LES SEPT CHEMINS VERS UN SAINT SÉPULCRE
Le monde est un 'lunapark' (et Dieu y tient la baraque de tir). Et le peintre regarde: la montagne, la mer, le sang, Dieu et son ange, le feu, l'amour, le paradis, l'angoisse, la chute, le désir, le rocher, le chemin, la plaie, l'âme, la tempête et le navire. Et il voit: la montagne dans la mer, l'eau est sang, le rocher est feu et l'ange tombe, Dieu est caché et le paradis est égaré, le navire dans la tempête, l'amour est désir et l'angoisse est une tenaille, la route est pleine de bosses, la mort nous souffle dans le cou, la plaie est toujours fraîche et l'âme, eh oui, l'âme ... et il pense: le monde est un lunapark, chaque baraque offre une tournée et rien n'est ordinaire; et il peint le lunapark en grinçant un peu des dents et il pense: quel tas de fouillis ici et Dieu se cache-t-il derrière tout ça? Et le peintre pense: peignons l'antichambre des choses pendant que nous fouillons dans la pièce arrière à la recherche de ce que nous avons perdu il y a longtemps, longtemps, tellement longtemps que nous ne savons plus ce que c'était, ce que c'est, même où cela se trouve et nous le nommons: mystère et sa quête nous sauve déjà un tout petit peu et extirpe nos petites pattes hors de la boue, plus près de Vous, plus près de Vous? Vous? Qui êtes-Vous? Et dans ce fouillis où Vous a-t-on égaré? Et le peintre pense en lorgnant vers le grand trou noir qu'est son âme: quelles questions pouvons-nous poser? Et le tableau répond, toc! et comment? Et le peintre regarde, ennuyé, et Dieu baille caché derrière tout cela; et le peintre regarde la toile et y voit la représentation de la question indicible et le peintre pense: peindre la question impossible est comme marcher sur la mer: il faut aller jeter un coup d'oeil au-delà de l'horizon! Le tableau est un rongeur: il ronge le peintre qui ne le peint pas, et il ronge le peintre qui le peint. Le tableau vise le peintre comme le chasseur vise le lièvre et le chasseur ne montre son visage qu'après la chasse, sortant des fourrés sombres et humides. Le tableau est donc un rongeur et le monde un lunapark et le peintre alors? Un petit nuage noir plane au-dessus du peintre, s'est-il évaporé du peintre? de son humeur grinçante? ou ce petit nuage lui a-t-il été envoyé, oui offert par le Très-Haut? En tous cas il ne parvient pas à s'en débarrasser, le petit nuage demeure, même après avoir déchargé sa pluie noire sur le peintre; le tableau est un rongeur, le monde un lunapark et le peintre? Le peintre est l'homme sous le petit nuage noir. Et le peintre se promène le long de la mer et il pense: ceci n'est pas la mer; et la mer bave un peu à ses pieds et il pense: non, ceci est le derrière de l'infini, une larme de l'ange déchu, un spasme humide avant la grande naissance, etc ... et il réfléchit et il peint la mer, et il pose son pinceau et regarde la toile: la toile est vide à l'exception d'une longue ligne horizontale qui la divise en deux et derrière laquelle l'infini du mystère ricane en lui tirant la langue. Et le peintre, qui est un homme et donc nu, dit: donne-moi une certitude, je suis le peintre et le peintre peint sûrement; et la toile lâche un profond soupir et lui sert une fois de plus toutes ses incertitudes, rangées avec ordre.ou négligence - cela ne fait aucune différence - à l'intérieur de
son carré de toile; et il lui dit: peindre est la certitude de pouvoir montrer l'incertitude; et le peintre pense: oh mon Dieu, suis-je donc tout seul ici? Et la Mort, cette unique et banale, se tient derrière ou aux côtés du peintre qui peint et elle tripote la couleur carmin de son petit doigt osseux; cela énerve le peintre et un peu irrité il lance des remarques: ceci n'est pas de la crème antirides et ne souffle pas ainsi dans mon cou et j'ai trop peu de temps et ... ; et la Mort, lui caressant l'entre-jambes en gloussant, soupire: ah mon chéri, trop peu de temps ... ne fais pas le difficile, un doigt à moi dans la peinture la fait trembler sur la toile. Et le peintre dit: je prends le chemin du peintre: une route à quatre bandes merveilleusement pavée et aussi large et aussi vide que le cœur de Dieu; d'un geste ample il s'en va et ne remarque pas le tourbillon qui J'entraîne et la grand' route devient rapidement un petit chemin et le petit chemin rapidement un sentier envahi par des herbes, des branches et de la racaille et le peintre est perdu et dans une impasse et il s'écorche la peau aux nombreuses épines et il chipote avec sa peinture et ses toiles se déchirent comme sa peau et furieux il peint sur la toile: un gros rat; et Dieu rit et dit: voilà qui est de l'humour, parfois je suis une grand' route parfois un sentier épineux. Et le peintre pense: ce qu'il faut c'est réaliser la toile de et sur le grand désir et la toile de et sur la grande horreur et tout ce qu'il y a là-entre, c.à.d., cela fait beaucoup; trop pour le peintre et désespéré il met ses couleurs et ses pinceaux de côté et sur la petite toile déjà salie de sa grande écriture pointue il écrit au fusain les lettres: désir, et sur une autre petite toile également maculée: dégoût, et place ces deux petites toiles côte à côte et regarde et pense: c'est peut-être déjà plus que suffisant, peut-être c'est déjà trop; peut-être, peut-être, peut-être est un grand machin. Et on vous demande: connaissez-vous le rêve du peintre, le rêve de la grande disparition? Et voyez: le peintre se morfond devant la toile blanche, et puis, enfin, pose ses pinceaux, se déchausse de ses bottines tachées de peinture et pénètre en chaussettes dans la toile blanche comme vous pénétreriez dans un miroir, et le blanc se referme sur lui comme une flaque de lait; et voyez, la voilà, la simplicité qu'il a cherché depuis tellement longtemps. PHILIPPE VANDENBERG, 1995