmani, nous avons fait une étude sur les sources
J. B. : Effectivement, en 2010 j’ai eu l’opportunité de
de la pensée critique latino-américaine circulant dans
m’associer à l’INHA et de travailler aux côtés de Zahia
le contexte universitaire français. Les résultats ont
Rahmani, coordinatrice d’un projet (Art et mondiali-
été très décevants : en dépit du grand intérêt que la
sation) destiné à dé-provincialiser la théorie critique
France a toujours manifesté vis-à-vis de l’art latino-
française à travers la création d’une base de don-
américain et de la présence continue à Paris d’artistes
nées dédiée à l’art et aux études postcoloniales, et
de cette région depuis l’époque des avant-gardes his-
l’élaboration d’un programme de traductions et de
toriques jusqu’à nos jours, la pensée critique latino-
publications destinées à la BNF. Les mois que j’ai pas-
américaine est absolument inconnue des lecteurs
sés à Paris ont été très intenses, car ils ont coïncidé
français, et aucun des théoriciens et chercheurs en
avec l’occupation, pendant plusieurs semaines, de la
sciences sociales les plus reconnus – Néstor García
Les Cahiers du Mnam 122 printemps 2013
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Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff
x
Canclini, Daniel Mato et Ángel Rama, parmi beaucoup
repère pour comprendre la crise de continuité entre
d’autres – n’a été correctement traduit en français. Je
la « grande » théorie française (ici, l’ethnographie) et
pense que la France est en train de reconnaître, dans
l’articulation d’une pensée esthétique postcoloniale
la douleur et tardivement, la nécessité d’une mise à
non eurocentrique. La fracture de l’imaginaire social
jour urgente.
– qui fut parfaitement détectée par Okwui Enwezor –
Fruit de mon séjour à l’INHA, le projet Documenting
résultant de l’intensification de la proximité inter-
Global Art consiste en un accord de collaboration
culturelle nous confronte sans aucun doute à une
entre l’INHA et l’Université de Barcelone en vue
tâche qui sera difficile à accomplir si l’on en revient
d’organiser des ateliers et des conférences. En 2011
inlassablement aux traditions épistémiques natio-
s’est tenu un premier atelier-séminaire intitulé
nales. Il me semble que cette exposition – condensée
« Universidades, Museos, Centros de Documentación »
métaphoriquement dans l’œuvre du Chilien Alfredo
[« Universités, Musées, Centres de Documentation »]
Jaar intitulée Le Siècle Lévi-Strauss – résume fort bien
et notre deuxième rencontre se tiendra en décembre
la conjoncture géo-épistémique dont la France est
2012 à Barcelone. J’ai eu aussi l’occasion de visiter
actuellement le théâtre.
récemment la dernière Triennale de l’Art de Paris ;
Joaquín Barriendos traduit de l’espagnol
celle-ci offre, dans sa dispersion, un bon point de
par Catherine Vasseur
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Entretien avec Joaquín Barriendos
Notes
Entretien réalisé par courriel en septembre 2012. 1. Joaquín Barriendos, Geoestética y Transculturalidad: polítiques de representació, globalització de la diversitat cultural i internacionalització de l’art contemporani, Girone, Fundació Espais de Arte Contemporani, 2006. 2. Pilar Parcericas, J. Barriendos (eds), Global Circuits: The Geography of Art and the New Configurations of Critical Thought , Barcelone, ACCA Associacio Catalana de Critics d’Art, 2011. 3. Une des premières versions de cet article a été publiée dans Art News, no 69, 9 janvier 1971, p. 22-39, 67-71 ; traduit de l’anglais par O. Boris
dans Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1993. 4. Griselda Pollock, Differencing the Canon: Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres & New York, Routledge, 1999. 5. Michel Foucault, « Cours du 7 janvier, 1976 », Dits et écrits II 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 160-174. 6. Griselda Pollock, Differencing the Canon: Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres / New York, Routledge, 1999 ; le premier chapitre a été traduit de l’anglais par S. Sofio et P. E. Yavuz, dans G. Pollock, « Des canons et des guerres culturelles », Les Cahiers du Genre, no 43, « Genre, féminisme
et valeur de l’art », 2007, p. 45-69. 7. Martin Heidegger, « L’époque des “conceptions du monde” », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de l’allemand par W. Brokmeier, Paris, Gallimard « Idées », 1980. 8. Piotr Piotrowski, « Du retournement spatial » (On the spatial turn or Horizontal Art History, 2008), trad. du polonais par K. Cohen, dans Les Promesses du Passé, cat. d’expo., Paris, Éditions du Centre Pompidou, p. 212-215. 9. Elena Filipovic, dans « Histoires potentielles, discontinuité et politique du désir : entretien, Londres, Vendredi 17 octobre 2008 », Les Promesses du Passé, op. cit., p. 23.
Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff sont commissaires d’exposition, chercheurs et critiques d’art. Fondateurs de la plate-forme curatoriale le peuple qui manque, ils ont été les commissaires de nombreux événements, symposiums internationaux, expositions, festivals, rétrospectives et cycles de films pour le Centre Pompidou, le Palais de Tokyo, le Musée du Quai Branly, le Centre d’Art du Parc Saint Léger, MIX New York, le BAL, l’ENSBA, le Festival d’Automne, le Bozar de Bruxelles, etc. Ils dirigent l’ouvrage collectif Géoesthétique, dédié au tournant spatial de l’art contemporain (à paraître en 2013 chez B42, coproduction Parc Saint-Léger, Ecole d’Art de Clermont-Ferrand), et sont membres du comité éditorial de la revue Multitudes. Ils ont également enseigné à l’Université Paris VIII et travaillé pour diverses institutions culturelles (Centre Pompidou, Centre National des Arts plastiques, etc.). Ils préparent actuellement, l’un et l’autre, une thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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