de l’espace urbain
En 2010, j’avais déjà approché l’exercice d’écriture à travers une recherche sur l’art public à Taïwan où j’ai grandi. Sept ans plus tard, sans m’en rendre compte, je suis toujours habitée par ce même univers. Ce mémoire est le fruit de mes six ans en France, en passant quelques mois par le Québec. L’espace public est le cœur d’une ville, berceau de la diversité humaine. C’est aussi là, dans les espaces communs que je suis constamment confrontée aux différences et aux convergences culturelles.
« L’importance de ces jeux en ville n’est pas de devenir amis avec les autres citoyens. Ils sont là pour nous rappeler que n’importe quel citoyen peut devenir notre coéquipier occasionnel et quelqu’un avec qui nous pouvons accomplir quelque chose. »
Kars Alfrink, « New games for new cities »
Sommaire
introduction 7
Ludification ?
11
Jouer en ville
18
corpus de projets objectifs de la ludification
27
Interaction
33
Attente
39
Sensibilisation
41
Image
pour une réussite de la ludification 43
Esthétique
45
Hybride
47
Intuitif
49
Contextuel
conclusion 55
Limites de la ludification
57
Ludifier l’interaction sociale
60
bibliographie
Ludification ? Jouer est notre nature. Comme l’évoque Johan Huizinga dans Homo
Ludens 1, jouer est une activité accompagnant le quotidien, mais qui n’est pas le quotidien. Jouer est une transition entre la réalité et le monde imaginaire.
1. Johan Huizinga, Homo ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1951, p. 25.
Dans sa vidéo Games We Play, Ian Bennett 2 liste les jeux imaginaires
2. Ian Bennett, Games We
auxquels nous jouons lorsque nous marchons tout seul dans la
Play, 2012, https://www.
rue : ne pas marcher sur la ligne, rester en équilibre sur une ligne
youtube.com/.
étroite, tirer des balles imaginaires, etc. Jouer est une façon instinctive de s’occuper. Les nombreux jeux et joueurs sur smartphone aujourd’hui en sont une preuve.
3. Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine. Écosociété, 2012, pp. 10-11.
Comme le démontre l’urbaniste Jan Gehl dans son ouvrage Pour des villes à l’échelle humaine 3, les villes sont construites de façon à assurer des conditions favorables à la circulation automobile depuis une cinquantaine d’années. Cela a influencé directement l’utilisation de l’espace urbain par les citadins d’une manière négative selon Gehl. « Limitation de l’espace [de trottoir], obstacles, bruit, pollution, risques d’accident et conditions de vie généralement désagréables sont devenus le lot quotidien des citadins de la plupart des villes du
monde. » 4 Plusieurs urbanistes et sociologues partagent le même
4. Ibid., p. 14. 5. Jean-Paul Thibaud, En quête d’ambiances : éprouver la ville en passant, Métis Presses, 2015, p. 177. 6. Sonia Lavadinho et Yves Winkin, « Comment “ludifier” nos villes », Urbanisme N° 366 mai-juin 2009 p.82-86.
point de vue : « Il suffit de se demander ce que serait une rue sans
Consulter en ligne : https://
piétons pour se convaincre du rôle primordial qu’ils jouent dans la
issuu.com/sonialavadinho/
vitalité de l’expérience urbaine. » 5 Depuis quelques années, des col-
lectivités publiques de différents pays ont recommencé à mettre en place des planifications urbaines à l’échelle humaine.
docs/2009_a_urbanisme366_ commentludifier. 7. Nick Pelling, « The (short) prehistory of
Sonia
logue 6
Lavadinho proposent
anthropologue le
concept
et
Yves
Winkin
« ludification
de
sociol’espace
urbain » qui encourage le déplacement à pied permettant de soulager les artères, à la fois celles de circulation et celles des humains,
“gamification”... », Blog de Nick Pelling Funding Startups (& other impossibilities), 2011, https://nanodome. wordpress.com/.
à travers des interventions ludiques. « Ludification » provient du mot anglais « gamification ». La définition de la gamification a beaucoup évolué depuis sa première apparition en 2002 sous la plume de Nick Pelling 7. À l’époque, Pelling a inventé
le mot pour décrire l’idée de rendre les appareils électroniques plus faciles à utiliser grâce à une interface inspirée des jeux. C’est après
7
Capture d’écran de la vidéo Games We Play, Ian Bennett
8. Zac Fitz-Walter, « A brief history of gamification », http://zefcan.com/2013/01/abrief-history-of-gamification/. 9. Gabe Zichermann
2008 que ce terme a eu plus d’écho et a été appliqué dans d’autres domaines comme le web design et le marketing 8.
« Il est défini par Zichermann et Cunningham 9 comme un processus qui consiste à user de l’état d’esprit et de la mécanique du jeu pour résoudre des problèmes et faire participer les usagers, les principes de
et Christopher Cunningham,
base du design de jeu étant appliqués dans différents contextes. » 10
Gamification by design :
Quand il est question de la gamification, certains l’associent aux
implementing game mechanics in web and mobiles apps, O’Reilly, 2011. 10. Maude Bonenfant et Sébastien Genvo, « Une approche située et critique du concept de gamification »,
points et aux badges. Ces deux éléments de jeu se retrouvent surtout dans le monde de la consommation, par exemple avec les cartes de fidélité de supermarché et les avantages qu’on peut récolter en faisant ses achats. Comme le dit Steffen Walz dans sa conférence
de Lift 11, nous ne jouons pas pour récolter des points, mais pour avoir des interactions sociales avec les gens. Et donc, ce système ne relèverait pas de la gamification : « On devrait plutôt parler de
https://sdj.revues.org/286.
“pointification” pour désigner ces jeux qui nous rémunèrent par des
11. Steffen P. Walz,
anglaise Black Mirror, qui rappelle la conférence de Jesse Schell 12, on
« The lowdown on “gamification” », https://www.youtube.com/.
points. » Dans l’épisode « Quinze millions de mérites » de la série dévoile un monde futur où tout est basé sur des points. Il faut dépenser des points pour se brosser les dents ou pour échapper à une pub télé. Le seul moyen pour gagner des points est de pédaler sur
12. Jesse Schell,
des vélos fixes. Le monde entier devient un jeu, mais les gens sont
« When game invades real
malheureux, car ils n’ont plus le choix de refuser les jeux. Le jeu en-
world », conférence DICE
vahit le quotidien à 100 %. C’est une fiction, mais la gamification mal
Summit, 2010, https://www.ted.com/talks/.
8
appliquée ou détournée nous amènerait à un état proche de celui-ci.
« susciter l’étonnement des usagers et faire de la ville un “terrain de jeu” plus agréable à parcourir »
Selon Sonia Lavadinho et Yves Winkin, le mot ludification est com-
13. Philippe Simay, « La ville
posé de ludique, l’adjectif de jeu, et de fluidification. Ce terme,
des sens », préface de Les
d’après eux, est à employer sur l’espace urbain. Il s’agit de « la capacité des villes à augmenter les déplacements en mode doux grâce à un recadrage ludique, éphémère ou permanent, des espaces traversés. » Plus les citadins se promènent à pied, plus le potentiel
grandes villes et la vie de l’esprit de Georg Simmel, Payot et Rivages, 2013, p. 21.
d’imprévisibilité et spontanéité entraînera l’animation de la ville.
14. Julian Baggini,
Face à la froideur et l’anonymat de l’environnement urbain, le jeu
« Playable Cities: the city
pourrait « briser la glace » et nous faire découvrir nos points communs avec les autres. Il peut créer une opportunité de réaliser que « le citadin n’est pas un être indifférent ou insensible. Il peut
that plays together, stays together », sur le site The guardian, 2014. https:// www.theguardian.com/.
éprouver de la sympathie et de l’empathie, pour peu qu’il rende son esprit disponible à ce qui l’entoure. »13
« Dans son sens large, il [le jeu] signifie simplement n’importe quelle
15. Kars Alfrink, « New games for new
sorte d’activité agréable qui n’est pas à des fins fonctionnelles. »14
cities », communication au
Un projet de ludification de l’espace urbain ne nécessite pas la
Manchester, 2011, http://
même exigence qu’un jeu de société, par exemple. Au contraire, les passants peuvent commencer et repartir à n’importe quel moment sans plus d’engagement. Cependant pour que le jeu marche, le joueur doit respecter la règle de jeu durant le temps où il joue. Comme l’exprime Kars Alfrink dans sa conférence « New games for
new cities »15, les comportements des citoyens façonnent la ville et les jeux ont une forte influence sur les comportements. Une installation ludique en ville peut nous rendre plus détendus par sa
colloque « FutureEverything », whatsthehubbub.nl/. 16. Kevin Lynch, Voir et planifier: l’aménagement qualitatif de l’espace. Dunod, 1982, p. 37. 17. Jan Gehl (2012), op. cit., p. 77.
nature de jeu et l’effet inattendu. Un jeu est hors de la réalité, ce n’est pas grave si on se trompe. En jouant, nous passons du rôle d’observateur à celui d’acteur. « Le bien-être des individus et des petits groupes est lié à l’interaction directe de ces derniers avec leur cadre d’existence, et non pas essentiellement à leur rôle d’observateurs passifs. »16, souligne l’urbaniste Kevin Lynch.
Lorsque les citoyens se déplacent en ville, ils vont là où il y a du monde.17 Les gens sont repoussés par le vide et attirés par la
foule. Un projet de ludification peut susciter un rassemblement et
Citation de Claire Gervais, voir note 19.
9
18. Michel Bassand, Anne Compagnon, Dominique Joye, Véronique Stein, Peter Güller, Vivre et créer l’espace public. Presses polytechniques et universitaires romandes,
créer un contact direct entre les membres de la collectivité. Dans l’ouvrage Vivre et créer l’espace public, il est démontré qu’ « une valorisation des espaces publics favorise globalement ce que d’aucuns [certains] considèrent comme un “bon fonctionnement de la ville” puisqu’ils permettent l’interaction, les échanges, le côtoiement du
2001, p. 26.
différent, le fonctionnement des réseaux de proximité. »18
19. Claire Gervais,
La ludification de l’espace urbain peut prendre différentes formes :
« Ludifier l’espace public pour inciter les citadins à pratiquer la ville ? L’exemple par le
« l’intégration d’un mobilier éphémère, le détournement d’usage d’un mobilier classique, l’introduction d’usages supplémentaires
mobilier urbain »,
en décalage avec le mobilier sur lequel ils sont implantés… », tant
Blog du journal Le Monde :
qu’ils ont l’objectif de « susciter l’étonnement des usagers et faire
Vers un Renouveau Territorial, 2013, http:// territoires.blog.lemonde.fr/.
de la ville un “terrain de jeu” plus agréable à parcourir. »19
La ludification est encore un domaine émergent, mais qui tend à se structurer rapidement. La preuve en est les diverses initiatives
20.
(festivals, rencontres professionnelles, etc.) qui apparaissent dans
http://marketstreetprototyping.org/
le monde. On peut retenir notamment le Market Street Prototyping
21. https://www.playablecity.com/ 22. http://www.comeoutandplay.org/ 23. http://www. quartierdesspectacles.com/fr/ activite/7551/luminotherapie
10
Festival 20 : un festival où se trouvent des prototypes de projets de ludification avec comme objectif d’améliorer l’ambiance de Market Street ; Playable City 21 : une action internationale qui expérimente
des projets ludiques pour rendre les villes plus humaines et amicales ; Come Out and Play 22 : un festival qui transforme la ville de New York et San Francisco en grand terrain de jeux pendant deux jours ;
Luminothérapie 23 : un concours montréalais de l’installation lumineuse qui depuis quelques années couronne des propositions interactives.
Jouer en ville Le divertissement en ville n’a pas été inventé avec le terme « ludi-
24. Michel Bassand, Anne
fication ». Avant cela, et toujours à l’heure actuelle, de nombreux
Compagnon, Dominique Joye,
divertissements sont proposés dans l’espace urbain par des municipalités, des organisations, voire des citoyens. Des structures permanentes et des évènements éphémères occupent cet espace et
Véronique Stein, Peter Güller (2011), op. cit., p. 25. 25. Ibid., p. 24.
proposent un grand éventail d’activités aux citoyens. Font-ils partie de la ludification de l’espace urbain ? Et si oui, pourquoi ? Sports et activités physiques Les terrains de sport sont conçus pour accueillir un public cible : les sportifs ou les amateurs de sport. Ces terrains fermés et souvent payants, où nous pouvons entrer seulement si nous faisons partie des groupes d’utilisateurs, ne sont pas de la ludification de l’espace urbain. « [...] des relations communautaires dans des groupes restreints, qui impliquent de la similarité, ne peuvent pas
susciter de l’urbanité. »24 Par l’urbanité, les auteurs de Vivre et créer l’espace public entendent « l’évaluation, plus ou moins positive, de la cohabitation urbaine »25. Un cas similaire est le terrain de jeux
pour enfants où les adultes autres que les parents ne sont pas forcément les bienvenus. Il est construit de façon à séparer les enfants des adultes en mettant des bancs autour et les jeux au milieu. Une autre raison est qu’on est habitué à voir les terrains de jeux ou
Les zones d’adultes et la clôture d’une aire de jeux sont faites pour privilégier la sécurité et l’accessibilité des enfants.
11
26. « Les étudiants se
de sport en ville. Un projet qui ne surprend plus compte-t-il encore
déplacent en toboggan
parmi la ludification de l’espace urbain ?
à l’université de Munich » http://golem13.fr/.
Tout est jeu et découverte pour les enfants, car tout est nouveau pour eux. En grandissant, nous perdons cette capacité à nous éton-
27. L’exemple est tiré
ner pour de nombreuses raisons : rien n’est plus nouveau ou les
de l’article de Sonia
soucis de la vie nous préoccupent… Ce n’est pas le cas pour tous,
Lavadinho et Yves Winkin
certains arrivent toujours à s’émerveiller. Un projet de ludification a
(2009), op. cit. 28. On peut considérer le jeu d’échecs (occidental ou chinois) comme un « sport cérébral » ce qui explique qu’il se retrouve dans certains squares et autres espaces publics à
pour objectif de nous faire revivre ces moments de surprise. Un to-
boggan géant 26 a été installé dans le hall de l’université de Munich, qui relie quatre étages. Ou encore, un maire a installé un toboggan de pompiers et un tire-fesse de station de ski pour faire un raccour-
ci entre la partie haute et basse de sa commune 27. Ces deux projets ont été construits à des fins pratiques tout en transformant les déplacements du quotidien en jeux.
la manière de la table de
Les tables de ping-pong, comme les échiquiers 28, disposées dans les
ping-pong ou autres jeux
parcs se rapprochent de la ludification, car elles n’ont pas modifié
collectifs. Différents types
l’usage d’origine du lieu, mais y ont ajouté une activité à laquelle
d’invitation au jeu d’échecs
tout le monde peut participer. Tout comme les gens jouent à la pé-
existent dans ces espaces : de grands échiquiers directement incrustés dans
tanque dans des parcs. Il suffit de venir avec son matériel. Cela se pratique avec un cercle restreint d’amis, mais le terrain ouvert a le
le sol nécessitant le prêt des
potentiel de créer des rencontres entre les passants et les joueurs
pièces surdimensionnées ou
habituels.
des tables sur lesquelles sont
Pour Sonia Lavadinho et Yves Winkin, ces installations de sport ne
dessinés un échiquier et nécessitant que les joueurs apportent leurs propres pièces.
sont pas de la ludification de l’espace urbain : « certes, les parcs, squares et jardins offrent souvent un lieu de jeux pour les enfants en bas âge ; les plus grands ont parfois droit à un terrain de basket ; les adultes peuvent se voir proposer des tables de ping-pong.
29. Sonia Lavadinho et Yves Winkin, Vers une marche plaisir en ville: boîte à outils pour augmenter le bonheur de marcher, Certu, 2012, p. 145.
Mais il s’agit de rester bien sagement dans la zone destinée à cette fonction. Dans la perspective d’une ludification des villes, il est important que des opportunités de jeu existent ailleurs que dans des zones spécialement désignées comme telles - que ces opportunités se répandent en fait un peu partout dans la ville. » 29
Il est vrai qu’un enfant peut jouer n’importe où n’importe quand. En ville, il peut grimper sur les murets, jouer à cache-cache dans une galerie voûtée, s’amuser avec la fontaine, faire une bataille de boules de neige… Il transforme tout espace en terrain de jeux. C’est le cas de La Cartonnerie, un terrain d’expérimentation à Saint-Étienne. Après la démolition d’une ancienne cartonnerie, ce terrain de 2000 m2 est devenu un espace public temporaire. Hors des évènements programmés, « nombreuses pratiques prennent
12
Photo prise dans le centre commercial Eaton de Montréal. Un groupe de gens jouent aux échecs chinois avec leur matériel. Un échiquier géant est installé à la Place Émilie-Gamelin de Montréal. Un toboggan géant est installé dans l’université de Munich permet de descendre trois étages tout en glissant.
13
La Cartonnerie,
place spontanément et de manière informelle sur le site (foot, par-
Saint-Étienne.
tie de cache-cache, basket, vélo, billes, cabanes diverses et variées, tambouilles…). »30
30. Emmanuel Raoul
Dans la même approche, est-ce que l’on peut compter les terrains
(sous la dir.) et l’association
vagues qui sont transformés en terrains de skate par les skaters
Carton Plein, La Cartonnerie -
comme la ludification de l’espace urbain ? Il s’agit d’un détournement
Expérimenter l’espace public - Saint-Étienne 2010 > 2016, Puca, 2016, p. 60.
du fonctionnel vers le ludique de la ville, et d’une réappropriation de l’espace urbain. Cela nous rappelle le cas du « parkour », un sport extrême pratiqué dans les milieux urbains ou ruraux.
31. Claire Gervais (2013),
Ces activités possèdent plusieurs points clés de la ludification de
op. cit.
l’espace urbain : transformer la ville en grand terrain de jeux et per-
32. Société d’Etude, de Maîtrise d’Ouvrage et d’Aménagement Parisienne
mettre aux participants de redécouvrir la ville en s’y déplaçant. Ils sont ouverts à tous (ceux qui en sont capables) et ne nécessitent aucun engagement financier. Interventions artistiques Dans son article « Ludifier l’espace public pour inciter les citadins à pratiquer la ville ? L’exemple par le mobilier urbain »31, Claire Gervais considère les interventions artistiques comme une façon de ludifier la ville à condition qu’elles créent une surprise auprès des passants. La célèbre fontaine parisienne, Fontaine Wallace, est repeinte en jaune et en d’autres couleurs par la SEMAPA 32 . Ce modèle de
fontaine pour boire existe depuis 1872 et a toujours été vert.
14
Le changement de couleur brise le côté impersonnel et le transforme en source d’étonnement dans la rue. Le projet Terrasse en stationnement de l’atelier Dientre a transformé une place de stationnement en terrasse dans le cadre de l’évènement internation
33. http://dientre.com/ 34. Johan Huizinga (1951), op. cit., p. 25.
annuel « Park(ing)-day », « pour lequel artistes, architectes et citoyens sont invités à se réapproprier les emplacements de parking pour les transformer en espaces publics piétons temporaires » 33.
Pour Claire Gervais, l’aspect de surprise égale l’aspect ludique. À côté des usages d’origine (s’asseoir et boire de l’eau), il n’y a pas d’action ajoutée. Cependant le dernier projet présenté dans l’article, une poubelle détournée en panier de basket par l’artiste The Wa, devient de la ludification en proposant un nouveau défi : jeter les déchets en sautant aussi haut qu’un joueur de basket. Le jeu est
avant tout une lutte pour quelque chose d’après Huizinga 34, il faut au moins un objectif. Spectacles et animations La ville est aussi un plateau de concerts ou tout autre type de spectacles vivants. Hormis des spectacles payants, nombreux spectacles à l’extérieur sont organisés par les collectivités publiques ou privées : les festivals sur les places publiques, les fêtes de quartier, les concerts de rue, etc. Les citadins y participent en tant que spectateurs, ce qui ne remplit pas le critère « acteur » de la ludification Intervention sur la fontaine Wallace par la SEMAPA Terrasse en stationnement, Dientre, 2012 Playground, The Wa, 2011
15
35. Sonia Lavadinho
de l’espace urbain. Cependant durant la fête de la musique, tout le
et Yves Winkin (2012), op.
monde a la possibilité de jouer de la musique dans la rue.
cit., p. 142.
Selon Lavadinho et Winkin, la différence entre les arts de rue et la
36. Philippe Simay (2013),
ludification est qu’ils partagent l’aspect ludique, mais les arts de
op. cit., p. 16.
rue ne sont pas là pour pousser des citoyens à adopter une attitude
37. Jan Gehl (2012), op. cit., p. 32. 38. Ibid., p. 40. 39. Michel Bassand, Anne Compagnon, Dominique Joye,
particulière (faire de la marche plus longtemps, par exemple). « Il ne s’agit pas d’en rester simplement à des animations estivales ou hivernales, à des expositions ou interventions artistiques par nature éphémères. Il s’agit plus radicalement d’une autre façon de penser le rapport à la ville, à la marche, à la vie. Une vie plus souriante, plus détendue, plus curieuse. » 35
Véronique Stein, Peter Güller (2001), op. cit., p. 27.
Éléments fondamentaux À partir de l’analyse de l’aspect ludique en ville, nous pouvons déduire quatre bases principales de la ludification de l’espace urbain : Surprendre
peuvent s’y rencontrer face à face tout en va-
La ludification de l’espace urbain se caracté-
quant à leurs occupations quotidiennes. » 38
rise par l’application du système du jeu ou
Rendre acteur
l’installation de jeux là où normalement on ne
Un projet de ludification pousse les citadins
s’attend pas à les trouver. Dans une société où
à quitter l’attitude observatrice ou indiffé-
« la ponctualité, la précision, l’exactitude et la
rente et les transforme en acteurs. La liberté
rapidité sont désormais attendues du citadin
de participer et de s’approprier la ville pourra
dans chacune de ses activités » 36, les inatten-
augmenter la fréquentation des piétons.
dus sont souvent ce dont nous nous souvenons
« [...] la participation dans une multitude
à la fin de la journée. Comme le souligne Gehl :
de réseaux est un facteur favorisant autant
« L’imprévisibilité, l’absence de planification et
l’insertion de l’individu que le bon fonction-
la spontanéité sont des attributs essentiels de
nement de la collectivité. En corollaire, le
l’occupation de l’espace urbain et des déplace-
retrait dans la sphère privée, ou le cocooning,
ments qu’on y effectue. » 37
rend le lien social plus distendu [...] Quant à la fréquentation des espaces publics, elle favori-
Être accessible à tous
serait l’intégration et le lien social. » 39
Accessible à tous est la définition fondamentale de l’espace public. Les projets de
Fertiliser
ludification ne devront demander aucune
Avec la ludification, il s’agit d’améliorer l’es-
compétence préalable ni de participation fi-
pace public en gardant l’usage d’origine et non
nancière. « La diversité des activités et des
le convertir en un nouveau lieu (un terrain de
acteurs dans l’espace urbain démontre com-
jeux pour enfants, par exemple). En quelque
bien celui-ci peut servir à renforcer le tissu
sorte, d’autres usages peuvent y « pousser ».
social. Tous les groupes sociaux, quels que
Les projets de ludification conservent la
soient l’âge, le revenu, le statut social, la reli-
même accessibilité aux piétons pendant et
gion ou l’origine ethnique de leurs membres,
après l’intervention.
16
À travers ce mémoire, nous chercherons donc à savoir comment la ludification de l’espace urbain peut se traduire matériellement dans des projets qui la mettent en œuvre. Par l’espace urbain, j’entends les espaces publics dans la ville, à l’extérieur ou à l’intérieur, qui sont accessibles à toutes les personnes de groupes sociaux confondus. Dans la première partie, nous analyserons les différents objectifs se cachant derrière les projets, ceux des commanditaires et des designers et les résultats obtenus, y compris ceux qu’on n’attendait pas. Ensuite, nous étudierons les méthodologies permettant la réussite de projets de ludification de l’espace public ainsi que leurs limites. Les explications techniques des projets constituant le corpus du mémoire permettent de comprendre la nature de chacun d’entre eux, à l’aide des questions : Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? L’iconographie, présentée à l’intérieur de la couverture, est consultable à tout moment. Ce mémoire est aussi l’occasion pour moi d’étudier les interactions entre les habitants en ville et de réfléchir sur les bénéfices que les différents types de projets urbains amènent aux citadins afin de questionner mon futur professionnel en tant que designer.
17
21 Balançoires
Ballot Bin
I·Seoul·U
Man-Eater
Amateur Intelligence Radio
Strange Lenses
Engrainage
Piano Stairs
ActiWait
Distributeur d’histoires courtes
Les projets construisant le corpus remplissent les quatre éléments fondamentaux évoqués dans la partie précédente : fertiliser, surprendre, être accessible à tous et rendre acteur.
Corpus de projets 21 Balançoires
la bière ? ». Les fumeurs peuvent choisir
Daily tous les jours (Agence de design)
leur réponse parmi deux propositions
2011 - présent
en mettant leurs mégots dans le trou
Promenade des Artistes, Montréal, Québec
correspondant. La question est de savoir
http://www.dailytouslesjours.com/
si la compétition et la ludification peuvent changer le comportement des passants.
Un instrument de musique collectif géant est
Utiliser le système de vote, chaque fumeur
installé au centre de Montréal. 21 balançoires
peut contribuer visuellement à l’installation
alignées déclenchent chacune une note
avec ses choix. Une data visualisation se fait
différente provenant de quatre instruments
par les mégots. Aujourd’hui nous pouvons la
(piano, guitare, vibraphone et harpe). Lorsque
commander sur leur site.
deux personnes ou plus se balancent sur le même rythme, les notes simples se transforment en une mélodie musicale.
Amateur Intelligence Radio (AIR)
L’objectif est d’inciter les gens à collaborer
Daily tous les jours (Agence de design)
avec les autres passants et de stimuler
2014 - présent
l’appropriation de la ville. Cette installation
La gare Union Depot de Saint Paul, États-Unis
provisoire est reconstruite chaque année
http://www.dailytouslesjours.com/
depuis sa première apparition en 2011. « Amateur Intelligence Radio (AIR) est une Commanditaire :
station de radio animée par un édifice, et
Quartier des Spectacles de Montréal
plus précisément, par la gare Union Depot de Saint Paul, aux États-Unis. Cette radio a pour objectif de mettre en relation les gens les uns
Ballot Bin
avec les autres et de leur faire découvrir ce
Hubbub (Agence de design), Common Works
lieu historique. Au fil de leurs passages, AIR
(Agence de design et de technologie)
raconte aux passants les activités au sein de
2016 - présent
ses murs au moment présent et organise des
les villes partout dans le monde
petites interventions narratives à propos du
https://ballotbin.co.uk/
site. [...] AIR diffuse des contenus interactifs créés par son intelligence artificielle et
Pour réduire le nombre de mégots jetés
les voyageurs. Sa voix de synthèse anime
par terre dans la rue, le studio de design
des émissions de radio conçues grâce à
londonien Common Works et la fondation
des données recueillies simultanément,
Hubbub ont transformé les cendriers en
comme des bulletins météo, le nombre de
une urne électorale. Chaque semaine, une
personnes dans la pièce, les horaires de bus,
question est inscrite sur la Ballot Bin, comme
la circulation des piétons [...] Sur place, cinq
« Qui est le meilleur joueur du foot dans le
stations interactives (Clock, Door, Social,
monde ? » et « Préférez-vous le théâtre ou
Waiting et River) permettent aux passants
20
de brancher leurs écouteurs et d’écouter la voix de l’édifice. » Il est aussi diffusé en temps réel en ligne sur http://airstories.mn/. Cette présentation est tirée du site de Daily tous les jours.
Ghost Leg est un jeu ou plutôt un système de distribution aléatoire. Il se compose de lignes verticales reliées par des lignes horizontales dispersées aléatoirement
Commanditaire : Northern Light.mn
sur leur longueur. Les lignes horizontales sont appelées « jambes »(leg). Le nombre de
I·Seoul·U
lignes verticales est égal au nombre de personnes jouant,
Gouvernement de Séoul
et au bas de chaque ligne il y
2016
a un élément - une chose qui
Métro de la ville de Séoul, Corée du Sud I·Seoul·U est la nouvelle marque et le
sera jumelée avec un joueur. La règle générale du jeu est : choisir un départ en haut et suivre cette ligne vers le bas.
programme de marketing international
Lorsqu’une ligne horizontale
de la ville de Séoul. Pour la campagne, le
est rencontrée, la suivre pour
gouvernement de la ville a mis en place
atteindre une autre ligne
un jeu dans le métro durant deux mois. L’objectif est de créer des interactions entre les passagers qui passent souvent leur trajet
verticale et continuer vers le bas. Répéter cette procédure jusqu’à atteindre la fin de la ligne verticale. On donne
à regarder leurs smartphones ou à dormir. Le
ensuite au joueur ce qui est
jeu a utilisé le système de Ghost Leg. Devant
inscrit en bas sa ligne.
chaque siège il y a une mission à réaliser avec le passager correspondant : faire coucou, jouer au chifoumi, faire un high five etc. Les chemins marqués par terre nous aident à trouver notre adversaire.
Man-Eater Daniel Disselkoen (Designer) 2012 Tram de La Haye, Pays-Bas http://danieldisselkoen.nl/ Après avoir pris le même tram tous les jours pendant quatre ans, Daniel Disselkoen a décidé de rendre ce trajet plus ludique. Un autocollant avec une illustration d’un monstre est collé sur la vitre du tram en compagnie d’un autre autocollant expliquant la règle du jeu : fermer un œil, regarder par la fenêtre et manger le plus de piétons le possible avec le monstre. La durée du jeu est le temps entre deux stations.
21
Strange Lenses
Engrainage
Robb Godshaw (Artiste),
Laetitia Belala (Architecte, plasticienne)
Max Hawkins (Artiste, informaticien)
2013 - présent
2015
Rue George Tessier, Saint-Étienne, France
San Francisco, États-Unis http://marketstreetprototyping.
L’installation a été créée à l’occasion de la 8e Biennale Internationale de Design de
Strange Lenses sont une série de lentilles
Saint-Étienne et est restée en place jusqu’à
installées dans les rues avec comme
aujourd’hui. Engrainage est composé d’une
objectif d’inciter les interactions entre les
vingtaine de structures en forme de graine
piétons et de réduire la nature anonyme
suspendues entre les immeubles. Les formes
dans les espaces urbains. Une dizaine de
en résine sont multicolores et s’allument
lentilles déforment les visages des piétons
une fois la nuit tombée. Ce n’est pas juste
de manières différentes : grossir le front,
une installation lumineuse à regarder, mais
grossir les yeux, réduire la tête, multiplier
aussi une installation avec laquelle on peut
les visages et autres effets. Le jeu demande
interagir. Deux interrupteurs permettent aux
la participation d’au moins deux personnes
passants d’allumer et d’éteindre cet espace
pour pouvoir observer l’effet.
partagé selon leurs envies.
Commanditaire : Market Street Prototyping
Commanditaire : La ville de Saint-Étienne
Distributeur d’histoires courtes
ActiWait
Short Édition (Éditeur de littérature courte)
Urban Invention (Agence d’urbanisme)
depuis 2016
2012
Divers lieux publics en France
Hildesheim et Oberhausen, Allemagne
http://distributeur.short-edition.com/
http://urban-invention.com/
Le distributeur d’Histoires Courtes permet
ActiWait, dont l’ancien titre est StreetPong,
de patienter de manière différente. Le but
est un écran tactile installé sur un poteau
de ce distributeur est de transformer les
de feu piéton sur lequel on va pouvoir jouer
temps d’attente en temps de lecture grâce
au célèbre jeu d’arcade Pong avec un autre
à des histoires courtes en libre service. De
piéton de l’autre côté de la rue. Le point de
l’humour au suspense en passant par la
départ a été la longue attente à certains feux
poésie, une des 50 000 fictions sort de manière
rouges. Il est conçu pour faire passer le temps
aléatoire lorsqu’un passant appuie sur un
d’attente, inciter les piétons à respecter le
des trois boutons : une, trois ou cinq minutes.
code de la route et créer les interactions
Ces derniers représentent la longueur de
entre les personnes dans la ville. Il est prévu
l’histoire qui est aussi le seul paramètre que
d’installer ce projet sur les feux où l’attente
les lecteurs vont pouvoir définir. L’histoire est
est longue.
imprimée sur un long ticket de caisse faisant huit centimètres de large.
22
Piano Stairs Volkswagen (Marque automobile) 2009 Station de métro Odenplan, Stockholm, Suède http://www.thefuntheory.com/ Issu de l’action de Volkswagen, The Fun Theory, Piano Stairs est une installation avec pour but d’encourager les citoyens à prendre l’escalier au lieu de l’escalator. Les marches de l’escalier sont remplacées par des touches de piano. Chaque marche produit une note de piano lorsqu’on pose le pied dessus. Comme les vrais pianos, nous pouvons jouer plusieurs notes en même temps, donc à plusieurs personnes.
23
Objectifs de la ludification En analysant le corpus de projets, quatre objectifs principaux de la ludification ont été repérés. Ils seront développés ci-dessous. Il s’agit de : l’interaction, l’attente, la médiation et l’image.
Interaction En France, la population urbaine augmente d’année en année, elle est passée de 62 % de la population totale à 80 % en l’espace d’une cinquantaine d’années 40. Il est difficile de se promener en ville sans
croiser quelqu’un. Cependant, il est rare que l’interaction dépasse le simple partage d’un regard furtif.
40. Site web Perspective Monde, http://perspective. usherbrooke.ca/bilan/tend/ FRA/fr/SP.URB.TOTL.IN.ZS. html
Comme le souligne Jan Gehl, « Les activités sociales comprennent
41. Jan Gehl (2012), op. cit.,
tous les types de communication entre personnes dans l’espace
p. 34.
urbain. » 41 La même idée est exprimée sous le mot « sociabilité » dans l’ouvrage Vivre et créer l’espace public : « Par sociabilité, nous entendons les relations sociales et les dynamiques de groupe (des rapports à autrui et des “nous”) fluides, spontanés, astructu-
relles. » 42 Ici elles sont classées des plus passives aux plus actives : « côtoiements, frôlements, regards furtifs ou appuyés, clins d’œil, échanges de salutations, d’excuses, demandes de renseignements
et d’informations » 43. Nous pouvons ajouter : observations, sourires, brefs échanges, discussions avec plus d’implication personnelle. « De ces rencontres fugaces naît parfois une communication plus approfondie où sont abordés de nouveaux sujets ou des champs
d’intérêts communs. » 44 Enfin il ne faut pas négliger les échanges
42. Michel Bassand, Anne Compagnon, Dominique Joye, Véronique Stein, Peter Güller (2001), op. cit., p. 14. 43. Ibid. 44. Jan Gehl (2012), op. cit., p. 35. 45. Edgar Morin, La méthode. Tome 1. La nature de la nature, Seuil, 1977, p. 51.
négatifs : regards accusateurs, insultes, disputes, batailles. Les projets sélectionnés ici poussent les citadins à dépasser la passivité et aller vers l’interaction. Comme le définit Edgar Morin, « une interaction est un échange entre deux entités sociales. Ce sont des actions réciproques modifiant le comportement ou la nature des éléments, corps, objets, phénomènes en présence ou en influence. » 45 Laisser passer quelqu’un à la sortie du tram, observer
les passants sur le trottoir, ou échanger un regard dans un marché, ne compte pas comme une interaction. En revanche, échanger un sourire après avoir été témoin d’une scène ensemble dans le bus, discuter avec une autre personne faisant la queue au marché, jouer avec le chien du voisin dans le train, sont des échanges dans l’interaction, car le comportement d’individu change grâce à la présence d’une autre personne. En réfléchissant sur différentes interactions sociales dans la vie quotidienne, nous pouvons constater certains catalyseurs propices à leur apparition.
27
« La mixité sociale est un des facteurs favorisant l’émergence de l’urbanité. »
46. William Hollingsworth Whyte, The social life of small urban spaces, Project for Public Spaces, 2001 [1980]. pp. 94-101. Ce livre existe aussi en version vidéo : https:// vimeo.com/111488563. 47. Kars Alfrink, « New games for new cities », communication au colloque « FutureEverything », Manchester, 2011, http:// whatsthehubbub.nl/blog/.
Le tram s’arrête au milieu de la rue pendant cinq minutes sans explication, les passagers commencent à parler entre eux pour comprendre la situation. L’inattendu nous fait délaisser notre bulle et aller parler aux gens. William Whyte, sociologue et urbaniste, appelle ce type de situation la « triangulation » 46 : un déclencheur extérieur vient créer un lien entre les citadins et les inciter à se parler. Un groupe de musique, une sculpture géante, un comédien, tous ces éléments peuvent attirer la foule. Un joli paysage peut créer le même effet. Face à la vue de Paris en haut de l’Arc de Triomphe, nous aurons envie de partager nos ressentis avec quelqu’un. La triangulation n’est pas limitée qu’à la bonne qualité, un mauvais spectacle parfois peut aussi avoir cet effet. Un piètre magicien de rue donnera envie aux spectateurs d’échanger leurs commentaires. Tous les projets de ludification ont le potentiel de créer une triangulation par leur nature inattendue. En revanche, certains projets conduisent les participants vers un type d’interaction prédéfini. Prenons l’exemple des 21 Balançoires. L’agence de design « Daily tous les jours » trouve un nouvel intérêt à faire de la balançoire : transformer une activité individuelle ou compétitive en jeu de collaboration. L’envie de découvrir une mélodie plus riche nous pousse à briser les barrières et aller nous mettre à côté d’un autre joueur inconnu. Le projet crée une occasion de passer un bon moment en jouant ensemble. Ici l’interaction programmée est de collaborer courte peut nous amener à une discussion plus approfondie ou pas nécessairement. Comme le dit le designer Kars Alfrink lors de sa conférence « New games for new cities » : « L’importance de ces jeux en ville n’est pas de devenir amis avec les autres citoyens. C’est plus pour nous rappeler que n’importe quel citoyen peut devenir notre coéquipier occasionnel et quelqu’un avec qui nous pouvons accomplir quelque chose. » 47 Avoir cette possibilité de pouvoir partager un bon moment avec des citadins est un sentiment important pour être bien
28
Michel Bassand, Anne Compagnon, Dominique Joye, Véronique Stein, Peter Güller, Vivre et créer l’espace public.
Photos prises lors de l’installation À 4 Mains à la Fête du Livre de SaintÉtienne, 2016 L’auteur Alain Damasio en train de coécrire avec le public. Durant les trois jours de l’évènement, les participants de divers groupes sociaux se sont croisés et ont joué ensemble. Comme
dans une ville. « Ceci rejoint la remarque de Goffman qui affirme que le fait de partager un même espace implique un sentiment de confiance envers autrui. » 48
sur cette photo, deux participants des deux univers différents ont partagé un moment ensemble et sont tous les
À 4 Mains est un projet que j’ai réalisé pour la Fête du Livre de
deux revenus rejouer
Saint-Étienne, consistait en un jeu d’écriture collaboratif. Le but du
au jeu les jours suivants.
jeu est de coécrire une histoire à trois à l’aide de trois tablettes. Chaque joueur répond à des questions sur sa tablette, les réponses des trois joueurs formeront une histoire sous le style de cadavre exquis. L’objectif du projet est de créer des liens entre les acteurs dans un évènement comme la Fête du livre, avec des évènements accessibles à tous répartis sur toute la ville, où les gens se croisent
48. Michel Bassand, Anne Compagnon, Dominique Joye, Véronique Stein, Peter Güller (2001), op. cit., p. 15.
29
49. Citation traduite de
sans avoir plus d’interaction. Le jeu ne demande aucune connaissance
Nilüfer Göle, « Urban Space
préalable. Le jour de l’évènement, nous étions sur place pour animer et
for Performative Citizenship For a Creative and Grounded Politics », Europe City
pour expliquer la règle du jeu. Le retour est positif. Les visiteurs riaient et s’échangeaient des commentaires sur leurs textes parfois réalistes,
Lessons from the European
parfois illogiques. Plus le texte était absurde, plus l’ambiance était ani-
Prize for Urban Public Space,
mée. La réussite de cette installation ne dépendait pas de la qualité de
2015, p. 141.
l’écriture, mais de la bonne humeur des participants.
50. Aarron Walter, Design émotionnel, Eyrolles, 2011, pp. 20-21.
Comme le démontre la sociologue Nilüfur Göle, « l’expérience personnelle en public, en agissant avec les autres, en inventant de nouvelles formes d’interaction et de reconnaissance mutuelle, a un effet transformateur sur les individus et la société. » 49
Selon où la Ballot Bin est installée, elle ne créerait pas les mêmes niveaux d’interaction. Il est possible de la commander en ligne par tous types de clients : les municipalités, les individus, les entreprises, etc. Si elle est installée dans la rue par une municipalité, à part quand quelqu’un jette son mégot en même temps qu’une autre personne, les usagers interagiront moins entre eux que si elle est installée devant un bureau où il pourrait y avoir des discussions et des débats autour des questions inscrites sur le cendrier avec d’autres fumeurs à proximité lors de la « pause clope ». Il s’agit ici d’une activité sociale d’un temps limité où l’on discute de sujets courts. La Ballot Bin deviendra peut-être une source d’inspiration pour de futures discussions. Nous arrivons plus facilement à avoir un échange avec une maman si elle a une poussette, en lui parlant de son bébé, par exemple. Une autre situation semblable est lorsque nous nous arrêtons pour échanger quelques mots avec des personnes promenant leur chien. Les deux situations proviennent de nos instincts émotionnels en
voyant un être « mignon ». Dans son ouvrage Design émotionnel 50, le designer Aarron Walter explique que notre cerveau est programmé pour aimer les bébés grâce à leur physique : grandes têtes, petits corps, petits yeux, petits nez, fronts prononcés. Ces caractéristiques disproportionnées comparées à un corps d’adulte sont souvent utilisées par les designers, surtout dans le domaine du web design. On appelle ce principe « baby-face bias » (le pouvoir du visage de bébé). Strange Lenses, projet issu du Market Street Prototyping Festival, nous rappelle ce principe. À travers des lentilles déformantes, les visages de piétons sont disproportionnés et deviennent comiques, étranges, mignons et amusants.
30
Les visages déformés à travers le Strange Lenses.
Cette triangulation est évidemment sujette à des variations cultu-
51. Un article en coréen écrit
relles : d’après mes propres observations à Taïwan et en France, la
par un témoin ayant vu le
conversation s’installe plus facilement entre des citadins taïwanais que français. Mais ces variations sont aussi régionales, le contact ne s’établit pas aussi facilement entre des Parisiens qu’entre les ha-
jeu : http://blog.naver.com/ jeongjunelee/220795972587. 52. Ibid.
bitants du Sud de la France, par exemple. Ces nuances territoriales sont donc à prendre en compte dans l’élaboration de projets de ludification urbaine.
53. Johan Huizinga (1951), op. cit., p. 24.
Un autre projet imaginé pour créer de l’interaction est I·Seoul·U.
D’après l’observation d’un témoin de I·Seoul·U 51, les passagers s’intéressent au jeu et parcourent souvent le chemin du jeu pour savoir qui sont leur adversaires, mais essaient rarement d’interagir avec eux une fois trouvés. Ce que demande le jeu s’éloigne trop de la zone de confort des passagers. « Rarement les gens se parlent dans
le métro, on ne se sent pas à l’aise à être le premier à le faire. » 52, témoigne un passager. Ici, l’interaction est la base du jeu alors que dans les projets précédents, l’interaction est un objectif dissimulé. Le jeu devient alors un ordre. Quand le public perçoit un message comme une obligation, il peut très vite le rejeter malgré ses bonnes intentions. Comme le souligne Johan Huizinga, « tout jeu est d’abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n’est plus du jeu. Tout au plus peut-il être la reproduction obligée d’un jeu. » 53
31
54. Pascal Riché, « L’homme
Il est intéressant de comparer I·Seoul·U au projet ActiWait. Ces deux
qui fait danser le métro sur
projets sont semblables sur un point : la seule action possible est de
Boney M : un pur “fake” », 2015, http://tempsreel. nouvelobs.com/.
jouer avec un inconnu. Cependant il n’est pas nécessaire d’aller à la rencontre de l’inconnu dans le cas d’ActiWait, les joueurs sont séparés par la route. De plus, l’objectif visible n’est pas de rencontrer la personne en face, mais de jouer avec elle. Il s’agit d’un combat amusant pour faire passer le temps. L’interaction se fera naturellement lorsqu’ils traverseront. I·Seoul·U n’atteint pas son objectif, car l’interaction est forcée, contrairement à ActiWait où elle se fait naturellement après le jeu. Il faut du contenu pour qu’un projet marche et une forme de liberté pour les participants. Dans la vidéo A Happier Morning in the Paris Metro, le comédien français Jérémy Angelier a réussi à faire danser les passagers dans le métro de Paris avec une enceinte, une chanson et son énergie. La vidéo sur Youtube de cette action a fait de nombreuses vues et a été reprise à la télévision et à la radio. Dans la vidéo nous voyons les passagers dansaient, riraient, interagissaient entre eux... Il s’agit d’une scène miraculeuse dans le métro de Paris. Malheureusement, il a été prouvé par le journaliste, Pascal Riché 54 que la vidéo en fait était une fausse. La moitié des passagers, surtout ceux qui dansaient, était les acteurs. Le logo du T-shirt du comédien dévoile l’origine de l’action : une publicité pour une start-up de musique. Dans ce cas, il s’agit d’un fantasme de la ludification de l’espace urbain. Cependant nous pouvons nous questionner : Si cette situation est la réalité, serions-nous de bonne humeur face à une foule dansante dans un wagon de bon matin ? Est-ce que nous avons envie d’interagir avec les autres dans un espace public ?
32
Attente Du supermarché aux administrations en passant l’arrêt de trans-
55. Judith Martin, « Attendre…
port en commun, les habitants d’une ville sont confrontés en
Un passe-temps populaire :
permanence à l’attente. Un être humain passerait un dixième de
Mme Bonnes Manières »
sa vie à attendre 55. Nombreux sont les moyens mis en place par
(1980), La gestion des
les usagers pour passer le temps : lire un livre, se perdre dans ses
Éducation, 2012.
opérations, 3e éd., Chenelière
pensées, jouer sur son smartphone, observer d’autres passants ; d’autres par les acteurs de différents lieux : des jeux pour enfants et des magazines pour adultes dans une salle d’attente de médecin, des jeux imprimés sur le set de table en papier dans un restaurant, des journaux gratuits et des projections dans le métro, les films
56. « Disneyland : quand y aller ? », le site Bouger en famille, http:// bougerenfamille.com/
dans l’avion. La connexion wifi omniprésente aujourd’hui dans les
57. Ces trois initiations ont
espaces urbains répond à un besoin touchant de plus en plus de
été menées par SNCF Gares
personnes. De nombreuses animations sont mises en place tout au long des files d’attente à Disneyland pour faire oublier l’attente qui peut aller jusqu’à sept heures sur une journée 56.
& Connexions, une filiale de SNCF Mobilités. Elle a pour mission de rénover et développer les gares en France tout en assurant
Depuis 2012, la SNCF a mis en place une série d’installations dans
les services essentiels de
les gares pour rendre le temps d’attente plus agréable : We-Bike per-
régulation. « SNCF Gares &
mettant de recharger ses batteries en pédalant, des pianos en libre
Connexions », Wikipédia.
service, des baby-foots connectés sur une application mobile 57. Les deux derniers exemples permettent de passer le temps en s’amusant donc se rapprochent de la ludification de l’espace urbain contrairement à la première qui répond à un besoin (charger son portable). En 2016, trente-cinq Distributeurs d’histoires courtes ont été disposés dans les gares SNCF et d’autres dans les lieux où l’on doit souvent attendre : centre commercial, Mairie, aéroport, etc. Les lecteurs peuvent choisir la longueur de l’histoire en fonction de leur temps disponible. Le format court est censé d’occuper les petits moments de la vie quotidienne à la place du smartphone. Le retour des utilisateurs est positif, mais malgré cela, son destin est souvent, comme les journaux gratuits, d’être jeté à la poubelle, car la forme est difficile à garder sans l’abîmer. Néanmoins, ce n’est pas gênant parce que ce qui compte c’est le moment de la lecture. Le répertoire d’histoires important présent dans cette installation permettrait qu’elle soit permanente, avec une chance minime d’avoir une histoire identique.
33
We-Bike dans la gare SNCF de Firminy « À vous de jouer » est un concours national de piano lancé par la SNCF en partenariat avec Yamaha, qui demande au public de se faire filmer jouer sur un des pianos de gare. Distributeur d’histoire courte à l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry. Une histoire de cinq minutes peut mesurer plusieurs mètres.
34
Il a réussi à rendre leur trajet plus exceptionnel que d’habitude et à atténuer légèrement le sentiment négatif provoqué par l’attente routinière.
Cependant il n’existe pas encore de divertissement durant le trajet
58. ixxi-mobility, « Analyse
proposé par la compagnie ferroviaire, alors que nous passons en
détaillée des trajets effectués
général plus de temps dans le train que dans la gare. Un Francilien qui se rend à son travail en transport en commun y consacre en moyenne cinquante minutes par jour 58. D’après une
en Transports en commun en Ile-de-France », http://www. ixxi-mobility.com/.
étude menée par le Bureau de la Statistique Nationale britannique à
59. Office for National
propos de l’influence, sur le bien-être des citadins, du temps passé
Statistics, « Commuting
dans les trajets 59: plus on passe de temps dans le trajet, moins on est satisfait de notre vie.
and Personal Well-being », 2014, http://webarchive. nationalarchives.gov.uk/.
Le designer Daniel Disselkoen a tenté de proposer une solution à
60. Han Sang-hee, « 1 out
ce problème. Man-Eater utilise la nature mobile du tram pour faire
of 4 women experience
avancer le monstre dans le jeu. Un autocollant collé sur une vitre, il n’existe pas d’installation plus simple que celle-ci. Simple, mais efficace, ce jeu permet aux passagers de passer quelques minutes
harassment during commute », 2011, The Korea Times.
avec une activité inattendue. Cette installation n’a pas vocation à être permanente. Après quelques fois, nous aurons compris le principe et n’y jouerons plus. Nous pouvons nous poser cette question : est-ce qu’un projet de ludification de l’espace urbain doit être permanent ? Un des attraits de ces projets est leur aspect imprévisible. Un objet banal apparaît dans un lieu ordinaire, c’est le mélange des deux qui crée la surprise. Nous élaborons ce point plus en détail dans la seconde partie. Si le projet I·Seoul·U n’a pas réussi à créer des interactions entre les passagers, il les a toutefois occupés pendant leur trajet. D’après une
enquête menée en 2011 60, en Corée du Sud, une femme sur quatre aurait déjà été victime de harcèlement ou d’agression sexuelle dans les transports en commun. L’une des conséquences de ce climat est que les passagers essaient de ne croiser aucun regard, et s’efforcent d’ignorer leur voisin de métro. Pour ne pas être suspects,
35
61. « Taking Fake Book Covers on the Subway », 2016, https://www.youtube. com/.
les passagers préfèrent fixer leurs regards sur leurs smartphones. I·Seoul·U a donc proposé une autre chose « légitime » à regarder dans le métro de Séoul.
Tout comme dans la vidéo Taking Fake Book Covers on the Subway 61, le
62. Sonia Lavadinho et Yves
comédien Scott Rogowsky se met à lire des livres, avec des fausses
Winkin (2012), op. cit., p. 142.
couvertures, grotesques, extravagantes, voire ridicules, dans le métro. « Taxidermie humaine : guide du débutant », « Comment retenir un pet », « 1000 lieux à visiter avant d’être exécuté par Daech » ou « 101 conseils pour agrandir votre pénis à la maison, au bureau ou sur le chemin ». Dans la vidéo, nous pouvons constater les différentes réactions des passagers face à ce lecteur-passager éhonté : surpris, curieux, amusé ou gêné. Peu importe, il a réussi à rendre leur trajet plus exceptionnel que d’habitude et à atténuer légèrement le sentiment négatif provoqué par l’attente routinière. Dans ce cas, il s’agit plus d’un spectacle qu’un projet de ludification de l’espace urbain, parce qu’il n’intègre pas la participation du public. Les passagers restent des spectateurs qui n’interagissent pas avec l’œuvre. Nous pouvons tout de même constater qu’un projet qui rend un moment amusant n’a pas besoin de s’imposer, comme les spectacles fréquents de chant dans le métro parisien, auxquels nous ne pouvons pas échapper. Nous pouvons appliquer cette observation sur la ludification de l’espace urbain. « La ludification ne se fonde pas nécessairement sur des interventions lourdes. Elle est plutôt en fait dans la légèreté, la douceur, le respect de chacun. » 62
36
La ludification peut divertir pendant un temps d’attente, mais ne
63. D’après mes propres
peut pas le raccourcir. Elle est comme une couche de neige qui rend
expériences et celles
le paysage plus charmant pour une courte durée, mais ne change pas le fond des choses. Raccourcir le temps d’attente dans la mesure du possible est la solution la plus fondamentale. Certains orga-
des autres. Voir l’article : « Préfecture : la longue file d’attente des étrangers », http://www.ouest-france.fr/.
nismes n’ont pas l’intention d’améliorer cette situation. Comme les préfectures en France, les longues files d’attente pour obtenir un rendez-vous pour le titre de séjour amènent souvent à « complet aujourd’hui ». Tout est fait pour décourager les étrangers. 63
Par ailleurs, est-ce qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus passer un moment sans rien faire ? Habitués à la rapidité les nouvelles technologies, sommes-nous de moins en moins capables d’attendre ?
37
Sensibilisation Il est parfois difficile pour les collectivités publiques de faire respecter les lois aux citoyens, telles que le respect des feux de circulation pour les voitures et les piétons, et l’interdiction de jeter les déchets ou de laisser les déjections canines sur la voie publique. En parallèle d’actions de sensibilisation ou de verbalisation qui sont souvent perçues comme rébarbatives ou moralisatrices, des installations prenant la forme de jeux urbains ont pris racine dans certaines villes. Sous leur aspect ludique, leur réel objectif est d’amener les citoyens à respecter certaines règles sans même qu’ils s’en rendent compte.
64. « Piano stairs TheFunTheory.com Rolighetsteorin.se », https:// www.youtube.com/. 65. https://ballotbin.co.uk/ 66. Sur Facebook, nous pouvons partager nos ressentis sur des publications en cliquant sur des visages qui expriment tour à tour
C’est une manière de faire passer des messages qui diffère des tradi-
l’amusement, l’étonnement,
tionnelles campagnes de sensibilisation. On joint ici l’utile à l’agréable.
la tristesse et la colère.
The Fun Theory consiste en une série de projets autour d’une question : est-ce qu’on changera plus facilement ses comportements pour une bonne cause tout en s’amusant ? Les questions « sérieuses » autour du développement durable sont au cœur de la théorie : santé, écologie, recyclage, comportement routier. Après la mise en place des Piano Stairs, 66 % de personnes en plus ont choisi l’escalier plutôt que l’escalator situé juste à côté, d’après la vidéo réalisée par la compagnie 64, qui a d’ailleurs fait plus que vingt millions de vues (janvier 2017). Nous avons évoqué le cas de la Ballot Bin dans la partie interaction, mais son objectif premier est de rendre la rue plus propre. Ce projet est issu de Neat Streets, une initiative cherchant les solutions pour réduire tous types de déchets dans la rue : chewing-gums, mégots, déjections canines, meubles abandonnés, déchets en général. Depuis son installation, la Ballot Bin a réduit de 46 % le nombre de mégots dans la rue concernée 65. Jeter son mégot dans le nou-
veau cendrier Ballot bin devient désormais une action qui peut influencer le résultat d’un sondage. Les questions inscrites sont d’actualité et seront changées une fois par semaine dans l’idéal. Pour connaître la satisfaction des clients et des citoyens, les systèmes de vote se déploient dans différents domaines : les likes et
les émoticônes 66 sur Facebook, les likes et les dislikes sur YouTube, les panneaux dans les lieux publics comme les gares, les services
39
du gouvernement, ou dans les aéroports. Il suffit d’appuyer sur les pictogrammes « sourire » ou « fâché » pour donner son avis. La Ballot bin surfe sur la vague du vote tout en ajoutant l’aspect propreté.
Le panneau de vote dans les toilettes à l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry. Le système de vote sur Facebook pour partager ses sentiments.
40
Image Tout projet d’installation ludique en accès libre nécessite un finan-
67. « Volkswagen », Wikipédia
cement. Toute structure amenée à financer ce type de création a des objectifs en lien avec son image. Nous pouvons nous questionner sur les intentions réelles de ces acteurs publics ou privés. Sauvegarder, redorer ou encore embellir l’image de sa ville est un point important pour les collectivités publiques. Rendre la ville agréable et mettre en valeur les avantages de vivre en ville auront un effet direct sur le sentiment d’appartenir à une ville, le nombre de touristes, l’économie et donc sur le résultat dans les urnes lors des prochaines élections. De manière peu surprenante, cet objectif est au cœur de tous les projets subventionnés par les collectivités publiques. Le Distributeur d’histoires courtes transforme les temps d’attente dans un lieu, pouvant faire naître des sentiments négatifs chez le public, en des temps de découverte et de lecture. Le projet ne permet pas juste d’occuper le public, mais de lui laisser une bonne impression de l’endroit où il se trouve. Le logo de l’établissement qui accueille le distributeur est mis en avant sur l’impression avec laquelle le visiteur peut repartir. L’image d’une marque ne se fabrique pas uniquement à l’aide de spots publicitaires, une bonne image encore moins. Comme le dit le pro-
Machine de l’amitié, une machine trop grande pour insérer des pièces tout seul, qui nécessite donc une personne
verbe en anglais, « we are what we eat », ici « we are what we sponsor. »
portée par une autre pour
Certaines entreprises, à l’image de Mac et de sa gamme de produits
pouvoir réaliser l’achat.
RED dont une partie des bénéfices sont reversés à la lutte contre le SIDA, vont soutenir des causes afin de redorer leur blason. Une autre approche réside dans des actions qui auront comme objectifs d’être largement partagées. Cela peut être des actions
Deux bouteilles seront sorties au prix d’un. Cette machine a été installée dans les espaces publics partout dans le monde.
spectaculaires comme toutes les cascades sponsorisées par RedBull,
Il s’agit d’une action de
ou la ludification de l’espace urbain comme les distributeurs hors-
communication.
normes mis en place par Coca-Cola, ou encore The Fun Theory mis en place par Volkswagen. Ce dernier a la particularité d’avoir une triple facette : buzz, écologie, image de la marque. Six ans après le lancement de The Fun Theory, il a été dévoilé que le groupe Volkswagen utilisait « un logiciel diminuant frauduleusement les émissions polluantes d’un de ses moteurs diesel lors des contrôles d’homologation » 67. Ironiquement, la campagne a été lancée à la même année que l’utilisation du logiciel. Diamétralement opposé au développement durable qu’il annonce dans The Fun Theory, le groupe a fait la plus mauvaise démonstration. Il semble vouloir voiler ce méfait. L’objectif de cette campagne est de se donner une belle image. Il ne faut pas négliger les véritables desseins.
41
Pour une réussite de la ludification Chaque projet est unique que ce soit par son idée, sa réalisation, ses objectifs. Mais il est tout de même possible, par l’analyse de différents projets, de mettre en place une approche globale et des clés spécifiques permettant la réussite d’un projet de ludification de l’espace urbain. Quatre règles apparaissent : esthétique, hybride, intuitif et contextuel.
Esthétique « Les facteurs incitant les citadins à aller dehors pour faire autre
68. Jan Gehl (2012), op. cit.,
chose que se déplacer comprennent le sentiment de sécurité, un
p. 33.
espace de dimension convenable, un mobilier urbain de qualité et un environnement agréable à regarder. » 68
Dans la majorité des cas, afin qu’un projet puisse remplir ses objec-
69. William Hollingsworth Whyte (1980), op. cit.
tifs, il se doit d’être vu. Appliquer un code esthétique différent du
70. Une interactivité se fait
lieu tout en gardant l’harmonie avec le lieu peut amener au projet
avec l’objet, alors qu’une
une meilleure visibilité. Il s’agit d’une recherche plastique sur la forme, la couleur et le matériau.
interaction se fait entre les gens.
Les 21 balançoires n’ont pas le même code esthétique que les balançoires classiques. Des couleurs éclatantes, une forme simplifiée et géométrique et la lumière sous les assises sont des qualités ajoutées. Son échelle fait aussi sa réussite. Dans le centre-ville de Montréal, un chemin de cent mètres de long rempli de balançoires crée un effet spectaculaire. Sans parler du paysage créé au moment où les balançoires sont activées par les citoyens dans la nuit. « L’échelle est importante, grandes installations dans des grandes villes. » 69
L’Engrainage est avant tout une installation lumineuse. La résine multicolore et translucide crée une atmosphère féerique qui est loin de celle des lampadaires classiques. Ces derniers éclairent cependant beaucoup plus. Ils ont des utilités différentes. Au contraire de ces lampions, les deux interrupteurs pour allumer et éteindre l’œuvre sont presque invisibles. Installés au coin de la rue, ils sont gris, carrés et un peu plus grands qu’un interrupteur à domicile, rien d’exceptionnel. On connaît leur fonctionnement souvent par le bouche-à-oreille et non par notre propre découverte. Peu de gens connaissent l’interactivité 70 de ce projet. Cependant une in-
teraction inattendue se crée lors des conversations autour de cette forme discrète. Le Distributeur d’histoires courtes est à une échelle plus petite que les projets mentionnés plus haut. Ayant plus l’aspect d’un mobilier urbain que d’une installation, son point fort n’est pas d’être spectaculaire, mais d’être harmonisé avec son environnement. Le
Les résines colorées de l’Engrainage
panneau vertical transparent mélangé avec la couleur éclatante
L’interrupteur de
de l’interface très différente de l’environnement rend la borne à la
l’Engrainage
43
Les balançoires revisitées de « Daily tous les jours » attirent l’œil par leur forme géométrique et leur couleur éclatante.
fois discrète et esthétique. Elle nécessite un public curieux qui s’approche pour découvrir sa fonction. La Ballot Bin est visible par sa couleur, sa forme simple et sa vitre transparente permettant de comprendre son usage d’un simple coup d’œil. Cependant, les vitres deviennent vite salies par les mégots. Il n’est pas négligeable que l’apparence des installations se maintienne dans le temps. Les designers devront intégrer cet élément dans le processus. Pour résumer, chaque projet, selon son positionnement dans l’espace public, a une esthétique spécifique à considérer. Il faut définir clairement en amont son statut et ses usages en prenant en considération le budget. Un projet est esthétique par sa cohérence avec son environnement, son attractivité et sa compréhension par tous.
44
Hybride L’hybridation est le fait d’associer des matériaux, des domaines ou des objets afin de créer une chimère qui alliera les points forts de chacun. Elle permettra de toucher un plus large public en suscitant la découverte et la sensibilisation à des domaines que le public avait écartés. L’hybridation dans l’espace urbain est la clé pour créer les combinaisons idéales pour surprendre. Le projet À 4 Mains (voir page 27) mêle nouvelles technologies, un aspect ayant attiré particulièrement les jeunes publics, coécriture et lecture, ayant, eux, attiré un public de lecteurs appartenant à une palette d’âges plus large. Cette hybridation a permis aux différents groupes de découvrir non seulement un domaine inconnu, mais aussi un groupe de personnes qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion de rencontrer. La musique est l’élément le plus hybridé parmi tous. L’ajout de sons et de musiques dans un jeu aura tendance à attirer l’attention et les curieux, un attroupement de curieux en attirera d’autres… La musique crée une ambiance immersive. Dans une ville où il y a beaucoup de bruits de diverses sources, une récréation musicale peut nous faire du bien. D’où la raison pour laquelle nous nous arrêtons parfois pour regarder un concert dans le métro ou dans la rue, malgré notre emploi du temps chargé. Il faut tout de même bien réfléchir à la place de la musique dans le projet, il faut éviter qu’elle devienne une solution facile de ludification. Dans le cas de Piano Stairs, la forme des escaliers est la même que celle du piano, mais en plus grand. Le simple changement d’échelle fait son succès. Les 21 Balançoires utilisent quatre instruments différents pour créer un effet orchestral qui fait un lien entre le nombre de sièges de l’installation et le nombre de sièges d’un orchestre. Un objet banal apparaît dans un lieu banal peut créer un effet inattendu comme les pianos dans les gares ou le jeu d’arcade Pong installé sur un feu rouge. L’hybridation entre les différents objets est aussi une méthode de design couramment utilisée comme Ballot bin : cendrier et urne électorale ; Distributeur d’histoires courtes : distributeur et bibliothèque ; Piano Stairs : escaliers et piano, pour n’en citer que trois. L’hybridation propose des possibilités de combinaisons infinies.
45
Intuitif Un point que l’on retrouve le plus fréquemment et à l’origine de la réussite de nombreux projets est l’utilisation intuitive. Nous pouvons en isoler deux sous-parties : les références partagées et l’interface intuitive. « Une partie de la réussite du Grand Jeu réside dans leur clarté. » 71
71. Ici, le terme de « grand jeu » désigne les jeux classiques agrandis afin d’y jouer en public. « Le jeu peut-il mettre en mouvement les foules ? », blog de la Cartonnerie, 2013. http://
Références partagées
lacartonnerie.blogspot.fr/.
Le temps d’un piéton est précieux. Il se trouve dans la rue lors de son déplacement du point A vers le point B. S’il doit passer cinq
72. « 21 Balançoires :
minutes à comprendre la règle du jeu, il sera difficile de le faire s’ar-
le retour d’un symbole »,
rêter dans son parcours. S’il rencontre une référence qu’il connaît
site web du Quartier des
déjà, cela brise directement la méfiance et économise son temps d’apprentissage. Les références utilisées sont des règles du jeu, des modes de fonctionnement, ou encore des objets faisant partie d’une
Spectacles Montréal, http:// www.quartierdesspectacles. com/fr/.
culture commune facilitant ainsi la prise en main du projet. Nous pouvons prendre comme exemple les 21 Balançoires. Ici c’est l’objet en lui même qui est une référence partagée. La majorité, voire la totalité, des habitants de Montréal ont déjà vu fonctionner ou fait de la balançoire. À tout âge, une personne saura que faire devant une balançoire. Non seulement l’abord est facilité, mais « le souvenir et la nostalgique de la balançoire attirent les gens vers
l’installation. » 72 Comprendre que la création d’une mélodie nécessite la synchronisation de plusieurs joueurs n’est pas explicite et demande quelques essais. Le jeu de balançoire fonctionne tout de même sans création de mélodies, le côté mélodique devient un secret à découvrir en jouant. ActiWait constitue un autre exemple des projets ayant utilisé des références partagées. Ici ce n’est pas l’objet qui facilitera la prise en main, mais la règle du jeu qui est connue d’un grand nombre et donc instinctive. Pong, jeu commercialisé en 1972, est depuis rentré dans la culture populaire de nombreux pays. Les joueurs n’auront pas besoin de découvrir les règles du jeu et passer par une phase de découverte ou de tutoriel pour comprendre son fonctionnement. Le match peut commencer dès qu’une personne se trouve de chaque côté de la route. C’est le même cas pour I·Seoul·U qui a utilisé le système de Ghost Leg (voir page 19) dont les Coréens du Sud sont très familiers. En
47
Asie, ce système est souvent utilisé pour la répartition des objets dans un groupe de gens ou pour faciliter le choix entre plusieurs options. Cependant ce système n’est pas aussi courant en Europe qu’en Asie. L’installation sera donc moins instinctive pour la plupart des Européens. Il est indispensable de prendre en considération de la culture du lieu où l’on intervient. Nous approfondirons ce point dans la partie « contextuel ». Interface intuitive Presque tous les projets présentés dans le corpus sont très faciles à prendre en main. Chacun a utilisé des éléments divers pour en La borne d’arcade de Pong commercialisée en 1972.
arriver là : les vitres de la Ballot Bin pour visualiser le résultat en indiquant ce qu’il faut jeter dedans, l’autocollant expliquant la règle de Man-Eater, les touches noires et blanches de piano pour le Piano Stairs, seuls trois boutons disponibles pour le Distributeur des histoires courtes… Avoir des systèmes du jeu déjà connus par les utilisateurs est un plus. Cependant cela ne veut pas dire qu’il faut se restreindre à des jeux déjà existants. Lors de la création d’un nouveau type de jeu, il est donc important de réfléchir à des actions simples et des interfaces intuitives. Cependant, un jeu difficile à comprendre peut parfois créer des discussions inattendues entre les passants.
48
Contextuel Chaque projet est imaginé à partir d’un ou plusieurs contextes du lieu. Il ne s’agit pas d’un point nécessaire, mais d’une donnée qui permet aux projets d’aller plus loin. Comme évoqué plus haut, à une grande ou petite échelle, chaque lieu relève d’enjeux différents. Différences entre continents, pays, régions, villes, quartiers, rues ou bâtiments qui se doivent d’être prises en compte. Dans la forme, les conditions climatiques peuvent fortement influencer l’installation d’un projet à l’extérieur. Des lampions comme ceux d’Engrainage, par exemple, risquent de s’envoler à Taïwan à cause de la fréquence élevée de typhons en été. D’autre part, pour qu’un projet ait un écho auprès des citadins, il lui faut du contenu prenant en compte le contexte du lieu. Dans un quartier d’habitations, un quartier commerçant, en centre-ville, en périphérie, dans une rue passante, dans une rue bruyante... Ces données permettront de créer une installation en adéquation avec le lieu où elle sera présentée. Amateur Intelligence Radio (AIR) est un projet de médiation du patrimoine. Comme un médiateur virtuel, la radio transmet ses connaissances aux passagers autour de la gare. À part les informations en temps réel, elle raconte aussi les anecdotes sur la gare ou son histoire. Ces informations perdent leurs sens si elles sont diffusées ailleurs. En dépit du contenu singulier, la forme est possiblement réutilisable autre part. Quant à la question de où classifier ce projet, il s’avère qu’il ne transforme pas les citoyens en acteurs, mais le pouvoir d’allumer une station de radio dans l’espace urbain offre une occasion de se l’approprier, de le transformer en lieu intime. Les organismes qui achètent la Ballot Bin pourront mettre librement les questions de leur choix à l’aide de lettres magnétiques ou d’un marqueur effaçable. Les designers du projet encouragent les organismes à réfléchir à la culture et aux intérêts locaux lorsqu’ils choisissent les questions à poser. Qu’est-ce qui passionne le public cible ? Sur quels sujets auront-ils envie de partager leurs opinions ? Des questions générales autour du sport, de la politique, de
49
73. Emmanuel Raoul (sous
la nourriture ou des questions plus précises sur le lieu où la Ballot
la dir.) et l’association Carton
Bin est installée comme « Qu’avez-vous envie d’avoir ici ? Un terrain
Plein, La Cartonnerie Expérimenter l’espace public - Saint-Étienne 2010 > 2016, Puca, 2016, p. 88. 74. Établissement Public d’Aménagement de SaintÉtienne
de jeu ou un jardin partagé ? » ou « Que préférez-vous devant le bureau ? Des places de parking ou des navettes vers le centre-ville ? ». L’espace public est ici un endroit pour récolter et diffuser en direct les idées des citoyens, cela rappelle son aspect démocratique. Le design participatif est une méthode adaptée pour comprendre l’enjeu du lieu : constituer une collaboration entre les citoyens et de différents experts comme sociologues, urbanistes, artistes, designers. Le concepteur a un rôle de médiateur entre « l’aménageur et ses gros sabots, la ville et ses nombreuses contraintes de gestion, et l’habitant et ses petits problèmes de quotidien... » 73, exprime
Stéphane Quadrio, directeur de l’Aménagement, EPASE 74 dans l’ou-
vrage de Carton Plein. Les citoyens, les cibles et utilisateurs principaux des projets présentés n’ont rarement été consultés durant la réalisation de ces derniers. Pourtant ils sont au cœur de ces projets. Ne serait-il pas plus efficace de les inclure dans la conception afin de créer des projets en adéquation avec leurs besoins ? Leurs attentes ? Leurs envies ? Et au contraire, pourrait-on observer une baisse de l’intérêt, de l’impact après l’inclusion des citoyens ? Serait-il toujours possible de les surprendre, de proposer des idées sortant du quotidien si ils sont inclus ? N’est-il pas possible de solliciter les citoyens après la réalisation du projet ou les premières étapes. Le projet La Cartonnerie est un exemple de transformation d’un espace urbain qui implique la participation des citoyens à travers des activités d’une grande diversité (jeu, promenade urbaine, création collective…). Pendant cinq ans, l’équipe Carton Plein n’arrête pas d’expérimenter pour découvrir l’impact de l’action collective sur un projet urbain et a établi des protocoles, des mises en scène, des formes, etc. Il s’agit de la transformation de l’espace urbain, donc d’une autre dimension que les projets de ludification qui gardent l’usage d’origine. Cependant pour pouvoir proposer des projets correspondant au contexte de chaque lieu, la volonté de prendre en considération les citoyens devrait être la même.
50
Limites de la ludification Les projets de ludification de l’espace urbain présents dans le cor-
75. Jan Gehl (2012), op. cit.,
pus partagent certaines tendances qui pourront être vues comme
p. 77.
des défaillances. Concentration dans le centre-ville Comme nous avons pu le voir dans la première partie, animer la ville est un des objectifs principaux des collectivités publiques. Cependant la globalité des projets présentés est uniquement axée sur le centre-ville. Les quartiers périphériques ne sont pour le moment pas une cible privilégiée de la ludification. L’image des quartiers périphériques est-elle moins prioritaire que celle du centre-ville ? La circulation des quartiers périphériques est-elle suffisamment fluide et ne nécessite donc pas d’être améliorée par des concepts de ludification ? Une fréquentation piétonnière moins importante est-elle à l’origine d’un tel choix ? Est-ce qu’animer le centre-ville est à l’origine de faire revenir les gens en centre-ville afin de dynamiser l’activité commerciale ? Puisqu’aujourd’hui beaucoup de zones commerciales sont situées à l’extérieur des centres-ville. « Une ville s’anime parce qu’elle est animée. Les gens vont là où il y a du monde […] Il ne se passe rien parce que rien ne se passe. Conformément à cette logique, la faible densité de population et la rareté des évènements dans bon nombre de zones urbaines font en sorte que de moins en moins de gens fréquentent leur espace public et que peu d’activités s’y tiennent. Le potentiel d’autoalimentation de la vie urbaine souligne la nécessité de planifier les nouveaux quartiers en veillant à y concentrer et à y nourrir les sources de vitalité. » 75
Ne marche qu’une ou deux fois Il est également difficile de trouver dans le corpus des projets entraînant une fidélisation du public. Les utilisateurs se prendront au jeu quelques fois puis passeront rapidement leur route. Ils
55
76. Michel Bassand, Anne
reviendront parfois vers le projet pour le présenter à un ami, un col-
Compagnon, Dominique Joye,
lègue ou un membre de leur famille ne le connaissant pas encore.
Véronique Stein, Peter Güller (2001), op. cit., p. 64.
Un projet de ludification doit-il réellement créer une fidélisation ? L’affection qui s’installe chez l’humain pour le jeu même si on n’y
77. Kars Alfrink (2011),
joue plus n’est-elle pas une forme de fidélisation ? Le fait de se re-
op. cit.
mémorer les souvenirs associés à la découverte et l’utilisation d’un projet en passant à proximité de ce dernier n’est-il pas déjà une réussite en soi ? Si un citadin a préféré l’itinéraire où se trouve un projet après l’avoir utilisé, même s’il ne le manipule plus à chaque passage, cela veut-il dire que le projet est réussi ? De plus, la réussite d’un projet de ludification urbaine est souvent liée aux côtés inattendus et éphémères. Le nombre de personnes touchées est aussi un point non négligeable. Interactions superficielles Rares sont les projets amenant les utilisateurs à entamer un échange plus poussé qu’un sourire ou quelques mots. Il sera donc aisé de dire qu’un projet de ludification n’apporte rien de plus qu’un bus en retard ou quelques flocons de neige. Cependant, à la différence d’un arc-en-ciel ou d’une chute inopinée, les projets de ludification pourront, en plus de créer des interactions fugaces, créer un moment de « récréation » partagé entre les personnes qui ne se seraient jamais adressé la parole. Ce petit coup de pouce peut évoquer une ouverture d’esprit et nous faire retourner aux bases, à la rencontre avec les autres êtres humains. Est-ce que nous ne devrions pas réfléchir sur notre rapport aux autres ? Pourquoi sommes-nous arrivés aujourd’hui à une situation où on a besoin des projets ludiques pour créer un prétexte de nous rencontrer ? L’une des particularités de l’espace public est qu’on pourrait y retrouver les personnes de tous groupes sociaux. « La mixité sociale est un des facteurs favorisant l’émergence de l’urbanité. » 76
« Rappelez-vous que ce qui rend les villes magiques est tous ces gens que vous ne connaissez pas. Les rencontres fortuites et les choses géniales qu’ils font. Et que, pour bien vivre dans la ville, il est de l’essence de se donner mutuellement la plus nécessaire l’espace pour le faire. En d’autres termes, il est important de réaliser que les inconnus sont vos amis, sans qu’ils soient réellement vos amis. » 77
56
Ludifier l’interaction sociale La ludification fluidifie non seulement la marche en ville, mais aussi les relations entre les citadins. Dans le cas de la Ballot Bin, les piétons ne vont pas marcher plus loin pour jeter leurs mégots, en revanche ils vont plus facilement discuter avec les fumeurs à côté
78. L’exemple est tiré de l’article de Sonia Lavadinho et Yves Winkin (2009), op. cit.
grâce aux questions d’actualité. Ce qui est fluidifié ici n’est pas la
79. Kevin Lynch, L’image de
circulation, mais l’interaction sociale.
la Cité, Dunod, 1971, p. 7.
L’apparition de la ludification de l’espace urbain démontre un besoin de divertissement dans notre société aujourd’hui. Est-ce parce que les citadins interagissent moins entre eux, se parlent moins dans la rue, que l’on constate l’augmentation des projets ludiques installés par les collectivités ? Les citadins auront-ils envie d’interagir avec les autres ou préfèrent-ils garder la liberté d’être seul ? Nous avons mentionné peu de projets issus de la propre initiative des citoyens sans l’accord des collectivités publiques. Cependant les idées provenant des citoyens sont parfois plus pertinentes que celles avec autorisation, comme Taking Fake Book Covers on the Subway, le projet avec des fausses couvertures. La liberté de s’exprimer et de s’approprier son environnement comme ils le souhaitent est aussi un besoin non négligeable des citoyens. La preuve est, par exemple, le nombre de graffitis dans des villes, ou le jardinier qui a fait parler les arbres et les animaux, en installant des haut-parleurs dans un jardin public, sans avoir consulté la mairie auparavant. 78
« L’observateur lui-même devrait jouer un rôle actif dans sa perception du monde et avoir une participation créatrice au développement de son image [de la ville]. Il devrait avoir le pouvoir de modifier cette image pour l’adapter à des besoins changeants. Un environnement ordonné de manière détaillée, précise et définitive, peut interdire tout nouveau mode ou modèle d’activité. » 79
Si nous ne devions retenir qu’un objectif à la ludification de l’espace urbain, ce serait la création de liens entre les personnes, car notre société est de plus en plus individualiste et son rythme accélère. On peut se demander si ces liens ne sont pas là pour cacher une réalité moins utopiste, un formatage et un cadrage des activités permettant d’imposer au peuple une manière de se déplacer ou
57
encore de se distraire un peu à la manière du « pain et des jeux » de la Rome antique. Cependant, une interaction même superficielle n’est-elle pas déjà une réussite en soi ? Cette ludification de l’espace urbain, même si elle peut paraître anecdotique ou éphémère, permet de rendre un trajet plus léger, de rompre la routine par de l’inattendu, de provoquer une rencontre ou une bifurcation, et peut-être même enfin d’humaniser les villes, de restaurer une spontanéité.
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62
Je tiens à remercier David-Olivier Lartigaud pour son pragmatisme, sa logique et son électrochoc ; Marie-Hélène Desestré pour son dépoussiérage syntaxique et orthographique ; Julie Bonhoure pour avoir adopté mon mémoire comme livre de chevet ; Juliette Fontaine pour sa spontanéité et sa prévenance ; Nicolas Picq pour sa bonne humeur et son professionnalisme ; Marie-Caroline Terenne pour ses mots arrivant au bon moment ; Céline Neau pour ses questions pertinentes ; Cyrielle Molard et SeiKyung Son pour leurs conseils sur le graphisme et leur soutien ; Salima Zahi pour la tasse de thé et tout ce qui va avec ; Kévin Fauvre pour être toujours le grand nez patient ; Ophelia Hwang pour être si près en étant si loin.
Ludification de l’espace urbain Ce mémoire a été rédigé par Ling Wang sous la direction de David-Olivier Lartigaud, dans le cadre du Diplôme national supérieur d’expression plastique à l’École Supérieure d’Art et Design de Saint-Étienne.
Contact alvey.wang@gmail.com Typographie Neutra Text
[Titre]
Caecilia Lt Std
[Texte courant]
Nunito
[Note de texte]
Papier Olin crème 120g Opale Carte Uni 250g
Achevé d’imprimer en janvier 2017 au pôle édition de l’École Supérieure d’Art et Design de Saint-Étienne.