11 minute read

Ils sont danseurs,

je dois photographier leur spectacle… Je les suis dans leurs mouvements, jusqu’à cet instant où les corps se figent. Immobiles, ils se touchent. Ce n’est pas une étreinte. Le corps dessiné au sol laisserait plutôt penser qu’ils sont morts, mais il y a cette main tendue vers l’autre, cet élan de vie… On dit que le toucher est essentiel à la survie de l’homme et des animaux… le 23/03/2018 un lieu inaccessible en transport en commun. La distance occasionne une raréfaction des visites, des frais importants, des accidents de la route.

Bertrand Gaudillère vous fait parvenir une photographie accompagnée d’un texte. Prison Insider vous invite à raconter librement ce que vous ressentez ou ce que cette image liée au toucher vous évoque, depuis votre lieu d’enfermement.

Advertisement

Beaucoup comparent les prisons à des tombes où sont enterrés les vivants. Une prison, où qu’elle soit, est un lieu mauvais, un lieu qui agresse, un lieu malodorant. Un lieu débordant d’âmes maudites qui errent, sans relâche, d’un mur à l’autre. En ce lieu, nous devons nous accrocher à ce qui est tangible. Dans une certaine mesure, le toucher est notre salut. Il est un lien essentiel pour sentir les objets, pour cuisiner, tâter les textures, les vêtements ou les livres que nous aimons lire et qui dégagent de vives sensations, des émotions plus ou moins fortes.

Le toucher est essentiel pour la survie de l’homme et des animaux. On ne peut pas toucher les animaux, hélas ! Mais les mains de nos enfants lors des visites, pouvoir toucher notre compagne, saluer les amis, embrasser notre famille et, surtout, recevoir l’étreinte émouvante et le baiser libérateur des mères. C’est un moment de répit qu’on nous autorise avant de revenir à la réalité de l’enfermement où l’exiguïté des lieux rapproche, jusqu’au contact non désiré.

Ce qui nous lie, c’est l’absence, le manque d’un autre, des autres, de quelque chose qui nous est pris par l’enfermement. Une part de nous retenue au-delà des murs.

Nous sommes entre parenthèses, nous partageons ce vide qui bourdonne, douleur lancinante qui marque nos jours comme un métronome.

L’équilibre de la vie est corrompu, car la prison prend tout d’une personne, la laissant entièrement vide et hors d’atteinte. Tout Élément Humain semble avoir disparu. Je ne vis pas dans un monde d’interactions physiques et de stimulus. Les flocons de neige ne daignent jamais se poser sur moi. Il m’est impossible de les atteindre à travers les barreaux de métal, je n’ai pas la possibilité de faire cette expérience. Je ne me rappelle plus ce que l’on ressent quand on est touché. Je ne suis même pas capable de vous dire à quoi ressemble la texture de la peau d’un corps différent du mien. Je compense le manque de contact avec les personnes que j’aime par le contact avec la matière. En cellule, je fais des petites figurines en savon, je les façonne, les frotte, les caresse. Je me meurs lentement sans contact humain. Je me sens comme une ombre. Je m’efface.

Les liens entre la personne détenue et ses proches s’érodent au fil de l’incarcération.

En cause, les établissements éloignés des centres urbains et peu accessibles, les horaires, le coût et les conditions souvent rudes des visites. Celles-ci peuvent se tenir dans des box individuels ou dans une salle collective. Les personnes se plaignent alors du manque d’intimité. La durée des visites est variable : d’une vingtaine de minutes à quelques heures. Elles peuvent s’effectuer de part et d’autre d’une épaisse vitre de séparation. Ce genre de dispositif est répandu. Certaines personnes détenues y sont soumises en raison de leur régime de détention. Les paroles échangées sont peu audibles et tout contact physique est empêché.

En France, en Espagne, en Argentine, des lieux dédiés à la visite des couples sont prévus. Les personnes doivent prouver des liens durables. En Roumanie, les détenus mariés ou en couple depuis longtemps ont droit à des visites conjugales pendant deux heures tous les trois mois. En Belgique, des proches rapportent des locaux insalubres et disent subir le jugement du personnel.

Les femmes détenues sont plus isolées que les hommes. Certaines passent l’intégralité de leur peine sans voir leur famille.

Les proches sont soumis à des contrôles pour pénétrer dans l’enceinte de l’établissement. En Espagne, la loi autorise la fouille à nu d’un visiteur en cas de suspicion de dissimulation d’un objet illicite. Le visiteur est interdit d’accès en cas de refus de s’y soumettre. Dans divers pays, les personnels effectuent un scan corporel. Les boutons de pantalon, les bijoux et les fermetures éclair peuvent faire réagir le portique. Les femmes indiquent s’habiller le plus simplement possible (jogging, sweat, baskets) pour être assurées de voir leur proche détenu. En France, les baleines de soutien-gorge déclenchent la sonnerie des détecteurs. Certaines femmes sont contraintes de les retirer dans les parties communes. Les contrôles ciblent également les personnes détenues : des fouilles à nu sont pratiquées à l’issue des parloirs. Cette pratique, censée être exceptionnelle, est massive.

Tant

Bertrand Gaudillère est photographe et co-fondateur du collectif item, une structure à la gouvernance partagée qui regroupe neuf photographes. Il travaille principalement sur les notions de marge, de norme, d’intégration, d’égalité et d’acceptation dans un système où domine le propos économique comme justification de l’exclusion.

Enfant, la prison m’apparaissait comme un lieu dans lequel s’entassaient tous les malfrats de la terre sur lesquels on avait réussi à mettre la main. C’était un lieu qui faisait peur, mais qui avait sa raison d’être. Et puis j’ai grandi. Mon regard a changé. Il y a d’abord mon ami K., qui commet un braquage. Il n’a pas le profil des gens que j’imagine en prison. Son arrestation interroge mes représentations. C’est peut-être à cause de ça qu’au cours de mes études, j’ai travaillé sur l’angoisse de la séparation vécue par les personnes détenues. Là encore, l’imaginaire carcéral duquel j’étais nourri est mis à mal. La jeune femme que je rencontre par le biais de l’Observatoire international des prisons n’a rien d’une criminelle. Elle me racontera comme mon ami K. qu’elle a laissé quelque chose de son élan vital dans l’épisode d’incarcération.

Pour essayer de comprendre, je lis Claude Lucas, Louis Perego, Michel Foucault et puis j’oublie. Ou plutôt, j’empile sur ces questions des tas d’autres qui m’emmènent ailleurs. La prison revient un soir sans prévenir. Malo, un ami, me confie en rentrant d’une soirée qu’il doit être incarcéré. Laissé libre dans l’attente de son jugement, une date lui a été communiquée à l’issue de son procès : il a rendez-vous pour purger sa peine le surlendemain. Il sera privé de liberté une année. Je lui propose d’entretenir une correspondance photographique. Chaque semaine, je lui envoie une image de la vie à l’extérieur et il me répond par ce à quoi elle fait écho à l’intérieur. Nous nous y tenons. Le travail est publié en presse à plusieurs reprises, mais il me reste de cette expérience un goût d’inachevé.

Des années plus tard, je propose à Prison Insider de décliner ce projet à l’international. Ils m’aident à le structurer. Nous convenons de travailler sur une année, à raison d’un envoi par mois, avec pour ligne directrice les cinq sens. Cette correspondance aura finalement duré bien davantage. Il y a eu le confinement, les lockdowns d’établissements pénitentiaires, les courriers égarés ou non distribués, les transferts de détenus…

J’ai eu cette impression d’une temporalité élastique, d’un rapport au temps modifié, d’une conscience plus aiguë de ce dernier et de ce qu’il permet. J’ai réalisé la facilité avec laquelle je pouvais me déplacer. J’ai songé à ma liberté. J’ai éprouvé son évidence. J’ai essayé de la restituer.

J’ai cherché des images sensibles, sensuelles, sensorielles. Des images qui crient ou qui sentent, des images silencieuses, glaciales, gourmandes… pour évoquer plus que pour affirmer. J’ai envisagé mes photos comme le support d’un questionnement et j’ai attendu patiemment les réponses. Il m’est arrivé, en les lisant d’être envahi par une forme de colère ou d’incompréhension, de ressentir un fort sentiment d’injustice. De réaliser presque physiquement à quel point la prison était bien plus que la privation de liberté.

Aujourd’hui, je suis heureux de voir mes images dialoguer avec leurs mots. J’aime cette conversation informelle qui se déroule au fil des pages entre eux et moi, entre eux et nous, qui avons rebondi sur leurs propos afin de prolonger le dialogue et le partager avec vous.

Je ressors de cette expérience avec le sentiment qu’il est nécessaire de multiplier les projets qui traversent les murs, parce qu’à défaut de les faire tomber, ils contribuent à nourrir un autre imaginaire autour de la privation de liberté, loin des malfrats et plus proche d’une cruelle réalité…

Clara Grisot est l’une des co-fondatrices de Prison Insider. Elle y a travaillé durant six ans au pôle Témoigner. Elle a coordonné la correspondance photographique InsideOutside.

Quand Eric entame le projet, il a 45 ans. Il est emprisonné à vie en Pennsylvanie. L’ultime espoir de voir sa peine aménagée vient d’être balayé : il sait qu’il mourra vraisemblablement en prison. J’ai 27 ans. Moi aussi, me dit-il, avant de poursuivre : quand j’ai été incarcéré la première fois. Il plaisante, il est drôle et souvent inattendu. La première lettre que je reçois de la part d’Inma fait, pour sa part, une dizaine de pages. Écriture ronde, appliquée, papier quadrillé. Elle me raconte des fragments de son passé, ses regrets, les attentes qu’elle place dans ce projet, ses peurs. Chaque jour passé est perdu à jamais. Un jour, Ricardo m’envoie une photographie par téléphone. Un oiseau est entré dans sa cellule. Quelle ironie.

Depuis les premiers contacts, nos échanges se sont étendus sur près de quatre ans. Que se passe-t-il en quatre ans ?

Tewhan a obtenu un diplôme, Pascal a joué dans une pièce de théâtre, Anne-Marie a été libérée, Caladel a pu finir sa peine en Angleterre, Eric s’est marié, a divorcé et a pu sortir à la faveur d’une réforme judiciaire. Parmi ces personnes, quelques-unes m’écrivent encore aujourd’hui. Plusieurs sont libres ou sous contrôle judiciaire, d’autres sont encore détenues. Probablement n’avons nous pas traversé cette correspondance de la même manière. Certaines ont endossé la responsabilité de parler pour tous les prisonniers ; d’autres l’ont perçue comme une simple distraction.

Qu’importe, car tous ces mots, ces lettres, ces photographies, ces cartes de vœux, tous ces moments où nous avons pensé les uns aux autres, les e-mails et les messages, sont autant de liens qu’il s’agit habituellement d’empêcher. L’administration les a scrutés, réprimés, conditionnés, contrôlés. Elle a retenu des courriers, elle a saisi des téléphones portables, elle a indiqué qu’elle nous avait à l’œil, elle a transféré et placé à l’isolement. Car c’est ce que la prison fait.

L’existence même de cette parole m’oblige. Je ne peux pas parler de l’expérience de l’enfermement. La mienne est nulle. Au moins onze millions de personnes sont, à l’heure où j’écris ces lignes, emprisonnées à travers le monde. Sans compter celles qui se trouvent dans des lieux inconnus et qui ne font l’objet d’aucun calcul. Les mots que vous avez lus sont ceux de quatorze détenus. Une goutte d’eau. Ils ne sont pas tous, mais ils sont eux. Les mots rassemblés dans ce livre sont rares. Ma mission a consisté à faire advenir cette parole, en prendre le plus grand soin et la porter à la connaissance du plus grand nombre. C’est un honneur pour moi de la voir s’imprimer dans un livre qui tente de dire ce qu’est la prison.

Plus de 11 millions de personnes sont détenues à travers le monde. Probablement plus, tant les chiffres sont difficiles d’accès. Les informations, lorsqu’elles existent, sont disséminées et parfois tues. Plus la situation est grave, plus l’information de fond, factuelle et nuancée, est délicate à collecter et à faire connaître. Le sort de la personne détenue varie considérablement d’une prison à une autre, d’un pays à un autre, parfois au sein d’un même établissement. La vie en prison est influencée de façon décisive par l’organisation des locaux ou leur dégradation, le maintien des liens familiaux, l’accès aux soins, au droit, à la formation, l’exercice d’un travail, l’exposition à des traitements inhumains ou dégradants.

Le recours à l’incarcération est massif. Il évolue en fonction des soubresauts du monde et des politiques pénales. La possession de drogue peut conduire, selon le pays, à une peine à perpétuité, une amende, la peine de mort ou inversement, ne donner lieu à aucune sanction. La lutte contre le terrorisme fait le lit d’orientations de plus en plus répressives. Les États sélectionnent celui qui risque la prison et celui qui y échappe. Une fois détenu, le prisonnier suscite peu d’attention et chaque crise fait reculer ses droits et sa dignité.

Nous faisons un rêve : que personne ne décide d’enfermer un être humain sans avoir au préalable éclairé son opinion au regard des faits. Que les débats s’engagent sur la base des réalités observées et non des mythes sécuritaires. Nous faisons le choix d’une arme pacifique : l’information. Nous collectons et restituons tout ce qui se dit, s’écrit et se pense sur les conditions de détention dans le monde.

Nous disposons à ce jour d’informations sur près de 180 pays : portfolios, fiches-pays, dossiers thématiques, articles de presse, témoignages, statistiques. Ce sont ces connaissances que Prison Insider veut mettre à disposition de toutes et tous, entendu que tout avis, toute décision, toute réforme, doit pouvoir se nourrir d’une information fiable.

Lorsque notre site est mis en ligne, en 2016, seules les données relatives à cinq pays sont renseignées. Notre équipe développe alors sa méthodologie pour que les mêmes questions puissent se poser à tous les pays du monde. Nous perfectionnons nos outils de collecte et de diffusion de données. Au même moment pourtant, nous explorons une aventure tout autre, un ovni singulier sous forme de journal intime photographique et collectif : InsideOutside.

Ce projet coïncide avec le début de nos activités. Il s’inscrit ainsi dans la dynamique unique aux organisations qui débutent. La place est encore libre pour les tentatives, les échecs, pour la créativité et l’expérimentation. InsideOutside est de ces élans, de ces intuitions qui se confirment et qui incarnent notre engagement.

Il est le pari de faire entendre les voix derrière les données, de montrer les visages derrière les chiffres et de faire sentir les conséquences sensibles de la privation de liberté. Car l’enfermement est une affaire sérieuse.

Remerciements

Merci à Anne-Marie, Caladel, Carlos, Christophe, Denis, Eric, Giuseppe, HV, Inma, Ismat, Pablo, Pascal, Ricardo et Tewhan qui ont bien voulu croire en ce projet et qui l’ont rendu possible par leur confiance. Nos pensées vont également à Brahim.

Le livre que vous tenez entre les mains résulte de toutes sortes de solidarités. Il n’aurait pu voir le jour sans le concours de dizaines de personnes qui ont permis, par divers moyens, la réalisation de la correspondance photographique et du livre : relecture, traduction, graphisme, communication, mise en contact, soutien financier, entre autres.

Nos remerciements vont à : AJEM, Antigone, l’aumônerie des prisons de Genève, Bernard Bolze, Nicolas Cohen, Diana Giron-Silva, Jean-Michel Gremillet, Infoprisons, Florence Laufer et l’ensemble de l’équipe de Prison Insider, Le Mas, Judith Le Mauff, Malo, Anouk Mousset, Carolina Nascimento, l’OIP-Argentina, Prisoners Abroad, Ukraine without Torture, Jaufré Vessiller-Fonfreide.

La correspondance photographique a été traduite grâce au réseau de traductrices et traducteurs bénévoles de Prison Insider. Que soient chaleureusement remercié e s : Mendy Audrain, Justine Bailly-Bêchet, Maël Blivet, Carole Bouldy, Alice Bureau, Alexandra Charrier, Juliette Chevreuil, Fabien Coletti, Charlotte Connan de Vries, Emma Coyault, Claire da Cunha, Julia Cras, Galatée Fouquet, Grégoire Fournier, Laura Le Guern, Anaïs Laristan, Théo Le Duc, Estelle Lethuillier, Elisa Lorcy, Cedella Maliki, Pauline Mayadoux, Sigrith Mazurat, Aude Paulmier, Émeline Rétif, Piera Simon-Chaix, Kevin Thevenet, Catherine Verdier.

Bertrand Gaudillère tient à remercier pour leur soutien Catherine Monnet, Mika Sato et toute l’équipe du collectif item, plus particulièrement Laureen Quincy et Hugo Ribes. Un immense merci à Anne Hersart, Malou, Swann et Lily d’être toujours là, dans les moments de joies comme dans les moments de doutes.

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation

Jan-Michalski pour l’écriture et la littérature, de l’association Le Mas et de la Fondation pour l’avenir de la criminologie.

Édition

éditions Libel, Lyon www.editions-libel.fr

Crédits photograhiques

Bertrand Gaudillère / item

La recette du fondant au chocolat et la linogravure nous ont été confiées par Guélor B. et l’association La Rutile. Merci à eux.

Textes

Clara Grisot

Prison Insider

Bertrand Gaudillère / item

Direction artistique

Conception graphique

Yannick Bailly / item

Photogravure

Résolution HD, Lyon

Impression : Graphius

Dépôt légal : juillet 2023

N° ISBN : 978-2-491924-37-9

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d’information ou de recherche documentaire, sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Première édition © Libel

Cet ouvrage est édité avec le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes

This article is from: