002
Berlinde De Bruyckere (Traduction franรงaise)
001
Au cours d’une longue année, je me suis rendue à l’atelier de Philippe Vandenberg à intervalles réguliers. Il me fallait opérer une sélection dans ses dessins et placer les miens à côté d’eux. Le résultat ferait l’objet d’un livre. Le temps et la distance qui séparaient le moment où je fermais ma porte et mon arrivée à l’atelier de Philippe m’aidaient à me préparer à la tâche. Une lente progression, à pied, en tram, en train, en taxi, entrecoupée d’attentes. Tout ce temps m’était nécessaire pour faire le vide en moi, m’ouvrir à ce que je recherchais.
Philippe Vandenberg nous a laissé une énorme quantité de dessins. Il en émane une force irrésistible ; il n’avait d’autre choix que de dessiner. Cela est palpable dans le souvenir d’enfance que Philippe Vandenberg décrit dans On the way in a cage is a man, his hands red 1. Philippe a cinq ans et est assis sous la table, il dessine. Sa mère repasse sur la table. Son père arrive et se tient près de la table. Ils commencent à se disputer. La douleur s’infiltre dans le dessin.
Philippe écrit: « Pour la première fois j’ai conscience du Je me souviens de chacune des visites à Piège et le Piège s’est refermé. Cette table l’atelier. Particulièrement de l’appréhension est la cage, je suis dans la cage. Une cage « d’avoir le droit d’observer », de « devoir au toit brûlant et des barreaux faits de observer » la totalité de l’atelier d’un autre jambes humaines. Je pose le dessin au artiste. Que penserais-je si, après ma mort, milieu de la cage. Je tourne autour en un autre artiste était autorisé à traîner rampant. Dorénavant, je ferai ceci toute ma dans mon atelier et à feuilleter mes livres ? vie : essayer continuellement de surprendre, Etais-je vraiment la bonne personne d’un autre angle, l’image et son motif pour ça ? Ces questions me hantaient alors ou le motif de l’image. […] Je pousse que je m’attelais au travail, passant en le dessin par les barreaux hors de la cage, revue l’intégralité des 30 000 dessins, où il disparaît sous la semelle paternelle. chronologiquement, la plupart d’entre eux Je suis pris au piège et maintenant je sais : rassemblés en carnets de croquis ou en le dessin – l’image – sera le langage. épais dossiers. Au cours de ces visites, Je ne peux plus m’arrêter de dessiner. alors que je rencontrais l’un après l’autre les Le dessin sera porteur de l’indicible et me signes d’une âme sœur, tous mes doutes protègera. […] L’image a tout pouvoir. » et mes questions s’effacèrent. À côté de cela, je peux replacer un de mes Le choix que j’ai fait est intuitif. propres souvenirs d’enfance. Les draps L’enchaînement des séries fonctionne séchant sur le bord de mon box dans comme une « vaste » narration, au fil de le dortoir du pensionnat. L’image est laquelle il devient clair qu’il y a peu de indélébile. Même si je ne pouvais pas le voir différences dans les cruautés perpétrées de l’extérieur, je savais à quoi ressemblait le par les hommes. Nos peurs les plus tableau. Exposé à la vue de tous les autres profondes et les plus anciennes, celles enfants. Et lorsque je n’avais pas uriné auxquelles presque personne n’ose dans mon lit la nuit, je rêvais tout de même penser, ou celles que nous rejetons que je l’avais fait. J’ai commencé moi aussi simplement en frémissant, Philippe les à dessiner à cinq ans, pour m’échapper. confie au papier. Dans le dessin, tout était possible. Mon imagination était mon salut, là je Je m’y suis souvent retrouvée: réussissais, mais j’étais aussi très seule. Philippe Vandenberg est une âme sœur. Comme Gustave Flaubert, il refuse toute A l’âge de cinq ans, je suis allée en pension ; distinction entre la tête et le cœur, entre j’étais gauchère de naissance, ce qui à le fond et la forme. Chez les individus, l’époque était considéré comme quelque les deux sont inséparables. En outre vient chose à rectifier. J’ai commencé à bégayer. s’ajouter notre amour partagé pour les Selon les sœurs, un symptôme temporaire maîtres anciens. de mon désapprentissage de gauchère. Qu’est-ce qui rend les figures antiques si Mais ensuite, j’ai commencé à mouiller belles ? Leur originalité. Quel degré d’étude mon lit. Une honte et une humiliation et d’effort est nécessaire pour s’en encore plus grandes. Tout cela a abouti à libérer, pour créer quelque chose qui soit une grande solitude, irréparable, mais qui entièrement vôtre ? m’a probablement conduite vers la création. 002
Je suis assise, à parcourir les carnets de croquis. Je n’ai jamais recherché ce qui serait pour moi le meilleur dessin, je les parcours plutôt comme je lirais un journal intime. Dans chaque dessin, je ressens sa façon de chercher seulement pour parvenir à la même conclusion. « Nous sommes incapables de changer, nous sommes condamnés à être les prisonniers du mal 2. » Chaque série est le témoin de conflits intimes et intérieurs. Ce n’est que par le dessin qu’il semble les contrôler.
La Dame aux lions, 1996 Je suis touchée par la « douloureuse » honnêteté avec laquelle il donne un visage au désespoir et au doute. Les lions attaquent une femme. Ils la déchiquètent en morceaux et la saisissent de tous côtés. Je m’identifie à cette femme et à la cruauté qui s’abat sur elle, mais j’ai aussi de la sympathie pour l’image double du lion. Symbole de pouvoir et pourtant victime de ses désirs, de son destin. Je ne peux pas lire ce dessin comme une forme de bestialité, mais plutôt, je vois le lion comme le mâle dominant. Je ressens la douleur du corps mis en pièces, je lis le désespoir sur son visage. Dans chaque dessin, d’autres « blessures » surgissent. Des blessures qui transcendent la douleur physique. Des maux spirituels, qu’il ne peut faire comprendre qu’à travers l’évocation de la douleur physique. Le lion, roi des animaux, mord avec des dents semblables à une « couronne dorée ». En un dessin, il nous regarde avec désespoir, comme s’il implorait notre pardon, esclave de lui-même. Dans un autre, il est le plus puissant, debout sur ses pattes arrière avec le membre dressé, dévorant la femme. Dans une autre série de La Dame aux lions, 1996, je vois la femme pressée contre le sol alors qu’elle se fait violer par un lion à sept queues, comme un candélabre à sept bras. Ici le lion recouvre une autre signification.
Pour moi, le lion a quelque chose de « divin ». La femme devrait se considérer comme bienheureuse. Je la compare à la mystique espagnole Thérèse d’Avila (1515–1581) qui donne une description douloureusement réaliste de ses extases religieuses. « [Cette lance] il m’a semblé qu’on la faisait entrer de temps en temps dans mon cœur et qu’elle me perçait jusqu’au fond des entrailles; quand il l’a retirée, il m’a semblé qu’elle les retirait aussi et me laissait toute en feu avec un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle me faisait gémir; et pourtant la douceur de cette douleur excessive était telle, qu’il m’était impossible de vouloir en être débarrassée. » Il ne s’agit pas d’une douleur physique mais spirituelle, bien que le corps, dans une certaine mesure, y ait part... même dans une importante mesure. J’estime important de citer les paroles de la mystique car elle m’a permis de voir ces dessins sous une lumière différente. Je change Dieu par Satan. Je compare la pénétration de la femme par le puissant lion à la flèche de l’ange. Pas de douleur spirituelle sans douleur physique, visible et tangible dans chacun des dessins.
Parasiet, 1997 Les blessures légères sur le corps féminin de la série La Dame aux lions, 1996, me rappellent la série des dessins que j’ai faite à la même époque : Parasiet, 1997. J’étais enceinte de mon premier fils. Je les ai faits alors, mais ne les avais jamais compris, je le réalise maintenant. L’agitation et le doute que j’expérimentais pendant que l’enfant grandissait à l’intérieur de moi doit avoir provoqué ces dessins. Prise de conscience que quelque chose se développait en moi qui n’avait pas encore d’image distincte. Une croissance irréversible qui me faisait me demander où cela allait me mener.
Les larges corps montrent des ventres enflés, recouverts de blessures Sept signifie la complétude, la perfection, superficielles d’où se déploie un puissant l’aboutissement d’un cycle. Le nombre 7 parasite ressemblant aux racines d’un dans la Bible est symbole de pouvoir. lierre. Seulement, ici, les racines sont Toutefois, sept est aussi le nombre de Satan, rouges, comme des veines pleines de sang, qui l’utilise dans une tentative d’imiter la recouvertes de petites aiguilles acérées, perfection divine. qui semblent vouloir s’attacher à n’importe 003
quoi, n’importe où. Ensemble, les parasites sont si forts qu’ils font chuter le corps, pour s’ancrer dans le sol, s’unir avec la terre. Ils sont bien plus forts qu’un seul corps peut l’être. Le corps comme terreau, comme nourriture pour un parasite incontrôlable. Dans mon subconscient, l’enfant ne grandissait pas en moi, mais de moi. Probablement pour que je puisse le contrôler et l’élaguer là où cela était nécessaire.
The Wound, 2011 Dans la série de dessins The Wound, 2011, j’ai dessiné la blessure comme quelque chose d’informe tandis que je cherchais à donner une forme à la douleur. La douleur spirituelle, qui ne peut jamais exister d’elle-même, mais qui toujours s’écoule sous forme de douleur physique. Le profond rouge foncé pour le sang, le dessin au crayon au-dessus, comme redessinant la blessure en un autre endroit. Les parties noires du dessin, travaillées et retravaillées au point de destruction, comme des trous noirs dans lesquels tout savoir disparaît. L’échelle exagérée de la blessure, recouvrant la feuille entière, montre la blessure dans des proportions surhumaines, impossibles à contenir dans les limites du corps. La blessure également comme quelque chose de positif. La souffrance qui succède à l’accouchement purifie la blessure. Nous laissons ceux qui nous sont chers panser nos blessures, dont les cicatrices sont le souvenir visible.
Romeu, « my deer », 2010–2011 Ma lecture du mythe de Diane et Actéon par Ovide a inspiré ces dessins. « Que n’a-t-elle à la main et son arc et ses traits rapides ! À leur défaut elle s’arme de l’onde qui coule sous ses yeux; et jetant au front d’Actéon cette onde vengeresse, elle prononce ces mots, présages d’un malheur prochain : “Va maintenant, si tu le peux, te vanter d’avoir vu Diane dans le bain.” Elle dit, et soudain sur la tête du prince s’élève un bois rameux; son cou s’allonge; ses oreilles se dressent en pointe; ses mains sont des pieds; ses bras, des jambes effilées; et tout son corps se couvre d’une peau tachetée. 004
À ces changements rapides la déesse ajoute la crainte. Le héros de Thèbes s’enfuit; et dans sa course il s’étonne de sa légèreté. À peine dans une eau limpide a-t-il vu sa nouvelle figure : “Malheureux que je suis !” voulait-il s’écrier ; mais il n’a plus de voix. Il gémit, et ce fut son langage. De longs pleurs coulaient sur ses joues, qui n’ont plus leur forme première. Hélas ! il n’avait de l’homme conservé que la raison. » Le mythe s’achève sur un drame. Actéon, incapable de produire un son humain est mis en pièces par ses propres chiens qui ne reconnaissent plus leurs noms. Le brame d’Actéon est celui d’un cerf traqué. La métamorphose du cerf est un paradoxe: sa majestueuse ramure séduit la forêt toute entière mais le marque aussi en le conduisant à une mort inévitable. Les immenses bois, particulièrement, ont été ma principale source d’inspiration : la force nécessitée pour les porter, pour fuir avec eux à travers la forêt, suivie de l’humiliation de leur perte, année après année. Dans les dessins de Romeu, « my deer », 2010–2011, j’explore les nombreux états de la passion. Les bois, ultime symbole de séduction, incarnent aussi la destruction. Ils sont attachés à votre corps, ils croissent à partir de votre corps, prenant d’infinies proportions qui vous empêchent de vous tenir droit. Les bois se transforment en branches, en racines, s’efforçant de retourner à la terre, vous maintenant au sol, vous dominant, vous domptant.
La lutte de Romeu avec les bois s’est changée en une performance de danse spontanée. Oubliant à quel point les bois étaient fragiles, le danseur les a brisés à la fin, « accidentellement », nous laissant tous abasourdis. C’était la seule fin possible de la performance. Un autre extrait d’Ovide éclaire encore davantage la relation entre Eros et la violence qui s’exprime dans les dessins. « La montagne était imprégnée du sang de divers fauves abattus ; déjà le milieu du jour avait contracté les ombres des choses et le soleil était à égale distance de ses deux bornes, lorsque la voix paisible du jeune homme du pays des Hyantes hèle ses compagnons de chasse, dispersés dans des coins écartés. “Mes amis, nos filets et nos traits sont trempés du sang des bêtes, notre journée a été assez comblée. Demain, sur son char couleur de safran, une autre Aurore ramènera la lumière, nous reprendrons notre tâche. En ce moment, Phébus, au centre des extrémités de la terre, fend le sol des campagnes de ses chauds rayons. Faites une pause maintenant, et relevez les filets noueux !” » L’idée ultime du bonheur selon le chasseur. Avoir attrapé tout ce qu’il y avait à attraper. La victoire. Suivie par le besoin de se reposer, de se nettoyer et de faire le vide. L’aspiration à la pureté s’oppose totalement au précédent désir de destruction, mais c’est la seule réponse. Berlinde De Bruyckere
J’ai demandé à mon modèle, le danseur Romeu, d’adopter différentes poses avec les bois réalisés dans une cire cassante; d’exprimer dans ses mouvements la fragilité des bois, son désir de s’y accrocher et cependant dans le même temps de les arracher, sachant que ce symbole de séduction causerait sa chute finale. Une passion aussi grandiose vous consume. Et cependant, vous n’avez pas le choix. Exclure la passion revient à se castrer, à priver l’homme de l’un de ses besoins les plus profonds : le désir d’aimer et la souffrance que cela implique. Mes dessins expriment notre incapacité à contrôler nos passions.
1 2
005
Philippe Vandenberg, On his way in a cage is a man, his hands red, manuscrit, lecture pour la Foundation of Psychoanalysis and Culture, 17 octobre 1998, Bruges. Ibidem.