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Patrick Van Rossem Philippe Vandenberg et la route du dessin artistique, la route de l'homme 'Le véritable problème: c'est la confrontation avec la matière. Que faire avec elle? Comment la traduire en lumière? (...) Notre souffrance provient, non seulement de la blessure humaine, mais surtout du tiraillement qui nous habite, entre la matière et l'esprit. Comment ne pas tomber dans le piège de la matière? (...) Il arrive qu'elle me fasse peur. D'où mon grand amour pour le dessin. La matière y est réduite, d'office, au minimum.'1 Philippe Vandenberg Philippe Vandenberg était en première instance peintre; un choix né par nécessité, un choix aussi parce qu'il semblait être le seul valable: 'Mais à défaut de toute autre activité humaine dont je serais capable, j'ai été obligé, je m'oblige à endosser l'habit d'artiste, c'est-à-dire, à extérioriser la vision du peintre que je suis.'2 La pression qui le conduisait vers la peinture était sans plus de nature existentielle. L'art procurait à Vandenberg - à son esprit fragmenté, agité et nomade - une unité, des points et des piliers de refuge. Dans son journal il écrit:'L'homme en pièces n'a qu'une solution, qu'une obsession: se refaire entier; pour le peintre - pour moi - ce sera par l'unité de l'image, du signe, de la toile.'3 Sur un de ses dessins (2009) il note: 'Brisé. La seule chose que je tente c'est de me repeindre moi-même en entier.' Cette dimension cruciale a échappé à fort peu d'auteurs. Au fait ce devint la perspective par laquelle on analysait son oeuvre. Parfois elle rendait aveugle et le 'non-voir' faisait alors partie de sa réception institutionnelle. L'aspect existentiel et l'approche biographique de l'art souffrent depuis longtemps de fatigue discursive et se retrouvent, oh ironie, eux-mêmes dans une crise existentielle. Ils rencontrent l'ennui et découragent, au lieu d'attirer. Mais l'obstination avec laquelle l'aspect existentiel et biographique continue à apparaître dans l'art, la présence réflexive - parfois furieuse - qui les caractérise, indique au moins que le cadre et la réalité sont souvent étrangers l'un à l'autre. (ill. p. 74)

Il se peut que cette aliénation était le sujet artistique de l'artiste allemand Martin Kippenberger (1953-1997), un contemporain et âme soeur de Vandenberg. Tous les deux avaient une image fort semblable et pessimiste de la société et de l'homme. Vandenberg est moins cynique mais il avait par exemple la même obsession terrifiante de l'erreur et de la mort. L'oeuvre de tous les deux est imbibée de la hantise de l'échec et de préoccupation pour la souffrance. L'affinité la plus surprenante - qui s'extériorise de façon différente - est le vide de sens qui colorie leur talent artistique. Ceci va de pair avec leurs pensées fatalistes sur le potentiel social de l'art mais aussi avec la peur de l'échec qui les hantait parfois. Vandenberg écrit: 'Il existe une douleur de peindre: la peur, le doute,, la panique, le rongement, la hantise de ne pas être capable de venir à bout des exigences de la toile.(...) Je peins de ratage en ratage, d'espoir en espoir.'4 Kippenberger ne voyait pas d'autre solution que de se réincarner comme l'image burlesque et stéréotypée de l'artiste maudit et souffrant. Il le faisait en partie afin de se distancier de ses collègues contemporains néo-expressionnistes allemands, et en partie afin de trouver sa propre position par un détour vers la farce cynique: via un corps (pictural), endommagé par la raison conceptuelle et la notion que le soi-même authentique et original n'existe plus. Vandenberg aussi emploie le cynisme pour commenter sa propre position d'artiste. Ses dessins de style cartoon sur la problématique existentielle de Vincent van Gogh (ill. p. 73) sont à première vue des évocations de couleur aérée devenues des clichés entre-temps. Mais par association avec son approche existentielle ce sont aussi des évocations cyniques sur le fait que ce 'type'


d'art est non ou oui pertinent. Pour Philippe Vandenberg on ne pouvait pas le réduire à un choix ou une mode. Il continuait à être séduit aussi bien par l'authenticité que par la recherche de l'image ultime qui pouvait exprimer de manière authentique son expérience et la perception de son temps. L'artiste menait un combat de titans, marqué par une relation de haine et d'amour, imprégnée aussi par le doute. L'image ultime, l'image qui pouvait au mieux donner l'expression du temps où il vivait et donc à son effroi de et à sa fascination pour la destruction humaine et la souffrance qui en résulte, semblait toujours plus difficile à atteindre. L'image de l'homme et la vision du monde de Philippe Vandenberg était carrément culture-pessimiste. Elle était continuellement nourrie par des actes de destruction, souffrance, guerre, vandalisme, égoïsme et par le manque d'humanité, d'empathie et de tolérance perçus par lui. Dans ses carnets de croquis et de dessins on trouve d'innombrables évocations écrites et dessinées qui évoquent l'horreur nazi, les conflits atroces entre les Palestiniens et les Israélites, la tyrannie de Fidel Castro, meurtres, génocide, viols, tortures, exécutions et autres cruautés inhumaines infligées pourtant par des humains. (ill. p. 68) Cela ne nous étonne donc pas que Vandenberg était enthousiasmé par le roman Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline (1884-1961), où l'idéalisme se teint de noir, où le monde est représenté comme un abattoir et où la vie est de tout temps marquée par la mort. Vandenberg note sur un de ses dessins: 'le gâchis misérable nommé vie' et 'nous sommes tous des assassins'. Céline écrit: 'Je ne peux m'empêcher de mettre en doute qu'il existe d'autres véritables réalisations de nos profonds tempéraments que la guerre et la maladie, ces deux infinis de cauchemar.'5 Vandenberg cherchait l'image qui pouvait le mieux représenter ce cauchemar. Mais il se rendait fort bien compte que l'image ultime n'existe pas et ne peut être créée. Tout idéalisme si jamais il existe - est d'avance voué à l'échec. En effet l'image ultime n'existe pas. Elle existe approximativement, elle est relative, par rapport à la recherche et le désir de la trouver. Vandenberg parle de 'la lutte pour la peinture irréalisable'.6 C'est une belle métaphore pour l'inaccessibilité d'un monde plus humain. Peut-être est-ce aussi la raison pourquoi 'la route' est un sujet iconographique, thématique et visuel important dans ses dessins et peintures. Mais quelle voie est la bonne? L'impossibilité labyrinthique de cette question la rend intéressante. Philippe Vandenberg écrit: 'La voie du peintre est sinueuse comme un serpent, ramifiée comme les veines.'7 La recherche est une quête presque absurde et même dangereuse, mais pour Vandenberg aussi essentielle. L'artiste n'est plus l'artiste divin, l'artiste absolu qui démontre la voie et ouvre les yeux des gens de manière géniale. Tout comme ses semblables postmodernistes il n'est pas certain de la voie à suivre, ni des objectifs à atteindre ni des chances de succès. Continuer signifie explorer sans cesse. Cela nous rappelle le témoignage illustre à la fin du roman L'innommable (1953) de Samuel Beckett, pour qui Vandenberg avait une grand admiration: On doit prononcer des mots, aussi longtemps qu'il y en a, on doit les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'il me disent, peine étrange, faute étrange, on doit poursuivre, c'est peut-être déjà arrivé, ils me l'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté au seuil de mon histoire, avant que la porte s'ouvre sur mon histoire, cela m'étonnera, si elle s'ouvre, ce sera moi, ce sera le silence, mais je suis, je ne sais pas, je ne saurai jamais, dans le silence on ne sais pas, on doit continuer, je continuerai.'8 Poursuivre malgré l'impossibilité de continuer et ceci avec la connaissance que nous sommes prononcés, que les mots nous trouvent avant que nous ne les trouvions. C'est l'homme sans certitude, qui attend, sans but ou destination et privé de sûreté raisonnable. Ceci rejoint également ce que Vandenberg déclarait au sujet de la peinture: '(...) je ne suis capable de rien d'autre que d'attendre la peinture. (...) Je ne suis pas libre, je ne choisis pas la peinture, c'est la peinture qui me cherche.'9 Echouer fait donc inévitablement partie de l'existence de l'artiste: 'Il faut peindre non à cause de, mais malgré.'.10 L'artiste peint malgré l'objectif


impossible à trouver l'image ultime - une métaphore aussi pour l'impossibilité de réaliser un Eldorado - et malgré la certitude d'échouer: 'C'est donc toujours raté, parfois à peine, mais raté quand même. Et ce sont justement ces parfois à peine, parfois presque qui font que je m'acharne à continuer mes tentatives. Est-ce l'espoir qui me pousse? Je ne crois pas. C'est plutôt l'angoisse.'11 En tant qu'artiste dont le but de la vie était de redéfinir et d'actualiser la peinture comme médium et langage, Vandenberg se tourna surtout dans la direction de peintres qui soulignaient le corps matériel de la peinture. Ainsi il se plaça dans un biotope concernant l'histoire de l'art, formé par des artistes qui avaient réussi à donner une attention particulière à la qualité matérielle de la teinture sans la laisser dominer pour autant. Il trouvait que la matière n'était après tout qu'une saleté problématique.12 Vandenberg cherchait des précurseurs artistiques qui parvenaient à délaisser la substance picturale pour la perception sensorielle de l'image. Il se demandait: comment peut-on transformer la matière en lumière? Comment peuton unir de façon harmonieuse et précaire le corps et l'esprit, le sentiment et le savoir? Il trouvait la réponse dans l'art de Tiziano Vecelli (1487-1576), Francisco José de Goya y Lucientes (1746-1828), Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), Gustave Courbet (1818-1877), Vincent van Gogh (1853-1890), James Ensor (1860-1949), Lucian Freud (19222011) et autres... Dans ce contexte il serait intéressant d'associer l'art de Philippe Vandenberg aux oeuvres d'artistes partageant les mêmes idées et qui positionnent leur expérience picturale abstraite , figurative ou les deux - dans des traditions similaires. Ou bien à l'oeuvre de quelques artistes contemporains qui tout comme lui préfèrent un style viscéral, qui recherchent et expérimentent la relation entre l'abstrait et le figuratif, qui favorisent un coup de brosse plus excentrique et empirique et/ou des thèmes culture-critique. Ici nous pensons à Philip Guston (1913-1980). Vandenberg connaissait bien son ouvre et en 2000 il dessina La dépression de Philippe Guston. Tout comme Guston, Vandenberg était influencé par l'art de James Ensor. Ils y retrouvaient un mélange de couleurs expressif, un idiome de cartoon et une prédilection pour la confrontation du figuratif avec l'abstrait. Tous deux semblent avoir adopté l'habitude d'Ensor de représenter des têtes et des figures caricaturales devant un fond blanc. Les deux artistes ont aussi peint ou dessiné des évocations de et des commentaires sur leur propre art et sur l'art en général. Ce qui est remarquable c'est que Vandenberg et Guston vers la fin ont employé de plus en plus le noir comme toile de fond et comme contours des personnages. Il existe aussi des parallèles avec des artistes par qui il n'était pas nécessairement influencé. Nous pensons ici aux têtes peintes de Frank Auerbach qui semblent être moulées dans la matière (1931). Vandenberg peignait aussi souvent des têtes, tels que les portraits de Ulrike Meinhof, Arafat et divers prophètes, faisant partie ou émergeant ou prisonnier de la matière. Il y a beaucoup de similitudes, parfois frappantes, aussi bien de style que de thème, entre l'oeuvre de Vandenberg et de l'artiste américaine Susan Rothenberg (1945). Les deux artistes explorent le potentiel qui réside dans la rencontre du figuratif avec l'abstrait, ils préfèrent un fond blanc avec une texture riche, et leur figuration est parfois plus linéaire et parfois plus plastique. Tous deux préfèrent représenter des humains: l'homme en relation avec l'animal, ainsi que la représentation du corps émietté et souffrant. Tout comme le jeune artiste Jonathan Meese (1970,) Vandenberg réagit dans son oeuvre sur la destruction , le sadisme et la nature perverse du monde environnant. Ici aussi nous trouvons, à côté des différences multiples, certaines similitudes, notamment dans les peintures de fin des années quatre-vingt, lorsqu'il usait d'un style plus expressif, presque primitif et enfantin, avec des tons clairs, des peintures remplies de figures de dessins animés. (ill. p.61) L'artiste associait le corps pictural à sa propre existence corporelle et à son ambition de maîtriser les pulsations envahissantes du psyché humain. Vues dans cette perspective, ses


tableaux peuvent être considérées comme des incarnations picturales modérées du drame et de l'horreur. Dans la peinture artistique ces drames se manifestent souvent comme des scènes narratives ou des représentations dans un style rude et linéaire. Ils se profilent comme des fléaux apocalyptiques, comme des tatouages terrifiants et étranges dans la peau peinte.(ill. p. 60) Ce qui se passe sous la peau, dans la substance amorphe, est effrayant: 'La hantise de ce qui se passe derrière la peau de la peinture. Scruter l'invisible mais éblouissante présence derrière la matière peinture.'13 Dans son discours le peintre revenait souvent sur des métaphores du corps pour caractériser la peinture et son art. Il rejoint l'observation de Richard Wollheim, Historien de l'art, en 1978: 'La peinture est un fût, tout comme un corps.'14 L'art de la peinture, et en particulier la peinture à l'huile, est capable par sa matérialité, de représenter la profondeur picturale et la tactilité du corps de manière métamorphique. L'observation de Wollheim n'est pas basée uniquement sur des tendances abstraites, la peinture figurative peut également, par l'entrelacement et la transparence des couches picturales, acquérir une qualité organique visuelle qui évoque le corps sensible et affectif. Nous retrouvons cette idée chez Martin Kippenberger. Il a dit:'La tête comme complément du corps (endommagé)',15 où le corps endommagé est une métaphore pour l'impuissance picturale, pour l'impossibilité de reproduire les perceptions incarnées et l'existence. la tête en était le témoin et la raison - conceptuelle et stratégique - devait protéger l'artiste d'un retour naïf vers une représentation démodée. Philippe Vandenberg de son côté a souvent loué les 'blessures peintes' infligées par Vincent van Gogh16; il a aussi exprimé son admiration pour les 'charmes charnels' de Ingres, et appelait le tableau raté un cadavre qu'on traîne.17 Il considérait l'art, tout comme Georges Braque, comme une lésion: 'L'Art est une blessure qui devient lumière.'18 La question principale semble être: 'Comment peindre la chair en faisant oublier sa matière et, en même temps, en accentuant sa fragilité, ses plaies, son érotisme, sa luminosité...' 19 Comment pouvons-nous spiritualiser la matière sans désavouer le corps? Dans ce contexte l'art du dessin reçoit un rôle spécial. Il surpasse souvent le statut de croquis ou d'esquisse et forme plutôt le squelette autour duquel se développe le corps pictural et où le corps se procure l'oxygène lorsque la peinture hésite. Dessiner, la voix silencieuse. 'Chaque jour il regardait pour la dernière fois. Il enregistrait la dernière image du monde.'20 Philippe Vandenberg Les questions que Philippe Vandenberg pose dans ses peintures ne sont pas différentes de celles qu'il pose dans ses dessins. Mais, dit-il, elles sonnent plus fort dans la peinture.21 Le dessin peut être considéré comme la voix silencieuse de son oeuvre. Il dessinait tous les jours. Depuis le début il a dessiné et ce fut sa toute première action significative de création, presque mythique: 'Mon premier acte d'insurrection était mon premier dessin'22 et 'J'ai commencé à dessiner afin d'échapper à l'oppression de l'existence quotidienne. Dessiner me soulageait et m'apportait aussi une sorte de protection.'23 Il y trouvait une 'soupape d'échappement' qui lui permettait de traduire l'agitation quotidienne dans des images 'rédemptrices', 'réconfortantes' et 'enchanteresses'.24 Dessiner est comme un flux de pensées libre, un processus tout à la fois conscient et inconscient d'où naissent de nouveau thèmes, motifs, compositions, préoccupations et scènes. Parfois il les traduit en peintures, parfois ils n'existent que dans le dessin et des séquences narratives pleines de cruauté, d'humour sinistre et d'épouvante abjecte se forment.(ill. p. 63) Dans la masse de dessins, souvent encore classées par ordre chronologique, nous rencontrons des moments de grande créativité et une exploration absolue, presque passionnée, de voies


fraîchement découvertes. Il y a aussi des moments où l'artiste cherche sans trouver de solution satisfaisante, où il devient destructif et recouvre des représentations sous un enchevêtrement de lignes gribouillées ou de taches noires. Beaucoup de dessins sont inachevés et ont une suite dans les pages suivantes. Parfois les séquences sont courtes et interrompues par des conceptions toutes neuves et différentes. Certains motifs visuels réapparaissent, parfois après des mois ou des années, pour être insérés dans une nouvelle représentation figurative ou pour disparaître rapidement. Souvent on y rencontre des paroles, des pensées écrites, des exclamations ou des textes entiers. Le mot et l' image sont une extension l'un de l'autre et parfois le mot devient dessin. Ceci fonctionne comme une demande en relation avec l'image, comme explication, titre, commentaire cynique ou peur exprimée. Vandenberg répète souvent les mêmes scènes avec un minimum de changements et ceci d'une manière presque automatique. Cela se rapporte à une impasse créative, où il emploie la répétition afin d'exorciser et forcer un moment inerte. En approfondissant les idées du philosophe Henri Bergson, Gilles Deleuze a écrit en 1983: 'Nous pouvons donc dire que des objets appartenant à un système clos peuvent être réunifiés par le mouvement à un système de durée ouverte et que la période est réunie avec les objets dans le système qu'elle essaye d'ouvrir.'25 La répétition est un mouvement où on cherche la différence, le changement ou une sortie de l'impasse. Dans la récitation continue il faut un changement, sinon il ne reste que la mort. Vandenberg cite: 'La mort commence dans la répétition qui n'apporte plus de nouveauté, qui n'invite plus à l'aventure.' 26 Nous retrouvons cette aventure du dessin dans ses cahiers de croquis et de dessins depuis 1982. Et cela continue sans interruption jusqu'à la mort de Philippe Vandenberg en 2009. Dans les plus de vingt-cinq ans qu'il dessinait, il a développé une signature qui a trouvé maturité aux environs de1996. Depuis ce moment on détecte une grande unité dans son oeuvre, aussi bien sur le plan thématique, figuratif que stylistique. Cette période s'étend jusqu'en 2002/2003. Depuis ce temps l'artiste explore de façon intensive et répétitive toutes sortes de motifs abstraits. Pour la plupart du temps il remplit des pages entières de lignes, cercles, croix gammées, cubes ou formes entrelacées. Il préfère des coloris clairs, des tons lumineux et des contours ténus. Pourtant il a une préférence marquée pour le figuratif. Cela se remarque, même dans ses dessins abstraits. L'interaction entre les lignes ou les surfaces peut facilement être liée au thème de la route, la recherche d'une impasse, le labyrinthe. Les compositions de swastikas parlent pour soi. (ill. p. 62) En 2005/2006 l'artiste se tourne à nouveau vers la figuration et sur la reproduction de l'homme en particulier. Les dessins de cette période portent pourtant souvent des remarques sombres: 'Il me faut capituler'; 'Il me faudra apprendre à vivre avec trahison'; 'Ma douleur de demain je l'ai consciencieusement préparée aujourd'hui'; 'La solitude est une baignoire'; 'Nous sommes tous des assassins'; 'Camping Endlösung'; 'Je n'ai plus de muse'... Ici gît la peur pour une impasse créative et la futilité d'être un artiste. Nous retrouvons ce thème dans ses dessins. En 2008 l'artiste crée le dessin Ceux qui ne dessinent plus. Le dessin, réalisé en de fines lignes de graphite, où six artistes sont superposés en deux rangs de trois - la systématique géométrique est une relique de sa période abstraite. Ceux qui ne dessinent plus sont accrochés à leur siège, ensanglantés. Ils ont été poignardés et pendent écroulés sur la table de dessin. Cette représentation peut aussi être mise en rapport avec la hantise d'échec écrite et dessinée de Vandenberg. Son oeuvre est imprégnée de et formée par cette angoisse et se place ainsi dans une longue tradition artistique, philosophique et littéraire occidentale. Ici nous songeons à l'art de Vincent van Gogh, Pablo Picasso, Alberto Giacometti, Jackson Pollock, Bruce Nauman, Martin Kippenberger et beaucoup d'autres. 27 En 2008 Vandenberg note en crayon de différentes couleurs neuf fois la phrase 'Je n'ai plus de muse' sur un de ses dessins. Nous voyons comment la muse s'enfuit en courant pendant que l'artiste reste assis devant sa toile où


est représentée une bombe à la mèche brûlante. La muse s'enfuit-elle parce que l'échec est irrévocable? Des représentations, dans lesquelles Vandenberg reflète sur l'art et la création de l'art, ne sont pas limitées à cette dernière phase. Les oeuvres les plus impressionnantes à ce sujet sont une série d'aquarelles faites en 1999. C'était une année où l'artiste a fait plusieurs autoportraits - ce qu'il ne faisait que rarement - liés à sa propre position d'artiste. Dans l'aquarelle Le pas lent du peintre nous voyons l'artiste, nu et fragile avec des jambes étirées, marchant avec difficulté, qui marche sur deux limaces. Dans une autre aquarelle, un portrait double de lui-même, l'artiste lèche la langue de son image réfléchie de façon narcissique. Ce dessin peut être interprété comme un témoignage de la confrontation avec son moi intérieur privé ou comme exorcisation de préoccupations narcissiques, qui compliquent la sublimation de la tragédie personnelle. Et l'artiste n'évite point la biographie. Sa vie amoureuse est souvent illustrée, ainsi que sa relation avec son père et sa mère. Même son combat avec la dépression, dont l'aquarelle superbe Le livre Xanax est la preuve, est visuellement présent. (ill. p.66) Philippe Vandenberg étale son penchant marqué pour l'aquarelle. Encore une fois, ceci prouve qu'il est en premier lieu un peintre. Sa préférence explicite des nus lui a permis d'introduire des nuances subtiles et pénétrantes dans les couleurs de la chair et du sang humains. Il avait ceci en commun avec l'artiste britannique David Austin (1960). En général les aquarelles sont d'abord dessinées en traçant une ligne ténue de graphite pour être ensuite remplie de couches de peinture à l'eau transparente qui soulignent la nature frêle du corps humain. Puisqu'il s'agit souvent de scènes horribles, dans lesquelles on tue, viole, torture, cela ressort encore plus. C'est l'homme physiquement fragile mais sans scrupules qui se jette lui-même et son prochain dans un cauchemar apocalyptique. L'aquarelle n'est pas l'unique matériel que l'artiste employait. Il existe une grande différence stylistique et iconographique entre les dessins avant et après 1996. C'est l'année où Vandenberg a utilisé du sang dilué. Ce sont donc des sanguines au sens propre du mot et leur importance est primaire. D'un côté peindre avec du sang est lié à son intérêt pour l'art comme corps pictural et d'un autre côté à son désir de réaliser un indice incarné et sensible de sa propre perception. Par contre les dessins sont aussi des émanations sanglantes de son image de l'homme et de la société. Ils joignent l'idée que répandre du sang est une réalité réciproque. Vandenberg peint des hommes pendus et torturés, des femmes attaquées et lacérées par des lions... Un de ses dessins représente un pied coupé juste au-dessus de la cheville par le bord de la page.(ill. p. 67) Il est dessiné d'une ligne toute fine de graphite. Seuls la cheville, le côté et les orteils sont coloriés de sang qui a tourné au brun. L'attention fétichiste pour le pied, son mouvement vers le bas et la couleur brune associent l'image à la fascination terrestre et humaine pour l'aspect physique et charnel. Cela nous conduit vers Georges Bataille: 'Un retour à la réalité n'implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu'on est séduit bassement, sans transposition et jusqu'à en crier, en écarquillant les yeux:les écarquillent ainsi devant un gros orteil.' 28 La métaphore est évidente. Selon Bataille l'homme est tenté bassement. Le corps et ses instincts émergent dans sa façon de regarder et dans ses actes, inévitablement et même jusqu'au cri. Et c'est précisément ceci - la frénésie- qui a eu le dessus selon Vandenberg. Il était persuadé que la vie humaine était marquée et dirigée par une impulsion destructive. Ce qui le mena à dessiner des scènes atroces. Après 1996 nous apercevons dans ses dessins surtout des meurtres, viols, suicides individuels ou collectifs, torture, castration et perversités sexuelles dirigées par Thanatos. Toutes ces cruautés ont leur origine dans ce que Vandenberg voyait. Il collectionnait articles et images dans les media où l'horreur de la guerre et du crime exultait. Au début des années nonante il intégrait parfois ces coupures dans ses dessins. Ces images au fait trahissent son indignation et son dégoût vis à vis de ces atrocités. En1997 il fait une aquarelle d'un visage de femme en pleurs, la bouche béante et la gorge tranchée. C'est l'image d'un immense désespoir.


Vandenberg fait des dessins et des aquarelles de femmes pénétrées par des cactus, des gens lacérés par des glaives ou des scies circulaires, des hommes et des femmes déchiquetés par des lions. Nous voyons des gens fusillés, violés ou torturés. Le suicide est un thème fréquent. Des hommes se tirent une balle dans la tête, se jettent devant un train, se pendent. Le thème de la castration fait régulièrement surface. Des images cruelles montrent comment des hommes crucifiés sont castrés à l'aide de couteaux. En 2000 Vandenberg dessine trois hommes castrés qui regardent les chiens avec leur membre entre les dents. La même année il réalise l'aquarelle Les porteurs de bites, (ill. p. 69) où les castrés, dans une attitude endeuilléé, portent leur membre sur le dos. Aussi le cynisme fait surface. Dans le dessin Les plongeurs (2000) (ill. p. 68) nous voyons comment les têtes de cinq hommes sont poussées sous eau par des soldats. Peut-être bien que Le livre le plus long (2001) (ill. p. 64) est un témoignage de la lutte de l'artiste avec ces atrocités? Nous y voyons deux têtes d'hommes face à face, sans doute des autoportraits. Les têtes sont reprises en graphite et en partie remplies et accentuées d'aquarelle. Des têtes échappent des poings fermés, exprimant soucis et discorde intérieure. Mais dans l'oeuvre nous ne voyons pas uniquement l'horreur. Nous y voyons aussi ce qu'il provoque. Deuil et consternation sont également des thèmes importants. dans plusieurs dessins nous remarquons comment les gens sont attristés et pleurent à cause de semblables massacrés et torturés. Les dessins réalisés entre1982 et 1995et les dessins figuratifs d'après 2005/2006 diffèrent au point de vue style de la période que nous venons de décrire. L'horreur est moins explicite, sans être absente. Au début les lignes sont fortes et les scènes chaotiques. Tout en dessinant Vandenberg détruit les silhouettes dans la composition. Certains dessins peuvent être apparentés au style de Cobra et surtout de Karel Appel. D'autres sont comme un clin d'oeil aux visages abstraits figés comme des masques de Pablo Picasso. En général les dessins de cette période sont un produit typique des années quatre-vingt. Certains rappellent le mouvement des graffitis qui infiltrait l'art en cette période. On retrouve également l'aspect cartoon que Vandenberg explore de façon intensive. Ceci revient dans une période ultérieure, où on remarque que l'introduction du cartoon affaiblit le ton sinistre des dessins. Le burlesque et le comique prennent le dessus. Dans certains cas les représentations ressemblent thématiquement et visuellement au royaume insipide des fées dessiné par Paul McCarthy (1945). Le grotesque peut aussi être expliqué par la fascination de l'artiste pour les peintures et dessins de Hieronymus Bosch et James Ensor. Ceci se révèle dans les oeuvres de Vandenberg basées sur des caractères de dessins animés, comme Blanche-Neige et les sept nains et aussi SpongeBob. Nous remarquons également des représentations caricaturales de crottes baladeuses (ill. p. 70) , de rats se masturbant, de Christ qui urinent, de crucifixions, de gras cochons abattus, et de l'artiste Van Gogh assailli par des dizaines d'hélicoptères... Durant cette période Vandenberg fit une série de représentations caricaturales basées sur le poème Le bateau Ivre de 1871 d'Arthur Rimbaud. C'est surprenant que dans cette phase tardive il emploie souvent le crayon de couleur et dans des tons vifs et saturés. Ceci,combiné à un style simple de cartoon, qui fait songer à des dessins d'enfants, fait que ces oeuvres se distinguent fortement, en thème et figuration, des aquarelles et graffitis. Bien que beaucoup de ses oeuvres aient encore toujours l'horreur et le vandalisme comme sujet, par exemple des voitures d'enfants attaquées par des militaires qui ferment des fosses communes, le changement de style, le choix d'un médium différent et les tons vifs pointent vers une stratégie différente. Les aquarelles et dessins présentent les scènes atroces de façon explicite avec focus sur une scène en particulier qui se trouve au beau milieu d'une page vierge pour le reste. L'espace blanc vide et indéfini accentue l'impact des corps couleur chair et des scènes sanglantes, jusqu'à la répulsion et l'aversion. Les dessins faits en crayons de couleurs sont plus schématiques, plus naïfs et même plus ludiques. Ils permettent plus facilement d'être regardés et sont plus abstraits par leur composition de pages entières et la répétition de figures et


scènes similaires dans un seul plan. Ce transfert de confrontation affreuse à une légèreté apparente est significative. La confrontation directe évoque inévitablement des sentiments d'indignation, compassion et contestation. La légèreté apparente par contre porte le caractère de provocation cynique. Elle semble inclure la question amère s'il est encore possible de changer quoi que ce soit, si l'homme aspire vraiment à une existence meilleure et plus humaine. Il est possible que l'artiste ait pensé que l'homme veut uniquement vivre en paix afin de se rouler dans un bonheur sans soucis, aveugle et sans issue. Peut-être pensait-il que le sadisme avait remplacé l'humain: Reviens Adolphe nous t'aimons (2009) est le titre cynique et provocant d'un dessin aux couleurs vives où Hitler fait sa salutation typique sur une plage tandis que les crématoires réduisent des restes humains en cendres. Au bas de la page nous voyons une foule de gens qui eux aussi portent le salut Hitlérien. Le titre est tracé en diagonale sur l'image dans des lettres capitales épaisses et roses. Détourner les yeux par cause de fascination Que l'homme - tout au moins certains et dans des gradations différentes - peut jouir en regardant la souffrance des autres est bien connu. Dans son livre Regarding the pain of Others Susan Sontag remarque que l'aspiration de voir des corps dans la souffrance est aussi grande que le désir de voir des corps nus. Cette conception n'est pas neuve écrit-elle. Dans Politea de Platon (380 a. JC) déjà l'attrait de corps mutilés sur le psyché humain est noté. Platon, selon Sontag, trouvait cette faim d' images qui montrent la souffrance, la dégradation et la mutilation toute naturelle, même si elle va de pair avec un conflit mental. Edmund Burke aussi, dans son Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful - Enquête philosophique sur l'origine de nos idées sur le sublime et la beauté (1757) a écrit que l'homme éprouve du plaisir dans les malheurs et la souffrance des autres. En 1814 William Hazlitt se demandait pourquoi les gens recherchent toujours dans les journaux des nouvelles sur des incendies épouvantables et des meurtres effroyables. La raison est à trouver, disait-il, dans la soif de la cruauté et du désastre. L'histoire de l'art dégorge d'images de cruauté et d'agonie. Il ne se passe pas un jour sans qu'un nouveau film ne sorte dans lequel on nous montre horreur, mort, mutilation et souffrance.29 Souvent, avance Sontag, tout objectif moral fait défaut dans ces images: 'Aucune dimension morale n'est liée à la représentation de cette atrocité. Seul la provocation: sait-on regarder? Il y a une satisfaction de pouvoir regarder ces images sans frémir. Il y a le plaisir de frémir.'30 Le tourment, écrit Sontag, est également représenté comme une forme de spectacle, comme quelque chose qui est contemplé par des spectateurs passifs. La passivité des spectateurs fait allusion à l'idée qu'on ne peut pas intervenir dans l'horreur qui s'accomplit. On peut compatir - même assouvir si on veut - mais arrêter cette horreur est impossible. Ces réflexions nous aident à mieux comprendre certains aspects des dessins de Vandenberg. Tout comme dans la série d'estampes Los desastres de la guerra de Goya - qui lui aussi l'inspira - les horreurs sont visées à nous choquer, nous réveiller, même nous blesser. Les dessins de Goya enlèvent au spectateur tout plaisir qu'on pourrait trouver dans la souffrance d'autrui. Ils suscitent la compassion pour les victimes et la rage envers ceux qui provoquent cette souffrance. Les images condamnent et sont le fruit d'un coup d'oeil consterné. Dans ce sens elles sont totalement opposées à celles qui font appel à notre soif de l'horreur.31 Elles sont le produit d'une profonde indignation morale, tout comme les images de Vandenberg sont le produit d'être choqué et d'un refus d'accepter. Mais ses dessins semblent aussi refléter la fascination contemporaine scopophile pour l'agonie et les scènes d'horreur abjectes. C'est sans doute sur ce point-ci que nous devons situer son mérite en tant que dessinateur et peintre.


Et c'est aussi en ce sens qu'il se distingue de Goya. Vandenberg a non seulement donné une image pénétrante d'une humanité odieuse, il a en plus réussi à confronter l'observateur avec sa propre fascination pour le sadisme pervers et mutilant. La nudité, les scènes sexuelles explicites et les perversités confrontantes attirent. Elles saisissent le regard cherchant la volupté mais dévoilent à l'instant la perversité du plaisir qui s'y cache. La convoitise rencontre le dégoût. Le plaisir rencontre le répulsion. L'attraction mène à l'aversion en fin de compte. Ce mouvement, dans lequel les pulsations impulsives de l'esprit humain rencontrent leurs désirs pervers mis à nu, peut être caractérisé comme un 'dompte-regard'.32 Cette notion fut introduite par le psychanalyste Jacques Lacan dans son analyse de l'implication de l'art de la peinture. Elle peut être étendue à l'analyse du dessin et autres images artistiques. La notion fait référence au pouvoir de la peinture d'apaiser le regard du spectateur. Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse Lacan écrit: 'Le peintre, à celui qui doit être devant son tableau, donne quelque chose qui, dans toute une partie, au moins, de la peinture, pourrait se résumer ainsi - Tu veux regarder ? Eh bien, vois donc ça! Il donne quelque chose en pâture à l'oeil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes. Quelque chose est donnée non point tant au regard qu'à l'oeil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt, du regard.'33 Selon Lacan la peinture peut délivrer l'oeil des tentations du coup d'oeil. Ces tentations trouvent leur racine dans 'le manque constitutif de l'angoisse de la castration'.34 C'est le manque qui fait en sorte que nous ne regardons jamais vraiment vers ce que nous voulons voir, puisque ce que nous voyons est dicté par le regard trompeur. Mais le regard a aussi un effet épuisant sur l'oeil selon le psychanalyste.35 La peinture cependant est capable, selon Lacan, de dompter le regard et de libérer l'homme du piège imaginaire créé par le regard.36 C'est en d'autres mots le 'dompte-regard', créé par l'art entre autres qui nous fait voir pour finir.37 C'est justement ceci que Vandenberg arrive à réaliser de façon si remarquable en donnant au regard ce qu'il cherche pour commencer mais en le confrontant ensuite sans pardon avec sa propre vie impossible. Vandenberg plonge profondément dans le psyché humain. Il nous sert une orgie déraillée. Une volupté fervente sans limites morales, un orgasme dominé par une passion mortelle. Sa couleur chair respire aussi bien la séduction que la destruction. Les images orgasmiques sont d'un caractère répugnant et attractif. Les dessins ont pour but finalement qu'on détourne les yeux; détourner les yeux à cause d'une indignation morale profonde sur le sadisme impitoyable qui se cache dans l'homme. Détourner les yeux aussi à cause du frisson, gêne ou consternation qui suit la fascination initiale pour l'horreur charnelle, l'implosion apocalyptique, la souffrance. La faillite d'un ordre symbolique - la faillite d'une culture 'Dieu est mort. Ce fait Universel pour lequel le sujet est prêt à sacrifier le noyau de son existence, n'est qu'une forme vide, un rituel ridicule, dépourvu de contenu substantiel, qui pourtant continue à prendre le sujet en otage.' 38 Slavoj Žižek La crucifixion du Christ est un thème commun des dessins et peintures de Vandenberg. Il partage sa préoccupation pour la passion du Christ avec d'innombrables artistes modernes et contemporains qui explorent, et continuent à explorer, le potentiel de ce tableau. C'est une des histoires chrétiennes les plus peinte dans l'histoire de l'art et dans les interprétations modernes elle a connu blasphème, angoisse, espoir et désillusion. Que Vandenberg s'est senti attiré par l'iconographie chrétienne et les histoires apparentées, est en partie du à son éducation et l'impact que ceci a eu sur sa vie d'adulte: 'Je me vois moi-même comme quelqu'un à qui Dieu manque. J'ai été profondément croyant durant ma jeunesse, cela m'a été inséré de force. Par


après j'ai compris que Dieu existe surtout par sa grande absence. Et maintenant je le considère comme définitivement absent, non comme inexistant, mais comme absent. Et il me manque. C'est un sentiment étrange.'39 Ce témoignage correspond à la citation ci-dessus de Slavoj Žižek au sujet de la mort de Dieu. La disparition de Dieu laisse chez ceux qui en laissaient dépendre leur existence vitale un vide comme une union éternelle. Žižek emploie le mot otage pour indiquer celui qui a perdu sa foi. Ce terme peut être employé dans l'analyse de l'oeuvre de Vandenberg. Un otage est quelqu'un qui est gardé prisonnier contre sa volonté. L'otage veut être libre mais est par le force des chose soumis aux lois dictées par un autre. Cet autre est selon Vandenberg la culture et le milieu d'où il sort et aussi son éducation. La foi chrétienne lui a été enfoncée. Il y est lié jusqu'au fin fond de lui-même. Etre conscient que Dieu a disparu, que cette force transcendante, qui représente l'espoir et l'humanité, ainsi que la promesse de rédemption et de grâce, n'est plus présente, doit l'avoir atteint profondément. Vandenberg était déçu d'un monde sans spiritualité,espoir et humanité. Après la disparition de Dieu il ne restait plus qu'une réalité crue et sans espoir. A son tour il devint l'otage de ses désirs vers ce qui avait disparu pour toujours, ou mieux, de sa recherche vers une alternative qui paraissait de plus en plus impossible. L'ordre dominant dans lequel il vivait, en était un, après tout, dans lequel - selon lui - régnaient le sadisme, l'inhumanité et la cruauté. Pénétrer dans cet ordre , dans cette société dépourvue de valeurs et d'objectifs humains, paraissait impossible: 'Je crois que tous ceux qui sont créatifs tentent de créer un certain ordre , mais un qui est différent de celui qui existe. Là commencent parfois les problèmes, il s'agit souvent d'un ordre qui ne convient pas dans le système régnant.'40 L'ordre - l'ensemble d'images et d'intentions - créé par l'artiste ne trouve point refuge dans l'ordre symbolique existant. Ceci se rapporte t'il au traumatisme du soi-disant 'artiste incompris'? Pas vraiment. Vandenberg ne se sentait pas mal- ou incompris. Mais il devait lutter contre une société qui selon lui était si confuse, présomptueuse et perverse que son art se trouvait devant une tâche titanesque, une entreprise presque impossible. Il se tourna vers le miroir et offrit à la société incroyante une image d'elle-même dans sa forme la plus explicite, tout ce qu'il ressentait à propos d'elle, ce qu'elle était selon lui et ce qu'elle avait atteint. Cette image réfléchie servait uniquement de transition, d'une voie vers le tableau ultime, qui, tout comme le Christ crucifié, porterait en soi le pouvoir d'offrir une issue à la réalité crue. Vandenberg ne pouvait faire autrement que de passer par les atrocités de son temps afin d'atteindre ceci. La recherche des abîmes ultimes qui marquent la vie humaine était la voie à prendre pour arriver à une image d'espérance et d'avenir. A nouveau nous nous tournons vers Žižek afin de comprendre l'oeuvre de Vandenberg. Dans son livre Interrogating the real il explique les trois stades de l'ordre symbolique formulés par Jacques Lacan. Cette analyse est intéressante, puisqu'elle nous aide à mettre à nu un nombre d'aspects du défaitisme de Vandenberg vis à vis des notions espoir, rédemption et avenir. Le premier stade du symbolisme est caractérisé par Žižek comme phénoménologique. C'est le stade où le sujet rencontre ses traumatismes et symptômes - phénomènes non-verbaux - afin de les intégrer dans un système symbolique - verbal - significatif pour lui. C'est le moment de la prise de conscience, le moment où le sujet exprime ses désirs. Dans le second stade du symbolisme la pulsion de la mort est identifiée avec l'ordre symbolique. La raison en est que l'ordre existant suit ses propres lois, inconnues pour le sujet et son imagination. Autrement dit, du moment que le sujet a rencontré son aspiration et veut la réaliser l'imagination en est le moteur - dans l'ordre symbolique existant, il conçoit ou pense que cet ordre est irrévocablement fermé pour lui. Dans le troisième stade du symbolisme le sujet ressent que le grand Autre, l'ordre symbolique régnant, est aussi imbibé de désir et donc de manque. En incorporant le désir propre dans le besoin du grand Autre, le sujet évite l'aliénation totale et donc aussi la mort de son désir. 41


Cette structure nous permet d'analyser plus profondément comment l'artiste dépeint la perte de Dieu dans son art. En 1995, l'année avant les dessins sanguins, Vandenbereg commence à travailler à une série de dessins peints, nommés plaintes, dans lesquels il explore divers motifs au moyen de répétition et de variation. Un des motifs est une tâche noire qui apparaît parfois en forme de cercle et parfois comme une série de cercles concentriques. Occasionnellement cela cache une tâche rouge sang, qui émerge et qui va graduellement entourer la tâche noire pour finalement la noyer en entier. Cette macula noire est souvent répétée par après et fort variée. L'origine de ce motif se trouve dans une série de dessins à l'encre et d'ablutions qui précèdent les lamentations. L'artiste y explore un nombre d'Arma Christi ou d'instruments de la Passion, dont la croix et la couronne d'épines. La couronne circulaire est le motif d'où naît la macula noire. Ensuite nous voyons comment elle entoure une croix grise. La croix disparaît et enfin, lorsque commencent les lamentations, il ne reste que la tâche noire. Celle-ci est indiquée par l'artiste dans les dessins par des inscriptions identifiées comme 'le' ou 'les trous dans l'âme', en d'autres mots comme le point aveugle, le trou noir de l'âme humaine. D'autres légendes sont: 'la présence de Dieu- trou dans l'âme', 'trou - dieu -âme - courage - présence', 'l'intolérable trou dans l'âme', 'dieu - absence' ... (ill. p. 71) En plus de ces dessins nous rencontrons encore d'autres représentations dans la série des lamentations. Ainsi il y a des dessins où on voit un enfer en flammes, des montagnes noires ou rouges désignées comme 'montagnes du désir ou 'monts de lamentation', et même la pluie de sang. Il est évident que l'artiste thématise dans cette série l'absence de Dieu, du moins qu'il en est devenu conscient et que cela l'a blessé. Au moyen d'une récitation picturale continue - se rapportant au traumatisme ou au choc ou au fait que l'artiste doit se convaincre lui-même que Dieu a vraiment disparu - il réussit à surmonter le traumatisme de l'absence. Mais il continue à désirer la présence de Dieu: 'qui osera chasser Dieu de l'âme du peintre' écrit-il sur un de ses dessins. Cette pensée concorde avec le premier stade du symbolisme décrit par Lacan. Le symptôme ou le traumatisme doit trouver refuge dans un langage ou une image qui abrite cette aspiration. En intégrant ce traumatisme dans une unité symbolique et significative il peut être soulagé. En d'autres mots les lamentations sont une exploration pertinente de ce qu'on a perdu, mais aussi de ce qu'on désire. Les dessins sanguins qu'il a créés ensuite semblent pointer dans la même direction. L'offrande de l'artiste - le sang - démontre que ce n'est plus Le Christ qui doit se sacrifier, puisqu'il n'existe pas, mais c'est l'artiste qui doit le faire. Mais le sacrifice indique aussi que l'aspiration vers une forme de transcendance, vers un futur qui donne de l'espoir et qui surpasse la réalité crue, est préservée. Pourtant la représentation d'atrocités et d'horreurs a déjà fait surface dans les dessins sanguins. La voie vers la transcendance paraissait déjà impossible à ce moment-là. Cela nous mène au deuxième stade du symbolisme. En effet l'artiste rencontre ici l'impossibilité de percer l'ordre symbolique existant. Bref, nous pouvons dire que les dessins de Vandenberg démontrent que le désir humain, exprimé par des actions de sadisme et d'inhumanité, n'a apparemment nullement besoin d'une nouvelle forme de transcendance ni la promesse d'un nouvel état utopique. 'C'est là que les problèmes commencent parfois', commentait Vandenberg, 'il s'agit souvent d'un ordre qui ne convient pas dans le système régnant.' Et c'est ce système que l'artiste examine intensivement après 1996. La crucifixion y reçoit un rôle important, afin de démontrer que dans l'ordre symbolique existant et donc dans le désir humain il ne reste plus de place pour une image d'espérance et d'avenir. La croix avec le Christ crucifié est usagé comme instrument de volupté sadique. Nous voyons comment elle perfore la bouche et le sexe de femmes. Dans une autre scène une femme est pénétrée par le bas de la croix. (ill. p.65) Nous voyons même des femmes satisfaire oralement un Christ crucifié en érection. Il est clair que l'érotisation de la croix ne peut en aucun cas être mise en rapport avec une extase transcendante mais qu'elle fait référence ici à une implosion terrestre pleine d'hédonisme et d'un plaisir destructif. Nous voyons un Christ à


sa croix souriant, posant comme un modèle, pendant qu'il est peint par un grand nombre d'artistes. Le cynisme joue ici le rôle principal. L'idiome visuel de ce dessin et la grimace semblent en effet démontrer que ces artistes se moquent d'eux-mêmes. Vandenberg dessine même une crucifixion aux couleurs vives et joyeuses où des hommes enfoncent au marteau des clous dans les mains et les pieds du Christ. Vandenberg note au-dessus 'BAM' comme s'il s'agit d'une bande dessinée. (ill. p. 72) La société n'attend pas une image qui lui fournit l'espoir. Mais vers la fin même Vandenberg semble perdre cet espoir. Nous sommes ici en face du ésir de la mort que Lacan unissait au symbolisme. 'Nous sommes tous des assassins', écrit Vandenberg en lettres capitales oranges sur un dessin où nous voyons des lapins grimper sur des échelles qui ont servies à crucifier le Christ. Nous sommes tous des assassins, selon Vandenberg, même lui, parce que nous avons perdu toute foi dans l'espoir et le futur. En d'autres mots l'espérance est assassinée et toute image qui pourrait sortir l'homme de ce bourbier est devenue inutile. C'est sans issue dans un monde qui hurle 'Reviens Adolphe nous t'aimons'. Le tableau Untitled - Crucifixion (2008), une des dernières oeuvres de Vandenberg, est une image au fond noir comme du charbon, dans laquelle émergent des ténèbres les deux jambes et pieds ensanglantés du Christ, dessinés dans un style expressionniste. Deux têtes de chiens , avec des longues langues rouges, regardent. Ce ne sont point des symboles de fidélité, ce sont plutôt des symboles - la langue qui pend haletante - de volupté et du plaisir ressenti par la souffrance de l'autre. Ici aussi des mots et des phrases sont gravées, entre autres 'Kill them all' (Tuez les tous).L'artiste demande t'il à Dieu de détruire l'humanité? Ou est ce une provocation cynique vis à vis de son prochain? Vandenberg semble dire: tue ton prochain, continue tranquillement comme tu es entrain de faire. L'homme est devenu hédoniste, à la frontière de l'apocalyptique. Il rejette toute forme de sublimation transcendante. Ce qui reste ce sont les pieds ensanglantés du Christ, le mouvement vers le bas, une référence de 'bassesse', de basse séduction. Le troisième stade du symbolisme, la phase où l'homme rencontre le futur et voit ses aspirations réalisées dans un univers symbolique, n'est jamais entré en vigueur. Il n'avait d'ailleurs aucune chance de réussir.



1

Philippe Vandenberg dans: A. Tourneux (réd.), Philippe Vandenberg -Oeuvre 2000 - 2006, On Line& Musée Arthur Rimbaud, Gand & Charleville -Mézière, 2006, p. 24. 2 Idem, p.29. 3 Idem, p.29. 4 Idem, p.48. 5 L.-F. Céline? Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1974, p. 525 (trad. PVR). 6 P. Vandenberg, Op weg in een kooi is een man, zijn handen rood, dans: C. Van Damme, P. Van Rossem, Ph. Pirotte (réd.), Etats d'âme: hedendaagse kunst en melancholie, Université de gand et Academia Press, Gand, 2002, p. 115. 7 Idem, p. 120. 8 Samuel Beckett, L'Innommable (trad. F.C. Kuipers 1970), De Bezige Bij, 1992, p. 458. 9 Van Damme, Van Rossem, Pirotte 2002 (voirnote 6), p. 112. 10 Tourneux 2006 (voir note 1), p. 13. 11 Idem, p. 29. 12 Idem, p. 24. 13 Idem, p. 55. 14 'The painting is a container, like a body.' R. Wollheim, Painting as an Art, Princeton University Press & Thames and Hudson, Princeton, 1987, p. 315. 15 'Der Kopf als Anhängsel des (geschundenen) Körper'. G. Capitain (réd.), B-Gesräche mit Martin Kippenberger (Tisch 17), Reine Cantz, Ostfildern, 1994, p. 9. 16 Tourneux 2006 (voir note 1), p. 38. 17 Idem, p. 41. 18 Idem, p. 11. 19 Idem, p. 24. 20 Philippe Vandenberg, livre de croquis , 2008. 21 Drawings of a painter. Documentaire réalisé par Julien Vandevelde sur l'art du dessin de Philippe Vandenberg (15 juin 2007). 22 Philippe Vandenberg en conversation avec Bernard Dewulf, dans: A. De Lannoy (réd.), Philippe Vandenberg - Visite, Musée des Beaux Arts, Gand, 2008,p. 25. 23 Drawings of a painter - Dessins d'un peintre (voir note 21). 24 Idem. 25 'On dira donc que le mouvement rapporte les objets d'un système clos à la durée ouverte, et la durée aux objets du système qu'elle force à s'ouvrir.' G. Deleuze, Cinéma, L'image mouvement, Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p. 22 (trad. PVR). 26 Tourneux 2006 (voir note 1), p. 12. 27 Une bonne analyse de l'importance et de la crainte d'échec dans l'art et la littérature voir:Antje von Graevenitz, 'Faalangst en Kunst' dans: Metropolis M., avril/mai 2011, n° 2, p. 85-91. 28 G. Bataille, 'Le gros orteil', dans: Documents, nov. 1929, n°6, p.302 (trad. PVR) 29 S. Sontag, Regarding the pain of Others, Penguin Books, Londres, 2004,p.85-88. 30 Idem, p. 36-37 (trad. PVR). 31 Idem, p. 39-40. 32 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI; Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris, 1973, p. 100. 33 Idem, p.93 (trad. PVR). 34 Idem, p. 70. 35 Lacan décrit l'oeil comme étant 'désespéré par le regard...'. Idem, p. 106. 36 Idem, p. 99. 37 Idem, p. 105. 38 'God is dead, the substantial Universal for which the subject is ready to sacrifice the kernel of his being is but an empty form, a ridiculous ritual devoid of any substantial content, which nonetheless holds the subject as its hostage.' S. Žižek, Interrogating the Real, Continuum, Londres/New York, 2005, p. 222 (trad. PVR). 39 De Lannoy 2008(voir note 22), p. 31. 40 Idem, p. 30. 41 Idem, p. 29-35.


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