De la participation habitante au design participatif, sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique

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De la participation habitante au design participatif Sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique, Chili.

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015



De la participation habitante au design participatif Sur la voie de la Quinta Monroy Ă Iquique, Chili. MĂŠmoire de Master sous la direction de Jean-Philippe Roche Mai 2015


REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier vivement mon directeur de mémoire, Jean-Philippe Roche, ainsi que Pauline Marchant pour leur aide, leur soutien et leur encadrement. Je remercie également les architectes de l’agence Elemental, auprès desquels j’ai beaucoup appris de la démarche participative au Chili, tant dans la théorie que dans la pratique. A ce titre, je remercie particulièrement Juan Ignacio Cerda et le sociologue Roberto Reveco, que j’ai pu accompagner à de nombreuses réunions et qui ont pris le temps de répondre à mes questions les plus diverses. J’adresse aussi mes plus sincères remerciements aux habitants de la Quinta Monroy qui m’ont si aimablement reçu dans leur maison, à Iquique. Je remercie aussi tous les participants à ce mémoire, directs ou indirects, qui, par leurs cours, leurs conférences ou par la simple discussion, m’ont permis d’entrevoir d’autres visions et d’élargir mes réflexions sur un thème qui m’intéresse depuis mes débuts à l’école d’architecture de Rennes. Enfin, je tiens à exprimer ma reconnaissance à l’Ecole d’Architecture de Rennes pour nous soutenir dans la recherche ainsi qu’à ceux qui ont participé à la relecture de ce mémoire et à tout le travail postérieur à l’écriture. 4

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SOMMAIRE INTRODUCTION 1- FORMATION D’UNE CULTURE PARTICIPATIVE AU CHILI SUIVANT UN CONTEXTE HISTORIQUE DISTINCT.

p. 7

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• L’Explosion urbaine : création de contextes urbains spécifiques en Amérique latine et génération de défis pour l’avenir.

p. 13

• La situation particulière du Chili : une culture participative en lien étroit avec la politique du logement social.

p. 17

• D’hier à aujourd’hui, la démarche participative comme méthodologie d’élaboration du projet d’architecture.

p. 27

2- DE LA PARTICIPATION HABITANTE AU DESIGN PARTICIPATIF : MISE EN FORME DE L’IMPLICATION DES HABITANTS.

p. 35

• Les prémices du « design participatif », sujet d’utopie et de théorisations.

p. 36

• Du papier à la réalité : expériences volontaires et spontanées.

p. 41

• La Quinta Monroy à Iquique, bilan des expériences passées et nouvelle voie pour le futur.

p. 51

3- UN CONCEPT ARCHITECTURAL FAIT DE QUOTIDIEN ET D’UNIVERSEL.

p. 61

Un projet fabriqué par les habitudes et les modes de vie.

p. 62

Une forme rendue possible grâce à des techniques universelles.

p. 67

Intégration à l’architecture contemporaine.

p. 72

4- ADAPTATION AU MONDE ACTUEL ET ÉVOLUTION.

p. 79

Flexibilité et adaptation face aux « modes » et aux tendances.

p. 80

Une typologie révélatrice d’une culture de l’habitat dans le monde.

p. 86

Une typologie viable pour le monde de demain ?

p. 92

CONCLUSION

p. 98

SOURCES ET RESSOURCES

p. 104

ANNEXES

p. 108 Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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« L’architecture nouvelle crée avant tout des structures utiles ; utiles non d’un point de vue isolé, mais utiles pour tous. De cette utilité, c’est l’utilisateur qui doit décider. L’initiative personnelle de l’utilisateur (habitant) est ce facteur qui nous mènera vers un nouveau langage des formes ». Yona Friedman, L’architecture mobile, 1962.

« Dans l’équation d’un projet, il y a des termes qui sont inéluctables. Comme la gravité ou la nature. Ils fonctionnent comme des filtres contre l’arbitraire. Nous aimons ça. Mais, même si elles sont paradoxales, il y a d’autres forces en architecture qui sont beaucoup plus puissantes et qu’il vaut mieux respecter. Une de ces forces est la solidité des habitudes quotidiennes et de la vie de tous les jours.(...) Toutes ces forces devraient influencer la forme de l’architecture (et si elles ne sont pas prises en compte, elles la transformeront de toute façon). » Alejandro Aravena, The Forces in Architecture, 2011.

« Dès le début, les maisons nous ont beaucoup plu. Tous les jours, on les regardait évoluer et on imaginait comment serait le futur, et ça sonnait bien. Comme aujourd’hui d’ailleurs. » Une habitante de la Quinta Monroy, 2005.

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INTRODUCTION

Nous vivons dans un monde en reconversion. Des pays émergent, d’autres

s’essoufflent et le nombre d’habitants sur terre est en constante augmentation. De ce fait découlent deux phénomènes, l’un inhérent à l’autre : l’urbanisation progressive du monde et l’augmentation vertigineuse de la « pauvreté urbaine ». Ainsi, on estime à plus d’un milliard dans le monde, le nombre de personnes vivant dans des conditions de pauvreté extrême, sans logement ou mal-logées. Mais le phénomène ne se limite pas au « Sud », un rapport récent de la Fondation Abbé-Pierre estime à plus de 3,6 millions, le nombre de personnes concernées en France et plus largement, 8 millions celles atteintes par la crise du logement1. Si « le logement est devenu une vraie machine à exclure et à produire des inégalités »2, il reste néanmoins insuffisant en France et partout dans le monde.

Il est indéniable que les architectes ont un rôle à tenir au sein de ce débat. Les

mentalités peinent à se renouveler et la question du logement se solutionne souvent de manière catégorique : fidèle à la pensée fonctionnaliste du XXème siècle, considérant encore l’habitat comme une « machine à habiter », ou pire encore, fidèle à la vision globalisée, et pourtant très étroite, d’un monde basé sur la consommation et la publicité. Ce monde, comme le décrit si bien Rem Koolhaas dans « Junkspace », est celui de la « Ville Générique » : « La Ville Générique est la ville libérée de l’emprise du centre, du carcan de l’identité. La Ville Générique rompt avec ce cycle destructeur de la dépendance : elle n’est rien d’autre qu’un reflet des besoins actuels et des moyens actuels. Elle est la ville sans histoire. Elle est assez grande pour tout le monde. Elle est commode. Elle n’a pas besoin d’entretien. Si elle devient trop petite, elle s’étend, simplement. Si elle devient vieille, elle s’autodétruit et se renouvelle, simplement. Elle est partout aussi attirante – ou sans attrait. Elle est « superficielle » - comme un studio hollywoodien, elle peut produire une nouvelle identité du jour au lendemain »3. Dans cette ville, l’information est une ressource qui circule à toute vitesse. Influençant les masses, elle génère aussi des courants de pensée qui apparaissent, s’intensifient puis disparaissent, complexifiant de ce fait la situation. Faute de pouvoir détourner un destin déjà en marche, l’architecture doit au moins pouvoir s’y adapter tant en venant en aide aux plus démunis

1 Article paru dans Le Monde.fr, « Plus de 3.6 millions de personnes mal logées selon la fondation Abbé Pierre », février 2012. 2 Christophe Robert, délégué général adjoint de la fondation Abbé-Pierre, « Plus de 3.6 millions de personnes mal logées selon la fondation Abbé Pierre », février 2012, Le Monde.fr. 3 Rem Koolhaas, Junkspace, Manuels Payot, Paris, 1995-2001. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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laissés de côté par un système impitoyable. En ce sens, elle peut constituer leur espoir, un espoir plus qu’encourageant.

Où chercher les solutions ? A vrai dire, des solutions existent et sont nombreuses,

elles ont tout simplement été oubliées, enfouies sous une culture de masse qui tend à l’amnésie des peuples et des spécificités de chacun. Par le développement de la spécialisation des métiers, nos sociétés actuelles ont peu à peu éloigné l’habitant de la construction de sa maison pour le réduire au stade de « simple consommateur ». Mais entre une prise de conscience généralisée et une certaine culpabilité, le besoin de s’informer et de contrôler son environnement est toujours plus fort.

C’est ainsi que la prise en compte de l’opinion publique est partout et est devenue

incontournable. Faisant partie de tous les débats, elle s’inscrit désormais dans la vie politique des villes et dans la plupart des milieux intellectuels. Aujourd’hui, la participation des gens au projet d’architecture est un thème largement abordé. En effet, elle est cet outil indispensable à la ré-insertion d’une humanité dans un cadre bâti qui accueille jour après jour, des milliers de quotidiens. Alors que l’utilisation de matériaux identiques a homogénéisé les édifices d’une partie de la planète et s’attaque désormais à l’autre moitié en véhiculant l’idée de « richesse », des auteurs comme Ivan Illich, premier à faire apparaître la notion de « vernaculaire » dans le vocabulaire de l’architecture4, Hassan Fathy ou encore Amos Rapoport, reviennent sur le devant de la scène. Cinquante ans auparavant, ces derniers s’étaient déjà levés contre les tentatives obstinées des architectes-urbanistes, pour faire disparaître les habitudes « désuètes » des sociétés et insistaient sur le potentiel que représentait la prise en compte des différences culturelles pour diversifier mais aussi pour enrichir la discipline architecturale.

Aujourd’hui, des auteurs comme Paul Oliver, Franco La Cecla ou encore Pierre Frey

ont repris le flambeau dans un contexte où l’urgence ne laisse plus de place aux réalisations utopiques ni aux rêveries architecturales. La démarche doit être concrète, pragmatique, efficace. Mais déjà de belles réalisations se détachent et font office d’exemples dans l’exercice d’une architecture délicate, compréhensive des peuples et de leur culture. En faisant intervenir les gens de quelque manière qu’il soit, toutes ont pour base d’appui, l’implication de l’habitant, du citoyen, de l’usager, au projet d’architecture. C’est ainsi que de grandes figures apparaissent, chacun adoptant une position particulière vis-à-vis du processus participatif : des Baugruppen en Allemagne, jusqu’aux « viviendas incrementales » au Chili,

4 Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, Seuil, Paris, 1982.

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en passant par les projets d’autopromotion en France ou les « Studios » d’enseignement aux Etats-Unis, une série de projets « humanistes » est en train de naître partout dans le monde.

Néanmoins, si dans beaucoup de pays, la participation est synonyme de démocratie,

de développement durable, d’alternative aux processus « classiques » qui régissent le domaine du logement, dans d’autres pays, elle représente avant tout la seule alternative possible face aux récessions et devient la clé de voûte sur laquelle repose toute la réussite du projet. Cette situation prend alors un intérêt tout autre car elle s’inscrit, en plus des valeurs évoquées précédemment, dans une démarche sociale : construction de logements pour les plus pauvres, réinsertion de populations au cœur des opportunités (emploi, services…) voire relogement d’urgence. Ce sont ces projets qui vont susciter notre attention dans la mesure où le potentiel qu’ils présentent pour engager l’architecture au service de l’humanité est grand, tout autant que les défis qui amènent à leur réalisation. De ces défis, formulés dans les conditions les plus extrêmes, naissent alors des solutions architecturales inédites, pouvant servir d’exemple dans la résolution du problème de la pauvreté dans le monde entier.

Même si la participation est fortement souhaitée et porte ses fruits, socialement

parlant, dans le domaine des équipements publics (où les exemples seraient nombreux et tout aussi efficaces pour illustrer nos propos), le besoin d’implication des gens est toujours plus fort et captivant lorsqu’il se rapproche de la sphère intime. Dans la mesure où la crise du logement doit être placée au centre de toutes les préoccupations pour l’avenir, nous nous attacherons ainsi aux édifices qui abritent le quotidien de chacun, c’est-à-dire au logement et plus particulièrement au logement social.

Depuis toujours, le logement est le sujet de toutes les expérimentations, prenant ses

racines sur le papier puis mis à l’épreuve dans l’inconnu de la réalité, il est le reflet de son époque. Franco La Cecla disait : « L’habitat, c’est la communication directe entre l’inconscient d’une ville et celui des individus »5. Alors que notre époque est marquée par le besoin d’innover et d’inventer, le processus participatif, processus à l’écoute des « inconscients individuels », se révèle comme un outil éminent. Mais si nous parlons d’édifices, c’est-àdire de construction, nous abordons inévitablement la question de la forme. Le processus participatif se matérialise d’autant plus lorsqu’il représente une des principales solutions pour la réalisation du projet. Les formes issues de cette matérialisation, se rassemblent

5 Franco La Cecla, Contre l’architecture, Arléa, Paris, 2010. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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alors sous ce qu’on appelle le « design participatif ».

En réalité, peu de projets sont conçus suivant ce principe et encore moins laissent

autant de liberté aux habitants. Lorsque c’est le cas, l’équilibre est parfois fragile dans la recherche de ce qui « fait autorité » : les désirs de l’habitant ou le projet de l’architecte ? Peu savent trouver cet équilibre. Il en existe quelque uns néanmoins, qui, par leur concept puis par leur démarche, y sont parvenus. Ces projets méritent toute l’attention car bien que provenant d’autres régions du monde et issus de cultures différentes, ils fournissent, pour tous et pour le contexte mondial d’aujourd’hui, des solutions plus que bienvenues.

En 2001 au Chili, une typologie de ce type s’est soustraite du papier. Appelée

« Edifice Parallèle » par ses concepteurs, les architectes de l’agence Elemental, elle constitue aujourd’hui le logement social le moins cher du pays. Elle constitue aussi pour nous, tout un champ de réflexion quant à son potentiel pour faire face aux multiples crises dont le monde est atteint. Alors que la question du langage est chère à Heidegger car il représente à la fois une histoire mais aussi un rapport avec le monde, quel est le langage de cette nouvelle typologie ? Quelles sont ses caractéristiques et quelles solutions apporte-t-elle pour le monde d’aujourd’hui comme pour celui de demain ?

Pour répondre à ces questions, c’est tout un contexte historique, politique,

économique, social et culturel qu’il nous faudra prendre en compte car de telles réponses ne trouvent pas leur justesse en se limitant à des considérations purement architecturales et c’est par une mise en relation étroite avec d’autres domaines tout aussi fondamentaux, qu’elles n’en seront que plus précises.

La participation des habitants se manifeste différemment dans chaque région du

monde et bien souvent, son histoire est en étroite relation avec celle de son pays. C’est aussi ce qui forme la variété des « cultures participatives ». Afin d’étudier cette typologie le plus en amont possible, nous verrons comment l’histoire a généré une culture participative propre au Chili où elle est finalement devenue une méthodologie pour l’élaboration du projet. De là, comment passe-t-on de la participation au « design participatif » ? La compréhension du langage typologique de l’« Edifice Parallèle » passera ainsi par son repositionnement au sein d’un univers de théories, de réflexions et d’expériences que constituent la participation habitante et la mise au point d’une architecture flexible et évolutive. C’est une fois armés de ces connaissances que nous pourrons étudier la réalisation de la Quinta Monroy, campement informel situé dans l’extrême nord du pays où l’« Edifice Parallèle » a été construit puis mis au service des gens pour la première fois. Nous pourrons alors étudier ses caractéristiques et les valeurs qu’il développe par son 10

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architecture faite à la fois de quotidien et d’universel. Enfin, nous ouvrirons notre pensée à une échelle de temps et d’espace plus vaste, en considérant son adaptation au monde actuel et ses possibles évolutions.

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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◀ Turano Slum, Rio de Janeiro, Brésil.

1- FORMATION D’UNE CULTURE PARTICIPATIVE AU CHILI SUIVANT UN CONTEXTE HISTORIQUE DISTINCT.

Au fil du temps, la participation s’est créée un univers qui lui est propre et qui s’est

construit à travers l’Histoire par des histoires : théories, récits mais aussi (et surtout) des expériences, des faits, des actes, qui ont généré une culture. Comme toute histoire, elle a un passé, un présent puis un futur. Généralement une culture participative est étroitement liée à l’histoire de son pays, aux mœurs et aux coutumes de ses habitants. Afin de bien comprendre la démarche participative au Chili, il est important de comprendre la situation dans laquelle elle est née. Il convient ainsi de la positionner au sein du contexte historique, politique et social dont elle dépend, c’est à dire celui de l’Amérique Latine. Dans cette région du monde, l’histoire va donner lieu à une culture participative forgée suite aux conséquences de l’« Explosion urbaine » donnant lieu à des environnements urbains spécifiques et générant beaucoup de défis pour l’avenir. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Puis nous nous intéresserons au cas particulier du Chili, dont la culture participative, directement liée au phénomène de l’« Explosion urbaine », s’est ensuite spécifiée par une étroite relation avec la politique, celle du logement social notamment. Enfin, nous verrons quelle est la situation actuelle de la participation au Chili où la politique mise en place pour le logement social propose la démarche comme véritable méthodologie pour l’élaboration du projet d’architecture. L’« Explosion urbaine » : création de contextes urbains spécifiques en Amérique Latine et génération de défis pour l’avenir.

« Si cinq mille personnes peuvent se loger en une nuit, dans une banlieue bien tracée sur leurs plans, malgré l’opposition officielle, que ne pourraient-elles réaliser avec l’encouragement officiel ? » Hassan Fathy, Construire avec le peuple, 1970.

On estime que l’Amérique du Sud est l’une des régions les plus urbanisées au

monde avec environ 80% de la population vivant dans des zones urbaines1. L’Amérique

1 ONU, Rapport sur l’urbanisation du monde, Département des Affaires Economiques et Sociales, Division de la Population, 2014. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Latine connaît sa transition urbaine depuis le milieu du XXème siècle. A partir des années 1980, les mouvements de population s’accentuent fortement puis de manière effrénée, les populations migrent des campagnes vers les villes, celles-ci offrant un milieu beaucoup plus riche en opportunités. En effet, dans beaucoup de pays d’Amérique Latine, les campagnes sont des territoires associés à la misère et à la pauvreté, souffrant du manque d’institutions de soutien pour le développement ou encore d’une absence d’aménagements convenables du territoire (réseaux de transports, services publics, écoles, emplois...). Ainsi, beaucoup de « pauvres » des campagnes migrent là où ils trouveront de meilleures conditions de vie, c’est à dire la ville.

Peu à peu, les villes s’étendent à une vitesse vertigineuse jusqu’à acquérir le statut

de métropoles. En 1950, l’Amérique Latine comptait 6 villes de plus d’un million d’habitants, elle en comptait 15 en 1970 puis 54 en 20002. Si le terme « métropole » est largement utilisé lorsque l’on aborde la question de l’« Explosion urbaine », il est aussi caractéristique de l’Amérique du Sud, majoritairement constituée de métropoles voire de mégalopoles (réseaux de métropoles qui s’étendent sur de grandes étendues spatiales). Ce système met en avant une caractéristique de fonctionnement urbain du continent : la centralisation des grandes villes qui se développent en dépit des villes moyennes. Tout le pouvoir ainsi que les principaux services se concentrent dans une seule ville, la capitale généralement, qui doit ensuite faire face à l’arrivée massive des migrants venus en quête d’un avenir plus serein.

La situation s’explique aisément. En effet, les villes sont aussi des outils pour faire

face à la pauvreté du monde, elles sont un moyen significatif afin d’agir, via le réseaux des opportunités, en faveur d’une amélioration de la qualité de vie : rapidité des réseaux de transport, accès à la santé, à l’éducation, aux institutions de soutien..., elles fournissent les nécessités de base (réseaux d’eau potable, d’énergie, de traitement des déchets...), elles favorisent les échanges, les rencontres et par là-même, la solidarité. Les villes sont des concentrés de population, profitables lorsqu’il s’agit de faire bénéficier au plus grand nombre des politiques publiques, d’un aménagement du territoire ou de mesures sociales. C’est aussi cette concentration qui permet peu à peu le développement urbain, c’est à dire la création d’opportunités. Savoir qu’à long terme, une plus grande partie de l’humanité sera amenée à vivre dans ces milieux favorables constitue donc une bonne nouvelle.

Le problème est que le flux des migrations est tel qu’il a pris une ampleur incontrôlée.

2 Mariame Camara, Amérique Latine : l’explosion urbaine, facteur de pauvreté et de conflits sociaux, fiche d’analyse Irenees, 2008.

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On estime aujourd’hui à 54% le nombre de citadins dans le monde, ce pourcentage pourrait passer à 66% d’ici 2050, soit 2,5 milliards de personnes en plus vivant en zone urbaine3. « La gestion des zones urbaines est devenue l’un des défis de développement les plus importants du 21ème siècle »4, déclarait John Wilmoth, Directeur de la Division de la Population à l’ONU. Mais le défi se complique lorsque l’on sait que cette urbanisation massive va avoir lieu principalement dans les pays les plus pauvres, situés entre le tropique du Cancer et celui du Capricorne où une croissance non maîtrisée pourrait avoir des effets sans précédent concernant la ségrégation sociale, l’équilibre économique des pays et la qualité de leur environnement. La difficulté majeure n’est pas forcément le manque de ressources mais plutôt la vitesse à laquelle il faut générer des solutions : « Si la croissance démographique urbaine se maintient au rythme actuel, les villes accueilleront encore chaque jour pas moins de 180 000 nouveaux citadins (nouveaux nés et migrants), l’équivalent chaque année de presque deux fois la ville de Tokyo (près de 35 millions d’habitants)5 ».

Dans le même temps, les inégalités se creusent progressivement entre les différentes

couches de population faisant naître, en Amérique du Sud notamment, des luttes urbaines qui prennent souvent le sens de luttes des classes sociales. Ainsi, en Amérique Latine, dès les années 1990, le nombre de « pauvres urbains » dépassait déjà largement le nombre de « pauvres ruraux », évoluant de 44 à 134 millions entre 1980 et 1999 tandis que dans les campagnes il passait de 75 à 77 millions6. La forme urbaine, toute aussi liée à l’histoire, tient aussi sa part de responsabilité dans ce fait. En effet, toutes les grandes villes telles que Rio de Janeiro, São Paulo, Buenos Aires, Bogotá, Caracas ou Santiago, présentent plus ou moins le même schéma : une population aisée habitant le centre, entouré par les quartiers des classes moyennes tandis qu’en périphérie se situent les habitats populaires eux-mêmes entourés des bidonvilles et des campements occupés par les communautés les plus pauvres. Or, c’est dans ce dernier anneau et loin des opportunités qu’offre le centre, que la population ne cesse de croître. La nécessité d’un plan d’aménagement urbain accueillant ces populations est plus qu’urgente mais les mesures prises par certaines villes afin de favoriser l’accession au logement des populations les plus pauvres sont inefficaces ou empirent la situation. On assiste alors à des mouvements sociaux réfractaires à la fois autonomes et incontrôlables.

3 ONU, Rapport sur l’urbanisation du monde, Département des Affaires Economiques et Sociales, Division de la Population, 2014. 4 Ibid. 5 Laurent Delcourt, Explosion urbaine et mondialisation, Alternatives Sud, Paris, 2007. 6 Ibid.. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Slums aux abords de Caracas : l’Amérique Centrale et Latine est unes des régions les plus urbanisées au monde.

Campement informel près de Santiago, Chili..

Villa miseria, installations informelles, Argentine.

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Un premier exemple, est la prise de possession d’édifices anciens et abandonnés

dans le centre-ville. C’est le cas par exemple à São Paulo, au Brésil, où les plus démunis se sont installés dans les anciennes villas construites par la bourgeoisie à l’époque de l’exploitation du café. Situées en centre-ville, ces maisons abandonnées puis divisées en petites pièces délabrées abriteraient aujourd’hui et de manière illégale, pas moins de deux millions de personnes. Ce phénomène, qui s’apparente à du squat sur une grande échelle, s’observe aussi dans beaucoup de pays d’Amérique Centrale et montre une modification des schémas urbains jusqu’alors « typiques » des grandes métropoles d’Amérique du Sud ; les pauvres s’installent désormais au coeur de la ville. Une autre solution, toute aussi informelle, consiste pour les acquéreurs d’un terrain, à le viabiliser sommairement puis à le diviser en petites parcelles revendues à bas prix sans aucun contrôle législatif. Enfin, la solution la plus extrême et certainement la plus impressionnante est celle adoptée par des milliers d’individus prenant possession d’un terrain de manière illégale. Le temps d’une nuit, ce sont des centaines voire des milliers de personnes, sans autre ressources que leur détermination, qui arrivent sur un terrain, y construisent des édifices sommaires puis s’y installent. Face à l’ampleur et à la rapidité du mouvement et dans la mesure où il est incapable de proposer d’alternatives meilleures, l’Etat est impuissant et ferme les yeux devant l’urgence de la situation.

Ce dernier exemple constitue un mode d’action caractéristique au Chili ; un

mouvement de protestation en premier lieu, qui va former les bases d’une culture participative aujourd’hui en accord avec la démocratie du pays. La situation particulière du Chili : formation d’une culture participative en lien étroit avec la politique du logement social.

Le Chili subit son explosion urbaine depuis de nombreuses années déjà. Face au

manque d’initiative politique pour loger les nouveaux arrivants en ville, on assiste alors, dès les années 1970, à des prises de terrains (« Tomas de terreno »), illégales et massives. Ce mouvement a fortement connoté l’histoire socio-politique du pays et se réfère quasiment aujourd’hui, à une pratique culturelle.

Au début du XXéme siècle, le Chili est une puissance minière mais c’est aussi un pays

pauvre. Rapidement, le nombre de travailleurs dans les mines augmente et la population des villes s’accroît de manière démesurée. La pénurie de logements fait en sorte que les travailleurs s’installent dans des chambres en location et bien souvent hors de prix ou Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Manifestation populaire à Antofagasta, ville minière du nord du Chili, début des années 1900.

Les « callampas » de Zanjón de la Aguada, 1952.

Populations « Callampas » : « Nous craignons que le drame de l’hiver 1953 ne se répète : il manque encore 500.000 maisons! », 1950.

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construisent leur maison dans les lieux insalubres de la périphérie. Face à cette situation, les travailleurs s’organisent et se réunissent sous divers groupes et comités de protestation7. En 1925, une grève éclate dans les grandes villes du pays en protestation contre la hausse des loyers et des impôts. Cette grève aboutit alors à la signature d’un décret ordonnant la baisse des loyers de 50% dans les maisons insalubres et la création des « tribunaux de logements » (Tribunales de viviendas). Progressivement le mouvement décroit alors que la « Ligue des Locataires » (Liga de Arrandatarios) se joint aux activités du parti partisan. En même temps que la population continue d’augmenter dans la capitale, les conditions de vie se dégradent : insalubrité, entassement… Le prix d’accès au logement reste trop élevé pour les salaires misérables que gagnent les travailleurs. Face à une situation qui s’aggrave, la nécessité de trouver d’autres solutions devient urgente. En effet, la demande est telle, que les forces publiques sont incapables de fournir le nombre de logements nécessaires et conscient d’un mal-être général, les partis politiques populaires poussent les travailleurs à occuper des terrains de manière illégale. Le premier terrain occupé est Zanjón de la Aguada. Ces premières « tentatives désespérées » animent une certaine compassion près des forces politiques locales qui viabilisent lentement les terrains fournissant à leurs occupants, eau, électricité, voies de circulation tandis que ceux-ci résolvent eux-mêmes le problème de l’habitat. Toute l’action des prises de terrain est alors soutenue par la politique populaire.

Avec le temps, les partis politiques ne réagissent toujours pas au problème de

la question du logement et les prises de terrains s’avèrent comme seules alternatives possibles. A tel point qu’en 1960, le pays atteint un déficit de plus de 400 000 habitations. En 1964, le gouvernement d’Eduardo Frei, président démocrate-chrétien, élabore un premier plan pour le logement populaire basé sur un plan d’économie des familles (Plan de Ahorro Programado), qui peuvent prétendre à l’obtention d’un logement « populaire » ou à celle d’un site semi-urbanisé, la première des solutions n’étant accessible qu’aux plus « riches » des familles pauvres. De plus, l’état n’est que l’intermédiaire entre les familles et les entreprises de construction responsables de la réalisation des maisons. Ainsi chargées de pouvoir, les entreprises priorisent la construction pour les familles les plus aisées tandis que les autres restent dans l’attente.

A la fin du gouvernement Frei, on observe ainsi un excès de maisons construites

7 Les protestations concernent les conditions de vie (Liga de Arrandatarios-1914), l’hygiène des logements (Comité pro Abaratamiento e Higienización de las Habitaciones-1919) ou encore la hausse des loyers (Asamblea Obrera de la Alimentación Nacional-1922). Source : Verónica Salas, Rasgos históricos del movimiento de los pobladores en los últimos 30 años, Atelier d’Actions Culturelles, Centre d’Etudes Miguel Enríquez, 1999. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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pour la classe moyenne alors que beaucoup de familles pauvres, même après avoir payé leur terrain, restent sans logement. Même si la proposition reste insuffisante, environ 52 000 maisons sont construites par le secteur public pendant le gouvernement de Frei. Pendant cette même période, de vastes quartiers se forment à la périphérie de la capitale réunissant plusieurs communautés et comptant un total d’environ 200 000 personnes vivant loin de la ville et des services qu’elle offre : services de santé, d’éducation… Les maisons sont pour la plupart à demi construites et les salaires restent très bas. Les quartiers, avant même d’être terminés, se détériorent déjà. Afin de faciliter la gestion de ces morceaux de ville, une loi est votée et amène à la création des Comités de quartiers regroupant les habitants d’un même secteur qui gèrent ensemble les problèmes « techniques » liés aux équipements. Les nouveaux quartiers populaires sont essentiellement constitués d’ouvriers. Habitant dans des conditions seulement un peu plus dignes, ceux-ci vont tisser, peu à peu, leur réseau social à la fois avec les voisins mais aussi avec les autorités et les pouvoirs publics. La présence d’institutions d’assistance comme les Comités de quartier permet aussi une résistance face aux forces du pouvoir municipal et attirent par ce fait les politiques de gauche qui profitent de la vague des réformes populaires pour instiguer tout un mouvement social : le mouvement des pobladores8. Cela, additionné aux difficultés toujours croissantes de l’Etat pour satisfaire les demandes d’accès à un mode de vie plus digne, va stimuler le phénomène illégal des prises de terrain.

A l’aube des années 1970 et des nouvelles élections présidentielles, la question urbaine

devient la cause principale de la lutte sociale qui secoue la capitale. Les revendications se font plus fortes, certains secteurs d’embauche sont en crise et les salaires n’augmentent pas. Le mouvement se politise et suit trois tendances générales, celle du gouvernement guidée par la démocratie chrétienne, celle de l’unité populaire ou encore celle de la gauche révolutionnaire. Ainsi, en 1971, environ 55 000 familles, soit 10% de la population totale de Santiago vivent dans des campements à l’extérieur de la ville et le chiffre augmente en 1972 avec 83 000 familles, soit 16% de la population du Grand Santiago9. Les prises illégales de terrain se font généralement la nuit : des milliers de personnes s’approprient un terrain et s’y installent le plus rapidement possible. Mais une fois le terrain pris, tout reste à faire, tant dans la viabilisation (eau, électricité, déchets, routes…) que dans l’organisation de la communauté. Appuyés ou non par les partis politiques, on va observer plusieurs types de 8 Pobladores pourrait se traduire par colonisateurs, habitants, « ceux qui peuplent ». 9 Ignacio Santa María, El desarrollo urbano mediante asentamientos espontáneos : el caso de los campamentos chilenos, EURE (Rev. Latinoamericana de estudios urbano sociales) Vol.III, No7, Avril 1973.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


développement de ces campements, appelant à une participation plus ou moins intense des pobladores en fonction de l’intérêt politique.

Un premier exemple est celui d’un campement en autogestion totale, comme ce

fut le cas avec le campement Nueva Habana, créé en 1970. A l’intérieur, c’est toute une micro-ville qui se reconstruit et s’autogère. Une urbanisation se recrée mais aussi des lois et une justice. Des opportunités s’offrent et chacun occupe un « emploi » servant au bon fonctionnement de la communauté : construction, santé, éducation, vigilance, justice…on réinvente une politique avec un « délégué » par quartier et l’instauration d’assemblées journalières pour s’assurer de la communication des informations tandis qu’un front est aussi mis en place pour continuer la lutte et les réclamations envers le gouvernement. Au sein du campement, on s’assure de l’éducation des familles et un système de santé est instauré, également en autogestion. Enfin la dimension culturelle n’est pas mise de côté avec la diffusion de musique, l’aménagement de terrains de football, etc… Les liens sociaux se tissent et se durcissent peu à peu : « on surveillait les portes des maisons comme si ce qu’il y avait à l’intérieur n’était pas seulement de ma maison, toutes les maisons étaient mes maisons. Tous défendaient la population comme si nous n’étions qu’un »10.

Un autre cas est représenté par le campement La Hermida, crée dans la même

année où l’invasion a été largement stimulée par les partis politiques. Ainsi la communauté est elle-même formée par des comités, chacun représenté par un dirigeant politique (communiste, socialiste ou démocrate-chrétien). La prise du terrain a été réalisée un mois seulement avant les élections présidentielles et constitue, par-delà la nécessité urgente des habitants, un acte politique symboliquement revendicateur. Les couleurs de chaque parti s’affichent clairement sur les cabanes de leurs occupants. L’organisation dans un tel type de campement est beaucoup moins spontanée que dans le précédant puisqu’elle se développe autour de chaque dirigeant. Ce sont ces derniers qui ont la responsabilité d’informer leur comité et de trouver des solutions aux problèmes de viabilisation et de construction du site s’aidant pour cela, du modèle d’autres campements.

Dans les deux cas, les gens inventent puis adoptent certains gestes, certaines

pratiques qui finissent par s’ancrer dans les traditions communes formant ainsi une microculture, non seulement à l’échelle de tous les campements mais aussi à l’intérieur de chacun d’entre eux. En 1971, Salvador Allende arrive au pouvoir et tente de diminuer les invasions

10 Atelier d’Action Culturelle, La organización fue como nacer de nuevo, TAC, Santiago, 1986. Source : Verónica Salas, Rasgos históricos del movimiento de los pobladores en los últimos 30 años, Atelier d’Actions Culturelles, Centre d’Etudes Miguel Enríquez, 1999. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Campement informel Nueva Habana, années 1970.

Autogestion scolaire à Nueva Habana, années 1970.

Prise de terrain sur le futur campement Raúl Silva Henríquez, 1983. 22

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


de terrain en définissant un plan urbain pour le regroupement ou la relocalisation de certains campements. Il lance aussi une campagne de construction de logements populaires et standardisés à laquelle la majeure partie de la population concernée est hostile. Mais bientôt les pobladores vont affronter une situation beaucoup plus difficile : en 1973 l’armée prend le pouvoir par un coup d’état marquant le début de 17 longues années de dictature.

Auguste Pinochet prend alors des mesures radicales concernant le logement

social. La première de ces mesures se base sur une aide financière de l’Etat, seulement accordée aux familles les plus démunies, la seconde concerne l’établissement correct des anciens campements avec l’installation de l’eau, de l’électricité, le pavement des routes…, la troisième mesure concerne l’éradication des campements situés dans les communes présentant le plus de valeur foncière. Les populations sont alors expulsées puis envoyées sur des terrains en périphérie, sans équipement ni réseau viable. Entre 1979 et 1985, environ 172 000 personnes sont ainsi chassées de leur logement tandis que les campements sont rasés, laissant sur place un terrain libre pour de nouvelles constructions immobilières. En 1984, des calculs démontraient qu’environ 300 000 familles vivaient encore dans des campements ou sur des terrains achetés lors du gouvernement de Frei11. La politique des logements sociaux est précaire : alors que l’Unité Populaire construit 52 132 logements en trois ans, en neuf ans la dictature en édifie seulement 29 87912. Elle renforce aussi la ségrégation sociale.

Mais à ce stade, des mouvements de solidarité naissent un peu partout dans les

campements en réponse à la dictature : des « Ateliers de Subsistance » contre le chômage, des « cantines infantiles » contre la faim, des ateliers d’expression artistique contre l’oppression culturelle… Ces organisations, en plus de renforcer les liens sociaux soulèvent des dynamiques internes de contestation. Les communautés expulsées se rejoignent entre elles, puis s’associent aux familles des victimes et aux divers syndicats luttant contre le chômage. Du niveau local, le rayon d’action devient communal puis national. Au début des années 1980, des manifestations éclatent dans les grandes villes : grèves de la faim, manifestations étudiantes, petites invasions de terrain… Ces dernières reprennent de l’ampleur et deviennent un des principaux outils de rébellion face à la dictature. Même si beaucoup sont aussitôt réprimées dans une violence extrême, elles continuent d’enfler

11 Revue Apsi, N°155, 1984. Source : Jaime Reyes Soriano, Partido comunista de Chile y las tomas de terrenos bajo la dictadura: los «combates» por la vivienda, 1980-1984, Revista de Historia Social y de las Mentalidades, Vol. 18, n°1, Département de l’Histoire, Université de Santiago du Chili, 2014. 12 Armando De Ramón, Santiago de Chile : historia de una sociedad urbana, Santiago, 2007. Source : Ibid. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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la capitale par l’ouest et le nord. En 1983, environ 3000 familles dont beaucoup avaient auparavant été expulsées se réunissent et organisent à Santiago, ce qui devait être la plus grande invasion de terrain de l’histoire du Chili. Deux campements voient le jour, Juan Francisco Fresno et Raúl Silva Henríquez. Pour la première fois les pobladores résistent et se maintiennent, faisant du terrain pris, « la terre libre du fascisme »13. Mais peu à peu les partis politiques s’intègrent dans l’organisation globale et le campement est finalement violemment désagrégé par les forces armées l’année suivante.

Dans les années 1980, en parallèle de ces répressions, la crise économique est à son

point le plus élevé, les gens ont faim et le chômage progresse sans concession. Un premier référendum pose une limite de 8 ans au mandat de Pinochet. En 1988, le « No » l’emporte et met fin à la dictature, engageant le pays dans une nouvelle transition démocratique.

Dans les années 1990, le problème de la vivienda social pose encore de nombreux

problèmes aux gouvernements qui se succèdent. La politique du logement menée depuis les années 1960 a réussi à réduire une partie des besoins mais a des conséquences néfastes à long terme, à la fois pour les familles et pour le territoire. Comme nous l’avons vu, celle politique se base sur des aides accordées aux familles. Cependant, l’Etat n’est pas responsable de la construction et s’assure seulement du financement et de la définition des caractéristiques techniques, autrement dit, d’un standard. A l’époque, le logement est alors octroyé pour 10.000$ environ. Cette somme inclue une aide de l’Etat d’environ 3.500$, les économies de la famille de 500$ et un crédit d’hypothèque de 6.000$ que la famille doit rembourser chaque mois. Le tout doit servir pour l’achat et la viabilisation du terrain puis la construction du logement. Dans les années 1990, environ un million de logements ont ainsi été construits sur le territoire chilien, abritant 4 millions d’individus sur les 16 millions qui peuplent le pays. Cette politique favorise largement la quantité à cause de l’urgence de la demande mais aussi pour accélérer l’accès à la propriété des familles, évitant de ce fait les prises de terrains illégales. Enfin, cela a aussi pour conséquence la relance du secteur de la construction.

Cependant, les conséquences de cette politique sur le long terme se sont avérées

désastreuses. En effet, les familles, par manque de moyens, ne peuvent réussir à rembourser le crédit d’hypothèque tandis que la seule solution pour respecter le montant des aides est de construire petit et loin, là où le terrain est le moins cher. La surface des maisons varie alors entre 30 et 40 m2 alors que l’espace minimal de confort pour une famille est estimé

13 Expression de Raúl Valenzuela, ancien dirigeant du campement et militant communiste.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Logements CORMU (Corporation d’amélioration urbaine), Eduardo Frei, 1965-1970.

Logements construits grâce au PAP (Plan d’économie populaire), Salvador Allende, 1971.

Application de la première politique de développement urbain à Santiago: le libre marché des sols. La ville n’a plus de limites d’extension, Augusto Pinochet, 1973-1975.

...pendant ce temps, les populations sont éradiquées. Apparition des « Unités Sanitaires » au Chili, 1982.

Prolifération monotone loin de la ville et extensions parasites. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Carin Smuts, Guga S’thebe Arts, Centre d’arts et de culture, Langa, Le Cap, 2010.

Anna Heringer, Centre de formation pour élèctriciens, Rudrapur, Bangladesh, 2008.

Anne Feenstra, Ecole communale en participation, Kargyark, Inde, 2010.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


à 70 m2. Résultat : on voit apparaître en périphérie de la ville, des quartiers constitués de centaines de maisons toutes identiques sur des espaces souvent stigmatisés socialement. Les habitants, en plus d’être endettés, sont alors obligés de transformer eux-mêmes leur maison, petite et de mauvaise qualité et de l’agrandir afin d’en augmenter la surface et la valeur. La ségrégation se renforce et bientôt les problèmes liés à l’insalubrité et à la délinquance se multiplient faisant de l’investissement de l’Etat, une dépense plus ou moins perdue. D’hier à aujourd’hui, la démarche participative comme méthodologie d’élaboration du projet d’architecture.

Aujourd’hui la démarche de participation s’avère plus que nécessaire et cette

nécessité est reconnue dans toutes les politiques concernant l’avenir. Difficile d’aborder le thème de la participation sans évoquer celui de la démocratie. Quelques soit les différentes régions du monde, les deux sont intimement liés et la question de la participation apparaît tôt ou tard, avec celle d’une politique démocratique. Une des tâches les plus difficiles certainement, est l’élaboration de méthodologies de travail. Faire participer la communauté est un processus long, qui demande une double part d’investissement, de patience et de travail. Mais déjà des architectes, des ingénieurs, des politiciens, des sociologues, des psychologues..., travaillent sur le terrain et expérimentent. Que ce soient les projets de Carin Smuts en Afrique, ceux d’Anna Heringer au Bangladesh, de Rural Studio aux EtatsUnis ou d’Anne Feenstra en Inde, tous ont fait naître une méthodologie conceptuelle à partir de l’implication des habitants et génèrent des projets devenus maintenant des références pour les architectes du monde entier14. Dans le même temps au Chili, la culture participative a pris son élan et la nouvelle politique mise en place pour le logement social a inspiré Alejandro Aravena et les architectes de l’agence Elemental dans la mise au point d’un concept de typologies.

Actuellement le Chili, comme tous les pays d’Amérique Latine, continue sa conquête

pour des droits fondamentaux plus justes. Après le droit au logement et les prises illégales de terrains (qui continuent toujours d’œuvrer dans le pays), c’est le droit à l’éducation qui met en mouvement les foules d’étudiants et qui déstabilise le gouvernement. En 2006, un mouvement de contestation éclate au sein des lycéens-étudiants et constitue le mouvement 14 Marie-Hélène Contal, Jana Revedin, Sustainable Design : vers une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville , (Livres I, II et III), Le Moniteur / Alternatives, Paris, 2009, 2011, 2014. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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contestataire le plus important qu’a subi le pays depuis le retour de la démocratie. Alors que les citoyens sont pour la plupart solidaires des lycéens, la présidente Michelle Bachelet reconnaît les revendications et prend les mesures nécessaires à la modification de la législation. La « Révolution des pingouins » (Revolución de los pingüinos) marque l’histoire de la participation chilienne dans la mesure où c’est la première fois que le gouvernement prend directement en compte les réclamations des manifestants. Ainsi, les gens s’impliquent dans la politique et osent parler après des années de silence. « Aujourd’hui les gens veulent de nouveau participer à la vie sociale, à la politique, à la reconstruction des tissus sociaux », commente Roberto Reveco, sociologue et coordinateur de projet à l’agence Tironi15, « je crois aussi qu’il y a une mobilisation politique car il y a eu tant d’inconfiance que l’unique façon de valider les décisions, c’est par le dialogue (...) Dans le gouvernement même de Bachelet, figure une nouvelle constitution pour le Chili qui prévoit la participation. Ainsi, il y a l’envie que les gens participent et influencent le projet. Même à l’intérieur du gouvernement, il y a cette idée que si les gens participent, cela donnera plus de légitimité aux décisions »16.

Des participations à l’échelle du projet d’architecture et à l’échelle urbaine-

territoriale, même si elles se complètent, ne mettent pas en jeu les mêmes outils, les mêmes moyens ni les mêmes acteurs. En revanche elles se répondent en termes d’organisation et de pensée. La société Tironi, basée à Santiago a ainsi mis au point une méthodologie plutôt efficace concernant l’organisation d’une participation à l’échelle du territoire. Elle a aussi travaillé avec les architectes d’Elemental sur plusieurs projets déjà, dont le PRES (Plan de Reconstrucción Sustentable) de Constitución, ville largement affectée par le tremblement de terre que le pays a connu en 201017. La méthode se base sur la notion de foros híbridos, petites réunions participatives centrées sur un thème spécifique : « Dans ces réunions peuvent participer les techniciens, les communautés, les autorités, les politiques, même la religion et chacun apporte ses connaissances », explique Roberto Reveco, « pendant deux heures, les connaissances du politicien, du technicien, du religieux et des gens ont la même valeur alors que dans un processus commun, ce serait la connaissance du technicien qui prédominerait. Ainsi pendant la réunion, chacun diminue un peu son égo et écoute les autres connaissances qui peuvent apporter au projet »18. La méthode a eu un succès lors du PRES qui a reçu la 15 Tironi est une agence de communication au Chili, fondée par Eugenio Tironi, docteur en sociologie. L’agence a notamment travaillé avec Elemental sur les projets de participation à l’échelle urbaine et territoriale. 16 Entretien avec Roberto Reveco, novembre 2014 (cf annexes). 17 Cf. Annexes. 18 Ibid.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


distinction du prix Zumtobel en 2014 dans la catégorie Développement urbain et Initiative. Depuis, elle est réutilisée dans d’autres régions du pays par les sociologues de Tironi, main dans la main avec les architectes d’Elemental.

Une telle méthode nécessite aussi des outils et des moyens adéquats. Un des

premiers outils dans ce type de participation, selon les architectes et les sociologues, est la construction d’un lieu de réunion. C’est ainsi qu’est élaborée la Casa Abierta (« Maison Ouverte »), implantée dans chaque ville où les architectes travaillent, c’est le lieu central de la participation. La Casa Abierta, en plus d’être le lieu de travail des sociologues, des architectes, des politiques, des techniciens qui travaillent sur le projet, est aussi un lieu d’accueil pour les passants. Ouverte en permanence, elle est un lieu où les gens peuvent questionner, s’informer, exprimer leurs plaintes, leurs souhaits ou tout simplement discuter. Enfin, la maison accueille les évènements, de la plus petite réunion aux grandes assemblées. C’est ici par exemple que se déroulent les foros. Construite pour le projet, elle est soit démontée soit transformée lorsque celui-ci prend fin tout en conservant généralement son rôle démocratique et social. La construction de ce type de lieu est essentielle à tout projet de participation et devrait servir d’exemple dès que le projet atteint une échelle suffisamment grande pour que la participation devienne complexe. Un tel lieu libre de signification, disponible et central est par exemple préconisé par Pierre Mahey: « Pour retrouver espoir, il me semble urgent de construire de façon très volontaire, des espaces de délibération, accessibles à tous ceux qui veulent y prendre place. Des lieux d’écoute qui permettent l’expression permanente des ambitions et des aspirations, du mal-être et des souffrances de chacun. Des lieux de co-production où l’on imagine ensemble, des solutions à des problèmes qui sont les nôtres »19.

D’autres moyens de communication sont par ailleurs utilisés par les sociologues et

les architectes : des bulletins d’information mensuels, une page internet, les réseaux sociaux, la télévision, la radio ou bien tout simplement, le moyen le plus efficace certainement, le bouche-à-oreille et la discussion avec les habitants. « Une des premières choses à faire quand on arrive dans un lieu où l’on intervient comme scientifique social, c’est de s’insérer dans la société, voir quelles sont les dynamiques, quels sont les groupes, qui est qui, comprendre les acteurs et les relations qu’il y a entre eux, qui est un peu le « savant » local et qui a le plus d’influence (...) Il faut prendre le temps de discuter avec les gens pour continuer de s’informer.

19 Pierre Mahey, Pour une culture de la participation, Adels, Paris, 2005. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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La Casa Abierta de Illapel (Chili), un lieu de réunion et de rencontre, un outil pour la participation, 2014.

Assemblée générale sur la place de Illapel, 2014.

Exemple d’un foro participatif, Illapel, 2014.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


C’est très important car on génère aussi de la confiance. »20.

A cette échelle, la communication est primordiale surtout lorsque l’information

doit se propager sur tout un territoire. C’est aussi par la communication que passe la bonne entente entre les acteurs. A une échelle aussi grande, il est donc préférable, pour les architectes d’Elemental par exemple, de solliciter des professionnels. Le but de ces derniers (sociologues, psychologues, anthropologues ou agents de communication…), outre s’assurer de la communication et de l’information du projet, consiste pour la plupart du temps à maintenir l’amitié entre tous les acteurs : les politiciens (la municipalité, le gouvernement), les entreprises, les techniciens (architectes, ingénieurs, services techniques de la ville…) et la communauté. L’enjeu est de taille car de cette bonne entente naissent aussi les projets : obtention des subventions, modification de lois, de PLU, réalisation de certains détails constructifs… et c’est aussi le côté le plus ardu de la démarche; essayer de contenter tout le monde tout en restant politiquement neutre à un stade où tout, quasiment, n’est que politique. Pourtant, comme nous l’avons vu lors des prises illégales de terrains, l’insertion des politiques a parfois fait chavirer bien des projets. Lorsque l’on parle de participation, il n’empêche que celle-ci est inévitable car politique et participation sont deux notions qui se soutiennent réciproquement.

A l’échelle d’une ville ou d’un territoire, voici donc une méthodologie d’élaboration

du projet par le processus de participation qu’utilisent les architectes d’Elemental. Cette méthode sert par la suite à définir la liste des nécessités de la communauté qui seront transformées en projets suivant la réalité de ce qui peut se faire. Et comme le résume très bien Roberto Reveco, c’est ici que réside une des plus grandes difficultés : « En fait, là où le travail est le plus difficile et là où l’on observe la plus grande distance, c’est lorsque l’on étudie ce que rêve la population et ce que la réalité peut leur offrir réellement »21. Ces projets peuvent aussi bien concerner des édifices publics que des projets de logement. Vient alors une seconde échelle, plus proche de la sphère intime où la participation se manipule avec d’autres précautions. Dans cette étape les architectes d’Elemental agissent souvent seuls et adoptent d’autres outils et d’autres principes.

Avant cela, il convient sommairement de présenter l’agence ainsi que ses principes de

fonctionnement. Elemental est fondée en 2000 par trois jeunes architectes/ingénieurs tous justes sortis de Harvard : Andrès Iacobelli, Pablo Allard et Alejandro Aravena. Initialement,

20 Entretien avec Roberto Reveco, novembre 2014 (cf annexes). 21 Ibid. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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tout leur travail se focalise sur l’amélioration du logement social chilien et s’effectue sous la forme de recherches et de travaux menés avec les étudiants des universités de Harvard et de la Católica de Santiago. Quatre conditions pragmatiques et réalistes forment les bases de leurs réflexions22 : • Une pensée à l’échelle globale (les projets doivent pouvoir se multiplier). • Tous les projets imaginés doivent être construits pour être testés car inoffensives sur le papier, les idées doivent se confronter à la réalité. • Les contraintes imposées en atelier sont les mêmes que sur le marché réel du logement. • Toutes les recherches doivent être orientées dans le but de se poser la bonne question.

Plus tard, l’agence est dirigée par quatre architectes, Alejandro Aravena, Gonzalo

Arteaga, Juan Ignacio Cerda et Victor Oddo. Avec le temps et le nombre de projets à valeur sociale que ceux-ci ont réalisé, elle a développé son propre point de vue sur la participation : « Les projets de logements sociaux sont très concentrés sur le processus de conception de l’habitat, c’est à dire un croisement très intime entre architecture et participation », explique Juan Ignacio Cerda, « la participation, ce n’est ni plus facile, ni plus difficile, c’est légitime (…) Mais ce n’est pas non plus une opportunité, c’est une voie nécessaire dans le processus »23. Les architectes ont ensuite développé, au fil du temps, une méthodologie bien spécifique : « Je crois que la participation des habitants se fait beaucoup plus latente quand il s’agit de formuler la bonne question (…), quand il faut formuler réellement le problème, le charger et le comprendre. ». Les principales lignes de conduite sont donc posées et il aura fallu une multitude d’expériences, bonnes et mauvaises, sur des années et dans des lieux différents, afin de les écrire sur du papier. Mais cela donne quoi dans la pratique ? Revenons donc un peu en arrière, dans les années 2000, au début des travaux de l’agence. Alors que « formuler la bonne question » devient le mot d’ordre de l’entreprise, comment s’y prendre lorsque l’on part à partir de rien?

Comme nous l’avons vu précédemment, l’histoire du logement social suit la trace

de celle des politiques qui se sont succédées au Chili depuis la fin de la dictature. Pour reprendre notre histoire là où nous l’avions laissée (aux années 1990), c’est à partir de 2001 que l’histoire du logement social va prendre un tournant avec la mise en place d’une

22 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. 23 Entretien avec Juan Ignacio Cerda, novembre 2014 (cf. Annexes).

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


nouvelle politique publique, celle du « logement social dynamique et sans endettement » (Vivienda Social Dinámica sin Deuda). Alors que la précédente avait eu des conséquences terribles concernant la ségrégation et l’endettement, les 6000$ de crédit d’hypothèque sont alors transformés en une aide de l’Etat d’environ 7200$, accordée une seule fois dans la vie de chaque famille sous la réserve d’une économie de 300$ de la part de celle-ci. Avec ces 7500$, la famille doit pouvoir acheter son terrain, le viabiliser et y construire sa maison. Dans la majeure partie des cas, cela aussi équivaut à un logement d’une surface moyenne comprise entre 25 et 30 m2, obligeant le propriétaire à agrandir lui-même sa maison : un logement dynamique donc, mais sans endettement. La plupart des maisons construites à cette époque ne sont en aucun cas pensées pour un agrandissement ou des transformations ultérieures. Situées au milieu d’un petit terrain ou aménagées de manière irrévocable, les gens construisent donc où ils peuvent : sur la rue, sur le toit… Les éléments rapportés par l’auto-construction deviennent alors des parasites mettant en danger l’équilibre structurel de l’édifice coupant la ventilation et la lumière naturelle ou produisant une accaparation de l’espace public sans aucune régulation. De plus, les extensions coûtent cher, les espaces libres restant n’étant en aucun cas adaptés aux standards de la construction.

C’est ainsi que de nouveaux défis se dessinent pour les architectes d’Elemental qui,

partant de rien mais prêts à tout, étaient venus s’informer de l’état actuel de la question du logement social auprès du Ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme, lequel leur a fait part cette année-là, du besoin urgent de mettre en place des stratégies et des typologies en corrélation avec la politique du « logement social dynamique sans endettement ».

Politique précédente

Politique du «logement social dynamique sans endettement»

dettes 6000 $ aides de l’Etat 3500$ économies 500$ 1 maison pour 10 000 $

AutoConstruction ?$

aides de l’Etat 7250$

économies 250$ 1 maison pour 7 500 $

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy Ă Iquique , Chili.


◀ Maquettes des habitants pour la typologie de Renca.

2- DE LA PARTICIPATION HABITANTE AU DESIGN PARTICIPATIF : MISE EN FORME DE L’IMPLICATION DES HABITANTS.

Nous avons vu que de l’histoire, peuvent naître des culture participatives spécifiques.

Migrations, explosion de la démographie des villes, mouvements réfractaires : l’histoire trace son sillage à travers la politique et les faits de société tandis que participation se cultive à ses côtés. Si les chemins se poursuivent dans nos sociétés actuelles, la participation, elle, s’adapte toujours. Des méthodes naissent puis disparaissent, se contredisent puis sont remplacées par d’autres, toujours est-il que chaque échelle mérite sa manière de faire : « Depuis ce lieu le plus intime qu’est la maison, la participation s’extériorise »24. Jusqu’à la ville et jusqu’au territoire. Mais c’est bel et bien dans la sphère privée, celle du logement, que l’implication est la plus forte. Gardant dans certains pays comme le Chili, une étroite relation avec le logement social, la participation, tout comme ce dernier, s’organise alors progressivement.

La dernière loi concernant le logement social posait un ultimatum : 7500$ pour

acheter un terrain, le viabiliser et construire la maison tout en pensant que celle-ci sera amenée à évoluer. Des solutions apparaissent mais se révèlent vite inadéquates. En effet, lorsque l’on parle de construction, les lois, les méthodes, les concepts, se retrouvent vite limités quand vient la question de la forme. Et dans ce milieu, tout prend forme. Les édifices auto-construits dans les campements, les favelas, les bidons-villes, etc… sont ainsi des formes que prend la pauvreté de certaines populations dans l’incapacité d’accéder à un logement par voie « légale ». Et pourtant, l’auto-construction révèle aussi la capacité de forces individuelles pour occuper un espace vide avec peu de ressources puis à le gérer : si le problème est tourné à l’envers, il devient solution. Mais le problème de l’auto-construction dans les campements est qu’elle n’est pas « organisée », il s’agit seulement de la somme d’actions individuelles qui ne garantit en aucun cas le bon fonctionnement du collectif. L’auto-construction doit avoir un cadre et être anticipée et seulement alors, elle pourra être une solution possible à l’équation que pose la nouvelle loi du logement social au Chili.

Quand les architectes d’Elemental ont compris que l’architecture pouvait être le

cadre de cette auto-construction, l’implication des habitants a pris forme et une typologie est née. Le processus est réciproque : si la participation est une méthode à l’écoute des habitants pour élaborer le projet, seule une implication totale de leur part pourra le rendre

24 Entretien avec Roberto Reveco, novembre 2014 (cf annexes). Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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réel. C’est à ce moment que le terme « design participatif » prend toute sa valeur.

Afin de poursuivre notre réflexion et avant d’étudier de plus près la solution

que propose Elemental, il peut être intéressant de la contextualiser au sein de l’univers architectural dont elle fait désormais partie. Le « design participatif » est une notion qui touche à la fois à l’utopie et à la réalité. Il a fait l’objet de nombreuses théories auprès des architectes comme Yona Friedman ou Nikolaas Habraken, c’est ce que nous verrons dans une première partie. Puis il a aussi pris forme dans la réalité de ces 50 dernières années. De la France au Pérou en passant par le Venezuela, nous étudierons en seconde partie, quelques-uns des projets fondamentaux du « design participatif », qu’ils soient volontaires ou spontanés. Nous pourrons alors comprendre toute l’importance et la nouveauté que représente la Quinta Monroy, premier projet de « design participatif » construit par Elemental à Iquique, au nord du Chili. Les prémices du « design participatif », sujet d’utopies et de théorisations. « Si je peux garder cette image de foule, disons que je pourrais mettre en parallèle l’architecture d’aujourd’hui avec une parade militaire, c’est-à-dire une foule organisée suivant la pensée d’un chef et l’architecture que je préconise avec la foule spontanée d’une fête. » Yona Friedman, L’architecture mobile, 1963.

On pourrait dire que le « design participatif » trouve ses premières réflexions dans

le travail de Yona Friedman, architecte français diplômé en 1948. A partir des années 1950, ce dernier va concentrer une grande partie de son travail à redéfinir l’architecture dans son rôle pour le monde de demain ainsi que la place des différents acteurs qui contribuent à l’édification des villes. Dès le début de sa carrière, Friedman remarque un « court-circuit » dans la communication entre architectes et usagers. Alors que les architectes sont formés à construire des édifices pour un « homme moyen » qui n’existe pas, l’individu réel, c’est à dire spécifique et avec des attentes uniques, est quant à lui, incapable d’exprimer correctement ses désirs à l’architecte : « Puisque l’utilisateur réel n’est pas un homme moyen, comment arriver à satisfaire un seul utilisateur réel en essayant de lui appliquer des solutions approximatives faites pour des hommes « moyens » qui n’existent pas ? »25. En parallèle des

25 Yona Friedman, L’architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants, Casterman-Poche, Paris, 1970.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


théories de son époque, lancées dès les années 1930 avec la Charte d’Athènes, Friedman s’intéresse donc à « l’habitat variable » et à « l’urbanisme indéterminé » au travers de sa réflexion générale sur l’architecture mobile. La première édition de « L’architecture mobile » est publiée en 1958, année même où il fonde les GEAM (Groupe d’Etude d’Architecture Mobile), essayant de rallier de jeunes architectes à ses idées.

Le point de départ de Friedman est la ville. En effet, la ville s’envisage de deux

manières différentes : l’environnement bâti et la société urbaine. Cette dernière est en perpétuel changement du point de vue psychologique (modes, tendances, distractions), biologique (habitudes physiques, nouveaux besoins…) et technique (rythme de production, consommation, communications…). Le cadre bâti, lui reste intangible et identique. C’est la société urbaine qui s’adapte aux bâtiments alors que ce devrait être le contraire : « Ces objets (constructions) deviennent des obstacles pour les transformations continues ou périodiques parce qu’eux-mêmes et leurs dispositions ne changent pas au même rythme que les transformations sociales »26. Comment faire alors pour que les bâtiments ne soient plus des « obstacles » ? C’est sur la convertibilité des constructions, par la mobilité et la flexibilité, que tout l’enjeu repose : « Ce ne sont pas les rues, les bâtiments et les monuments qui ont donné son caractère à la ville. Le seul effet de ces éléments est d’accélérer ou de ralentir le développement de la population, mais non pas de transformer le caractère donné à la ville par ses habitants. »27 et avant de poser les bases de toute théorie sur la ville nouvelle, il convient de ne jamais perdre de vue les évolutions des modes d’habiter.

A l’époque de Friedman, celle de l’après-guerre, les villes sont en pleine mutation non

seulement à cause de la reconstruction mais aussi à cause de la croissance démographique importante qu’a connue cette période. De plus, la société se transforme : accès progressif au confort, diminution du temps de travail et augmentation de celui accordé aux loisirs. Le temps du loisir étant, pour Friedman, un argument crucial quant à l’évolution générale d’une ville. En 1958, l’architecte posait donc les bases de « l’urbanisme mobile » : • Les nouvelles constructions (ou « abris individuels ») doivent reposer le moins possible sur le sol (pour un réemploi plus facile du terrain), elles doivent être démontables, déplaçables et flexibles dans l’usage. • Les points de fondation des structures qui accueillent ces abris, appelées « infrastructures »,

26 Ibid. 27 Ibid. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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contiennent aussi les divers réseaux (eau, électricité…) et se doivent d’être éloignés le plus possible, suivant les capacités de la technique. • La ville appartient aux piétons et les voitures (communications interurbaines) circulent en-dessous. • Les « abris publics » se doivent également d’être convertibles.

Après avoir exposé les bases de sa théorie, Friedman développe ensuite les

possibilités techniques. L’infrastructure spatiale (celle qui se développe sur trois plans), en comparaison avec l’infrastructure linéaire (comme celle d’une rue où s’alignent les maisons) et l’infrastructure planaire (comme celle d’une ville ou d’un quartier) est la plus efficace car elle permet d’accueillir le plus d’individus (les villes construites en hauteur comme New-York ou Shanghai se rapprochent de cette structure). Cette infrastructure reste le seul élément neutre et inchangeable de la ville mobile et son dimensionnement doit être tel qu’il permet d’accueillir le plus de cellules autonomes, c’est-à-dire standardisé. Par ailleurs, l’infrastructure comporte les réseaux « invisibles » (eau, électricité, déchets…) et ceux « visibles » (transports, rues…) tandis que les piliers supportent les voies verticales de communication (escaliers, ascenseurs…). Les cellules quant à elles, se doivent de respecter un gabarit identique (orthogonal et de mesures précises) afin de s’adapter aux vides de l’infrastructure. Après, c’est à l’architecte de jouer son rôle en proposant les solutions possibles aux habitants.

Les plans devront s’établir sous forme de « mapping », c’est-à-dire de simples schémas,

facilement déchiffrables par l’habitant qui établissent les relations entre les différents usages de la maison. Friedman pousse même l’idée jusqu’à établir des « catalogues » de pièces regroupant tous les choix possibles. Autre tâche qui incombe à l’architecte, celle « d’avertir chaque utilisateur individuel des conséquences de son acte de choix pour le groupe et d’avertir le groupe des conséquences entraînées pour chaque acte de choix individuel »28, faisant de lui un véritable médiateur. Suite à un approfondissement de cette nouvelle méthode d’exercer, Yona Friedman développera la Flatwriter pour l’exposition universelle d’Osaka en 1969, une sorte de machine à écrire des plans, chaque touche correspondant à une configuration possible entre les usages. Les visiteurs imprimaient ainsi leur propre plan puis, une fois tous les plans rassemblés, ils formaient ce que Friedman appelle « La ville spatiale » qui s’établit selon les principes de l’architecture mobile : « La ville spatiale est le résultat d’un

28 Ibid.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


urbanisme indéterminé autrement dit, elle n’a pas de plan à suivre, à l’exception de celui de l’infrastructure »29.

Voici donc la thèse soutenue par Yona Friedman, une thèse d’une importance

capitale pour l’histoire de l’architecture puisqu’elle est l’une des premières à s’élever contre les principes de la Charte d’Athènes en proclamant le rôle primordial de l’habitant/usager. C’est aussi à travers ses recherches que Friedman abouti pour la première fois et de manière concrète à une démocratisation du langage architectural visant à rétablir la communication difficile entre architectes et habitants. Dans sa conclusion de « L’architecture mobile », l’architecte insiste sur les nouvelles possibilités qui s’offrent aux métiers d’architecte/ urbaniste, il rappelle aussi la nécessité urgente de mettre au point un nouvel enseignement qui apprend aux futurs étudiants à déterminer ce qu’ils savent vraiment et de construire en ce sens au lieu de construire d’après les suppositions versatiles du mode vie de « l’homme moyen » : « L’existence de ces deux mythes (« homme moyen » et « société »), finalement démontre bien la « faiblesse » d’information à propos de l’utilisateur réel, faiblesse qui relève du « grand nombre » de ces utilisateurs. Le seul moyen de pallier cette faiblesse d’information est, je le répète, de laisser la décision qui le concerne à l’utilisateur lui-même, notre tâche consistant à lui préparer la liste des décisions possibles qu’il pourra prendre »30. Même si la théorie de l’architecture mobile est une utopie et comme le précise l’historien et critique d’art Michel Ragon, « si l’utopie est désaliénante dans l’imaginaire, elle devient oppressive dans la pratique »31, on ne peut s’empêcher de faire l’analogie avec les problématiques de notre monde actuel. Avec 50 ans d’avance, Yona Friedman préconisait déjà une architecture dont le destin aujourd’hui, est encore hésitant.

Parmi les contemporains de Friedman, on retrouve aussi Nikolaas Habraken,

architecte hollandais également adepte de la superstructure ou « support », qui accueillerait les « unités détachables ». Néanmoins, ce dernier diffère sur la neutralité de la structure : « un « support » ne doit pas être neutre mais provoquant, suggestif, créateur ». Par ses écrits et son travail au sein du groupe de travail SAR, Habraken a apporté bon nombre de réflexions et de propositions pour le développement de l’habitat évolutif. On retrouve aussi l’anthropologue et architecte Christopher Alexander qui avec ses « patterns » (modèles) s’engage dans l’élaboration d’un nouveau langage architectural à partir des années 1960 .

29 Ibid. 30 Ibid. 31 Michel Ragon, L’Architecte, le Prince et la Démocratie : vers une démocratisation de l’architecture ?, Albin Michel, Paris, 1977. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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L’architecture mobile selon Yona Friedman, dessin, 1956.

Les touches de la Flatwriter, Yona Friedman, 1967.

Patterns, Chritopher Alexander, 1977.

Cellule-Pirate J.L Chanéac et Marcel Lachat, Genève, 1970.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Il propose ainsi une sorte de catalogue regroupant des centaines de schémas qui s’appuient sur ces « modèles »32. Au-delà de nouvelles théories destinées à établir l’habitat de demain, c’est avant tout la recherche de nouveaux processus de conception qui intéresse Alexander.

Le travail de tous ces théoriciens reçoit évidemment beaucoup de critiques. Pour

ou contre ce retour au vernaculaire, à tant de liberté laissée à l’habitant, à l’abandon des principes mêmes qui font de l’architecture, le premier des arts ? De plus, ces notions de superstructure, d’infrastructure ou de « système portant » façonnent bien souvent une ville mécanisée qui se différencie peu de celles qu’elles critiquent.

En parallèle, ces théories ont l’intérêt de susciter les imaginaires. C’est ainsi que

des architectes comme Chanéac, le groupe Archigram ou encore le peintre Constant vont marquer les années 1960-1970 et faire de cette période, un tournant décisif pour la réflexion sur la mutation des villes et un passage obligatoire pour l’histoire de l’architecture. D’abord au travers de leurs idées puis de leurs dessins et enfin des prototypes que certains réaliseront33, le travail de ces artistes est une charnière, entre utopie et réalité, pour la notion de « design participatif ». Du papier à la réalité : expériences volontaires et spontanées.

Suite aux premiers travaux encore expérimentaux des architectes comme Chanéac

ou Peter Cook, le thème de la flexibilité et de l’évolutivité dans le logement va peu à peu se concrétiser au fil des expériences et des inventions.

En France, les frères Arsène-Henry avec Bernard Schoeller sont les premiers

à concevoir puis à construire un immeuble de logement sociaux basé sur le concept de participation. En 1969, l’office HLM de Montereau donne son feu vert pour la construction d’un immeuble expérimental dans la ZUP de Montereau-Surville. Le plan est simple : l’immeuble se compose de 9 étages à plan carré avec une terrasse accessible sur le toit. Chaque étage est constitué de 4 plateaux identiques de 83 m2 qui s’enroulent autour d’un noyau fonctionnel composé de l’ascenseur, d’un escalier, d’un vide-ordure, des gaines et colonnes de fluides. Un corridor sert d’isolation acoustique entre ce noyau et les plateaux. Ces derniers sont totalement libérés à l’exception d’un bloc regroupant la gaine technique et le système de ventilation. La surface de chaque plateau est conçue selon une trame 32 Christopher Alexander, Sara Ishikawa, A Patern language : Towns, buildings, construction, Center for environmental Structure, Berkeley, 1977. 33 Chanéac, Cellules, 1958-1975 Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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de 0.90 mètres afin de donner le cadre le plus flexible possible pour l’intervention des habitants. Pour chaque appartement, seuls la porte d’entrée et le noyau technique sont disposés d’office par les architectes, ce qui constitue le seul frein à la flexibilité totale. Les façades quant à elles, sont conçues suivant le choix des habitants qui combinent 5 éléments types : éléments plein fixe, élément vitré fixe, porte-fenêtre, fenêtre fixe et fenêtre ouvrante tandisqu’un garde-corps de béton blanc conçu par les architectes s’enroule autour de la façade et unifie l’immeuble. Au total, ce sont 37 appartements qui sont créés puis laissés entre les mains des futurs occupants34.

Il est intéressant ici, de voir la posture que les architectes ont adoptée avec les

habitants. Ils ont commencé par élaborer quelques plans significatifs avant de les remettre sur plaquette aux futurs occupants. Bien sûr, aucune de ces 11 propositions ne sera reprise totalement. Les futurs plans sont élaborés en séances de travail regroupant les architectes, un sociologue-observateur et les locataires. Au final, tous les logements se différencient les uns des autres. Lors des séances de travail, les architectes ont opté pour la méthode « semidirective », qui consiste à épauler les habitants dans leur choix, à faire le point sur les avis qui se contredisent et tout simplement à maintenir le cap. Dès les premières séances qui consistaient à établir le programme jusqu’à la dernière où les architectes ont finalisé les détails de conception, une amitié s’est formée avec les habitants comme un médecin pourrait le faire avec ses patients réguliers.

Le retour de l’expérience (qui continue de s’enrichir avec le temps) a montré que

pendant les deux premières années qui ont suivi l’emménagement, l’immeuble est un succès : le toit terrasse accueille les fêtes, les relations de voisinage sont en bons termes et les espaces laissés vacants sont peu à peu appropriés par les habitants. Cette ambiance générale de prospérité retombe peu à peu avec les premières dégradations et la fermeture du local commun cinq ans après le début de l’occupation des lieux. De plus, le temps passant montrait que les coûts de gestion lors du passage à de nouveaux locataires afin de rétablir les logements selon les plans types initiaux s’avéraient plutôt élevés. Entre 1975 et 1977, soit environ six ans après la livraison de l’immeuble, l’office HLM décide donc de maintenir l’agencement « personnalisé » des plans, faisant de ces habitats évolutifs, des habitats définitifs. L’expérience de Montereau devenait ainsi le cadre parfait pour étudier la viabilité et l’adaptation de ce type de logement dans le temps.

L’expérience de Montereau nous montre donc qu’indépendamment de toute volonté

34 Manuel Periáñez, L’habitat évolutif : du mythe aux réalités (1993-2013), Collection Recherches n°44, 1993.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


L’immeuble des frères ArsèneHenry, Montereau, 1969-1971.

Plan de base

Plans élaborés par les architectes (en haut). Plans élaborés par quelques habitants (en bas). Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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d’être le plus « original », architecturalement parlant, c’est d’abord son adaptabilité à la famille et à ses besoins qui contribue en bonne partie au succès des logements. Les familles, contrairement à de nombreux architectes de l’époque (et d’aujourd’hui encore), adaptent les espaces en fonction de leur quotidien et de leurs habitudes avant de penser à une quelconque originalité spatiale. Celle-ci viendra naturellement et avec le temps…

Il arrive parfois que des facteurs sociaux-culturels s’associent à des projets conçus

de manière « classique » et les transforment en de véritables prototypes « involontaires » pour le « design participatif ».

Ainsi, une toute autre aventure attendait la cité ouvrière de Pessac conçue par Le

Corbusier dans les années 1920 sur la demande du riche industriel Henri Frugès. Le Corbusier se saisit de l’occasion pour y appliquer tous les principes de l’architecture moderne : béton armé, toit terrasse, fenêtres en bandeau, pilotis, volumes épurés… sans se soucier de l’avis des futurs occupants ni de la culture locale. Ainsi les nouvelles maisons, avec leur forme inédite, subissent aussitôt les railleries de la population bordelaise. Le quartier est même surnommé « Le Rigolarium », ou la « cité du Maroc » par les populations voisines. Face aux difficultés techniques et à l’hostilité de certains habitants, 51 maisons sont finalement construites sur les 127 que comptait le projet et il faudra attendre 1929 pour les premières occupations. Quarante ans après, le quartier est dénaturé par les interventions sans scrupule des propriétaires. En effet, face aux moqueries, les habitants ne souhaitent que retourner à un habitat « normal ». C’est dans cette volonté qu’ils vont refermer les patios, ajouter des toitures à deux pentes, raccourcir les fenêtres et les encadrer de volets, effacer les couleurs, combler les vides entre les pilotis en y insérant leur propre agrandissement... Ajouté à cela, le quartier se délabre vite face au manque d’entretien des maisons. Ces interventions, en rupture totale avec les intentions du projet, n’étaient certainement pas prévues par l’architecte et donnèrent lieu à des habitations tout à fait inédites. Des années plus tard, la situation est devenue paradoxale car le quartier a été inscrit dans une zone de Protection du Patrimoine Architectural Urbain et Paysagé (PPAUP) et a fait l’objet d’une restauration afin qu’il retrouve son caractère d’origine. Ce qui est encore plus déroutant, c’est qu’une petite partie seulement des rénovations a été prise en charge par les pouvoir publics, le reste l’étant par les nouveaux propriétaires passionnés d’architecture et de patrimoine.

La cité Frugès est une des premières expériences révélant la capacité des habitants

à remettre en cause des principes architecturaux pourtant révolutionnaires. Mais les habitudes, mêlées aux idéaux de la pensée commune l’emportent souvent. Néanmoins, il ne faut pas considérer cette expérience comme un échec, loin de là. Pessac a été le révélateur 44

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


La cité ouvière après sa livraison, 1925.

Une maison, avant et après l’intervention des habitants, 1927 - 1933.

Le quartier a adopté un autre visage, 1933.

Aspect actuel : retour aux sources. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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des besoins de ses habitants qui ont pu s’exprimer que ce soit par la modification des plans intérieurs que par celle de l’organisation extérieure. « Considérer Pessac comme un échec reviendrait à affirmer que certains besoins de l’habitant n’ont pas été satisfaits. Or, Pessac semble, au contraire, avoir joué le rôle de révélateur de ces besoins, précisément dans la mesure où il a permis aux habitants de les satisfaire. »35 L’architecture de Le Corbusier a été suffisamment souple pour s’adapter aux aménagements des habitants et peu de maisons ont vu leur structure de base se modifier. Cela entraine d’ailleurs quelques réflexions : l’architecture moderne pourrait-elle se rapprocher de ce support « suggestif et créateur » proposé par Habraken ? Toujours est-il que dans la cité Frugès, les habitants y ont vivement habité…

A l’autre bout du monde et pendant que les habitants de Pessac « rectifiaient » leur

maison, une autre expérience tout à fait fondamentale pour l’histoire du logement social allait connaître un destin similaire, mais un destin voulu.

Au milieu des années 1960, le gouvernement péruvien réalisa une série de

consultations afin de réduire l’expansion des campements informels aux abords de Lima. Avec l’aide des Nations-Unies, un concours international, PREVI LIMA, est organisé sur la base de critères établis par l’architecte Peter Lang36 : haute densité, hauteur basse, faible coût, possibilité d’extension (« vivienda progresiva ») et résistance sismique. En 1966, 13 architectes péruviens et 13 architectes internationaux proposent leurs projets. Parmi ces derniers : Charles Correa, Candilis/Josic/Woods, Christopher Alexander, Aldo Van Eyck, Fumihiko Maki… En 1969, la délibération retenait seulement 3 projets pour chaque groupe37 puis le concours changea ses objectifs : au lieu d’un quartier de 1500 unités construites à partir des projets gagnants, le jury décida de construire les 26 propositions formant un total de 467 maisons38. Le résultat, 30 ans après sa finalisation, est à la hauteur des attentes. La présence de typologies variées a produit une sorte de trame irrégulière riche en situations urbaines différentes. Cette trame a été complétée par les interventions des habitants qui la dotent d’une complexité programmatique découlant directement de leurs

35 Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier : étude socio-architecturale, 1929-1985, Dunod, Paris, 1985. 36 Architecte anglais mandaté par l’ONU et le gouvernement péruvien afin de définir le cadre politique du logement social puis du concours. Ses recherches ont mené à la réalisation de 4 projets pilotes, chacun mettant en scène un des critères mentionnés. 37 Parmi les architectes internationaux, Kikutake-Kurokawa-Maki, Atelier 5 et Herbert Ohl ont été les projets retenus. 38 Fernando Garcia-Huldobro, Diego Torres, Nicolás Tugas, PREVI Lima y la experiencia del tiempo, Revista Iberoamericana de Urbanismo n°3, 2010.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Photo aérienne du quartier PRIMA après construction, Lima, Pérou, 1976.

Projet de Atelier 5, 1978 et 2003.

Projet de James Stirling, 1978 et 2003. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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besoins. Aujourd’hui le quartier est consolidé et parfaitement intégré à la ville.

A travers ces trois cas, nous avons déjà exploré trois « types » d’expériences,

toutes réalisées à la même période : celle d’un des premiers immeubles « flexibles », puis celle de deux quartiers, l’un involontairement « progressif » et l’autre dont la progression constitue l’un des critères de base. En toute logique, nous pourrions donc nous intéresser à un cas d’immeuble dont la conception donnerait lieu à une progression « involontaire ». Or il se trouve que cet immeuble, ou plutôt cette tour existe dans le centre de Caracas, au Venezuela. Le projet est d’ailleurs unique au monde et nous montre une adaptation et une appropriation impressionnantes de la part de ses occupants. La Torre David qui porte aussi le nom de « Vertical Slum », est à la base une tour de bureaux de 45 étages. Sa construction s’arrête lors de la mort du promoteur en 1993 puis se paralyse avec l’effondrement économique du pays en 1994. Offrant un véritable abri aux populations les plus démunies dans le centre de la ville, ce ne sont pas moins de 750 familles, soit environ 3500 personnes qui vont s’y installer, chacun s’appropriant un espace de vie entre les dalles et les poteaux. Les gens commencent par disposer de simples rideaux, certains construisent des murs et d’autres s’installent où ils peuvent. Une grande partie de la tour est encore inachevée : pas d’ascenseurs, pas d’escaliers, pas d’eau ni d’électricité, ni de fenêtres à certains étages. La population elle, s’accommode. Des solutions sont mises en place pour filtrer la lumière, organiser les transparences et s’isoler des voisins tandis que les murs se recouvrent peu à peu de papier peint. Des petits commerces ouvrent : coiffeur, dentiste, salon de beauté, épicerie… La tour dispose même d’une église, d’un terrain de sport et d’une salle de musculation et les taxis se chargent du rôle des ascenseurs. Les habitants ont aussi recréé des places publiques et des lieux de rencontre tandis que la façade s’anime par les rideaux de couleurs, par les murs en briques ou en parpaings rajoutés pour se protéger du vide et de la lumière. Ainsi, les cases se remplissent, moyennant un loyer de 170 bolivianos39, jusqu’au 28ème étage.

Bien sûr, il ne faut pas non plus voir dans la Torre David un modèle entièrement

positif : elle n’est seulement qu’une solution d’urgence face à la pauvreté et à la ségrégation d’un pays40. L’environnement reste hostile : trous, absence de garde-corps, chute de matériaux…, à cela il faut ajouter le manque de lumière naturelle et de ventilation pour de nombreux habitants. Bien qu’elle mixe toutes les classes de population (banquiers, 39 Soit environ 15 euros sur le marché noir. 40 A Caracas, environ 70% de la population vit dans les favelas ou slums aux abords de la ville. Source : Iwan Baan, Ingenious homes in unexpected spaces, TED Talk, 16min 58s, 2013.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


La Torre David, une façade de Caracas, 2012.

Les ascenseurs sont les rampes de parking, le hall est devenu terrain de football.

L’épicerie de la Torre David.

Sur les murs, les journaux remplacent le papier peint.

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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étudiants, avocats, petits commerçants…), la tour n’est pas non plus un modèle de justice : « Un appartement de 55 m² dans le noyau de la tour est occupé par onze personnes. Dans le même temps, une mère et ses deux enfants ont un appartement de 110 m². », explique Mathieu Quilici pour le Courrier de l’Architecte41. Par ailleurs, comme dans tout rassemblement, une communauté s’est organisée : chaque étage dispose d’un « coordinateur » et le chef n’est autre que le pasteur de l’église située au premier étage. La tour s’est progressivement raccordée aux réseaux de la ville rendant la situation plus viable et certains appartements se revendant même beaucoup plus chers que ce qu’ils coûtaient au départ. La Torre David est une réponse des habitants pour survivre à un pays dans la plus grande crise. L’abandon de la tour leur laissait une chance de s’installer en ville et les gens ont bien su la saisir. Bien que relativement rudimentaires, les conditions de vie y sont largement meilleures que dans les favelas et les habitants arrivent même à tirer profit de leurs habitations, à tel point que ce phénomène de squat se répand dans toute la capitale42. Pour sa part, la tour est devenue un symbole et fait l’objet de nombreuses études et reportages. Elle a même reçu le Lion d’Or de la Biennale de Venise en 201243. Mais son futur est aujourd’hui menacé par la reprise de sa construction suivant les plans d’origine et entrainant de ce fait, l’expulsion des familles et leur retour à la case départ. En même temps qu’elle pose des questions sur l’urbanisme de demain, la tour y apporte une solution : « Pourquoi la plupart des pauvres, dans des pays comme le Venezuela sont forcés de vivre à la périphérie des villes alors qu’il y a des tours de bureaux vides dans le centre ? »44. Cette question est désormais ancrée dans le contexte actuel des grandes villes et les refléxions qu’elle propose nourrissent indéniablement notre propre étude.

La première expérience que nous avons vue, celle des frères Arsène-Henry, proposait

la haute densité mais l’immeuble a vite dû faire face aux dégradations. La seconde, celle de Pessac, nous démontre qu’une architecture souple peut accueillir bien des interventions mais constitue un semi-échec dans la mesure où le projet n’a pas fait force. Celle du PREVI LIMA au Pérou est certainement la plus complète par la mise au point des concepts de logement progressif et d’un quartier haute densité/faible hauteur mais se retrouve, à l’époque, loin du centre-ville. Enfin, la Torre David à Caracas nous démontre comment les

41 L’étudiant à l’école Spéciale d’Architecture a participé aux recherches menées par Urban Think Tank. 42 Environ 250 édifices seraient occupés de la même manière. Source : Jean-Philippe Hugron, Torre David : carcasse à Caracas, Le Courrier de l’Architecte, 26 octobre 2012. 43 Urban Think Tank, Justin McGuirk et Iwan Ban, Torre David/Gran Horizonte, 2012. 44 Justin MacGuirk, Biennale de Venise, 2012.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


gens s’adaptent rapidement aux vides ainsi que les bienfaits de se rapprocher du centreville puis de tirer profit du logement qu’ils ont construit. Cependant, l’édifice est insalubre, dangereux et n’est pas un système équitable. La Quinta Monroy est un condensé de toutes ces expériences, conçue à partir de leurs points forts et qui tire toute sa nouveauté dans la résolution de leurs points faibles. La Quinta Monroy à Iquique, bilan des expériences passées et nouvelle voie pour le futur.

Après avoir étudié les théories, les succcès puis les échecs des expériences passées,

nous pouvons désormais nous intéresser au concept proposé par la Quinta Monroy. Nous connaissons le passé historique du Chili avec la formation d’une culture participative forte. Nous connaissons aussi la situation dans laquelle la politique publique a placé le logement social, nous avons donc toutes les clés pour comprendre la nouveauté du concept proposé par l’équipe d’Elemental au début des années 2000. La Quinta Monroy est à l’origine un campement issu d’une prise de terrain illégale occupé par une centaine de familles à la périphérie d’Iquique45. Avec le temps et l’expansion urbaine, le terrain du campement, situé désormais dans le centre-ville, avait acquis une valeur foncière considérable. Il fallait à tout prix régulariser son statut en dépit des familles qui occupaient le site depuis 30 ans et qui n’étaient en aucun cas, considérées comme propriétaires. Une solution consistait à les évacuer puis à les envoyer dans la nouvelle ville d’Alto Hospicio, située à 16 kilomètres du centre d’Iquique, la proposition fut tout de suite rejetée par les occupants. L’affaire entre l’Etat et les habitants a duré 5 ans et a frôlé l’impasse jusqu’à l’intervention du programme Chile Barrio46 qui proposa de racheter le terrain puis d’y construire un lotissement tout en relogeant les familles présentes et cela, dans le respect du budget formé par les aides de l’Etat accordées à chaque famille. L’agence Elemental, déjà connue pour ses récentes recherches sur le logement social fut sollicitée.

Il fallait à tout prix trouver une solution qui maintienne les familles à proximité

des opportunités du centre-ville et que celles-ci disposent d’une surface habitable décente et confortable. Comme nous l’avons expliqué précédemment : formulé à l’envers, le problème devient solution. Les aides de l’Etat suffisent pour construire une maison de 40 45 Ville au nord du Chili, dans le désert d’Atacama (cf. Annexes). 46 Programme apparu en 1996 dont le but est d’améliorer la qualité de l’habitat dans les campements informels. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Iquique

La Quinta Monroy : un campement informel au cœur du centre-ville d’Iquique.

Le campement avant la construction du projet.

« Au lieu d’une petite maison, pourquoi ne pas considérer ces 40 m2 comme la moitié d’une bonne maison ? »

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


m2 environ. « Au lieu d’une petite maison, pourquoi ne pas considérer ces 40 m2 comme la moitié d’une bonne maison ? ». Mais quelle moitié réaliser ? La réponse est évidente : « celle que la famille ne vas pas réussir à faire par elle-même »47. L’autre moitié, auto-construite, est avant tout une solution économique. Pour l’agence, il convient néanmoins que cette auto-construction soit organisée dans le but de créer et de maintenir un espace public de qualité et d’assurer l’homogénéité du front bâti. L’élaboration de chaque logement doit donc permettre la diversité tout en anticipant les évolutions possibles qui suivraient le sens commun et la loi du « moindre effort ». Une fois les concepts posés, quelle forme donner à l’édifice ?

Depuis plusieurs années déjà, les architectes avaient travaillé avec les étudiants48

sur la conception d’une nouvelle typologie permettant l’intégration de plusieurs critères, nés pour la plupart de la récession économique. Ces critères ont donné la première base de l’orientation formelle : • Une haute densité avec une faible hauteur. • Un logement capable d’accroitre sa surface habitable (le double au moins). • Pas d’entassement pour respecter la qualité urbaine.

La typologie développée est innovante et prend le nom d’« Edifice Parallèle »

(Edificio Paralelo). Premièrement il fut décidé que les aides des familles seraient regroupées afin d’acheter le terrain et de le viabiliser. Le peu qu’il restait servirait à construire les maisons, d’où la nécessité d’une haute densité, permettant l’installation du plus de familles possibles. Les maisons sur parcelles et en bande, bien qu’elles permettent une extension ultérieure, se révèlaient trop coûteuses, obligeant une partie des familles à s’installer ailleurs. Un immeuble collectif a des coûts de gestion élevés qui provoquent la dégradation et ne permet pas l’extension sauf au premier et au dernier niveau. Pourquoi donc ne pas supprimer les niveaux intermédiaires ? Ainsi est né l’« Edifice Parallèle » qui se compose d’une maison en bas et d’un duplex à l’étage. Alternés, les volumes permettent l’extension en profondeur et sur les côtés. Bien que les recherches ne soient pas terminées, c’est cette solution que proposa Elemental pour le projet de la Quinta Monroy.

Le terrain du campement est d’un demi-hectare et les familles vivent alors dans

47 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. 48 Les étudiants sont ceux de la faculté de Harvard et de la Católica de Santiago. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Le concept de l’« Edifice Parallèle ».

Fonctionnement de la typologie.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


des maisons de 30 m2 environ et souvent insalubres. La priorité pour les architectes a été de maintenir les habitants sur le terrain pour qu’ils conservent école et travail tout en préservant les liens sociaux et la solidarité qui sont selon les architectes, de « véritables outils contre la pauvreté ». Pour l’adaptation aux caractéristiques sociales de la communauté, les architectes énoncent aussi des principes supplémentaires à ceux que posait déjà l’« Edifice Parallèle » : • Maintenir la population dans des espaces urbains consolidés, ensemble et sur le même site. • Construire le quartier progressivement, sans détérioration urbaine. • Permettre la sécurité et l’économie des extensions. • Concevoir le tout avec la participation de la communauté. Tout cela avec un budget total de 750 000$ (7500$ par famille selon la loi du « logement social dynamique et sans endettement »).

Les architectes ont ensuite poursuivi leur réflexion, avec les habitants, sur la future

forme des logements, la solution de l’« Edifice Parallèle » étant majoritairement approuvée. De là, les recherches ont débutées afin d’organiser la disposition des 93 maisons. Après avoir longtemps étudié le site, l’équipe décida de le diviser en petits îlots de 9x9 mètres afin de générer le moins possible de rues et d’économiser sur la viabilisation. Chaque îlot est ensuite divisé en trois parcelles de 3x9 mètres avec au fond, une cour de 3 mètres de profondeur. Les édifices fonctionnent par deux : deux édifices assemblent deux maisons et trois duplex et occupent deux lots. La maison occupe une surface au sol de 36 m2 et peut s’étendre latéralement ou sur le patio et atteindre une surface finale de 81 m2. L’appartement est construit sur deux niveaux au-dessus de la maison et occupe une surface initiale de 18 m2, les habitants disposent donc initialement de 36 m2 qu’ils peuvent doubler en agrandissant sur un côté, soit un potentiel de 72 m2. Chaque habitant dispose des espaces libres à sa guise car à l’intérieur, l’aménagement est minimal : seules la cuisine et la sallede-bain sont installées et bénéficient d’un maximum de lumière et de ventilation. Le reste est laissé vide, par souci d’économie certes, mais aussi de flexibilité. Les extensions se font en deux étapes, la première étape consiste à aménager le vide à l’intérieur de la maison avant de s’étendre à l’extérieur. Les habitants ont pour seules limites les règles qu’ils se sont eux-mêmes fixées en atelier avec les architectes et qui constituent le règlement de la copropriété. Ce règlement était indispensable afin d’éviter les proliférations qui pourraient Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Répartition des îlots et des édifices sur le terrain.

Plan RDC (maison)

Plan R+1 (duplex)

Plan R+2 (duplex)

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


compromettre la bonne entente entre les voisins et la qualité urbaine du quartier.

En effet, le règlement pose sur le papier les limites « morales » mais au vu des

principes de la typologie, cela signifiait aussi que la moitié du quartier serait construit par ses habitants. Afin d’éviter toute détérioration et désordre, il convenait donc de poser des « limites architecturales » aux extensions ou au lieu de parler de « limites », il fallait leur donner un « cadre d’action ». La moitié du logement conçu par les architectes correspond aux nécessités vitales de la famille, soulagées par une construction de qualité (effectuée par des professionnels) : structure porteuse, isolation, eau, électricité, étanchéité… Cette première moitié sert aussi de support pour la future extension, le mur de refend étant calculé pour être solide mais facilement abattable. De même, les dimensions de l’espace vide sont calculées précisément afin de s’adapter aux standards de la construction, par économie des pertes et pour répondre à ce principe du « moindre effort ». Esthétiquement, les première moitiés, laissées en parpaings bruts permettent la régularité et la cohérence du quartier. En ce qui concerne le reste, « faire confiance au hasard tout en le guidant » a été le maître-mot du projet.

Concernant la participation des habitants, celle-ci a été abordée de trois manières

et s’est conduite selon un processus inductif : • Communiquer avant tout les restrictions et les problèmes afin de permettre la plus totale transparence, d’où l’intégration des habitants aux travaux de recherche. • Prendre les décisions ensemble, les habitants ont le devoir de faire les choix. • La participation doit être bidirectionnelle : les architectes aident les habitants dans la conception de leur maison mais ceux-ci s’engagent à en construire une partie. Cette dernière mesure a ainsi permis l’intégration des ressources locales.

Les habitants ont dû faire beaucoup de choix, pas toujours faciles. Choix des voisins,

choix de la dimension des cours, choix entre l’installation d’un ballon d’eau chaude ou son économie pour payer le terrain, entre la réalisation des chambres ou celle du mur de refend permettant une extension plus facile… Et par la suite, tous les choix de sols, couleurs, matériaux ont aussi été à leur charge. Le travail participatif s’est principalement déroulé sous la forme d’ateliers. Après avoir démantelé leur propre maison, les habitants se sont installés dans un campement provisoire où ils ont commencé à aborder une étape essentielle du processus : celle du changement de statut social. En effet, en passant du stade d’occupants d’un campement illégal à celui de copropriétaires, ils se devaient de modifier Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Ateliers de façades, d’extensions et visites sur le chantier attendent les futurs propriétaires.

Remise des maisons en décembre 2004.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


quelque peu leurs habitudes, surtout celles concernant la préservation de l’espace public.

Avec les habitants, les architectes ont imaginé une série de travaux allant de la

familiarisation avec les espaces jusqu’à la conception des façades. De leur côté les habitants ont pris le temps de leur raconter l’histoire de leur communauté, les liens sociaux qui la dynamisaient, les ententes, les conflits… Le premier atelier s’est déroulé à l’air libre et a eu pour objectif l’explication du projet aux habitants, la prise en compte des doutes et une mise au point sur les nombreuses rumeurs qui avaient circulé. L’objectif principal étant de rétablir la confiance. Les habitants ont dû se diviser par groupe pour faciliter le processus et au bout de deux mois, chacun avait choisi sa parcelle et ses voisins. De nombreuses visites sur le site ont eu lieu pour se rendre compte de l’avancée des travaux et ensuite le thème des extensions est apparu. L’objectif étant de faire savoir aux habitants les limites dans lesquelles ils pouvaient opérer mais aussi de les informer sur la responsabilité qu’ils avaient concernant la plus-value de leur maison et tout le profit qu’ils pourraient en tirer. Les façades ont fait l’objet d’un atelier surtout auprès des habitants des édifices du front urbain car c’est eux, finalement, qui avaient la responsabilité de l’aspect visuel du projet. Enfin, le dernier atelier (huit mois avant la remise des maisons) avait pour thème le fonctionnement et la gestion des espaces publics.

La construction du projet, commencée en janvier 2003, s’est achevée fin 2004. Les

nouveaux propriétaires ont commencé à occuper les lieux à partir de décembre de cette même année, mettant aussitôt en marche le processus de métamorphose du quartier sous le regard soucieux des politiques et des architectes, tout aussi impatients de voir si la typologie de l’« Edifice Parallèle » apporterait non seulement des solutions à la misère des campements illégaux mais aussi aux problèmes posés par toute une génération de professionnels, au cours de l’histoire du « design participatif ».

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy Ă Iquique , Chili.


◀ La Quinta Monroy, 2006.

3- UN CONCEPT ARCHITECTURAL FAIT DE QUOTIDIEN ET D’UNIVERSEL.

L’aspect des édifices livrés par Elemental est tout d’abord austère. Entièrement

construits en parpaings et en béton, la brutalité des constructions marque le paysage doucement orangé des montagnes du désert. Mais de la première apparence, il n’en est rien : l’efficacité de ces typologies ne se révèle pas dans l’instant mais avec le temps qui passe. L’accompagnement et la socialisation avec les nouveaux espaces, loin d’être achevés, se sont donc poursuivi une fois les maisons reçues. Pendant 5 jours, les architectes ont ainsi proposé leur aide pour l’aménagement des maisons de ceux qui le demandaient. Beaucoup des habitants ont immédiatement commencé le processus d’agrandissement, épaulés par les architectes qui leur proposaient des aménagements intérieurs ou la conservation d’espaces extérieurs… Les premiers travaux réalisés serviraient d’exemples par la suite, à toute la communauté. Comme le précise Juan Ignacio Cerda : « Nous sommes des architectes qui rendons une structure, une plate-forme de support pour que la vie se développe à l’intérieur jusqu’à un point où on ne peut plus décider. Après ce sont eux qui vont mettre en valeur si la décision a été correcte ou incorrecte et c’est ce qui se passe dans la vie à toutes les échelles. »49. Les habitants ont ensuite pris le relais, chacun à son rythme en fonction de ses moyens, de ses besoins aussi. Le quartier a pris de la couleur et les vides se sont comblés peu à peu. Après 18 mois, 64% des logements comptaient plus de 50 m2 de surface habitable et les habitants étaient bien disposés à continuer le travail des architectes jusqu’à l’obtention de la maison « finale »50.

Le temps, les choix, les décisions, ce sont eux finalement qui déterminent le résultat

architectural de la participation. Quant au principe de l’« Edifice Parallèle », il n’est autre que cette formule chère à Lucien Kroll qui consiste à « Structurer le désordre de la vie »51. La typologie ainsi créée apporte finalement bien des solutions car elle se nourrie du quotidien, ce à quoi nous nous intéresserons dans un premier temps mais elle en est aussi la structure grâce à des procédés « universels » que nous étudierons par la suite. Une double personnalité donc, qui trouve tout à fait sa place dans l’architecture contemporaine comme nous le verrons à la fin de cette troisième partie.

49 Entretien avec Juan Ignacio Cerda, novembre 2014 (cf.annexes). 50 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. 51 Patrick Bouchain, Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée, Actes Sud, Arles, 2013. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Un projet fabriqué par les habitudes et les modes de vie.

Pour aborder la suite de notre réflexion, il est maintenant temps pour nous d’utiliser

les verbes au présent. Plus de dix ans se sont écoulés depuis le début de l’aventure de la Quinta Monroy. A quoi ressemble-t-elle aujourd’hui ?

Ce qui frappe l’esprit en arrivant sur les lieux, c’est la quasi invisibilité du projet.

Son intégration dans la ville est telle qu’on ne reconnait pas le quartier aux premiers abords et on le cherche longtemps avant de s’apercevoir qu’il est juste sous nos yeux. Avec plus de concentration, on finit par apercevoir le schéma des pointillés : la succession des duplex alternés avec les constructions hétéroclites des habitants. Le front urbain qui s’offre à nous est à la fois riche et divertissant car chacun y va de sa personnalité. Les parpaings bruts ont été repeints et presque tous les vides ont été comblés à l’aide des matériaux les plus divers. Pour l’ensemble des maisons, si les façades des moitiés déjà construites n’ont pas beaucoup changé (même forme, même répartition des fenêtres, portes…), on observe des détails singuliers sur celles que les habitants ont édifiées. C’est alors que l’on comprend le sens de cette remarque des architectes : « La régularité de l’édifice, en plus de répondre au facteur du coût, était souhaitable parce qu’elle permettrait d’accentuer par contraste l’individualité de chaque logement. ».

Dans la file des maisons, il y en a une qui attire l’attention. Peinte en rouge, on ne

distingue presque plus l’édifice initial de son extension. Les propriétaires ont accordé un soin tout particulier à la décoration de la façade qui pour eux correspond à la condition première de leur maison, plus « urbaine » que les maisons situées à l’intérieur des cours. A l’intérieur de celles-ci, le spectacle est identique et on s’amuse à regarder l’incroyable créativité des gens. Les espaces communs servent au stationnement des véhicules, ce qui ne laisse plus trop de place pour les parties de football imaginées par les architectes mais c’est comme ça, et c’est plus pratique. Dans la cour, une habitante est à sa porte, car ici, la plupart des portes sont ouvertes. Cela fait six ans qu’elle vit ici et elle s’y sent bien. La vie commune avec les voisins se passe bien même si les espaces extérieurs sont petits. Cette habitante n’a pas beaucoup vu les architectes mais elle a pu choisir où elle voulait vivre ; elle a donc choisi une des maisons en rez-de-chausée, plus adaptées aux personnes âgées. A l’intérieur, les murs ont pris une teinte jaune vif. Avant, elle vivait dans une pièce de la taille de sa cuisine, maintenant elle a son salon, sa cuisine, une salle de bain, une grande chambre et même un petit patio à l’arrière pour ses activités extérieures.

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Une autre femme vit avec son mari et ses deux enfants dans un appartement duplex.

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Le quartier avant et après l’intervention des habitants, 2004-2010.

Le front urbain, formé par les maisons à la condition plus « urbaine », 2013.

L’intérieur d’une cour, 2004-2013. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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La famille est installée là depuis le tout début de l’aventure. Dès qu’ils ont eu la maison, ils ont décidé d’aménager aussitôt l’espace vide. Ainsi, deux chambres et une pièce de rangement se sont ajoutées aux pièces initiales. Mais cela ne suffisait pas, la propriétaire voulait agrandir la surface en construisant au-dessus du patio de la maison d’en bas, ce qui ne pouvait se faire au risque d’en empêcher la ventilation et l’éclairage naturel. Mais par chance, le propriétaire d’en bas n’est autre que son père. Après discussion, ce dernier accepte, profitant de l’occasion pour construire sa salle-de-bain dans un patio qui lui servait très peu ! C’est une notion qu’il faut intégrer quand on vit à la Quinta Monroy, le bon fonctionnement du quartier repose avant tout sur les bonnes relations de voisinage…

La plupart des habitants ont aussi modifié les plans intérieurs d’origine. Les escaliers

ont été déplacés, repeints ou remplacés par des « plus beaux ». La cuisine a bougé d’une extrémité à l’autre, tandis que la salle de bain occupe la place de la cuisine. C’est comme un puzzle qui se défait et se refait, perpétuellement mais toujours différent.

Le fait que ce soit l’habitant qui génère la seconde moitié de la maison est d’autant

plus important quand les nouveaux propriétaires sont tous issus d’un campement informel. En effet, beaucoup de familles ont développé un sentiment bien particulier vis-à-vis de leur maison et ont attaché de l’importance à certains éléments : une porte ou une vieille fenêtre par exemple. Les habitants sont passés par de nombreuses épreuves à commencer par le démantèlement des maisons qui a certainement été l’étape la plus douloureuse du projet. De l’informel, ils sont passés au formel dans un campement provisoire construit à partir d’unités d’urgence. Dans ce campement, cette porte ou cette fenêtre est alors devenue un objet qui rassure, le seul lien physique avec une mémoire passée. Le fait de pouvoir réintégrer ces éléments aux nouveaux logements a été essentiel pour le projet et pour remédier au trouble psychologique qu’avait subi la majorité des habitants.

Un autre signe de bonne volonté est que, finalement, peu d’extensions ont été

entièrement réalisées par les habitants eux-mêmes. Beaucoup ont préféré demander les services de professionnels de la construction afin de bénéficier de la meilleure qualité possible. Cela montre combien ils ont pris au sérieux la responsabilité qu’ils avaient visà-vis de la qualité urbaine de leur quartier. Agrandir la maison a aussi été l’occasion d’un élan d’entraide entre les voisins ou les membres de la famille, resserrant les liens entre les habitants d’une même cour.

C’est grâce au travail en atelier que le projet a pu prendre cette direction. Les

ateliers, tout en permettant la démocratisation des décisions, ont aussi formé le cadre d’énonciation des restrictions. En effet, le but étant de ne pas reconstruire un nouveau 64

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Intérieur d’un duplex, 2004-2006.

Intérieur d’une maison, 2004-2006. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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campement, des règles ont dû être établies. Mais ces règles sont simples et entravent peu la liberté des habitants, elles définissent par exemple quels matériaux ou quelles formes sont inappropriés pour les extensions. Ainsi, les porte-à-faux sont fortement déconseillés car ils menacent le maintien général de la structure primaire tandis qu’empiéter sur l’espace commun est prohibé par le règlement de la copropriété. Après la remise des maisons, les architectes ont noté que la quasi-totalité des extensions avait été correctement réalisée suivant les recommandations techniques délivrées en atelier. Pour ceux qui les ont ignorées (trois propriétaires), leur extension leur a valu un procès en justice. Passer de l’illégal au légal, c’est aussi pour les habitants, bénéficier de nouveaux outils législatifs, un droit fondamental impensable lorsque l’on vit dans un bidonville (c’est d’ailleurs ce qui fait de ces lieux, des systèmes oppressifs). Le résultat final selon les architectes, est que moins de 10% des travaux auto-construits n’ont pas suivi le « mouvement naturel » du processus d’extension52. Une autre surprise pour ces derniers est que la plupart des extensions ont vu le jour à travers des matériaux nouveaux. Très peu d’habitants ont réutilisé les matériaux de leur ancienne maison. D’un point de vue social et culturel, une transformation a eu lieu dans l’esprit des familles qui, par la réception de leur nouvelle maison, en ont profité pour repartir à zéro.

Bien sûr, on pourrait voir dans l’attitude des architectes qui ont mené les ateliers de

participation, une attitude de « prise de contrôle » indirecte vis-à-vis du projet. Cependant, comme nous l’avons vu pour les premières expériences de « design participatif », la participation « semi-directive » permet aussi au projet de « faire force » jusqu’à la fin et le plus longtemps possible par la suite : « Ce que nous faisons nous à l’agence, c’est une coconception qui passe par un processus inductif », nous explique Juan Ignacio Cerda, « un processus au cours duquel nous induisons l’opinion avec des propositions. Ainsi, au lieu de respecter ou de ne pas respecter l’opinion des gens, nous générons l’information mais ce sont eux qui décident. De cette manière, des rôles s’accomplissent au sein de ce lieu commun »53. Pour le projet de la Quinta Monroy, leur seule préoccupation a ainsi résidé dans le maintien de la qualité technique de l’ensemble (conservation de la lumière naturelle, de la ventilation et de la solidité structurelle).

Par la suite, beaucoup de sondages ont été effectués par des étudiants ou par l’équipe

d’Elemental elle-même concernant la satisfaction des résidents. Ce sondage traite sur trois

52 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. 53 Entretien avec Juan Ignacio Cerda, novembre 2014 (cf.annexes).

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


points : le quartier, la cour commune et la maison. Concernant le quartier, c’est surtout sa bonne localisation dans la ville qui satisfait les habitants. Ils ont pu conserver leur travail et l’école de leurs enfants. Pour ce qui est des cours communes, elles sont finalement petites et ne fonctionnent pas vraiment. A part les enfants qui jouent, les gens se rassemblent peu car l’espace des cours sert aussi de stationnement. Certaines ont néanmoins été pavées et font l’objet de projets communs entre les voisins. Il est aussi important de souligner les relations entre voisins comme le second facteur négatif d’après les habitants. Même si ces derniers ont pu choisir l’emplacement de leur maison ainsi que leurs voisins, cela est peut-être dû à la contigüité des espaces et à la haute densité voulue. Enfin, concernant les maisons, le principal argument de mécontentement est qu’il y a plus de duplex que de maisons. Ainsi, deux tiers des familles sont contraintes de vivre sans patio extérieur. Le bruit est aussi un facteur négatif (ce qui explique peut-être les relations de voisinage). En revanche, le fait de pouvoir agrandir les espaces de vie et de les aménager comme ils l’entendent tout en bénéficiant de l’air et de la lumière naturels fait sensiblement monter le niveau de satisfaction : « En termes de considérations statistiques, plus de 80% considère sa maison « jolie » ou « très jolie » »54. Aujourd’hui bien sûr, les habitants ont pris leur émancipation et la communauté se gère toute seule. On peut observer quelques petits balcons et des volumes qui ont finalement échappé à la règle et empiètent sur l’espace commun. En été, les abris de jardin sont sortis pour protéger du soleil, les vélos reposent contre les murs des maisons où s’accumulent chaises, tables, pneus, pots de fleurs, linge qui sèche au soleil… Le quartier bénéficie d’une réputation modérée surtout la nuit mais les familles restent en général soudées et continuent d’évoluer avec le quartier. Une forme rendue possible grâce à des techniques universelles. « Une infrastructure est un squelette ou un réseau (de construction, ou de routes, ou de conduites etc…) dans lequel n’importe quelle organisation individuelle (ou groupale) de volumes (ou de surfaces) spécialisés est possible, aussi arbitrairement que soit choisie cette organisation. C’est cette propriété de l’infrastructure que j’appelle sa « neutralité » ». Yona Friedman, L’architecture mobile, 1958. La typologie est la réponse formelle architecturale de la participation. L’insertion d’une 54 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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telle liberté dans les projets nés de la participation est en grande partie possible grâce à l’utilisation de procédés « universels » comme la standardisation ou la préfabrication. La « structure », l’ « infrastructure » ou encore le « support », constituent finalement l’autre moitié de l’édifice et nécessite une attention bien particulière. Yona Friedman prônait leur « neutralité » tandis que Habraken insistait sur leur caractère « suggestif ». Finalement tout le défi pour les architectes réside dans l’élaboration du support de base qui doit trouver un équilibre entre neutralité, afin d’accueillir le plus de propositions possibles et caractère, afin qu’il s’impose continuellement malgré la diversité des interventions. Si l’équilibre n’est pas respecté, le projet prend un tout autre chemin, celui d’un immeuble de logement « autoritaire » ou bien celui de la prolifération anarchique, finalement tout aussi impersonnelle. Le but est que l’intervention des habitants et le projet de l’architecte se combinent sans que jamais l’un ne prenne le contrôle sur l’autre. Le défi n’est pas moindre et bien souvent lorsqu’on étudie la typologie de l’ « Edifice Parallèle », celle-ci nous parait simple, presque entièrement composée de vide et pourtant…

L’équipe a mis plus de deux ans avant de trouver cette solution formelle en réponse

aux problèmes que posait la politique publique du logement social. Du temps, des recherches, des aléas qui apparaissent et qui en entraînent d’autres avec bien souvent à la clé, un retour à la case départ. Mais les efforts ne sont pas vains car une fois la solution trouvée, les extensions elles, n’ont été réalisées qu’en quelques mois. Concernant le support ou plutôt le « cadre » conçu par les architectes avec l’aide des étudiants, il est impressionnant de voir à quel point celui-ci a été conditionné par les restrictions économiques. Tout part de là : le choix de la haute densité, de la faible hauteur et tout simplement celui de laisser un vide béant entre deux constructions. Mais quoi de plus neutre, de plus fort et de plus suggestif que le vide ? Les matériaux, béton et parpaing pour les murs, bois pour les éléments intérieurs (menuiseries, escaliers, garde-corps…) sont laissés bruts car le budget ne suffisait pas pour les finitions. Mieux vaut que les habitants conservent le terrain en centre-ville, ils paieront la peinture avec le prochain salaire tout comme le ballon d’eau chaude qu’ils ont dû céder contre la viabilisation du site. Voilà la philosophie du projet : au lieu de tout avoir d’un coup puis n’avoir plus rien, autant que chacun parte sur une bonne base, la même pour tous, puis avance à son rythme mais toujours sur la bonne voie, c’est à dire celle du progrès social. Et c’est ce que tout logement social devrait offrir à ses occupants.

Le Corbusier avait déjà 50 ans d’avance lorsqu’il mettait au point la maison Dom-

Ino pour la reconstruction rapide de l’après-guerre : une structure qui se détache de l’architecture et un modèle de préfabrication. Ce procédé, qui consiste en l’assemblement 68

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


d’éléments standardisés est le plus économique et garantit aussi la sécurité structurelle. A vrai dire, la préfabrication et la standardisation sont des clés pour le « design participatif », surtout quand l’intérêt principal de celui-ci est avant tout économique. Ce sont ces critères, ajoutés à la puissance architecturale du vide, qui ont aussi permis à la typologie de varier pour s’adapter à d’autres cultures et à d’autres lieux.

Après le succès de la reconversion de la Quinta Monroy, les architectes ont mis leurs

idées au service de l’Etat. En effet, la typologie créée était faite sur mesure pour la loi du « logement social dynamique et sans endettement ». Par la suite, les architectes ont donc œuvré sur tout le territoire chilien, affrontant des différences climatologiques extrêmes et des difficultés liées à la topographie impressionnante de la Cordillère des Andes ou des falaises du Pacifique. Enfin, le Chili est encore un territoire peuplé de cultures très hétérogènes, entre les communautés Aymaras au nord et celle des Mapuches au sud, c’est une condition à laquelle les architectes ont aussi dû faire face. Au fil des projets, il était donc évident que la typologie de la Quinta Monroy serait amenée à varier, comme l’explique Juan Ignacio Cerda : « Pour le logement social, nous développons des typologies qui répondent aux demandes spécifiques de la participation de la communauté. Particulièrement en ce qui concerne la migration de la typologie de la Quinta Monroy à la typologie de Renca puis de Barnechea. C’est une migration à cause d’une participation qui n’a pas donné de résultats comme ceux de la Quinta Monroy (…) Donc, on peut voir que la participation incorpore des éléments qui chargent le problème avec de nouvelles interrogations »55.

Ainsi, pour le projet de Renca56, à Santiago, le terrain voulu par les familles était

devenu excessivement cher, comme tout terrain situé dans la capitale. De plus celles-ci voulaient à tout prix disposer d’un espace extérieur individuel. Le vide en façade disparait et la maison s’agrandit par l’intérieur tandis que chaque maison dispose d’un petit jardin à l’avant et d’un étage supplémentaire. Ici, c’est la répétition d’un noyau technique, une colonne regroupant les pièces humides et les circulations, qui forme le « cadre rigide » du projet. Cette colonne prend 1,5 mètres de largeur tandis qu’un espace de 3 mètres s’étend jusqu’au prochain noyau et sert d’espace d’agrandissement. Dans les villes du sud, le toit s’incline à deux pentes ou recouvre le vide extérieur de façon à garantir une bonne étanchéité face aux averses abondantes. La forme s’adapte aux besoins et aux impératifs.

Entre temps, la politique a déjà subi des changements avec l’accord d’aides

55 Entretien avec Juan Ignacio Cerda, novembre 2014 (cf.annexes). 56 Projet d’Elemental de 170 maisons à valeur sociale construit à Santiago entre 2004 et 2008 Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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La typologie de Renca à Santiago, une variante de l’« Edifice Parallèle », 2008.

Modèle d’une maison pour les habitants de la Nouvelle-Orléan, 2010.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


supplémentaires pour l’achat d’un terrain bien situé (proche du centre) et une administration plus flexible avec, en retour, l’exigence d’une surface habitable minimum57. Bien que cela pose aussi de nouveaux problèmes aux architectes (concernant les finitions par exemple), de nouveaux projets ont vu le jour et nombre d’entre eux était une variation directe de la Quinta Monroy. Le projet de Lo Barnechea58 (le plus grand campement informel de Santiago) a posé de nombreux soucis concernant la densité et l’achat d’un grand terrain car 880 familles devaient être relogées. Pour pallier ce problème, les architectes ont développé la typologie de Renca (avec le noyau de pièces humides tous les 3 mètres) dont l’extension se réalise par l’intérieur. Mais cette fois ci, le toit s’incline sur deux pentes, non pas pour la pluie mais parce que ce procédé permet une réduction de la façade à deux étages, le troisième devenant une mansarde tout à fait habitable. En termes de réduction du mur structurel et des frais de finitions au profit d’un simple toit, cette solution a généré une économie suffisante qui, additionnée avec le reste des subventions, a permis l’achat du terrain. La typologie est même passée de l’autre côté de l’hémisphère, à Monterrey au Mexique, où elle a permis de construire des logements sociaux d’une valeur presque de moitié inférieure aux solutions les plus économiques disponibles sur le marché mexicain.

Enfin il était assez prévisible, comme tout projet calculé d’après un standard, que

le principe de l’« Edifice Parallèle » fasse ses preuves dans des situations d’urgence. Les architectes ont ainsi imaginé de nouveaux logements, composés à moitié de vide, pour les victimes de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005 ou pour celles du séisme de 2010 à Constitución, dans le sud du pays. On reconnait d’ailleurs toute l’importance de la réinsertion d’une architecture authentique, permise par les vides à combler, dans les régions ayant souffert de telles catastrophes. C’est donc par l’élaboration précise et rigoureuse du « support primaire », responsable en bonne partie de la performance du projet, que celui-ci pourra accueillir le plus de scénarios possibles. Comme les futurs scénarios sont tout aussi imprévisibles, concernant la qualité et l’aspect visuel du projet, c’est la production en série des édifices qui permet à tous de partir d’une même base et cela, le plus rapidement possible. De l’ensemble résulte alors un projet architectural fort, en harmonie avec l’architecture de notre époque.

57 La politique de 2001 a été modifiée en 2006. Alors que celle de 2001 exigeait une possibilité d’extension d’au moins 50 m2 avec la remise d’au moins une chambre, celle de 2006 impose la construction de deux chambres et d’une surface d’agrandissement d’au moins 55 m2. L’aide accordée aux familles est passée de 11 000$ à 13 000$. 58 Projet d’Elemental de 150 maisons à valeur sociale construit à Santiago entre 2007 et 2010. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Intégration à l’architecture contemporaine.

Nous remarquerons que le concept de la typologie créée par les architectes

d’Elemental répond parfaitement aux dispositions préconisées par Yona Friedman à la fin de son traité sur « L’architecture mobile », à savoir une construction qui se limite aux seules données « objectives », c’est-à-dire des données que l’on obtient sans « supposer » ou « sentir » quelque chose59. A vrai dire, ce que l’on sait objectivement se résume aux questions techniques, valables pour tous et dans la mesure où nous ne connaissons pas les futurs habitants, ce sont donc l’imprévisible et le hasard qui vont guider une bonne partie du projet. Mais comment répondre à cette réalité, architecturalement parlant ? Quel espace laisserait tant de choix et de possibilités sans qu’il ne soit influencé par un « style » de départ ? Quel espace s’adapterait à tous les goûts, toutes les formes et toutes les couleurs et pourrait se transformer aussi vite qu’il s’est formé en revenant à son état initial ? Les architectes ont estimé que la meilleure réponse à cette question concernant l’inconnu, n’était autre que l’inconnu lui-même, à savoir le vide ; l’espace pur, libre de tout préjugé mais détenteur de toutes les possibilités à la fois. Cette réponse peut paraître simple une fois qu’elle apparaît sous les yeux mais sa découverte a nécessité des mois de réflexions et de travaux, sans parler de sa mise en pratique.

L’architecture aujourd’hui est incontestablement une architecture du visuel. Bien

que ce fait soit démenti par certains et combattu par d’autres, il n’empêche que notre époque impose à nos édifices un caractère fort et il est important que le logement social, afin de s’intégrer à l’architecture contemporaine exprime lui aussi son essence propre. Dimensionner un vide dans un projet n’est pas chose facile surtout lorsque tout dépend de celui-ci. Dans la typologie de l’« Edifice Parallèle », le vide est partout, à la fois intérieur puisque l’édifice n’est finalement qu’une coquille et extérieur où il participe fortement au caractère visuel du projet. Une version de l’« Edifice Parallèle » (celle de la typologie de Lo Espejo60) a été présentée à la triennale de Milan en 2008 dans le cadre de l’exposition « Case per tutti » (« Une maison pour tous »)61. En plus de démontrer l’efficacité constructive du module qui s’est élevé en 24 heures grâce à la pose de panneaux préfabriqués, le caractère fort de sa présence sur le terrain est indéniable. Ce qui est à la fois pertinent et poétique,

59 Yona Friedman, L’architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants, Casterman-Poche, Paris, 1970. 60 Projet d’Elemental de 30 maisons à valeure sociale construit à Santiago entre 2005 et 2007. 61 L’exposition résumait l’histoire de l’habitat d’urgence et du logement à bas prix.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


c’est que tout le projet est né de la récession économique qui, poussée à l’extrême, lui donne aussi son apparence : béton brut, formes géométriques proportionnées, grands espaces vides. Ainsi la typologie, lorsqu’elle est isolée, se compare tout à fait avec les maisons ou villas d’architectes que l’on trouve dans les livres d’architecture. Mais ici, elle représente le logement social le moins cher du Chili.

Un phénomène typique qui s’observe dans les pays du sud, en général aux abords

des grandes villes, est la répétition identique de centaines de maisons à valeur sociale. En effet, comme nous l’avons vu, la fabrication en série est le seul moyen de répondre au budget limité de l’Etat. Ainsi la plupart des quartiers se forment par la répétition à perte de vue, d’un modèle type, terminé et inflexible. Ce phénomène est devenu un sérieux problème pour les villes car en plus de consommer énormément de surface, il modifie le paysage par son échelle et sa monotonie. La première vision des typologies inventées par Elemental n’échappe pas à cette perception. En revanche, chaque édifice est amené à se transformer rapidement et comme nous l’avons vu pour la Quinta Monroy mais aussi avec le PREVI LIMA, les quartiers sont aujourd’hui méconnaissables et tout à fait intégrés. A vrai dire, si la régularité et la monotonie des structures sont unes des principales composantes du projet, c’est par ce qu’elles permettent la seconde composante, tout aussi importante, qui est liée au hasard.

Comme la recherche d’un caractère fort, celle d’une complexité autant spatiale

que formelle guide les productions d’aujourd’hui. Et si la question de la complexité est une question tout à fait actuelle dans les milieux de l’architecture, de l’urbanisme ou du paysage, « faire confiance au hasard », serait pour certains, la réponse à une complexité voulue. Ainsi, de nombreux architectes se sont intéressés à la participation comme moyen de générer une complexité « naturelle ». Comme le définit si bien Yona Friedman : « Ce n’est plus l’idée de beauté de l’architecte qui compte, pas plus que celle de tel ou tel habitant, mais un ensemble aléatoire résultant de tous les goûts particuliers de tous les habitants »62. Beaucoup pensent que les habitants, en tant qu’« experts du quotidien », activent le processus de complexification par leur choix et leurs désirs et c’est par son côté imprévisible que l’esthétique due aux choix des habitants attire les attentions. C’est le cas par exemple avec Lucien Kroll, déjà célèbre dans le milieu de la participation et dont les travaux à la fois complexes et ordinaires illustrent bien cette pensée : « Pour arriver à cette complexité, il y a la complication géométrique artificielle et il y a une façon qui m’a toujours parue plus simple,

62 Yona Friedman, L’architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants, Casterman-Poche, Paris, 1970. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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La Casa Milán, «Case per tutti», 2008

La complexité « naturelle » de la Quinta Monroy, 2010.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


c’est de me faire aider par les habitants »63.

Esthétiquement, la libre expression individuelle s’avère donc intéressante car elle

constitue ce facteur aléatoire recherché par les architectes pour le dessin d’une façade par exemple. En comparaison avec un choix de couleurs, une disposition des ouvertures ou des balcons faussement hasardeuse et même si ces derniers éléments bénéficient d’une gratuité qui soulage parfois un bâtiment de sa rigueur monotone, la seule différence est que l’expression individuelle apporte parfois ces mêmes éléments mais de manière justifiée car toujours issus d’une utilité. Et même si cette utilité revient à dire « parce que j’aime bien » et qu’elle naît du goût des habitants pour une matière, une couleur ou une forme rappelant un souvenir ou une culture, le bâtiment n’en sera que plus cohérant.

Enfin, on ne peut étudier ce projet d’Elemental sans évoquer les autres projets qui

œuvrent dans le même but depuis des années. Au-delà de l’aspect esthétique, l’architecture contemporaine c’est aussi celle qui repart en quête de son authenticité tout en voulant améliorer les conditions de vie. Alors que les pays émergents trouvent leurs solutions avec la production de masse et se calquent sur le modèle des premiers pays développés, en 1969 paraissait le livre « Construire avec le peuple »64 dans lequel Hassan Fathy montrait déjà la voie en prônant une architecture construite avec les techniques locales, respectueuses de la culture et des traditions. La typologie de l’agence Elemental est un consensus : une moitié est construite selon le principe de la production en série à l’aide de béton, de briques et de parpaings qui, dans ce cas, représentent aussi les matériaux les plus économiques disponibles sur le marché mais son devoir est aussi d’accueillir le vernaculaire dont les techniques de construction sont laissées libres à l’habitant. Ainsi, vu que les mentalités sont difficiles à changer mais qu’elles sont relativement compréhensibles et respectables lorsqu’il s’agit d’œuvrer avec les habitants, la typologie s’adapte tout à fait à des habitants dont le souhait serait d’avoir une maison calquée sur le « modèle occidental ». Avec sa formule « Hacer más con lo mismo »65, Alejandro Aravena et son équipe se placent désormais aux côtés d’Hassan Fathy, Balkrishna Doshi, Carin Smuts, Anna Heringer ou encore Teddy Cruz, architectes dont le nom est une référence concernant l’architecture qui œuvre « avec le peuple » mais aussi « pour le peuple ». L’expérience de la Quinta

63 Lucien Kroll à propos de la transformation de Perseigne à Alençon. Source :Patrick Bouchain, Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée, Actes Sud, Arles, 2013. 64 Hassan Fathy, «Construire avec le peuple», Jérôme Martineau, Paris, 1970. 65 « Hacer más con lo mismo », (« Faire plus avec la même chose ») est la formule type utilisée par l’agence afin de définir son travail sur la typologie de l’« Edifice Parallèle ». Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Monroy a été racontée dans de nombreux ouvrages et a valu à l’équipe la nomination au Global Award for Sustainable Architecture en 2008 ainsi qu’une reconnaissance au niveau international.

D’un point de vue conceptuel et esthétique, l’« Edifice Parallèle » s’intègre donc

parfaitement à l’architecture contemporaine mais comme nous l’avons vu précédemment, il ne s’agit pas d’une architecture qui trouve sa réussite seulement figée dans l’instant mais qui la trouve bel et bien dans le mouvement : le mouvement des gens, des habitants qui se succèdent mais aussi celui des gouvernements politiques, des courants de pensée, des tendances… Parce que l’architecture contemporaine est amenée à devenir le patrimoine de demain, il est primordial que la poursuite de l’étude ne s’arrête pas à aujourd’hui mais juge le fonctionnement de la typologie avec tout le recul dont nous puissions disposer.

Une séquence d’extension.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Lise Gaillard - Ecole Nationale SupÊrieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy Ă Iquique , Chili.


◀ Les « ressources personnelles » de la Quinta Monroy, 2005.

4- ADAPTATION AU MONDE ACTUEL ET ÉVOLUTION.

La Quinta Monroy a aujourd’hui dix ans. Les vides se sont comblés avec le temps,

certains ont même eu le temps de se déconstruire puis de se reconstruire à nouveau. Le projet est maintenant lancé sur le fil de la vie et évolue doucement au rythme de la ville. Dix années est une période encore courte pour se rendre compte de l’évolution d’un projet à l’échelle de la ville. Elle est néanmoins suffisante pour observer le chemin pris par la communauté pour s’adapter au quartier et assimiler celui-ci à l’espace urbain environnant. Ainsi et malgré tous les efforts des architectes et des politiques, la Quinta Monroy, qui entre-temps a pris le nom de « Conjunto habitacional Violeta Parra », se présente aujourd’hui comme un quartier vulnérable et de réputation assez mesurée auprès des habitants d’Iquique. Mais d’autres facteurs s’exercent toujours, des facteurs sociologiques et psychologiques qui dépassent souvent le seul fonctionnement architectural ou urbain. Le quartier, situé au cœur de la ville, est désormais entouré d’édifices conçus pour des classes sociales plus aisées et souffre encore d’une forte stigmatisation. Et quoi de plus difficile à combattre que les préjugés ? La population encore fragile qui l’habite se situe néanmoins près de toutes les opportunités et même si elle s’intègre difficilement, elle s’intègre progressivement et continue d’évoluer avec sa maison. En comparaison avec les tomas66 situées à la périphérie qui sont quasiment inaccessibles pour des gens de l’« extérieur », le quartier de la Quinta Monroy accueille de nombreux visiteurs et reste un ensemble d’habitations « ouvert », ce qui s’explique en partie par la notoriété du projet.

Dix années est aussi une période suffisamment longue pour que de la pratique du

quartier surgissent de nouvelles capacités, en terme de flexibilité notamment. Un bâtiment a une durée de vie estimée entre 50 et 100 ans ou plus pour certains. Le logement social en particulier est ainsi destiné à accueillir de nombreuses vies dans ses mêmes espaces, chacune avec ses coutumes et ses habitudes. « Une architecture ne devient durable que si elle est appropriée », disait Carin Smuts67. Ainsi quand on parle de logement social, sa durabilité s’acquiert en grande partie par son niveau de flexibilité, une condition nécessaire à des appropriations successives mais aussi à une adaptation permanente face aux « modes » et aux tendances. En ayant toujours la typologie de l’« Edifice Parallèle » pour référence, nous étudierons la concrétisation de cette condition en premier lieu. Nous verrons ensuite que 66 Terrains pris d’assaut illégalement. 67 Marie-Hélène Contal, Jana Revedin, Architectures durables, une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville, Livre I, Le Moniteur, Paris, 2009. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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flexibilité et adaptation renvoient forcément à une culture de l’habitat, c’est à ce moment que la typologie dépasse sa condition même de logement pour devenir un révélateur « physique » des manières d’habiter le monde. De là, cette dernière présente un potentiel encore inexploré et peut être sujette à de nombreuses hypothèses. Enfin, pour clore cette étude, nous ouvrirons notre réflexion et questionnerons la typologie sur sa viabilité pour le monde de demain. Flexibilité et adaptation face aux « modes » et aux tendances.

Il convient toujours pour un architecte, de garder à l’esprit que les modes de vie

changent plus vite que l’environnement bâti. Lorsque nous parlons de « mode de vie », nous nous devons cependant d’apporter une précision concernant le mot « mode » qui prend différentes tournures selon le contexte. Pour parler d’« un mode de vie », « mode » signifie « une manière de vivre, de se comporter, propre à une époque, à un pays »68. C’est-àdire que dans « un mode de vie », il y a avant tout l’idée de culture, celle qui va déterminer certaines traditions, autrement dit, celle qui va former une base intangible. En revanche, « mode » peut aussi s’entendre comme suit : « manière passagère de se conduire, de penser, considérée comme de bon ton dans un milieu, à un moment donné »69. Avec cette définition, « mode de vie » pourrait plutôt se comprendre comme « une mode de vivre » façonnée par des mouvements de société, éphémères et redondants. C’est ce dernier aspect qui va nous intéresser car si les architectes savent bien reconnaître et concevoir en fonction d’ « un mode de vie », plus facile à étudier du fait qu’il possède une certaine permanence, beaucoup de travail reste à faire afin de s’adapter à « une mode de vivre », à la fois individuelle et commune, imprévisible et influençable.

Aujourd’hui, il existe un décalage considérable entre les espaces imaginés par les

architectes et la réalité des modes de vies du quotidien. Ce décalage s’observe par exemple sur les images livrées par une agence pour exprimer un projet. Dans un premier cas, elles sont vidées de toute présence à la glorification de la lumière et de l’espace, purement architecturales. C’est en général le type d’images ou de photos nettement visibles dans les magazines ou les livres d’architecture à portée de tous. Mais qui vit ainsi dans la réalité ? Le second type d’images est une antithèse du premier : les images sont saturées

68 Définition du dictionnaire Larousse, 2015. 69 Ibid.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


de silhouettes représentant des générations qui se mélangent à l’extrême, des gens qui déambulent, chacun adoptant une attitude bien précise et parfois hors-contexte. Le projet a littéralement disparu derrière cette foule permanente et le vert presque fluorescent des arbres et des espaces verts. Mais est-ce cela la réalité de notre époque ? Il semblerait que dans les deux cas, l’exagération soit un peu précipitée.

Il faut se rappeler que la société d’aujourd’hui est largement influencée par la

révolution numérique qui a commencé à partir des années 1980. Comme la révolution industrielle auparavant, elle a été à l’origine d’un véritable bouleversement : nouvelles formes de communication, mise en réseau des individus et des idées, rapidité et accessibilité à l’information… Si cette révolution a pris son essor dans les premiers pays industrialisés (Europe, Amérique du Nord, Japon…), elle s’est répandue rapidement pour conquérir toute la planète. Aujourd’hui, tous les pays disposent d’une connexion internet, et beaucoup de communautés, même si elles n’ont pas encore de puit pour l’eau potable, disposent de la technologie la plus avancée. Ainsi on va voir apparaître des mouvements de pensées qui vont se généraliser à l’échelle nationale voire à l’échelle planétaire, et cela en un temps infime grâce à la mise en réseau de l’information. Ces courants de pensées ne sont pas à sous-estimer car ils guident une partie importante des activités individuelles. C’est aussi par la rapidité et la généralisation que permettent les réseaux que ces courants vont disparaître aussi rapidement qu’ils sont nés, immédiatement remplacés par d’autres. De là aussi notre société tend à l’individualisme, fait qui contribue à changer notre rapport aux gens, aux choses, aux lieux. Les villes doivent s’adapter tout en ne basculant pas dans une spéculation exagérée des usages qui contribue à former tant d’espaces dont le vide qui les caractérise est le pire de tous car il est un vide inconvertible. Yona Friedman voyait déjà loin lorsqu’il écrivait : « Si ces loisirs à leur tour deviennent « technicalisés » (sans nécessité de présence physique), alors la ville disparaîtra pour laisser place à un nouveau type d’agglomération : celui de la dispersion »70. A ces mots, nous ne sommes plus très loin de la « Ville Générique » de Rem Koolhaas. Mais le cercle est infini car une fois que nos villes auront trouvé un moyen de s’adapter, alors l’urbanisme aura déjà 20 ans de retard sur les modes de vie qui seront apparus d’ici là. Faudra-t-il donc démolir chaque bâtiment une fois les « modes » dépassées ?

Ainsi, la notion de flexibilité est absolument nécessaire à prendre en compte dans

la pensée des espaces désormais soumis aux rapides changements des « tendances »,

70 Yona Friedman, L’architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants, Casterman-Poche, Paris, 1970. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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CafĂŠ-internet, Osaka, Japon.

Enseignes publicitaires, France.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy Ă Iquique , Chili.


c’est-à-dire des « dispositions particulières qui inclinent quelqu’un à avoir tel type de comportement. »71. D’où viennent ces « dispositions » guidant les sociétés actuelles ? Mis à part les modes de réseaux, apparues que récemment, beaucoup de moyens subsistent et occupent une place prépondérante dans le quotidien de tous. Ainsi, une réponse fournie par Michel Ragon dans les années 1970 est encore représentative : « C’est la publicité qui impose des archétypes architecturaux au grand public (…) l’abondance des guides et des revues pratiques de décoration, d’aménagement intérieur, de bricolage, de jardinage, répond à un besoin. Et à une frustration. Besoin de participer, de modifier, de créer son environnement. Frustration d’un logement imposé, rigide, impersonnel »72. A cela nous pourrions ajouter l’influence dominante de la télévision qui selon Manfred Eisenbeis, « nous présente des modèles, des architectures, des structures urbaines, des aménagements intérieurs qui contribuent à déterminer notre système de valeurs »73. C’est donc à cause du champ très restreint fourni par les médias, que les « systèmes de valeurs » tendent à s’homogénéiser et provoquent une uniformisation de l’habitat et c’est pour cela que les politiques, les architectes et urbanistes se doivent d’élargir le champ des références auprès de la population. La participation est, entre autre, une manière pour y parvenir. Néanmoins, les « systèmes de valeurs » ne sont pas à sous-estimer et surtout pas à ignorer car ils constituent tout simplement les « goûts » d’une société ou d’une famille et participent en tout point de vue à l’équilibre psychologique de ceux qui habitent un lieu.

Cela nous ramène à la typologie de l’« Edifice Parallèle ». Par sa conception, les

architectes ont proposé aux communautés un autre type d’habitat qui serait auto-construit mais sur la moitié seulement et dans le respect de l’idée générale du projet. Les espaces laissés bruts sont libres d’appropriation et c’est de cette libre appropriation que le projet tire son succès car il permet l’intégration des « ressources locales ». Par « ressources locales », nous entendons « ressources propres à un lieu » mais aussi « ressources personnelles ». Ce sont tous ces éléments liés au « sentimental », épars et absolument intangibles car propres à l’histoire et aux goûts de chacun. C’est par eux que passe la première des appropriations : le fait de se sentir « chez-soi » et qui doivent trouver leur place coûte que coûte et quel que soit l’espace qui ait été pensé. Le logement doit pouvoir s’y adapter, non l’inverse.

71 Définition du dictionnaire Larousse, 2015. 72 Michel Ragon, L’Architecte, le Prince et la Démocratie : vers une démocratisation de l’architecture ?, Albin Michel, Paris, 1977. 73 Manfred Eisenbeis, Le rôle de la télévision dans la participation des citoyens à la planification et à l’aménagement de leur environnement, rapport établi pour le Conseil de l’Europe, 1974. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Mais une question persiste dans ce type de logement déterminé par l’habitant : que

se passe-t-il lors du changement de propriétaire ou de locataire

Concernant le projet de la Quinta Monroy, il s’agit d’une copropriété regroupant

des habitants dont les moyens restent pour la plupart insuffisants pour un changement si rapide de maison. Cependant, les extensions sont réalisées avec des matériaux « légers » tels que le bois ou l’acier et sont facilement démontables et remplaçables. Le vide est ainsi facile à reconstruire.

Afin d’apporter une réponse très certainement valable pour la typologie de la

Quinta Monroy, nous pourrions reprendre l’exemple de l’immeuble de Montereau-Surville réalisé par les frères Arsène-Henry il y a maintenant près de 45 ans. Ainsi 20 ans après la construction de l’immeuble, l’image de changement et de flexibilité n’existait pratiquement plus au sein du projet, cela étant dû aux coûts très élevés de « remise en l’état », coûts qui sont d’ailleurs beaucoup moins importants pour la typologie dont nous avons pris l’exemple. L’expérience montre néanmoins que les locataires suivants ont opposé peu de résistance face aux aménagements précédents. Ainsi, une visite en 198574 montre que très peu de logements avaient été modifiés depuis le début du projet. En effet, les habitants en tant que « spécialistes » du quotidien avaient réussi à apporter une diversité dans les plans, chaque plan résultant d’un mode de vie différent. Mais ces plans n’en restaient pas moins ordinaires et facilement adaptables à des successeurs qui présenteraient plus ou moins les même goûts, une même structure familiale ou une même façon de vivre. Et comme les « systèmes de valeurs » véhiculés ont tendance à être relativement homogènes, les logements n’ont eu aucune difficulté à trouver nouvel acquéreur. Par la suite, l’étude a montré une rotation des appartements tous les trois à cinq ans.

Les habitants ont ainsi réussi à retranscrire les diversités du quotidien au travers

des plans. Plus il y a d’habitants, plus les choix sont possibles pour ceux qui les succèdent, d’où l’importance du mot « diversités » écrit au pluriel. Le quotidien lui, est une valeur universelle. Le pluriel de l’un est tout aussi important que le singulier de l’autre. Conjugués à un édifice qui permet les changements, voici certainement unes des clés les plus importantes pour la durabilité du logement progressif.

74 Manuel Periáñez, L’habitat évolutif : du mythe aux réalités (1993-2013), Collection Recherches n°44, 1993.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Les « ressources locales » de la Quinta Monroy. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Une typologie révélatrice d’une culture de l’habitat dans le monde.

Cette qualité conceptuelle qui consiste à l’intégration des ressources locales

et personnelles permet donc une adaptation permanente de l’« Edifice Parallèle » aux « goûts » de chacun guidés par des « modes » et des « tendances » qui apparaissent et disparaissent sans cesse, c’est-à-dire agissant sur une échelle de temps relativement courte. De même, comme nous l’avons évoqué précédemment, il permet aussi et à plus long terme, une adaptation aux « modes de vie » selon le sens premier du mot « mode : celui qui fait référence à une culture commune, aux traditions. La première typologie mise au point par les architectes suggère une auto-conception de la façade sur plus de la moitié du projet. La façade étant un élément déterminant concernant la relation de la maison avec son environnement et les paysages qui l’entourent, elle peut être aussi utile à la compréhension des peuples. Aussi, afin d’ouvrir notre champ de réflexion, nous pourrions formuler une hypothèse selon laquelle la typologie de l’« Edifice Parallèle », dans la mesure où elle s’adapte au « système de valeurs » de chacun, serait une sorte de « révélateur » du quotidien de ses habitants. A plus long terme et sur une plus grande échelle, elle deviendrait ainsi le « révélateur » des modes de vies et des manières d’habiter le monde propres à une culture venant de ce fait s’opposer à la valeur « internationale » promue par l’architecture depuis près d’un siècle.

Afin d’apporter une première réflexion à cette hypothèse, il convient tout d’abord

de s’intéresser à la notion « d’habiter le monde » et sa retranscription en langage formel. Dans son livre intitulé « Pour une anthropologie de la maison »75, Amos Rapoport a beaucoup apporté aux réflexions sur l’habitat dans le monde. Englobant à la fois les domaines de l’écologie, de l’ethnographie, de l’anthropologie et de la sociologie, il traite ainsi les relations fondamentales entre les personnes et leur environnement physique. Il tente alors de soumettre une explication à la grande variété des types et des formes de maisons. Cette explication ne se fait pas par l’étude de projets d’architecture, trop calculés et très peu représentatifs (dans le monde, les architectes ne seraient responsables que de 4 à 5 % des constructions76), mais c’est dans l’étude des structures populaires et vernaculaires, constructions innées voire inconscientes d’une société, qu’il pourra dégager la nature des forces qui influencent la forme et les caractéristiques de tel ou tel habitat. Selon Rapoport, 75 Premier ouvrage de l’anthropologue Amos Rapoport paru en 1969 sous le titre original House, Form and Culture. 76 Amos Rapoport, Pour une anthropologie de la maison, Dunod, Paris, 1972.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


la maison « est l’expression immédiate de valeurs changeantes, d’images et de conceptions du monde, et de modes de vie, autant que le fruit d’un ensemble de circonstances »77. Ainsi, il démontre que l’habitat n’est pas le résultat de facteurs « physiques » tels que le climat, le terrain, les matériaux ou les techniques disponibles, ces derniers n’étant que des facteurs modifiants et non déterminants, mais ce sont les facteurs sociologiques et culturels qui ont le plus d’influence dans la forme d’une maison comme la religion et les croyances, la structure familiale et celle du clan, l’organisation sociale ainsi que les relations entre les individus. Ainsi, l’auteur complète sa définition de l’habitation qui est non seulement « une conception du monde » mais aussi « un fait humain » et que les habitats traduisent des « genres de vie », expression qui selon Amos Rapoport, englobe : •

Culture : ensemble des idées, des institutions et des activités ayant pris force de

convention pour un peuple. •

Ethos : conception organisée du Sur-moi.

Conception du monde : manière caractéristique dont un peuple considère le monde.

Caractère national : type de personnalité d’un peuple, le genre d’être humain qui

apparaît en général dans cette société.

Les différents aspects par lesquels le « genre de vie » aurait le plus d’influence sur la

forme résideraient notamment dans l’accomplissement de certains besoins fondamentaux tel que s’abriter, dormir, se nourrir, se soigner…, la famille et l’organisation familiale, la place de la femme, l’intimité et les relations sociales (rapport de la maison au quartier, à la ville). Bien sûr, il est important de rappeler que ces facteurs socio-culturels doivent sans cesse être envisagés dans leur rapport au temps et replacés dans le contexte actuel. Ainsi, si la structure familiale est représentative d’une culture (hiérarchie, cohabitation des générations…), elle a aussi subi de nombreux changements dans sa perception (familles qui se dissolvent, familles recomposées…), le cas est identique avec la place de la femme. C’est aussi pour cela que malgré la succession des cultures et des « modes de vie », certaines formes d’habitat sont encore possibles et utilisables bien que leur signification première ait évolué. En d’autres termes, Amos Rapoport rejoint notre précédente réflexion en admettant que généralement, les éléments de changement ont tendance à dominer ceux de la persistance. Pour conclure, ce ne sont pas les besoins en eux-mêmes qui affecteraient la

77 Ibid.. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Les formes d’habitat sont révélatrices des cultures, dessins d’Amos Rapoport, Pour une anthropologie de la maison, 1976.

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forme bâtie, mais la manière dont les sociétés répondent à ces besoins, en fonction de leur culture.

Ainsi, nous pourrions poursuivre notre réflexion sur cette hypothèse en s’attachant

à vérifier si la typologie de l’« Edifice Parallèle » met en valeur une spécificité culturelle qui soit propre au Chili de la réponse des habitants afin de répondre à leurs besoins. Pour cela, il est aussi nécessaire de s’intéresser à la culture de l’habitat chilien. Or, une bonne part de ce travail a déjà été amorcée dans la première partie de ce mémoire. La culture de l’habitat au Chili a été marquée en premier lieu par la colonisation occidentale entre le XVIème et le XIXème siècle. Puis les phénomènes des prises illégales de terrains dues à la pauvreté du pays ont contraint les habitants à s’adapter vite et avec un minimum de ressources marquant l’apparition d’un nouveau type formel de maisons. Ces maisons ont peu à peu surgi sur tout le territoire et ont fini par devenir un modèle à la fois spontané et répandu. Aujourd’hui le Chili est devenu le pays le plus « occidentalisé » d’Amérique du Sud et copie de plus en plus ses « modes de vie » sur le modèle des Etats-Unis. Il semblerait donc que l’auto-construction soit un modèle culturel car c’est l’un des seuls qui soit une réponse à la fois spontanée et autonome des habitants pour satisfaire leurs besoins.

Cependant, on ne peut pas prendre pour unique référence une action « illégale »,

bien que celle-ci soit visible dans la majeure partie des villes chiliennes. Une autre réponse doit être apportée par une connaissance du terrain dans un cadre « légitime ». La ville de Valparaíso78 n’est pas forcément représentative car certainement trop spécifique79 mais elle a l’intérêt de mettre en exergue ce mode d’habitat que l’on retrouve communément dans le pays : « Dans son cadre naturel en forme d’amphithéâtre, la ville se caractérise par un tissu urbain vernaculaire adapté aux collines (…) L’adaptation de l’environnement bâti à ces conditions géographiques difficiles a produit un ensemble urbain novateur et créatif dont chaque objet architectural présente des particularités fondées sur l’esprit d’entreprise et les technologies typiques de l’époque »80. Ici, c’est donc la présence d’une topographie extrême qui a désigné l’auto-construction comme une réponse appropriée au contexte. Certes, Valparaiso est considérée comme une ville pauvre, néanmoins on observe ce type de maisons au sein même des quartiers les plus riches. Dans cette ville, les règles d’urbanisme sont ignorées si elles ne sont pas inexistantes. Les voisins s’accordent

78 Cf. annexes. 79 Valparaíso a été classée au Patrimoine Mondial de l’UNESCO en 2003 pour son caractère unique au monde. 80 Description obtenue sur le site internet de l’UNESCO. whc.unesco.org/fr/list/959/ Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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entre eux et l’architecture fonctionne par consensus. Les techniques développées par les habitants pour s’adapter aux ravins et aux pentes extrêmes du terrain sont bien connues de tous et se transmettent de génération en génération tandis que les matériaux employés sont en général des matériaux présents en abondance comme le bois ou l’acier. Comme un commun d’accord implicite, cette manière d’habiter est visible sur tous les territoires sans que ceux-ci ne présentent forcément les mêmes caractéristiques. A vrai dire, au-delà des simples causes géographiques, économiques ou historiques, l’auto-construction s’adapte parfaitement à la manière dont les habitants chiliens perçoivent leur habitat.

Alors que nos sociétés ont l’habitude de construire des maisons « finies », prévoyant

déjà l’agrandissement de la famille, la plupart des maisons chiliennes se construisent « au fur et à mesure de la vie ». Ainsi, un jeune couple européen disposera certainement d’une maison déjà grande dont les pièces qui la constituent prévoient à l’avance l’arrivée de nouveaux membres dans la famille ou de nouveaux usages (trois chambres, deux salles-debains, double garage...) En revanche, un jeune couple chilien commencera sa vie dans une maison avec le strict nécessaire (une cuisine, une chambre, une salle-de-bain…) tandis qu’il agrandira sa maison suivant les évènements de sa vie (ajout d’une chambre, d’une terrasse, d’un salon…). Et dans la mesure où ces progressions ne sont pas « contenues », c’est aussi ce qui donne lieu à des paysages construits si hétérogènes.

Une vision de la Quinta Monroy aujourd’hui nous montre cet aspect spécifique de

l’architecture auto-construite chilienne : dans sa conception, l’édifice répond aussi à cette notion « progressive » d’habiter un lieu. Quand ils ont reçu les maisons, les habitants avaient la connaissance des architectures d’ailleurs et en particulier de celles de leur ville (Iquique figure parmi les villes les plus riches du Chili et présente une structure très développée similaire au modèle « occidental » des villes de zones franches), ils disposaient aussi de la possibilité d’autres matériaux. Néanmoins et bien que la plupart ont utilisé des matériaux nouveaux et fait appel à des professionnels de la construction, les vides ont été remplis avec des structures similaires à celles de l’architecture auto-construite propre au Chili (couleurs, matériaux, proportions) et aucune ne copie le modèle « occidental » qui a pourtant métamorphosé la ville d’Iquique. La réponse que les habitants ont matérialisée pour répondre à leurs besoins est donc inévitablement issue d’une culture spécifique propre au Chili et constitue par ce fait une première réponse en faveur de notre hypothèse.

Bien sûr, il ne s’agit ici que d’une première réflexion encore sommaire. Afin de

poursuivre, il serait notamment très intéressant de voir comment s’adapterait la typologie de l’« Edifice Parallèle » dans un pays qui présenterait une culture très différente à la culture 90

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Vue sur Valparaíso, 2013.

Valparaíso, la ville auto-construite, 2013.

Le quartier Aranya : les cellules de base sont destinées à être modifiées, Indore, Inde, Balkrishna Doshi, 1983-1986. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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chilienne. Quelles seraient les réponses apportées par les habitants de ces pays afin de combler le vide ? Seraient-elles différentes ou similaires entre elles ? Se rapporteraient-elles directement à la culture du pays ou à la vision mondialisée d’architectures « occidentales » ? Malheureusement, les « Edifices Parallèles » ne sont présents pour le moment que sur les territoires chilien et mexicain, pays qui présentent une culture trop similaire pour établir une solide comparaison.

Une autre réponse se trouverait sans doute dans la présence de typologies similaires

mais dans d’autres pays. Un cas existe bien et se situe en Inde, près d’Indore, où l’architecte Balkrishna Doshi, célèbre précurseur de l’architecture « durable », a conçu entre 1979 et 1981, un projet de logements à loyer modéré appelé « Aranya »81. Les maisons se regroupent par dix pour former six quartiers. L’architecte a tenu à concevoir seulement les espaces urbains ainsi que les « cellules de base », bien orientées et ventilées. L’idée est que les habitants viendraient agrandir leur « cellule » en y ajoutant des pièces détachées, une boutique ou un atelier par exemple. Cela ressemble bel et bien au concept de la Quinta Monroy mais établir une comparaison des projets de Balkrishna Doshi et Elemental pour tenter de répondre à notre hypothèse ne serait pas vraiment objectif dans la mesure où les « cellules de base » élaborées par Doshi sont déjà largement influencées par un modèle architectural typiquement indien qui influe certainement sur la suite de la progression. Seul un « support neutre » pourrait faire office de comparatif ici.

Une réponse à notre hypothèse est donc bien amorcée mais sur la base d’un seul

exemple seulement. Seule la découverte d’un comparatif valable puis une expérience menée sur le terrain pourraient venir conforter ces premiers arguments. Une typologie viable pour le monde de demain ?

« L’architecture est un outil pour améliorer les vies » Site internet de Anna Heringer.

Après avoir contextualisé l’élaboration de la typologie de l’« Edifice Parallèle »

d’un point de vue historique, politique, économique, social et culturel, après avoir évoqué les solutions qu’elle pouvait apporter sur le moment présent et les possibles intérêts qu’elle 81 Marie-Hélène Contal, Jana Revedin, Architectures durables, une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville, Livre I, Le Moniteur, Paris, 2009.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


présentait pour la compréhension des habitats du monde, il est temps pour conclure cette étude de s’intéresser au devenir de cette forme architecturale. Toute architecture issue de l’implication des habitants mesure son efficacité par son évolution. Ainsi, si dix années d’expériences et d’évolution nous ont montré une adaptation de l’« Edifice Parallèle » au monde actuel plutôt positive, qu’en est-il de la viabilité de cette typologie pour le monde de demain ?

Premièrement, qu’entend-t-on par « viable »? Une définition commune se

rapprocheainsi du terme « durable » : « Qui est susceptible de durer, de continuer d’exister »82. De ce point de vue, viabilité passe inévitablement par intégration. Aussi, l’intégration au(x) tissu(s) urbain(s) environnant(s) est aussi une des premières nécessités à la durabilité d’un projet dans le temps et dans l’espace.

Nous avons consacré de nombreuses parties de ce mémoire à démontrer l’agilité

de l’« Edifice Parallèle » pour s’adapter à une culture commune puis aux « systèmes de valeurs » propres à chacun de ses habitants. Or, c’est en offrant le plus de liberté et de diversité possibles dans les choix des habitants que se crée naturellement une sorte de trame complexe en résonnance avec le cadre urbain de nos villes. Comme un caméléon s’adapte visuellement à son environnement, la typologie de l’« Edifice Parallèle » serait une typologie « caméléon » qui s’adapte morphologiquement à son milieu, s’insérant dans la maille urbaine et l’enrichissant même parfois.

D’un point de vue temporel plus étendu, la poursuite de cette trame aurait même,

selon Pierre Frey, un rôle protecteur : « On sait depuis longtemps que, dans le processus d’évolution des espèces, les phases de sélections des éléments les plus performants ont un effet stabilisateur sur les systèmes, et que c’est en revanche la richesse de la diversité qui permet à ces mêmes systèmes de faire face aux situations de crise »83. Formellement, tous les retours d’expériences ont montré que les quartiers de la Quinta Monroy, de Renca, de Lo Espejo où celui de Lo Barnechea qui prennent place dans un contexte urbain dense se sont parfaitement intégrés à la trame urbaine de la ville. Les rues, les cours communes, les espaces publics ont trouvé leur utilité et ont été appropriés avec un succès relatif mais aucun espace n’est resté vide ni stérile.

Du point de vue formel, la typologie présente toutes les qualités pour une intégration

dans des milieux divers, elle est donc susceptible d’être viable au sein des quartiers puis de

82 Définition du dictionnaire Larousse, 2015. 83 Pierre Frey, Learning from Vernacular, pour une nouvelle architecture vernaculaire, Actes Sud, Arles, 2010. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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la ville. Si nous abordons un point de vue culturel et sociologique, nous avons remarqué que la viabilité des édifices est assurée au sein même de la communauté mais que les préjugés à l’échelle de la ville restent forts et difficiles à effacer. De ce fait, seul le temps, indépendamment d’une quelconque forme typologique est apte à diluer les stigmatisations.

Afin d’approfondir cette réflexion, il semble primordial qu’un autre critère doit être

apporté à la définition de « viable ». En effet, un édifice ne doit pas seulement se contenter de « continuer d’exister » mais il doit aussi pouvoir contribuer à une amélioration de la ville, du quartier et cela passe avant tout par une amélioration de la vie de ses habitants. Les architectes de l’équipe Elemental avaient posé l’équation du problème84 : 100 (familles) x 7500$ x 30 m2 (surface d’occupation minimale) X= 0.5 ha X désignant la typologie de logement comme l’inconnue à trouver.

Un critère qu’avaient en plus posé les architectes est que cette inconnue soit le

résultat exponentiel d’une somme formée par les investissements de départ, autrement dit qu’elle prenne de la valeur avec le temps : « Nous faisons de l’architecture et l’idée que le logement social se valorise avec le temps est le principal objectif que nous voulons pour la famille »85.

Une simple visite sur le projet de la Quinta Monroy montre que les habitants n’ont

pas manqué d’idées pour tirer parti de leur maison86 . Par exemple, une habitante dont les revenus mensuels étaient très faibles a décidé de n’occuper que la moitié initiale du projet. Vivant seule, elle disposait déjà d’une surface acceptable. Dans l’autre moitié, elle a ainsi décidé d’aménager un second appartement avec une entrée indépendante afin de le mettre en location. Alors que les travaux d’extension lui ont coûté en moyenne 120$, la location mensuelle pour 100$ lui a permis non seulement de rembourser ses travaux mais aussi de continuer à entretenir sa propre maison et d’augmenter son niveau de vie.87

84 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. 85 Entretien avec Juan Ignacio Cerda, novembre 2014 (cf.annexes). 86 Les architectes sont retournés sur les lieux environ 18 mois après la livraison des maisons afin d’établir les premiers retours d’expérience. Source : Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. 87 Elemental, Chile Barrio, El tiempo que llegó, historia de la Quinta Monroy, documentaire filmé, 30 min 23s, 2005.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


Une autre visite88 montre que la typologie a aussi permis à une propriétaire

d’utiliser le vide afin d’y installer une petite épicerie. A l’échelle du quartier, l’épicerie est un équipement bienvenu qui a non seulement généré du travail pour la propriétaire mais qui lui a aussi permis de travailler sur son lieu d’habitation tout en augmentant ses revenus mensuels. Un sondage réalisé par les architectes 18 mois après la remise des clés, a montré que trois extensions sur quatre avaient coûté moins de 50$/m2 (le prix de l’habitation initiale étant de 230$/m2). Les habitants ont en moyenne dépensé 1000$ pour la réalisation de leur extension et d’un point de vue général, plus de la moitié des extensions a été réalisée avec les seules économies familiales, c’est-à-dire sans endettement. Après quelques années, une expertise a été réalisée afin de connaître la valeur réelle des maisons. Le résultat est frappant. Le premier investissement, entièrement financé par l’état, a été de 7500$ et a donné lieu aux premiers 36 m2. Le second, financé par la famille, soit environ 1000$, a donné accès à 36 m2 supplémentaires. La valeur finale estimée de la maison est de 20 000$ pour un total de 72 m2. La valeur a donc été plus que doublée sans que les familles ne s’endettent. La raison principale de cette valorisation fulgurante s’explique d’une part par la bonne position du quartier dans la ville et d’autre part par le maintien de sa qualité urbaine imposée par le schéma urbain répétitif du projet qui fait office de « cadre » aux extensions plus impétueuses. Enfin, une dernière explication relève sans doute d’une conception architecturale rigoureuse concernant le dimensionnement des espaces vides et l’adaptation à des mesures standards facilitant l’économie de tout point de vue.

Par la résolution de cette première équation, les architectes ont aussi apporté

une solution possible à l’équation plus vaste que pose la croissance démographique dans les mégapoles d’Amérique du Sud et dans les autres grandes villes du monde. Selon les prévisions et d’ici 2030, nous devrions être capables de construire une ville d’un million d’habitants par semaine89 afin de résorber l’explosion urbaine et avec des logements ne dépassant pas 10 000$ au maximum. L’équation serait donc celle-ci90 : 1 ville x 1 million d’habitants x 1 semaine X= 10 000$ x 1 famille x 20 ans

88 Visite personnelle effectuée sur le site en janvier 2013. 89 On estime à 1 milliard le nombre de personnes vivant dans des campements, ce chiffre pourrait passer à 2 milliards d’ici 2030. Source : UN Habitat. 90 Elemental, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 2012. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Au loin, les édifices se fondent dans le tissu urbain, 2013.

Le quartier intègre la trame urbaine.

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L’épicerie de la Quinta Monroy.

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


A cette échelle en effet, on se rapproche de l’habitat d’urgence.

Le modèle de l’« Edifice Parallèle » est une solution possible certes et remplacerait

avantageusement et dans un plus grand respect des peuples et des environnements tous les « logements types », « cellules sanitaires » et autres « kits standardisés » mis en place dans le monde jusqu’à aujourd’hui. Mais malgré les aptitudes que nous lui avons reconnues, il convient de rappeler que cette typologie est une solution possible parmi d’autres qui a au moins le mérite d’énoncer quelques principes fondamentaux que le logement social se devrait de toujours de mettre en œuvre : adaptation, implication des habitants, possibilité d’extensions, économie, valorisation avec le temps… Sa réalisation et le suivi de son évolution montrent que de tels projets sont possibles et facilement adaptables à d’autres sociétés. Néanmoins, toute répétition « aveugle » et excessive d’un modèle typologique à l’échelle d’une ville ou d’un pays mène forcément à une homogénéisation, c’est-à-dire à l’attitude même que tentent de combattre les architectes (les concepteurs de l’« Edifice Parallèle » y compris) lorsque le logement devient une crise.

Partant des mêmes principes et afin de redonner au logement social sa véritable

valeur et son importance capitale pour le monde de demain, il convient donc de continuer les recherches, dans les écoles, sur le terrain, auprès des habitants, des politiques, des constructeurs…, afin de mettre au point d’autres typologies qui seraient ces stimulateurs, si bienvenus, de la diversité sociale.

36 m2 7.500 $

+

36 m2 1000 $

72 m2 =

20.000 $

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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CONCLUSION

Aujourd’hui ce n’est plus un doute : le logement est un secteur en crise à l’échelle

planétaire. L’architecture quant à elle, tourne peu à peu le dos à sa fonction initiale d’abriter les peuples sous des toits bienveillants, respectueux de leur culture et garants de leur épanouissement et s’engage sur la pente glissante du système globalisé, entièrement basé sur la consommation, l’homogénéisation et la radicalisation des techniques. Le monde s’inverse peu à peu, les pays pauvres s’enrichissent et se développent progressivement tandis que les pays riches voient apparaître une nouvelle pauvreté née des migrations ou de ceux qui n’arrivent plus à faire face. La pauvreté n’a plus de frontière et encore moins de limite.

De ce tableau sombre, de bonnes nouvelles surgissent pourtant. Comme toute

situation de crise permet aux sociétés de progresser, des solutions vont être trouvées puis développées en réponse à des besoins urgents mais aussi en réaction à des pratiques sévères d’une architecture ou d’un urbanisme trop définis. Dans un livre consacré à l’autogestion Daniel Chauvey écrivait : « L’autogestion a comme objectif premier le déconditionnement, la désaliénation des êtres humains »91, Michel Ragon précisait : « « déconditionnement » des êtres humains à des systèmes architecturaux périmés dans notre vie moderne et leur « désaliénation » d’une architecture pratiquement axée sur la consommation et non la production d’espaces »92. L’autogestion est une forme parmi d’autres de l’implication de l’habitant à la pratique de son habitat mais elle est une action ultérieure, résultante, qui ne concerne l’habitant qu’une fois l’édifice mis en service. Pour « gérer », il faut avant tout « créer ». C’est à ce moment que notre réflexion s’amorce.

Nous avons décidé de considérer le potentiel d’une typologie créée dans le but

premier de réhabiliter un campement informel dans le nord du Chili. Cette typologie, nommée par ses architectes « Edifice Parallèle », est la traduction formelle de la nécessité, économique avant tout, d’impliquer les habitants au projet d’architecture. En réalité, les solutions qu’elle propose dépassent de loin les exigences communément formulées dans le domaine du logement social. Afin de s’en rendre compte, il ne convient pas seulement d’étudier son élaboration purement formelle puis sa mise en service mais il faut remonter

91 Daniel Chauvey, Autogestion, Editions du Seuil, Paris, 1970. 92 Michel Ragon, L’Architecte, le Prince et la Démocratie : vers une démocratisation de l’architecture ?, Albin Michel, Paris, 1977.

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De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


le plus en amont possible dans son histoire et dans celle du contexte où elle est née. C’est de ce chemin parcouru que résultent ses cohérences lui permettant de proposer des solutions pouvant faire office d’exemple et ouvrir, de ce fait, l’architecture à de nouvelles pratiques.

L’histoire a pris des voies différentes selon que l’on se rapporte à telle ou telle partie

du monde. Ces voies ont ainsi généré des contextes économiques, sociaux et politiques qui ont participé au développement de « cultures participatives » distinctes. La culture participative qui s’est formée au Chili découle directement du contexte historique de l’Amérique Latine. Cette région, l’une des plus urbanisées au monde, subit une « Explosion urbaine » amorcée dès les années 1950 par des flux migratoires intenses. Le phénomène, qui atteint son apogée dans les années 1980-1990, est ainsi à l’origine de contextes urbains spécifiques marqués par la métropolisation et la centralisation. Il est aussi devenu un des défis majeurs concernant la lutte contre la pauvreté. Les villes doivent faire face à l’arrivée massive de nouveaux habitants, généralement venus des campagnes en quête d’une qualité de vie meilleure. Mais le mouvement s’avère vite incontrôlable et les moyens pour répondre à cette situation d’urgence sont insuffisants. On assiste alors à un appauvrissement brutal de certaines couches de population entrainant une ségrégation sociale importante. Par désespoir mais aussi par revendication, les communautés s’organisent pour obtenir de quoi se loger mais bien souvent les actions sont informelles ou illégales. Au Chili, c’est le mouvement le plus violent, celui des prises illégales de terrains, qui devient la solution la plus caractéristique ; une solution devenue presque symbolique pour le pays. A l’intérieur des campements, les gens survivent avec un minimum de ressources tandis que les politiques publiques pour le logement s’enchaînent et se confrontent sans cesse à de nouveaux problèmes. En 1988, l’histoire du pays est bouleversée par la fin de la dictature. Le retour à la parole s’observe partout dans le pays sous différentes formes : mouvements de contestations, prise en compte de l’opinion publique et promulgation de la participation. De la ville à l’édifice, chaque échelle de travail voit alors apparaître sa méthode pour faire participer la communauté. En 2001, le logement social prend un tournant majeur avec la promulgation de la loi pour un « logement social dynamique et sans endettement ». Dans cette loi, les architectes de l’agence Elemental trouvent en réalité les concepts fondamentaux pour l’élaboration de la typologie de l’« Edifice Parallèle », auxquels ils vont ajouter leur propre définition de l’exercice, à savoir une conception par la participation. La démarche devient alors une véritable méthode pour l’élaboration du projet.

C’est à partir de ce moment que la participation bascule dans le vaste champ du

« design participatif ». Historiquement, le « design participatif » constitue une longue et Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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intense aventure marquant une période déterminante dans l’histoire de l’architecture. En effet, il se rattache en de nombreux points à l’architecture flexible et évolutive qui a fait l’objet de nombreuses théories de la part d’architectes tels que Yona Friedman, Christopher Alexander ou Nikolaas Habraken. Celles-ci sont ensuite parvenues à se soustraire du papier sous la forme d’expériences volontaires ou spontanées mais elles se retrouvent toutes, d’une certaine manière, dans l’expérience de la Quinta Monroy dont la nécessité de réhabilitation a vu la typologie de l’« Edifice Parallèle » se matérialiser pour la première fois. Dans son aspect formel, l’auto-construction, c’est à dire l’implication des habitants, est alors envisagée comme la seule solution économique durable.

Après la remise des clés aux habitants, il s’est avéré que la typologie permettait bien

plus que le changement de leur statut social. Le fait de construire seulement la première moitié de la maison, « la moitié la plus difficile » comme le précisent les architectes, a ainsi permis aux familles de conserver leur situation privilégiée au cœur de la ville et de ses opportunités. A première vue, il s’agit d’une architecture de sacrifices : sacrifier son ancienne maison, sacrifier la réalisation des finitions et l’aménagement des pièces de vie. Mais avec le temps, les sacrifices sont doublement récompensés. Le vide est en fait le lieu de toutes les possibilités et est propice à recevoir toutes sortes de quotidiens tout en permettant aux habitants de s’exprimer dans la plus grande liberté possible, chacun à son rythme et en fonction de ses moyens, sans accumuler de dettes envers l’Etat. Mais cet affranchissement ne serait possible sans une conception rigoureuse et précisément dimensionnée du « support de base », cadre des interventions garantissant l’économie des matériaux et par là même, celle des familles. La régularité est aussi garante de la qualité urbaine du quartier et est propice à la valorisation future des habitations. Les grands vides ménagés par l’architecture de l’« Edifice Parallèle » stimulent les expressions vernaculaires diverses menant à un résultat à la fois complexe et cohérant qui s’intègre parfaitement à l’architecture contemporaine.

Issue d’un passé culturel riche et spécifique et prenant place dans le contexte actuel

d’une manière intelligente, la typologie doit néanmoins faire ses preuves dans un futur proche comme lointain. Dans un futur proche et sous l’action des nouvelles technologies, les « modes de vie » vont avoir tendance à se succéder de plus en plus vite. Dans le même temps et sous l’effet des récessions économiques, les édifices construits aujourd’hui, qu’ils soient publics, privés, équipements comme logements, constituent notre patrimoine de demain et tendent à une position inamovible. La solution réside donc dans leur flexibilité. Cette dernière ne peut être envisagée sans l’intégration des ressources locales et personnelles 100

De la participation habitante au design participatif : sur la voie de la Quinta Monroy à Iquique , Chili.


permettant l’appropriation et par ce fait même, la durabilité. L’intégration fonctionne très bien dans la Quinta Monroy. A plus long terme et sur une échelle plus vaste, l’ intégration de ressources locales ferait même de l’« Edifice Parallèle » un « révélateur » d’une manière, pour les peuples, d’habiter le monde, apportant de ce fait de nombreuses informations au champ de l’anthropologie domestique. D’un point de vue plus terre à terre, la « viabilité » de la typologie est admise par sa capacité à s’adapter aux divers tissus urbains par lesquels se caractérisent les villes, lieux de tous les enjeux pour l’avenir. Mais tous les logements et plus particulièrement les logements sociaux ne doivent pas seulement se contenter d’exister, ils ont une responsabilité dans l’amélioration des vies de leurs habitants. Une solution proposée par l’« Edifice Parallèle » réside dans sa valorisation au cours du temps, afin que l’habitat, autant pour l’Etat que pour les propriétaires, ne soit plus seulement une dépense mais un investissement.

Au lieu de voir le contexte mondial d’aujourd’hui comme une période de déclin et

de dépression, il convient plutôt de l’envisager comme un tournant propre au renouveau. Aussi, beaucoup d’espoirs et de bonnes nouvelles se profilent à l’horizon pour la profession d’architecte. La participation a ouvert une brèche dans laquelle beaucoup de travail reste à faire… et à construire.

L’architecte tient un nouveau rôle dans cette page de l’histoire. A quand les

architectes-psychologues, architectes-assistants sociaux, architecte-ethnologues, qui viendraient en renfort à tous les architectes-urbanistes, architectes-ingénieurs, architectespaysagistes formés tous les ans ? Désormais l’architecture ne fonctionne plus tel un cheval seul au galop, elle s’inscrit dans un « croisement disciplinaire » indispensable à la résolution des problématiques actuelles, l’architecte devenant à la fois un médiateur et un catalyseur parmi les autres acteurs qui font le projet. Pour Juan Ignacio Cerda, codirecteur de l’agence Elemental, son rôle prend ainsi une nouvelle définition : « Je sens que les limites de la discipline s’effacent. Nous vivons dans un monde où la discipline commence à se croiser avec d’autres (…) Ce que nous avons réussi au final, c’est concevoir une architecture qui ne s’occupe pas seulement de penser une maison mais qui se concentre sur le pouvoir de synthèse qu’a la conception (...) Le monde va être dirigé selon ce croisement des disciplines. Par conséquent, nous pensons que la participation de la communauté est ce grand facteur du croisement disciplinaire, ce qui revient à dire que le client, le bénéficiaire, l’acteur, le financier, font tous parti de cet amalgame de décisions que l’architecte essaie de synthétiser en une

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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proposition. C’est le futur et c’est absolument nécessaire »93.

Concernant le « design participatif », une perspective pourrait s’ouvrir suite

à toute l’étude que nous avons menée. En effet, comme nous l’avons suggéré au début de ce mémoire, les défis qui ont matérialisé la Quinta Monroy sont issus de conditions économiques extrêmes et ont fait naître des solutions inédites. Or, la pauvreté frappe désormais à la porte de tous les pays, y compris ceux dont le développpement est le plus avancé, ceux dont la France fait partie. La « pauvreté urbaine » s’installe dans toutes les grandes villes et prend doucement de l’ampleur devant le regard aveugle des passants. Mais bientôt le phénomène deviendra tel qu’il sera impossible de fermer les yeux, il sera alors grand temps de trouver les solutions adéquates. Ainsi, pourquoi ne pas utiliser le modèle de l’« Edifice Parallèle » dans les situations similaires à celle de la Quinta Monroy ? Le problème des campements illégaux n’est plus seulement caractéristique des pays en voie de développement. Aux abords de Paris, voire dans le centre même des villes, les tentes s’alignent et les ponts deviennent des toits plus que convoités. Pendant ce temps, les fondations qui se battent pour le droit au logement ne cessent d’en déclamer un manque insensé.

Nous avons vu que les propriétés d’adaptation de l’« Edifice Parallèle » lui

permettraient de prendre place parmi les tissus urbains les plus divers et de s’adapter à des cultures différentes. Mais si nous voulons prendre l’exemple des sociétés européennes, c’est d’abord une toute autre une histoire qu’il nous faudra étudier. En effet, l’Europe présente une culture de la participation toute aussi différente et spécifique que celle apparue en Amérique Latine sous l’effet de l’ « Explosion urbaine ». D’autres mécanismes ; politiques, sociaux et culturels surtout, sont en oeuvre et nécéssitent une étude avant de pouvoir affirmer le succès d’une telle typologie architecturale. Selon Michel Ragon : « En ce qui concerne le logement, impossible d’appliquer aux Pays du Tiers-Monde, les mêmes critères que pour les pays riches. Pour la bonne raison que les pauvres des pays riches paraîtraient riches dans les pays pauvres »94. Bien sûr, il faut envisager ces propos avec les 40 ans de recul dont nous disposons actuellement. Le Chili est désormais un pays économiquement beaucoup plus avancé mais des écarts persistent encore, trop grands pour que la typologie soit simplement « copiée » puis « collée » en d’autres lieux.

En réalité, une réponse se situerait plutôt par la reprise des concepts forts dont elle

93 Entretien avec Juan Ignacio Cerda, novembre 2014 (cf.annexes). 94 Michel Ragon, L’Architecte, le Prince et la Démocratie : vers une démocratisation de l’architecture ?, Albin Michel, Paris, 1977.

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fait preuve. Ainsi, si la typologie apporte des solutions qui pourraient être expérimentées dans nos sociétés, elle apporte avant tout des leçons d’architecture faciles à adapter si nous usons de la même volonté dont nous faisons déjà preuve pour construire les édifices comme des « bijoux architecturaux ». Mais le temps du luxe est dépassé et laisse place à celui de l’intelligence pragmatique et de l’économie. A propos du monde pauvre, Michel Ragon écrivait : « Car le monde pauvre actuel, c’est-à-dire la plus grande partie de l’humanité, ne peut en aucun cas trouver ses modèles d’avenir dans les sociétés industrielles avancées mais dans l’expression de ses propres ressources, de son propre environnement »95. Si nous suivons la direction dans laquelle marche le monde, l’expression fonctionne aussi inversement : il est urgent que les « sociétés industrielles avancées », dont la France fait partie, retrouvent « les expressions de leurs propres ressources, de leur propre environnement », largement effacées par le système globalisé dont elles dépendent. Pour cela, il serait temps que nous nous appliquions à l’exercice si souhaitable de l’introspection, au cours duquel observer d’autres sociétés, éloignées dans le temps et dans l’espace, se révèle indispensable car connaître leurs méthodes propres, nous aidera à comprendre la spécificité des nôtres : Tout en restant dans la réserve, la culture, enfouie au plus profond des mémoires, se réveille inexorablement. Alors, malgré les affirmations selon lesquelles un seule modèle, un seul avenir est envisageable, nous nous apercevrons, finalement, de l’étendue et de la variété des solutions possibles face aux problématiques actuelles.

95 Ibid. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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SOURCES ET RESSOURCES Sources bibliographiques : BOUCHAIN Patrick, Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée, Actes Sud, Arles, 355 p., 2013. BOUDON Philippe, Pessac de Le Corbusier : étude socio-architecturale, 1929-1985, Dunod, Paris, 208 p., 1985. CONTAL Marie-Hélène, REVEDIN Jana, Architectures durables, une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville, Le Moniteur, Paris, 180 p., 2009. CONTAL Marie-Hélène, REVEDIN Jana, Sustainable Design III, vers une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville, Alternatives, Paris, 160 p., 2014. DELCOURT Laurent, Explosion urbaine et mondialisation, Alternatives Sud, Paris, 200 p., 2007 ELEMENTAL, Manual de vivienda incremental y diseño participativo, Hatje Cantz Verlag, Berlin, 508 p., 2012. FATHY Hassan, Construire avec le peuple, Jérôme Martineau, Paris, 310 p., 1970. FREY Pierre, Learning from vernacular, pour une nouvelle architecture vernaculaire, Actes Sud, Arles, 174 p., 2010. FRIEDMAN Yona, L’architecture mobile, Casterman-Poche, Paris-Tournai, 159 p., 1970. KOOLHAAS Rem, Junkspace, Manuels Payot, Paris, 121 p., 1995-2001. LA CECLA Franco, Contre l’architecture, Arléa, Paris, 175 p., 2010. LAFFON Caroline, LAFFON Martine, Habitats du monde, La Martinière, Paris, 199 p., 2004.

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15 min 49s, 2014. TED Talk, Iwan Baan : des maisons ingénieuses dans des endroits inattendus, 16 min 58s, 2013. Ressources universitaires : Quinta Monroy à Iquique, Exposé et maquettes pour l’atelier de 2ème année, Hervé POTIN, 2010. Amos Rapoport : Pour une anthropologie de la maison, Note de lecture pour le cours de sociologie, Nadine RIBET, 14 p., 2011. La participation des habitants : un nouvel outil pour l’architecte ?, rapport d’études de 3ème année, 33 p., 2012. Quand l’implication des habitants façonne le projet d’architecture. Mise en relation de deux projets : les Vignes Blanches de Lucien Kroll à Cergy-Pontoise et la Quinta Monroy d’Elemental à Iquique (Chili), exposé du séminaire de 5ème année, Christophe CAMUS et Frédéric SOTINEL, 32 p., 2014. Ressources personnelles : Voyage à Valparaíso, août 2012-août 2013. Voyage à Iquique, janvier 2013. Conférence de Patrick BOUCHAIN et Pierre FREY, Pierre Frey et la « nouvelle architecture vernaculaire », le lieu unique, Nantes, 7 novembre 2013. Conférence de Lucien KROLL et Khedidja MAMOU, Comment produit-on la ville avec ses habitants en Europe ?, Hôtel de Rennes Métropole, Rennes, 25 novembre 2013. Stage chez Elemental, juillet-octobre 2014.

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ANNEXES

Carte des principaux lieux cités p.110 Entretiens : • Juan Ignacio Cerda, co-directeur de l’agence Elemental. p.111 • Roberto Reveco, sociologue dans l’agence Tironi. p.121

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Carte des principaux lieux cités

Iquique

Illapel Santiago Valparaíso

Constitución

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Entretien avec Juan Ignacio Cerda, co-directeur de l’agence Elemental.

Lise G : Juan-Ignacio, pouvez-vous me présenter votre parcours d’études puis celui au sein de l’agence Elemental ? Juan Ignacio Cerda : Mon nom est Juan Ignacio Cerda, je suis directeur associé chez Elemental. J’ai étudié à l’université La Cátolica1 où j’ai connu Elemental et Alajandro Aravena car c’était mon professeur. J’ai travaillé avec lui comme étudiant plusieurs années avant d’avoir mon diplôme. Avant ma titularisation, j’ai réalisé un échange en Australie sur le développement durable, la construction et l’isolation acoustique et thermique. Làbas, j’ai pu apprendre l’anglais. Pendant l’année de mon diplôme j’ai aussi été professeur d’atelier, j’ai fait des cours de construction et de technologie, de développement durable et pendant de nombreuses années, j’ai aussi fait des cours de structure. J’ai eu mon diplôme en 2004 avec le prix du meilleur étudiant de la faculté puis en 2006, je suis entré chez Elemental. J’ai d’abord travaillé comme architecte puis en 2010 nous avons pris la direction de la société avec Diego (Torres), Victor (Oddo), Gonzalo (Arteaga) et Alejandro (Aravena). Les associés précédents étaient Alejandro et Gonzalo. L.G : Quels sont les types de projets sur lesquels vous avez travaillé et sur lesquels vous travaillez en ce moment ? J.I.C : Je viens de terminer le Centre d’innovation (Anacleto Angelini) qui est plus un projet d’architecture. En général, l’agence réalise trois types de projets : les projets de ville, les projets de logements sociaux et les édifices publics. En ce qui concerne les édifices, j’ai réalisé le Centre d’innovation et j’ai aussi participé à la conception d’autres édifices. En logement social, je suis en train de terminer le projet de Lo Barnechea et celui de Tocopilla, qui sont déjà construits et sont à la phase de réception. Concernant les projets de ville, je suis dans le développement des projets du PRES (Plan de Reconstrucción Sustentable de Constitución) où nous en sommes à la quatrième année, avec 70% des travaux réalisés et un dossier comprenant 24 projets. Je suis aussi en train de construire et de constituer le

1 La Pontifica Universidad Católica de Chile à Santiago est une des universités d’architecture les plus reconnues dans le pays.

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dossier du projet Somos Choapa2. Ainsi, je suis impliqué dans les trois aires d’intervention de l’agence. L.G : Quels sont les types de projets dans lesquels l’agence utilise le plus la démarche participative ? J.I.C : Les projets de logements sociaux sont très concentrés sur le processus de conception de l’habitat, c’est à dire un croisement très intime entre architecture et participation qui représente ce que nous avons toujours fait seuls. Dans les projets urbains, la participation est beaucoup plus intense mais aussi beaucoup plus vaste, c’est à dire qu’elle touche à beaucoup plus de domaines, elle est plus complexe et c’est aussi pourquoi nous travaillons avec l’agence Tironi. L.G : Comment perçois-tu le travail avec les habitants et les autres acteurs du projet, est-il en général plus facile ou difficile de coopérer ? J.I.C : Ce qui se passe respectivement à la participation, c’est qu’il y a une vision unidirectionnelle. Quelqu’un va et rencontre la difficulté de la participation mais c’est une erreur conceptuelle. La participation, ce n’est ni plus facile, ni plus difficile, c’est légitime. C’est à dire qu’il y a des participations plus difficiles car les gens vont avoir des intentions plus grandes respectivement au territoire ou au thème que tu es en train d’essayer d’aborder. Et il y a des participations plus faciles car d’autres vont sentir de plus faibles tensions avec le territoire ou le problème que tu veux aborder. Ainsi, quand quelqu’un voit les gens comme un problème pour le processus, c’est quand conceptuellement il se confronte à une mauvaise participation. Mais ce n’est pas non plus une opportunité, c’est une voie nécessaire dans le processus. C’est comme si tu disais que construire est plus facile ou difficile. Dans quelques cas, c’est plus facile et dans d’autres, c’est plus difficile. Mais toi, tu dois construire pour matérialiser ton architecture. Intégrer la participation habitante est un fait et les personnes avec qui tu te confrontes lors de cette participation pourraient être des personnes qui, du point de vu de la catégorisation et des groupes sociaux, sont plus vulnérables, avec un capital culturel plus faible… Cependant ce sont des gens en égalité de connaissances du point de vue de l’expérience, des traditions et de la

2 Projet d’aménagement du territoire dans la région de Choapa, au nord du Chili. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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charge culturelle qu’ils partagent. Souvent, on pourrait penser que la tradition d’une ville est plus légère, beaucoup moins identitaire que dans le monde rural. Pourtant, quand tu te confrontes à la participation en demandant à recevoir « bi-directionnellement », c’est à dire une participation où tu apportes tes informations comme expert, où tu transmets des restrictions mais où tu reçois l’information de manière flexible, ce sera un processus plus qu’intéressant et surtout très nécessaire. Ton projet améliore et cela se passe à toutes les échelles. Nous avons réalisé un projet récemment en faisant participer la communauté et celle-ci a amélioré le projet, cela ne fait aucun doute. Les ingénieurs de transit ont réalisé un travail pire que ce qu’ont proposé les voisins parce ces derniers connaissent leur quartier par cœur, les habitudes, les dynamiques, les processus, toutes ces choses humaines qui sont finalement complexes. L.G : Dans un projet qui a utilisé une démarche participative, où celle-ci se ressentelle le plus ? Dans la forme, le programme, l’usage ? J.I.C: Je crois que la participation des habitants se fait beaucoup plus latente quand il s’agit de formuler la bonne question. C’est la phrase typique que nous avons à l’agence : répondre bien à la bonne question. La participation se fait beaucoup plus latente et plus nécessaire quand il faut formuler réellement le problème, le charger et le comprendre. J’ai un exemple : la mairie a demandé aux gens de Cerro Castillo, une localité de 400 habitants et 200 maisons, quelle carrière technico-professionnelle aimeraient-ils avoir au lycée de Rio Ibáñez, la capitale de la commune. La municipalité proposait la carrière de guide touristique alors que toute la communauté, 80% environ, voulait une filière d’infirmerie. Si tu n’es pas suffisamment intelligent de lire ce que te dit la communauté, tu réaliserais un lycée technico-professionnel avec la filière d’infirmerie. Cependant, le réel problème des gens est qu’ils n’ont personne pouvant établir un diagnostique pour identifier leurs maladies, tout simplement parce qu’il n’y a pas de système de santé. Eux, sont en train de transmettre à travers une question mal posée, qu’ils ont besoin d’une assistance à la santé. Ainsi, quand nous sommes concentrés sur le développement du lycée et que l’on pose ce type de question, on aurait tendance à mal lire l’information. Et pour cela, la participation de la communauté est très importante pour comprendre, charger le problème et pour appréhender ce qu’il se passe. Quand nous avons parlé de patrimoine à Choapa, nous avons remarqué que les gens valorisent énormément leur patrimoine. Pour une personne de Santiago ou une personne de France par exemple, il 112

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est possible qu’elles ne voient pas la même chose. Ce que nous essayons de mettre en avant, ce n’est pas l’inexistence de patrimoine mais plutôt ce que les gens ressentent et la nécessité de mettre en valeur ce qu’ils ont. Ce qui n’est pas la même chose. Ainsi, quand tu te mets à leur place, tu ressens le besoin de mettre en valeur leur histoire : les villages miniers, les pétroglyphes, le passé industriel… Certes, cela se peut que les villages miniers abandonnés soient beaucoup moins importants que Sewell ou Humberstone3, mais c’est leur lieu. Et quand tu t’insères dans cette participation et que tu te rends compte que tu dois répondre à cette question, tu l’abordes d’une manière différente. Et maintenant, nous avons une proposition sur le patrimoine et le tourisme extraordinaire car nous avons trouvé la question à laquelle nous devions répondre. Au lieu de continuer à se demander si le patrimoine avait de la valeur, il fallait plutôt se questionner sur la manière d’apporter à la communauté d’Illapel, un produit, un élément, un lieu qui mette en avant ce qu’eux valorisent. L.G : Pensez-vous que la démarche de la participation, de la prise en compte de l’avis des habitants, peut être à l’origine d’un concept typologique ou formel ? J.I.C : Oui, bien sûr ! L.G : Mais les projets de logements sociaux diffèrent de ceux d’édifices publics, non ? Par exemple, avez-vous utilisé la participation pour le centre d’innovation ? J.I.C : Non, pas tellement. Ce que l’on a fait est d’extraire la nouvelle dynamique du travail. Nous avons ainsi pris en compte les quatre mondes du travail : le formel, l’informel, le collectif et l’individuel puis nous avons étudié leurs intéractions. Par exemple, l’individuelformel est le fait de travailler seul face à son ordinateur, l’individuel-informel c’est de marcher, se promener, regarder par la fenêtre. Le collectif-formel est représenté par les réunions et le collectif informel par les déjeunés. Quand nous avons pris conscience de ces quatre modes de travail, nous n’avons pas dessiné que pour celui-ci mais nous avons aussi conçu des espaces de promenades, des espaces de rencontre, des belles vues, des terrasses... C’est une nouvelle manière d’aborder le projet. A partir d’une dynamique de travail, nous avons extrait de nouvelles valorisations.

3 Villages de mineurs abandonnés au nord du Chili et reconverttis en sites touristiques. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Pour le logement social, nous développons des typologies qui répondent aux demandes spécifiques de la participation de la communauté. Particulièrement en ce qui concerne la migration de la typologie de la Quinta Monroy à la typologie de Renca puis de Barnechea. C’est une migration à cause d’une participation qui n’a pas donné de résultats comme ceux de la Quinta Monroy. La Quinta Monroy est une typologie faite de la superposition d’une maison et d’un duplex. Cependant pour Renca, les familles qui venaient d’un campement comprenant une grande surface de terrain ont dit :« Nous, nous voulons une maison avec une cour, une cour avec de la terre pour y mettre un chien » Et de là, Quinta Monroy ne nous servait plus. Ainsi, nous avons reformulé la proposition et nous avons choisi de grandir vers l’intérieur au lieu de s’étendre sur le côté. La troisième variante est la demi-maison de Villa Verde4 qui, au lieu de grandir à l’intérieur de la coquille, s’agrandit bilatéralement sous le toit de la maison initiale. Donc on peut voir que la participation incorpore des éléments qui chargent le problème avec de nouvelles interrogations. Quand une personne nous dit : « Comme tout le monde ici, nous voulons une maison avec un jardin en rez-de-chaussée, nous ne voulons pas de duplex où il faut monter par les escaliers », qui représentent pourtant une circulation assez fluide au vu des caractéristiques du terrain, mais ce n’est pas ton terrain, alors tu te rends compte qu’il faut reformuler la typologie et que tu te dois de répondre à cette question. L.G : Connaissez-vous des exemples où la forme du projet est directement née de la participation des habitants ? J.I.C : Non, je ne sais pas car nous ne travaillons pas beaucoup avec des références. Il y a des cas où les logements sociaux me paraissent bien mais je ne sais pas s’ils proviennent d’une participation avec la communauté. Personnellement, je ne connais pas de cas. L.G : Dans le cas où la participation dure tout au long du projet, comment s’effectue le travail avec les habitants ? Ont-ils des références, une aide extérieure ? Puis comment se passe, de manière concrète, la prise en compte et le travail de toute l’information collectée auprès des habitants ? J.I.C : Nous n’avons pas une seule manière de systématiser l’information, nous avons juste

4 Projet d’Elemental de 484 maisons à valeur sociale construit en 2010 à Constitución, dans le sud du pays.

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écrit le manuel d’Elemental où nous avons décrit notre démarche. En fait, les apprentissages se sont réalisés grâce à la communication fluide avec les familles. Je suis allé à Lo Barnechea récemment et j’ai réalisé une enquête de satisfaction. J’ai pu constater de grandes satisfactions mais c’est seulement une enquête et cette enquête nous donne les résultats que de 12% des logements du quartier. Cela nous permet de voir quelles sont les satisfactions de la famille et dans d’autres cas, nous nous rendons compte de l’évolution des maisons et du résultat architectural de la participation. Ainsi, quand nous disons à la famille que le second étage ne s’agrandit pas et qu’ils construisent un porte-àfaux sur le second étage, nous nous rendons compte que l’information n’a pas été très fluide parce que nous savons l’impact que produit l’extension du second étage pour l’ombre des voisins mais la famille, elle, l’ignore tout simplement. Mais tout cela nous paraît valorisable parce que tu ne peux pas guider la vie d’autres personnes en permanence. Nous sommes des architectes qui rendons une structure, une plate-forme de support pour que la vie se développe à l’intérieur jusqu’à un point où on ne peut plus décider. Après ce sont eux qui vont mettre en valeur si la décision a été correcte ou incorrecte et c’est ce qui se passe dans la vie à toutes les échelles. L.G : Est-ce déjà arrivé parfois que vous voyez une modification sur un projet et qui vous influence par la suite pour imaginer de nouvelles solutions ? J.I.C : Oui bien sûr, cela arrive souvent. Nous pensons que les maisons de Renca ou de Barnechea, qui sont des maisons très « contenues », même si elles sont grandes, elles génèrent un besoin pour les gens de les étendre beaucoup plus que les maisons qui sont déjà ouvertes comme celles de la Quinta Monroy ou de Villa Verde. Dans ces dernières, les gens savent qu’il y a un espace ouvert qu’il faut remplir. Dans d’autres cas, nous les avons rendues déjà amplifiées, l’extension étant payée par la municipalité. Or, beaucoup d’habitants ne peuvent concevoir que cette amplification ait été réalisée par d’autres. Réaliser leur propre extension est une nécessité presque naturelle pour eux, en particulier pour les gens qui viennent des campements. Cela est bien intéressant. Comment faire la maison plus grande ? Comment gagner du terrain ? Car eux sont habitués à gagner de l’espace sans cesse. L.G : Selon vous, jusqu’à quel point peut-on respecter l’avis des habitants ? Qui, entre l’architecte et l’habitant, fait le plus « force » dans le projet ? Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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J.I.C : Moi je pense qu’il est très important pour nous, de nous asseoir à une table et de mettre en valeur nos connaissances. C’est notre droit, nous sommes architectes, nous avons étudié cette capacité de synthèse qu’a la conception, la capacité de conceptualiser, de mettre en valeur et en ordre, de classer les informations et les problèmes. Je crois qu’en plus de respecter l’opinion des gens, nous devons être capables de très bien leur transmettre les restrictions qui existent dans le projet. Mettre en commun l’opinion des gens et la nôtre, c’est un peu ce qui se passe lors des foros. Les foros, qu’est-ce que c’est ? C’est un lieu où se développe la participation de la communauté et où toutes les personnes autour de la table sont en égalité de pouvoir. Nous invitons au foro, des personnes qui sont représentatives du thème abordé ou qui sont de différents groupes, différentes idées, etc... Ce qui est intéressant, c’est qu’en mettant en valeur les différentes opinions, une idée se construit. Ainsi on se rend compte comment les non-experts incorporent une variable très intéressante que même les experts entre eux ne réussissent pas à aborder. Pour cela, il n’y a pas d’idée absolue. Le point important est que lorsque tu te confrontes à la participation, et même si tu es expert, tu dois te mettre dans un lieu commun et ce lieu commun passe par la transmission des restrictions.

Ce que nous faisons beaucoup aussi, est de favoriser un processus inductif. Ainsi,

la décision est prise par la personne qui participe mais c’est nous finalement qui faisons les propositions. C’est ce que l’on a fait pour Calama +5. Par exemple, nous avons proposé une antenne de communication après que les participants aient évoqué leurs problèmes. Mais ils l’ont refusée. Nous avons ensuite proposé une ville protégée du vent. Ils ont refusé car ce n’était pas le sujet. Enfin, nous avons suggéré l’idée d’un oasis. Ils ont tout de suite accepté. Ainsi, au lieu de respecter ou pas l’opinion des gens, nous générons l’information mais ce sont eux qui décident. Ainsi, des rôles s’accomplissent au sein de ce lieu commun. C’est très différent. L.G : Mais parfois, les gens aussi proposent des choses... J.I.C : Oui, ils peuvent proposer, mais ce que nous faisons nous, à l’agence, c’est une coconception qui passe par un processus inductif. Un processus au cours duquel, tu induis l’opinion avec des propositions. Tu ne questionnes pas :« Vous voudriez cela rose, rouge ? »

5 Projet urbain d’aménagement pour la ville de Calama située au nord du pays (désert d’Atacama).

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Non. « C’est ce que l’on vous propose en vue de votre problème. Nous avons défini ensemble la question et voici la réponse que l’on vous fait. Qu’est-ce que vous en pensez ? », « C’est petit, trop grand, bien ou mal… », « Très bien, on jette ou on garde. Maintenant cela. » « C’est bien mais je voudrais cette proposition peinte en rouge, en rose… ». Alors non, car la personne va commencer à occuper ton rôle, celui des propositions, alors que son rôle est de décider. Tu dois respecter sa décision à 100% mais elle, doit respecter tes connaissances. L.G : Pour vous, quels sont les point négatifs de cette architecture qui laisse tant de liberté aux habitants ? J.I.C : Je crois que le point le plus complexe et le plus négatif réside dans l’incapacité à mesurer les dynamiques sociales des groupes d’intérêt. Ainsi, il arrive parfois que l’on croit faire de la participation mais qu’en face, il y a une personne qui ne transmet pas une idée légitime ou qui essaie de transmettre son opinion politique, ses propres intérêts… Cela salit la participation parce qu’elle n’est ni honnête ni franche. Ainsi, si tu es face à un politique qui te dit : « Oui ça me plaît, allons-y », il est peut-être en train de regarder la campagne, les intérêts de son parti et ne considère pas la question réelle. Il répond donc à une question différente de la tienne et là, tu n’es plus dans un lieu commun. C’est difficile à cerner et je crois que cela représente le côté le plus complexe de la participation. Il faut se positionner, changer d’opinion, se soumettre à des exigences et au final, pour certains, c’est le développement de la commune qui les importe plus, pour d’autres c’est la campagne, et pour d’autres encore, c’est leur propre groupe d’intérêt. Il faut mettre tout cela en dialogue et c’est très difficile. L.G :Enfin, selon vous, quel est le devenir de cette architecture? Est-elle viable pour le monde de demain ? J.I.C : Bien sûr ! Moi je sens que les limites de la discipline s’effacent. Nous vivons dans un monde où la discipline commence à se croiser avec d’autres. La transversalité que l’on demande à l’Etat est une transversalité de disciplines. Nous parlons des systèmes de santé et nous sommes architectes ! Mais le thème de la santé surgit parce que nous faisons participer des gens et que nous commençons à écouter ce qu’ils nécessitent vraiment. Ce que nous avons réussi au final, c’est concevoir une architecture qui ne s’occupe pas seulement de penser une maison mais qui se concentre sur le pouvoir de synthèse qu’a Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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la conception et qui est une manière mentale de concevoir l’idée. Mais tu peux parler de n’importe quel sujet, nous on parle du croisement disciplinaire et de la manière dont le monde va être dirigé selon ce croisement des disciplines. Par conséquent, nous pensons que la participation de la communauté est ce grand facteur du croisement disciplinaire, ce qui revient à dire que le client, le bénéficiaire, l’acteur, le financier, font tous parti de cet amalgame de décisions que l’architecte essaie de synthétiser en une proposition. C’est le futur et c’est absolument nécessaire. Aujourd’hui, il n’existe pratiquement plus de projets autoritaires. Tout génère un impact et aujourd’hui la communauté a le droit de s’exprimer, de montrer un pouvoir d’opiner et de boycotter un processus quand elle ne le reconnait pas légitime. C’est pourquoi les institutions et l’Etat doivent assumer que les protocoles ne se limitent plus à la stricte rigueur de l’exécution des projets mais aussi à la stricte rigueur de l’intégration de la communauté. En plus, cela lui donne un aspect durable dans le temps. La communauté n’est pas ignorante et elle sait quand il y a des intérêts illégitimes ou des intérêts créés. De même, quand nous travaillons pour une entreprise minière ou forestière et que les gens pensent que nous sommes en train d’essayer d’aider cette entreprise, avec le temps, ils lisent et se rendent compte que les intérêts sont légitimes, même s’ils sont financés par une personne qui a des intérêts personnels. Et quand cela arrive, on commence alors à se placer dans une position commune avec les gens qui nous respectent. C’est comme un contrat. L.G : Concernant les projets de logements sociaux, vous continuez de les suivre avec le temps ? J.I.C : Oui, nous restons en contact avec les habitants. Alejandro vient d’aller à la Quinta Monroy qui a fêté ses 10 ans récemment. C’est incroyable aujourd’hui. L.G : Et cela a évolué comme vous vous y attendiez ? J.I.C : Non, pas toujours. Il se passe de tout mais nous croyons que toutes les choses qui s’y passent sont bonnes parce que quand nous maintenons les personnes au centre de leurs réelles opportunités, au final ce que nous respectons, c’est aussi une trame sociale qui s’enrichit avec le temps. Maintenant, c’est sûr que les quartiers sont vulnérables, il se peut qu’il y ait de la drogue mais les familles sont respectables, elles évoluent grâce au quartier, 118

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vendent leur maison, les hypothèquent et payent des études à leurs enfants et elles peuvent le faire. Nous faisons de l’architecture et l’idée que le logement social se valorise avec le temps est le principal objectif que nous voulons pour la famille.

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Entretien avec Roberto Reveco, sociologue dans l’agence Tironi.

Lise.G : Roberto, pouvez-vous me présenter rapidement l’agence dans laquelle vous travaillez, Tironi, son rôle, son fonctionnement ? Roberto Reveco : Tironi est une entreprise privée de communication. Avec le temps, elle s’est concentrée sur la consultation en rapport avec le système social. Elle sert en général des organismes publics pour entrer en contact avec la communauté. Pour se positionner au sein des moyens de communication, elle travaille au travers de la presse, des journaux, des communications stratégiques, de la publicité... Une des aires où travaille aussi Tironi concerne la relation avec les communautés. Dans ce contexte, elle réalise des rapprochements, certains sont en rapport avec la consultation, d’autres avec la relation entre les entreprises, les gouvernements et la communauté. Moi je travaille dans ce domaine où nous nous sommes spécialisés dans la création de programmes à partir de la consultation et plus spécifiquement dans le champ de la construction. Depuis trois ou quatre ans, nous travaillons avec Elemental en cherchant à investir les territoires correctement. Il y a 10 ou 20 ans, les entreprises au Chili ont commencé à prendre conscience de leur responsabilité sociale. Elles sentent qu’elles se doivent d’aider et de valoriser les sociétés. Mais en général, cet exercice, elles le réalisent mal. De là, notre agence a développé des techniques pour pouvoir coordonner les différents acteurs : la communauté, les autorités, le gouvernement, les entreprises... Tironi réalise aussi des études pour l’amélioration de l’image et elle aide parfois les entreprises à développer leur organisation. L.G : Quel est votre parcours d’études et votre fonction au sein de l’agence ? R.R : Moi je suis coordinateur de projets. Avant cela, j’ai étudié l’anthropologie sociale puis je me suis spécialisé dans l’esthétique. Je termine actuellement mon doctorat et cela fait un an que je travaille chez Tironi. L.G : Quels sont les types de projets sur lesquels vous avez travaillé et sur lesquels vous travaillez en ce moment ?

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R.R : J’ai travaillé sur plusieurs projets ici, à Santiago. L’un, par exemple, était en relation avec le métro et les communautés. Le métro de Santiago est en train de s’agrandir en ce moment et deux nouvelles lignes vont être construites. Cela a évidemment généré beaucoup de problèmes avec les communautés. Le métro est une entreprise mixte, à la fois privée et publique et la ville est assez fière de son métro, par sa propreté notamment et aussi parce que c’est la seule ville au Chili qui en possède un. Au Chili, les gens ont beaucoup d’affection pour cette entreprise, ainsi, elle a carte blanche et se comporte parfois de manière assez autoritaire voire dictatoriale. L’entreprise a donc commencé la construction des nouvelles lignes sans demander de permission aux voisins et cela a fini par générer des tensions, ce qui explique notre intervention. Maintenant, je travaille essentiellement sur le programme du projet Somos Choapa6, qui consiste à établir le lien entre une entreprise minière et les municipalités de la province où elle s’est installée mais aussi avec le gouvernement pour pouvoir, par la suite, développer des projets. L.G : Comment percevez-vous le travail et la collaboration avec les habitants ? Puis avec les architectes ? Est-il facile ou parfois difficile de coopérer ? R.R : Je crois que les architectes, les ingénieurs et les techniciens en général ont une vision très rationnelle des projets. Ils se préoccupent du fait qu’ils soient viables, rentables... Ce que j’ai vu avec la communauté, ce sont aussi des attitudes assez rationnelles a contrario de ce que l’on pourrait penser. Ainsi, ces réflexions sur la rentabilité et la viabilité sont aussi bien installées au sein de la population. En fait, là où le travail est le plus difficile et là où l’on observe la plus grande distance, c’est lorsque l’on étudie ce que rêve la population et ce que la réalité peut leur offrir réellement. Par exemple, la population va rêver d’avoir un hôpital de meilleure qualité mais ce n’est pas possible dans le scénario actuel du Chili, les techniciens le savent aussi. Ainsi, il y a inévitablement une sorte de confrontation des classes. Il y a des citoyens qui vivent dans certains lieux et qui n’ont pas les mêmes droits que les autres. Et bien des fois, les techniciens sont ceux qui sont chargés de leur dire que la réalité est ainsi. En général, ils argumentent cela bien et les gens finissent par accepter cette sorte d’injustice. L.G : Par exemple, comment se passe la collaboration avec les architectes

6 Sur ce projet, l’agence Tironi travaille avec les architectes d’Elemental (cf note p.88). Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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d’Elemental ? Vous avez l’habitude de travailler ensemble, depuis le PRES je crois... R.R : Je crois que notre relation fonctionne bien. Personnellement, j’ai beaucoup appris à leurs côtés. Ce sont de très bons professionnels, ils envisagent très bien la réalité et cela est très important. Ils ont vraiment le sens des responsabilités, de ne pas promettre des choses qui ne pourront pas se faire. Et parfois dans ma formation, je comprends aussi des choses plus abstraites, plus conceptuelles. Les gens aussi d’ailleurs, ils imaginent souvent des choses mais au moment de les rendre réelles c’est plus difficile. En ce sens, je crois que le travail que font les architectes, les ingénieurs et particulièrement Elemental, selon l’expérience que j’ai, est vraiment bon. C’est à dire qu’ils travaillent avec les limites. Elemental par exemple, considère la communauté à travers ses projets et génère une méthodologie que les architectes utilisent par la suite mais ils la défient également. Peutêtre que les problèmes ne sont pas seulement techniques mais aussi sociaux, culturels… Ils influent sur le projet et au final, leur posent une sorte de défi dans le sens où ils doivent être résolus avec une plus grande complexité. Et cette complexité, c’est la communauté même qui les provoque, par ses désirs. Essayer de respecter cela, essayer de le rendre à la fois possible et viable, constitue un défi encore plus grand que la pure maîtrise de l’architecture. Et en ce sens, je pense que les résultats qu’ils obtiennent sont meilleurs. L.G : Pour parler de la participation, quels sont les types de projets qui utilisent le plus cette démarche ? R.R : En fait, ce qui m’impressionne le plus, c’est de voir les gens aller aux réunions que nous organisons. Je vis dans le quartier de Providencia7 où la municipalité ouvre beaucoup d’espaces dédiés à la participation, ce qui faisait d’ailleurs partie de sa campagne. Personnellement je ne vais à aucune de ces réunions parce que je travaille et quand je rentre, je veux faire autre chose. Je ne comprends pas bien pourquoi ils y vont car au final, si le travail est de faire un parc, c’est celui des architectes et des urbanistes, du ministère des chantiers publics et les citoyens payent des impôts pour que ces professionnels fassent leur travail. Ainsi, je pense que le domaine où il y a le plus de personnes impliquées, là où il y a le plus de participation selon moi, ce sont bien les processus liés à la construction de

7 Quartier situé dans le centre de Santiago.

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logements sociaux. Il y a réellement des questions qui se posent sur les limites du logement social : celles qui définissent les montants d’argent destinés à chaque famille où celles qui déterminent si les terrains sont en périphérie ou non. Dans tous les cas, il y a beaucoup de restrictions. Malgré cela, les gens ont la possibilité de « co-concevoir », d’imaginer avec les architectes, la manière de réaliser leur maison. Et de là, cela revient à un particulier qui engage un architecte. Depuis ce lieu le plus intime qu’est la maison, la participation s’extériorise. Ainsi, les gens participent par la suite à la conception de la place en face de leur logement. Je crois que plus tu t’approches du foyer proprement dit, plus s’accentue la participation. A Illapel (ville du projet Somos Choapa) par exemple, le foro qui a eu le plus de participants est celui qui concernait les mines et l’environnement parce que la plus grande préoccupation des gens se focalise autour des déchets miniers qui sont au cœur même de la ville, envahissant peu à peu leur espace privé. En revanche, les gens de la ville ne sont pas allés à la réunion concernant le développement rural parce que c’est déjà loin de leur espace quotidien. En fait, tout cela est en rapport avec la manière dont le projet qui se développe t’influence personnellement. Et cela va des projets privés aux projets publics. Il y a aussi des gens qui ont plus de convictions que d’autres et qui vont faire un peu de lobbying car ceux-ci ont déjà un projet plus défini. De cette manière, ils vont profiter de l’espace de participation pour mettre en avant leurs intérêts académiques. L.G : Selon vous, comment se manifeste le processus participatif dans un projet ? Plus dans la forme, l’usage, le programme... ? R.R : Je crois que fondamentalement, il se ressent plus dans le programme, dans les usages qui peuvent être donnés à un lieu. Mais il y a aussi un thème identitaire bien important qui relève de l’esthétique, de la forme, d’un style qui peut déterminer l’aspect d’un édifice et qui n’a rien à voir avec ce que les gens imaginent. Par exemple à Calama, Elemental a présenté une tour très grande qui, dans son aspect, n’avait rien à voir avec la vision que les gens ont de leur ville. Les corrections de projets que j’ai pu voir sont souvent en relation avec l’emplacement des usages. Parfois les architectes, pour faciliter une mise en œuvre, donnent des fonctions aux espaces qui ne correspondent pas à ce que veulent les gens. A plus grande échelle, il arrive que les architectes ne respectent pas l’histoire de la ville, d’un lieu, de la manière « historique » de vivre dans cette ville et de la voir. Il arrive que les projets ne correspondent pas à une vision générale. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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L.G : Quand cela arrive, les architectes modifient-ils leur projet ? Avez-vous déjà vu des cas où les architectes ont modifié leurs projets à cause du processus de participation ? R.R : Ce que j’ai vu pour l’instant, c’est que les modifications ne se situent pas dans le détail. Les gens ne sont pas bornés, ils n’ont pas l’esprit fermé et ils peuvent proposer certaines idées. Par exemple : « Je voudrais que ce lieu soit plus grand ». Ils défient alors l’architecte de réaliser un espace plus ample. Les demandes ne se font pas sur le détail : « Je voudrais que tel mur soit ici, etc… ». C’est plus conceptuel. Et justement, je pense que le travail des architectes réside en cela : transformer ces demandes conceptuelles en propositions. Ainsi, les gens voient un programme puis un plan et font des observations qui ne sont généralement pas liées avec les recommandations techniques mais plutôt avec leurs souhaits. Et je pense que c’est très important pour un architecte d’avoir cet avis parce que même si cela reste très figuré, cela lui permet d’avancer et de faire en sorte que le projet soit une réussite, qu’il se vit, qu’il soit en accord avec ce que les personnes attendent. L.G : Oui, il est bon parfois de revenir au concept même si le projet en est à la phase technique... R.R : Oui et cela fait aussi partie de ce que j’ai appris aux côtés des architectes. Ce petit commentaire : « Je voudrais que cet espace soit plus grand », implique un travail immense, de réflexion, d’imagination, de créativité, pour rendre tout cela possible. Alors parfois, le projet doit être repensé entièrement avec tout le travail que cela implique. Puis les architectes retournent voir la communauté et ceux-ci approuvent. Mais derrière tout cela, bien évidemment, il y a eu un long travail. L.G : En général, combien de temps dure le processus ? Fonctionne-t-il jusqu’à la fin ? R.R : Il y a toujours un premier processus de participation intense où apparaît la vision, la manière dont les gens perçoivent le futur d’un lieu. Mais aussi, quel est le présent de ce lieu ? Ce qui ne va pas, ce qui manque, ce qui est en tension... Ensuite, vient le processus participatif concernant le projet. Puis nous arrivons à une étape, après trois ou quatre 124

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sessions, où une sorte d’avant-projet se valide. Après vient un travail plus technique et dans ce cycle nous n’avons plus besoin de la présence des gens. Je crois que c’est toujours important que les gens valident chaque étape mais il y a forcément un travail qui doit être fait par les architectes et les ingénieurs. L.G : Juste une question, avez-vous déjà travaillé sur des projets de logements sociaux ? R.R : Non, seulement sur des projets urbains, à grande échelle. L.G : Dans le cas où la participation dure tout au long du projet, comment s’effectue le travail avec les habitants ? Ont-ils des références, une aide extérieure ? R.R : Nous fonctionnons beaucoup suivant la méthode des foros participatifs. Nous avons inauguré cette méthode à Constitución, après le tremblement de terre de 2010 et cela a été très positif. Ainsi, nous l’avons adoptée pour l’appliquer à d’autres situations comme pour le projet de Somos Choapa. Dans ces réunions peuvent participer les techniciens, les communautés, les autorités, les politiques, même la religion et chacun apporte ses connaissances. Nous avons l’exemple avec le Transantiago8. C’est un grand projet technique et si les professionnels avaient consulté les gens avant sur certaines choses, alors probablement le projet aurait été plus réussi. Voici donc la théorie des foros et c’est aussi pour cela que l’on a vu un attachement des gens face à cette méthode : pendant deux heures, les connaissances du politicien, du technicien, du religieux et de la communauté ont la même valeur alors que dans un processus commun, ce serait la connaissance du technicien qui prédominerait. Ainsi pendant la réunion, chacun diminue un peu son égo et écoute les autres connaissances qui peuvent apporter au projet. L.G : Après ces réunions, comment se passe, de manière concrète, la prise en compte et le travail de toute l’information collectée auprès des habitants ? R.R : Premièrement, il faut essayer de l’ordonner voire de la classifier, c’est à dire qu’il faut essayer de détacher les grands thèmes récurrents. Après, vient un travail de synthèse

8 Nouveau système de transport de bus à Santiago. Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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tout en restant le plus fidèle possible à ce que disent les gens. Un autre travail important est celui de la communication. Transformer ce qui a été dit en articles pour les prospectus, pour le site internet, pour les réseaux sociaux et pour la radio. Il est important que tout le monde sache. Pour ma part, c’est très important de rester fidèle à ce qui a été dit, surtout lorsque l’on prépare le prochain foro. C’est très important de garder le même discours, la même pensée d’une réunion à l’autre. L.G : Ainsi, quels sont les principaux moyens de communication que vous utilisez pour communiquer et pour travailler avec les gens ? R.R : Tout d’abord nous disposons de la Casa Abierta9 où les gens peuvent questionner, s’informer, etc… Il y a aussi un bulletin informatif qui se distribue mensuellement, il y a les réseaux sociaux qui n’ont pas tant d’importance et le site internet. La radio est très importante car on l’écoute partout, même dans les endroits les plus reculés. En vérité, elle a un rôle fondamental au Chili et reste un moyen très efficace pour véhiculer l’information. Mais parmi tous ces moyens de communication, il y a aussi les relations avec les gens. Une des premières choses à faire quand on arrive dans un lieu où l’on intervient comme scientifique social, c’est de s’insérer dans la société, voir quelles sont les dynamiques, quels sont les groupes, qui est qui, comprendre les acteurs et les relations qu’il y a entre eux, qui est un peu le « savant » local et qui a le plus d’influence… Il faut essayer de comprendre tout cela, de connaître, de s’insérer dans la communauté et de garder les yeux bien ouverts, c’est un peu la méthode de l’anthropologie ou celle de l’ethnographie. Il faut prendre le temps de discuter avec les gens pour continuer de s’informer. C’est très important car on génère aussi de la confiance. Dans beaucoup de projets, ce sont les entreprises privées et le gouvernement qui ouvrent la participation mais cela provoque aussi un manque de confiance par rapport aux programmes qu’ils créent. Nous avons déjà travaillé avec de très grandes entreprises et avec le temps, ils arrivent à gagner la confiance des gens. L.G : Selon vos expériences (positives ou négatives), croyez-vous que la démarche participative est indispensable à tout projet d’architecture ? R.R : Je ne sais pas si c’est fondamental. Dans tous les cas et plus particulièrement ici,

9 Maison généralement située au centre de la ville et construite pour la démarche participative du projet.

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au Chili, il s’agit de « légitimiser » car les techniciens, les politiques, les entreprises, ont beaucoup d’influence. Ainsi je vois le processus de participation comme un moyen de rendre les décisions légitimes. Nous ouvrons un espace participatif pour que tout le monde puisse opiner et si le projet ne fonctionne pas, c’est alors la faute de tout le monde. Je défends tout à fait la consultation et je crois que c’est important, nous avons des choses à apprendre des gens mais je reconnais avoir vu des projets exclusivement conçus par des techniciens qui fonctionnent vraiment bien. Il y a deux aspects : déjà, il ne faut pas oublier que nous avons eu une dictature au Chili. Pendant très longtemps, il n’était pas permis de parler. Aujourd’hui les gens veulent de nouveau participer à la vie sociale, à la politique, à la reconstruction des tissus sociaux. Je crois aussi qu’il y a une mobilisation politique car il y a eu tant d’inconfiance que l’unique façon de valider les décisions, c’est par le dialogue. Comme tu peux le voir, le pays se réforme, la réforme de l’éducation par exemple est la plus importante. Les étudiants demandent qu’on les écoute et qu’on ouvre des espaces de parole. Dans le gouvernement même de Bachelet, figure une nouvelle constitution pour le Chili qui prévoit la participation et si cette constitution est seulement réalisée par les avocats, elle ne sera pas légitime. Ainsi, il y a l’envie que les gens participent et influencent le projet. Même à l’intérieur du gouvernement, il y a cette idée que si les gens participent, cela donnera plus de légitimité aux décisions. L.G : Voyez-vous beaucoup de différences entre un projet qui n’inclue pas la participation et un autre projet qui l’inclue ? R.R : Oui, je pense qu’il y a des projets qu’une équipe technique peut très bien concevoir seule et d’autres qui nécessitent un processus de participation pour le moins consultatif. D’ailleurs, il existe des lois au Chili qui obligent les concepteurs à se référer à la population, même de manière très basique. Par exemple, pour le projet de Choapa, nous n’allons pas tout réaliser suivant un processus de participation. Avec le thème de la santé par exemple, les gens ont déjà remarqué que la santé n’était pas bonne à Illapel, mais beaucoup savent aussi qu’il faut occulter certaines choses pour pouvoir continuer d’avancer. On peut améliorer des choses qui ne nécessitent pas forcément une participation de la communauté, tout d’abord parce que les coûts seraient trop élevés et qu’il faudrait payer des personnes pour mener à bien le processus. Mais comme je le disais auparavant, je pense que si tu construis sans participation du logement social, qui est l’espace le plus intime, le risque que ce soit un Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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échec est très grand. Surtout qu’au Chili, la plupart des logements sociaux sont construits dans le but d’éradiquer les tomas illégales. Ce sont par exemple, 13 000 personnes qui vivent ensemble, qui ont une histoire commune, qui ont envahi un terrain puis qui ont formé une communauté avec des dynamiques propres. Pour les projets de bureaux par exemple, je ne vois pas quels processus de participation on pourrait développer. L.G : Peut-être concernant l’impact que l’édifice a dans la vie ou l’aspect du quartier par exemple... R.R : Oui, tout à fait, mais pour l’amélioration du programme par exemple, je ne sais pas si cela serait très efficace... Mais pour le thème du logement et des espaces publics plus petits, je crois que c’est vraiment important. L.G : Roberto, selon vous, jusqu’à quel point peut-on respecter l’avis des habitants ? Qui a le dernier mot dans le projet ? R.R : Je pense que c’est une grande question, un peu difficile à résoudre. En France par exemple, la peine de mort s’est abolie en 1981, contre l’avis des gens. Ainsi, je crois qu’il y a comme une tension qui se génère avec l’illustration et la confiance dans la connaissance. C’est le siècle des lumières, les savants qui étudient et qui ont les connaissances sur ce qui est juste. Et je crois qu’au final, ce sont ces personnes qui prennent les décisions. Par exemple, mon compromis à moi est d’essayer de générer un bien commun, c’est à dire de considérer ce que dit la communauté, ce que dit la municipalité, les entreprises, le gouvernement, les architectes puis de faire en sorte de sortir quelque chose de commun à tous ces avis. Mais il est impossible d’obtenir une démocratie totale et ceux qui ont le plus de pouvoir continuent de décider. On peut ouvrir ces processus légitimes mais il y a toujours la parole du maire qui dit si cela peut se faire ou non, de même il y a la parole des entreprises... Par le fait il y a toujours un travail bien important qui consiste à maintenir l’amitié entre tous les acteurs. Par exemple à Calama, nous n’y sommes pas parvenus et les projets ne se sont pas réalisés. Ainsi, l’objectif est de réussir à faire en sorte que le maire reste en bon terme avec le gérant de l’entreprise, que la communauté ne critique pas trop le maire, etc... Cela permet aux projets de sortir. Au Chili, la seule fois où l’on a respecté l’avis de la communauté remonte à 2011 lors des 128

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manifestations étudiantes. C’est la première fois qu’un mouvement a eu autant d’influence pour que le gouvernement suivant propose une réforme de l’éducation assez profonde. C’est la première fois que l’on a vu cela. Les étudiants ont réussi à acquérir une certaine vision. Au Chili, il y a eu ce que l’on a appelé « la Revolución de los pingüinos », en 2006. On surnomme les lycéens « pingouins » à cause de l’uniforme qu’ils doivent porter. Cela a marqué la première révolution sur l’éducation. A cette époque, Michelle Bachelet était à la tête du pays. Elle a fait une sorte de « show » sur la réforme de l’éducation mais rien ne s’est produit au final. Mais en 2011, le mouvement a pris de l’ampleur. Bachelet se présentait de nouveau aux présidentielles avec un programme qui prenait totalement en compte ce que les gens demandaient, sur l’éducation notamment. Ainsi, ces processus participatifs, en général, sont largement pris en compte. Après, tout dépend de la volonté des politiques ou des entreprises mais finalement, l’unique moyen de pression qu’ont les citoyens, est la protestation, la manifestation, la grève... A vrai dire, je dirais même que ces aspects font partie du processus consultatif. De toute manière si tu ne respectes pas les avis, les gens ne viennent plus aux réunions ou ne votent plus, c’est eux qui ont le pouvoir final. L.G : Pour vous quelles sont les limites de ces projets qui laissent tant de liberté aux gens ? Quels en seraient les points faibles ? R.R : Je ne sais pas s’il y a beaucoup de projets qui laissent tant de liberté aux gens. Si tu prends l’exemple des foros, les gens participent, s’engagent, mais derrière cela, il y a un travail énorme de la part des architectes et des sociologues, il y a des centaines de réunions derrières ces foros. C’est le travail de chacun, on nous paye pour faire cela et il n’y a aucune faveur. Ce que je veux dire, c’est pour que ces processus participatifs résultent, il doit y avoir un travail professionnel très important. Il y a d’autres processus qui sont totalement spontanés, comme peut l’être par exemple la prise d’un terrain. Ce processus est 100% libre. Ici au Chili, où les gens prennent le terrain, y construisent leur maison, volent l’électricité, les câbles électriques... c’est typique et ça fait partie d’un urbanisme spontané. Valparaíso est un peu construit de cette manière et c’est assez impressionnant. Le grand problème de Valparaíso aujourd’hui, est qu’il y a beaucoup de lieux qui sont impossibles à régulariser sur la base des normes actuelles. Ces mêmes lieux ne respectent aucune norme de sécurité et c’est aussi ce qui génère de la marginalité. C’est un peu comme le problème des sans-papiers en France, le fait qu’il y ait beaucoup de gens dans l’irrégularité va entraîner une paupérisation de la population en général qui n’a Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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pas accès à la santé, à la sécurité sociale... Ainsi, il se passe la même chose ici même s’il est vraiment très impressionnant de voir ces processus de construction urbaine absolument spontanés qui ne sont en dialogue ni avec l’autorité ni avec les normes. En fait, cela résulte aussi d’une nécessité, ces gens n’avaient aucun endroit pour vivre. Ce type d’urbanisme génère aussi beaucoup de solidarité, d’appui et d’entraide entre les gens, mais le résultat d’un point de vue technique est limite. Si un architecte pense aux conditions optimales pour qu’une population puisse vivre, il est clair que ces populations ne les respectent pas. L.G : Pensez-vous que la participation peut réellement influer sur l’architecture d’un projet et si oui, de quelle manière ? R.R : Selon moi, les gens influencent surtout les thèmes conceptuels. Peut-être, ces concepts font en sorte que la forme change, comme avec ces maisons typiques que conçoit Elemental, mais j’ai encore des doutes sur la forme même de la participation… L’architecture est une science bien complexe et en général, les villes sont faites par des architectes. Ici au Chili, le centre de la ville est majoritairement fait par des architectes et je crois que la forme qu’acquièrent les lieux construits avec une participation totale est similaire à celle de Valparaíso ou à celle des campements. Moi par exemple, je n’ai pas d’habiletés spatiales assez développées pour influencer une forme architectonique spécifique mais d’un point de vue conceptuel, je peux entrevoir beaucoup. Je ne sais pas s’il y a une relation étroite entre participation et forme physique. Peut-être si, mais avec les lieux qui ont une architecture plus patrimoniale comme San Pedro de Atacama par exemple10 . Là-bas, tu as l’obligation de construire en adobe et des maisons d’un seul étage. Il n’y a pas de participation directe mais la municipalité a collecté les impressions des gens et ce qu’ils veulent préserver dans le village, avec un type de construction, un type de matériaux pour garder toute l’ambiance du lieu. De ce point de vue, les restrictions pour un architecte sont assez nombreuses et on pourrait donc parler d’une participation indirecte dans la mesure où ces restrictions, qui ont été formulées par les habitants, vont influencer les formes des futurs édifices. Le commerce aussi peut faire office d’exemple. Au Chili, il y a énormément de centres commerciaux qui s’ajustent chaque fois un peu plus au quartier, qui s’adaptent à la culture, aux bâtiments qui les entourent, etc... Pour les dirigeants, cela signifie aussi

10 Petit village situé à l’extrême nord du pays dans le désert d’Atacama.

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une amélioration de la fréquentation et donc des affaires. Finalement, l’adaptation au train de vie des habitants est aussi une stratégie commerciale. Si on prend l’exemple du McDonald’s des Champs-Elysées, il est vert et gris, en somme assez élégant. Bien sûr, il y a certaines restrictions qui sont légalisées, à Paris surtout, où toutes les constructions sont réglementées pour s’adapter au patrimoine, au contexte urbain, etc… Il y a cela, des règles bien institutionnalisées comme pour notre exemple précédant de San Pedro, mais il y a aussi d’autres règles qui relèvent de l’adaptation au milieu, afin que la construction soit « rentable » et fonctionne bien. Ainsi ce McDonald’s des Champs-Élysées, est beaucoup mieux accepté que s’il avait été rouge et jaune. Aujourd’hui, on pourrait remarquer que les entreprises en général se préoccupent de plus en plus de ce que veulent spécifiquement les consommateurs. Que veulent les gens ? Comment pouvons-nous paraître plus accueillants ? Comment s’intégrer d’une meilleure façon, au quartier, à la ville ? Et de là par exemple vient le succès de notre entreprise. Avec cette tradition dictatoriale qu’a eu notre pays, les entreprises étaient habituées à faire comme le gouvernement, c’est-à-dire comme elles l’entendaient. Aujourd’hui, avec un libre marché très fort au Chili et une démocratie de plus en plus importante, les entreprises se sont adaptées et ont cherché à s’intégrer chaque fois plus. De là, c’est clair, la participation se transforme en un guide qui te renseigne sur le chemin à prendre pour la réussite, c’est un outil.

26 Novembre 2014.

Lise Gaillard - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne - 2015

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Crédits photographiques : p.3

Photo personelle (Valparaíso)

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