Le macchabée qui en cachait un autre

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le macchabĂŠe qui en cachait un autre



Jos Pierreux

Le macchabée qui en cachait un autre Une enquête de Luk Borré, inspecteur à la brigade de Knokke

Traduit du néerlandais par Anita Concas & Francine Melka

Houtekiet Antwerpen / Utrecht


© Jos Pierreux / Houtekiet / Linkeroever Uitgevers nv 2011 © Traduction française Anita Concas & Francine Melka Houtekiet, Katwilgweg 2, b-2050 Antwerpen info@houtekiet.com www.houtekiet.com Titre original De dode die met z’n tweeën was Couverture Wil Immink Photo Jos Pierreux © Sara Engels Photo couverture © Wilfried De Schepper, Knokke-Heist, Zeedijk Conception graphique Intertext, Antwerpen isbn 978 90 8924 162 7 d 2011 4765 6 nur 330 Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi sur la protection des droits d’auteur. No part of this book may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm or any other means, without written permission of the publisher.


À Stefan Leroy, Herman Vandevelde et Swa Chaud Lapin qui ont été pour moi des sources inépuisables d’inspiration et de transpiration.



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– Il veut que je porte des collants sans entrejambe, sous un uniforme d’infirmière… Elle glousse en se démaquillant avec un bout de coton mais ses yeux ne rient pas. – … et que, à cheval sur sa tronche, je lise à haute voix un manuel du parfait secouriste. – Tu veux dire de la parfaite enjambeuse ? grogne Luk Borré. Son corps athlétique, deux mètres à un poil près, est en train de perdre le combat contre la tentation des bons petits plats et des vins de marque et s’il continue à acheter des vêtements de la même taille, c’est uniquement grâce à des visites fréquentes dans un centre de fitness et à ses parties hebdomadaires de squash, mais la distance qui sépare le bouton de la boutonnière diminue à chaque saison. Il tente d’attraper une mouche, entrée dans la salle de bains en même temps qu’elle, mais il constate avec dépit que son réflexe était trop lent. – Je déteste ce genre de pervers, bougonne-t-il, en suivant du coin de l’œil le vol de l’insecte. Quelquefois, je me dis que le monde est peuplé de salauds. Et qu’ils en bandent tous pour Miranda. 7


– Ce sont peut-être des pervers, comme tu dis, mais en attendant, ils paient le loyer. (Elle se passe une crème nourrissante qui lui modèle le visage comme un masque de latex). Il paie sans rechigner pour deux heures et un déplacement alors qu’il habite à deux pas d’ici et que je ne lui consacre pas plus de dix minutes. – Qu’est-ce qui se passe dans la cervelle d’un tel type ? demande le trentenaire, à lui-même plus qu’à elle. Qu’est-ce qui se passe dans la cervelle d’un septuagénaire qui, pour une gros­ se somme, demande à une femme en uniforme et en collants sans entrejambe de s’asseoir sur son visage ? Je voudrais bien le savoir. Elle hausse les épaules : – C’est toi qu’on paie pour analyser les bas-fonds de la société. Il sait qu’il y a des paroles qu’il ne faut pas prononcer et qu’elle va réagir comme une furie, mais il traverse en ce moment une de ces crises de jalousie qui l’empêche de faire la dif­férence entre Réna et Miranda : Réna, une femme sans emploi de trente cinq ans qui se transforme régulièrement en Miranda, une call-girl de dix ans plus jeune : – Et ce sont des femmes comme toi qui s’y vautrent. – Tu reprends immédiatement ces paroles, sale connard ! Il abat la paume de ses grosses mains sur le chambranle de la porte avant de murmurer dans sa barbe quelque chose d’incompréhensible que pour les besoins de la paix domestique elle veut bien prendre pour des excuses. Il la regarde porter, d’un geste souple, les mains dans le dos, dégrafer son soutien-gorge blanc comme neige et faire un pas à côté de son string ; c’est assez pour déchaîner en lui une secousse de désir à le rendre malade. Il tente de prendre un air indifférent tout en fixant son corps nu avec autant de

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discrétion qu’un voyeur sur le retour, dans les parages d’une école de filles. Elle a beau avoir trente cinq ans — quatre de plus que lui — son corps a encore la fraîcheur de la jeune fille qu’elle s’efforce d’être pour le plaisir de quelques habitués : cheveux milongs noués en deux petites queues, uniforme scolaire avec une jupe juste un peu trop courte, chaussettes blanches, chaussures plates et — la cerise sur le gâteau ! — un bâton de réglisse ou du chewing-gum entre les lèvres boudeuses. Elle a de petits seins que, pour les amateurs, elle rend plus volumineux à grand renfort de wonderbras et de push-up : un stratagème dont elle n’a pas honte et dont personne ne s’est jamais plaint. Cependant la mode dictée de plus en plus par le silicone l’oblige, hélas, à y recourir trop souvent. Bien que la petitesse de ses seins soit un handicap dans le métier qu’elle exerce, pour ceux qui s’y en­tendent, ses rondeurs n’en sont pas moins sensuelles. Ils savent fort bien que les modèles greffés, insufflés, ballonnés peuvent paraître idéals pour une mention dans le livre des records de Guinness mais qu’en réalité ils sont insensibles, qu’ils restent sans vie sous les attouchements et les câlineries et que, par conséquent, ils freinent les jeux de l’amour plutôt que de les aiguillonner. Elle a une peur irraisonnée des maladies de la peau. Aussi ne s’expose-t-elle jamais aux rayons d’un solarium. Une exception de plus dans son milieu où le bronzage total est de rigueur. Sur la plage, elle garde le haut de son bikini et s’enduit consciencieusement de crème. C’est pourquoi, elle a maintenant l’air, quoique nue et à portée de main, d’avoir encore des dessous. Comme si les taches blanches l’habillaient et couvraient sa nudité. Ce qui le frappe, c’est que le soutien-gorge et le string de Marlies Dekkers — undressed, le mot est bien trouvé — la rendent plus nue que nue. 9


Il tend la main vers elle. Caresse son dos. Pétrit ses épaules : ses doigts s’enfoncent entre les muscles. Elle pousse un petit cri de douleur et de plaisir à la fois et, d’un mouvement aguichant, se frotte contre lui. Elle a au moins quarante centimètres de moins que lui, une différence qu’elle escamote à moitié en portant toujours des chaussures à talons hauts. C’est peut-être de là que vient son obsession des chaussures, de sa taille. Ou, plus exactement, de sa petite taille. En tout cas, il ne connaît personne qui ait autant de chaussures qu’elle. Dans la cave, un menuisier lui a construit des armoires qui couvrent tous les murs, du sol au plafond, pour ranger ses centaines de paires de chaussures : des sandales noires vernies jusqu’aux cuissardes en pseudoserpent, des machins mettables jusqu’à des objets d’art impossibles à porter. Mais elles ont toutes, sans exception, deux choses en commun : elles attirent les regards et la grandissent d’au moins un décimètre. Il se souvient comme d’hier de ce qu’elle portait le jour où elle a sonné à sa porte : une jupe en soie mi-longue à grosses fleurs multicolores qui lui moulait les fesses et s’ouvrait largement sur les genoux, des chaussures noires aux talons épais d’où se détachait un demi cercle, comme arraché à l’emporte-pièce, ce qui donnait aux chaussures un look futuriste, un T-shirt blanc en tulle fin, ajusté, au décolleté discret qui laissait rêveur et un grand sac en cuir d’autruche qui, comme il devait l’apprendre plus tard, était encore plus cher qu’il ne le paraissait. Elle n’avait pas l’air d’une call-girl ou, pour être plus précis, elle ne correspondait pas à l’idée qu’il s’en faisait : jambes longues, seins bombés, cheveux blonds, lèvres rouges et ongles longs, vernis, de couleur assortie aux lèvres. Il avait même hé­ sité un quart de seconde avant de l’inviter à entrer, non pas

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qu’elle ne fût son type : il l’aurait abordée n’importe où pour tenter sa chance. Mais ce jour-là, il voulait se payer le kif d’humilier quelqu’un pendant une heure. Faire ramper une femme à ses pieds. Prendre son pied vite fait : égoïstement, men only. Et puis, après avoir repris son souffle, la faire travailler pendant le reste du temps : merde, une heure compte soixante minutes et ce n’était pas donné ; elle avait intérêt à montrer qu’elle méritait jusqu’au dernier centime. Il voulait du Wham-Wham, et pas du Thank You, M’am. C’est pourquoi il avait hésité en la voyant. Ce dont il avait besoin, c’était d’une poupée gonflable plutôt que d’une bonne conversation. Il venait de boucler une enquête et de faire arrêter un type qui dirigeait un laboratoire de drogue. C’était son job d’enquêteur et de toutes manières, il ne raffolait pas des gens qui gagnent leur vie en exploitant les faiblesses d’autrui ; ce jour aurait donc pu finir en beauté. Cependant il devait s’avouer, encore maintenant, que les choses se seraient passées autrement si le type n’avait pas été dingue d’une salope. Une enveloppe splendide mais des mains trouées qui auraient donné un complexe au Trésor public. Lorsque la police avait emmené son mec, elle s’était retournée une seule fois — car elle, elle était restée hors d’atteinte, bien sûr : les serpents vous filent toujours entre les doigts — puis elle avait introduit une cigarette filtre entre ses lèvres et attendu que Luk Borré lui donne du feu. Ce qu’il avait fait, mais avec son briquet à elle, un Cartier en or qui avait disparu par mégarde dans sa poche à lui. En fait il allait payer ici pour quelque chose qu’il aurait pu avoir gratis là-bas. Il l’avait tout de même invitée à entrer. Après tout, il avait demandé une femme et il aurait pu difficilement la renvoyer sous prétexte qu’il la trouvait trop belle et trop gentille. Il s’était juré de ne pas entamer de conversation — baiser

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égale cogner égale table de cuisine. Mais elle avait regardé autour d’elle et il lui avait offert à boire. – Volontiers, un gin-tonic, s’il vous plaît. Elle avait un rire éclatant. Pas forcé. Comme si elle était heureuse de le voir. Comme si ce qui allait se produire ou non dépendait d’elle. Par bonheur, il avait du gin à la maison. Il avait tenté de cacher l’étiquette — les produits sans marque et les femmes ne vont pas toujours bien ensemble. Et la cannette de tonic attendait depuis des mois dans le frigo. Elle avait souri et remercié, les genoux bien serrés l’un contre l’autre. Et ils l’étaient restés pendant toute l’heure. Il avait payé pour une heure de prestations au lieu de quoi, il n’avait obtenu qu’un rendez-vous de rien du tout. Bravo, mon vieux, tu es le champion du monde des femmelettes, catégorie débutant. Hors concours : bille en tête sur la médaille d’or que tu as gagnée avec une bonne avance, le numéro deux ne figurait même pas sur la photo. Elle avait dit que Miranda était un nom d’emprunt. Son vrai nom était Réna. Il n’en avait rien tiré de plus : tu parles d’un enquêteur ! Il lui restait, bien sûr, ce rendez-vous : elle l’attendrait le dimanche après-midi à deux heures dans un petit établissement qui ne servait que du café. Le nom du petit commerce lui échappait à ce moment. En tout cas, c’était à Knokke, dans la Lippenslaan, non loin de la Verweeplein. – À gauche de l’hôtel de ville, il me semble. Quand on va vers la mer. Il avait acquiescé d’un signe de tête. Pendant soixante minutes, il n’avait fait que ça : acquiescer. Et aussi fermer les paupières de temps à autre pour empêcher ses yeux de sortir de leurs orbites.

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Quelques minutes après, elle avait hésité : ça pouvait aussi bien être à droite de l’hôtel de ville. Et elle avait souri d’un sourire qui ferait fondre la moitié de la gent masculine et juter l’autre moitié : Luk Borré se trouvait exactement entre les deux. – Mais je suis sûre que vous trouverez. Ça alors ! quelle preuve de confiance en un plouc qui se déleste de presque tout son salaire mensuel pour une partie de jambes en l’air et qui se contente d’une conversation et d’un vague rancard trois jours après et à plus de cinquante kilomètres de là. Quand elle était partie, au bout de soixante minutes exactement — elle avait regardé sa montre une dizaine de fois — Miranda / Réna lui avait donné un baiser chaste. Pour arriver à sa hauteur, elle avait dû se hisser, comme une ballerine, sur la pointe de ses chaussures à talons hauts. Puis elle avait, avec un sourire et un peu de salive, frotté sa joue pour enlever les traces de son rouge à lèvres. Sur le moment, il avait trouvé ce geste adorable : tant d’égards pour sa personne de la part d’une femme ! Une demiheure après, il considérait déjà la chose sous un autre angle. En regard de ce qu’il aurait pu exiger d’elle, anal, oral, normal, et de ce qu’il avait payé, ce qu’il avait reçu en contrepartie était trois fois rien : des gamines de douze ans payent en baisers un tour de rollercoaster. Il était à bout de patience et d’argent. Il ne lui restait plus qu’à se pogner pendant que l’odeur de la femme flottait encore dans la pièce. C’est seulement après qu’il était entré dans une rage folle, contre elle, contre lui, contre le monde en général et contre la gent féminine en particulier — rien de neuf sous le soleil. L’inspecteur s’était tâté trois jours entiers pour savoir s’il se rendrait ou non au rendez-vous. Il avait une vague adresse

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et la parole d’une prostituée, pardon, une call-girl. Il avait aussi plein de temps et rien à perdre, hormis son humeur qui était déjà au-dessous de zéro depuis un bon bout de temps ; il n’avait donc pas à s’en faire. Si tout tournait vinaigre, il pourrait toujours se défouler sur le prochain inculpé. Un homme comme Luk Borré n’a pas besoin de psychiatre. Il avait tergiversé jusqu’à une bonne heure avant le rendezvous. C’est ce beau temps inattendu qui avait dissipé ses dernières hésitations. Le soleil se frayait un passage à travers le manteau de nuages, le ciel gris et morose qui avait accablé le pays et les hommes pendant des semaines. Luk Borré avait sorti sa Yamaha du garage de la maison. Il avait dû forcer de ses deux mètres sur la porte parce que les roulettes étaient soudées par la rouille au linteau en fer. Malgré la sueur qui inondait son dos, c’est à peine s’il était arrivé à ménager une ouverture assez grande pour faire passer sa moto. La porte avait un besoin urgent d’être retapée. De même que le jardin et la maison d’ailleurs. Il avait revêtu sa combinaison en cuir et mis son casque : l’anonymat, voilà ce que lui offrait le beau temps. S’il ne le voulait pas, on ne le verrait pas. Et si on ne le voyait pas, c’était comme s’il n’était pas venu. Durant le trajet, il s’était monté la tête : tu vas voir, elle n’y sera pas, bien sûr qu’elle n’y sera pas. À l’heure qu’il est, la souris est en train de se tordre de rire, avec le dernier des salopards pour lequel elle travaille : un Julot quelconque, lunettes de soleil et collier en or, qui glisse de temps à autre les mains dans sa culotte, le long de sa route à deux voies, mais plus souvent la tabasse ferme parce qu’elle ne se soumet pas assez aux désirs des bons clients ou qu’elle ne rapporte pas assez de fric, ce qui le met en difficulté avec son dealer ou avec un de ces nombreux bookmakers chez qui il parie sur un quadrupède

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ce qu’elle gagne avec ses deux jambes. Ce n’est pas à Luk Borré qu’on allait apprendre comment allait le monde, ses contes de fées à lui, ce sont des jeunes putes droguées au crack et des corps en putréfaction qui les lui racontaient. Trop souvent confronté à la réalité, monsieur, pour ne pas le savoir : l’enfer, ce n’est pas seulement les autres, l’enfer est partout. Et sûrement là où on l’attend le moins. Ses pensées, noires d’encre, tournoyaient comme dans une centrifugeuse et butaient contre les parois imprenables de son casque. En passant devant la gare, il n’avait déjà plus l’intention d’y aller. La mer, c’était pour la mer qu’il était venu ; une éternité qu’il n’avait pas respiré l’odeur de la grande flaque. Et aussi pour les femmes, bien sûr, qui flânent sur la digue en tenue légère : un homme digne de ce nom ne viendrait pas ici sans faire un détour pour les reluquer. C’était bien à gauche de l’hôtel de ville, une petite boutique discrète entre deux maisons : une porte ouverte d’où s’échappaient des volutes d’arome grisant de café, une vitrine où s’étalait la publicité de différentes qualités de café parmi de jolies tasses et des pots ouvragés et, curieusement, en plein milieu, une théière décorée d’une Betty Boop, dans une pose et des vêtements aguichants comme à l’ordinaire. Il était deux heures moins deux et elle attendait dehors. Comme s’il était un autobus ou quelque chose de ce genre. Elle regardait sa montre, un modèle exclusif avec un bracelet rose et le cadran serti de quelques diamants, dont on faisait la pub dans les revues de luxe. Luk Borré avait hésité un instant. Comme elle portait des lunettes noires, il ne pouvait pas voir ses yeux. Il ne savait donc pas si elle l’avait vu. Sur n’importe quelle autre plage, on l’aurait trouvée trop habillée : demi-bottes d’été sous un deux-pièces en jean, qu’un

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couturier inspiré avait orné d’appliques roses et violettes ; la jupe qui lui arrivait aux genoux s’ouvrait en une fente piquante et était bordée de coquillages et de grosses perles. Mais on était à Knokke, où les Jaguar et les Porsche étaient choses commu­ nes. Et où les nombreuses femmes mûres qui flânent sur le bou­levard seraient, partout ailleurs en Belgique, définies com­ me ‘vieilles rombières déguisées en adolescentes’. Mais pas ici, pas dans cette ville en bord de mer où elles respirent une assurance qui transcende le temps et leur donne une auréole différente. Les yeux de Luk Borré avaient parcouru, perplexes, le grand choix proposé par la carte. Il ne connaissait que deux variétés de café : chaud et froid. Elle, au contraire, avait l’air d’être une habituée du lieu ; lorsque le patron était venu prendre la commande à leur table minuscule, elle avait prononcé sans hésiter un nom qui faisait penser à un cocktail exotique. « La même chose pour moi », avait dit en écho Luk Borré, en jetant la carte sur la table avec une nonchalance jouée. Il avait passé ses doigts dans son épaisse tignasse et posé son casque sur le sol, à leurs pieds. « Un choix excellent, monsieur » avait répliqué le type avec un enthousiasme exagéré. Puis il s’était rendu à la table derrière eux et avait expliqué pour la énième fois aux touristes qui l’occupaient de quel volcan provenait cette variété-ci et de quelle manière artisanale était récoltée cette qualité-là. Le couple avait écouté avec attention et commandé ensuite le meilleur marché des chocolats chauds en poudre. « Un choix excellent ! » L’enquêteur avait eu du mal à garder ses jambes sous la table. C’était comme s’ils se connaissaient depuis des années. Non : c’était comme s’ils avaient eu, depuis des années, envie de se connaître et qu’ils devaient maintenant rattraper le temps perdu en parlant à bâtons rompus. 16


Et ce pourquoi, la fois précédente, il avait payé sans rien avoir, il l’avait eu, cette fois, gratis : il n’était pas encore trois heures qu’il était déjà allongé près d’elle dans le grand lit, dans la chambre avec vue sur mer où, la main sur le cœur et les larmes aux yeux, elle avait juré n’avoir jamais reçu un seul client. Et où même aucun homme n’avait jamais mis les pieds. Certes, il était prêt à tout croire aussi longtemps, évidemment, qu’il n’avait pas la preuve du contraire. Et donc lorsque, entre deux tremblements de terre, elle avait éprouvé le besoin de faire un tour dans la salle de bains, il avait fait ce pour quoi il était payé en semaine et dans quoi on disait qu’il excellait : pas de slip d’homme dans le tiroir, pas de vibromasseurs, pas de menottes ou de cravache dans la table de nuit, pas de distributeur de capotes anglaises au mur, pas d’horodateur accroché au lit. Pour une fois, la définition correspondait au substantif : chambre à coucher = chambre où l’on se couche pour dormir. La seule pièce à conviction était un livre, la biographie volumineuse d’une femme de président : c’était une con­ currence dont Luk Borré pouvait s’accommoder. Elle lui avait expliqué la différence entre Réna et Miranda en parcourant avec une lenteur torturante de son ongle parfaitement manucuré, la distance qui séparait sa pomme d’Adam de son nombril. C’est pourquoi, il n’avait pas bien compris cet­te partie de son discours. Le soir même, ils étaient allés ensemble chercher ses affaires. Réna roulait dans une de ces petites cylindrées convertibles en deux temps, trois mouvements. Il louait une maison meublée ; et son chat, qui avait atteint sa majorité quelques mois auparavant, avait décidé d’aller vivre ailleurs. Elle n’avait eu que la moitié de sa banquette arrière à rabattre pour transporter la totalité de son bazar. Elle lui avait demandé s’il ne devait pas prendre congé de quelqu’un. 17


Il avait haussé les épaules, jeté les clés dans la boîte aux lettres et, le lendemain, il avait donné un coup de fil au proprié­ taire. Ils n’avaient pratiquement pas quitté le lit durant quarantehuit heures. La différence entre Réna et Miranda. C’est une chose qui n’arrête pas de le turlupiner. Lui-même, il arrive qu’il doive travailler la nuit. Ou le weekend. Pendant qu’on file quelqu’un, le plat se refroidit. On évite le danger, mais il est là. Et le boulot est mal payé, comme si c’était une vocation et non un métier. Sans compter que le métier n’avait pas la cote aux yeux du partenaire. Réna est une femme au foyer. Miranda gagne l’argent pour faire bouillir la marmite. Ses heures de travail sont peu nombreuses mais bien rétribuées. Et quand il lui arrive d’avoir des sursauts de jalousie, elle lui jure que tout cela n’a guère d’importance : une infirmière trifouille dans le pantalon de pyjama de ses patients pour un salaire beaucoup plus bas. Il n’ose pas répliquer qu’il l’a connue aussi comme call-girl ; qui lui dit qu’elle ne tombera pas amoureuse d’un autre client ? Lorsque sa jalousie dépasse les bornes, elle lui dit : écoute, moi, je ne m’occupe pas de ton travail, laisse-moi faire le mien en paix. Luk Borré sait que la vie est un merdier. Et qu’il peut toujours noyer ce savoir dans l’alcool. C’est ce qu’on appelle le réconfort. Toutes les fois qu’il s’est trop réconforté et qu’il a fait du tapage, elle l’a fichu à la porte. Une fois calmé, il attendait dans le couloir qu’elle lui permette de rentrer. C’est donc avec gêne qu’il entame à nouveau ce sujet épineux. Parce qu’il sait qu’ils ne peuvent pas se permettre de franchir une certaine limite verbale. Car, cette ligne flexible

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une fois franchie, un ouragan de sentiments peut éclater, menaçant de troubler l’équilibre d’une minute à l’autre et de bousiller leur liaison. – Je ne crois pas qu’il puisse faire plus. Après tout, il a presque quatre-vingts ans. Assouvie après leurs ébats calmes et tranquilles, elle se blottit langoureusement dans ses bras. – Je lis à haute voix, assise sur son visage, puis je lui donne le sein, rien de plus. Le corps, près d’elle, se raidit : – Tu ne m’avais pas dit ça, le coup du sein. – Mais ce n’est rien, que veux-tu que ce soit ? Il prend luimême la précaution de mettre son dentier dans un verre. Cela n’a vraiment rien d’érotique. – C’est quoi alors ? – Une timide tentative de téter, je suppose. Je ne suis pas psychiatre. – Hum, dit Luk Borré en se détendant et en regardant la mer par la fenêtre coulissante — quelques bateaux lourdement chargés passent en direction du port de Zeebrugge — en tout cas, ça en a tout l’air. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Ça coûte cher et ça rend fou ; selon moi, c’est exactement la définition d’un psy. Ça ou le slogan publicitaire de Miranda, bien sûr. Elle joue avec une boucle de sa poitrine qu’elle caresse à rebrousse-poil avant d’y plonger ses doigts. – C’est une histoire à pleurer. Ce type est riche à millions et vachement puissant. Je crois même qu’il est noble, quoique, soit dit en passant, je ne voudrais pas avoir à nourrir tous ceux qui s’attribuent abusivement un titre de noblesse. Et maintenant…

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Elle s’interrompt un instant pour ouvrir ses doigts et regarder les poils qui passent à travers. – Ce ne sont même pas ses dents à lui, ajoute-t-elle mélancoliquement au bout d’un moment, comme si elle n’avait encore jamais réfléchi à la fugacité de la gloire, de la beauté et du pouvoir. – Elles sont à qui alors ? Elle ne répond pas : on ne plaisante pas sur la nostalgie quand l’image que l’on se fait de soi repose sur la beauté, et le sarcasme avec lequel il se croit obligé d’affronter la réalité n’est pas fait pour lui plaire. Un doigt d’ironie, ça ne fait de mal à personne, sûrement pas dans les moments de déprime : personne n’est jamais mort d’un bonne plaisanterie. Mais une dose trop grande de cynisme mine son assurance, surtout lorsqu’elle joue le rôle principal dans l’histoire. Elle frissonne et s’assoupit dans ses bras. – Je voudrais te faire oublier toutes les autres fois et tous les autres mecs, dit l’inspecteur, dans l’illusion qu’elle ne l’entend pas car sa respiration s’est ralentie. Je voudrais être capable de faire plus et mieux. Ce sont sûrement les paroles les plus romantiques qu’elle ait jamais entendues de sa bouche et elles ressemblent tant à une déclaration d’amour que ses yeux s’embuent. – Je les ai effacés de ma mémoire avant même qu’ils n’aient rengainé leur pauvre quéquette, répond-elle au moment où il est presque sûr qu’elle s’est endormie. (Et juste avant qu’il ne ferme les yeux, rassuré, elle ajoute encore) : – C’est toi qui couches avec leurs fantômes. Il est inspecteur de police. Il a un passé. Des fois, il aimerait se dire que ce sont ses fantômes à elle avec qui il couche. D’au­ tres fois, il accueille avec plaisir ce dérivatif à ses cauchemars habituels : ce serait peut-être une manière de barrer la route aux obsessions. 20


Le lendemain matin, il descend tout dispos, l’escalier en marbre et la voit en train de s’éreinter sur sa bicyclette d’appartement. La journée promet d’être belle. Elle a ouvert la baie coulissante du séjour, laissant la pièce se remplir du bruit des vagues et des cris de mouettes. La roue avant de son vélo repose sur la terrasse. Elle porte un survêtement violet, des bandeaux anti-sueur autour de son front et de ses poignets qui prouvent leur utilité, même si la souplesse de ses mouvements trahit l’exercice quotidien. – Je me demande où tu prends le courage de t’épuiser ainsi tous les jours, dit-il en pressant une orange d’une seule main. Elle tourne la tête en direction de la cuisine pour lui adresser un sourire et chante, avec un léger halètement : Especially for you… Comme si j’étais le seul à voir ton corps, pense l’inspecteur, avec une pointe de colère qu’il passe immédiatement sur une orange. – Bof, ment-il, je ne crois pas que je serais chagriné de te voir prendre un peu de ventre. Réna lui tire la langue Luk Borré s’installe de l’autre côté du plan de travail, sur un haut tabouret et ouvre le journal. La dose quotidienne de malheurs, de sport et de glamour lui saute à la figure. – Tu sais ce qui demande du courage ? C’est d’avaler tous les matins, à jeun, toutes ces conneries et tous ces malheurs, dit son amie en consultant sur les compteurs de sa bécane la distance virtuelle en kilomètres, le temps, sa vitesse moyenne et le nombre de calories qu’elle a brûlées. Il lui reste encore sept minutes d’exercice et elle peut maintenant relâcher graduellement ses efforts : cette fois encore, elle a atteint son but sans difficultés majeures. Il abat le dos de sa main sur le journal :

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– Si tu appelles ça des conneries et des misères, tu devrais nous accompagner un jour dans la fourgonnette. – Hum… Des hommes en uniforme ! – Oui, ris, va. Mais tu peux me croire si je te dis que dans les grandes villes, c’est dix fois pire… – En bord de mer, il fait encore bon vivre, dit-elle dans le dialecte local. Elle lâche le guidon et se redresse, ce qui normalement lui permettrait de voir par-dessus la balustrade la ligne de démarcation entre la plage et la mer, sauf que, à cette heure matinale et en ce début de saison, une brume légère couvre l’eau qui estompe les contours et donne l’impression que les trois éléments, eau, air, terre, se sont fondus en un seul. – Quel dommage qu’on ne puisse en garder le secret ! Luk Borré regarde avec commisération la pomme, la poire et la banane qui vont lui servir de petit déjeuner. – Bientôt, ça va pulluler de touristes journaliers ici et nous ne serons pas assez nombreux pour résoudre les problèmes qu’ils occasionnent : tapage nocturne, ivrognerie, bagarres… les touristes à boîte-frigo nous ramènent tous les ennuis possi­ bles et imaginables. (Il secoue la tête comme s’il venait d’énoncer quelque chose qu’il ne savait pas encore). On peut penser ce qu’on veut du bourgmestre, mais sur ce point il a vu juste. – Non mais, écoutez-moi ça. Monsieur est lui-même une pièce rapportée ! L’enquêteur bougonne quelque chose dans son dos et se replonge dans son journal. – Tu te souviens de ce tirage de la loterie dont on a tant parlé ces derniers temps ? Son amie est arrivée au bout de ses trente minutes de pédale et clôt la session par quelques exercices d’étirement. – Tu veux dire, dit-elle en gémissant, la fois où il y avait une cagnotte record ? 22


Elle saisit des deux mains sa cheville gauche et tire, par petites saccades souples, sa tête vers le pied. – Trois millions et demi, lit Luk Borré avec le respect qui s’impose. D’euros, ajoute-t-il inutilement. – Oui, oui, ça va ! Encore un ou deux étirements et elle aspire profondément l’air salin et bénéfique de la mer. – Ça fait… ça fait… De son index, il écrit quelques chiffres sur la tablette du bar et fixe le plafond comme si des formules pratiques, invisibles pour d’autres, y étaient inscrites en encre sympathique. – Au bas mot, mille cinq cents fois mon salaire mensuel, soit le salaire d’environ cent vingt années de travail, c’est-à-dire quatre générations. C’est… C’est… – Immoral. – Tu veux dire formidable. – J’ai dit : immoral. Haletante, les mains sur les hanches, elle s’immobilise un instant et se met ensuite à exécuter les quelques mouvements de Tai-chi qui lui sont restés en mémoire des leçons prises il y a belle lurette. – Je ne suis pas sûre de pouvoir gérer une somme aussi exor­bitante. Et qu’est-ce qui arriverait si ces millions tombaient entre les mains de quelqu’un de totalement inexpérimenté ? – Qu’est-ce qui arriverait ? – Le pauvre diable serait harcelé, Luk. Filé. Effrayé. Écorniflé. Escroqué. – D’abord, ce ne serait pas un pauvre diable, mais un diable riche. Et même s’il se faisait ratiboiser d’un ou deux millions, il lui resterait toujours assez de fric pour mener une vie pépère le restant de ses jours. Il pourrait enfin laisser tomber son job de merde, s’acheter une Ferrari et faire une croisière. Bâtir la maison de ses rêves et aider ses enfants, sa famille, ses amis. 23


– Il serait catapulté dans un autre monde où on le regarderait de haut. Ses amis et sa famille lui tourneraient le dos, diraient qu’ils ne le reconnaissent plus même s’il fait de son mieux pour rester modeste. Il perdrait son chez-soi et ne retrouverait nulle part un autre home. Et tôt ou tard, il aurait affaire à toi et à tes collègues. Parce qu’il se serait mis à boire ou à se shooter. Parce qu’il attirerait les femmes louches comme une fleur les abeilles. Parce qu’un type lui planterait un couteau dans le dos si, un jour, il exhibait sa montre et son portefeuille dans un endroit peu recommandé. – Oh, putain, soupire l’inspecteur. Tu crois vraiment qu’il faut tout analyser à mort ? Selon moi, tu es la seule personne au monde qui ne sauterait pas de joie si elle avait tout à coup, sans avoir besoin de se fouler , une telle somme sur son compte en banque. – Tu vois mal les choses. Vendre son âme peut démolir un homme. Il ravale une remarque venimeuse sur le métier qu’elle fait : selon lui, elle vend et son âme et son corps. Il garde pour lui sa réponse, mais elle se creuse un chemin vers son cœur et sa mémoire où elle se tapira, aux aguets, pour rejaillir comme un diable au moment le plus malvenu. – Nous ne sommes pas du même avis, dit Luk Borré. Et nous ne le sommes pas parce que moi j’ai raison et toi, tu as tort. – Comme d’habitude. – Comme d’habitude. – Je n’ai pas gagné tout cet argent à la loterie. Elle rentre dans le séjour et boit un verre d’eau, à jeun. – Nous ne saurons donc jamais si je tournerais mal après être devenue, de but en blanc, riche à millions. – Pour gagner, il faut jouer, dit Luk Borré en souriant. Et je

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peux t’assurer que personne ne le saurait si je devais un jour gagner le gros lot. – Pas même moi ? – Je vais réfléchir à la question. Puis il regarde sa montre, vide d’un seul trait son verre de jus de fruits, lui envoie un baiser du bout des doigts et se dirige rapidement vers l’ascenseur. Réna ne demande pas à quelle heure il rentrera. Luk Borré ne demande pas si elle a des rendez-vous. Il tambourine sur le bouton de l’ascenseur jusqu’à ce que le mastodonte se soit hissé à son niveau et que les portes se soient ouvertes. Il se regarde dans la glace de la cabine : sa tronche est bien rasée. Plus il se dévisage, moins il se reconnaît dans l’image que lui renvoie le miroir. Il renifle la paume de ses mains : aftershave de Jean-Paul Gaultier, un parfum de luxe dans un flacon en torse de matelot.

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