liberté, altérité, intimité

Page 1

LIBERTÉ – ALTÉRITÉ – INTIMITÉ par Chantal Deckmyn

LES RAISONS DE LA TRANSPARENCE Ayant lu Franz Kafka dans le texte, les administrations en charge des politiques publiques sont devenues très conscientes des risques que l’opacité, l’absurdité et la dépersonnalisation font courir à leur action. Pour parer à l’inhumanité et à l’inefficacité d’un fonctionnement cloisonné, elles tentent d’organiser en gestes coordonnés et logiques les milliers de mouvements conduits par des milliers de petites mains autour d’un thème (le chômage, la santé, la toxicomanie…) ou sur un territoire (commune, département, région…) Vis-à-vis des services et associations qu’elle mandate, chacune des collectivités territoriales, chacune des administrations sectorielles exige donc qu’ils travaillent en partenariat les uns avec les autres. Se placer aujourd’hui en dehors de ces échanges signerait un grave dysfonctionnement. D’ailleurs la figure du réseau, à la fois support, forme et objectif, devenue quasi incontestable, est déjà parée pour cette exigence. Pour réaliser cette coordination de leurs actions, les différents intervenants se réunissent autour de ce qu’ils ont en commun : objectif, thème, territoires… Il arrive également qu’ils se centrent pour cela sur l’objet commun qui leur paraît le plus important : le destinataire ou l’usager du service rendu. C’est cette identification des personnes à une place d’objet commun que nous sommes amenés à questionner aujourd’hui. METTRE DES OBJECTIFS EN COMMUN, OUI, DES PERSONNES, NON Nous-mêmes, à Lire la ville, nous trouvons fréquemment en situation d’échange avec nos partenaires. Il s’agit le plus souvent d’organismes1 qui ont affaire comme nous à un public de personnes pauvres cumulant de nombreuses difficultés. Ces partenaires nous adressent les personnes qui recherchent un travail, tandis que nous leur adressons celles qui ont besoin de leurs services : une aide sociale, un logement, des soins, etc. Nous rencontrer nous donne l’occasion de connaître les missions, les contraintes, les conditions, les méthodes de travail de chacun : les leurs et les nôtres. Cela nous permet de mieux discerner nos périmètres de compétence et nos rôles respectifs à l’intérieur d’objectifs communs ; mais aussi de démultiplier notre perception de la réalité que nous rencontrons, d’affûter notre regard et notre positionnement éthique. Mais, comme nous venons de l’évoquer, nous recevons également des demandes pour se coordonner au sujet ou autour des personnes qui composent notre public. Dans certains cas, il s’agira de rassembler nos informations ou nos avis sur l’évolution d’une personne qui nous a été adressée ou encore, de la rencontrer ensemble. Dans ce cas, est invoquée la nécessité

1- Pôle d’insertion, service hospitalier, équipe d’éducateurs, service pénitentiaire, associations nationales ou locales, etc.


d’éviter les discordances, les redites et les pertes d’énergie en apportant à cette personne un service global qui articule les interventions parfois nombreuses dont elle est l’objet en matière de santé, logement, économie, travail, éducation, etc. Dans d’autres cas, évaluation par un financeur, article pour un journal ou information collective, il s’agira de demander à des personnes que nous avons accompagnées de venir témoigner devant d'autres de son expérience à Lire la ville. Dans le contexte que nous avons évoqué plus haut, le premier mouvement serait d’acquiescer : « coordonnons-nous, agissons dans la transparence et l‘unité, mutualisons nos forces et nos informations pour le bien de chaque personne2 ! » L’expérience nous conduit à agir différemment, dans la mesure où l’unité et la transparence si ardemment souhaitées entre les différents intervenants, aboutissent sans doute à une optimisation de leur travail, mais aussi à la réification et à la surexposition des personnes formant leur public. De notre point de vue, la surexposition des personnes s’accompagne le plus souvent d’une forme d’infantilisation et met à mal leurs coordonnées d’être humain, en particulier leur liberté3. LA CONFIDENTIALITÉ Ce qui est remis en cause par la surexposition institutionnelle à laquelle notre société soumet les personnes pauvres, ce n’est pas leur droit à la confidentialité des informations les concernant. D’ailleurs tout le monde proteste haut et fort : « la confidentialité doit être préservée à tout prix. » Resterait à savoir dans quelle langue d’usage on emploie ici le mot confidentialité. Dans ce contexte, cette langue qui est malheureusement la nôtre, n’est autre que celle de la gestion, en usage dans les politiques publiques, une langue compatible avec les formulaires, qui définit les personnes par leurs problèmes et leurs manques, et qui aborde les systèmes à partir de leurs dysfonctionnements. Une langue qui véhicule les automatismes de langage comme des blocs de pensée et qui tient en particulier pour vrai, le divorce fantasmatique et surtout ruineux, entre personne privée et personne professionnelle. La confidentialité ici n’a pas pour finalité la protection d’un précieux trésor, elle n’est pas la marque d’un respect ou d’une admiration ; elle appartient simplement à la liste des droits de l’usager. Respecter la confidentialité signifiera plutôt une mise à distance – « nous n’avons pas à savoir, cela ne nous regarde pas, c’est son affaire » – ou encore, une garantie contre une possible démarche judiciaire ultérieure. Ce que nous pouvons remarquer d’emblée, c’est que cette notion ne s’applique pas ici au sujet lui-même, dans son identité vivante, mouvante et en volume. Elle se fixe sur des points précis, en particulier sur des secrets jugés négatifs et dont on pense que la divulgation lui serait préjudiciable : le nom des maladies dont elle est affectée, ses comportements délictueux, ses antécédents judiciaires et quelques autres points comme ses 2-…celle que les administrations appellent "le bénéficiaire final". 3- Une personne est surexposée lorsqu’elle est accessible de tous côtés, comme un objet et non comme une personne qui se présente elle-même (ou s’expose) avec un dos et une face, des parties éclairées d’autres à l’ombre, certaines qu’elle rend visibles et d’autres qu’elle cache et qui elle-même, peut à certains moments souhaiter se présenter et à d’autres, se retirer voire se cacher.


penchants amoureux (sauf s’ils sont réputés normaux). On protège les secrets dits "lourds", la valeur du reste n’est pas perçue, donc pas protégée. LA SUREXPOSITION DES PERSONNES C’est ainsi que tout usager qui, "accédant à ses droits", se voit attribuer une aide à caractère social, se voit également dans l’opération peu à peu déshabillé de ses opacités protectrices. Sont livrés aux rayons X, non seulement ses revenus, le montant de ses impôts, son emploi ou son chômage mais aussi sa situation de famille, la scolarité de ses enfants, ses adresses précédentes, ses problèmes de santé, la taille et l’état de son appartement, la disposition des pièces, sa façon d’habiter… Chacun a besoin de pouvoir être seul, de pouvoir se cacher, cela permet de se rassembler, de se sentir exister, mais aussi de vivre les alternances de son désir, de retrouver les autres ou d’être découvert par eux. Virginia Woolf avait décrit la nécessité d’avoir "une chambre à soi" pour exister comme être humain à part égale et entière. Se cacher c’est quelque chose qui fait jubiler les enfants. Être découvert aussi. Tout cela n’a rien à voir avec des droits mais si c’est essentiel aux enfants, on peut penser que c’est en effet essentiel aux êtres humains. Disposer d’un espace à soi, doué d’opacité, avec par exemple une façade où se montrer et un arrière où se cacher, ne saurait entrer dans la liste des droits de l’usager ; mais l’inverse la surexposition, qu’elle soit physique ou psychique, personnelle ou sociale, l’impossibilité par exemple de se composer un visage ou de dissimuler ses déchets, constitue une situation inhumaine. C’est pourtant la situation ordinaire de tout habitant de la modernité et de tout bénéficiaire des politiques publiques. Et c’est justement parce qu’elle appartient à la liste de leurs droits, que cette garantie de confidentialité accordée aux personnes a pour corollaire leur surexposition. DU DROIT AUX DROITS, DES DROITS AUX DEVOIRS Pour nous expliquer sur cette affirmation, il nous faut revenir à ce que sont les droits des usagers, qui n’ont pas plus à voir avec le Droit, celui dicté par la Loi, qu’avec les Droits de l’Homme, ceux dictés par les principes de la révolution de 1789. Ces nouveaux droits sont apparus en même temps que le pluriel dont a été indexé le public, devenu les publics 4 : à chaque catégorie de public, définie par des critères, correspond une catégorie de droits : les plus de 26 ans sans ressource, disposant cependant d’une adresse personnelle et vivant en France depuis au moins 3 ans ont droit au RSA, les citoyens dans telle et telle situation ont droit à la gratuité des transports en commun, les parents d’au moins un enfant de plus de six ans et dont les revenus ne dépassent pas 22.970 €/an pour le premier enfant + 5301 € par enfant supplémentaire, ont droit à l’aide à la rentrée scolaire, etc. Les droits en quelque sorte coutumiers accordés à un usager par un règlement administratif sont soumis à conditions et entrent dans la balance des droits et des devoirs qui régit aujourd’hui les rapports du public avec les institutions. Ce régime s’appuie sur une norme

4- …cependant que le personnel de l’entreprise devenait les personnels.


exprimée dans les termes d’un contrat connu de tous, donc le plus souvent tacite : on peut "jouir de ses droits" à condition de "respecter ses devoirs". Bien qu’il soit affiché, parfois physiquement, comme une sentence éducative ou citoyenne, dans la plupart des services au public – des centres sociaux aux hôpitaux en passant par la poste, les guichets du RSA et les foyers d’hébergement – un tel contrat ne s’adresse aux personnes que dans leur dimension de consommateurs, il ne s’adresse en rien à leur dimension d’être humain, car il repose sur la seule dimension de l’ avoir dans le cadre d’une comptabilité : avoir des droits, et en échange, avoir des devoirs. Une comptabilité en recettes et dépenses qui, de plus, se veut à somme nulle, sans perte ni profit : tout serait consommé immédiatement, sans reste. Cette comptabilité à somme nulle épuise le vivant, évacue le désir, l’objet du désir et le manque qui fondent la condition humaine et l’être social. Elle met à mal la loi symbolique qui fonde l’humanité des êtres en étant le corollaire de leurs pulsions. Il s’agit d’une conception gestionnaire, fonctionnaliste de l’être social, pour laquelle on le voit bien, les droits ne se réfèrent pas à la loi mais au code, à la règle et où les devoirs ne peuvent rendre compte que de l’obligation, du pensum, pas du désir. ÊTRE REGI PAR LA RÈGLE GESTIONNAIRE Ce que l’on connaît de tout temps comme essentiel à la vie des êtres humains (nous évoquions plus haut la liberté d’être seul, la nécessité de se cacher, les respirations du désir), appartient à nos conditions de vie comme un registre qui peut nous paraître aller de soi, alors qu’il est, comme l’équilibre écologique de l’eau des rivières, aussi fragile que vital. Cet équilibre sera entièrement détruit par la simple introduction de systèmes incompatibles : ainsi la règle gestionnaire droits/devoirs rendra aussi difficile le maintien des conditions de vie propres aux humains qu’un micro-organisme toxique le ferait pour l’eau d’une rivière. Dans certains cas elle suffira même à les détruire : pour les personnes dont la survie est dépendante des institutions d’aide financière et sociale, la règle droits/devoirs ne vient pas s’ajouter à leurs conditions de vie comme un avenant, une précision supplémentaire les concernant en particulier, elle est un droit coutumier qui vient tout simplement se substituer à la loi5, elle devient le tout de leurs conditions de vie … qui y perdent quelque humanité. Ainsi de la condition des usagers entièrement (et physiquement) dépendants de leur milieu institutionnel, au nombre desquels : les patients hospitalisés, les détenus dans les prisons, les jeunes sous mesure éducative et les SDF dans les foyers d’hébergement et aussi, dans une proportion dont il reste à prendre la mesure, les locataires des organismes HLM. On sera de la plus haute exigence quant à la confidentialité des informations concernant un SDF ou un jeune délinquant, mais l’un comme l’autre se verra entièrement dépouillé de toute liberté et de toute intimité dans le foyer censé les accueillir et protéger. Comment alors exister ? Non que ce soit absolument impossible, Primo Levi a su écrire à ce sujet, mais à quel prix ?

5- Michel Foucault a montré comment certaines institutions découpaient, à l’intérieur de l’espace commun ordinaire, des espaces autonomes, homogènes quant à leur contenu, régis par leur seul règlement intérieur et qui se soustrayaient ainsi entièrement à la loi républicaine. Ces espaces en forme de grumeaux ou des corps étrangers, il les a appelées de hétérotopies.


Pour les usagers dont la dépendance paraît moins physique, moins exhaustive, par exemple les allocataires du RSA ou de l’AAH, l’omniprésence de leur milieu institutionnel n’aura pas le même caractère, l’effet de la règle droits/devoirs sera plus subtil, mais la surexposition symbolique à laquelle ils sont soumis reste aussi menaçante pour leur liberté et leur identité. Sauver des espaces intimes, préserver le secret de sa vie, se protéger des regards croisés portés par les organismes d’aide, façonner de l’opacité : lorsqu’ils y arrivent, c’est là aussi au prix d’une dépense d’énergie considérable. Nous avons mis du temps à comprendre ces enjeux dans leur complexité et nous allons tenter d’expliciter ici, en quoi les particularités de notre travail nous amènent à penser que parler des personnes, avec ou sans elles, ou même leur demander de témoigner de leur travail avec nous, serait mettre en péril quelque chose de leur identité, de leur liberté.

LIRE LA VILLE : UN ESPACE DE TRAVAIL QUI N’EST PAS UNIQUEMENT INSTITUTIONNEL

Lire la ville ouvre aux personnes qu’elle accompagne un espace singulier, qui se distingue à sa manière d’un espace institutionnel. Nous entendons ici le mot espace dans ses deux acceptions d’espace physique, matériel, et d’espace social6. Cet espace ne possède pas tous les caractères d’un espace institutionnel dans la mesure où, par exemple, rien ne vient l’identifier à une activité ou un public catégoriels : ni l’intitulé, Lire la ville ni aucun affichage. Dans la mesure également où il ne possède pas de règlement intérieur : seules y ont cours les règles, certes exigeantes mais communes, de l’hospitalité et de la politesse. Par ailleurs, c’est un espace utilisé par un collectif de travail et de recherche pour lequel le travail n’est pas d’abord un pensum mais d’abord un objet d’intérêt qu’il cultive et qui lui appartient. Dans lequel la main, la main qui écrit, est encore au centre des choses : c’est une fabrique de récits faits à la main. Même s’il y a des ordinateurs sur toutes les tables, le mode de travail est resté celui de l’intelligence non pas artificielle mais manuelle. Le service qui y est offert n’est pas soumis à condition, ceux qui en bénéficient n’ont pas de devoir à respecter en échange : être à l’heure aux rendez-vous, dire la vérité, suivre des conseils, faire des efforts, etc. Les personnes y sont reçues en leur nom propre : elles ne répondent pas à une dénomination générique (« patient, bénéficiaire, usager, allocataire… ») mais sont désignées par leur prénom et leur nom. Ce n’est pas un espace privé au sens d’un domicile, ce n’est pas non plus un espace public, au sens d’une esplanade ouverte, visible et libre d’accès. C’est un espace qui ne refuse pas d’être habité dans le sens où, au contraire d’un espace muet, absent ou "neutre", il se propose ou si l’on veut, parle comme un livre ouvert ; sa forme, marquée par les personnes qui y travaillent, accueille et se donne à lire à la manière d’un visage, d’une expression, d’une chorégraphie, même modeste.

6-Dans ce dernier cas, on emploie aussi le mot sphère, on dit par exemple la sphère ou l’espace public.


LA LIBERTÉ D’UN ESPACE À SOI Nous savons que, avec "l’historisation" de leur vie, les personnes trouvent dans l’espace que nous leur proposons la possibilité de construire quelque chose qui leur appartient en propre et qui n’appartient qu’à eux. L’histoire qu’ils nous racontent et que nous transcrivons pour pouvoir être au moins deux à la lire7 et à la regarder, c’est à eux qu’elle revient entièrement. C’est leur bien minimum, leur patrimoine inaliénable comme l’héritage, réduit à sa plus simple expression, qu’ils pourraient faire d’eux-mêmes. Cela constitue même parfois le tout de leur capital. Pour ceux qui n’ont plus de domicile propre, ces pages écrites se solidifient pour devenir quelque chose comme une maison élémentaire, le plus petit intérieur, le plus petit chez soi possible. C’est pour cela – et non parce qu’il y serait question de secrets, de confidences ou d’aveux – que l’espace ainsi constitué est intime8. Retrouver un espace intime, un espace à soi, le garder et le protéger alors que l’on vit la promiscuité de la rue, des foyers, de l’hôpital, ou de la prison, c’est accéder à un trésor inestimable : un morceau de liberté. Préserver cette liberté-là exige de préserver les caractéristiques élémentaires d’un espace intime, c’est à dire d’un espace qui présente au moins deux versants9. D’un côté, la transparence et la souveraineté pour soi : l’accès à un espace immédiat, entièrement connu et dont on dispose à sa guise, où l’on a tout pouvoir. De l’autre, protection et opacité vis-à-vis de l’extérieur : on ne s’y trouve exposé ni à l’irruption ni au regard des autres. PRÉSERVER L’OPACITÉ Ainsi importe-t-il que cette plus petite maison de papier soit entièrement accessible à son propriétaire : nous ne réalisons aucun écrit, compte-rendu ou dossier qui ne lui soit communicable, de sa fiche d’inscription à notre rapport d’activité en passant par ce portrait que nous établissons au moment de synthétiser son orientation. Ainsi importe-t-il que cette personne et son récit ne soient jamais exposés à des regards extérieurs, jamais constitués en objet tiers, encore moins comme objet de travail entre nos partenaires institutionnels et nous. L’espace de liberté créé s’évanouirait aussitôt ou se transformerait en une pesante citrouille. Certains de nos partenaires ont si bien pris la mesure de cette nécessité qu’ils évitent tout contact avec nous, afin d’être parfaitement absents de ce lieu de liberté que représente Lire la

ville pour les personnes qu’ils nous adressent10. Ainsi avons-nous compris que certains registres d’échange ou d’action nous sont interdits : la mutualisation de nos informations dans le fameux secret partagé des institutions, et la coordination de notre action avec celles de nos partenaires à l’intérieur d’un projet concerté.

7- Une fois que nous l’avons écrite, c’est nous qui la leur lisons à haute voix. 8- Du latin intimus : ce qui est le plus intérieur. 9- Au contraire des espaces les plus inhabitables, angoissants, dont l’avers ne correspond à aucun revers. 10- C’est notamment le cas du service de toxicologie de l’hôpital psychiatrique de Montperrin à Aix-en-Provence.


C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons acquiescer à des demandes de mise en commun des informations ou des interventions au sujet d’une personne, y compris à sa demande, y compris en sa présence. Ce serait organiser de fait la disparition de cet espace de liberté. LA SUREXPOSITION DU TÉMOIN Pour la même raison, nous conseillons aux personnes concernées de décliner les invitations à venir témoigner devant des professionnels de l’expérience qu’elles ont faite avec nous, que ces invitations émanent (très aimablement) de partenaires désireux d’affiner leurs orientations, de professionnels intéressés à mieux connaître notre travail ou d’évaluateurs institutionnels. Dans de tels cas, la participation de la personne elle-même au processus de désagrégation d’un espace intime, appellerait d’autres remarques, non plus seulement déontologiques mais méthodologiques puis idéologiques, sur les moyens d’une telle entreprise au regard de ses objectifs La première remarque, c’est que les témoignages sollicités de cette manière sont forcément positifs : une totale liberté d’expression exigerait des agencements spécifiques de la parole. La seconde remarque est une question : quelle différence avec ce qui se passait jadis lorsque, pour des études de cas cliniques, on faisait venir les cas en personne dans les amphithéâtres de médecine et particulièrement de psychiatrie ? L’auditoire pouvait alors s’imaginer profiter d’un accès direct à la réalité, avoir là sous les yeux une tranche de vie, entendre la vérité de la bouche même du sujet… Cette illusion de vérité, de surcroît, est ici mise en scène dans un paradoxe cruel, où l’on fait mine d’offrir au témoin cette place si enviable du sujet agissant, de l’acteur, cette place censée (c’est le leitmotiv des dispositifs sociaux contemporains) lui rendre sa dignité … alors même qu’il est là précisément au titre d’objet : l’objet de la coordination, l’objet de la situation ou tout simplement, l’objet dont on parle. Cette situation illustre par ailleurs assez bien ce que serait l’objet idéal de nos politiques publiques : un public ou un usager acteur, qui aurait su entendre et faire sienne la formule subversive (mais dans d’autres domaine) du Do it yourself, c’est à dire un public qui ferait son service public lui-même. EXISTER DANS L’ESPACE PUBLIC Pour être celui qui parle et non celui dont on parle, il faudrait que l’intéressé soit en situation non de témoigner du service rendu, de son bonheur ou de sa chance d’avoir été l’objet d’une action si efficace ou si harmonieusement concertée entre les différents intervenants, mais… d’énoncer son propre récit, et ça, il l’a déjà fait. Il l’a déjà fait, dans un espace que nous avons défini plus haut, à la fois de liberté et d’intimité. Gagner encore en liberté consisterait peut-être en effet à rompre le secret, à faire sortir sa parole de l’intimité, à faire en quelque sorte son Coming out (mais peut-être seulement11).

11- Parce que le secret n’est pas qu’une entrave, et qu’il y a secret et secret : le secret qui nourrit, éclaire, que l’on garde, et le secret qui obsède, interdit, que l’on cache.


Quitter l’abri d’un espace intérieur où l’on est protégé de l’irruption et de la surexposition, pour se rendre visible dans l’espace public parmi les autres, c’est changer à la fois de statut et de type de protection ; c’est gagner la légitimité ordinaire du citoyen et c’est se placer cette fois-ci sous la protection de la loi républicaine, de la "publicité" elle-même (comme peuvent le faire par exemple les jeunes filles désireuse d’échapper à une loi coutumière qui les force au mariage) ; c’est prendre un risque considérable mais c’est se dégager d’un seul coup du confinement de l’intimité, de l’entrave du secret et de la réification de l’espace institutionnel12. Donner à voir et à entendre dans l’espace public ce dont on est porteur – sa propre forme, sa propre parole – cela s’appelle l’édition13. Mais cela, souhaiter puis décider d’éditer, l’intéressé est seul à pouvoir le faire, comme il est seul à pouvoir respirer : personne ne peut le faire pour son compte ni à sa place. Tout au mieux pourrions-nous, à sa demande, l’accompagner dans sa recherche d’éditeur comme nous l’accompagnons dans sa recherche d’un travail. Et puis une démarche d’édition peut, dans certains cas, se satisfaire des quelques exemplaires fabriqués artisanalement à Lire la ville et destinés aux happy few choisis par l’intéressé. La visibilité gagnée dans le fait de se donner à lire, et d’être lu, semble pouvoir constituer une entrée suffisante dans l’espace public. De fait, aucune des personnes qui, à leur arrivée, avaient annoncé leur intention d’éditer le récit de leur vie, n’a reparlé de ce projet une fois que le récit achevé a été imprimé en bonne et due forme. La remise, dans les mains de celui qui l’a prononcé, d’un récit écrit, c’est à dire détaché de son propre corps, puis sa lecture à haute voix par la bouche de quelqu’un d’autre, ces moments éphémères, mais vivants et marquants, on peut penser qu’ils constituent bien des formes d’édition. Nous-mêmes faisons l’expérience de ces formes-là, de leur façon d’opérer sur un public, fût-il restreint, lorsque nous organisons dans nos locaux des lectures de morceaux choisis. La force et la beauté de ces extraits (en fait, de ces personnes), fraient leur chemin jusqu’à l’esprit de ces parfaits étrangers qui constituent l’auditoire et viennent y inscrire leurs effets de découverte et de surprise, de connaissance. Éditer, se donner à l’extérieur aura bien eu lieu. POUR CONCLURE Ici, dans ces questions que nous venons de parcourir, se rencontrent plusieurs de nos champs d’intérêt et de travail. Parmi lesquels, la création concomitante, puis les effets d’influence et de positionnement mutuels des différents espaces : intime, privé et public. Parmi lesquels également, cette approche qui est la nôtre et qui se définit d’abord négativement : ni psychologique ni médicale, ni éducative ni de conseil, ni d’insertion ni judiciaire, ni sociale ni d’ailleurs sociologique ; que l’on pourrait dire soucieuse de récit, d’écriture sinon de littérature, peutêtre de poésie, de description, de forme, d’hospitalité et, regardant à travers tout cela se décliner les formes et occurrences de la beauté. 12- L’espace institutionnel qui, non par faute mais par nature, gère les personnes comme des problèmes et des dossiers et donc les maintient dans un statut d’objet. 13- Éditer du latin edere, contraction de ex-dare : "donner au dehors".


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.