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Brett Littman: Philippe Vandenberg et Berlinde De Bruyckere (Traduction franรงaise)
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conscience personnelle du lien entre l’art et l’histoire de l’homme renouvelle le goût de Vandenberg pour les peintures La réunion des dessins de Philippe « ensorcelantes » du musée par Van de Vandenberg et de Berlinde De Bruyckere Woestyne, Bosch et Perneke et le conduit dans ce catalogue est l’aboutissement finalement à embrasser la carrière d’une série de visites de Berlinde dans d’artiste. l’atelier de Philippe à l’invitation de l’Estate Les premiers contacts de Berlinde Philippe Vandenberg. Berlinde, 48 ans, De Bruyckere avec l’art ont lieu dans sa une des artistes les plus importantes maison à Gand, d’une manière plus autode Belgique, est surtout connue pour ses didacte. Ses parents avaient une collection sculptures d’hommes et de chevaux de Artis Historia sur leurs étagères contorsionnés, à la fois repoussantes et avec des volumes intitulés Les Primitifs charnelles. Philippe, peintre infatigable et flamands, Peintures du Louvre, ou encore dessinateur prolifique, tragiquement Peintures du Prado. Berlinde pouvait se décédé en 2009 à l’âge de 57 ans, perdre des heures durant dans ces représente une génération d’artistes belges ouvrages qui jouèrent un rôle fondateur en légèrement plus âgée, pour laquelle l’art, l’exposant à une grande diversité de chefsla vie, la douleur et le doute sont d’œuvre en reproduction. Au pensionnat inextricablement liés. Les dessins de dans lequel elle demeure de 5 à 16 ans, Berlinde et de Philippe ne sauraient être elle lit attentivement les livres d’art de la stylistiquement plus différents ; bibliothèque, sorte d’échappatoire aux cependant, les deux artistes ont vécu des sœurs et aux problèmes de l’école. C’est expériences similaires et partagent une là qu’elle devient familière de l’histoire même philosophie. D’abord, tous deux de l’art et de l’iconographie catholiques. découvrent, dès l’enfance, la peinture des Vers la fin de son adolescence, elle Maîtres anciens et l’iconographie religieuse, commence à fréquenter les musées et rencontres formatrices qui laissent en à distinguer certaines peintures en eux une impression durable. Ensuite, ils particulier, comme la Pietà de Rogier van s’intéressent semblablement à la manière der Weyden, de 1441, aux Musées royaux dont le doute et le désespoir intimes, des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles, la sexualité, la mort et le côté le plus obscur qui lui fit pleinement prendre conscience de la nature humaine se manifestent que l’art pouvait transmettre de puissantes esthétiquement et sont perçus par le émotions. spectateur. Dessiner Histoire de l’art Vandenberg a produit des milliers de Les images mentales les plus précoces de dessins au cours de sa vie. Son œuvre Philippe Vandenberg, né à Gand, et ses s’étend du registre figuratif à la pure premières impulsions créatrices sont liées abstraction comme à des œuvres aux icônes religieuses. Vandenberg dit : entièrement textuelles. Vandenberg dit de « C’est à l’église que j’ai vu les premières ses dessins : « J’ai commencé à dessiner images qui m’ont impressionné : afin d’échapper à l’angoisse du quotidien. la crucifixion, le chemin de croix, la Vierge, Le dessin me réconfortait. Cela m’apportait la Pietà. Je suis maintenant de plus en plus aussi un certain sentiment de sécurité. conscient de la manière dont ces images C’est toujours le cas. Tant que je suis dans sont devenues des symboles essentiels l’atelier, je me sens à l’abri et renforcé à mes yeux. En outre, les dessins que je dans ma volonté de créer de l’ordre dans faisais enfant n’étaient pas de vrais dessins le chaos qui m’entoure 3. » d’enfant, comme ceux que l’on fait pour Cinq séries de dessins de Vandenberg, Noël ou la Fête des mères ; au contraire, particulièrement fortes, sont présentées ils étaient lourdement chargés dès l’origine. dans ce catalogue. Ces dessins sériels Cela n’a jamais changé 1. » A l’âge de sont tous figuratifs et exécutés dans un 11 ans, ses visites au Musée des Beauxstyle d’esquisse rapide, proche du cartoon, Arts de Gand suscitent chez Philippe qui évolue avec fluidité du détail à une révélation : « Ce que je faisais depuis l’abstraction de dessin en dessin. Plusieurs des années – dessins, croquis sur des de ces travaux sont inspirés de chefsmorceaux de papier – appartenait à une d’œuvre d’autres artistes comme La Mise tradition de l’homme 2. » Cette prise de au tombeau (1602–1604) du Caravage,
le Martyre de Saint-Erasme (1628–1629) de Nicolas Poussin et le Martyre de SaintSébastien (1475) d’Antonio Pollaiuolo. Dans ces dessins, Vandenberg part de l’instant précis saisi dans ces peintures et anime la scène, créant une lecture plus complexe, plus moderne et plus nuancée de ces images chrétiennes iconiques. Jan Vanden Berghe écrit : « Un des plus grands exploits de Philippe est d’avoir su donner à ces images classiques des maîtres une portée novatrice et universelle. Formellement il préserve leur héritage, mais il le rend intemporel. Il ramène les thèmes à leurs origines, leur donne une nouvelle connotation, celle de l’empathie la plus profonde, mais aussi la plus déchirante, pour la condition humaine 4. » Vandenberg accomplit également un acte de blasphème sur ces images en dessinant sur l’un des dessins Saint-Erasme en érection, durant son éviscération ; ajoutant des chiens remuants aux langues frétillantes, des cactus, des canards et des palmiers à ses compositions, dans la série de Saint-Sébastien, il dépeint le saint en train d’éjaculer tandis que les bourreaux qui l’assaillent de flèches sont en érection. Dans les Erotic Drawings / Indonesia, de 1996, les pulsions scatologiques de Vandenberg sont encore plus débridées. Il dessine des chiens en train de copuler, des femmes sur des croix et attachées à des arbres, sur lesquelles se masturbent plusieurs hommes, des actes de bestialité et de fellation explicite. Ces images regorgent d’un sens pressant de la spontanéité et de l’humour noir. Bien que ces dessins soient provocateurs, les intentions de Vandenberg s’attachent plus à neutraliser le mal qu’à le célébrer. « En dessinant le mal, vous vous ressaisissez face à lui ; piégé sur le papier, il perd sa force. Le dessin devient un fétiche qui doit temporairement contenir les démons ; il doit offrir une protection contre le monde menaçant à l’extérieur, souvent inhumain 5. »
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Philippe Vandenberg et Berlinde De Bruyckere
Les travaux que Berlinde a choisis de son œuvre personnel pour ce catalogue agissent à la fois comme contrepoint et comme prolongement des thèmes proposés par la sélection des dessins de Vandenberg. Comme ces derniers, les dessins de Berlinde sont toujours de nature figurative et fonctionnent en série ; cependant, son style est plus diffus et évocateur que celui de Vandenberg.
Sa palette sombre alterne entre des tons de charbon boueux et de trace de sang séché. Ses dessins ont tendance à tourner autour du sujet et consignent de petits déplacements sensoriels et visuels qui, cumulés, donnent l’impression de regarder quelque chose au ralenti depuis plusieurs points de vue. Voici les réflexions de Berlinde sur ses dessins, recueillies lors de l’un de nos échanges de mails : « Les dessins sont très intimes et occupent une place privilégiée dans mon travail. Ils reflètent mes recherches sur la pertinence d’une idée. Ils sont l’endroit où j’enquête sur mes doutes. Ils sont toujours produits en séries. Un seul dessin ne suffit pas à exprimer la complexité d’un ressenti. Dessiner est un long processus. Je commence simultanément plusieurs dessins. Souvent avec de petits changements, des différences qui ne sont pas toujours clairement lisibles, je m’interroge tout en étudiant mes thèmes en profondeur. Au cours de ce travail, je détruis des dessins de chaque série, particulièrement ceux dans lesquels quelque chose est allé de travers, ou ceux qui ont été trop travaillés. Certaines idées ne peuvent être exprimées que par un dessin. » Dans des travaux comme Parasiet, 1997, et Untitled, 2010–2011, Berlinde dissimule ou omet les détails de la tête et du visage du sujet. Sa tendance à « décapiter » et à « aveugler » métaphoriquement ses sujets vient de sa fascination pour le portrait flamand et la dépendance du genre vis-à-vis des coiffures, des accessoires, de la mode et de l’habillement pour raconter les histoires des modèles. L’esthétique de Berlinde pourrait être qualifiée d’« essentialiste » : dans ses dessins (tout comme dans ses sculptures), elle parvient à intérioriser le regard, s’attachant à rendre les pensées intimes incontrôlables, parfois honteuses, que nous avons tous, plutôt que les signes extérieurs superficiels de la subjectivité. Les dessins de Berlinde jouent aussi sur la distinction ténue entre Eros et Thanatos, que l’on retrouve également clairement dans l’œuvre de Vandenberg. Dans Romeu, « my deer », 2010–2011, basé sur le mythe de Diane et Actéon d’Ovide, des bois poussent sur la tête du personnage, dépeint en constante érection. Ces dessins expriment la passion qu’Actéon ressent à la vue de Diane se baignant nue, en même temps qu’ils présagent sa fin ultime. C’est, après tout, la punition que
Diane lui inflige pour cette transgression qui le rend méconnaissable aux yeux de ses propres chiens qui, finalement, le mutilent à mort. Je vois une ligne directe entre ces dessins et ceux de Vandenberg de la Dame aux Lions, de 1996, qui dépeignent une femme attaquée et violée par des lions. Dans cette série, nous sommes aussi confrontés au pouvoir, à la luxure et à l’effacement des limites entre les mondes de l’homme et de la nature. Une dernière remarque que je voudrais faire est que Berlinde et Philippe veulent tous deux crever la membrane qui sépare la création de l’expérience. Ils s’intéressent à la manière dont les images offrent la possibilité d’une transmutation presque mystique entre un sens de la douleur, du vide et du manque et un sentiment de spiritualité, de complétude et de lucidité. Lorsque l’on regarde les dessins de ces artistes, c’est comme si le monde entier était mis à nu et que désormais, nous, êtres humains, ne pouvions plus cacher ni taire quoi que ce soit.
Ce livret est une traduction des textes publiés dans le livre qui accompagnait l’exposition Philippe Vandenberg / Berlinde De Bruyckere. Innocence is precisely: never to avoid the worst. De Pont museum of contemporary art, Tilburg La maison rouge, Paris (Skira, 2012) Traductions de l’anglais par Pauline Ducom et Stéphanie Molinard Le titre de la publication (« L’innocence, c’est justement: ne jamais éviter le pire ») est extrait de Philippe Vandenberg, « Lettre au Nègre » (2003), in: Philippe Vandenberg, « L’important c’est le kamikaze ». Oeuvre 2000–2006, On Line & Musée Rimbaud, p. 59
Brett Littman directeur exécutif du Drawing Center, New York
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Philippe Vandenberg, Visite, Gand, Musée des Beaux-Arts, 2008, p. 37 (traduction de l’anglais). Ibidem. Ibidem, p. 43. Jan Vanden Berghe, « Horrible Possibilities – Drawings by Philippe Vandenberg », in Philippe Vandenberg. Reflections on the drawings, De Pont Museum of Contemporary Art, Tillburg, 2012 Ibidem. Courriel de Berlinde De Bruyckere à l’auteur, octobre – décembre 2011.