Philippe Vandenberg
Le cri du pinçon quand on lui crève les yeux ( Journal )
« L’âme n’est chaude que de son mystère » (L.F. Céline)
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16 novembre 2004 I Me rendre conscient du ratage me détruit, me ravage. Que faire, imprégné comme je le suis par ce chaos qu’il me faut ordonner, ‘mettre en place’? Je n’ai pas choisi d’être ce qu’on nomme ‘artiste’, je ne peux ni ne veux l’être. Mais à défaut de toute autre activité humaine dont je serais capable, j’ai été obligé, je m’oblige à endosser l’habit d’artiste, c’est à dire à extérioriser la vision du peintre que je suis. Aucune autre activité ne pourrait me construire, m’unifier, assembler les pièces ‘en moi’, les remettre à l’endroit exact, car il faut être ‘d’une pièce’ afin de tenter une activité quelle qu’elle soit. Si l’activité de peindre doit me (re)construire, elle ne peut y arriver qu’ à condition de réussir, mais elle ne peut réussir que si je suis ‘un’. Et me saisit la terreur de l’homme en pièces devant la toile blanche, immaculée et déjà unique. L’homme en pièces n’a qu’une solution, qu’une obsession: se refaire entier; pour le peintre – pour moi – ce sera par l’unité de l’image, du signe, de la toile. Mais le démarrage est difficile car la toile exige dès le début l’unité des moyens et des forces rationnelles et émotionnelles de son prétendu peintre, et il ne trouvera cette unité que s’il parvient à peindre la toile, s’il ‘réussit’. C’est donc toujours raté, parfois à peine, mais raté quand-même. Et ce sont justement ces ‘parfois à peine’, ‘parfois presque’ qui font que je m’acharne à continuer mes tentatives. Est-ce l’espoir qui me pousse? Je ne crois pas. C’est plutôt l’angoisse. Il y a, présente en nous tous, une angoisse presque animale, une angoisse accrochée à notre condition humaine, qui nous sert à survivre et pour cela nous pousse à agir, à nous confronter au chaos. C’est l’angoisse positive. Mais, comme tout, en l’homme, peut se détraquer, se déformer, l’angoisse peut s’intensifier jusqu’à en devenir maladive et en ce cas, paralysant toute tentative d’action, elle sera l’angoisse qui tourne mal. Cette angoisse terrible qui nous mange le ventre et l’esprit quand devant nous il ne reste que le gouffre glauque du vide absolu. Mère de toutes les douleurs. Envoûtante, infernale, elle nous écrase alors, bouffe nos forces, nous remet en pièces. Il ne me reste que la tentative de réussir une toile ou un dessin afin que je m’y rassemble. Souvent cela se passe très mal, parfois plus ou moins bien, parfois même j’y arrive. Et en ce dernier cas, au moment de l’acte, la toile et moi nous joignons et culminons en notre
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union, ce qui m’allège et me guérit provisoirement, étant parvenu par tensions à fixer l’ordre sur la toile. Mais après cette ‘presque’ réussite, le moi se redécompose, retombe dans l’angoisse et donc la douleur. L’unique toile ne suffira jamais. Une tentative réussie de recomposition n’est toujours qu’un ‘moment’ de soulagement; après, les meilleures toiles, les dessins complets se détournent de moi (ou est-ce moi qui me détourne d’eux?) et même m’enfoncent dans une indifférence à leur égard presque féroce. Ils ne m’appartiennent plus et ‘prennent distance’. Ils seront ‘consultés’ par les autres, ne toucheront plus que les autres. Car, en moi, le doute, pilier majeur de l’angoisse, est revenu: y parviendrai-je encore une prochaine fois? Mon œuvre ne m’aide qu’au moment où je la crée; après je disparais dans une brisure plus grande que celle qui m’a poussé à la créer. L’angoisse s’accroît avec l’évolution de l’œuvre. Il m’arrive de scruter d’anciennes toiles afin d’y retrouver cet esprit d’unité, cette union bienfaisante qui m’unissait à elles quand j’allais ˝au-delà˝ , quand elles prenaient possession de moi en se faisant, en se laissant faire. Mais bien peu de cela me revient. Dès qu’elles sont ‘décidées’, les toiles s’éloignent si radicalement que je n’en retrouve qu’un vague souvenir, ce qui m’écœure et m’en détourne. Cette constatation se mue en une impression de ratage, de honte. Ratage pour moi, pas nécessairement pour les autres qui peuvent - par leur distance et leur non-savoir de ce qui s‘est passé entre la toile et moi - lui être disponibles et se refléter en elle. Je pourrais même parler d’un esprit vengeur que je promène de toile en toile. Je me venge sur une toile qui me déçoit, j’essaie en la détruisant de réussir quand-même. Je me venge de mes ratages, tâchant de les ‘dépasser’, ce qui ne fait qu’accroître le problème, car je m’enfonce, m’embourbe de plus en plus dans l’ambition d’y croire, de m’obliger à y croire, tout en poursuivant la lutte avec mon absence d’unité. Après les avoir créées, la plupart des toiles ne me sont plus d’aucune ‘utilité’; l’acte de les détruire devient alors presque un bienfait, un soulagement. Ainsi la destruction se met au niveau de la création - et même la continue - en un cercle fermé, dirigé par et contre ‘moi’. Je pourrais conclure que pour garder intacte dans son intensité la liaison entre la toile et moi-même, il me faudrait la détruire avant qu’elle ne se détache de moi, ne s’évade vers l’autre monde, le monde en dehors de moi où je la perds. Ici l’acte de peindre, de trouver l’image juste, n’est plus un besoin de communication avec l’extérieur - ce que je conçois comme une générosité - mais un appui de mémoire pour le moi brisé et ma possession exclusive de cet appui sans que personne s’en mêle. L’œuvre me quitte, je me retrouve dans la douleur. Je peux aussi bien la détruire moi-même, ce qui me soulagera au moins de cette douleur d’être abandonné par elle. Parfois des œuvres ‘survivent’, trouvent grâce, je ne sais pourquoi. Quelque chose en elles m’empêche de les ‘achever’. Ce ne sont pas forcément les meilleures. L’instinct de destruction suit ses propres normes.
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Oui, je me trompe. Je détruis des images que je ne vois pas à temps. Des toiles qui ne m’ouvrent pas les yeux. Alors je suis un peintre aveugle, ou plutôt un aveugle qui peint. *** Le mystère qui émane de la toile - cette énigme qui transforme un peu de matière en luminosité - je refuse d’y toucher, il me faut le choyer. J’aime que la toile reste à ‘distance’ - bien que je doive la toucher - qu’elle reste imprenable, incompréhensible, qu’elle soit même impénétrable, imperméable à tous regards. Une toile ‘comprise’ est une toile perdue. Une peinture qui s’explique est une peinture-pute. Je refuse de comprendre. Le mystère me suffit et m’éclaircit plus que toute analyse qui immobilise, qui abat. Naturellement, ne pas ‘vouloir’ comprendre - dans un autre sens peut être de la lâcheté, car la compréhension peut mettre à nu une cruauté insupportable, une réalité inacceptable: la réalité, et par conséquence le réel, sont bien pires que ce que nous ‘remarquons’. D’autre part je ne peux qu’essayer de comprendre certains ‘mécanismes’ qui m’approchent ou m’éloignent de la toile. L’incompréhension, ou plutôt l’indisponibilité à vouloir comprendre, c’est déjà l’abandon d’un essai de peinture, d’un essai d’attitude, d’un essai de vie. La (ma) peur est de ne plus oser essayer de peindre et ‘l’incompréhension’ de cette peur : serait-ce déjà la folie? Cette peur écrase la vie et tout ce qu’elle peut ‘contenir’. Cette peur crée l’attente, pas l’attente nécessaire pour réaliser une toile - attendre que la toile vienne visiter le peintre -, mais l’attente d’un menteur. Elle fonctionne au début comme parfait alibi - en effet, la toile se fait attendre et sans pitié pour les nerfs du peintre - mais devenue mensonge, elle engendrera l’angoisse, et l’angoisse, la douleur. *** Je ne change pas de peinture, je change de décor. *** 19 novembre 2004 II Peut-être faudrait-il écrire quelque chose de rigolo sur la peinture? Mais c’est très difficile, et même plutôt de mauvais goût, car il s’agit ici d’une réalite qui ‘est’, qu’on ne s’est pas fabriquée pour tenir le coup. La peinture n’aime pas ça. Ce n’est pas qu’elle se prenne au sérieux, non, pas du tout, au contraire: elle ‘est’ sérieuse et , avec ça, d’une sévérité qui écrase le peintre et ses petites pattes peignantes. Je n’aime pas être peintre. J’aurais préféré ‘faire’ quelque chose d’analogue, mais
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de moins pénible, moins chiant, par exemple ‘faire’ chiffonnier, mécano espagnol ou boucher portugais. J’aime les dépôts de chiffonniers (souvent, dans leur chaos, règne un ordre qui me soulage et m’aide à faire de même dans ma peinture); les vieux garages de seconde zone (la crasse y est une merveille, une croûte qui pourrait être la peau d’une peinture); puis les abattoirs où la mort se mèle nonchalamment à la vie, où l’ordre règne aussi par grands éclaboussements de sang, et où tout est structure, rituel et précision. De tels endroits ne m’obligent pas à regarder. C’est très simple: j’y vois tout, je suis imprégné de tout et mon regard, sans effort, ne rate rien. Mais les ateliers de peintre, c’est tellement fatigant. Il ‘faut’ regarder, se forcer, se faire une idée: neuf chances sur dix que ce soit nul. Sans vie, sans mort, d’un sérieux bidon qui sert de paravent à une réalité inventée, creuse, inutile. Les toiles mêmes en ont souvent tellement honte qu’elles se retournent - empilées fièvreusement - les unes contre les autres face au mur. Des poules mouillées qu’un boucher vient chercher, le couteau à la main. Même le peintre, s’il lui reste un grain d’intelligence, a honte, mais sa honte, il la cache, car elle fait mauvaise impression, elle ne fait pas sérieux. (Alors que souvent la seule chose à faire, la seule attitude réaliste, c’est de passer son temps avec la honte, ‘d’avoir’ honte.) Cette peinture, c’est d’une tristesse… Elle peut faire rigoler ceux qui s’en moquent, les uns par connerie, ayant trouvé de quoi s’y refléter, l’image qui leur ‘va’ (eux-mêmes n’osant ‘aller’ plus loin), et les autres, les moins cons, par gêne, par malaise, confrontés à toute cette misère qui n’en peut plus d’être misère et reste misère quand même… Mais c’est impossible de se moquer de la peinture comme d’ailleurs d’un abattoir. (Il existe également de très mauvais abattoirs!) Certains ateliers de peintre sont des abattoirs, ou même de vieux garages encroûtés d’huile et de matière crasse, ou des chantiers de chiffonniers, construits en forme de labyrinthes avec des vieux frigos muets, des cuisinières mouillées et des télés aveugles. Ceux-ci ne sont pas les ateliers rigolos. Ici le rigolo n’est pas de mise, ici on ne rigole pas, on rit (intérieurement?) du bonheur et du bien-être que nous offrent avec générosité le sérieux et la sévérité de la peinture qui s’y montre, s’y donne avec tant de mystère… *** Si je peins, ou du moins essaie de peindre, c’est parce que l’ennui me rend la vie impossible. Et la peinture est la seule activité, le seul tue-temps, qui l’éloigne. On peut appeler ça une consolation, mais - n’exagérons rien - même en pleine peinture, l’ennui peut s’abattre sur le peintre. Que faire alors? L’ennui se sauve quand la toile gagne. Il se sauve, il quitte l’atelier et attend dehors que le peintre sorte, un peu sonné par les voies inconnues sur lesquelles l’a entraîné la toile, pour se coller de suite à son ombre d’artiste sonné. L’ennui connaît le peintre, il sait que le peintre ne peut être continuellement dans sa peinture, bien qu’il puisse la continuer en dehors de la toile. Donc l’ennui est patient - il est l’envoyé du temps - et il attend.
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Le peintre continue donc sa peinture en dehors de la toile, en dehors de l’atelier, mais là il est plus vulnérable, plus fragile car le quotidien et sa banalité l’y guettent, l’attrapent par la peau du cou et le livrent à l’ennui. C’est une situation très délicate, même dangereuse, de rester peintre sans peindre, sans peinture à portée de pinceau ; de ne plus peindre qu’en ‘pensées’. *** La laideur merveilleuse Il y a une grande différence entre la laideur merveilleuse d’une toile et la laideur mensongère et épuisante du quotidien qui nous entoure et nous enserre. La laideur merveilleuse de la toile est nue: c’est une riposte à la laideur voilée du quotidien. Je ne peux croire à une beauté imposée, et si elle existait elle me ferait mal. Je suis inapte à supporter une beauté qu’on m’oblige à voir et à accepter comme réalité, alors que tout en moi souffre de son mensonge: elle cache le réel. La laideur ne se cache jamais, voire dans ‘sa’ beauté. Une laideur négative, c’est celle qui se cache dans la beauté supposée et imposée par un système. C’est pourquoi j’aime les toiles merveilleusement laides : elles m’aident, parfois même par leur simple évocation, à surmonter le dégoût qui m’étreint chaque fois que je quitte la peinture. Non seulement je les aime, mais ce sont les seules que je voudrais peindre. Parfois cela me réussit, souvent non. Il y a les toiles laides et les toiles mauvaises. Les toiles mauvaises, ça me détruit, car elles puent l’ennui du quotidien et de sa beauté supposée, j’oserais dire: matérielle. Les toiles laides, qui d’ailleurs n’hésitent jamais à montrer du doigt le mensonge du quotidien, peuvent porter en elles une force terrible. Je dirais même un ‘charme’ fou qui donne un sens à l’ état paranoïaque de celui qui peint, ou plutôt essaie de peindre. Les toiles laides sont ce qu’il y a de plus beau, car leur laideur devient beauté réelle quand elle inclut la ‘force infernale’ qui peut exorciser cette douleur, propre à l’humain et profondément enfouie en nous. *** L’abandon L’abandon du peintre par la peinture est terrifiant. Tant de questions harcèlent le peintre abandonné : quelles raisons a-t-elle, la peinture, pour plaquer son peintre, l’écarter, le rejeter, refuser d’encore se laisser ‘faire’ par lui? La peinture, ça bouffe un homme. Si l’homme est costaud, il tient, sinon l’œuvre s’arrête au moment où il s’écroule sous le poids (de son obsession) de la recherche toujours plus extrême. A partir de ce moment, la laideur merveilleuse devient beauté banale. Le combat est terminé. Le peintre n’est plus. ***
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Dans la laideur, la beauté trouve sa force authentique. Une beauté sans une laideur qui la ‘soigne’, ‘l’enveloppe’ est encore un mensonge; il n’y a que la douleur gisant dans la laideur merveilleuse qui puisse faire vraiment resplendir la beauté. ‘Les Tournesols’ de Vincent sont d’une beauté atroce, car portée par une laideur qui touche au délire. Ce ne sont pas des jolies fleurs, mais des soleils déchus aux rayons en lames de rasoir, des ‘objets’ (un sujet ?) qui blessent et nous montrent ses blessures à lui, en dedans de lui, des blessures que nous pouvons reconnaître en nous. Ses tournesols sont maudits. Ce sont des crucifiés qui ne peuvent même plus relever la tête vers la lumière, vers un soleil qui les délivrerait. Voilà une peinture laide, éclatante de beauté. Un jour, il n’est plus parvenu à peindre cette réalité, à toucher le réel, et il en est mort. Il avait tout donné, s’était ‘vidé’, et la peinture l’a abandonné. Il l’a su à temps. Pour Vincent, l’homme et le peintre n’étaient qu’un. Si par contre il y a dualité entre l’homme et le peintre, il arrive que le peintre meure et que l’homme continue bon gré mal gré à vivre. Certains - ce sont les cas ‘lobotomiques’ n’ont pas la notion de leur déclin. Mais pour ceux qui ‘sentent’ leur ‘fin de peintre’ et veulent malgré tout continuer, c’est l’enfer. Car il ne leur reste que la répétition d’une beauté non plus enveloppée dans la laideur merveilleuse, mais lasse, vidée et qui n’engendre que dégoût. Et l’ennui reprend tout pouvoir. *** 20 novembre 2004 III Ce qui m’échappe dans le quotidien, ne peut m’échapper dans la toile ou le dessin. La sévérité de la peinture est une oasis, une aubaine comparée au chaos du quotidien, de la vie quotidienne réglée à contre-humain. Naturellement, le chemin de la recherche de l’image est miné, les pièges sont partout, on peut apprendre à en reconnaître certains, à savoir où ils sont, où ils vous attendent ; mais, puisque dans le meilleur des cas il y a, de toile en toile, de dessin en dessin, évolution de l’image (de la forme?), ils se déplacent, se compliquent, se multiplient selon les limites que le peintre franchit. C’est un dur travail d’attention, de lucidité et de (pré)voyance. Parfois il est possible d’ éviter ces pièges, de limiter les dégâts et d’arriver à un terme acceptable. Car une toile, tout en gardant ses exigences sévères, a une flexibilité presque généreuse, permet ‘l’imprévu’ qui laisse sa chance au peintre. (Il m’est arrivé de travailler vingt ans sur une toile, d’être vingt ans ‘en attente’ d’elle avant d’atteindre un résultat inattendu, mais qui ‘tenait’ et m’ouvrait de nouvelles perspectives). Jamais le dessin. Le dessin est inflexible, ne laisse qu’une possibilité, une seule chance. On ne rattrape pas un dessin par la queue: il ‘est’ ou il ‘n’est pas’. Un dessin, c’est un
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éclat de vie à l’état pur, un tesson qui tranche. Une toile, plutôt un pâturage: elle admet qu’on la couvre et recouvre, qu’on y laisse les traces entremêlées de nos errances vers des destinations incertaines, jusqu’à ce que la bonne direction soit trouvée, la vérité atteinte, exprimant ce que pourrait être la réalité de notre condition. Mais même si une liberté ‘illimitée’ est permise (tout est à essayer), cela ne peut fonctionner qu’avec justesse et rigueur. Le peintre sera toujours aux abois. Sans la peinture, ma vie aurait été ‘pire’. Je crois que j’aurais mal viré, plutôt côté criminel. (La criminalité exige une désobéissance et n’existe que par un dérèglement de la norme, un dépassement continuel de la limite, ce qu’elle a de commun avec l’art). Ce qui m’a ‘re-dressé’, ce sont les structures qui mènent à l’image merveilleusement laide et tout ce que cela exige, et non les structures de la vie ‘matérielle’ du quotidien, qui non seulement m’échappent, mais en plus m’indiffèrent. Bien qu’elles n’aient pas l’air d’exister, que l’artiste semble libre dans son geste et qu’il n’y ait ni systèmes ni règles ou lois au sens propre du mot, des structures régissent la peinture, très strictes mais en perpétuelle évolution (toujours mobiles). Des siècles et des mondes séparent leurs peintres, mais la toile de Rothko est soumise aux mêmes structures initiales que celle de Rembrandt; celle de Memling aux mêmes lois ‘énergétiques’, aux mêmes tensions ‘exigées’ que celle de Mondrian. L’élan naturel de l’homme qui cherche, qui se cherche, est bridé par tout système créé par une société pour se protéger. Lui et elle ne peuvent s’accorder, car les exigences de l’un sont les interdits de l’autre. A celui qui n’accepte pas les limites, ne restera comme solution que la retraite dans un exil quelconque : criminel, religieux, extrémiste, artistique… La peinture repose sur des lois naturelles ou plutôt s’impose par elles. Elle me rend ainsi le quotidien et son absurdité plus supportables, car secondaires. La toile, c’est mon exil. Elle me permet d’échapper à cette effroyable codification de la vie et même de la miner. L’art dépassera toujours ses limites, selon ses propres normes; le système sociétaire par contre fera tout pour anéantir ce qui pourrait menacer les limites qu’il s’est créées. L’enclos du quotidien est contre-humain et son conflit avec l’art sans issue. *** 21 novembre 2004 IV L’environnement du peintre, c’est sa toile. Il ne peut vivre ailleurs que dans sa peinture. Mais que faire si la toile se refuse à lui, si la toile le bannit, alors qu’en elle il était déjà mis en exil par le quotidien systémique ? Le réel, à ce moment, devient le néant. Un néant impossible à vivre, impossible à mourir. Le peintre cherche à entrer dans la peinture par un labyrinthe; il lui faut trouver ‘le chemin’, plusieurs mots de passe, plusieurs clés. Si le peintre s’y perd, il y reste;
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le labyrinthe devient néant et immobilité. Les jours y sont comptés et le temps en est le tyran. Dans la peinture, le temps est anéanti. Ce qui peut aider le peintre, ce sont les traces (les tessons?) éclatées des dessins qu’il sème tout au long de ses détours dans le labyrinthe. S’il scrute et suit scrupuleusement cette route d’éclats, il parviendra, il arrivera par maints détours à la toile, ou plutôt à la porte encore verrouillée derrière laquelle peut-être l’attend la peinture. Il lui restera à l’ouvrir en se rappelant les mots de passe, en essayant de trouver la bonne clé dans son grand trousseau. C’est là, le plus grand tour de force: passer la porte. Une question me terrorise : qu’est-ce qui chasse le peintre hors de sa peinture? Qu’est-ce qui l’en éloigne, alors que tout ce dont il a besoin est là, bien présent dans la toile? Pourquoi la quitter? D’où lui vient cette folie - ou est-ce une fatigue? - de sortir de son ‘terrain’? Pourtant il sait - il l’a vécu tant de fois - que c’est une grave erreur, dont les conséquences se paient. Il lui faudra supporter beaucoup de souffrances, de frustrations avant d’avoir le pardon, l’autorisation, le droit, une fois de plus, de réintégrer la toile. Car c’est toujours la peinture qui décide du sort du peintre. S’il la trompe, il sera puni par une exclusion temporaire ou parfois même définitive. Ce qui me déconcerte, c’est que la condition humaine, qui oblige le peintre à se retirer dans sa toile, cette même condition humaine, par des mécanismes très compliqués et manifestement irrésistibles, l’oblige à revenir, à quitter la toile, son lieu d’exil. Le peintre n’a qu’une force, la force qu’il puise dans son image (son imaginaire). Mais cette force ne fonctionne que quand il est ‘dans’ sa peinture. En dehors, elle n’est qu’un attribut, une étiquette qui lui permet à peine de supporter ses propres mensonges annexés aux mensonges et délires du système qui maintient ‘l’ordre’ de la condition humaine. Un peintre qui ne peint pas, devient vite menteur. (Voilà plus de six mois, que je vis sous le manteau du mensonge, éloignant devant moi - je ne sais ce qui me retient - le moment du retour à la toile, vivant ainsi un malaise qui ne me lâche pas. Même en m’abrutissant par drogues et sommeil, les visions et les rêves reprennent la ‘mensongerie’ de l’état éveillé: un état de vide). *** 25 november 2004 V Tot de constatie komen dat niets meer te schilderen ‘valt’, is een continue (be)dreiging. Aangezien de schilder bij de gratie van het schilderij leeft en in leven blijft, zal dit zijn einde betekenen. De oorzaak hiervan (of is het schuld?) ligt bij de schilder, aangezien hij niet meer disponibel is voor het schilderij dat zich aan hem opdringt. Het schilderij zal zich nog een tijd aanmelden, maar de schilder is opgehouden receptief te zijn, haar als werktuig of verwekker te dienen. De schilder is niet meer vruchtbaar.
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Wat doen? De schilder zal aanvankelijk, onwetend, wachten, het is te zeggen hopen, (zoals hij altijd gedaan heeft : wachten op de komst van een schilderij); maar hoe lang kan wachten duren voor hij zijn situatie doorziet, durft bekennen en de definitieve uitdoving van het licht zal (moeten) aanvaarden? En als het wachten ‘uitgewacht’ is, wat valt er nog te doen en vooral, wat wordt nu de attitude? Hoe veruiterlijkt zich de attitude van de ‘niet meer schilderende’? Hoe beleeft hij vanaf dan de wereld buiten-zichzelf in confrontatie met de wereld inzichzelf? Hoe gedraagt hij zich, nu de mogelijkheid tot het exil teniet gedaan is? Het wachten op het schilderij wordt nu beperkt tot een wachten zonder meer… Het wachten wordt niet meer onderbroken door een beeld. Zal ik sterk genoeg zijn om het wachten als enige attitude te dragen? Het schilderij zal ophouden mij te bezoeken, maar nooit ophouden te bestaan. Ze zal zich ‘elders’ aanmelden. Een ander schilder zal haar ontvangen. Ik vrees hiervoor, maar kan het mij niet voorstellen. Er moet een ander schilderij komen, steeds een ander, al is het afstotelijk voor de schilder, wonderlijker en afstotelijker dan ooit. Hiermee bedoel ik: indien de schilder niet meer kán ontvangen, dan ligt dat aan de stagnatie van zijn attitude. Om receptief te blijven moet ook zijn attitude ‘mobiel’ blijven, beweeglijk als een olievlek op het oppervlak van de golvende zee. L’attitude du peintre n’est pas, ne peut être définitive. Elle doit changer, muer, évoluer avec et selon les désirs de la toile. Pourquoi se refuserait-il une nouvelle voie, un détour, une régression parfois, même si cela contredit ses cheminements antérieurs? L’évolution de l’œuvre et l’évolution de l’attitude vont de pair (sans pour cela marcher côte à côte…) Il faut rester mobile, toujours en mouvement. Le danger est une régression totale, une répétition pas nouvelle, qui n’ajoute ou n’enlève rien ou même ‘pas assez’. Mais à part ça tous les moyens sont ‘à essayer’, pour trouver un nouveau filon, un nerf à vif, une veine ouverte, un surcroît d’exactitude. L’exactitude naît de l’attitude concentrée et mobile. L’exactitude même est en perpétuel mouvement. Elle peut aller dans tous les sens. D’ailleurs elle n’est pas la route, ni le parcours, elle est le ‘terrain’ concentré en un seul point (la toile? le dessin?), à l’endroit où l’image doit nécessairement aboutir. Et le peintre, c’est Œdipe sur la route. *** 26 novembre 2004 VI Sur l’état maudit Pour moi, être maudit c’est justement ne pas être capable d’en finir avec la question de savoir si la peinture m’est une grâce ou une calamité, de trancher. Et je crois que ce doute, bien précis, est non seulement la motivation mais également le thème, le sous-sol, le fondement de ce que j’essaie d’exprimer, de créer.
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Dans la vie systémique du quotidien, ceci est contradictoire: le doute ne peut être la base sur laquelle repose la structure, mais dans la position ou je me (re)trouve peignant, je ne peux agir que sous cette tension de lutte d’idées, d’émotions contradictoires, et cette tension s’incruste dans chaque coup de pinceau, chaque trait de crayon. Je chéris la pensée que la calamité porte en elle la grâce, qui me console de l’état ‘maudit’. Les toiles de Van Gogh portent en elles une grâce émouvante; mais je ne peux les regarder sans songer au drame, sans voir le ‘drame’ qui se passe là, dans le merveilleux de sa peinture, la ‘menace’ qui en émane malgré des ‘motifs’ apparemment innocents, le ‘grave’ de sa lumière; car l’état maudit rôde dans les sillages, les déchirures, les plaies que creuse dans la peau de sa peinture son pinceau de torturé. Chez lui qui luttait, écrasé par sa propre obscurité, le ‘maudit’ rend la splendeur de l’image éclatante. Par réflexe, je ferme les yeux, la regardant à l’intérieur de moi, comme si un phare, un soleil, l’y projetait tout en m’aveuglant. Le peintre ne se rend pas toujours compte de son état de maudit. Le peintre est ‘en contre’ et ne peut faire autrement, car justement dans son ‘être en contre’, se découvrent malgré lui la force, l’acharnement, le courage et parfois la grâce. Le maudit, c’est quand il y a contradiction (et) friction dans ce qui émane de l’œuvre; ces deux éléments intensifient toute réception de l’œuvre et toute réflection de soi en elle. Ce qui met mal à l’aise, ronge, contraint à choisir: plonger ou lâcher. Forcément, cela ne plaît pas à tout le monde. *** Peindre ‘tabou’ n’engendre pas nécessairement une peinture maudite. Le terme ‘tabou’ se rapporte plutôt au sujet (ou motif), tandis que le maudit se manifeste par la façon dont est (mal)traité ce sujet: par la facture. Des peintres comme Schiele, Modigliani, portaient l’étoile de ‘maudit’, non par les sujets de certaines de leurs œuvres, mais par leur façon de les peindre : ils transformaient un motif ‘tabou’ (ou presque) en images insupportables pour le système. Leurs nus expriment clairement une sexualité crue, et même cruelle, inacceptable; ce ‘dérèglement’ rend leurs toiles maudites. Les nus de Renoir, - ou plutôt la nudité de ses sujets - sont complètement inoffensifs à côté des peintures de Degas dont l’approche picturale presque sadique du corps féminin ne laisse pas de doute sur son voyeurisme, perversité pour le système social. C’est un peintre qui viole, Renoir un peintre qui caresse. Le maudit se crée dans la peinture, pas dans son sujet. A l’opposé d’une toile du Greco où les délires sanctifiés et mystiques sont exprimés par des corps déchirés par l’extase, presque déchiquetés par la douleur, ‘L’Origine du monde’ de Courbet - bien qu’ayant connu une époque ‘tabou’- n’a pas la griffe d’une facture maudite. Ce n’est qu’un sexe féminin, peint aussi gentiment qu’une pomme sur une assiette. Les fleurs de Soutine sont maudites, car peintes maudites; celles de Renoir (encore!) prêtes à être accrochées au-dessus d’un buffet joliment dressé.
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‘Guernica’ n’a jamais été une peinture maudite, même si elle transgressait pas mal de tabous (de l’époque): sujet d’actualité et d’engagement politique, formalisme de l’horreur au service de l’expérience artistique, le tout amplifié par une façon de peindre inconcevable à ce moment-là. Quelle image de la guerre, en pleine guerre! Pourtant cette accumulation de tabous ouvertement balancée dans la gueule publique, n’en a jamais fait une peinture maudite, bien au contraire. C’est une toile de génie qui trouve sa place dans l’évolution du regard académique sur l’art. Elle est bien plus supportable, je dirais même convenable, que ‘Le Café de nuit à Arles’ de Vincent. Il peint là un sujet banal - un intérieur de café, de nuit, où apparemment rien d’extraordinaire ne se passe - , mais il le peint d’une façon telle qu’il injecte dans la toile une malédiction terrifiante. La peinture maudite l’est par sa façon d’être peinte; son sujet, son motif peuvent ‘être tabous’ idéalement, mais ne joueront dans l’aventure maudite qu’un rôle secondaire. Il existe un monde entre saliver et cracher. Les premières toiles de Bacon ne ratent pas la malédiction totale: sujet tabou, facture maudite. Ensuite cette facture a évolué, passant d’une crudité sans compassion à une aisance qui ne dérangeait plus personne, bien que les sujets n’aient pas changé. On y voyait toujours des hommes hurler, s’accoupler, chier, dégueuler, se suicider … Mais c’était désormais peint d’une façon acceptable et d’autant plus admirée. Le côté maudit s’était perdu en route et les dernières toiles ne furent plus que des images stylisées d’un tabou plutôt chic. Le maudit peut donc (aussi) ne concerner qu’une ‘époque’ dans l’œuvre d’un peintre. Je pense à la ‘période vache’ de Magritte, et surtout aux derniers Picasso - sublimes, maudits! - quand le peintre sentait la mort lui souffler dans le cou. *** L’œuvre évolue, sinon elle meurt. L’attitude du peintre envers elle, et donc envers la (sa) vie en général, doit évoluer soit dans son sillage, soit même en la dépassant. Car l’œuvre n’évolue pas parallèlement à l’attitude, soit elle est en avance, soit elle suit. Souvent même il m’arrive de peindre des toiles en désaccord avec mon attitude du moment. Il n’existe donc pas d’attitude définitive, immobile. Il arrive que je ne sois pas prêt à accepter les toiles, il arrive qu’ellles aient du retard ou soient en avance sur moi, sur ce qui bouge en moi sur le plan anecdotique, émotionnel, formel. Ce sont des situations pénibles, frustrantes au point qu’avoir à considérer une toile comme ‘réussie’ donc ‘réelle’ (à point) me répugne à cause du doute et de l’angoisse qui surgissent à ce moment. Il y a une attente ‘avant’ la toile, il y en a une après: attente d’acceptation ou de refus. Je crois qu’on peint toujours ‘approximativement’. Le résultat, à cause des hasards, des découvertes, des crises qui marquent ‘le travail à l’œuvre’ n’ est jamais celui qu’on attendait. Le dérèglement provoque une réévaluation de l’attitude. On ne peut jamais prévoir ni la toile, ni le changement d’attitude qui la fait naître ou qui naît d’elle.
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En général, l’attitude suit la toile qui s’impose; elle n’est que le ‘terrain vague’, où la toile se choisira l’endroit idéal pour se (faire) construire. Et la toile n’hésitera pas à changer les dispositions de l’attitude. *** 27 novembre 2004 Il y ceux qui maudissent, il y a les maudits. Les vrais maudits ne savent pas qu’ils le sont. Ils le sont, et à cause de cela ne peuvent le savoir. Etre maudit est la conséquence d’une attitude qui ne se laisse pas choisir: n’est pas maudit qui veut. Mais celui qui l’est n’échappera pas à son sort. L’état maudit se situe à l’ultime extrémité de la marge, de la marginalité. *** 28 novembre 2004 VII Ne plus rien ‘faire’, ne plus rien ‘vouloir’, ne plus rien ‘vouloir faire’. Tout le poids, la pesanteur en dedans, vient du vouloir de ‘ce que je ne peux’. La plus difficile des tâches, c’est d’abandonner le vouloir, et de laisser ‘faire’ sans (le) vouloir. Mais l’abandon sera-t-il subi - je n’ai plus la force ou la nécessité de créer - ou choisi par un engagement presque rationnel d’arrêter ? L’idée menaçante de l’abandon me poursuit depuis que j’ai pu envisager son éventualité et la possibilité de le subir ou d’en assumer le choix. Enfant encore, je me suis rendu compte que je me débattais pour exister, emprisonné dans un monde en perpétuel mouvement, bien que ‘cadré’ par des limites énormes, ‘infranchissables’, dans un monde absolument incertain. L’abandon est un acte qui exige beaucoup d’intelligence, de lucidité et de courage, du moins s’il est un choix intimement délibéré. Car il y a une différence entre ‘venir à l’abandon’, solution et conséquence logique d’un problème résolu, ‘achevé’, d’une situation ou d’un stade révolu de sa vie - par exemple m’arrêter de peindre, car j’ai déjà peint, peint tout ce que j’avais à peindre et ne veux pas me répéter - et être obligé d’abandonner la partie parce que je suis incapable de dépasser encore mes limites et donc de pousser la toile plus loin que jamais. Le doute du pourquoi de l’abandon est à redouter… ***
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29 novembre 2004 Sur les certitudes La plupart des certitudes - pour peu qu’il en existe - ne sont que temporaires. J’ai naturellement, besoin de certitudes temporaires afin de croire, le temps nécessaire à ce que je me vois faire, peindre. Mais je refuse d’accueillir et d’accepter des certitudes définitives, qui me cloueraient sur place. Toute certitude, comme toute attitude, est en mouvement, est variable, mais ne se laisse pas ‘fabriquer’. Ce serait trop facile, trop lâche. Et justement, parlant de lâcheté, de facilité, comment ne pas tomber dans le piège de se ‘bricoler’ des certitudes afin de confirmer une œuvre qui ne serait qu’un mensonge? Il s’agit ici des certitudes choisies, qui sont des dogmes fabriqués, qu’on s’impose bon gré mal gré par faiblesse et inefficacité parce qu’on est incapable d’assumer ce qu’exige la toile: ‘travail’ à une structure, à un fondement temporaire, à un déplacement de limites. D’ailleurs ce n’est pas le peintre qui décide des certitudes temporaires, mais la toile qui les lui impose. Les certitudes pourront donc changer continuellement en fonction des exigences de la toile, mais elles seront toujours basées sur le besoin absolu de réalité et de l’expression du réel par cette réalité. Les certitudes de Bosch ne sont pas celles de Vélasquez: elles diffèrent à tout point de vue. Mais ‘quelque part’ elles se rejoignent dans le besoin du réel dans la toile, dans la nécessité de donner à la toile ce qu’elle exige au moment où elle se ‘fait’ peindre. On sait, on connaît ce qu’a pensé Van Gogh de Rembrandt, Matisse d’Ucello, mais l’inverse? Comment Poussin aurait-il réagi à la vue de toiles de Pollock? Vermeer confronté à Jorn ? L’aspect des certitudes change avec le temps et tout ce qui en résulte. Pourtant il leur reste, aux certitudes temporaires, un ‘noyau’ qui navigue en et avec elles d’époque en époque et qui, immuable, est le nerf qui fait ‘marcher’ la toile. Les certitudes d’aujourd’hui se nourrissent naturellement de ce qui nous a précédé et elles bougeront demain, car il y a une évolution des besoins de la toile, à laquelle les certitudes s’adapteront. Chaque (laps de) temps a ses propres certitudes; leur durée depend du besoin qu’en a la peinture en train de se faire. Temporaires, elles ne font que changer d’aspect, d’exigences, de dogmes; mais, temporaires aussi, elles rendent, ou plutôt, par leur flexibilité, aident à rendre l’œuvre intemporelle. J’aime l’expression: ‘je n’en suis pas si sûr’ et je dirais même: notre besoin de certitude définitive n’est qu’un piège a cons. Les certitudes - ou incertitudes - que la toile exige, le peintre les conçoit en conclusion de ce qui se passe dans sa peinture. Mais ce qui s’y passe est toujours différent. Les certitudes du jeune Rembrandt ne sont pas pareilles à celles que l’on ‘sent’ en regardant ses derniers autoportraits. Là, ses certitudes ont complètement changé, et cela grâce à une perpétuelle mise en question qui colle comme une ombre aux talons de
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chaque certitude momentanée. Elles ont changé tout au long de son œuvre, mais à chaque toile, de sa jeunesse à sa maturité, il a eu ‘raison’. Arriver à surpasser (par d’autres moyens?), la certitude de la raison, voilà peut-être le génie, le ‘point génial’. J’ en conclus qu’après tout c‘est l’incertitude et la perpétuelle mise en question qui nous pousse à agir. Elle est la moelle épinière du doute et ce n’est qu’en agissant - en peignant - qu’il m’arrive parfois de me délivrer du fardeau du doute. Doute carburant sur l’incertitude. L’état certain est à l’opposé de l’état maudit. Je ne trouve pas, je cherche. *** 30 novembre 2004 VIII Une peinture, c’est de l’expression, mais l’expression de quoi? Ce qu’elle exprime, est-ce donc assez important pour que des peintres y vouent toute une vie, supportent toutes les misères et finissent par se faire baiser et connaître souvent simultanément? Mais qu’ont-ils de tellement important à extérioriser? A communiquer? Et d’où vient ce besoin absolu de vouloir à tout prix faire ‘rayonner’ la toile? (S)’exprimer s’accorde avec ‘communiquer’. Non seulement le peintre crée son œuvre, mais il veut - à tout prix - qu’elle ‘se’ communique à l’extérieur. Sans cela, elle n’existe pas. (Encore une idée infernale!) Parenthèse : l’aspect mercantile du marché de l’art ne joue qu’un rôle secondaire dans cette quête de reconnaisance. Le fait qu’une toile se vende pourrait - dans le meilleur des cas - être la preuve qu’on la ‘regarde’ et que dans le quotidien systémique elle a une importance telle qu’on ‘paie’ pour la posséder, c’est-à-dire que le système l’acquiert par ‘besoin’. Ce qui pourrait établir ‘l’utilité’ de la toile dont le système a besoin pour s’y ‘refléter’; bien que le système, ce même système qui rejette certaines toiles de peur qu’elles ne dérangent son ordre et ses limites, les récupère (souvent plus tard) pour remarquer le déplacement continuel de ces mêmes limites. Ainsi l’utilité du miroir dont nous avons besoin pour nous y refléter et ‘y’ voir ce qui change en nous. (La liaison entre art et mercantilisme aura, naturellement toujours une odeur de souffre). Une toile exprime ‘son temps’. Chaque époque veut ‘se voir’, même et peut-être surtout à travers le voile de ses propres mensonges, passée l’horreur qu’elle se fabrique pour continuer à fonctionner. Parfois on dit qu’une peinture est en avance sur son temps, mais ceci est faux; le temps est en avance sur le système, la société, l’homme qui lui court après. Une toile réelle, par contre, est en parfait accord avec ‘son temps’; elle en exprime exactement la réalité, et les ‘meilleures’ d’entre elles continueront à fonctionner, à évoluer avec le temps et enfin à le lâcher pour devenir intemporelles.
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Que ce qui est exprimé par la toile soit d’une telle importance qu’elle en devienne intemporelle, substance de notre condition, est justement le mystère. Et le mystère de la toile nous éclaire. Quelle est cette information qui passe par l’émotion? Qu’est-ce qui fait que me ravissent autant les visions apocalyptiques de Bosch, les peintures royales de Vélasquez, les horreurs de Goya, les envoûtements charnels d’Ingres, les ravages en transe de Paul McCartney, les conjurations presque animales de Beuys? Toutes ces expressions d’attitudes extrèmes, j’ose dire: extrémistes ont un ‘noyau’ commun, un lien qui dépasse le temps: au ‘cœur’ de ces œuvres, formellement si éloignées les unes des autres, je rencontre une expression du réel tel qu’il repose dans l’âme des hommes. J’écris : l’âme. Et ce réel les soulage, les délivre de la réalité qu’ils se sont fabriquée et qui les a plongés dans l’enfer du quotidien. Toutes les œuvres réelles ont en commun (l’image de) l’existence à l’état pur. C’est cela qui les lie par-dessus le temps qui, lui, fait évoluer la forme et l’exposition du sujet. Echapper au réel est le contraire de l’art et l’artiste est toujours l’ultime réaliste. Le protagoniste de la toile, planant au dessus du ‘sujet’, est probablement le temps. Et peindre pourrait bien être: traduire le temps en espace. *** 1 december 2004 IX Evolutie is het continu aanvullen van het gebrek aan ‘taal’, aan vertaling, het aanpassen van de taalgebrekkigheid. Evolutie begint wanneer de ‘exactitude’ van de mogelijkheden om via ‘expressie’ te communiceren te kort komt om hetzij een nieuw subject te poneren, hetzij een vroeger subject op een meer juiste, scherpe, exacte, subtiele manier (vorm) te schilderen. Daarom ga ik op zoek naar ‘verdere’ taal, een grensverlegging van mijn mogelijkheden, aangezien niet vernieuwde herhaling overbodig is, stagneert. Evolutie ontstaat uit het besef dat de verworven mogelijkheden, de ‘bagage’, niet meer in staat zijn om het schilderij te ‘verplaatsen’, dit zowel op vlak van subject als vorm. Evolutie is een denkproces, gelieerd aan de attitude en parallel de beweging van de werkelijkheid volgend. De werkelijkheid is altijd in beweging en de schilder die werkelijkheid capteert kan dat niet op basis van een definitieve, onbeweeglijke bagage van ‘verworvenheden’. Dit denkproces wordt geregisseerd, gedirigeerd door een intuïtie die de signalen capteert van de steeds mobiele werkelijkheid en de positie van de hierin geklemde mens. De structuur van dit denkproces is niet te bepalen, aangezien het experiment en het toeval er een leidende rol in ‘spelen’ en niet in het minst omdat het experiment de verworven fundamenten van het eerdere œuvre bewerkt, laat basculeren of zelfs vernietigt. Het experiment is de motor van de evolutie. Het kan alle stadia doorlopen, van blindelingse instinctmatige vernietiging van het bestaande œuvre tot het uiterst rationeel concluderen hoe het nu verder moet.
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Zoeken naar het nieuwe is een utopie; het is de continue ‘ver’nieuwing die tijdelijke nieuwe fundamenten zal bepalen, de taal bewerken, aanvullen of vernietigen. De herhaling is altijd ‘nieuw’. Een bocht van 360° is uiterst zeldzaam en wellicht onmogelijk. Vooral omdat het beeld het motief dekt en niet andersom en dat de visie op deze inhoud steeds verandert (van invalshoek?), maar zelden de inhoud: ik bedoel hier de condition humaine, die praktisch onveranderbaar in onze genen vastligt. Alleen de vorm die we er aan kunnen geven is noodzakelijk aan te passen aan de visie, dit steeds veranderend visioen, dat beweegt met de tijd mee, de steeds verschuivende tijd. Dus een steeds verschuivende visie op een inhoud, die ik slechts vaag kan duiden (benaderen?) met andere middelen dan het beeld. Voor de schilder bestaan veel bronnen, maar een bron verplaatst zich niet; wel verplaatst zich het ‘verloop’ van wat ze naar boven laat borrelen en ‘op zichzelf’ een weg zoekt. De zee (subject) kan op oneindig veel manieren als beeld fungeren, maar het blijft de zee, met alle informatie vandien. *** Mijn weg is de weg tussen de bron en de zee. En wat als die weg onderbroken wordt en de zee onbereikbaar? Wat als de bron opdroogt en de weg tot stilstand komt in een al dan niet bodemloos meertje? Dat is de mogelijke, te verwachten catastrofe voor de schilder vanaf het moment dat hij niet meer inziet dat de visie op de werkelijkheid in beweging moet blijven. Want, al bij al, hoe betrouwbaar is die werkelijkheid wel? En al die visies die haar dekken? *** 2 decembre 2004 X Le regard intranquille Mon intranquillité me harcèle depuis l’enfance et pousse mon oeuvre vers des terrains qui me sont inconnus. Recherche souvent hasardeuse: sans perdre le lien - aussi minime qu’il puisse être à certains virages, certains changements d’attitude - avec ce qui a été déjà ‘acquis’, ‘décidé’, ‘reconnu’. Quelle direction prendre? Il y a tellement de chemins qui se croisent, tellement de possibilités qui se présentent - le hasard s’en mêle! - et pourtant il n’y aura qu’une nécessité pour approcher et parfois attraper l’exactitude que la toile exige. Le regard, c’est le pion. C’est par le regard que je travaille. Le regard est l’envoyé de ‘l’intérieur’, du moi
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en manque, le coursier qui accumule et m’apporte une panoplie inouïe d’images, possibilités de motifs. Le choix, c’est un travail intérieur, un travail de laboratoire dans lequel l’idée se mèle à l’émotion, le sujet (le motif) cherche sa forme, forme à ‘devenir’ exacte. Bien que le regard ‘pense’, le regard n’est pas la vision; l’attitude du moment influence les directions du regard. Chercher quoi et où ? Il est le carburant de la vision. La vision est ‘intérieure’, et le regard lui cherche une forme, un motif, ou même une anecdote par quoi l’habiller ou plutôt la déguiser pour la rendre visible, pourqu’elle puisse faire sa sortie sur la toile. Le travail du regard intranquille ne s’arrête pas là; il continue à scruter dans les ébauches et les ébats sur la toile, devenue champ de bataille, cherchant s’il ne doit pas intervenir, pas apporter du ‘nouveau’, de n’importe où , pourvu que ça l’aide à franchir les limites. Le regard ne se repose jamais. Même dans les moments d’absence (du moi), artificiels ou naturels, il me hante: il scrute, assemble, inventorie une multitude d’images, de formes en perpétuels changements qu’il repère incessamment sitôt apparues. Et il m’offre ces merveilles de la vie qui grouille dans la nuit superbe de mes paupières closes. Oui, mes plus belles toiles sont souvent celles dont les images, l’une chassant l’autre, surgissent en flashes de cette nuit : brillants labyrinthes géométriques, voire monochromes, avec, ici ou là, une tache tremblante de couleur qui y voyage - petit vaisseau perdu - quand je presse mes doigts sur mes paupières. Souvent, aux moments proches de sommeil, proches de l’ivresse, je peux ‘voir’ défiler ces merveilles rêvées absolument immatérielles, magnifiquement immatérielles que je ne pourrai jamais peindre, car toutes ou presque, disparaissent au moment même de leur apparition. Elles défilent en grand nombre, pressées, mutantes se coulant les unes dans les autres. Mais le regard intranquille qui se fraie un chemin partout, et peut-être surtout dans cet inconscient, se souvient de certains détails, de bribes d’images qui, à mon insu, apparaîtront ensuite dans mes essais de peintures. Le regard intranquille a la mémoire secrète. *** Le mot ‘talent’, c’est un mot qui ‘classe’, un mot classeur. Je n’y crois guère, je veux dire: il ne m’informe pas. C’est un mot inventé pour désigner un ‘attribut’ inexplicable, pas une attitude! C’est un mot à mauvaise haleine. Je préfère nommer ce mécanisme étonnant, qui permet à l’artiste de passer au-delà des limites du perceptible et d’en arriver à la vision, le ‘regard intranquille’. Le talent, cela n’existe pas. Le regard intranquille est à la base de toutes mes réflexions, avec leurs conséquences, dans ma recherche pour et de la toile qui vient à ma rencontre. Je ne veux pas diriger rationnellement ou systématiquement le regard. Il se laissera guider par mon attitute d’une façon plutôt instinctive, mais il s’accrochera lui-même à ‘l’information’ qui soit m’aidera soit me dirigera. Je ne peux commencer une œuvre décidée; l’aventure m’est absolument nécessaire avec tout ce qu’elle comporte, ratages et réussites entremêlés. Il n’y a rien à diriger d’avance. Les choix se font sur place, au moment même.
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Je dois attendre que l’image exacte passe pour l’intercepter, la capter, la transformer en œuvre. Je ne peux peindre que l’inconnu, et c’est sur lui que se posera le regard intranquille en perpétuelle recherche. *** 13 décembre 2004 XI Personne ne sortira vivant d’ici De toute façon, personne ne sortira vivant d’ici. Une peinture c’est un essai de communication camouflé; on ne camoufle pas des intentions ‘innocentes’. De toute façon, nous ne sortirons pas vivants d’ici. Voilà une idée bien positive et réelle, car elle me motive à reprendre mes pinceaux après chaque chute. Bras de fer avec la mort? Qui sait… Vanité d’une preuve d’existence? Probablement… Mais d’où vient cette obsession de vouloir, à tout prix, m’exprimer, ce besoin de communiquer - dans mon cas par la peinture - intervenant ainsi dans l’existence de l’autre? Cet autre, qu’en a-t-il à foutre? Je veux dire: ai-je le droit d’attirer son regard sur une œuvre qui (je dois l’avouer) exige un spectateur disponible pour exister, de lui demander sa réflexion en elle. Qu’est-ce que mon œuvre peut apporter, offrir aux autres, qui, tant qu’ils ne la connaissent pas, n’en ont aucun besoin et n’en ressentent pas la nécessité? Je sais, par ma propre expérience, ce qu’une œuvre peut provoquer en autrui, de positif, de négatif : de réflexion, admiration ou dégoût, de doute, de consolation, de bien-être même. Une œuvre ne changera jamais le monde (elle en est l’image, le miroir), mais peut changer la vie de quelqu’un ou du moins y intervenir en profondeur. Il y a eu ma vie ‘avant’ Van Gogh et puis ma vie après, ma vie avant Picasso et puis ma vie après… Le choc que provoquait en moi la découverte de certaines peintures, changeait parfois radicalement mon attitude, ma vie et pas seulement ma vie de peintre. Dans les meilleurs cas, l’œuvre peut ravir, je veux dire illuminer: combler, être l’interprète et le miroir du regardeur. Elle peut le consoler en lui offrant un langage pour extérioriser ce qu’il porte en lui de ‘manque’. Je ne peux nier la valeur thérapeutique d’un art, dans lequel nous retrouvons une image perdue ou trop loin enfouie en nous, et dont nous avons besoin pour nous prouver que nous existons: l’art est la preuve que l’homme existe. L’homme a besoin de savoir qu’il existe, tout comme il a besoin de savoir que son existence est temporaire, et il cherche obsessionnellement le sens de sa mort inévitable. La toile aide à découvrir un ‘domaine’ qui reflète des manques, des trous, des mystères que l’homme ne peut exprimer lui-même et que l’artiste essaie d’exprimer pour lui. Toute souffrance doit être montrée : nous la portons en nous. Si son image provoque le dégoût, l’horreur ou l’angoisse, ce ne sera pas forcément négatif. Si la toile est réelle, elle n’abîmera personne.
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Les dégâts sont toujours les conséquences du mensonge de la bêtise, de la médiocrité de la toile qui ment. Le regardeur s’arrêtera devant une œuvre qui fait semblant d’en être une, y posera son regard, y mettra toute sa disponibilité et peut-être ne se rendra pas compte des dégâts qu’elle provoque en lui. Le mensonge est meurtrier. Le regardeur a - comme le peintre - besoin d’un esprit averti, d’un regard intranquille, à sa façon. Une œuvre médiocre peut abîmer, et même démolir l’homme, mais s’il a une sensibilité, une intelligence et une intuition subtile, elle peut au contraire l’avertir, lui apprendre que le mensonge se déguise parfois en une toile, faite de beaux gestes, mais nourrie de médiocrité. Elle ment, elle lui ment. Le flatte, le met à l’aise, le charme. Parfois elle le fera douter et il lui faudra un certain courage pour s’avouer que le charme était trompeur. Seuls sa lucidité, son ‘état d’alerte’, l’aideront à le dénouer. L’homme est plus fragile que l’œuvre, médiocre ou non. D’où la grave responsabilité de l’artiste. Transpercé par le doute, toujours à l’affût du réel, souvent ‘inconscient’ de ce qui se passe entre lui-même et l’œuvre - inconnue de lui jusqu’à ce qu’il la ‘reconnaisse’ - il doit finalement se décider à trancher, à accepter et donc définir cette œuvre qu’il transmettra. Tiendra-t-elle ses promesses? A-t-elle menti? Car ce n’est pas toujours l’artiste qui ment; l’œuvre peut jouer de mauvais tours à l’artiste bourré de doutes. Ce qui est remarquable, c’est que tout comme dans l’état maudit, ce n’est pas le ‘sujet’, le motif qui crée l’état médiocre, mais la facture, la ‘façon’ de peindre qui fait ou défait l’énergie de l’œuvre. Merveille ou débâcle. *** 14 december 2004 XII Schilderen - of het schilderij - is altijd anders dan wat erover kan gedacht worden. De gedachte alleen kan het schilderij niet binnentreden. De gedachte aan of over een schilderij is ontoereikend, omdat in haar de idee in symbiose leeft met de emotie. Misschien kunnen we spreken over een emotioneel idee, een idee-dragende emotie. Een schilderij gaat altijd over meer, oneindig meer. Het schilderij is tenslotte een aanzet tot wat de kijker eraan toevoegt, erin vindt, ervan ‘maakt’. Net zoals voor de schilder is zij slechts een poort die de kijker moet openen alvorens in het onbeperkte domein van het doek te kunnen binnentreden. Soms is die poort slechts het motief, de verpakking. Het schilderij ‘Guernica’ van Picasso draagt oneindig veel meer in zich dan wat het motief, het onderwerp ‘vertelt’: het bombarderen en uitmoorden van het stadje Guernica door de Duitse Luftwaffe ter ondersteuning van de fascisten in de spaanse burgeroorlog. Natuurlijk groeit het werk uit tot een geniale aanklacht tegen alle oorlogen, alle leed en vernietiging door agressie; maar in detail tredend kan ik mezelf vinden in heel wat reflecties over de ‘lichtbrenger’, het ‘gebroken zwaard’, de ‘wenende vrouw-moeder’,
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de ‘stier’ etc. die allen het motief ‘oorlog’ de-limiteren tot een beeld dat de gehele condition humaine uitdrukt in haar ‘misère’, haar revolte, haar kwetsbaarheid, haar drang tot zelfnietiging, haar levensdrift, haar angst en weerloosheid tegenover een sterkere vernietigende macht… Zovele facetten die de kijker tot reflectie aansporen. Zoals de kijker zelf weerloos, dwaas en fragiel staat tegenover alles dat hem vroeg of laat kan verrukken of vernietigen. *** 15 décembre 2004 XIII Sur l’angoisse de ne plus pouvoir peindre. Que faire si un jour la peinture me quitte? Que faire à partir du moment où la toile ne voudra plus de moi ? Car c’est la peinture qui quitte le peintre (ne vient plus le visiter) et pas l’inverse. Les conduites humaines et animales sont analogues : pour procréer, arriver à une création, les femelles se lient aux mâles qu’elles estiment assez forts, assez féconds, capables de conquérir et défendre un ‘terrain vital’. Ainsi la bête humaine développera intelligence, lucidité, et même peut-être surtout des stratégies matérielles pour créer un ordre social, un système où, si elle est assez forte elle occupera une ‘place’ sûre et priviligiée. Pour moi, la peinture est la femelle, le peintre le mâle. Le peintre a toujours un ‘grand’ problème: comment matérialiser l’esprit; comment, par la matière peinture et ses supports, le traduire en lumière et tensions. C’est le drame que le peintre s’est choisi: une lutte obligée avec cette matière morte, indifférente, qu’il veut ‘ressusciter’ en énergie et émerveillement. La peinture ne visite plus le peintre devenu incapable de la recevoir, de lui donner forme, de continuellement la ‘renouveler’. Non peintre, que deviendra-t-il? Comment réagira-t-il? Du moins, s’il est assez lucide pour comprendre. Car il est limité par les limites de sa situation à commencer par la mort qu’il porte en lui. La peinture, elle, a l’éternité devant elle et, puisqu’il en naît continuellement de nouveaux, un choix de peintres illimité. Le peintre n’a pas le choix: il ne choisit pas sa peinture puisque c’est-elle qui le choisit et en plus s’impose (décide de lui) comme étant l’ unique condition de sa vie, l’unique sens qu’il peut donner à ce laps de temps qu’est son passage dans l’existence. A partir du moment où le peintre, affaibli, ou trop abîmé, ne lui convient plus, la peinture l’abandonnera. Lui, le peintre, ne peut qu’être fidèle à la toile, fidèle et en attente. Inutile d’aller ‘voir’ ailleurs. Mais la peinture n’a pas de principes et n’est pas sentimentale. Elle, elle ira voir ailleurs. Une œuvre, c’est toujours une vie. Elle coûte une vie humaine. Il y a avantage à ce qu’elle réussisse.
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Mais que faire, si la peinture me quitte avant que je meure? Il est déjà pénible de comprendre la situation: je dois oser m’avouer que la relation est terminée, que la répétition n ‘est plus nouvelle, que la source est morte, desséchée, quand je suis encore bien vivant. Serais-je déjà arrivé à la mer? Aurais-je fait le tracé complet de ma route? Aurais-je peint tout ce qui est nécessaire, ni trop ni moins? Ai-je encore assez de courage et de lucidité pour voir que c’est ‘terminé’ et aborder la question: que me reste-t-il à faire ? Car le temps que je maîtrisais dans la toile, le temps que je promenais à la laisse en peignant, la toile l’a libéré en devenant absente. Et je n’ai plus aucun autre moyen pour ‘l’arrêter’ et l’enfermer’. C’est ce moment que le monstre de la bêtise attend pour chuchoter, plus que jamais, sans aucune retenue, ses horreurs, ses mensonges, ses habiletés et truquages à l’oreille du peintre en panique, en manque de peinture pour extérioriser ses propres manques. Il existe la panique de peindre, de devoir peindre, mais il y a pire: la panique de ne plus pouvoir peindre et surtout, d’en être conscient. Etre conscient que la capacité de peindre a disparu, et avec elle la toile, est nécessaire; sinon la bêtise gagnera. La bêtise est une grande boutique à mensonges où le peintre délaissé peut faire un shopping gratuit mais de toute façon suicidaire. Je suis persuadé qu’un peintre peut ‘arriver’ au point final de sa peinture. Un jour, il s’aperçoit qu’il peint sa dernière toile, qu’il n’ira pas plus loin. Il a peint ce qu’il avait à peindre, il s’est donné à fond. A partir de ce moment-là il doit s’obliger - cela vaudrait mieux - à poser ses pinceaux. Il doit avoir le courage - les couilles -, la simplicité, la pureté de conclure: voilà, j’ai peint tout ce que la peinture exigeait de moi, j’ai peint tout ce qu’elle m’a soufflé dans la tête et dans le cœur. J’ai tout dit par elle. Tout ce que j’ajoute n’est plus elle, bien au contraire. Ce n’est plus que de la matière qui meuble ma solitude et qui alourdit le poids de mon incapacité. Tout ce que j’ajoute est faux et avilissant. Ce n’est plus qu’un fabriquage qui salit l’existence, et pas seulement la mienne. Quand le peintre sait que ‘c’est terminé’, le désastre de continuer à brosser et chipoter dans une matière qui ne resplendira plus d’aucune lumière, d’aucune énergie, d’aucune tension est bien pire que l’acte exact et pur, bien que douloureux et inacceptable, d’arrêter tout essai sur la toile. Il ne faut surtout pas essayer à tout prix de rattraper la peinture par la queue. Pourquoi vouloir continuer à baiser quand on ne bande plus? Il vaut mieux alors laisser baiser les autres et prendre son pied dans un voyeurisme de spécialiste. Mais c’est une piètre solution pour le peintre qui ne peut plus faire resplendir, jouir la toile! Disons qu’il vaut mieux alors ne plus peindre. Certains peintres ont le bonheur de continuer leur œuvre en crescendo jusqu’à ce que la mort y mette un point final, parfois en plein milieu d’une toile.
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Chez d’autres, l’impuissance (de peindre) arrive inaperçue, inattendue, soit d’une façon foudroyante, d’un coup, soit lentement par un affaiblissement de toile en toile jusqu’à l’extinction totale, alors qu’eux sont bien vivants et que leur mort est encore lointaine. Arrêter l’œuvre, donc s’arrêter de peindre, lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter est un acte créatif en soi, comparable à la décision d’arrêter une toile quand elle se trouve à son point culminant. Il faut ‘arrêter‘ au point culminant car dans la ‘mobilité’ le point final n’existe pas. J’admire les artistes qui assument cela de plein gré et en pleine conscience, car je crains qu’il ne soit plus facile de continuer dans le mensonge. Et c’est pire de se mentir à soi-même que de mentir aux autres. Le peintre qui se ment à lui-même réussit souvent à entraîner les ‘autres’ dans le gouffre d’une œuvre dont l’âme a disparu. Voilà le vilain. Voilà la saleté qui abîme. Il y en a naturellement qui ne se rendent pas compte de leur déclin, de leur épuisement, mais même les vaniteux, les plus aveugles d’entre eux doivent s’avouer tôt ou tard qu’ils ont ‘eu leur temps’ et que maintenant le temps les ‘reprend’ entre ses pattes. Il existe une douleur de peindre: la peur, le doute, la panique, le rongement, la hantise de ne pas être capable de venir à bout des exigences de la toile. Et puis, après l’avoir peinte, l’angoisse de la ‘regarder’: tient-elle le coup ou non? Peindre est une activité tellement complexe et déstructurante, parce qu’à contrecourant des structures et des lois du quotidien, qu’elle ne peut être que douloureuse. Le peintre en prend plein la gueule à chaque tentative. Mais rien ne peut lui rendre la détente, le plaisir, le bonheur, même éphémère, comme une toile qui ‘tient’, une toile ‘aboutie’. Souvent cela rate, mais tout ce que le peintre a investi dans cet échec pourra l’aider dans la prochaine tentative: un nouvel espoir de réussir là où il avait raté. Ainsi je peins de ratage en ratage, d’espoir en espoir. Il y a les périodes où la toile reste absente. Je ne connais que trop bien ces longs laps de temps où le vague m’envahit, l’indifférence me paralyse, l’incapacité non seulement de ‘travailler’ mais même d’y penser me déstabilise à nouveau, me remet en pièces. Cette confrontation avec le néant, l’impossibilité de maîtriser le vide, de trouver le moyen d’au moins pouvoir le communiquer, évolue de l’inquiétude à la douleur. Tout point d’attache a disparu. Jusqu’à présent, à chaque moment extrême, moment suicidaire du peintre en moi, la toile est toujours revenue me trouver. Sauvé, à l’ultime limite du supportable de son absence. Je ne peux me défaire de la crainte qu’un jour, elle me délaisse définitivement. Comment m’en rendre compte? Le mensonge se déguise facilement en espoir, et l’espoir peut être costaud; et comment alors combler mon néant? Peut-être que je me trompe et qu’il existe une attitude exacte pour arrêter la peinture juste au moment où tout ce que j’avais à peindre, à ‘dire’ en peinture l’aura été. A ce moment-
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là, poser mes pinceaux, me tenir enfin à distance de mon œuvre et peut-être même de la peinture, serait pour moi un soulagement, et pour mon œuvre un départ vers la liberté. Le principal - dans ce cas d’abandon - serait donc d’arrêter à temps et de ne pas me faire pièger par une peinture qui m’occuperait sans me préoccuper. Mais cette idée d’abandon soulageant le peintre me paraît irréelle. Car le peintre poursuit son ‘bonheur de peindre’. Malgré les crises, les moments désespérés, cette espèce d’auto-mutilation qu’apportent avec eux le doute et l’incertitude propres à l’acte de peindre, il y a, vraiment, un plaisir à peindre, à s’engager dans cette lutte à l’issue incertaine. Même les ‘pires’ toiles, les plus cruelles, les plus crues, les sublimes de l’horreur ont été peintes avec un plaisir presque difficile à accepter par le regardeur, mais plaisir quandmême, nourri par l’espoir d’une réussite. Grünenwald s’est ‘fait’ plaisir en peignant le Christ le plus torturé de l’histoire de l’art, Géricault, son radeau peuplé de cadavres et ses portraits de fous, Goya, ses cauchemars et ses horreurs de la guerre…Il y a le plaisir de peindre dans tout ce qui a été et sera peint. Un plaisir qui a son prix, comme tous les plaisirs. Le peintre espère que la peinture ne le quittera qu’à sa mort. En cas de divorce, il lui reste la solution réaliste, créative et juste d’arrêter avant le désastre du déclin. Si le peintre, vivant et lucide, voit la peinture disparaître, son manque sera justement ce plaisir de vaincre la difficulté de peindre, raison d’être de sa vie, défonce contre le néant. A ce moment-là, seule une attitude radicale sauvera l’homme qui a peint. Il lui faudra prendre des résolutions draconiennes, mais mobiles quand-même, afin de continuer à vivre s’il le veut et le peut avec la même lutte contre le mensonge, le même regard intranquille, mais sans la toile immaculée qui le reçoit. Après tout, on essaie de peindre afin de dompter le néant. Comment y arriver sans la peinture? sera la question, une fois les pinceaux posés. Il me faudra travailler à l’attitude de non-peintre. Sint Camillus , Gand - Paris Novembre 2004 – Février 2005
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