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Cerveau & Psycho • n°41

La douleur est-elle à la fois néfaste et utile ?

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Psycho

France métro. : 6,95€, Bel. : 8,20€, Lux. : 8,20€, Maroc : 85 DH, Port. Cont.: 8,25 €, All.: 10 €, CH :15 FS, Can. : 11,50 $, USA : 9$,TOM S. :1170 XPF

SEPTEMBRE

- OCTOBRE 2010

Comment motiver les élèves ? Ce que l’étude du cerveau apporte aux sciences de l’éducation ➜ La vogue de la méditation de pleine conscience ➜ Les bienfaits du rire ➜ Peut-on lire dans les pensées d’autrui ?

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3:HIKRQF=[U[^Z]:?k@a@o@b@a; n°41 - Bimestriel septembre - octobre 2010

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Psycho Éditorial

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Françoise PÉTRY

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www.cerveauetpsycho.fr Pour la Science, 8 rue Férou, 75278 Paris cedex 06 Standard : Tel. 01 55 42 84 00 Directrice de la rédaction – Rédactrice en chef : Françoise Pétry Cerveau & Psycho Rédacteur : Sébastien Bohler L’Essentiel Cerveau & Psycho Rédactrice : Émilie Auvrouin Pour la Science : Rédacteur en chef adjoint : Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier, Philippe Ribeau-Gesippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier Dossiers Pour la Science : Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Rédacteur : Guillaume Jacquemont Directrice artistique : Céline Lapert Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Site Internet : Philippe Ribeau-Gesippe, assisté de Laetitia Pierre Marketing : Heidi Chappes Direction financière : Anne Gusdorf Direction du personnel : Marc Laumet Fabrication : Jérôme Jalabert, assisté de Marianne Sigogne Presse et communication : Susan Mackie Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This Ont également participé à ce numéro : Bettina Debû, Hans Geisemann Publicité France Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin (jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 Télécopieur : 01 43 25 18 29 Service abonnements Ginette Grémillon : Tél. : 01 55 42 84 04 Espace abonnements : http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience Adresse e-mail : abonnement@pourlascience.fr Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 Commande de dossiers ou de magazines : 02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62) Diffusion de Pour la Science Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3 Canada. Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles Autres pays : Éditions Belin : 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06 Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue « Cerveau & Psycho », doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

Se réconcilier avec la lecture ans son essai Comme un roman, Daniel Pennac imagine une nouvelle pédagogie de la lecture pour lutter contre le déplaisir de lire. Aujourd’hui, confirmant ce désintérêt croissant pour la lecture, sociologues, psychologues et enseignants vont plus loin en lui imputant les difficultés que rencontrent certains élèves. Lire pour apprendre, apprendre pour mémoriser, mémoriser pour comprendre, comprendre pour prendre plaisir... à lire. La connaissance appelle la connaissance, à condition d’avoir amorcé ce cercle vertueux.

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Cette affirmation pourrait sembler utopique, voire passéiste, si elle n’était étayée par les résultats qu’apportent les neurosciences. Le cerveau est doté de systèmes de récompense qui libèrent de la dopamine – associée au plaisir – quand on surmonte une difficulté ou que l’on résout un problème. Apprendre à lire, apprendre tout simplement, déclenche des émotions positives. Or les enfants ont un attrait spontané pour le livre. Pourquoi cette envie de lire s’étiole-t-elle chez beaucoup d’entre eux, souvent à l’adolescence ? Sans doute, toujours d’après Daniel Pennac, parce que « Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec quelques autres : le verbe “aimer” et le verbe “rêver” ». Dès lors, pourquoi ne pas mettre en application ses « droits imprescriptibles du lecteur » ? « Le droit de ne pas lire ; le droit de sauter des pages ; le droit de ne pas finir un livre ; le droit de relire ; le droit de lire n’importe quoi ; le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible) ; le droit de lire n’importe où ; le droit de grappiller ; le droit de lire à haute voix ; le droit de nous taire. » Les neuroscientifiques qui s’intéressent à l’enseignement livrent de multiples informations sur la façon dont les élèves apprennent, oublient, comprennent (ou non), progressent ou perdent pied, sont attentifs ou dissipés, sur la façon dont les enseignants transmettent leur savoir, sont respectés ou chahutés. Certaines éclairent a posteriori pourquoi les anciennes méthodes d’enseignement étaient efficaces (notamment parce qu’elles donnaient aux enfants les règles dont ils ont besoin pour se structurer), mais aussi pourquoi aujourd’hui la masse des connaissances à assimiler dépasse les capacités de mémorisation du cerveau. Des connaissances mal acquises désamorcent le cercle vertueux. À quand un meilleur dialogue entre les neuroscientifiques et les responsables des programmes d’enseignement ? 1


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Departures : la paix des morts

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Andy Dean Photography / Shutterstock

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Au bonheur d’en rire

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26 Peter Hansen / Shutterstock

Comprendre la réussite scolaire

48 Fotokup / Shutterstock

La douleur sert-elle à quelque chose ?

Psychologie

78 Point de vue

Benoît Bayle

Mères infanticides : halte à la confusion !

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Le déni de grossesse ne devrait pas être le seul critère pour juger de tels cas.

Cinéma : décryptage psychologique

Serge Tisseron

Departures : la paix des morts

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Un film subtil évoque l’importance des rituels d’adieu aux défunts.

Éditorial

Comportement

1

Christophe André

La méditation de pleine conscience

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Les effets positifs de la méditation sur la santé fascinent les neuroscientifiques.

L’actualité des sciences cognitives

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Timides : un cerveau hyperactif ! G Fâché ou dégoûté ? G Une géographie du sourire G Une fontaine de jouvence neuronale ? G L’accent de vérité G Gros dormeurs G Un endroit sûr pour dormir G Le lent développement du cerveau humain G Défense du territoire G Du paracétamol contre la solitude

Psychologie au quotidien Au bonheur d’en rire

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Moins de stress, de maladies ou d’allergies : le rire a toutes les vertus.

Comportement

Emily Anthes

Les nouveaux pères

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Les pères subissent aussi des modifications biologiques à la naissance d’un bébé ! En couverture : AVAVA / Shutterstock

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Nicolas Guéguen

Psychologie sociale Quelle gaffe !

Anna Gielas

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Évitons de nous focaliser sur ce que nous voulons éviter ! © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Idées reçues

Dossier

Comment motiver les élèves ?

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en santé mentale

Les hommes sont plus agressifs que les femmes Scott Lilienfeld et Hal Arkowitz

Synthèse

Apprendre par cœur ou comprendre ? Alain Lieury Les deux : le cerveau a besoin de connaissances pour raisonner.

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Comprendre la réussite scolaire

Analyses

Interview d’Alain Lieury Comment donner aux enfants le goût de lire et d’apprendre ?

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Quand les neurosciences inspirent l’enseignement Daniel Favre L’enseignement actuel ne tient pas assez compte du cerveau de l’enfant.

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La personnalité antisociale Jérôme Palazzolo

de livres

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Psychologie sociale. Perspective multiculturelle Serge Guimond G Changer grâce à Darwin. La théorie de votre évolution Jean-Louis Monestés G

Tribune des lecteurs 95

Comment gérer les classes difficiles ? Jean-Claude Richoz L’établissement de règles claires en classe résout la plupart des problèmes.

60 Sur le site

cerveauetpsycho.fr

Neurobiologie Imagerie

Daniel Bor

Comment lire dans les pensées d’autrui ?

68

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Même si l’on progresse, on n’en est pas encore à la télépathie par IRM. Un encart d’abonnement page 24

Olfaction

Simone Einzmann

Avez-vous le nez fin ?

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À notre insu, les odeurs environnantes influent sur nos émotions.

Interview de

Nicolas Danziger

La douleur sert-elle à quelque chose ?

78

Psychopathologie des héros

Sebastian Dieguez

Qui est le malade imaginaire ?

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Molière a-t-il décrit l’hypochondrie, ou une autre psychose délirante ?

Questions aux experts Pourquoi les enfants mettent-ils tant de temps à marcher ?

John Bock

88

Comment lire dans les pensées d’autrui ?

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Forestpath / Shutterstock

Les personnes insensibles à la douleur ne se sentent pas «habiter» leur corps.

Parce qu’à la naissance, le cerveau du bébé n’est pas mature.

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Ldes’asciences ctuacognitives lité Timides : un cerveau hyperactif ! Le cerveau des timides est le siège d’une activité intense qui le rend très sensible aux visages des autres. ls se cachent dans les soirées, bafouillent lors des présentations, rougissent à la moindre occasion... Les timides n’ont pas toujours la vie facile, et ils le doivent peut-être à leur cerveau. Une étude de l’Université de Sacramento a montré que le cerveau timide est surtout un cerveau très réactif, qui s’emballe facilement lors des situations inhabituelles. Elliott Beaton et ses collègues ont fait passer des tests de timidité à une centaine d’étudiants et ont retenu les 12 les plus timides ainsi que les 12 les moins timides pour une expérience. Dans cette expérience, les étudiants devaient observer une suite de photographies et décider le plus vite possible s’il s’agissait d’hommes ou de femmes. Les visages exprimaient une palette d’émotions allant

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de la peur à la joie en passant par la colère, le dégoût, la tristesse. E. Beaton a constaté que les mêmes aires cérébrales s’activaient chez tous les sujets, mais que certaines (le cortex préfrontal médian pour la tristesse, ou le gyrus frontal inférieur et l’insula pour la joie) s’activaient plus chez les timides que chez les autres. En fait, le cerveau timide est globalement plus actif que la moyenne, et il n’existe pas de zone cérébrale qui soit moins active. Le timide souffre d’un excès de réactivité aux émotions exprimées sur les visages. Est-ce héréditaire ? Dans la phobie sociale, qui est une timidité poussée à l’extrême et handicapante, une composante génétique existe, observable notamment chez les jumeaux phobiques sociaux. Ainsi, il est possible que la timidité ait une composante génétique, mais l’environnement familial joue également un rôle : les parents timides font des enfants qui ont aussi plus de chances que les autres d’être timides, étant habitués à adopter des comportements prudents, voire craintifs. Mais la timidité n’est pas forcément un défaut (elle est socialement bien acceptée chez les femmes), et un timide peut être plus apprécié qu’un extraverti désinhibé qui tutoie tout le monde sans ménagement dès la première minute. E. Beaton et al., in Pers. and Ind. Diff., vol. 49, p. 755, 2010

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Mesurez votre timidité Notez de 1 à 5 vos réponses (de 1, pas du tout d’accord,à 5,totalement d’accord,l’ordre devant être inversé pour les questions 3,6,9 et 12). 1. Je suis tendu avec les gens que je ne connais pas bien. 2. Je ne suis pas très doué socialement. 3. Je n’ai pas trop de difficultés à demander des renseignements aux gens. 4. Je me sens souvent mal à l’aise dans les fêtes ou les réunions mondaines. 5. Dans des groupes, j’ai du mal à savoir de quoi parler. 6. Je ne mets pas longtemps à surmonter ma timidité dans les situations nouvelles. 7. J’ai du mal à être naturel quand je rencontre de nouvelles têtes. 8. Je suis nerveux si je m’adresse à une figure d’autorité. 9. J’ai des doutes sur mes compétences sociales. 10. Il m’est difficile de regarder les gens dans les yeux. 11. Je me sens inhibé en contexte social. 12. J’adresse facilement la parole aux étrangers. 13. Je suis plus timide avec les personnes du sexe opposé. De De De De

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à à à à

26 :Timidité très faible. 39 :Timidité plutôt faible. 52 : Légère timidité. 65 : Forte timidité.

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Sébastien BOHLER

Fâché ou dégoûté ? vant l’âge de sept ans, les enfants auraient de grandes difficultés à reconnaître l’expression du dégoût sur les visages. À l’Université de Boston, les psychologues Sherri Widen et James Russell ont demandé à 84 enfants de nommer l’émotion correspondant au visage d’une personne dégoûtée, et ont constaté que seuls 14 pour cent citaient le dégoût, les autres assimilant cette expression à de la colère. Pourtant, les enfants éprouvent du dégoût très petits, et leur visage réagit par l’expression correspondante. De ce point de vue, la capacité à identifier l’expression de leur visage est surtout utile pour leurs parents, afin qu’ils ne leur donnent pas par inadvertance des aliments avariés. L’enfant quant à lui est soumis à d’autres impératifs : reconnaître en premier lieu la colère de ses congénères, notamment lors des jeux ou des conflits. Comme la colère s’accompagne de la contraction de muscles en partie identiques (notamment la ride du nez), l’enfant doit apprendre à intégrer dans son raisonnement les circonstances où cette émotion est exprimée : s’agit-il d’un conflit entre individus, ou de l’ingestion d’un aliment ? Les adultes, éducateurs ou parents, ont intérêt à l’aider à décider en attirant son attention sur la situation sociale et en le familiarisant avec les nuances du vocabulaire associé aux émotions.

Jean-Michel Thiriet

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S. Widen et J. Russell, in Emotion, vol. 10, p. 455, 2010

Une géographie du sourire On sourirait moins dans l’ancien bloc de l’Est qu’à l’Ouest.

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ci, un sourire n’est pas une marque de courtoisie, mais d’infériorité... Il n’y a pas si longtemps, un sourire pouvait inspirer la défiance. Pourquoi cette personne sourit-elle ? Cela veutil dire qu’elle est heureuse – comment est-ce possible avec toute cette misère autour de nous ? Une manifestation de joie était un motif de suspicion, au mieux considéré comme indécent. » Ces lignes sont de l’écrivain croate Slavenka Drakulic, qui évoquait en 1997 l’humeur austère des habitants de l’ancien bloc soviétique, une difficulté à exprimer les sentiments positifs (et à les éprouver ?) qui aurait perduré des années après la chute du mur de Berlin. Le psychologue polonais Piotr Szarota a utilisé Internet pour tester cette opinion. Grâce à un site de partage social en ligne, il a collecté 2 000 photographies d’internautes de dix pays de part et d’autre de l’ancien rideau de fer (notamment en France, en Allemagne de l’Est et de l’Ouest, en Pologne, en République tchèque) et il a étudié la fréquence des sourires. Des écarts importants apparaissent, puisqu’un quart seulement des hommes polonais sourient sur leur page de présentation, contre 55 pour cent des Britanniques, par exemple. Les Hongroises détiennent la palme de la tristesse faciale, et dans l’ensemble la vérité est là : on sourit moins à l’Est qu’à l’Ouest.

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Comment l’expliquer ? Faut-il croire Slavenka Drakulic, et imputer au passé politique de ces pays un pessimisme dont nous verrions aujourd’hui les traces ? Ou évoquer des causes plus profondément ancrées dans les cultures ? Par exemple, le concept polonais de sincérité, l’un des pivots de la vie sociale, veut que l’on ne travestisse pas ses sentiments par de faux-semblants : on ne sourit pas si l’on n’est pas de bonne humeur. À l’inverse, le sourire occidental peut être un masque qu’il faut porter pour être valorisé socialement. Vestige du communisme ou reflet de la culture ? P. Szarota, in Journal of nonverbal behavior, à paraître

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Une fontaine de jouvence neuronale ? Une molécule aurait la capacité de stimuler la production de nouveaux neurones et de restaurer les capacités cognitives altérées par le vieillissement. es expériences n’ont été réalisées à ce jour que sur des souris et des rats. Mais après avoir testé 1 000 composés chimiques soupçonnés d’avoir des effets sur la croissance des neurones, Andrew Pieper et ses collègues de l’Université de Dallas et d’Atlanta pensent avoir trouvé un composé, nommé P7C3, doté de propriétés intéressantes. Le composé aurait la capacité de relancer la synthèse de nouveaux neurones dans une aire du cerveau (le gyrus denté) de souris ayant perdu cette capacité de régénération à cause de mutations génétiques créées en laboratoire. De telles souris sont incapables d’apprendre et ont de graves retards cognitifs. La substance isolée restaure à la fois la production de neurones dans

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leur gyrus denté, et les capacités d’apprentissage. La molécule régénératrice a été testée afin de savoir si elle protège des effets dus au vieillissement. Des rats âgés, atteints de déclin cognitif, ont reçu le médicament dans leur alimentation et ont subi le test du labyrinthe aquatique, consistant à mémoriser l’emplacement d’une plate-forme dissimulée sous la surface de l’eau. Après deux mois, ils ont présenté une augmentation de 50 pour cent de leurs performances par rapport à des rats non traités. La molécule P7C3 bloquerait une cascade de réactions biochimiques faisant intervenir les mitochondries (les organites qui fabriquent l’énergie des cellules) et provoquant la mort des neurones. Il s’agirait par conséquent

d’une substance s’opposant à la mort programmée des neurones, ou apoptose, parfois qualifiée de suicide cellulaire. Des neurones sont continuellement produits à partir des cellules souches du gyrus denté, ce qui permettrait de reconstituer les stocks dans cette région du cerveau cruciale pour la mémoire. Toutefois, il faut se souvenir que l’essai a eu lieu chez la souris, qu’on n’a pas encore évalué ses éventuels effets secondaires et que si l’intérêt de la molécule se confirme, il faudra encore au moins dix ans pour disposer d’un éventuel médicament pour l’homme : c’est le temps qu’il faut pour qu’un nouveau médicament soit mis sur le marché, après qu’une molécule intéressante a été identifiée. A. Pieper et al., in Cell, vol. 142, p. 39, 2010

L’accent de vérité Nous ne croyons que ce que nous comprenons sans effort. a vérité n’a pas d’accent, révèle une étude de l’Université de Chicago. Dans cette expérience, des personnes ayant un accent étranger plus ou moins marqué (turc, polonais ou allemand) devaient énoncer, en anglais et devant des auditeurs anglophones, des propositions telles que « Une girafe peut tenir plus longtemps sans boire qu’un chameau ». Plus l’accent était prononcé, moins les juges ont estimé la phrase crédible... Toutefois, ce n’était pas l’effet de stéréotypes xénophobes, puisque cette différence a persisté lorsque le locuteur déclarait transmettre le message d’un anglophone. Pourquoi trouve-t-on moins crédible une personne s’exprimant avec un accent ? Dans une seconde partie de l’expérience, les scientifiques ont attiré l’attention des auditeurs sur le fait qu’un accent rend la compréhension plus difficile. Aussitôt, la perte de crédibilité s’est effacée. Cela s’explique par le fait que nous avons tendance à tenir pour vrai ce que nous comprenons sans effort. Dès qu’un effort intervient, nous doutons de la véracité du discours... Une fois avertis du piège, nous y résistons. Conseil pratique : une personne parlant avec un accent étranger gagnera à souligner, avant son intervention, qu’elle parle avec un accent et que cela peut demander un petit effort supplémentaire de la part de ses interlocuteurs. Elle évitera la perte de crédibilité liée à cet effet.

Jean-Michel Thiriet

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S. Lev-Ari et B. Keysar, in Journal of Experimental Psychology, à paraître

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L’actualité des sciences cognitives

Biais cognitif arbitral Une nouvelle sorte d’erreur d’arbitrage au football a été identifiée par une équipe de neuroscientifiques de l’Université de Philadelphie.Il s’agit d’un biais cognitif dans le jugement des fautes au cours du jeu. Lorsqu’un défenseur bloque un attaquant qui vient de la gauche dans le champ visuel de l’arbitre, celui-ci est plus enclin à siffler une faute que si l’attaquant vient de la droite. Selon l’auteur de l’étude, Alexander Kranjek, cela est dû au fait que nous sommes habitués à voir de nombreuses informations se dérouler de gauche à droite (lorsque nous lisons, consultons des tableaux),et que ce mouvement nous paraît naturel, donc plus difficile à contrarier. Une étude menée en Italie a montré que les spectateurs trouvent plus beaux les buts marqués depuis la gauche du terrain que ceux marqués de la droite,et que ce phénomène est inversé dans les pays arabes, où l’on écrit de droite à gauche. Et si, pour éviter les erreurs d’arbitrage, on choisissait des arbitres chinois ?

Gros dormeurs Leur activité cérébrale particulière les isole des perturbations du milieu extérieur. ertaines personnes se réveillent au moindre murmure, d’autres continuent à dormir même dans les environnements les plus bruyants. Comment font-elles ? Jefferey Ellenbogen et ses collègues de l’Université de Boston ont montré que leur cerveau présente une activité électrique particulière pendant le sommeil. La différence se manifeste lors de la seconde phase du sommeil profond, qui s’enclenche environ 15 minutes après l’endormissement. Lors de cette phase dépourvue de rêves, le cerveau est le siège d’oscillations électriques rapides nommées fuseaux, dont la fréquence peut être plus ou moins élevée selon les individus. Ces oscillations reflètent une activité spontanée des voies nerveuses reliant le cortex cérébral au thalamus, un sas d’entrée des informations extérieures tels les sons ou les images. J. Ellenbogen et ses collègues ont constaté que les personnes ayant les fréquences les plus élevées de fuseaux

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thalamo-corticaux pendant cette phase du sommeil sont les plus résistantes à toutes sortes de bruits que l’on fait retentir autour d’elles : moteurs, sonneries de téléphone, claquements de portes. Il semble que les fuseaux thalamo-corticaux assurent une activité uniquement endogène des circuits reliant le thalamus et le cortex, de sorte que le sujet devient imperméable aux stimulus sonores extérieurs. La fréquence des fuseaux est une caractéristique très stable chez un individu, et devient ainsi un biomarqueur de la force du sommeil. On sait par ailleurs qu’elle diminue avec l’âge, tout comme la profondeur du sommeil ; qu’elle est partiellement héritable puisque les jumeaux ont des fréquences de fuseaux identiques, et que les personnes dotées des plus hautes fréquences ont aussi les meilleures capacités de consolidation des souvenirs pendant le sommeil. Sans doute parce que, chez ces personnes, le sommeil est moins facilement interrompu. T. Dang-Vu et al., in Current Biol., vol.20, p. 626, 2010

Michael Pettigrew / Shutterstock

Petite nuit, gros QI ? Les enfants ont besoin de sommeil, mais dans des proportions variables. Un enfant qui ne dort pas 12 heures par nuit n’est pas forcément handicapé. Ainsi, une étude montre que les enfants qui dorment moins que les autres ont généralement les quotients intellectuels les plus élevés. En moyenne, un enfant gagnerait six points de QI par heure de sommeil en moins. Il semblerait que les plus intelligents se fatiguent moins à l’école pendant la journée,ayant moins besoin de dormir. Mais ne raccourcissons pas pour autant les nuits des enfants : le QI ne veut pas tout dire. En outre, l’étude a été réalisée sur un nombre assez faible d’enfants. Enfin, chacun suit son développement à son rythme et le sommeil est un besoin physiologique qui s’adapte à chaque petit.

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Un endroit sûr pour dormir

Glucose et paix sociale Si vous prévoyez d’annoncer une mauvaise nouvelle à quelqu’un de susceptible, proposez-lui donc d’abord des chocolats : sa réaction sera moins violente.Des psychologues australiens ont demandé à des étudiants de prononcer un discours devant un auditoire où se trouvait un comparse des psychologues qui les interrompait fréquemment pour dénigrer leurs idées. Certains orateurs avaient pris une collation sucrée juste avant l’intervention, et ont réagi de façon moins agressive à ces provocations que ceux qui n’en avaient pas pris.L’absorption d’aliments sucrés provoque un état de bien-être qui désamorce momentanément le stress et les tensions. Une petite aide chimique au moment d’aborder les sujets qui fâchent.

Il semble exister, gravée dans notre mémoire ancestrale, une position optimale du lit dans la chambre... ù disposer son lit dans une chambre à coucher ? D’après Matthias Spörle et Jennifer Stich, de l’Université de Munich, ce genre de question obéit à des impératifs de survie hérités du Pléistocène. Le raisonnement est le suivant : nos ancêtres préhistoriques devaient trouver pour dormir un endroit sûr, à l’abri des prédateurs, le moins visible possible, mais offrant un point de vue idéal sur les accès au lieu. En conséquence, dans notre société, un individu normalement constitué devrait avoir tendance à disposer son lit le plus loin possible de la porte, légèrement décalée du côté où elle s’ouvre pour détecter l’arrivée d’un intrus avant d’être luimême découvert. Les psychologues ont élaboré une expérience où des sujets

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avaient le choix de disposer un lit à leur convenance dans une pièce de dimensions moyennes comportant une table, une chaise, un placard, le lit et une porte à battant simple. La majorité des 138 participants ont disposé le lit au fond de la pièce, loin de la porte, non pas dans l’axe de cette dernière, mais plutôt du côté vers lequel s’ouvre le battant, de façon à ce qu’une personne entrante ne voie pas le dormeur mais que ce dernier soit immédiatement prévenu de son arrivée. C’est cette configuration qui optimise les chances de survie d’un Homo sapiens en cas d’irruption d’un agresseur, en réduisant ses temps de réaction ! Ne faites pas trop de bruit en bougeant votre lit ce soir !

« Serial lover » : une tactique gagnante J’ai été souvent fidèle, a répondu un jour Silvio Berlusconi à un journaliste qui l’interrogeait sur ses mœurs conjugales. En jargon scientifique, Berlusconi serait un « monogame sériel » : les hommes qui se marient plusieurs fois et pratiquent la monogamie au sein de chaque union successive ont fait l’objet d’une étude de l’Université de Helsinki. Les monogames sériels ont plus d’enfants que les autres, ce qui les avantage pour propager leurs gènes. La monogamie sérielle serait une stratégie évolutive « gagnante ». Mais les femmes monogames sérielles n’y recourent pas. Pour elles, la limite du nombre d’enfants serait plutôt biologique.

M. Spörle et J. Stich, in Evolutionary Psychology, vol. 8, p. 405, 2010

Jean-Michel Thiriet

Une poignée de main révélatrice

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Aventureux, fougueux, épris de sensations… Tout cela se sent dans une poignée de main, d’après une étude réalisée auprès de 117 Américains. Cette étude a mis en évidence un lien entre l’intensité de la poignée de main d’un homme et son niveau de « recherche de sensations », mesuré par des tests psychologiques. Les hommes à la poigne plus ferme seraient plus attirés par les sports dangereux, les comportements sexuels à risque ou le jeu.La testostérone,une hormone modulant l’agressivité et la dominance physique ou sociale, renforcerait aussi la pression exercée par les phalanges… © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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L’actualité des sciences cognitives

Le lent développement du cerveau humain

ur l’arbre de l’évolution, hommes et macaques ont pris des chemins qui ont divergé il y a 25 millions d’années environ. Ce qui explique qu’ils soient assez différents aujourd’hui. Mais à quoi tient cette différence, et comment s’est-elle constituée ? En comparant le cer veau de macaques, de bébés et d’humains adultes, Jason Hill et ses collègues de l’Université de Washington ont constaté que le cerveau d’un bébé ressemble en partie à celui d’un macaque, et que c’est dans les mois et les années suivant la naissance que des zones typiquement « humaines », conférant l’abstraction ou le langage, voient leur développement s’accélérer. J. Hill et son équipe ont mesuré le degré de maturité de diverses zones cérébrales chez le singe et chez l’homme, en observant par IRM la profondeur des repliements de l’écorce cérébrale, ou cortex, en différents endroits. Le cortex voit sa surface tripler chez l’homme entre la naissance et l’âge adulte, et cette extension de surface donne lieu à des plis, les sillons, dont la profondeur révèle le degré de maturité du repliement en différents endroits de l’écorce cérébrale. Ils ont constaté que certaines zones sont pratiquement matures à la naissance, tels le cortex visuel ou le cortex auditif, qui donnent accès aux perceptions sensorielles. En revanche, d’autres zones ayant la capacité d’associer différentes modalités sensorielles, telles que le cortex frontal, temporal latéral ou pariétal, sont encore immatures et mettront plusieurs années à se développer.

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Ce sont donc les régions cérébrales les plus typiquement humaines, plus étendues dans notre espèce que chez le macaque, qui se développent le plus tardivement. Comment l’expliquer ? Le triplement de volume du cortex cérébral chez l’homme ne résulte pas d’une multiplication des neurones – dont le nombre est pratiquement acquis à la naissance –, mais de la synaptogenèse (formation des synapses), de la progression de l’arborisation dendritique (l’extension des prolongements des neurones), ou de la myélinisation (la formation de la gaine autour des axones qui assure la transmission des informations). Or les régions qui se développent le plus entre l’enfance et l’âge adulte sont immatures à la naissance selon ces critères : le gyrus frontal médian, par exemple, a une densité synaptique très éloignée de son maximum, alors que le cortex auditif et le cortex visuel présentent déjà entre 50 et 100 pour cent de leur densité synaptique maximale. Les épines dendritiques dans ces régions sont déjà similaires à celles de l’adulte. En ce qui concerne les arborisations dendritiques, on observe que le potentiel de croissance des zones « humaines » est immense : les arborisations y occupent dès la naissance un espace double de ce qui est observé dans les zones sensorielles primaires, mais cette proportion ne fait qu’augmenter pour atteindre six fois l’étendue des arborisations dendritiques dans le cortex visuel. Ces régions qui connaissent le plus fort développement après la naissance sont aussi celles qui

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Contrairement à celui de ses cousins primates, le cerveau du petit d’homme se développe encore beaucoup après la naissance.

restent peu développées tout au long de la vie du macaque : ce sont les régions frontale, temporale latérale et pariétale, impliquées dans des fonctions cognitives supérieures comme le langage, la planification ou la motricité fine. Chez l’être humain, les zones assurant ces fonctions restent immatures jusqu’à la naissance, ce qui présente quelques avantages : le cerveau du bébé reste d’une taille modeste qui permet l’accouchement ; il est toutefois doté des facultés essentielles pour survivre (voir, entendre, goûter, etc.), et qui assureront l’acquisition ultérieure des facultés complexes, telles que le langage, la socialité, la manipulation des objets. Il faut quelques mois pour faire un cer veau de macaque, des décennies pour celui d’un homme. J. Hill et al., in PNAS, à paraître

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Défense chimique du territoire Les récepteurs des hormones mâles augmenteraient dans le circuit du plaisir lorsqu’il faut défendre son territoire contre un rival. es amateurs de football savent qu’en Coupe d’Europe, les buts marqués à l’extérieur comptent double. L’équipe qui joue sur son terrain dispose d’un avantage psychologique et perd beaucoup moins souvent ses matchs qu’à l’extérieur. Dans les championnats nationaux, il arrive même qu’une équipe soit invaincue sur son terrain, et que tout visiteur sente souffler le vent de la défaite, sitôt le pied posé sur la pelouse.

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La cause de ces phénomènes de territorialité pourrait résider dans un récepteur neuronal chargé de transmettre les influx nerveux dans les aires du cerveau dédiées à l’agressivité : le récepteur des androgènes. Matthew Fuxjager et ses collègues de l’Université du Wisconsin ont étudié une espèce de souris ayant la particularité d’augmenter ses chances de victoire au fil des succès acquis sur son propre territoire, mais non sur le territoire d’un rival. Ils ont montré que la concentration de récepteurs des androgènes augmente progressivement dans deux zones du cerveau liées au plaisir : le noyau accumbens et l’aire tegmentale ventrale. Cette modification cérébrale rendrait les mâles plus sensibles au plaisir que procurent l’agression et la victoire sur un rival. Mais cette sensibilisation n’a lieu qu’après des victoires acquises à domicile, ce qui suggère qu’elle pourrait remplir une fonction vitale de sécurisation et de défense du territoire. Les footballeurs noteront, à toutes fins utiles, que les rapports sexuels réduisent la concentration de récepteurs aux androgènes, ce qui pourrait nuire à leurs performances sportives dans les grandes compétitions. M. Fuxjager et al., in PNAS, édition avancée en ligne

Du paracétamol contre la solitude ’isolement et le rejet social causent une souffrance comparable à la douleur physique, ce qu’ont montré de nombreuses études de psychologie et d’imagerie cérébrale. Partant de ce constat, des neurobiologistes de l’Université du Kentucky ont étudié l’effet du paracétamol, un analgésique bien connu, sur les sentiments de rejet social dans un groupe d’étudiants. Les étudiants devaient participer à un jeu en ligne et certains pouvaient être exclus du jeu arbitrairement, ressentant alors une frustration liée à l’isolement. Ceux qui avaient pris du paracétamol à leur insu avant la séance ont obtenu, dans des questionnaires d’évaluation de la souffrance morale, des scores inférieurs à ceux des

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autres. Des mesures de leur activité cérébrale ont montré qu’une zone clé dans la perception de la douleur aussi bien physique que psychologique, le cortex cingulaire antérieur, s’activait moins. Ces observations confirment le lien étroit qui existe entre la souffrance physique et morale, et l’existence de substrats neuronaux communs à ces deux types de souffrance. L’anesthésie physique prémunirait en partie contre les différentes douleurs morales que nous pouvons rencontrer, ruptures, deuils, exclusion, abandon. Dans une certaine mesure seulement, car les effets constatés sont limités. N. DeWall et al., in Psychological Science, vol. 21, p. 931, 2010

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Un antalgique réduirait la douleur suscitée par l’exclusion.

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A priori, le kit mains libres sert à téléphoner tout en gardant l’usage de ses mains, pour conduire par exemple. Certaines personnes en font un autre usage :elles libèrent leurs mains pour mieux gesticuler en parlant. On peut alors les voir,brassant l’air,invectivant un interlocuteur fantôme.Karen Pine, à l’Université du Hertfordshire,a essayé de comprendre ce qui les animait. Outre le tempérament (les plus volubiles sont les plus spectaculaires), le vocabulaire abordé compte aussi. Évidemment, ce sont les mots désignant des objets physiquement manipulables qui suscitent le plus d’agitation.Téléphone, piano, aspirateur, tournevis, marteau, rasoir ou dentifrice donnent des discours beaucoup plus vivants que barrière,son,ou arbre.Cette observation est une preuve, selon les auteurs, que les gestes des mains servent plus à se représenter soimême ce que l’on dit,qu’à le communiquer à son interlocuteur (en l’occurrence absent).

Un deuxième enfant ? Cela dépend... du premier ! Qu’est-ce qui décide les parents à faire un deuxième enfant ? D’après le psychologue Markus Jokela, tout dépend du premier. Est-il tourné vers les autres, facile à vivre et intelligent ? On envisagera un deuxième. Est-il conflictuel, peu sociable et moyennement intelligent ? Les parents s’abstiennent. Seule surprise de l’étude : les parents hésitent aussi quand le premier marque une forte attirance pour la nouveauté (nouveaux amis, nouveaux jouets). Finalement, lorsque le premier enfant est facile, il y a de la place pour un deuxième. Mais un touche-à-tout asocial et rebelle ne donne pas envie de recommencer.

Le botox rend-il idiot ? Cet antirides perturbe la compréhension des émotions lorsque nous lisons. a toxine botulique, produite par la bactérie Clostridium botulinum, est une molécule paralysante et le plus puissant poison connu à ce jour. Elle est aussi utilisée depuis une vingtaine d’années dans le traitement des rides en injections locales à faible dose pour provoquer des paralysies musculaires ciblées de certains muscles du visage. En paralysant les muscles faciaux, cette substance modifie les émotions que l’on peut ressentir, par exemple, en lisant un texte. David Havas et ses collègues de l’Université du Wisconsin ont injecté du botox à des jeunes femmes dans certains muscles du front où se forment les rides, mais qui servent aussi à exprimer des émotions négatives comme la tristesse ou la colère. Ils leur ont fait lire des textes suscitant des émotions négatives, et ont constaté qu’elles mettaient plus de temps à comprendre le sens des phrases. En outre, elles comprenaient entre cinq et dix pour cent de phrases en moins. Cette expérience montre que les mouvements des muscles du visage servant à exprimer une émotion sont une aide pour identifier l’émotion correspondante, parce qu’on la reproduit de façon imperceptible. Des expériences d’imagerie cérébrale avaient déjà montré que l’injection de

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Le syndrome du kit mains libres

botox réduit l’activité de certaines zones du cerveau impliquées dans la perception des émotions, telles que l’amygdale cérébrale ou le cortex orbitofrontal. Selon les zones du visage où est réalisée l’injection, la compréhension des émotions décrites dans un texte est différemment altérée. Si le muscle facial ciblé est le muscle corrugateur du front, la compréhension des émotions négatives sera altérée ; si l’injection est réalisée autour de la bouche, les émotions positives risquent d’être moins bien perçues. Le botox donne un visage plus lisse, mais aussi une lecture sans relief. D. Havas et al., in Psychol. Sc., vol. 21, p. 895, 2010

Le « vote hormonal » es hormones poussent aux rencontres sexuelles, modulent l’appétit ou le sommeil ; on sait maintenant qu’elles influent sur les choix électoraux. Des scientifiques de l’Université du Michigan publient les résultats d’une étude réalisée au plus fort de la campagne présidentielle américaine de 2008. À cette époque, ils avaient demandé à de jeunes électrices si elles souhaitaient voter pour Barack Obama ou pour son rival John McCain, avant de leur poser des questions plus intimes sur leur cycle menstruel. Ils ont constaté que les jeunes femmes, âgées de 18 à 22 ans, avaient plus de probabilité de voter pour Obama lorsqu’elles approchaient de leur pic d’ovulation. Obama est perçu comme un reproducteur potentiel, dont l’attrait est maximal lorsque les jeunes femmes sont en période de fertilité.

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C. Navarrete et al., in Evolution and Human Behvaior, à paraître

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Mères infanticides : halte à la confusion ! Benoît Bayle, psychiatre des hôpitaux et docteur en philosophie, exerce comme praticien hospitalier dans l'Unité de psychologie périnatale et petite enfance (Service de psychiatrie infanto-juvénile, Centre hospitalier Henri Ey, Bonneval, Eure-et-Loir).

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n fait divers a à nouveau défrayé la chronique, invitant une fois encore à réfléchir à la construction psychique de la grossesse, et à ses anomalies. À la fin du mois de juillet 2010, dans un petit village du Nord, les propriétaires d’une maison découvrent le cadavre de deux nourrissons à la suite de travaux de jardinage. L’enquête établit rapidement qu’une femme a donné naissance secrètement à huit bébés qu’elle a étouffés avant de dissimuler leurs corps. Six autres corps sont ainsi retrouvés dans le pavillon où elle habite, cachés sous divers objets. Le mari tombe des nues. Il n’avait remarqué aucune de ces grossesses, peut-être parce que sa femme souffrait d’une obésité importante. La justice est saisie. Le procureur de la République annonce qu’il ne s’agit pas d’un déni de grossesse, car l’inculpée a reconnu s’être « parfaitement » rendue compte de ces grossesses. De son côté, l’avocat de cette femme ne nie pas la conscience de la venue des bébés, mais situe ces naissances dans le schéma des dénis de grossesse... Comment analyser de telles situations ? Les troubles de la gestation psychique se limitent-ils aux seuls dénis de grossesse, ou en existe-t-il d’autres ? Évoquons d’abord le déni de grossesse, une absence de prise de conscience de sa grossesse. En voici un exemple. Une femme éprouve soudain de violentes douleurs abdominales. Elle se rend aux toilettes, car elle croit avoir la diarrhée. Quelques minutes plus tard, elle accouche d’un enfant. À aucun moment, elle ne s’est aperçue de son état de grossesse. Parfois, dans un mouvement de confusion et d’irréalité, il arrive que cette femme supprime son enfant. On parle alors de néonaticide, car l’enfant a été tué dans les 24 heures qui ont suivi sa naissance. Dans d’autres cas, le déni n’est pas aussi tranché : la femme reconnaît certains signes de sa grossesse, mais est incapable de les rapporter à son état. Elle se dit qu’elle pourrait être enceinte, mais conclut finalement qu’elle ne l’est pas. On parle alors de dénégation de grossesse. Les études épidémiologiques convergent : un cas sur 450 ou 500 naissances pour l’ensemble

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des dénis (total et partiel) ; un sur 2 500 pour les dénis complets, révélés à l’accouchement. L’enfant trouvera la mort, soit de façon accidentelle, soit au cours d’un néonaticide, dans environ une naissance sur 8 000. La médiatisation actuelle de ce phénomène est à la hauteur de l’ignorance dont il était auparavant entouré. Il est terrible de voir une femme incarcérée pour un acte qui la dépasse totalement. Par ailleurs, bien des femmes ayant vécu un déni de grossesse, sans avoir pour autant commis un néonaticide, restent marquées durablement par cette naissance et se sentent particulièrement isolées, incomprises et culpabilisées de n’avoir pas su détecter leur grossesse. Il était important que les médias fassent connaître ce trouble.

La gestation psychique D’autres troubles de la gestation psychique existent. La dissimulation de grossesse, par exemple. Ainsi, une étudiante reconnaît son état de grossesse, mais elle se trouve dans l’incapacité de le dire à son ami ou à ses parents ; elle dissimule activement la grossesse, accouche dans le secret et confie son enfant à l’adoption. Si le processus est d’apparence volontaire, certains aspects semblent échapper à la conscience et engagent, à mon avis, un diagnostic psychopathologique. Certaines femmes peuvent présenter une grossesse à ventre plat, clairement identifiée et acceptée. Il ne s’agit pas d’une dissimulation, mais plutôt d’un blocage de l’énonciation de la grossesse à autrui. Témoin, cette femme avec qui sa mère avait menacé de couper les ponts si elle attendait un deuxième enfant. Enceinte, la fille avorte et en conçoit d’immenses remords. Enceinte derechef, elle décide de garder l’enfant, au risque d’être rejetée par sa mère. Mais elle est incapable de le lui annoncer et garde un ventre plat jusqu’au jour où elle lui fait parvenir les clichés d’échographie. Aussitôt, son ventre se met à s’arrondir… Chaque situation est particulière, mais les pathologies de la gestation doivent être bien repérées dans des affaires comme celles de Véronique © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Benoît Bayle

Courjault, Céline Lesage, etc., et plus récemment Dominique Cottrez. De mon point de vue, exclure l’hypothèse du déni de grossesse ne suffit pas. Il faut réfléchir à ce qu’est la grossesse psychique et quelle est son « architecture », qui comporte plusieurs étages : tout d’abord, la perception des transformations du corps. Il s’agit pour la femme de prendre conscience que son corps se transforme et qu’un autre corps se développe en elle. Ces pathologies surviennent volontiers chez des femmes qui « investissent » peu leur corps. Deuxième étage de la grossesse psychique, l’énonciation, et les blocages que nous avons évoqués. Troisième composante essentielle : le désir d’enfant qui peut être ambigu, et comporter une hostilité à l’égard de l’enfant à venir. La femme nierait la grossesse parce qu’elle n’en veut pas. L’enfant peut être inconcevable au sens où il suscite des pensées et représentations que la mère ne peut accepter. Ainsi, les viols peuvent donner à la femme l’impression d’avoir un monstre en soi, à l’image de l’agresseur. Enfin, certaines sont maltraitées au moment clé où elles accèdent à la conjugalité : les parents nient la réalité affective de leur fille parvenue à l’aube de l’âge adulte, sa capacité à rencontrer un garçon, à avoir un lien affectif avec lui, à l’aimer et à attendre un enfant de lui. Ces sortes de maltraitance peuvent avoir un effet direct sur la construction du lien prénatal à l’enfant.

Connaître avant de juger Que penser alors de cette femme qui, enfant après enfant, a supprimé ses nouveau-nés jusqu’à huit fois et, au lieu de les faire disparaître comme le ferait un criminel avisé, les a placés, dans son garage, sous des objets divers… Comment envisager sa psychopathologie ? Cette femme semble avoir perçu sa grossesse, il faudra donc déterminer la profondeur de son blocage à énoncer sa grossesse. Parmi les éléments d’appréciation, les experts gagneront à déterminer si le portage de l’enfant est passé inaperçu pour l’entourage, non pas du fait de son obésité, mais en raison d’un portage vers l’arrière de l’abdomen, comme cela © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

se rencontre dans le déni de grossesse… La grossesse chez la femme obèse passe-t-elle habituellement inaperçue physiquement, en fin de terme ? Par ailleurs, le dernier accouchement d’enfant vivant de Dominique Cottrez a été traumatique : comment cet événement a-t-il pu favoriser l’émergence de représentations traumatiques, indicibles, autour de la venue de l’enfant, entrant en résonance possible avec d’autres

Pas une cause unique, mais un ensemble de processus psychiques. traumatismes ? Enfin, l’accouchement s’est-il produit à chaque fois dans un état de confusion psychique ? L’enfant y était-il vécu comme un objet, un non-humain, halluciné comme mort, comme cela se rencontre parfois ? La façon de placer les corps à proximité, sans chercher à les faire disparaître, témoigne sans aucun doute d’un profond clivage de la personnalité. Il faudra bien entendu apprécier la nature du désir et du refus d’enfant, les éventuels traumatismes survenus dans l’enfance et à l’adolescence ainsi que les éléments de personnalité, le rapport au corps, etc. Un passage à l’acte répété de ce type ne peut s’expliquer par une cause unique, mais par un ensemble de processus psychiques. Au terme du procès, il y aura la sanction pénale. Un suivi psychologique sur de nombreuses années s’impose probablement. Qu’en sera-t-il de la peine carcérale ? La prison à perpétuité ? Dans la majorité des cas, ces femmes ne sont « dangereuses » pour leur enfant à naître qu’au terme de leur grossesse. Leur dangerosité peut donc être circonscrite (par exemple, par des tests de grossesse et un accompagnement de la grossesse le cas échéant). Certes, la femme qui commet des néonaticides à répétition a des comptes à rendre à la société, cela va de soi, mais la société ne saurait l’anéantir, et avec elle son entourage familial, par des années d’enfermement, si des moyens simples de contrôle et de I soins réduisent à néant sa dangerosité.

Bibliographie B. Bayle, Négations

de grossesse et gestation psychique, in Actes du premier colloque français sur le déni de grossesse, sous la direction de F. Navarro, Éditions Universitaires du Sud, pp. 75-88, 2009. B. Bayle, L'enfant à naître. Identité conceptionnelle et gestation psychique, ÉRÈS, pp. 167-204, 2005. 13


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Serge Tisseron

Cinéma : décryptage psychologique

Departures : la paix des morts Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie, est directeur de recherche à l’Université Paris Ouest Nanterre.

Comment dire adieu aux défunts ? Quels gestesfaire et quelles paroles prononcer, pour ne pas être poursuivi par les regrets ? Tel est le thème abordé par le film japonais Departures, du réalisateur Yojiro Takita, récompensé par l’oscar du meilleur film étranger en 2009. n jeune homme perd son emploi de violoncelliste. Ses compétences n’y sont pour rien, puisque c’est le désintérêt du public pour la musique classique qui a conduit le propriétaire de l’orchestre à le dissoudre. Il n’y a pas d’événement en soi. Tout ce qui nous arrive prend sa signification à l’aune des rapports que nous entretenons avec notre histoire personnelle, notre environnement et nos relations. C’est ce « fond » qui crée l’événement pour chaque sujet singulier. Et c’est ce que nous montre le film de Yojiro Takita pour la perte d’une tout autre importance puisqu’il s’agit de celle d’un être cher. Mais tout est déjà en germe dans cette première séquence.

U En Bref • Au moment où les êtres qui nous sont chers nous quittent ou meurent, il est rare que l’on trouve les bons gestes et les bonnes paroles d’adieu. • Dans Departures, le héros cherche comment « réparer » des adieux ratés avec son père et sa mère. Il s’initie au rituel d’embaumement, et en fait son métier. • Son entourage désapprouve ce choix, qui lui permet pourtant de laisser sa résilience œuvrer, et de faire la paix avec ses morts.

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Le départ du père Alors qu’un collègue de Daigo (le violoncelliste) prend ce licenciement avec philosophie, lui ne peut pas s’empêcher d’imaginer qu’il en porte une part de responsabilité. Il rumine : « J’aurais dû mieux gérer ma carrière… J’ai surestimé mon talent… » La dimension personnelle et émotionnelle de cet événement ne tarde pas à apparaître. Le choix d’être violoncelliste n’était pas seulement guidé par un désir personnel. C’est en effet le père de Daigo, disparu quand l’enfant avait six ans, qui l’a obligé à apprendre cet instrument. Être violoncelliste permettait ainsi au jeune homme de rester fidè-

le à son père tout en entretenant l’idée qu’il pourrait l’écouter et être fier de lui. À défaut de pouvoir lui parler, il lui jouait de la musique. Ainsi arrive-t-il souvent que le choix d’un métier, d’un passe-temps, voire d’un conjoint, soit une manière d’assurer des retrouvailles imaginaires avec un disparu. Mais si la perte d’un être cher suscite toujours le désir de le retrouver, il n’est pas rare qu’elle s’accompagne aussi de la colère qu’il ne soit plus. Or le père de Daigo a abandonné sa femme et son fils pour partir avec la serveuse du restaurant familial. Le jeune homme n’a jamais cherché à le revoir. Et lorsque sa femme évoque cette possibilité, il répond : « Je ne veux pas revoir mon père, et si je le revois, je lui casse la gueule. » On peut imaginer que la perte d’estime de soi vécue par Daigo après la dissolution de son orchestre soit aussi liée à cet événement. À six ans, un enfant abandonné s’imagine facilement responsable du départ de son parent. « Mon père m’a quitté parce que je n’étais pas à la hauteur de ses attentes. » Pourtant, personne n’est absolument seul après un départ. Daigo a perdu son père, mais il peut compter sur sa mère. Mais le peut-il vraiment ? Yojiro Takita a le mérite de balayer l’idée suivant laquelle ce serait la faiblesse du moi de l’enfant qui l’empêcherait de pouvoir supporter la douleur d’un deuil ou d’un abandon. Quelle que soit la possibilité qu’a un enfant d’y faire face, il n’est pas rare que ce soit © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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gérer sa perte lui permettra plus tard de choisir un métier dont l’importance est largement sous-estimée dans notre culture : l’accompagnement du deuil. Car si les derniers instants de confrontation avec le mort sont étroitement liés à tout ce qui a été vécu précédemment, ce sont aussi des pièces majeures de ce qui sera vécu par la suite.

Un rituel de séparation

1. Après le départ de son père alors qu’il n’avait que six ans, le jeune Daigo joue du violoncelle comme pour maintenir un lien avec ce père disparu. Mais pour pouvoir transformer la musique en retrouvailles imaginaires, le jeune homme devra passer par un long parcours de résilience.

Après le départ de son père, la seconde perte grave à laquelle est confronté Daigo est le décès de sa mère. Elle part alors qu’il est loin. Il ne peut pas assister à ses obsèques. Ses derniers instants lui sont volés. Les paroles qui lui auraient permis de mieux gérer ses douleurs secrètes d’enfant ne peuvent pas être prononcées. Le reste va relever du hasard, car la vie est toujours imprévisible. Daigo répond à une petite annonce mystérieuse qui le conduit dans une entreprise spécialisée dans la préparation et l’accompagnement des morts, de la demeure familiale au crématorium. Nous y découvrons que la toilette, l’habillement et le maquillage du défunt ne se passent pas au Japon comme en France. Tout a lieu devant la famille réunie. Les gestes qui relèvent habituellement de l’intimité avec le cadavre sont vécus au sein même de la famille : caresser son visage ou ses mains, l’embrasser, pleurer sur son cercueil ouvert… Et si

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d’abord les adultes qui l’entourent qui en soient incapables. Ils ne peuvent pas affronter leur propre douleur, ni celle de leur enfant, et encore moins leurs deux deuils simultanés. Les enfants le comprennent vite. Quand un parent a peur des sentiments, l’enfant cache les siens. Et quand un parent préfère le silence, l’enfant cesse très vite de poser les questions qui pourraient pourtant l’aider à prendre du recul et à gérer son deuil. Bien des enfants souhaiteraient en savoir davantage sur les raisons et la façon dont l’un de leurs parents a disparu et sur ce qui s’est passé depuis pour lui. Mais leurs questions se heurtent rapidement à l’attitude évasive ou au silence de celui avec lequel ils continuent à vivre, et ils apprennent à se taire. C’est ce qui est arrivé à Daigo. Comme sa mère ne supportait pas de le voir pleurer, il a pris l’habitude de se rendre régulièrement aux bains publics pour y laisser couler ses larmes, seul, le corps immergé dans l’eau. La propriétaire de cet établissement le racontera plus tard : « Je voyais ses petites épaules trembler et les larmes couler. Il n’a jamais pleuré devant sa mère. » Daigo n’a pas perdu sa mère en même temps que son père, mais le départ de celui-ci a marqué une rupture dans ses relations avec elle. Il a dû apprendre à retenir ses émotions et ses sentiments, autrement dit à développer une attitude socialement détachée par rapport à sa douleur. Mais cette façon personnelle qu’il a eue de

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2. Ayant perdu son père, puis sa mère, Daigo fait la connaissance d’un maître dans l’art d’embaumer les morts et de pratiquer les rituels d’adieux. En apprenant ce nouveau métier, il réussira avec les familles endeuillées ce qu’il n’a pas réussi à faire face à ses propres morts : prononcer des adieux pleins de sens et de réconfort.

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quelqu’un a quelque chose à confier au mort, il le fait devant tous les autres. Mais nous découvrons aussi que le deuil obéit à la même logique que celle que nous connaissons : le même douloureux état d’âme, le même sentiment de révolte et de colère, la même difficulté à accepter le passage de la vie à la mort, et la même tentation de trouver des coupables… Le film de Y. Takita connaît alors ses meilleurs moments. Nous y voyons Daigo apprendre de son maître les gestes, et surtout l’état d’esprit qui doit présider aux derniers soins du mort. Un état d’esprit fait d’une profonde empathie, comme si l’officiant avait la capacité d’éprouver à tout moment ce que le défunt pourrait ressentir. Traité avec douceur, gentillesse et attention, le cadavre ne tarde pas en effet à trouver une allure vivante sous l’artifice du maquillage. Mais l’apprentissage de Daigo devra d’abord passer par une épreuve initiatique, la pire qu’il puisse imaginer, apporter les derniers soins à un cadavre de vieille femme à moitié décomposée. De retour chez lui, il se met à vomir en voyant la

peau jaune d’un poulet prêt à cuire. Puis il se précipite sur sa femme pour lui faire l’amour. Il n’est pas rare que la proximité de la mort donne le désir d’exalter ainsi les pouvoirs de la vie. Ce moment décidera aussi de sa vocation : devenir celui qui assure le passage de la vie à la mort. Un travail mystérieux, qu’on pourrait d’une certaine façon comparer à celui… des psychanalystes. Dans les deux cas, il s’agit d’aider à enterrer les morts. Daigo le fait en veillant à réconcilier avec le mort les survivants réunis autour de son cadavre, tandis que le psychanalyste convoque les souvenirs et tente de mettre son patient en paix avec les morts qu’il porte en lui. Un grand nombre de demandes de thérapie sont d’ailleurs organisées autour de situations de deuil difficiles. Et bien souvent, malheureusement, les conditions matérielles qui ont accompagné les derniers moments du défunt n’ont guère permis que le travail du deuil se fasse correctement. Rappelons ce que nous disions au début. Un deuil problématique n’est jamais la seule conséquence d’une configuration psychique particulière. Il s’y ajoute bien souvent une situation familiale conflictuelle, voire un défaut de rituels d’accompagnement. C’est malheureusement souvent le cas en Occident. Trop peu de cérémonies, trop de chambres mortuaires déshumanisées et déshumanisantes, trop de crémations bâclées. La suite nous montrera la diversité des réactions familiales après un rituel réussi. C’est en effet lorsque le défunt ressemble une dernière fois au vivant qu’il était que les langues se délient. Il y a alors ceux qui jouent une dernière fois avec lui ; ceux qui regrettent amèrement de n’avoir pas fait ou dit ce qu’ils auraient dû quand c’était encore possible ; et ceux qui cherchent des coupables, dans la famille ou… sur la personne de l’officiant.

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Les plaies pansées

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Mais Daigo devra encore franchir deux épreuves. La première sera d’annoncer à ceux qu’il aime qu’il fait ce métier. Sa femme le traite d’abord d’« impur » et le quitte, tandis que ses « amis » lui conseillent de se choisir un métier plus honorable. La honte de s’occuper des morts n’est pas loin, comme s’il préférait leur compagnie à celle des vivants. Le savoirfaire de Daigo aura raison de leur réticence. La dernière épreuve lui permettra de se réconcilier avec son père en accomplissant, pour lui, après sa mort, le rituel du deuil. Il pourra alors partager son temps entre son métier que sa femme et ses amis ont fini par accepter et le bonheur de jouer sur son violoncelle d’enfant, pour son père, à jamais.

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Departures soulève enfin une dernière question. Une perte ou une séparation peut provoquer un processus psychologique comparable à ce qu’est en physiopathologie une inflammation. Dans un cas, c’est du tissu cicatriciel qui est produit, et dans l’autre, un retrait émotionnel ou un goût pour la mort, mais dans les deux cas, ce processus destiné d’abord à gérer l’agression peut créer ses propres difficultés. Cela ne veut pas dire que les capacités de la personne en soient altérées de façon inévitable. Mais cela signifie que, comme dans le cas du rhumatisme articulaire aigu, lorsque trop de tissu cicatriciel a été produit, il peut en résulter un dysfonctionnement. Dans le cas de Daigo, un tel dysfonctionnement semble affecter sa gestion des émotions avec son entourage proche. Par exemple, il ne parvient pas à évoquer avec sa femme son bonheur à acheter un violoncelle de grand prix quand il est admis dans son orchestre, ni ses inquiétudes quand il est embauché dans une entreprise spécialisée dans les rites funéraires. Tout se passe comme si Daigo craignait d’être rejeté en révélant ses enthousiasmes ou ses angoisses, un peu comme il pouvait craindre de l’être en montrant sa tristesse à sa mère après le départ de son père. Daigo souffrirait-il d’un deuil pathologique ?

La résilience : renaître après un traumatisme La réalité est plutôt qu’il n’y a pas de « deuil normal » et que la gestion d’une perte relève toujours d’un bricolage plus ou moins bien réussi. Il n’y a pas de mode d’emploi du deuil, pas plus qu’il n’y en a un de la vie. L’évolution de chacun ne se fait pas selon un parcours rigoureusement balisé par le savoir médical, mais de manière imprévisible, chaotique, et que nous devons chacun accepter. C’est ainsi que chez Daigo, c’est l’espèce de tissu cicatriciel produit par ses expériences de deuil successives qui lui permet de trouver finalement son chemin, celui d’un métier étrange – et qu’il faut assurément être un peu étrange pour pratiquer. Revenons à ce que nous évoquions de la capacité de chacun à surmonter les traumatismes de la vie de façon créative. C’est ce qu’on appelle couramment aujourd’hui la résilience. Au début, les chercheurs l’ont attribuée à une qualité individuelle, mais ce choix s’est vite révélé contenir un grand danger, celui de diviser l’humanité en deux : ceux qui seraient « résilients » (et qui seraient donc crédités de la capacité de pouvoir toujours « s’en sortir ») et les autres. On reconnaît dans cette division du monde le schéma darwinien de la lutte pour la © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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vie et de la sélection des plus forts, et cette analogie n’a pas manqué d’être soulignée. C’est pourquoi la résilience est plutôt considérée maintenant comme une force que chacun possède à un degré ou un autre. Elle lui permet de négocier avec les ruptures de l’environnement et les bouleversements intérieurs qui en résultent. Elle intervient dans les événements exceptionnels comme un accident, une maladie ou un deuil, mais aussi au cours des phases normales du développement, telles que la crise de l’adolescence, celle du milieu de la vie, la ménopause ou l’entrée dans la vieillesse. Elle est dans tous les cas imprévisible. Cette approche reconnaît donc que chacun construit « sa » résilience selon ses propres voies et qu’on ne sait jamais comment elle va se manifester. Du coup, il n’y a rien d’autre à faire qu’à apprendre à s’y rendre réceptif. Dans le cas de Daigo par exemple, sa résilience se construit dans le choix de son nouveau métier d’une façon que rien ne pouvait permettre d’imaginer au début du film. Malheureusement, sa femme et ses amis ne savent pas l’admettre : ils le condamnent et le stigmatisent. Mais ce métier de si mauvaise réputation est pour Daigo le moyen privilégié qu’il découvre pour gérer ses traumatismes passés. En accompagnant les familles endeuillées et en leur permettant de se mettre en paix avec leur deuil, il réussit avec elles ce qu’il a probablement tenté, et échoué, avec sa mère après la disparition de son père. Et en rendant les derniers hommages aux morts, il fait pour des inconnus ce qu’il aurait le plus ardemment désiré pouvoir faire pour sa mère après son décès. Le chemin de Daigo ne mérite pas seulement notre sympathie parce qu’il correspond à une activité nécessaire, ni même parce qu’il l’accomplit de façon remarquable, mais tout simI plement parce que c’est son chemin.

3. Le choix du héros est mal compris, voire condamné, par sa femme et ses amis. Parfois, le chemin de la résilience échappe aux autres : pourtant, c’est ce chemin qui compte pour le renouveau de l’individu.

Bibliographie B. Cyrulnik, La résilience,

une nouvelle naissance, in Pour la Science, n° 394, août 2010. S. Tisseron,

La Résilience, PUF, 2008. M. Hanus, Les deuils dans la vie, Maloine, 1994. S. Freud, Deuil et mélancolie, Œuvres complètes, 1915, Tome XIII, PUF, 1988. 17


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Psychologie Comportement

La méditation de pleine conscience Christophe André est médecin psychiatre à l’Hôpital Sainte-Anne, à Paris, et enseigne à l’Université Paris Ouest.

Être pleinement conscient de l’instant et de ses sensations, pensées et émotions : cette attitude prônée par les sagesses orientales suscite l’intérêt des neuroscientifiques et psychologues, car elle favorise un état mental qui prémunit contre le stress et la dépression.

arrêter et observer, les yeux fermés, ce qui se passe en soi (sa propre respiration, ses sensations corporelles, le flot incessant des pensées) et autour de soi (sons, odeurs…). Seulement observer, sans juger, sans attendre quoi que ce soit, sans rien empêcher d’arriver à son esprit, mais aussi sans s’accrocher à ce qui y passe. C’est tout. C’est simple. C’est la méditation de pleine conscience. Et c’est bien plus efficace que cela ne pourrait le paraître aux esprits pressés ou désireux de se « contrôler ».

S En Bref • La méditation de pleine conscience consiste à se focaliser sur l’instant présent, sur ses sensations internes et perceptions. • Cette discipline aurait des conséquences positives sur la santé : réduction du stress, notamment. • Les neuroscientifiques s’intéressent de près à cette forme de méditation, qui semble avoir un impact sur le fonctionnement du cerveau.

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Qu’est-ce que la pleine conscience ? La pleine conscience est la qualité de conscience qui émerge lorsqu’on tourne intentionnellement son esprit vers le moment présent. C’est l’attention portée à l’expérience vécue et éprouvée, sans filtre (on accepte ce qui vient), sans jugement (on ne décide pas si c’est bien ou mal, désirable ou non), sans attente (on ne cherche pas quelque chose de précis). La pleine conscience peut être décomposée en trois attitudes fondamentales. La première est une ouverture maximale du champ attentionnel, portant sur l’ensemble de l’expérience personnelle de l’instant, autrement dit, tout ce

qui est présent à l’esprit, minute après minute : perceptions du rythme respiratoire, des sensations corporelles, de ce que l’on voit et entend, de l’état émotionnel, des pensées qui vont et viennent. La deuxième attitude fondamentale est un désengagement des tendances à juger, à contrôler ou à orienter cette expérience de l’instant présent ; enfin, la pleine conscience est une conscience « non élaborative », dans laquelle on ne cherche pas à analyser ou à mettre en mots, mais plutôt à observer et à éprouver (voir l’encadré page 21). L’état de pleine conscience représente une modalité de fonctionnement mental qui peut survenir spontanément chez tout être humain. Différents questionnaires validés permettent d’évaluer les aptitudes spontanées à la pleine conscience ; l’un des plus étudiés, le MAAS (pour Mindful Attention Awareness Scale ou échelle d’évaluation de la pleine conscience), a été récemment validé en français par le psychologue Joël Billieux et ses collègues de l’Université de Genève (voir l’encadré page 24). Il propose des questions telles que : « Je casse ou renverse des choses parce que je suis inattentif(ve) ou parce que je pense à autre chose » ; « J’ai des difficultés à rester concentré(e) sur ce qui se passe dans le présent » ; « J’ai tendance à marcher rapidement pour me rendre là où je © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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veux aller, sans prêter attention à ce qui se passe durant le trajet. » Ces questions explorent nos capacités de « présence » ou d’absence (par distraction, préoccupation, ou tension vers un objectif) à tout ce que nous faisons. Mais l’aptitude à la pleine conscience peut aussi se cultiver : de nombreux bénéfices semblent être associés à cet « entraînement de l’esprit » que l’on nomme méditation de pleine conscience.

La méditation de pleine conscience

Luna Vandoorne / Shutterstock

La pleine conscience est l’objectif de nombreuses pratiques méditatives anciennes, mais également de démarches psychothérapeutiques récentes. Voilà au moins 2 000 ans que la méditation est inscrite au cœur de la philosophie bouddhiste. Et à peu près autant d’années que le mot existe dans l’Occident chrétien, mais

1. La méditation de pleine conscience n’est pas une pratique de relaxation. Elle consiste à être plus présent à soi et au monde, à se laisser envahir par les bruits et les odeurs de l’environnement ainsi que par ses propres sensations.

avec un sens différent : chez nous, la méditation suggère une longue et profonde réflexion, un mode de pensée exigeant et attentif. Cette démarche, que l’on pourrait dire analytique, réflexive, existe également dans la tradition bouddhiste. Mais il y en a aussi une seconde, plus contemplative : observer simplement ce qui est. La première est une action, même s’il s’agit d’une action mentale (réfléchir sans déformer). La seconde est une simple présence, mais éveillée et affûtée (ressentir sans intervenir). C’est elle dont les vertus soignantes intéressent le monde de la psychothérapie et des neurosciences depuis quelques années. Le mot méditer vient d’ailleurs du latin meditari, de mederi « donner des soins à »… La méditation de pleine conscience représente en quelque sorte la première world therapy, pour reprendre le terme anglais se référant aux pratiques médicales rassemblant des influences

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diverses : racines orientales et codification occidentale. Nord-américaine, pour être plus précis, puisque les premiers à l’avoir importée dans le monde de la psychologie scientifique, et à lui avoir donné son assise et son rayonnement actuel, furent un psychologue américain, Jon Kabat-Zinn, et un psychiatre canadien, Zindel Segal (voir l’encadré page ci-contre). Sous sa forme actuelle, la méditation de pleine conscience est le plus souvent dispensée en groupes, selon des protocoles assez codifiés comportant huit séances de deux heures environ, suivant un rythme hebdomadaire. Durant ces séances, les sujets sont invités à participer à des exercices de méditation, qu’ils doivent ensuite pratiquer quotidiennement chez eux. À côté de ces exercices dits « formels », ils sont également invités à des pratiques informelles qui consistent tout simplement à prêter régulièrement attention aux gestes du quotidien : manger, marcher, se brosser les dents en pleine conscience, et non en pensant à autre chose ou en faisant autre chose dans le même temps. Enfin, à mesure que le programme se déroule, il leur est recommandé d’adopter la pleine conscience comme une attitude mentale régulièrement pratiquée, afin de bénéficier de parenthèses au milieu des multiples engage-

Pleine conscience et littérature

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omme toujours, les poètes ont précédé les scientifiques dans la description de la pleine conscience. Voilà une fort belle description de l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthaln (1874-1929), qui souligne la dimension non verbale de cet état mental (extrait de la Lettre de lord Chandos ) : « Depuis lors, je mène une existence que vous aurez du mal à concevoir, je le crains, tant elle se déroule hors de l’esprit, sans une pensée ; une existence qui diffère à peine de celle de mon voisin, de mes proches et de la plupart des gentilshommes campagnards de ce royaume, et qui n’est pas sans des instants de joie et d’enthousiasme. Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée. Je ne peux attendre que vous me compreniez sans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérilité de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysan, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. »

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ments dans l’action ou sollicitations existant au quotidien : il s’agit par exemple de profiter des temps d’attente ou de transports pour se recentrer quelques instants sur sa respiration et sur l’ensemble de ses sensations, ou de prendre l’habitude d’accepter d’éprouver des émotions désagréables (après un conflit ou une difficulté) plutôt que de vouloir à tout prix les éviter, en passant à autre chose, que ce soit le travail ou une distraction, pour se « changer les idées ». En ce sens, la méditation de pleine conscience se distingue par exemple de la relaxation (voir l’encadré page 22) : on ne cherche pas à éviter de ressentir des émotions douloureuses ou à les masquer, mais au contraire à les accepter sans les amplifier. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte d’écologie de l’esprit, postulant que beaucoup de nos difficultés psychiques proviennent de stratégies inadaptées, fondées notamment sur le désir d’éradiquer la douleur (par le refus ou l’évitement). Pour paradoxal que cela paraisse, renoncer à ces stratégies permet souvent d’atténuer la souffrance plus vite et surtout plus durablement. Nietzsche ne soutenait-il pas que : « La pire maladie des hommes provient de la façon dont ils ont combattu leurs maux. »

Quelle efficacité ? Aujourd’hui, on dispose d’un nombre relativement important d’études scientifiquement valides (comparaisons avec des groupes témoins, répartition aléatoire des sujets, évaluation avant et après les séances, etc.) attestant de l’intérêt de la méditation de pleine conscience dans différents troubles médicaux ou psychiatriques. Ces études portent sur des domaines variés tels que le stress, la cardiologie, les douleurs chroniques, la dermatologie, les troubles respiratoires, et ont été conduites sur des populations diverses (patients ou étudiants). Ainsi, une étude du psychologue canadien Michael Speca à l’Université de Calgary, portant sur des patients cancéreux, a révélé des améliorations mesurables et significatives de l’humeur et de divers symptômes liés au stress, ainsi qu’une réduction de la sensation de fatigue. Une autre, conduite par Natalia Morone à Pittsburgh auprès de personnes souffrant de lombalgies chroniques, atteste une amélioration de la tolérance à la douleur et de l’activité physique (l’immobilisation des patients aggrave les lombalgies). En psychiatrie, on prête une attention toute particulière au programme associant thérapie cognitive et méditation, ou MBCT, pour Mindful Based Cognitive Therapy, ou thérapie cognitive basée sur la pleine conscience (voir l’encadré page ci-contre). Cette approche a montré son © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Les différentes écoles de la pleine conscience MBCT (Mindfulness Based Cognitive Therapy ou Thérapie cognitive basée sur la pleine conscience) Cette thérapie cognitive associée à la pleine conscience a été codifiée et scientifiquement évaluée par Zindel Segal et ses collègues, de l’Université de Toronto. Elle fait précéder les exercices de thérapie cognitive (modification du contenu des pensées négatives) par des exercices de pleine conscience (modification du rapport aux pensées négatives : mieux les tolérer, moins se laisser influencer par elles, sans forcément chercher à les modifier). On cherche à explorer tout ce qu’une pensée négative déclenche en termes d’émotions, de réactions corporelles, d’autres pensées et cycles de rumination, de tendance à se replier sur soi, etc. Indications : Prévention des rechutes chez les personnes dépressives.

MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction ou Réduction du stress basée sur la pleine conscience) Cette méthode a été la première à avoir été codifiée et introduite dans le champ de la médecine par le psychologue américain Jon Kabat-Zinn. Elle propose notamment, face aux moments de stress quotidiens, de ne pas chercher à fuir ces instants par la distraction (en pensant à autre chose) ou l’action (en s’absorbant dans le travail ou un loisir) ; il s’agit au contraire de les accueillir et de les observer, dans un état particulier de conscience et d’éveil corporel qui permet d’éviter qu’ils s’aggravent ou deviennent chroniques. Indications : États anxieux ou douloureux chroniques.

DBT (Dialectical Behavior Therapy ou Thérapie comportementale dialectique) Cette thérapie, conçue à l’Université de Washington par la psychologue comportementaliste Marsha Linehan pour les personnes souffrant de troubles de la personnalité borderline, intègre entre autres une pratique régulière de méditation zen aménagée. Cette pratique permet à ces patients de développer une meilleure « conscience émotionnelle », et donc une meilleure tolérance aux émotions douloureuses, qu’ils ont sinon tendance à évacuer par des passages à l’acte (agressions verbales, auto-agressions, gestes suicidaires) ou par la consommation de produits toxiques divers. Indications : Troubles de la personnalité de type borderline.

Méthode Vittoz Cette psychothérapie, portant le nom du médecin suisse qui la développa au début du XXe siècle, présente de nombreuses analogies avec la pleine conscience. Elle encourage à porter régulièrement attention aux expériences sensorielles de l’instant, afin de se libérer des ruminations et automatismes mentaux et comportementaux liés au passé. Il n’existe pas, pour le moment, d’indications bien définies, en dehors du champ aussi vaste que vague des « troubles névrotiques » (symptômes anxio-dépressifs, manque de confiance en soi, etc.).

(Open Focus Therapy ou Thérapie de l’ouverture attentionnelle) Cette thérapie, proposée par le psychologue américain Les Fehmi, repose sur des exercices de régulation attentionnelle très proches de la pleine conscience. Elle consiste à se désengager du mode attentionnel « étroit-objectif » (qui consiste à se focaliser sur une idée) pour privilégier le mode attentionnel qualifié de « diffus-immergé » (garder le champ de sa conscience ouvert à tout ce qui nous entoure, en s’efforçant de ressentir plus que de réfléchir). Indications : Bien que ne reposant pas sur des études scientifiquement validées, elle semble représenter un bon complément aux thérapies classiques dans le domaine des troubles émotionnels, notamment anxieux, ainsi que pour les troubles de l’attention avec hyperactivité.

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Jean-Michel Thiriet

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efficacité dans des situations mettant souvent les thérapeutes en échec, notamment dans le cadre de la prévention des rechutes chez les patients ayant présenté trois épisodes dépressifs (ou davantage). Ainsi, une étude réalisée par le psychologue cognitiviste John Teasdale, de l’Université d’Oxford, a révélé que les rechutes sont moins fréquentes durant la période de suivi, et, si elles ont lieu, elles se produisent plus tard. Des effets similaires sont observés dans certaines dépressions résistantes ou chroniques. Toutefois, la méditation de pleine conscience n’a pas été à ce jour validée lors des périodes aiguës de la maladie dépressive, et reste avant tout un outil de prévention.

Quelques idées reçues sur la méditation On pense souvent que la méditation est une réflexion approfondie et intelligente sur un sujet métaphysique comme la vie, la mort ou le cosmos. En réalité, dans la méditation de pleine conscience, l’attention n’est pas portée sur la réflexion intellectuelle ou l’élaboration conceptuelle, mais sur le ressenti non verbal, corporel et sensoriel.

On pense souvent que la méditation consiste à faire le vide dans sa tête.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, les instants sans mentalisation sont assez rares, et l’essentiel du travail consiste non à faire taire le bavardage de l’esprit, mais à ne pas se laisser entraîner par lui, en l’observant au lieu de s’y identifier. L’objectif est de se rapprocher d’une « conscience sans objet », où l’esprit n’est engagé dans aucune activité mentale volontaire, mais tente de rester en position d’observateur. Ce n’est donc pas une absence de pensées, mais une absence d’engagement dans les pensées. On pense souvent que la méditation est une démarche religieuse ou spirituelle.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, on cherche avant tout à développer et à tester au quotidien un outil de régulation attentionnelle et émotionnelle, au-delà de toute forme de croyance. On pense souvent que la méditation est un peu comme la relaxation ou la sophrologie.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, on ne cherche pas à atteindre un état de détente ou de calme particulier (certaines séances peuvent au contraire être difficiles ou douloureuses), mais juste à intensifier sa conscience et son recul envers ses expériences intimes. Par exemple, plutôt que de chercher à ne pas être en colère ou triste, on tend à observer la nature de ces émotions, leur impact sur le corps, les comportements qu’elles déclenchent. Donner ainsi un « espace mental » à ses émotions négatives permet d’en reprendre le contrôle, en leur permettant d’exister et de s’exprimer sans être amplifiées par la répression (ne pas les autoriser) ou la fusion (ne pas s’en distancier).

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Comment expliquer l’action de la méditation de pleine conscience sur l’état de santé ? Les mécanismes semblent se situer à deux niveaux : d’une part, celui de la régulation cognitive (les sujets entraînés identifient mieux le début des pensées négatives, et évitent ainsi de les laisser dégénérer en cycles prolongés de rumination) ; d’autre part, celui de la régulation émotionnelle : la pratique régulière de la pleine conscience permet de développer des capacités accrues d’acceptation, de recul et de modulation envers les émotions douloureuses. Sachant que dans la plupart des souffrances psychologiques, quelle qu’en soit leur nature, la rumination et la dérégulation émotionnelle sont des facteurs aggravants, la pleine conscience présente donc un réel intérêt en tant qu’outil adjuvant aux différentes prises en charge, médicamenteuses ou psychothérapeutiques.

Les bases neurobiologiques La méditation a un effet sur le fonctionnement du cerveau. Comparée à la relaxation, elle entraîne une activation cérébrale plus intense des aires paralimbiques, liées au système nerveux autonome, c’est-à-dire automatique et non volontaire, et à l’interoception, ou perception des sensations corporelles. Comme l’a montré la psychiatre Katya Rubia, de l’Université de Londres, elle active aussi davantage les zones fronto-pariétales et fronto-limbiques, liées aux capacités attentionnelles. La pratique de la pleine conscience entraîne, nous l’avons souligné, une amélioration de la modulation émotionnelle, dont on commence à cartographier les voies neurales : ainsi, après un entraînement de huit semaines, des personnes chez qui l’on suscite des émotions de tristesse présentent une plus faible activation des aires du langage (aires de Wernicke et de Broca) et une plus forte activité dans les zones associées à la sensibilité intéroceptive. Cela signifie que l’impact de la tristesse est plus réduit, chez les méditants, par sa « digestion » à un niveau corporel, que par un traitement rationnel et verbal, comme cela se passe chez les non-méditants. Les méditants acceptent plus ou moins consciemment d’éprouver physiquement la tristesse, sans chercher trop hâtivement à la « résoudre » mentalement (ce qui conduit parfois à des ruminations stériles). Cette attitude ne peut se résumer à un simple détachement ni à un désengagement vis-à-vis des événements de vie tristes, puisque les deux groupes de personnes observées (méditants et non-méditants) obtiennent les mêmes scores en termes d’évaluation subjective de la tristesse éprouvée. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Cortex cingulaire

Cortex pariétal

Cortex préfrontal

Raphael Queruel

Aire de Broca Aire de Wernicke Insula

2. L’activité de certaines aires cérébrales est renforcée par la pratique de la méditation de pleine conscience : le cortex préfrontal gauche associé aux émotions positives ; le cortex cingulaire antérieur impliqué dans la perception des sensations corporelles, notamment de

La pratique méditative régulière induit également des modifications favorables de l’activité électrique du cerveau mesurée par électroencéphalographie : le neuroscientifique Antoine Lutz, de l’Université de Madison, a constaté une augmentation des rythmes gamma (associés aux processus attentionnels et conscients) dans le cortex préfrontal gauche, une zone associée aux émotions positives. On a montré de longue date que la résistance à la douleur est accrue chez les adeptes expérimentés de la méditation zen (proche de la pleine conscience). Or, à l’Université de Montréal, le neuroscientifique Joshua Grant a récemment découvert que cette capacité est associée à un épaississement du cortex cingulaire antérieur et du cortex somatosensoriel, deux zones impliquées dans la perception de la douleur. Comment interpréter ces observations ? Il est possible que ces zones cérébrales se développent pour apprendre à « gérer » les positions légèrement douloureuses – sensations de crampes et inconfort – imposées par la pratique zen. Il s’agit ici d’une modification de l’anatomie cérébrale : c’est une des manifestations du phénomène de neuroplasticité, où l’entraînement de l’esprit cher aux bouddhistes (entraînement dont font partie la méditation et la psychothérapie) finit par modifier le cerveau, comme le font d’ailleurs tous les apprentissages. Méditer peut-il protéger contre les infections ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, oui. Le © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

la douleur ; le cortex frontal, le cortex pariétal et l’insula, cette dernière intervenant dans l’interoception, ou perception des sensations internes. En revanche, on constate que l’activité des aires du langage (aire de Broca et aire de Wernicke) diminue.

psychologue Claude Berghmans a ainsi montré qu’après un programme d’entraînement de huit semaines, l’organisme produit davantage d’anticorps suite à une vaccination antigrippale. Cela peut s’expliquer par le fait que la méditation augmente l’activité du cortex préfrontal gauche, et qu’il existe un lien maintes fois constaté entre les émotions positives et les réactions immunitaires.

Améliorer la lutte contre certaines maladies Une autre étude a révélé que des patients traités aux ultraviolets pour un psoriasis (une maladie cutanée chronique parfois invalidante) voient leurs lésions s’améliorer plus rapidement s’ils suivent simultanément des séances de réduction du stress par la pleine conscience (méthode MBSR). Là encore, des mécanismes d’action neuro-immunologiques de la pleine conscience ont été évoqués, quoique non démontrés : le stress stimulerait la production de cytokines (des molécules du système immunitaire) impliqués dans les troubles cutanés. Chacun peut ainsi « travailler » sur son niveau de conscience, avec toute une série de bénéfices possibles. Mais tout individu possède aussi une tendance naturelle, plus ou moins prononcée, à éprouver spontanément de tels états de pleine conscience. Ceux dont l’aptitude spontanée à éprouver des moments de pleine conscience est la plus élevée, présentent également une

Bibliographie L. Fehmi et J. Robbins,

La Pleine conscience, Belfond, 2010. C. André, Les états d’âme, Un apprentissage de la sérénité, Odile Jacob, 2009. M. Williams et al.

Méditer pour ne plus déprimer, Odile Jacob, (avec un CD d’exercices), 2009. J. Kabat-Zinn, Au cœur de la tourmente, la pleine conscience, De Boeck, 2009. T. Nhat Hanh, Le miracle de la pleine conscience, J’ai Lu, 2008. M. Ricard, L’art de la méditation, NiL, 2008. F. Rosenfeld, Méditer c’est se soigner, Les Arènes, 2007. Z. Segal et al,

La thérapie cognitive basée sur la pleine conscience pour la dépression, De Boeck, 2006. 23


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Testez votre pleine conscience Vous pouvez avoir une idée de votre prédisposition à la pleine conscience en répondant aux questions suivantes par : Presque toujours, Très souvent, Assez souvent, Assez peu, Rarement, ou Presque jamais. 1. Je peux vivre une émotion et ne m’en rendre compte qu’un certain temps après. 2. Je renverse ou brise des objets par négligence ou par inattention, ou parce que j’ai l’esprit ailleurs. 3. Je trouve difficile de rester concentré sur ce qui se passe au moment présent. 4. J’ai tendance à marcher rapidement pour atteindre un lieu, sans prêter attention à ce qui se passe ou ce que je ressens en chemin. 5. Je remarque peu les signes de tension physique ou d’inconfort, jusqu’au moment où ils deviennent criants. 6. J’oublie presque toujours le nom des gens la première fois qu’on me les dit. 7. Je fonctionne souvent sur un mode automatique, sans vraiment avoir conscience de ce que je fais. 8. Je m’acquitte de la plupart des activités sans vraiment y faire attention. 9. Je suis tellement focalisé sur mes objectifs que je perds le contact avec ce que je fais au moment présent pour y arriver. 10. Je fais mon travail automatiquement, sans en avoir une conscience approfondie. 11. Il m’arrive d’écouter quelqu’un d’une oreille, tout en faisant autre chose dans le même temps. 12. Je me retrouve parfois à certains endroits, soudain surpris et sans savoir pourquoi j’y suis allé. 13. Je suis préoccupé par le futur ou le passé. 14. Je me retrouve parfois à faire des choses sans être totalement à ce que je fais. 15. Je mange parfois machinalement, sans savoir vraiment que je suis en train de manger. À chaque question si vous avez répondu par : Presque toujours, comptez 1 point ; Très souvent, comptez 2 points ; Assez souvent, comptez 3 points ; Assez peu, comptez 4 points ; Rarement, comptez 5 points ; Presque jamais, comptez 6 points. Faites la somme de vos points et divisez par 9. Vous obtiendrez, sur dix, votre score de prédisposition à la pleine conscience, d’autant meilleure que ce score sera élevé.

moindre activité des zones cérébrales dites autoréférentielles, c’est-à-dire activées quand on réfléchit sur soi-même. Ces zones autoréférentielles sont particulièrement actives chez les personnes dépressives qui ruminent des pensées négatives dont elles sont le centre.

La vogue de la pleine conscience

Sur le Net http://www.associationmindfulness.org http://www.cpsemotions.be/mindfulness/ http://www.umassmed. edu/cfm/index.aspx 24

De même, les personnes facilement en pleine conscience présentent une moindre activité de l’amygdale cérébrale, zone d’où sont lancés notamment les messages d’alerte émotionnelle, et qui est anormalement active dans les états anxieux et dépressifs. Ch. Berghmans a constaté qu’en cas d’exposition à des stimulations à connotation émotionnelle, on observe aussi chez ces sujets naturellement enclins à la pleine conscience une moindre réactivité de l’amygdale cérébrale droite, souvent associée aux émotions désagréables. Ainsi, la pleine conscience semble associée à une moindre tendance à se

focaliser sur soi-même, ainsi qu’à une meilleure stabilité émotionnelle. Après avoir longtemps été cantonnée aux domaines de la spiritualité et du développement personnel, la méditation, notamment dans sa forme dite de pleine conscience, vient donc de faire une irruption remarquée dans le champ de la psychiatrie et des neurosciences (un courant d’études porte même le nom de « neurosciences méditatives »). Et la méditation connaît actuellement une vogue médiatique inédite jusqu’à présent. Quelles sont les raisons de ce succès ? Peutêtre répond-il à des besoins fondamentaux ? Introspection, calme, lenteur, continuité… Alors que nos conditions de vie tendent à nous priver de ces opportunités, nous imposant toujours plus de sollicitations, d’interruptions, d’agitation, il est peut-être salutaire que les pratiques méditatives nous aident aujourd’hui à éprouver une présence au monde fondée sur le recul et le ressenti non verbal : une forme de conscience I attentive et tranquille… © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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La psychologie au quotidien

Au bonheur d’en rire Nicolas Guéguen est enseignant-chercheur en psychologie sociale à l’Université de Bretagne-Sud et dirige le Groupe de recherche en sciences de l’information et de la cognition, à Vannes.

Stabilité du couple, rencontres amoureuses, santé cardio-vasculaire ou résistance aux maladies : selon les neuroscientifiques, le rire a toutes les vertus. La science du rire est à notre portée : saisissons-en les enseignements !

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e rire est le propre de l’homme » disait Bergson ; et c’est vrai ! Même si l’on a montré que d’autres animaux (notamment les bonobos) ont une activité proche du rire, le rire est typiquement humain si on le considère sous son angle social. L’homme est sans doute le primate le plus social, et c’est aussi celui qui rit le plus. Comme si la première fonction du rire visait à consolider les liens au sein d’un groupe. Comme nous le verrons, cette conception est de plus en plus étayée par des expériences scientifiques, et comme la santé du groupe équivaut souvent à celle de ses membres, on s’aperçoit de plus en plus que le rire est bon pour l’organisme, qu’il protège contre le stress et diverses maladies. Du groupe à l’individu, quels sont les bénéfices du rire ?

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En bref • Le rire rapproche les gens en famille, au travail ou en société. Cette qualité en fait un outil de plus en plus recherché de cohésion des groupes. • La santé physique bénéficie aussi du rire : meilleur système cardio-vasculaire, résistance aux allergies, au diabète ou à la douleur améliorée. • Rire favoriserait même la stabilité du couple et la capacité à faire des rencontres amoureuses. Rien de tel qu’un spectacle humoristique pour faire naître une idylle…

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Le rire, un ciment social Chacun a fait l’expérience du fou rire et de son irrésistible contagion. Certains psychologues et neuroscientifiques comme Robert Provine, de l’Université du Maryland, ou Christian Hempelmann, de l’Université de l’État de New York, ont décrit des épidémies de rire ! La plus spectaculaire est celle d’un fou rire géant ayant affecté des villages du Tanganyika et d’Ouganda dans les années 1960. R. Provine raconte que trois jeunes filles ont d’abord commencé à rire ensemble dans une école frontalière de mission-

naires de Tanzanie, les symptômes s’étendant rapidement à 95 des 159 élèves de l’école. De retour chez eux, les élèves transmirent leur fou rire à 217 des 10 000 habitants du village de Nshamba, essentiellement des adultes. Un autre foyer éclata alors dans le village voisin de Kanyangereka. Après s’être déclarée dans une école, la vague de rire s’étendit rapidement aux mères et aux proches parents des élèves. Au total, cette épidémie toucha environ 1 000 personnes en Tanzanie et en Ouganda. Aujourd’hui, on commence à comprendre ce qui confère au rire cette dimension de partage irrésistible. Il s’agit probablement de phénomènes d’empathie assez fondamentaux, faisant intervenir les systèmes miroirs du cerveau, probablement les neurones miroirs : le psychologue Leonhard Schilbach, de l’Université de Cologne en Allemagne, a ainsi montré qu’une personne qui commence à rire suscite auprès de ceux qui l’observent une activité des neurones impliqués dans la contraction des muscles zygomatiques (impliqués dans le rire), même quand l’observateur ne rit pas lui-même. Il se produirait ainsi une préactivation de l’activité neurologique liée au rire par simple observation. L’être humain serait en quelque sorte « précâblé » pour le rire, et plus particulièrement en situation sociale ou communautaire. Nous voyons autour de nous des applications multiples de ce phénomène. Par exemple, les rires factices dans les séries comiques à la télé© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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vision. Le simple fait d’entendre des rires en arrière-plan sonore enclenche un mécanisme empathique qui facilite le rire du téléspectateur. Un des psychologues les plus renommés dans le domaine de la persuasion, l’Américain Robert Cialdini, de l’Université du Texas, s’est penché sur ce phénomène. Il a montré que des émissions humoristiques sous forme vidéo ou audio complétées par des enregistrements de rires factices suscitent effectivement le rire, même si les personnes qui entendent ces enregistrements ne voient pas le public rire. C’est aussi la raison pour laquelle un plaisantin qui rit de sa propre blague a plus de chances de « lancer » la vague de rire dans son auditoire, que s’il reste de marbre. R. Cialdini a longtemps travaillé sur les mécanismes de la formation des opinions, et il arrive à la conclusion que nous cherchons à déterminer si un épisode est drôle ou non, en fonction du fait que les autres le trouvent ou non hilarant. C’est le phénomène qualifié de « preuve sociale », qui désigne généralement le fait que nous forgeons nos opinions et attitudes d’après l’attitude de la majorité environnante. Pour R. Cialdini, le rire serait une forme de preuve sociale. Si des rires se font entendre, c’est que la chose est amusante et donc, comme elle amusante, je vais rire moi-même. Évidemment, ces considérations soulèvent la question de l’avantage évolutif conféré par le rire. Le fait que le rire soit une caractéristique © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

1. Vivre mieux et plus longtemps en riant : le rire favorise la stabilité du couple et aide à lutter contre le stress et les maladies qui l’accompagnent.

universelle de l’espèce humaine est à rapporter au fonctionnement social d’Homo sapiens. Depuis des dizaines de milliers d’années, le rire aurait traduit les bonnes relations dans un groupe d’humains, et favorisé l’intégration d’étrangers dans ce groupe. Le rire revêt une dimension de partage social que l’on observe dès le plus jeune âge : le psychologue Antony Chapman, de l’Université de Cardiff au pays de Galles, a montré que des enfants de sept ans écoutant des extraits sonores d’émissions humoristiques rient davantage lorsqu’ils sont deux, que s’ils sont seuls. Pour A. Chapman, le rire est la première activité de partage dans l’espèce humaine. À l’époque où le langage chez l’être humain n’était pas constitué, notre espèce a dû trouver des comportements non verbaux traduisant cette volonté de partage amical avec le groupe : le rire aurait eu cette fonction et c’est pourquoi son poids social est aussi important aujourd’hui. Ce processus est tellement ancré, que l’on apprécie immédiatement quelqu’un qui rit de bon cœur. Ainsi, Stephen Reysen, de l’Université du Kansas, a montré à des observateurs des vidéos où de jeunes acteurs de théâtre lisaient un texte soit en riant, soit sans rire. Le rire était factice et les observateurs le savaient, et pourtant ils ont jugé l’acteur plus positivement, et se sont sentis plus proches de lui quand ce dernier riait. Ce qui conduit S. Reysen à voir dans le rire un aimant social qui nous pousse irrésistiblement à 27


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Rire et séduction rendait pas plus réceptives à la demande du jeune homme. Cette expérience montre que le rire favorise les rencontres amoureuses. Il ne s’agit pas ici d’un effet attracteur de l’homme qui serait capable de faire de l’humour, puisque la source du rire était antérieure à la rencontre. Les apprentis séducteurs peuvent en tenir compte et inviter leurs futures conquêtes à des spectacles humoristiques : la belle ne sera pas tentée de se jeter dans les bras de l’humoriste, mais plutôt dans ceux de son voisin. De nombreuses expériences corroborent cette notion. La psychologue Myra Angel, de l’Université Vanderbilt, dans le Tennessee, a montré que les femmes qui rient souvent sont celles qui prennent le plus rapidement la décision de vivre en couple ou de se marier avec leur compagnon. Le psychologue clinicien Robert McBrien, de l’Université de Salisbury dans le Maryland, également thérapeute conjugal, conseille aux compagnons qui n’ont pas beaucoup d’humour de faire rire leur compagne en allant voir des films, des pièces de théâtre ou des représentations d’humoristes. En outre, l’effet ne vaut pas seulement pour les

ourquoi le rire est-il considéré comme une arme de séduction ? L’explication souvent avancée suppose que l’humour est une qualité recherchée par une femme chez un homme, car il serait un miroir de ses compétences intellectuelles et sociales. Il est également possible que les femmes aiment le rire parce qu’il est bienfaisant, et qu’elles apprécient pour cette raison ceux qui rient souvent. Pour mettre cette hypothèse à l’épreuve, nous avons mené une expérience où des jeunes filles célibataires étaient placées dans une salle d’attente où des enregistrements radio étaient diffusés. Selon le cas, il s’agissait de sketches humoristiques, d’extraits d’émissions culturelles sur le théâtre ou d’émissions scientifiques ; parfois, aucune bande sonore n’était diffusée. Nous avions disposé une caméra cachée dans la salle d’attente, et nous avons ainsi pu observer que le comportement des jeunes femmes dépendait du contenu de ces enregistrements. Notamment, les jeunes femmes qui entendaient des émissions comiques cessaient de se livrer à des activités « parallèles », par exemple consulter son téléphone portable, et profitaient du moment, le sourire aux lèvres. La suite de l’expérience consistait à inviter chacune des jeunes femmes à se rendre dans une salle voisine où était déjà assis un jeune homme. Ensemble, ils devaient feuilleter des magazines et porter des jugements sur la qualité des publicités (analyse du message, du graphisme…), ce qui n’était qu’un prétexte pour les mettre en présence et les faire interagir. Le jeune homme, qui était en réalité un membre de l’équipe scientifique, demandait après quelques minutes à la jeune femme son numéro de téléphone personnel. Nous avons constaté que les jeunes femmes étaient plus nombreuses à donner leur numéro de téléphone lorsqu’elles avaient préalablement entendu des émissions humoristiques. En revanche, le fait d’avoir écouté des contenus culturels ou scientifiques ne les

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femmes : ce même chercheur a montré, lors de ses consultations, que les couples qui ont eu l’occasion de rire lors de sorties font plus souvent l’amour le soir même et dans les jours qui suivent, que le reste du temps. Rire souvent créerait un état psychologique de bienêtre favorable au maintien des sentiments que l’on porte à son conjoint. En fait, le simple fait de se souvenir des fous rires passés suffirait à produire un effet positif. C’est ce qu’a constaté le psychologue Dorris Bazzani, de l’Université du New Connecticut : en incitant des couples à se souvenir de crises de rires ou d’événements très amusants vécus ensemble, il a constaté que l’évaluation par les conjoints de la qualité de leur couple s’en trouvait rehaussée. Un tel effet n’est pas obtenu par les souvenirs d’autres moments agréables, qu’il s’agisse de voyages réussis ou de bons repas. C’est bel et bien le rire qui fait la différence, sans doute parce qu’en plus du bien-être que peuvent procurer d’autres sensations plaisantes, il revêt ce caractère de ciment de la relation sociale, une activité de partage qui constitue depuis longtemps sa marque dans l’espèce humaine.

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apprécier le rieur. À tel point qu’il a été montré que dans les groupes, certaines personnes essaient de faire rire celles qui ont le rire facile et communicatif : il s’agirait d’une stratégie de certaines personnes, notamment les leaders, pour renforcer l’unité du groupe. On sait que la santé des relations sociales est généralement profitable à la santé du corps : dès lors, le rire serait-il bon pour nos artères ? Il semble renforcer notre capacité de résistance aux maladies infectieuses, en stimulant le système immunitaire. Le psychologue Herbert Lefcourt et ses collègues de l’Université de Waterloo dans la province de l’Ontario au Canada ont ainsi comparé les quantités de certaines immunoglobulines (anticorps intervenant dans la réaction immunitaire) sécrétées par des personnes exposées (ou non) à des sketches humoristiques populaires. Ils ont observé qu’une exposition de dix minutes à de tels messages comiques entraîne une augmentation de la sécrétion d’immunoglobulines.

Les bienfaits du rire sur la santé Ces effets ont été retrouvés dans d’autres études, qui ont également montré que d’autres composantes immunitaires sont stimulées par le rire, tels les lymphocytes NK (les cellules tueuses naturelles) ou l’interféron gamma. Logiquement, une personne qui aime rire et y passe beaucoup de temps est mieux armée contre les grippes, rhumes ou autres angines. Le rire a aussi des effets bénéfiques sur la perception de la douleur. La psychologue Deborah Hudak et ses collègues de l’Allegheny College dans l’État de Pennsylvanie ont ainsi montré que les personnes à qui l’on inflige des chocs électriques après avoir ri y sont moins sensibles. Dans cette expérience, des volontaires regardaient des scènes humoristiques, puis devaient subir des chocs d’intensité variable : comparées à des documentaires ne suscitant aucune activité des zygomatiques, les scènes d’humour ont permis aux participants de supporter des chocs bien plus élevés que la moyenne. Des résultats similaires ont été obtenus pour la résistance à des douleurs infligées par pincement de la peau, ou par application d’objets chauds ou froids sur différentes parties du corps. Aux yeux des neuroscientifiques, de tels résultats plaident en faveur d’effets analgésiques induits par le rire, qui rendent la douleur moins perceptible. De fait, on a observé la production d’endorphines (des substances analogues à la morphine naturellement produites par l’organisme et ayant des propriétés antalgiques) chez des personnes qui riaient. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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2. Les mères qui rient souvent produisent un lait qui prémunit les nourrissons contre les allergies et favorise un sommeil réparateur.

Outre ces effets, des expériences ont également révélé que le rire a des effets positifs sur les fonctions cardio-vasculaires et sur l’état de stress. Toujours en projetant de petites scènes humoristiques à des sujets, les psychologues Sabina White et Phame Camarena, de l’Université de Californie à Santa Barbara, ont montré que les rires ainsi obtenus ralentissent le rythme cardiaque et font baisser la pression artérielle. Le rire agirait en premier lieu sur la perception du stress, en produisant un sentiment de bien-être et de détente. En retour, cette baisse du stress aurait des effets positifs sur le système cardio-vasculaire, en réduisant l’adrénaline ou le cortisol, hormones du stress. De fait, H. Lefcourt a constaté que le fait de rire souvent est associé à un moindre stress perçu, y compris lorsque l’on demande à des individus de remplir diverses tâches rébarbatives ou stressantes, par exemple des calculs mentaux en temps limité. Ce mécanisme d’évacuation du stress est bien connu : en situation de tension extrême, le rire peut survenir comme un exutoire, sans qu’on comprenne forcément pourquoi. Il existe vraisemblablement un intérêt médical du rire, et l’on suspecte que de tels effets fassent même intervenir les mécanismes de régulation de l’expression des gènes. Ainsi, les biologistes Takashi Hayashi et Kazuo Murakami, de l’Université de Tsukuba au Japon, ont projeté à des hommes et des femmes, âgés en moyenne de 62 ans et souffrant de diabète de type 2, des sketches comiques connus et appréciés au Japon. Un prélèvement sanguin était réalisé avant la projection, immédiatement après, et 90 minutes plus tard. Après avoir ri, les patients ont sécrété moins de prorénine, une protéine intervenant dans les pathologies rénales et vasculaires 29


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3. Le rire aiderait à mieux supporter la douleur, selon certaines expériences. De plus en plus de médecins trouvent bénéfique d’introduire l’humour en milieu hospitalier.

Bibliographie T. Hayashi et K. Murakami,

The effects of laughter on post-prandial glucose levels and gene expression in type 2 diabetic patients, in Life Sciences, vol. 85, pp. 185-187, 2009. R. Martin,

Humor, laughter, and physical health : Methodological issues and research findings, in Psychological Bulletin, vol. 127(4), pp. 504-519, 2001. R. Provine, Laughter : A Scientific Investigation, Penguin Press, 2001. 30

propres aux diabétiques de type 2. Cette normalisation apparaît liée à un meilleur fonctionnement des récepteurs de la prorénine, qui favorisent sa dégradation. Les scientifiques n’ont pas encore exploré les multiples effets du rire sur l’organisme. On ignore encore jusqu’où s’étendra cette panoplie d’effets bénéfiques, mais une chose semble d’ores et déjà établie : rire ne présente que des avantages !

Le lait des mères hilares Et les bébés ? Se portent-ils mieux quand leur maman rit souvent ? Hajime Kimata, un médecin de l’Hôpital Moriguchi-Keijinkai d’Osaka au Japon, a fait regarder divers films à un groupe de jeunes mamans allaitant des enfants de cinq à six mois. Les plus chanceuses voyaient Les Temps modernes de Charlie Chaplin ; les autres visionnaient des extraits de documentaires ou des bulletins météorologiques. Toutes ces mamans avaient des bébés souffrant d’eczéma du nourrisson et étaient également allergiques au latex et aux acariens. À l’issue de chaque film, on dosait la concentration de mélatonine – impliquée dans la régulation des cycles du sommeil et de l’éveil et dont la sécrétion favorise le sommeil – dans le lait de ces mamans. Les analyses ont révélé une augmentation de la sécrétion de mélatonine, mais seule-

ment chez celles qui avaient vu le film de Charlie Chaplin. De même, les enfants étaient moins sensibles aux acariens et au latex, et avaient moins d’eczéma du nourrisson à l’issue d’une tétée avec des mamans ayant ri. Quel lien entre la mélatonine et l’eczéma du nourrisson ? Tout ce qu’on sait, c’est que cette maladie perturbe le cycle du sommeil des enfants. La mélatonine, présente en plus grande quantité dans le lait de la maman ayant ri, favoriserait le sommeil des petits et, par des mécanismes inconnus, diminuerait leur allergie. Tous ces résultats montrent que le rire a un impact réel et positif sur l’organisme. Certains chercheurs, psychologues, biologistes ou médecins recommandent aujourd’hui de prendre le rire très au sérieux et de l’introduire dans les parcours médicaux au moyen de formations au rire (séances de rire collectif, de travail cognitif visant à rechercher un état d’esprit favorable). Y compris en milieu hospitalier, on commence à introduire le rire par des déguisements de clowns pour les enfants, des fêtes, des sketches ; des compagnies telles que Boublinki ou Theodora, voire des formations de clowns hospitaliers, telle l’Association Cliniclown, exercent en France. Peu à peu, le rire gagne ses lettres de noblesse et passe du statut de simple amusement à celui de thérapie ayant des effets orgaI niques observables. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Psychologie Comportement

Les nouveaux pères Emily Anthes est journaliste scientifique et médicale.

En Bref • Depuis environ 50 ans, la paternité a beaucoup évolué. Les pères passent deux à trois fois plus de temps à s’occuper de leurs enfants. • Chez les jeunes pères, la concentration de prolactine augmente, celle de la testostérone diminue. • Les pères favorisent, chez leur enfant, l’acquisition du langage et certaines capacités cognitives. Ils les encouragent à prendre des risques. • Certaines mères ont des difficultés à partager les soins aux petits, surtout si elles ont une faible estime de soi.

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Les pères aussi subissent des modifications biologiques après la naissance d’un bébé. Leur apport à l’enfant est différent de celui de la mère : le développement du langage et l’apprentissage du risque seraient plus de leur ressort.

artin Oppenheimer, père de deux fillettes, travaille à temps partiel et s’occupe de ses enfants. « Lorsque je me promène dans la rue avec un bébé sur la poitrine et l’autre dans sa poussette et que je passe près d’un groupe de mères, elles sont d’abord stupéfaites, puis me sourient. » Le rôle des pères a beaucoup évolué depuis 50 ans. En 1965, aux États-Unis, les pères passaient en moyenne 2,6 heures par semaine à s’occuper de leurs enfants. En 2000, ce chiffre atteignait 6,5 heures. Aujourd’hui, il y a trois fois plus de pères au foyer qu’il y a dix ans, et les familles où le père élève seul ses enfants se multiplient. « Dans les années 1970, quand j’ai commencé à étudier les comportements des pères et des mères, la majorité des pères n’avaient jamais donné le bain à leurs enfants, ni même changé une couche » se souvient le psychologue Michael Lamb de l’Université de Cambridge. Pendant des années, les sociologues ont considéré les pères comme des suppléants susceptibles de remplacer la mère lorsqu’elle n’était pas disponible. Mais, aujourd’hui, on admet que les pères sont bien plus que des mères de rechange. Les scientifiques montrent même que les pères sont biologiquement aussi sensibles à leurs enfants que les mères, même s’ils interagissent avec eux de façon différente. En particulier, ils semblent stimuler davantage leurs capacités émotionnelles et cognitives, les préparant à affronter le vaste monde.

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Dans un article paru en 1958, le psychiatre britannique John Bowlby proposa une idée, alors très controversée, mais que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de théorie de l’attachement : selon cette théorie, pour se développer correctement, les enfants ont besoin d’une relation stable et rassurante avec un adulte, adulte qui pour lui était la mère.

Des modifications biologiques chez les jeunes pères Mais, dans les années 1970, quelques études commencèrent à s’intéresser aux pères et montrèrent qu’ils sont tout aussi capables que les mères de prendre soin de leurs enfants. Les pères savent quand leurs nourrissons ont faim ou sont fatigués, et y répondent de manière appropriée. Les hommes et les femmes présentent les mêmes réactions physiologiques – modification de la fréquence cardiaque ou de la respiration, notamment – quand leur nouveau-né pleure. Tout comme les mères, les pères dont les yeux sont bandés sont capables de reconnaître leur bébé dans une crèche simplement en touchant les mains des petits. Les biologistes ont également montré que les pères et les futurs pères subissent des modifications physiologiques, comme la femme enceinte. Par exemple, une étude publiée en 2000 par la psychologue Anne Storey et ses collègues, de l’Université Memorial du Newfoundland au Canada, a montré que les futurs pères ont des © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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1. Les jeunes pères subissent des modifications biologiques qui, par exemple, réduisent la testostérone et, par conséquent, l’agressivité.

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concentrations élevées de prolactine, une hormone qui augmente beaucoup chez les jeunes mères et favorise la production de lait. Les chercheurs ont également découvert que le taux de testostérone des pères diminue d’environ un tiers au cours des premières semaines qui suivent la naissance de l’enfant, un changement qui pourrait rendre les pères moins agressifs et plus prêts à s’occuper de leur enfant. Une étude publiée en 2001 a révélé que les jeunes pères ont des concentrations de testostérone inférieures à celles des hommes du même âge. Les pères peuvent même souffrir de dépression post-partum : dans une enquête de 2005 réalisée auprès de 26 000 jeunes mères et pères, le psychiatre Paul Ramchandani, de l’Université d’Oxford, a établi que quatre pour cent des pères présentaient des symptômes de dépression au cours des huit semaines qui suivaient la naissance de leur enfant. Au-delà des réactions physiologiques, qu’en est-il des comportements ? Généralement, les mères prodiguent soins et réconfort aux nourrissons, tandis que les pères passent plus de temps à jouer avec les enfants. Les études réalisées durant les années 1970 et 1980 montrent que c’est le cas dans beaucoup de pays. Lyn Craig et ses collègues, du Centre de recherche en sciences sociales de l’Université de NouvelleGalles du Sud, ont montré que les pères australiens passent environ 40 pour cent de leur temps à jouer et à lire avec leurs enfants, contre 22 pour cent pour les mères. Dès l’âge de deux mois, les bébés ont remarqué cette différence. Quand une mère prend son enfant dans les bras, il se calme : son rythme cardiaque et sa fréquence respiratoire diminuent. Lorsque c’est son père qui le prend, c’est le contraire : le bébé s’attend à jouer.

Cela tiendrait peut-être à une forme de division du travail : dans son étude, L. Craig a observé que les mères passent 51 pour cent du temps consacré à leur enfant à les nourrir, baigner, bercer et consoler, alors que les pères n’y passent que 31 pour cent de ce temps. Si les mères assurent l’essentiel des soins, les pères ont plutôt tendance à jouer avec eux. Mais comme ils passent globalement moins de temps que les mères à s’occuper de leurs enfants, le nombre d’heures passées à jouer avec eux n’est pas supérieur à celui que consacrent les mères aux activités ludiques. La division du travail expliquerait en partie cette répartition des tâches au sein du couple. Dans les sociétés où les hommes s’occupent plus des enfants – par exemple chez les chasseurs-cueilleurs Aka d’Afrique centrale, où les pères sont des partenaires à part égale avec les mères dans l’éducation des enfants –, ils passent une moins grande proportion de leur temps à jouer. En revanche, dans beaucoup de pays industrialisés, les normes socioculturelles font que les pères se sentent plus à l’aise quand il s’agit de jouer avec les enfants que de les bercer pour qu’ils s’endorment. Ainsi, bien que les hommes soient biologiquement câblés pour prendre en charge les différents aspects du rôle de parent, pour des raisons culturelles ils finissent par se spécialiser et à limiter leur contribution. Notons que la situation évolue, notamment dans les jeunes couples.

Les pères préfèrent les jeux plus risqués

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2. Les pères n’interagissent pas avec leurs enfants comme les mères, préférant chahuter que faire des câlins ou des coloriages.

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Par ailleurs, les jeux que les pères partagent avec leurs enfants diffèrent de ceux des mères. Diverses études ont montré que les pères préfèrent les jeux plus physiques. En 1986, des psychologues ont demandé aux parents de plus de 700 enfants à quoi ils jouaient avec leurs enfants : les pères aiment bien faire sauter leurs enfants sur leurs genoux, les jeter en l’air, les promener sur leur dos, se bagarrer, les chatouiller ou chercher à les attraper. Les mères préfèrent les jeux plus calmes. En 2009, le psychologue américain Fergus Hughes a montré que les mères aiment chanter des chansons ou des comptines et préfèrent les jeux classiques. Les pères cherchent à innover, imaginant de nouvelles utilisations pour ces jouets, essayant de surprendre et d’intéresser les enfants, ce qui pourrait stimuler leur développement cognitif. Les pères encouragent aussi leurs enfants à prendre des risques physiques. En 2007, la psychologue Catherine Tamis-LeMonda et ses collègues de l’Université de New York ont présenté aux parents de 34 nourrissons un plan incliné

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3. Les pères et les mères privilégient des activités ludiques différentes. Les pères encouragent leurs enfants à prendre des risques physiques, ce qui les prépare sans doute aux situations difficiles qu’ils auront à affronter dans leur vie. Les mères passent 22 pour cent du

dont la pente était ajustable. Ils ont demandé séparément à chaque mère et à chaque père de déterminer l’inclinaison maximale de la planche pour que leur enfant puisse la descendre à quatre pattes. Puis les chercheurs ont fait le test avec les bébés : la plupart des mères et des pères avaient surestimé les capacités de leur enfant. Ensuite, ils ont demandé aux parents de donner à la planche l’inclinaison maximale sur laquelle ils autoriseraient leur bébé à descendre s’ils étaient présents à l’autre bout de la pièce : 41 pour cent des pères auraient autorisé leur enfant à s’aventurer sur une pente encore plus inclinée que celle choisie durant la première partie de l’expérience. Seulement 14 pour cent des mères ont incliné la planche davantage. Ainsi, l’équilibre serait assuré par la complémentarité des parents : la mère plus prudente et le père incitant à prendre quelques risques (calculés !). Les pères ont tendance à encourager leurs enfants à être plus endurants physiquement et plus téméraires, sans doute pour les préparer aux défis qu’ils auront à affronter dans leur vie. Une expérience a été réalisée en 1995 : elle visait à étudier le comportement de parents qui avaient inscrit leur enfant âgé de un an à un cours de natation. Les chercheurs ont observé que les pères tenaient plutôt leur bébé pour qu’ils puissent voir le bassin, tandis que les mères se tenaient en face de leur enfant, établissant un contact visuel direct avec lui. En plus de préparer émotionnellement leurs enfants à de nouveaux défis, les pères stimulent leurs capacités cognitives – en particulier leurs habiletés verbales. En 2006, la psychologue Lynne Vernon-Feagans et ses collègues de © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

temps qu’elles consacrent à leurs enfants à d’autres types d’activités : la lecture, les jeux calmes, le dessin. Les pères passent 40 pour cent du temps consacré aux enfants à jouer, mais le temps total consacré aux enfants est inférieur à celui des mères.

l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill ont étudié des enfants âgés de deux ans jouant avec leur père et leur mère. Ils ont constaté que les pères étaient moins loquaces avec leurs enfants, parlant moins et prenant moins souvent la parole que les mères. Pourtant, le vocabulaire employé par les pères – et pas celui des mères – semble être lié au niveau du langage des enfants quand ils sont âgés de trois ans. Plus les racines de mots utilisés par les pères avec leur enfant âgé de deux ans étaient variées meilleur était le score de l’enfant à un test standard d’expression un an plus tard. La richesse du vocabulaire de la mère ne semblait pas avoir d’effet sur le score des enfants.

Effets de vocabulaire Cette influence particulière viendrait de la façon dont les pères parlent à leurs enfants. L. Vernon-Feagans a montré que les pères utilisent des mots moins courants que les mères lorsqu’ils parlent à leurs enfants. Les mères emploient davantage de mots dont la connotation est liée aux émotions, et leurs mots sont plus simples. Les pères parlent plutôt de sport, de voitures et de sujets que les mères abordent moins souvent. Cette découverte est en accord avec des résultats plus anciens qui suggéraient que les mères ont tendance à « parler bébé » avec leurs enfants, s’adaptant à leurs capacités langagières (ou du moins à ce qu’elles croient être ces capacités). Au contraire, les pères connaîtraient moins bien le vocabulaire de leur enfant (peutêtre parce qu’ils passent moins de temps avec eux) et chercheraient moins à « se mettre à leur 35


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Cerveau de père

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n sait que donner naissance à des petits ou s’en occuper stimule les capacités cognitives des mères, augmentant, par exemple, leur capacité à trouver de la nourriture. Mais des recherches récentes suggèrent que ces bénéfices ne sont pas limités à la mère. La neuroscientifique comportementaliste Kelly Lambert et ses collègues du Collège Randolph-Macon, à Ashland, en Virginie, ont testé les capacités mentales de pères et de mâles célibataires d’une espèce de souris où les mâles participent naturellement aux soins prodigués aux petits. Ils ont observé que, par rapport aux rongeurs célibataires, les pères apprennent plus vite à découvrir de la nourriture dans un labyrinthe. Les pères étaient aussi plus à l’aise dans des situations nouvelles, présentant moins de stress en présence de stimulus nouveaux. Ces différences de comportement semblent ancrées dans le cerveau des pères. L’équipe de K. Lambert a découvert plus de modifications cellulaires dans l’hippocampe, une région cérébrale impliquée dans l’apprentissage et la mémoire, dans le cerveau des pères que dans celui des célibataires. Qui plus est, le cerveau des pères – ainsi que celui des pères adoptifs, qui se sont occupés des petits d’un autre mâle pendant plusieurs jours – contenait plus de fibres nerveuses sensibles à l’ocytocine et à la vasopressine (hormones associées aux comportements de soins prodigués aux petits) que les mâles qui n’étaient pas exposés aux nouveau-nés. D’autres données suggèrent qu’une augmentation similaire des capacités cognitives se produirait chez les primates pères. En 2006, l’équipe de la neuroscientifique Elizabeth Gould, de l’Université de Princeton, a rapporté que lorsque les singes marmousets deviennent pères, des neurones de leur cortex préfrontal, une région cérébrale dédiée à la planification et à la prise de décision, s’interconnectent davantage et produisent plus de récepteurs à la vasopressine, ce qui suggère une augmentation des capacités cognitives. Les modifications comportementales et biologiques découvertes chez ces rongeurs et ces primates devenus pères sont similaires à celles que les chercheurs ont observées chez les mammifères qui deviennent mères. Mais étudier les pères est important – et pas seulement parce que leur biologie diffère de celle des femelles. Chez les mères, les chercheurs doivent distinguer les effets de la gestation de ceux de maternage. Chez les mâles, il n’y a que les soins de...« paternage ».

Certaines souris mâles s’occupent non seulement de leur progéniture, mais aussi de celle des autres. Chez ces espèces, être un père confère des avantages : cela augmente certaines de leurs capacités cognitives.

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niveau » ; ils leur parleraient avec un vocabulaire plus riche, ce qui les stimulerait. Dans une étude datant de 2004, la psychologue Meredith Rowe, de l’Université du Maryland, et ses collègues ont montré que les pères de familles des milieux défavorisés posaient davantage de questions à leurs enfants (qui, quoi, où, pourquoi), et demandaient plus souvent des explications, peut-être parce qu’ils avaient plus de mal que les mères à les comprendre. De sorte que pour leur répondre, les petits faisaient des phrases plus longues et utilisaient un vocabulaire plus riche que pour parler à leur mère. Le fait d’être exposé à un langage plus complexe influence favorablement le développement du langage de l’enfant. En 2002, la psychologue Janellen Huttenlocher et ses collègues de l’Université de Chicago ont remarqué un lien entre la complexité de la syntaxe utilisée par un enfant et celle de ses parents : les enfants utilisent d’autant plus de phrases complexes (notamment avec des propositions relatives) que leurs parents le font. Le père aurait donc une influence notable dans l’acquisition de la grammaire et du vocabulaire de ses enfants. Enfin, de nombreuses études ont montré que la quantité totale des mots auxquels les enfants sont exposés – quand les adultes leur parlent ou leur lisent des histoires – a un puissant effet positif sur l’acquisition du langage.

Un partage des tâches bénéfique à tous Les pères n’ont peut-être pas conscience de l’influence qu’ils ont dans le développement de leur enfant et du fait qu’ils cherchent parfois à s’en décharger. Mais l’absence d’interactions avec le père a des conséquences quantifiables sur les enfants. En 2009, le psychologue James Paulson et ses collègues de la Faculté de médecine de l’Université de Virginie de l’Est ont évalué 4 109 familles pour déterminer dans quelle mesure le fait qu’un des deux parents soit dépressif influençait le nombre d’histoires lues aux enfants. Les parents qui étaient déprimés lorsque leur enfant avait neuf mois lisaient moins d’histoires à leur petit que les parents qui ne l’étaient pas. Cependant, quand il s’agissait de la mère, la différence était faible et ne perturbait pas le développement du langage de l’enfant. Au contraire, quand c’était le père qui était déprimé, les conséquences étaient tangibles. Moins les pères lisaient d’histoires à leur enfant, moins les petits de deux ans avaient de bons scores aux tests d’évaluation du langage. Lorsqu’un père est déprimé, il est plus probable qu’il limite les interactions et se désengage de sa tâche éducative. La dépression a © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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des conséquences sur le comportement paternel et sur l’acquisition du langage chez le petit. Les enfants dont le père est stable et impliqué ont de meilleurs résultats lors des tests cognitifs, émotionnels et d’adaptation sociale. Par exemple, un fort investissement du père est associé à des enfants plus sociables, qui ont davantage confiance en eux, qui se contrôlent mieux, sont plus sages à l’école et ont moins de comportements à risque à l’adolescence. Des hommes comme M. Oppenheimer qui partagent la charge parentale avec leur épouse trouvent beaucoup de satisfactions à assumer pleinement leur rôle de père, et les femmes dont le partenaire assure une part notable de l’éducation des enfants se sentent bien dans leur couple, sont moins stressées et apprécient encore plus leurs enfants.

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Quand la mère empêche le père de s’impliquer Les psychologues ont constaté que dans de nombreux cas, les mères sont tout aussi responsables que les pères – voire davantage – de l’implication (ou de la non-implication) du père. Ainsi, les mères parviennent à conformer non seulement leur propre relation avec leurs enfants, mais aussi celle que les enfants entretiennent avec leur père. Parfois, elles usent de ce pouvoir pour empêcher les pères de s’impliquer, en se comportant comme des « gardiennes » de leurs enfants. Certaines mères établissent un lien tellement fort avec leurs enfants qu’elles laissent peu de place au père. Dans certains cas, elles sont tellement angoissées par l’éducation de leurs enfants qu’elles ont besoin d’en garder un contrôle total. Ou encore, certaines veulent simplement que la maison soit le lieu où elles peuvent affirmer leur autorité et leur pouvoir. En fait, ce sont souvent les femmes qui ont une faible estime d’elles-mêmes qui se comportent comme des gardiennes : la maternité est alors pour elles une façon d’être valorisées. En 2008, la psychologue sociale Ruth Gaunt et ses collègues de l’Université Bar-Ilan en Israël ont rendu visite à 209 couples ayant de jeunes enfants ; ils ont demandé à la mère et au père de répondre à un questionnaire évaluant les comportements des parents, leurs valeurs ainsi que divers traits de personnalité. Ils ont mis en évidence certains traits de personnalité des mèresgardiennes. Celles qui ont une faible estime de soi pensent souvent que leur mari ne sait pas s’occuper de leur enfant, et qu’il faut donc mieux qu’elles s’en chargent, ou encore que le rôle des femmes est de s’occuper de la maison et des enfants, mais que ce n’est pas celui des hommes. Une autre étude a confirmé l’influence de la mère dans l’implication du père. En 2008, la psy© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

chologue Sarah Schoppe-Sullivan de l’Université d’État de l’Ohio a étudié 97 couples après la naissance de leur premier enfant. Elle a constaté que dans les familles où les mères critiquent souvent les pères – par exemple en levant les yeux au ciel ou en faisant la moue quand leur conjoint veut s’occuper de l’enfant –, les pères se désengageaient. Mais lorsque les mères encouragent le père – en lui disant que le bébé est tout content que son père s’occupe de lui, ou en lui demandant son avis sur des questions d’ordre pratique ou éducatif – les pères s’engagent beaucoup plus. De plus, permettre aux pères de prendre part aux soins durant les premiers jours de la vie d’un enfant a des effets bénéfiques encore plus durables. De nombreuses études ont montré que les pères impliqués dès la naissance du bébé continuent à participer davantage ultérieurement. Dans une étude datant de 1980, des psychologues avaient examiné le père d’enfants nés par césarienne ; durant quelques jours, les mères ne pouvaient pas s’occuper totalement du petit, de sorte que leur conjoint en prenait davantage soin après la naissance. Des mois plus tard, ces pères étaient toujours plus impliqués que les hommes dont les compagnes n’avaient pas eu de césarienne. Comprendre ce que le père apporte au nouveau-né peut améliorer la dynamique familiale, mais aussi aider les psychologues à identifier les multiples influences nécessaires au bon développement des enfants. Les psychologues savent assez bien ce que la mère apporte à son petit et découvrent progressivement les différentes facettes de l’apport du père. Quand on aura répertorié toutes ces influences, on connaîtra mieux les ingrédients nécessaires à un nouveau-né pour qu’il devienne un adulte I heureux et accompli.

4. Les mères qui ont une faible estime d’elles-mêmes critiquent plus le père qui cherche à s’impliquer dans l’éducation des enfants que ne le font les mères qui sont sûres d’elles-mêmes.

Bibliographie K. Pruett et al.,

Partnership parenting, Da Capo Press, 2009. M. Lamb et al., The Role

of The Father in Child Development, 4e ed., John Wiley & Sons, 2004. R. Parke, Fathers, families, and the future : A plethora of pausible predictions, in MerrillPalmer Quarterly, vol. 50(4), pp. 456-70, 2004. 37


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Quelle gaffe ! « J’aurais mieux fait de me taire ! » Quand notre autocontrôle mental – la métacognition – fait défaut, mieux vaut ne pas trop se formaliser !

Anna Gielas conduit des recherches en psychologie politique à l’Université Havard, à Cambridge, dans le Massachusetts.

est un des ressorts des vaudevilles : la gaffe, la bévue, le mot qu’il fallait éviter à tout prix et qui échappe à celui qui le prononce. Cela fait rire tout le monde... au théâtre. Mais dans la vie courante, ce type d’impair est très embarrassant pour celui qui en est responsable. Selon le psychologue social Daniel Wegner, de l’Université Harvard à Cambridge, qui étudie ces « erreurs ironiques » depuis plus de 20 ans, les personnes ayant une tendance à la dépression ou qui présente une forte anxiété sociale, c’est-à-dire qui sont mal à l’aise en société, prennent ces bévues très à cœur. Sigmund Freud avait déjà décrit ce phénomène, qu’il avait nommé Gegenwille (contre sa volonté), notamment, en 1895, dans l’une de ses études sur l’hystérie. Il avait remarqué qu’un grand nombre de ses patientes qui avaient peur de faire des remarques déplacées étaient particulièrement embarrassées quand elles en faisaient. Et plus elles avaient peur, plus cela arrivait. Dans l’une de ses expériences, D. Wegner a demandé aux participants de ne pas penser à un ours blanc pendant cinq minutes – et de parler de ce qu’ils voulaient. Si jamais ils pensaient quand même à un ours blanc, ils devaient le signaler à l’aide d’une clochette. Les résultats ont montré que les sujets avaient actionné la clochette en moyenne six fois – certains jusqu’à 15 fois ! Les sujets ont été très frustrés de perdre ainsi le contrôle de leurs pensées. Pour le psychologue, ces ratés, bien que regrettables, sont un effet secondaire presque inévitable de notre contrôle mental, la métacognition (du grec meta : au-delà, et du latin cogi-

C En Bref • Souvent, le fait de vouloir réprimer certaines pensées augmente le risque de faire une gaffe. C’est d’autant plus vrai que la situation est stressante. • Ces « erreurs ironiques » résulteraient d’une défaillance de notre contrôle cognitif. • Au lieu de refouler ou d’essayer de réprimer les pensées redoutées, mieux vaut les exprimer.

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tare : penser). Deux mécanismes qui agissent normalement en synergie dysfonctionnent : en temps normal, une sorte de censeur interne signale l’apparition de pensées inappropriées (parce qu’elles sont inadaptées dans le contexte ou que nous sommes occupés à une tout autre tâche). Lorsque le censeur émet une alarme, un second processus est déclenché – la suppression de la pensée indésirable. Selon la théorie des processus ironiques, notre contrôle mental repose sur la détection des pensées indésirables et le contrôle conscient de notre attention : on essaye de se concentrer sur autre chose. Cela fonctionne assez bien, mais quand nous sommes stressés ou que nous devons exécuter une seconde tâche complexe en même temps, le mécanisme peut être dépassé. Les erreurs ironiques se produisent lorsque les contenus réprimés échappent à notre contrôle. Bien que le refoulement et la répression soient des stratégies fréquentes et efficaces, ils sont parfois responsables de bévues, car ils réclament beaucoup d’attention et de ressources cognitives.

Les erreurs ironiques Selon D. Wegner, les erreurs ironiques ne se produisent pas seulement durant la communication verbale, mais aussi dans le contrôle du mouvement. Il l’a montré avec ses collègues Matthew Ansfield et Daniel Pilloff. Les sujets d’un premier groupe devaient imposer une direction donnée à un objet. Les mouvements dans une autre direction étaient strictement interdits. Simultanément, les sujets d’un second groupe devaient faire pareil tout en © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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comptant à rebours de trois en trois à partir de 1 000 (997, 994, 991, etc.). Ces sujets imprimaient à l’objet la direction interdite bien plus souvent que les sujets du premier groupe dont les ressources cognitives n’étaient pas utilisées par une seconde tâche. Les erreurs ironiques se produiraient aussi en sport, où le contrôle des contenus cognitifs semble diminuer la performance sportive, selon l’équipe de la psychologue Sian Beilock, de l’Université d’État du Michigan. Les psychologues ont observé 126 débutants en golf qui essayaient d’envoyer la balle dans le trou très proche. Certains participants avaient interdiction de penser au coup avant de l’exécuter, d’autres le pouvaient. Les résultats montrent que les performances des sujets qui avaient dû s’empêcher d’imaginer l’action avaient généralement été moins bonnes. Cette baisse des performances n’avait pas pu être compensée complètement, lors de l’expérience suivante, quand les participants avaient eu l’autorisation d’imaginer le coup à l’avance.

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Éviter l’évitement Comment peut-on étudier pourquoi la censure mentale échoue ? Pour tenter de répondre à cette question, D. Wegner et ses collègues ont demandé à leurs sujets de parler pendant trois minutes sans contraintes sur n’importe quel sujet qui leur venait à l’esprit. Puis les participants devaient se focaliser sur des pensées liées au sexe, puis, à nouveau, réprimer de telles pensées. Simultanément, on mesurait la conductivité de leur peau au moyen d’électrodes fixées au bout des doigts, paramètre qui reflète l’état émotif du sujet. La conductivité augmentait beaucoup pendant la phase où les sujets devaient s’empêcher de penser au sexe. Les personnes émotives supportent mal de faire une gaffe. Cette crainte explique en partie pourquoi les phobiques sociaux se coupent petit à petit de leur environnement. Pour les personnes concernées, ces erreurs deviennent une menace permanente. C’est aussi le cas des personnes dépressives. Celui qui veut se libérer de troubles émotionnels en refoulant ses pensées négatives entre souvent dans un cercle vicieux : le sujet tente de lutter contre ses pensées négatives, mais par un mécanisme proche de celui de l’ours blanc, il finit par se focaliser sur ce qu’il voudrait chasser de son esprit. Comment se protéger d’un tel phénomène ? Le psychologue Steven Hayes, de l’Université du Nevada à Reno, recommande d’apprendre à accepter les pensées désagréables, et suggère d’éviter l’évitement. D. Wegner propose même d’analyser chaque semaine pendant une demi© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

heure à une heure tous ses soucis, tout ce qui nous préoccupe et que nous essayons de refouler. Toutefois, ce conseil ne vaut que pour ceux qui ne sont pas submergés par leurs angoisses et leur dépression. Cette méthode ne pourrait convenir aux patients gravement atteints. Ainsi, James Pennebaker, de l’Université du Texas à Austin, a analysé de nombreuses études et en a conclu qu’une confrontation active avec les pensées réprimées a des effets positifs dans la vie quotidienne à la fois sur le plan physique et sur le plan psychique. Il souligne les avantages pour certaines personnes de consigner par écrit les « thèmes personnels tabous ». Selon certains résultats, un tel exercice aurait même pour autre conséquence de renforcer le système immunitaire. Ainsi, pour lutter contre les pensées intrusives et les gaffes, il faudrait prendre conscience et analyser les sujets qui mettent mal à l’aise ou consigner par écrit ses tabous. D. Wegner propose aussi de trouver des distractions qui ne risquent pas d’augmenter le stress. Selon lui, tout ce qui nous intéresse et ne crée pas de surcharge émotionnelle représente une bonne occasion de se libérer de sa crainte de faire des gaffes. Les recherches sur la métacognition – les réflexions sur la réflexion et les pensées – aideront les personnes que ces faux pas cognitifs perturbent tant. Pour certains, il est déjà rassurant de savoir que ces incidents sont tout à fait normaux. Bien que notre capacité à contrôler nos pensées ne soit pas infaillible, nous serions I certainement bien en peine sans elle !

Oups ! J’ai gaffé ! On laisse échapper un secret d’autant plus facilement qu’il fallait le garder à tout prix. Des spécialistes de la cognition étudient d’où viennent ces erreurs d’aiguillage.

Bibliographie F. Bakker et al., Penality shooting and gaze behavior : unwanted effects of the wish not to miss, in Psychology of Sport and Exercise, vol. 10, pp. 628-35, 2009. D. Wegner, How to think, say or do precisely the worst thing for any occasion, in Science, vol. 325, pp. 48-51, 2009. S. Najmi et al., The gravity of unwanted thoughts : Asymmetric priming effects in trought suppression, in Consciousness and Cognition, vol. 17, pp. 114-24, 2008. 39


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Dossier Pourquoi apprendre ? quoi sert de connaître la liste des pharaons ou de savoir que Ramsès II a vécu après Aménophis Ier ? À quoi bon apprendre que le noyau d’un atome de phosphore renferme 15 protons ? Sera-t-on plus heureux si l’on sait ce qu’est une angiosperme ? Ou que l’on nomme sans hésiter les planètes du Système solaire ? D’abord, la réussite scolaire viendra plus facilement. Verdict surprenant des études de psychologie : les connaissances encyclopédiques forgent le succès à l’école et sous-tendent les capacités de raisonnement, y compris en mathématiques. Ce n’est pas tout. Les connaissances appellent les connaissances : le sentiment de les maîtriser procure du bien-être et stimule la motivation dite intrinsèque, celle qui prédit le plus sûrement le succès scolaire et l’envie d’en savoir plus. Apprendre, enfin, c’est mettre à profit ce que nos lointains ancêtres nous ont légué : les lobes frontaux de notre cerveau. Cette aire cérébrale assure l’abstraction, la planification des activités dans le temps, l’attention focalisée, la gestion des émotions. Aujourd’hui, les neurosciences nous apprennent que nous sommes biologiquement faits pour apprendre, qu’apprendre procure du plaisir (sous forme de dopamine), et que mieux comprendre le fonctionnement du cerveau pourrait ouvrir la voie à de meilleures façons de transmettre le savoir. Voilà à quoi sert de savoir quand vécut Ramsès II… Sébastien Bohler

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Quand les neurosciences inspirent l’enseignement

Comprendre la réussite scolaire

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Le niveau scolaire : en baisse depuis 15 ans

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e niveau baisse », entend-on un peu partout. Catastrophisme ambiant, ou réalité préoccupante ? À quel point l’école est-elle malade de ses méthodes, de son manque d’enthousiasme, de la démotivation des élèves ? Les chiffres ont la dent dure. Ceux de la DEPP, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale, décrivent une situation morose, voire un déclin progressif, certes pas aussi catastrophique qu’on pourrait le croire, mais réel. Jusqu’au milieu des années 1990, la situation est plutôt rassurante. De plus en plus d’élèves vont à l’école en comparaison de l’après-guerre, et si le niveau moyen du certificat d’études n’atteint pas celui de 1920, beaucoup plus d’enfants sont scolarisés et l’effet global est positif. C’est à partir de la seconde moitié des années 1990 que le mouvement s’infléchit. Des études telles PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) ou PIRLS (Progress in International Reading Literacy Study) montrent qu’en 1997, 10 pour cent d’élèves sont en dessous d’un certain niveau de lecture et de compréhension, mais qu’ils sont 20 pour cent à se situer sous ce même niveau en 2007. En d’autres termes, le nombre d’élèves lisant mal ou comprenant mal l’écrit a doublé. L’école accueille de plus en plus d’élèves en difficulté, et les inégalités au sein des classes se creusent. Dans le domaine plus spécifique du calcul, la baisse intervient plus tôt, entre 1987 et 1999. Le déclin se stabilise ensuite entre 1999 et 2007, peut-être à cause des nouveaux programmes de 2002 qui accordent plus de temps au calcul. Malgré cet effet ponctuel, le niveau général de mathématiques subit une nouvelle baisse de 2003 à 2006. L’ensemble de ces tendances constatées en CM2 se confirme au stade de la classe de 4e. Sur le plan international, la baisse concerne l’ensemble des pays de l’OCDE, mais la France « baisse plus que les autres ». En 2006, elle se © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

situait dans la moyenne des élèves de l’OCDE en mathématiques, alors qu’elle était largement audessus en 2003. En lecture, nos élèves passent sous la moyenne, après l’avoir tenue en 2003. Il y a 30 ans, les sociologues se réjouissaient de voir le niveau monter. Jusqu’à la fin des années 1980, des ouvrages tels que Le niveau monte de Christian Baudelot décrivaient une réalité encourageante. Ces observateurs avaient entre les mains un matériau statistique certes incomplet et légèrement biaisé (essentiellement fondé sur le niveau des conscrits), mais reflétant dans l’ensemble une progression du niveau de l’éducation. La France s’alphabétisait à grande échelle et le certificat d’études, puis le bac, n’étaient plus le fait d’une poignée de privilégiés. Devant cette amélioration, les tenants du « c’était mieux avant » étaient assimilés à des nostalgiques, comme il en a toujours existé. Aujourd’hui, dire que le niveau baisse n’est plus, hélas, une complainte de réactionnaire, mais revêt plutôt le sens d’un constat tenace. Où sont les causes, quels sont les remèdes ? Les chiffres sont un symptôme, pas un diagnostic et encore moins un remède. Reste le bon sens. Lorsqu’on évoque l’augmentation des enfants en difficulté face à l’écrit, une donnée s’impose : la diminution du temps de lecture. Le fait est chiffré : selon une enquête publiée par l’INSEE de février 2003, tous les étudiants de 1967 lisaient au moins un livre par mois, mais seulement deux sur trois en 2003. En 2009, une enquête TNS Sofres publiée par le journal La Croix révélait que 64 pour cent des Français lisent moins de cinq livres par an et 30 pour cent n'en lisent aucun. La seconde partie du XXe siècle a été celle de la démocratisation de la connaissance. Comment continuer à motiver les élèves ? Les enfants aujourd’hui comme hier ne demandent qu’à apprendre. Comment les encourager, comment répondre à leurs attentes ? Aujourd’hui, les neurosciences peuvent apporter quelques pistes I pour inverser cette tendance à la baisse.

Bibliographie L’apprentissage de la lecture : état des connaissances, outils et technologies d’accompagnement, in ANAE, vol. 22, n° 107-108, pp. 101-248, mai-juin 2010. Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l’enfance, in INSEE Première, n° 883, 2003.

Sur le Net Note d'information DEPP - n° 08.38 décembre 2008 et étude PIRLS : http://www.education. gouv.fr/cid23433/lireecrire-compter-lesperformances-des-elevesde-cm2-a-vingt-ans-dintervalle-19872007.html%20target 41


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Dossier

Apprendre par cœur ou comprendre ? Alain Lieury est professeur émérite de psychologie cognitive de l’Université Rennes 2, ancien directeur du Laboratoire de psychologie expérimentale.

En Bref • L’apprentissage par cœur, parfois décrié, revient au goût du jour, car on découvre qu’il développe la mémoire lexicale. • L’acquisition d’un vocabulaire plus étendu et de notions plus nombreuses dépend aussi de la mémoire sémantique, ou mémoire du sens. • L’important est de ne pas « saturer » l’élève de connaissances : des études récentes livrent quelques méthodes simples pour ne pas transformer l’apprentissage en torture inutile.

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Les deux sont indissociables. Les recherches montrent qu’il faut valoriser l’apprentissage par cœur (tables de multiplication, classification), mais que l’acquisition des connaissances fait nécessairement appel à la compréhension et à une mémoire du sens nommée mémoire sémantique.

ègles grammaticales, connaissances en biologie, dates de l’histoire de France, capitales du monde, tables de multiplication : lorsqu’un élève doit assimiler toutes ces connaissances, il a l’impression d’apprendre par cœur. Il faut bien en passer par-là, même si cela peut sembler inutile. Après tout, les téléphones portables donnent aujourd’hui accès à Internet et toutes les connaissances sont à portée de main ! Mais ce serait une grave erreur que de cesser d’apprendre et de mémoriser, car le par cœur n’est qu’une des méthodes d’apprentissage. La mémoire étant multiple, plusieurs méthodes sont nécessaires. L’attitude des philosophes, psychologues et neuroscientifiques sur la mémorisation a connu de multiples rebondissements. De l’Antiquité à la Renaissance, la mémoire était la faculté la plus précieuse ; le mot mémoire vient de la déesse Mnémosyne, mère des muses qui présidaient aux grands domaines de la connaissance, Histoire, Poésie, Littérature, Sciences... Mais Descartes, contestant un charlatan de son époque, pensait que le raisonnement suffisait, reléguant la mémoire au second plan. C’est sans doute pour cette raison, qu’au sens populaire, y compris à l’école, la mémoire est souvent réduite au sens d’apprentissage « par cœur ». Mais qu’en est-il réellement ? Dans quelle mesure la mémorisation favorise-t-elle la com-

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préhension et le raisonnement, ou les entravet-elle ? La conception cartésienne donna quelques signes de faiblesse lorsqu’au XIXe siècle, le neurologue Charcot rendit la notion de mémoire plus complexe. C’est lui qui démontra notamment, en observant des cas cliniques, l’existence de « plusieurs mémoires ». Avec les connaissances de son temps, il associa ces mémoires aux sens et à la motricité : dès lors, on envisagea la possibilité de mémoires visuelle, auditive, motrice, olfactive… Et l’idée que les échecs scolaires puissent être imputés à une mauvaise utilisation de la mémoire devint séduisante : le philosophe et pédagogue français Antoine de La Garanderie (1920-2010) soutint par exemple que les élèves ont principalement deux modes d’évocation – visuel ou auditif –, et que l’échec scolaire surviendrait lorsque l’enseignement est surtout visuel pour un élève auditif, ou inversement. Cette conception est aujourd’hui abandonnée, car trop simpliste.

La fusion des mémoires C’est dans les années 1960 que la mémoire acquiert ses lettres de noblesse. Tout se joue d’abord dans le cadre des études « hommemachine » (télécommunications, ordinateur…) où certains chercheurs vont jusqu’à penser que l’intelligence repose sur la mémoire. On met en avant une hiérarchie de mémoires spécialisées, © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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des mémoires sensorielles aux mémoires abstraites... Qu’entendre par-là ? La mémoire sensorielle visuelle (ou iconique) est la capacité à « photographier » par exemple une ligne de chiffres sur un écran, et à les citer de mémoire lorsque l’écran s’éteint. Diverses expériences ont montré que le nombre de chiffres rappelés diminue rapidement si l’instruction d’énoncer ces chiffres intervient plus de 250 millisecondes après l’extinction de l’écran. Cette mémoire iconique est donc éphémère. L’équivalent dans le domaine sonore, la mémoire auditive, aurait une durée légèrement supérieure, de 2,5 secondes : si l’on fait entendre à quelqu’un une suite de sons, puis qu’on lui demande de réaliser une rapide tâche de calcul mental (tâche de distraction), la capacité à citer de mémoire un des sons de la série devient très faible si la tâche de distraction se prolonge au-delà de 2,5 secondes. Ainsi, à court terme (moins de cinq secondes) une présentation visuelle (sur écran) de lettres ou mots est moins efficace qu’une présentation auditive (mots entendus). Mais paradoxalement, le rappel des données visuelles ou auditives au bout de plusieurs secondes (environ dix secondes et plus) est équivalent. L’explication en a été donnée par le chercheur anglais John Morton : selon lui, les informations visuelles ou auditives ne font que transiter dans des mémoires sensorielles, et se retrouvent fusionnées dans une mémoire commune, la mémoire lexicale ou mémoire des mots. La mémoire peut ainsi être représentée comme une sorte d’ordinateur avec différents modules spécialisés, tout comme un ordinateur est équipé d’une carte graphique, d’une carte son, etc.

Évidemment, il faut procéder à des exercices de mémorisation pour nourrir sa mémoire lexicale. C’est ce que font d’abord les parents en répétant sans fin le mot « fleur » à leur enfant lorsque celui-ci désigne l’objet en question. Et l’on comprend que sans ce « par cœur » élémentaire, aucune forme d’intelligence ne pourrait se développer chez l’enfant. Plus tard, l’enseignement de nombreuses matières se doit de poursuivre au moins en partie en ce sens, qu’il s’agisse d’apprendre des noms de lieux, d’objets, de techniques ou même de concepts. Mais la mémoire lexicale a-t-elle un lien avec la compréhension au sens large ? La découverte d’une nouvelle mémoire, nommée mémoire sémantique ou mémoire du sens, a révolutionné la façon dont on envisage cette question. Tout commence par les recherches d’un informaticien Ross Quillian et

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La mémoire est intelligente

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1. Où est né Charles VII ? Qu’est-ce qu’un vilebrequin ? L’apprentissage est indispensable à la formation des connaissances..., mais attention à toujours associer par cœur et compréhension !

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Faut-il répéter à haute voix ?

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a pratique de la vocalisation (ou énonciation à haute voix) a souvent été stigmatisée après mai 1968 : on l’accusait d’être une mémoire « perroquet ». Et pourtant, les recherches sont unanimes pour montrer que la vocalisation est nécessaire à la fois pour la mémorisation et pour la compréhension. Ainsi dans des expériences, où l’on fait lire ou apprendre des petits textes, la lecture se fait normalement ou en empêchant la subvocalisation (les enfants sont empêchés de « lire dans leur tête » et doivent répéter des non-mots – lalalala ou colacolacola). On évalue l’efficacité de la mémorisation : la suppression de la subvocalisation diminue l’efficacité de 40 à 60 pour cent, la note passant de 12 sur 20 (avec subvocalisation) à 7, voire 4 sur 20. La vocalisation (ou subvocalisation) est donc nécessaire à l’apprentissage. Quand la subvocalisation est répétitive, on la nomme autorépétition ou boucle vocale. Pour le chercheur anglais Allan Baddeley, l’autorépétition est une composante essentielle de la plupart des activités cognitives (attention, calcul…). Si les récitations à voix haute, tables de multiplication et récitations paraissent bien désuètes aujourd’hui, elles sont fort utiles pour la construction lexicale ainsi que pour la mémorisation.

d’un psychologue, Allan Collins. En 1969, ils travaillent dans une société d’informatique, sur la mise au point d’un logiciel de traduction de langues étrangères. Leur idée première est de relier, par un programme informatique, un mot d’une langue étrangère à son homologue natif.

2. Lorsqu’un enfant se plonge dans la lecture d’une encyclopédie, il ne se contente pas de retenir des informations brutes. Il s’interroge sur le fonctionnement des objets, par exemple les montres, sur leur évolution et pose des questions. La connaissance stimule la curiosité. 44

Par exemple, chaque fois que l’ordinateur rencontre dans le texte, le mot « pêche », il traduit par « fishing ». Évidemment, les problèmes ne tardent pas à apparaître : si la phrase est : « Pour le dessert, je voudrais des pêches Melba », on aboutit à une traduction cocasse… C’est d’ailleurs ainsi que procèdent beaucoup de logiciels qui vous livrent des traductions hilarantes : « Insérer le magicien de CD et de course » pour « Insérer le CD et démarrez l’assistant », ou « Écrous mélangés » pour « mixed nuts » : quelques exemples de très mauvaises traductions de l’anglais vers le français sur certains sites Internet qu’il est inutile de citer…

Les connaissances fondent le raisonnement L’idée géniale de A. Collins et R. Quillian fut de tenir compte du fait que la plupart des mots sont polysémiques (affectés de plusieurs sens, tels disque, feuille ou pêche), et qu’il faut une interface entre le lexique étranger et le lexique natif, un « interpréteur de sens ». Cet interpréteur de sens se sert des mots du contexte (dessert, Melba…) pour choisir le meilleur sens, qui guide alors vers la bonne unité lexicale dans notre mémoire lexicale. Supposant que notre mémoire est naturellement conçue ainsi, A. Collins et R. Quillian découvrent la mémoire du sens, qu’ils nomment « mémoire sémantique » (du grec semios, signification). Mais comment imaginer le stockage de quelque chose d’aussi abstrait que le sens ? Leur théorie repose sur deux principes. Le premier principe est celui de hiérarchie catégorielle. Il stipule que les concepts de la mémoire sémantique sont classés de façon hiérarchique, les catégories étant emboîtées dans des catégories allant des plus particulières aux plus générales, à la façon d’une arborescence : la catégorie Canari appartient à la catégorie Oiseau, Oiseau à celle de Vertébré, Vertébré à celle d’Animal, etc. Le second principe, dit d’économie cognitive, veut que seules les propriétés (ou traits sémantiques) spécifiques soient classées avec les concepts associés. Par exemple la propriété jaune est classée avec le concept de canari, mais des propriétés plus générales comme bec ou ailes sont classées avec le concept d’oiseau. Dans ce modèle, la mémoire sémantique est organisée sous forme d’une arborescence économique. La compréhension par un élève des connaissances qu’on lui propose a lieu de deux façons. Soit par un accès direct à l’information qui fournit le sens : par exemple, on sait que le canari est jaune, car l’information jaune est déjà stockée en mémoire. Soit par inférence : © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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c’est ce qui se passe si l’on demande à un enfant si un canari a un estomac. Dans ce cas, le réseau sémantique sera activé pour trouver qu’un canari est un oiseau, donc un animal, qui par conséquent, doit avoir un estomac… Dans ce dernier cas, l’information est reconstituée – « inférée » est le terme technique – à partir d’informations contenues dans d’autres parties de l’arborescence. Qu’est-ce que l’inférence ? Comme le montre cet exemple, c’est un raisonnement qui relève, non de la logique formelle, mais d’un réseau de connaissances. Voilà pourquoi certains chercheurs pensent que l’intelligence se nourrit de la mémoire : plus la mémoire stocke de connaissances, plus les inférences sont variées et correctes. Évidemment, l’enfant ne naît pas avec une mémoire sémantique tout imprimée, comme si le cerveau pouvait télécharger un logiciel prêt à l’emploi. Comment se construit donc sa mémoire sémantique ? Les souvenirs font partie de ce que le professeur émérite de l’Université de Toronto, au Canada, Endel Tulving a nommé la mémoire épisodique, somme des événements que nous avons mémorisés. Selon lui, chaque fois que nous lisons un mot déjà connu (par exemple le mot bateau) ou que nous voyons un bateau dans un port, ou dans un documentaire, le concept associé fait l’objet d’un nouvel « épisode » stocké dans la mémoire épisodique.

L’apprentissage « par cœur » est indispensable M’intéressant aux apprentissages scolaires (alors que E. Tulving travaillait plutôt sur la pathologie de la mémoire), j’ai fait l’hypothèse que la mémoire sémantique chez l’enfant est fabriquée à partir de l’abstraction de tels épisodes. Si le premier épisode « canari » pour un enfant est souvent Titi, il va aussi enregistrer d’autres épisodes ultérieurement, un canari vu dans un livre, un canari dans une animalerie, un autre dans un documentaire (voir la figure 3). Finalement, des mécanismes cérébraux d’abstraction vont extraire les points communs de tous ces épisodes pour constituer le concept générique de canari. Certains auront peut-être remarqué que les définitions des adultes et des enfants diffèrent... Un adulte tend à évoquer un canari de façon générique en déclinant des propriétés générales : « C’est un oiseau, petit et jaune » tandis qu’un enfant répond plus souvent en décrivant un épisode : « Tu sais, c’est Titi »… Ainsi, non seulement la mémorisation est nécessaire aux raisonnements par inférence, mais elle participe à la création du sens, au sein de la mémoire sémantique. Comment appliquer cette hypothèse à la pédagogie ? En insistant sur © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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Animal

Oiseau

Poisson

Jaune Mémoire sémantique Chant

Canari

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Merle

Mémoire épisodique

3. La mémoire fonctionne par arborescences. Lorsqu’on demande à un enfant si un canari a un estomac, et s’il a acquis suffisamment de connaissances, il se souvient qu’un canari est un oiseau, qu’un oiseau est un animal et que les animaux ont un estomac, ce qui mobilise sa mémoire sémantique. L’enfant utilise un raisonnement par inférence. En outre, il a acquis le concept de canari en mémorisant plusieurs événements où apparaissait un canari, par exemple dans un dessin animé, dans une cage, en liberté : ces événements nourrissent sa mémoire épisodique. Mémoire sémantique et mémoire épisodique sont nécessaires au raisonnement.

le fait que, pour apprendre les concepts, il faut multiplier les épisodes. En 1997, j’ai d’ailleurs intitulé cette nouvelle méthode « apprentissage multi-épisodique ». Ici, on quitte le terrain le plus strict de l’apprentissage par cœur, pour aborder celui de la multiplication des expériences et des épisodes. L’apprentissage par cœur est plutôt du domaine de la mémoire lexicale ; en revanche, pour apprendre le sens des choses et construire sa mémoire sémantique, il faut – répétons-le – multiplier les épisodes. Accompagnés de nombreux enseignants, à différents niveaux d’étude du primaire au lycée, nous avons testé avec succès cette méthode. Certes, ce type d’enseignement est plus long : exposer un cours ne constitue qu’un (gros) épisode, alors qu’ajouter un documentaire, une recherche sur Internet ou dans un centre de documentation, réaliser des travaux pratiques ou des exercices, prend beaucoup de temps. Mais ne vaudrait-il pas mieux réduire les programmes pour mieux assurer la mémorisation des connaissances ? En tout cas, n’opposons surtout pas l’apprentissage par cœur à la compréhension. L’un et l’autre sont indispensables et complémentaires : l’apprentissage par cœur est le moteur de la mémoire lexicale, tandis que les expériences sont le moteur de la mémoire sémantique. 45


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4. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, inaugura le concept de mémoire à court terme (ou mémoire de travail) à partir de ses travaux sur les ordinateurs. Ce type de mémoire est également très important chez l’homme, où son rôle est d’organiser les informations mémorisées.

Lorsqu’on mémorise un grand nombre de concepts, de mots, de noms propres de personnages historiques, de dates ou de lieux, on accède à ce qu’on pourrait appeler la connaissance encyclopédique, dont l’étendue varie selon les individus. Corroborant ce que nous venons d’expliquer sur les liens entre apprentissage des connaissances et raisonnement, nous avons découvert au fil d’études réalisées auprès d’élèves de la 6e à la 3e que la connaissance encyclopédique est un excellent prédicteur de la

Existe-t-il un « bon » et un « mauvais » par cœur ?

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es mots que nous apprenons sont stockés dans une forme de mémoire particulière, la mémoire lexicale, qui identifie les termes de la même façon, qu’ils soient lus ou entendus. Toutefois, un mot en mémoire lexicale est en quelque sorte un « fichier » qui ne contient pas de sens à proprement parler : ce n’est qu’une « carrosserie », alors que le sens est stocké dans une autre mémoire, la mémoire sémantique. C’est ce qui explique que des élèves puissent lire un texte sans le comprendre, ou apprendre par cœur sans penser à ce qu’ils apprennent ; c’est d’ailleurs cette observation courante qui a donné lieu à la mauvaise réputation de l’apprentissage par cœur... Mais ce phénomène arrive aussi chez les adultes lorsque, fatigués après une longue journée, nous arrivons au bas de la page du roman que nous lisons, sans avoir retenu son contenu… Notre mémoire sémantique s’est portée sur des événements survenus au cours de la journée, et la lecture n’a été que lexicale. En conséquence, le bon par cœur est celui qui associe au travail de mémoire lexical un travail sémantique. Cela tombe sous le sens : lorsqu’on fait apprendre un poème à un enfant, il faut s’assurer, non seulement qu’il le retient et peut le réciter, mais aussi qu’il a bien compris chaque terme et chaque subtilité. Cela peut paraître évident, mais les enfants ont une capacité surprenante à retenir des mots, des textes ou des chansons sans en comprendre la moitié. Attention à ce piège…

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réussite scolaire, davantage que les résultats obtenus aux tests de raisonnement pur. Le meilleur score de connaissance encyclopédique en 6e (4 000 termes identifiés, tels que tangente, Vercingétorix, gerboise) correspond au meilleur élève (crédité d’une note de 17/20 de moyenne scolaire générale), tandis que les élèves obtenant les moins bons scores en connaissance encyclopédique ont une moyenne scolaire très basse (4,5/20). Les différences entre les élèves sont parfois énormes et sont très liées aux performances scolaires. Ainsi, les élèves qui ont acquis moins de 1 500 mots en fin d’année de 6e redoublent et ceux qui ont acquis moins de 9 000 mots en 4e ont une moyenne annuelle insuffisante. La mémoire des connaissances (lexicale et sémantique) est donc cruciale pour la réussite à l’école. Dès lors, comment mémoriser les informations de façon intelligente, sans « saturer », ni se trouver dans une situation d’épuisement ou de profonde lassitude ? La principale limite du cerveau à cet égard est constituée par la mémoire à court terme, ou mémoire de travail. C’est le père de la cybernétique, Norbert Wiener, qui inaugura ce concept en 1948. Il fallut dix ans de plus pour en démontrer l’existence chez l’être humain. La mémoire de travail présente deux caractéristiques fondamentales : sa capacité limitée (environ six à sept unités familières, mots, images, chiffres, symboles, etc.) et une faible autonomie (moins de 20 secondes) qui lui vaut parfois le nom de mémoire à court terme. La mémoire de travail permet ainsi de garder présent à l’esprit un numéro de téléphone le temps de le composer. Si l’on ne s’efforce pas de le mémoriser par des tentatives répétées, on ne le retiendra jamais. La mémoire de travail est la première porte d’entrée de la connaissance dans le cerveau : c’est elle qui organise les informations, et c’est par la répétition que ces connaissances peuvent être consolidées en mémoire à long terme.

Mémoire et réussite scolaire Comment optimiser les apprentissages en sachant que cette mémoire de travail ne peut stocker simultanément plus de six ou sept éléments ? Le psychologue George Miller a montré en 1956 qu’un moyen de dépasser cette limite était de grouper les informations par paquets. Par exemple, plutôt que d’apprendre les noms de 16 fleuves russes, on gagnera à apprendre les noms de quatre provinces, et de quatre fleuves par province. La mémoire de travail peut gérer quatre noms de provinces, et une fois que l’attention se focalise sur l’une d’elles, y classer quatre noms de fleuves. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Dès 1969, Gordon Bower et ses collègues de l’Université de Berkeley à Los Angeles ont montré l’efficacité de cette méthode de subdivision des tâches. Ils ont fait apprendre à des étudiants une liste d’environ 120 mots organisés en familles sémantiques – animaux, plantes, etc. –, elles-mêmes subdivisées en sous-familles (plantes comestibles, d’ornement, sauvages), puis en catégories encore inférieures (fleurs, herbes aromatiques, etc.). Pour ne pas saturer la mémoire à court terme, le nombre de mots à chaque niveau n’excède pas quatre. Les performances ont été impressionnantes, 70 mots étant rappelés au premier essai contre une vingtaine seulement dans un groupe d’étudiants devant apprendre les mots sur une liste unique. Dans le groupe « subdivisé », la totalité de la liste est acquise dès le troisième essai d’apprentissage. Voilà pourquoi il est très efficace d’apprendre le cours en parties et sousparties bien organisées, selon un plan « sémantique » (on dit souvent « logique ») ; l’idéal pour éviter la surcharge est d’établir des parties de trois ou quatre éléments.

Une malédiction : la surcharge des programmes Plusieurs remarques s’imposent à la lumière de ces notions sur la mémoire. Tout d’abord, l’apprentissage par cœur est une composante non négligeable de l’accès à la connaissance, mais aussi au raisonnement. Par ailleurs, on gagnerait à proposer des programmes moins « lourds », mais à passer plus de temps à enseigner les concepts les plus importants, par la méthode de la multiplication des épisodes, que nous avons mentionnée. Enfin, il faut une vraie réflexion sur la surcharge des connaissances et des programmes : nous l’avons évoqué, il est important de hiérarchiser sa méthode d’apprentissage selon le principe de la subdivision des informations pour tenir compte des limites du fonctionnement du cerveau. Pourtant, les enseignants ne semblent ne pas avoir intégré ces notions. J’en ai entendu déclarer en substance : « Comme les élèves oublient vite, si on leur enseigne beaucoup de choses, il en restera toujours un peu ». Il y a bien des années, j’ai eu la curiosité de comptabiliser le nombre de mots d’une leçon d’histoire dans un manuel de 5e, et j’avais recensé 300 noms, en plus du vocabulaire courant. Et combien de mots dans la totalité des manuels ? Ce fut le début d’une longue recherche menée sur quatre ans avec une cinquantaine de professeurs de collèges et plusieurs dizaines d’étudiants, et dont la finalité était de dresser l’inventaire du vocabulaire des © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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grandes matières : histoire, biologie, chimie, mathématiques, littérature, langues vivantes. C’est ce vocabulaire « encyclopédique » (Ramsès en histoire, diagonale en mathématiques, notonecte en sciences de la vie et de la Terre, ou diaprure en français), qui a été inventorié dans le cadre d’un suivi de huit classes de collège, de la 6e jusqu’à la 3e. L’inventaire dans les manuels d’anglais de 6e de collège aboutit ainsi à un total impressionnant de 6 317 mots en 6e, 9 500 mots en 5e, 18 000 en 4e et enfin, près de 24 000 en 3e, tous ces mots en plus des 9 000 que compte le vocabulaire courant. Comparé à ces « mots du programme » combien de termes un élève de 6e, c’est-à-dire un enfant de 12 ans, peut-il retenir en une année ? Au moyen de questionnaires à choix multiples, nous avons évalué ce total à 2 500 mots et concepts acquis en moyenne à la fin de l’année, soit une surcharge de 60 pour cent. Cette étude porte sur des manuels des années 1990 à 1995, mais je n’ai pas eu connaissance de changements en faveur d’une simplification des programmes. À mon avis, il ne faudrait pas supprimer la diversité des matières, mais réduire les programmes dans chacune d’entre elles. Car il est important de ne pas se sentir écrasé par la masse des informations, si l’on veut espérer leur donner une forme, une logique, construire des arborescences mentales et adjoindre le raisonI nement au savoir brut.

5. Les mathématiques sont encensées dans l’enseignement français, mais les connaissances encyclopédiques (dont le vocabulaire et les notions mathématiques) prédisent mieux la réussite scolaire.

Bibliographie A. Lieury et al.,

Psychologie pour l’enseignant, coll. Manuels visuels, Dunod, 2010. A. Lieury, La réussite scolaire expliquée aux parents, Dunod, 2010. A. Florin,

Le Développement du langage, Dunod, 1999. A. Lieury, Mémoire et réussite scolaire, Dunod, 3e édition, 1997. N. Wiener, Cybernetics, Scientific American, San-Francisco, Freeman & Cie, 1948. 47


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Comprendre la réussite scolaire Faut-il privilégier l’intelligence ou la connaissance ? La culture de l’image peut-elle bénéficier à l’école ? Doit-on insister sur l’orthographe ? Le professeur de psychologie Alain Lieury répond. Cerveau & Psycho : On parle souvent d’échec scolaire, mais quels sont les ingrédients de la réussite ? Alain Lieury : Si l’on se réfère aux grandes études menées sur des échantillons de milliers d’élèves en primaire, on s’aperçoit que c’est la mémoire des connaissances qui joue le rôle principal dans la réussite scolaire. Autrement dit, la capacité d’apprentissage, le fait de savoir aborder une leçon, de mémoriser son contenu, de se constituer un bagage de connaissances. Savoir le nom des capitales, apprendre les règles d’orthographe, etc. L’intelligence entre aussi en ligne de compte, et parmi les composantes de l’intelligence, la capacité d’abstraction. Ajoutons à cela la motivation, qui est bien souvent une donnée sociologique ou familiale, et l’on a le trio des éléments pour réussir. C & P : La mémoire des connaissances est essentielle pour réussir à l’école, mais comment la développer ? Alain Lieury : C’est très simple, et toutes les études le montrent : c’est en premier lieu la lecture qui sert de passeport pour la connaissance. Il est évident qu’il faut énormément insister sur ce point, car les élèves maîtrisant la lecture sont à la fois plus à l’aise en cours, moins stressés, moins inhibés, et plus curieux d’absorber de nouvelles connaissances. Car, insistons également sur ce point : le savoir appelle le savoir. Par un phénomène de boule de neige, l’élève qui sait lire et qui comprend ce qu’il lit veut en savoir plus sur ce qu’il découvre, et trouve des réponses dans les livres, voire sur Internet : il n’y a pas de connaissance sans lecture. Quelle méthode d’apprentissage de la lecture faut-il privilégier ? Aujourd’hui, on a heureusement abandonné l’idée – fausse – selon laquelle à partir de la seule forme d’un mot, il est possible d’accéder à son sens (c’était le postulat de la méthode globale). Une multitude d’expé48

riences internationales ont montré qu’il faut bel et bien passer par l’étape de décodage des phonèmes, qui constitue l’approche syllabique. Cela est surtout vrai durant les stades précoces de l’apprentissage. Que l’on ajoute par la suite des exercices de compréhension mettant en relation des mots et un sens, cela coule de source, et la méthode globale constitue finalement ce qui se met en place naturellement chez un lecteur plus ou moins expert qui est passé par la méthode syllabique. De fait, les enquêtes ont montré qu’à part quelques « irréductibles », 90 pour cent des enseignants pratiquent des méthodes mixtes. À l’échelon administratif et politique, le discours est cohérent avec cette réalité du terrain : depuis un décret de 2006, il est explicitement déconseillé d’employer la méthode purement globale, mais nulle part il n’apparaît qu’un ministre ait prétendument interdit le recours à cette approche. Simplement, il faut favoriser les méthodes comportant une étape précoce de décodage des phonèmes. C & P : Cette évolution repose-t-elle sur des découvertes scientifiques ? Alain Lieury : Les chercheurs en ont pris conscience depuis plus de 20 ans. Les connaissances biologiques parlent d’elles-mêmes : on sait aujourd’hui que l’œil ne peut voir plus d’un mot complet. En raison du câblage des cellules photoréceptrices de la rétine au cerveau, nous ne voyons avec précision qu’un tout petit secteur sur le papier, et les enregistrements réalisés avec des caméras de précision montrent que les yeux de l’enfant réalisent de courtes pauses sur les lettres au rythme de trois par seconde, saisissant de petits groupes de lettres, les uns après les autres. Le message que l’on peut envoyer aux parents est le suivant : il est important que l’enfant apprenne à réaliser le décodage des phonèmes. Mais il faut aussi faire fonctionner la © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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mémoire sémantique de l’élève, sa mémoire du sens ; il faut lui apprendre le sens des mots rencontrés, et établir une relation entre ces mots et des images, par exemple. Toutes les méthodes sont bonnes, du moment qu’elles comportent ces deux aspects.

1. Curiosité, motivation, intérêt pour la lecture : quelques ingrédients d’un parcours épanouissant.

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C & P : Si la lecture est si importante et constitue un passeport pour le savoir, comment la développer, et quelle est la situation actuellement chez les enfants et les adolescents ? Alain Lieury : Pour développer ses aptitudes de lecteur, la méthode est hélas (ou heureusement !) très simple : il faut lire. C’est en lisant qu’on devient lecteur. Ici, il faut souligner que le niveau de lecture des petits Français baisse à peu près régulièrement depuis 20 ans. On ignore la raison de cette tendance, mais personne ne peut mettre de côté le fait que nous vivons de plus en plus dans une culture de l’image et que le contact avec les écrans (télévision, jeux) diminue globalement le temps passé au contact de l’écrit. Si la pratique de la culture orale (téléphone, SMS, langage phonétique) se renforce, les compétences de lecture ne pourront pas augmenter. Il faut se rendre compte qu’en 1950, quand un enfant voulait communiquer avec un proche à distance, il devait écrire. Aujourd’hui, cette communication passe par l’oralité.

C & P : Quelle importance accorder à l’orthographe ? Alain Lieury : L’orthographe est le garant de l’écrit. Les linguistes vous expliqueraient parfaitement que l’orthographe d’un mot renferme son étymologie, son sens, et le contexte historique de son apparition. Le problème est celui des glissements entre l’oralité et l’écrit. Un exemple bien connu est celui de l’expression « Fier comme un bar-tabac ». L’expression originale est « Fier comme Artaban », du nom d’un héros de la littérature classique qui se distinguait par son incommensurable fierté. Les glissements oraux font intervenir des prononciations approximatives qui conduisent un certain nombre de personnes à entendre, puis écrire « bar-tabac » à la place d’Artaban. L’orthographe est un moyen de revenir à la source, de limiter les glissements, car en l’occurrence le glissement coupe le mot de son sens initial et des ramifications que ce sens peut avoir dans la culture internationale. Mais pour revenir à la question : « Comment développer les compétences de lecture ? », les parents ont leur rôle à jouer. À eux de pousser les jeunes à lire, car le plus souvent ils ont tous un goût pour lire à partir de quatre ou cinq ans, avant même de connaître vraiment la lecture. L’important est que le fil de l’intérêt ne se rompe pas. Il est toujours bienvenu

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2. Le jeu développe la motivation intrinsèque et les capacités d’attention. Le plaisir devrait être présent dans les activités d’apprentissage.

d’aller en librairie avec un enfant, ou de lui lire des livres. Lorsqu’il sait lire, il peut avoir pour règle de lire un peu tous les jours, comme une hygiène (car il faut reconnaître qu’ils n’en ont pas toujours envie) et comme préalable avant d’aller s’amuser avec ses amis. C & P : Dès que l’enfant sait lire, tout est-il enclenché ? Il suffit d’attendre que la mémoire des connaissances se mette en place ? Alain Lieury : L’enfant dispose en tout cas des outils pour engranger des connaissances. Évidemment, tous les enfants n’ont pas les mêmes capacités de mémorisation. Le meilleur exemple vient des études réalisées sur des jumeaux, qui montrent que dans des tests de mémoire (notamment, les deux parties les plus importantes du test de quotient intellectuel de Wechsler), les vrais jumeaux obtiennent des résultats plus proches que les faux jumeaux. Le patrimoine génétique détermine ainsi en partie la capacité d’un enfant à assimiler des connaissances. Mais attention : la partie génétique, pour employer une analogie avec l’informatique, n’est que le disque dur du cerveau. Il peut avoir une capacité énorme et n’être jamais rempli, faute de transmission, d’éducation, de formation et d’apprentissage. La plupart des enfants ont un disque dur suffisant pour apprendre une foule de choses. C’est donc l’environnement qui va être décisif. C & P : Mettre l’accent sur la mémoire des connaissances, n’est-ce pas reléguer au second plan l’intelligence ?

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Alain Lieury : C’est ce qu’on entend parfois, mais c’est essentiellement une erreur héritée du passé : jusque dans les années 1970, on disait que l’intelligence était assimilable au raisonnement, et l’on valorisait à outrance les mathématiques selon le postulat que, mieux on raisonne, plus vite on acquiert des connaissances. C’est ainsi que se sont développées certaines pratiques pédagogiques telles que les ateliers logiques ou la méthode dite Feuerstein, qui prétendait faire accéder l’enfant à l’abstraction sans lui inculquer de connaissances. Les évaluations qui ont été réalisées de l’efficacité de ces méthodes ont toutes été négatives. Au cours des années 1970 s’opère un grand changement au niveau international, avec la découverte de la mémoire sémantique par le psychologue américain Allan Collins et son collègue informaticien Ross Quillian. Ils observent que les connaissances sont classées dans notre esprit de façon hiérarchique, selon des arborescences. Et l’intelligence ne fonctionne pas à partir de rien, elle se développe à partir d’un réseau de connaissances que l’on classe à mesure qu’on les apprend. C & P : Peut-on dire aux parents qu’en faisant lire leurs enfants, en enrichissant leurs connaissances, ils stimuleront leur intelligence ? Alain Lieury : Exactement. En étudiant les résultats scolaires de classes tests, je me suis rendu compte que plus les connaissances fondées sur des vocabulaires du programme étaient étendues, plus les résultats scolaires étaient bons, y compris en mathématiques. Alors que l’inverse n’est pas vrai : un des gros problèmes de l’enseignement focalisé sur les mathématiques vient des carences en vocabulaire. Ainsi, sur des classes de 5e et de 4e, nous avons constaté que le raisonnement pur comptait pour 25 pour cent dans la réussite scolaire globale, et la mémoire, pour 50 pour cent. La quantité de connaissances mémorisées est deux fois plus importante pour la réussite scolaire que le raisonnement : la logique pure ne permet pas de déduire toutes les informations. Avec le meilleur raisonnement du monde, on ne peut pas savoir ce que Shakespeare a écrit. C & P : Il y a pourtant des enfants à qui l’on n’arrive pas à donner le goût de l’apprentissage et de la connaissance. Comment les motiver ? Alain Lieury : En sachant distinguer la bonne motivation de la mauvaise. Dans les années 1980, deux psychologues américains, Edward Deci et Richard Ryan, ont découvert qu’il existe deux sortes de motivation : la motivation intrinsèque liée au plaisir de pratiquer une activité (on fait quelque chose qui nous

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plaît, qu’il s’agisse d’écrire un livre, de jouer à un jeu vidéo, de s’intéresser à l’astronomie) ; et la motivation extrinsèque, qui est liée aux récompenses externes que l’on peut vous attribuer si vous pratiquez l’activité avec succès, ou aux punitions qui peuvent en découler si vous la pratiquez en échouant. L’idéal est d’être mû par une motivation intrinsèque. Sitôt que l’on donne une récompense à des gens qui s’adonnent initialement à une activité en raison d’une motivation extrinsèque, on s’aperçoit qu’ils deviennent dépendants de ces gratifications externes (argent, bonbons pour les enfants, bons points) et qu’ils perdent le plaisir lié à l’activité elle-même. Dans certaines expériences, on demande à des gens de choisir parmi diverses activités. Certains choisissent de faire des puzzles, et y prennent plaisir. Si on leur donne ensuite de l’argent pour faire des puzzles, on constate qu’ils s’habituent à cette récompense et qu’en l’absence de rémunération, l’activité en elle-même ne les intéresse plus. La motivation extrinsèque n’est pas mauvaise en soi, mais la motivation intrinsèque engendre plaisir et persévérance. C & P : Comment stimuler la motivation intrinsèque chez un enfant ? Alain Lieury : Selon E. Deci et R. Ryan, la motivation intrinsèque repose sur deux grands facteurs qui sont le sentiment de compétence perçue et le sentiment d’autodétermination. En d’autres termes, l’enfant doit se sentir bon et capable dans ce qu’il fait, et il doit sentir qu’il a choisi de faire cette activité. Pour augmenter le sentiment de compétence perçue, les parents doivent encourager l’enfant et le valoriser ; souligner ses progrès ; se montrer heureux, voire admiratifs, lorsqu’il montre le résultat de son travail avec enthousiasme. Les parents qui expriment leur admiration lorsque leur enfant leur montre les premières lettres maladroitement griffonnées sur un cahier ont mille fois raison. C’est dans ces premières images de luimême que l’enfant fonde le sentiment de sa compétence perçue, et recherche ensuite ce sentiment. Concernant l’orientation de l’enfant, c’est aussi aux parents d’interroger de temps en temps l’enfant sur ce qui lui plaît, ce qu’il voudrait faire comme activité l’année prochaine, sur sa matière préférée, etc. Cela permet d’éviter d’aller trop à l’encontre du sentiment d’autodétermination. C & P : Pourtant, si on laissait tous les enfants choisir, beaucoup préféreraient jouer à la playstation, plutôt que lire. Alain Lieury : Parents et professeurs doivent se montrer habiles. Il est évident qu’il faut bien, © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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à un moment ou un autre, forcer un peu l’enfant à s’engager dans de nouvelles activités. L’essentiel est qu’il adhère, plus ou moins vite, à cette activité qu’on veut lui faire découvrir. Les parents ne sont pas obligés de poser un livre sur la table et d’intimer : « Maintenant, tu vas lire ce livre. » Emmener l’enfant dans une librairie, lui montrer les couvertures des ouvrages, lui en mettre en main, lui demander lequel il voudrait acheter, est un préambule bien plus ouvert et qui portera ses fruits sur le long terme. Il faut qu’à un moment donné, l’enfant ait l’impression que la démarche vient de lui. Il faut parfois insister plus longtemps chez certains, mais avec la lecture (ou les multimédias), les moyens ne manquent pas. Le monde est rempli d’informations qui stimulent la curiosité et dont on découvre la clé grâce à la lecture sur différents supports, voire par des documentaires instructifs : l’enfant ne peut qu’être attiré par cet accès à l’information. Et parfois, un peu de motivation extrinsèque peut être utile pour lancer le processus : promettre une glace à un enfant pour qu’il fasse un quart d’heure d’exercices de déchiffrage d’un livre, n’est pas contre-productif, à condition que cette logique de récompense soit abandonnée dès que l’enfant fait ses premiers pas autonomes dans la lecture et ce avec plaisir. C & P : Existe-t-il de meilleurs moments pour ouvrir l’enfant à la connaissance ? Alain Lieury : Les enfants ne sont pas faits comme les adultes et ont leurs propres rythmes dont on ne tient pas assez compte. Schématiquement, l’attention augmente au fil de la matinée, puis baisse avant le repas. On note une dégradation à l’heure de la sieste, puis l’attention remonte en milieu d’après-midi. Le professeur de psychologie à l’Université de Tours, François Testu, a établi ces variations et a proposé de ne pas démarrer les activités nécessitant une attention soutenue tout de suite après l’arrivée des élèves à l’école ni juste après le repas. Or cette proposition a été mal comprise par le ministre Luc Chatel qui proposait une grande matinée d’activités intellectuelles…, mais sa matinée allait jusqu’à 13 heures ! Il faut aussi savoir que chez l’enfant, une attention très soutenue ne dure que 10 minutes. Et une attention modérée, tout au plus 1 heure 40. Les connaissances sur les rythmes des enfants ne sont pas encore suffisamment intégrées dans la conception des programmes et des emplois du temps. Espérons que l’école, lieu de connaissance, accepte aussi les enseignements qui sortent des laboratoires, et qui s’accumulent depuis maintenant des I décennies.

Bibliographie A. Lieury, La réussite

scolaire expliquée aux enfants, Dunod, 2010. 51


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Dossier

Quand les neurosciences inspirent l’enseignement Psychologues et neuroscientifiques identifient six grandes capacités cérébrales à prendre en compte pour favoriser les apprentissages. D’où l’intérêt d’établir des passerelles entre les recherches et les pratiques enseignantes.

Daniel Favre, docteur en neurosciences, est professeur en sciences de l’éducation à l’IUFM de Montpellier.

l’heure où tant de questions se posent sur l’enseignement, on se prend à rêver : et si les connaissances sur le cerveau dont nous disposons aujourd’hui servaient à mieux comprendre comment les élèves apprennent et à mieux cibler les méthodes et stratégies utilisées pour transmettre les connaissances ? Mais dans les sphères de l’enseignement, on ignore à peu près tout de la façon dont notre cerveau permet d’avoir prise sur le temps et l’espace, l’attention, la motivation et, d’une manière générale, la régulation des émotions. Aujourd’hui, on peut se demander pourquoi ceux qui conçoivent la formation des enseignants n’ont pas jugé pertinent d’introduire, comme pour les futurs psychologues, des bases de neurosciences. C’est un peu comme si un pilote de course ne voulait pas savoir comment fonctionne le moteur de son automobile. Car c’est bien le cerveau qui permet d’apprendre, et ce dernier obéit à des règles de fonctionnement – règles que l’on connaît aujourd’hui assez bien.

À

En Bref • Six grandes fonctions cognitives et affectives jouant un rôle clé dans l’apprentissage ont été identifiées. • Ces fonctions cognitives sont toutes sous-tendues par une des aires cérébrales apparues récemment au cours de l’évolution : les lobes frontaux. • Une meilleure prise en compte de cette réalité psychobiologique éviterait sans doute bien des échecs scolaires.

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Quelques erreurs tenaces Exemple emblématique, le rapport Bancel remis par le recteur du même nom à Lionel Jospin en 1989 stipulait : « La dimension relationnelle du métier d’enseignant est très importante. Elle implique que l’enseignant soit capable de comprendre les enjeux affectifs, d’intervenir pour éviter que l’expression des affects ne trouble l’apprentissage et, enfin, d’analyser son implication personnelle. » Autrement dit, les deux seules phrases, dans ce rapport de 32 pages,

où est abordée la dimension émotionnelle liée à l’apprentissage, affirment que celle-ci peut être néfaste à l’apprentissage. Ce texte a servi de fondement à la mise en place en France des IUFM, et encore aujourd’hui dans la formation des enseignants, il est fréquent de constater une suspicion et une volonté de tenir à l’écart un des membres du couple « émotion-cognition », pourtant (neurobiologiquement) inséparables. Les neuroscientifiques savent bien à quel point émotion et cognition sont liées. L’apprentissage n’est pas possible sans que ne se produise une déstabilisation cognitive, un processus d’« assimilation et d’accommodation » comme l’a nommé le psychologue suisse Jean Piaget (18961980). Cette déstabilisation cognitive qui a des répercussions au plan affectif engendre dans un premier temps une frustration liée au fait que ce que l’on savait n’est plus pertinent et qu’on doit le remettre en question. En effet, la nécessité de l’apprentissage se présente quand on s’aperçoit que nous ne disposons pas des savoir-faire ni des ressources nécessaires à la résolution de tel ou tel problème. Il faut alors sortir de la sécurité de la routine, et tant que l’apprentissage n’est pas terminé, les frustrations s’accumulent à chaque « raté ». Ces frustrations résultent presque toujours du fait que nous prenons conscience que nous ne sommes pas tout-puissants et que nous devons rectifier l’image que nous avons de nousmêmes, ce qui nous rend plus modestes. C’est le désir d’obtenir « tout, et tout de suite » qui, parce qu’il n’est pas satisfait, peut engendrer des frustrations de plus en plus difficiles à supporter. La déstabilisation cognitive et affective présente dans tout apprentissage ouvre chez l’« appre© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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sonnes et aussi selon que l’apprentissage en est à son début, en cours ou terminé. Tout porte à penser que lors d’un apprentissage au moins deux types d’émotions et de motivations opposées et complémentaires, de l’ordre de la perte de sécurité pour la première et du plaisir d’innover pour la seconde, animent l’apprenant.

Au cœur de l’apprentissage : les lobes frontaux !

1. Les connaissances se mémorisent et se construisent grâce au cerveau. Et pourtant, les professionnels de l’enseignement connaissent encore assez peu les grandes lois du fonctionnement cérébral.

Le phénomène d’assimilation et d’accommodation met aussi en exergue l’importance de la flexibilité mentale dans les processus d’apprentissage. Ce qui suscite de l’anxiété chez l’élève en situation d’apprentissage, c’est bien souvent le fait de devoir renoncer momentanément à ce qu’il croyait vrai pour accéder à de nouvelles méthodes de résolution, ou à de nouvelles représentations. Cette capacité relève de la flexibilité mentale, une capacité qui dépend de certaines zones du cerveau, en l’occurrence les lobes frontaux. Ce sont aussi les lobes frontaux qui relient émotion et cognition, et

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nant » une période de vulnérabilité au cours de laquelle il ne faut pas l’affaiblir. Car l’élève affaibli peut devenir à son tour affaiblissant : l’échec scolaire entraîne la violence scolaire, comme l’ont montré diverses études. Heureusement, le cerveau de l’homme et de nombreux mammifères est également organisé pour fournir des « récompenses biologiques », en particulier sous forme de dopamine, à l’individu qui explore et résout des problèmes ou surmonte des difficultés. Des recherches récentes ont montré que c’est précisément au moment où le rat résout l’énigme posée par un labyrinthe que son cerveau libère de la dopamine dans sa partie préfrontale. Des émotions agréables peuvent donc accompagner un apprentissage réussi. Comme chacun a pu le vérifier par lui-même, tout apprentissage réussi, tout gain d’autonomie procure un plaisir particulier qui n’est dû qu’à soi-même. L’apprentissage se trouve ainsi « naturellement » motivé, sans qu’il soit besoin d’une source externe. Qu’en conclure, en préambule ? Qu’apprendre suscite des émotions différentes selon les per-

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2. Le neuroscientifique allemand Holger Stark a montré que le cerveau libère une substance associée au plaisir, la dopamine, lorsqu’il apprend à trouver la solution d’un problème. H. Stark a étudié le comportement de rats cherchant la solution à des difficultés (ici, atteindre une récompense dans un labyrinthe). Le plaisir est éprouvé même en l’absence de récompense explicite, preuve que le cerveau est naturellement motivé pour l’apprentissage.

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qui permettent au jeune de ne pas être esclave de ses émotions, mais d’en prendre conscience et de les utiliser au mieux pour progresser. Comme nous le verrons, les lobes frontaux sont la clé de l’apprentissage, plaque tournante des émotions, de la maîtrise des projets, de la perception du temps et de l’espace. Comprendre leur fonctionnement et le faire comprendre aux personnes chargées de l’enseignement projette un éclairage nouveau sur la façon dont l’être humain apprend, avec ses forces et ses faiblesses.

L’être humain, né pour apprendre Une particularité de l’être humain semble résider dans la possibilité qu’il a de prendre, en partie, les « commandes » de lui-même. C’est possible pour la motricité des jambes vers l’âge de un an. Parfois, la commande est mixte : c’est le cas pour la respiration, qui fonctionne en grande partie sur un mode automatique, mais peut aussi être contrôlée volontairement, par exemple avant de plonger en apnée, ou lors d’exercices de relaxation. La cabine de pilotage qui offre une prise sur le temps, l’espace et nos émotions, est rarement présentée aux élèves et peu d’enseignants ou de parents connaissent les possibilités du cerveau de ceux dont ils ont en charge l’éducation. C’est la conscience qui fait l’objet de l’éducation ; or la structure nerveuse, qui offre la possibilité de « prendre conscience », est constituée par nos lobes frontaux. Ces aires antérieures du cerveau font partie des structures nerveuses apparues le plus récemment, dans l’évolution des vertébrés. Ce sont également celles dont la maturation s’achève en dernier puisque la fin de la myélinisation des fibres nerveuses des lobes frontaux

humains a lieu vers l’âge de 15-16 ans. Le volume des lobes frontaux augmente au cours de la croissance pour constituer chez l’homme presque un tiers de la totalité du cortex, un record absolu chez les primates. Il a fallu 500 millions d’années à l’évolution des vertébrés pour produire des Homo habilis capables de créer des outils avec un cerveau d’environ 500 centimètres cubes (comparable à celui de nos plus proches cousins les chimpanzés avec qui nous partageons 98,4 pour cent de notre information génétique). Mais il a fallu seulement trois à quatre millions d’années pour tripler ce volume cérébral et atteindre celui d’Homo sapiens il y a un peu plus de 60 000 ans. Ce triplement est essentiellement dû au développement du néocortex et en particulier des lobes frontaux (voir la figure 3).

La capacité de représentation Que font les lobes frontaux en classe, lorsque le professeur fait son cours ? Ils remplissent six grandes fonctions, qui peuvent aussi être considérées comme six grands « pouvoirs » donnés à un sujet potentiel sur le temps, l’espace et l’affectivité. Trois de ces fonctions – capacité de représentation, flexibilité mentale et planification – donnent à l’élève une prise sur le temps au cours de l’apprentissage ; deux autres – attention et initiative – lui confèrent un pouvoir sur l’espace. La dernière, la modulation émotionnelle, permet de réguler son niveau d’émotivité pour tirer le meilleur parti des situations d’apprentissage. Voyons maintenant en quoi consistent ces six grandes fonctions. La première fonction des lobes frontaux est l’évocation de ce qui n’est pas présent : c’est la capacité de représentation mentale. La permanence des perceptions sensorielles en l’absence de nouveaux stimulus est, en effet, la condition nécessaire pour disposer de représentations durables du monde et de soi. On peut ainsi évoquer le visage d’un parent ou d’un ami, sa chambre d’enfant. Tout se passe comme si, audessus du plan des yeux et à environ 30 centimètres en avant, dans un « espace psychique privé », nous pouvions convoquer d’anciennes perceptions sensorielles visuelles. Il en est de même pour les autres sens : auditif, olfactif, tactile ou vestibulaire, mais les évocations sont moins faciles à repérer spatialement. Avec nos lobes frontaux, nous voyons sans les yeux, entendons sans les oreilles… comme dans les rêves. Le rêve montre que cet espace psychique privé peut devenir un espace de simulation. Cet espace de simulation pourrait permettre d’apprendre les yeux fermés. Voici un exemple en géométrie inspiré de la pédagogie de Caleb © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Gattegno, auteur en 1972 de l’ouvrage Ces enfants : nos maîtres ou la subordination de l’enseignement à l’apprentissage. Cette leçon particulière commencerait ainsi : « Veuillez fermer les yeux et visualiser un carré ou un rectangle vertical comme la vitre d’une fenêtre. Une fois que cette image est stable, visualisez un axe vertical qui coupe les deux côtés horizontaux par leurs milieux et faites bouger ce carré ou ce rectangle autour de cet axe qui reste fixe. Une fois que le quadrilatère a été rendu mobile autour de cet axe, faites-le tourner de plus en plus vite… Que voyez-vous ? » Ce petit exercice, qui doit nous montrer le cylindre engendré par la rotation du carré ou du rectangle, présente l’avantage de fournir une expérience perceptive personnelle avant de se voir attribuer par l’enseignant la définition du cylindre et la formule qui permet de calculer son volume. Dans cet exemple, l’élève devient acteur et explorateur ; celui pour qui cet exercice est plus difficile ou inhabituel pourra être accompagné afin de voir avec lui à quelle étape il n’y parvient pas et pourquoi. Je connais plusieurs professeurs d’éducation physique et sportive qui, intuitivement, ont utilisé la « pédagogie des yeux fermés » pour faire effectuer mentalement à des élèves un exercice complexe leur paraissant impossible, par exemple un saut au cheval d’arçons. Ce faisant, ils ont permis aux élèves de repérer l’étape qui les bloquait et, après quelques simulations mentales, de se débloquer et de visualiser l’ensemble du mouvement… Puis de le réaliser effectivement ! Chaque enseignant peut essayer de reprendre à son compte, en classe, cette notion fondamentale concernant les lobes frontaux : il s’agit de travailler sur la visualisation et l’imagination, deux actes mentaux qui stimulent ces aires cérébrales et aident à mieux aborder les concepts traités. La deuxième grande fonction des lobes frontaux permet d’échapper à la répétition et, par conséquent, d’apprendre. Il s’agit de la capacité d’abandonner une règle, une manière de résoudre un problème, une représentation ou un comportement, pertinents à un moment

Chat

Chien

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donné, mais qui ne correspondent plus aux exigences d’une situation nouvelle.

La flexibilité mentale

3. Les lobes frontaux se sont développés au fil de l’évolution, durant des dizaines de millions d’années. Notre espèce a progressivement acquis des capacités cognitives, telles que la planification, l’attention, ou la capacité de représentation, qui sont aujourd’hui les piliers de l’apprentissage chez l’enfant. L’enseignement gagnerait certainement à tenir compte de l’existence de ces capacités spécifiques de l’être humain qui se sont élaborées au fil du temps.

Si apprendre consiste, comme on le pense actuellement en sciences de l’éducation, à changer de système de représentation, alors chacun dispose de l’équipement nécessaire pour apprendre tout au long de sa vie. Toute personne dont les lobes frontaux ne sont pas inhibés à cause d’une lésion ou d’une pathologie mentale dispose a priori de capacités de flexibilité mentale, mais il peut exister des blocages en situation d’apprentissage. Rappelons que, d’après le principe d’assimilation et d’accommodation de Piaget, l’élève doit pouvoir se séparer d’anciennes représentations pour les faire évoluer face au problème à résoudre. Or si le changement de règles dans un test classique de flexibilité mentale en laboratoire se fait sans difficulté, l’attachement affectif à des idées et la nécessité de les remettre en question se révèlent parfois plus anxiogènes. À mon sens, cette période de vulnérabilité pour les élèves devrait faire l’objet d’un accompagnement sur deux plans. Sur le plan émotionnel, il s’agirait de faire prendre conscience à l’élève de sa propre peur de se tromper, pour qu’il puisse s’en libérer au moins en partie. Sur le plan cognitif, cette situation de remise en question des idées préalables peut être l’occasion de réfléchir de façon moins dogmatique et de se dégager de l’emprise des certitudes. Pendant cette période d’apprentissage, on peut inviter les élèves à préciser leur pensée, à faire des hypothèses, à se tromper, recommencer, tâtonner, utiliser les erreurs comme des informations utiles. De cette façon, l’abandon des idées préalables n’est plus vécu comme angoissant, mais comme un moyen de progresser. C’est pourquoi il est important de créer un climat de sécurité, sans jugement ni stress, qui soit suffisant pour que les émotions accompagnant la déstabilisation cognitive ne soient pas trop fortes et ne provoquent pas une inhibition des lobes frontaux. Les évaluations PISA de

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4. Dans ce test, l’enfant doit identifier 15 objets étroitement entremêlés. Cela l’oblige à concentrer son attention sur un motif au milieu d’une multitude d’autres informations susceptibles de le distraire. Ce test évalue la qualité de l’attention, et peut aussi la développer.

l’OCDE (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) de 2003 ont montré que les élèves français sont sept à huit fois plus nombreux qu’en Finlande à se déclarer stressés durant un contrôle de mathématiques. Il reste donc du chemin à parcourir !

La planification Une troisième fonction temporelle des lobes frontaux confère la capacité de se représenter l’avenir, de former un projet ou de se construire un programme d’action et de vérifier son exécution. Grâce aux lobes frontaux, il devient possible de sortir de la logique de l’immédiateté, de l’impulsivité, de la « tyrannie du présent » pour se projeter dans une temporalité plus longue en introduisant une liberté nouvelle : celle de créer un projet personnel permettant ainsi à un potentiel de se manifester. Pour utiliser cette capacité des lobes frontaux à se représenter le futur, chaque élève gagnera à avoir une idée claire de la tâche à accomplir. De même que tout commandant de bord d’un avion a besoin de repérer le point de départ et le point d’arrivée pour construire sa « feuille de route », l’élève doit avoir conscience du temps de son parcours, qu’il s’agisse de l’année scolaire ou, au minimum, d’un trimestre. À cet égard, c’est l’enseignant qui peut lui permettre de repérer un point de départ et un point d’arrivée. Comment ? En réalisant ce qu’on pourrait appeler une « évaluation diagnostic ». Il s’agit pour l’élève d’acquérir une vision claire de ce qu’il sait faire, en début d’année. Une telle évaluation doit être très précise en fonction de la matière enseignée et du niveau scolaire. De cette façon, l’élève va être en mesure de se repré56

senter ses compétences réelles, ce qu’il a déjà acquis par apprentissage, et les compétences et connaissances qu’il doit acquérir pour passer dans la classe supérieure ou s’orienter vers les spécialités de son choix. Les trois fonctions temporelles des lobes frontaux agissent en synergie. Par exemple, la réalisation d’un projet nécessite tout à la fois d’accéder à un espace de représentation et de simulation mentale où sont convoquées d’anciennes perceptions sensorielles ; de pouvoir se dégager de la répétition et de ce qui a été une solution pertinente, mais dans un autre contexte ; enfin, de se représenter l’écoulement du temps à venir. Par la mobilisation de ces trois fonctionnalités, il devient possible de cesser de subir le temps et d’obtenir un peu (mais un peu seulement) de prise sur lui.

La capacité d’initiative Les deux fonctions suivantes des lobes frontaux, la capacité d’initiative et l’attention, concernent la relation de l’élève avec l’espace. La première lui confère la capacité de déclencher une suite de gestes pour résoudre une tâche donnée. Les neurobiologistes distinguent deux sortes de mouvements à cet égard : d’une part, ceux qui sont hétérodéterminés (c’est la réaction d’un sujet qui obéit à une consigne telle que « Lorsque la lampe rouge s’allumera, vous prendrez avec votre main droite le cube qui est posé sur la table devant vous ! ») et, d’autre part, les mouvements autodéterminés (« Quand vous le déciderez, prenez le cube ! »). Dans le premier cas, les lobes frontaux sont inactifs. Les personnes aux lobes frontaux lésés restent capables de produire de tels mouvements en réaction à des injonctions. Toutefois, dans le second cas, les lobes frontaux sont les premières zones du cerveau à devenir actives ; ce sont eux qui déclenchent le mouvement. Tout se passe comme si, dans cette partie de notre cerveau, existait une interface entre l’espace psychique de représentation (le fait de se représenter un cube, une décision, un mouvement) et les neurones qui commandent la longue chaîne d’effecteurs (allant des aires motrices corticales aux motoneurones de la moelle épinière responsables de la contraction des différents muscles) permettant de saisir l’objet en question. Quel enseignement en tirer ? Certains professeurs donnent à leurs élèves des consignes du type : « Prenez le livre de mathématiques, allez à la page 32, faites l’exercice numéro 4 ! » Il est évident que de telles consignes placent les élèves en « référence externe », où ils décident de leurs conduites en réaction à une stimulation qui leur est extérieure. Je trouve important que © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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les enseignants puissent ménager des pauses pour solliciter un peu plus les lobes frontaux de leurs élèves en leur permettant de passer, au contraire, en référence interne. Par exemple : « Quand vous pensez avoir compris telle notion, choisissez un exercice dans telle liste pour vérifier que vous l’avez effectivement comprise et inventez une méthode personnelle pour mémoriser cette définition. » Car c’est bien l’enjeu central de l’éducation et de l’apprentissage : à chaque étape de sa vie scolaire, du primaire au secondaire, du lycée à l’université, il va s’agir pour l’élève de s’autodéterminer, d’acquérir toujours plus d’autonomie. Alors, proposons-lui le plus tôt possible un type d’interaction avec l’enseignant qui favorise la prise d’initiative personnelle. Souvent, il suffit

que l’enseignant s’en convainque pour que le ton change imperceptiblement et que la référence interne soit choisie par le jeune. Mais abordons la seconde fonction spatiale des lobes frontaux, à savoir la capacité à diriger et à maintenir durablement son attention lors de la formation et de la réalisation d’un projet. Cette capacité est nécessaire pour planifier les actes, et les exécuter en conformité avec des intentions ordonnées. Le test dit des 15 objets emmêlés à reconnaître en temps limité, imaginé par le neurologue B. Pillon et son équipe de l’Hôpital de la PitiéSalpêtrière, permet d’évaluer le bon fonctionnement des lobes frontaux dans le domaine de l’attention. Ce test requiert d’identifier un objet, puis un autre, au sein d’un fouillis de lignes

Six grandes capacités cérébrales Il s’agit de la capacité de représentation (imagination), la flexibilité mentale (capacité à abandonner d’anciennes représentations pour de nouvelles plus adaptées), la planification (organiser son travail selon une échelle de temps), la capacité d’initiative (décider par soi-même de faire tel ou tel

exercice), l’attention (sélectionner les informations pertinentes au milieu des autres) et la régulation des émotions (avoir conscience de l’état affectif où l’on se trouve au moment de commencer un travail). Toutes ces capacités sont associées aux lobes frontaux.

Capacité de représentation Imagination

Capacité d’initiative Autodétermination

Régulation des émotions

Flexibilité mentale Sélection des informations pertinentes Abandon des représentations inadaptées Attention

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Planification Conscience du temps

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5. Le psychologue suisse Jean Piaget a étudié le développement des capacités cognitives de l’enfant et a proposé le concept d’assimilation et d’accommodation, selon lequel un élève doit déstabiliser ses représentations préexistantes pour qu’elles puissent s’adapter au nouveau problème à résoudre. L’assimilation et l’accommodation requièrent de la flexibilité mentale, une des six grandes fonctions dévolues aux lobes frontaux chez l’être humain.

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emmêlées. La mise en jeu de l’attention permet de distinguer, de faire ressortir l’objet par rapport aux autres, de le surligner et de reléguer tous les autres au second plan. Puis de procéder de même pour tous les autres motifs visuels. L’attention sélective, imputable aux lobes frontaux, est une faculté qui se développe par la pratique et l’entraînement. L’enjeu, au fil de la scolarité et du développement d’un enfant, est d’acquérir une certaine endurance attentionnelle, pour accéder à la résolution d’exercices de plus en plus complexes. L’acquisition d’une telle endurance devrait faire l’objet d’un entraînement, comme c’est le cas en éducation physique et sportive : ainsi, pourquoi ne pas inviter les élèves à se tester, à mesurer, montre en main, combien de temps ils arrivent à rester focalisés sur un problème à résoudre ? Et ajouter des points supplémentaires quand ils progressent ?

L’attention endurante La capacité d’autodétermination et celle d’endurance attentionnelle, toutes deux sous-tendues par les lobes frontaux, confèrent une prise sur l’espace extérieur : la première permet de déclencher des mouvements selon des intentions, et la seconde de se repérer dans l’espace en identifiant parmi les innombrables informations qui nous parviennent celles qui sont signifiantes. Mais pour de nombreuses raisons, par exemple la concentration sanguine de testostérone, l’élève peut ne pas être attentif à ce que l’enseignant lui propose : envie de distraction, attitude de refus ou de confrontation, besoin de sensations immédiates. Cela nous ramène à la question des différents types de motivations qui interviennent en situation d’apprentissage : la motivation par sécurisation, à l’origine du plaisir lors de la réalisation de tâches maîtrisées, ou lorsque l’élève reçoit de l’affection ou de la reconnaissance ; la motivation d’innovation qui procure du plaisir lorsque l’élève se sent progresser, ou en phase de découverte ; et enfin la motivation d’addiction, foncièrement négative, qui pousse l’élève à satisfaire des jugements qui ont été émis sur lui (il rate son devoir de mathématiques, car il a toujours entendu qu’il était mauvais en mathématiques, ou il cherche à avoir une bonne note en français, car on lui a dit qu’il est excellent en français). Lorsqu’on élève ne mobilise pas suffisamment

d’attention lors d’un apprentissage, il faut savoir activer une des deux premières motivations (mais pas la troisième !), selon son tempérament et les circonstances.

La régulation émotionnelle Dernière caractéristique essentielle des lobes frontaux : ils sont étroitement connectés aux structures nerveuses associées à la genèse des émotions. Mais il s’agit d’une double commande, car si les lobes frontaux peuvent inhiber le fonctionnement du cerveau affectif et émotionnel, l’inverse est également vrai. Notre liberté d’action et de pensée réside dans la possibilité de ne pas obéir à l’impulsivité. Cela suppose d’avoir le choix entre se laisser aller à un débordement émotionnel ou, au contraire, le moduler ou même l’inhiber selon nos projets. Quand le « pilote » donne son accord aux lobes frontaux et autorise le débordement émotionnel, agréable ou désagréable, à s’installer, ce dernier entraîne en retour une inhibition fonctionnelle temporaire des lobes frontaux et donc la perte de contrôle sur le temps et sur l’espace. Dans la cabine de pilotage, le pilote qui veut conserver ce statut doit rester en contact avec ses émotions, ses sources de motivations et ses sentiments, bref avec ce qui le meut, lui donne de l’énergie ou l’en prive. Être vivant, c’est être traversé par toutes sortes d’émotions généralement peu durables allant de la détresse paroxystique aux sommets de l’euphorie et du plaisir. La « bonne santé psychologique » consiste à pouvoir rester conscient des mouvements s’opérant entre ces extrêmes. En outre, il est d’autant plus important d’être en contact avec ses émotions que de leur intensité dépend notre perception du monde. En effet, dès lors que l’intensité des émotions (agréables ou désagréables) augmente, les lobes frontaux commencent à être inhibés, suscitant un sentiment de perdre le contrôle. Le monde intérieur et la réalité extérieure se mélangent et, comme au cinéma lorsqu’on est « pris » par le film, le sujet a tendance à projeter ses émotions et ses sentiments sur le monde extérieur. Ce sont des émotions réelles, mais qui ne sont pas forcément en relation avec la réalité. En revanche, les émotions moins intenses n’inhibent pas les lobes frontaux. Ceux-ci, associés à d’autres structures cérébrales comme le cortex prémoteur où siègent les neurones miroirs, ont la capacité de réfléchir la réalité extérieure. Il en résulte une sensibilité à autrui, à ses émotions et ses modes de pensée (en prenant garde de ne pas les confondre avec les siens propres). Cela suppose de vérifier que l’on n’est pas soi-même dans un état de débordement émotionnel. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Savoir apprécier son état de débordement tionner davantage en référence interne, deveémotionnel est, pour cette raison, un préalable nant ainsi moins vulnérable à des environnequi paraît indispensable à l’apprentissage. ments familiaux peu favorables. Sans connaître Apprendre, c’est cultiver une relation d’empathie avec l’enseignant, contrôLes lobes frontaux permettent au pilote ler ses actes et ses pensées, être dans une attitude favorable. d’établir le plan de vol de l’apprentissage On ne se demande pratiquement et de fixer des objectifs. jamais, au début d’un cours, si les élèves sont dans l’état d’esprit correspondant. Il serait profitable de procéder à cette le fonctionnement des lobes frontaux, certains petite vérification en début et en fin de journée, enseignants savent détecter intuitivement ces ou chaque fois que l’état émotionnel des élèves périodes favorables à l’apprentissage. n’est pas compatible avec l’apprentissage. Il s’agit concrètement d’entraîner les élèves à repéLes pouvoirs du sujet-pilote rer comment ils se sentent intérieurement, puis Le phénomène de résilience s’explique de leur demander de se situer sur une échelle (matérielle ou non) allant d’un état « 100 pour d’ailleurs en partie par le rôle protecteur et cent agréable » à « 100 pour cent désagréable ». émancipateur de l’école. En effet, une proporUne telle pratique attribue une place légitime à tion importante d’élèves disposant de « maula dimension affective et au corps de l’élève dans vaises cartes » au départ va pouvoir progresser la classe. Elle permet en outre aux élèves de grâce au rôle restaurateur de la motivation de mettre en mots les effets qu’ont pu avoir sur eux sécurisation exercé par les tuteurs de résilience certains événements perturbants et de retrouver que sont potentiellement les enseignants. Pour finir, gardons des lobes frontaux l’imades conditions favorables à l’apprentissage. ge d’une cabine de pilotage qui permet au pilote d’établir le plan de vol de l’apprentissage, Quand les lobes frontaux d’éviter les changements de direction intempes- Bibliographie sont inhibés tifs, et de fixer des objectifs. C’est aux jeunes Voyons maintenant ce qui se passe chez un élèves d’apprendre à s’installer aux commandes D. Favre, Cessons élève qui, pour des raisons qui nous échappent de cette cabine de pilotage, mais c’est aux de démotiver les élèves, Dunod, 2010. (dysfonctionnement familial, violence ou négli- adultes, aux éducateurs, aux enseignants d’inciD. Favre, Transformer gence affective), est en situation de souffrance. ter le jeune à monter dans la cabine de luila violence des élèves. Cette souffrance, qu’elle se manifeste par un même en lui montrant les avantages (les six Cerveau, motivations repli sur soi ou une hyperactivité, correspond à « pouvoirs » que confèrent les lobes frontaux). et apprentissage, un bouillonnement émotionnel se traduisant Une réflexion s’impose à l’enseignant, lui- Dunod, 2007. par une inhibition plus ou moins chronique des même doté de lobes frontaux ! Lui aussi inter- H. Stark et al., Learning lobes frontaux. prète les informations sensorielles et émotion- a new behavioral Dans ce cas, l’élève peut avoir du mal à se nelles qui arrivent à ses lobes frontaux et il doit strategy in the shuttle-box représenter ce qu’on lui demande, à changer de rester en contact avec ses émotions. Il n’est pas increases prefrontal représentation ou de comportement, à esquis- équivalent d’affirmer, sur un mode « projectif » : dopamine, ser des projets, à se prendre en main, rester « Les élèves sont pénibles cette année ! » ou in Neuroscience, attentif et contrôler ses émotions dans la mesu- d’analyser réflexivement la situation : « Depuis vol. 126, pp. 21-29, re où il tolère mal la frustration. On peut recon- le début de la matinée, je sens monter en moi de 2004. naître dans ces six symptômes le déficit fonc- l’irritation déclenchée par le fait que deux J. Mayer et al., Emotional intelligence as tionnel, heureusement réversible, des lobes élèves bavardent ! » a standard intelligence, frontaux. Il ne servirait donc à rien de lui en Évidemment, on ne sait pas tout des capaciin Emotion, vol. 1 (3), vouloir (ou de s’en vouloir) : cet élève n’est pas tés d’apprentissage du cerveau humain. Mais la pp. 232-242, 2001. en état d’apprendre et les enseignants ne sont psychologie a fait un long chemin depuis pas des psychologues mandatés pour conduire Piaget, et a la chance de pouvoir s’appuyer A. Damasio, des psychothérapies. aujourd’hui sur les acquis des neurosciences, L’Erreur de Descartes : la raison des émotions, En revanche, si l’école peut constituer un lieu pour ébaucher un « portrait de l’apprenant » Odile Jacob, 1995. où il se sente en sécurité et accepté sans juge- plus précis. Les pionniers de l’enseignement d’il B. Pillon et al., Cognitive ment, il devient possible de l’observer et de y a plus d’un siècle auraient sûrement rêvé de slowing in Parkinson’s repérer des fenêtres temporelles durant les- posséder cette vue sur les ressources de leurs disease fails to respond quelles ses lobes frontaux sont en quelque sorte jeunes élèves. Il reste encore beaucoup à explo- to levodopa treatment : débloqués. Il sera opportun de lui proposer à ces rer sur le plan des ressources du cerveau, mais the 15-objects test, in moments-là des apprentissages dont la réussite serons-nous capables de concrétiser ce savoir en Neurology, vol. 39, I pp. 762-768,1989. le fera grandir sur le plan psychologique, fonc- pratiques d’enseignements ? © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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Dossier

Comment gérer les classes difficiles ? Jean-Claude Richoz, est professeur-formateur à la Haute École pédagogique de Lausanne, en Suisse.

En Bref • Les classes difficiles sont souvent le fait d’élèves perturbateurs, agités ou opposants. • Bon nombre d’enseignants n’osent malheureusement plus s’imposer devant leurs classes, parce qu’ils doutent, croient qu’il n’est plus justifié de le faire ou encore ont peur de passer pour autoritaires. • Pour assurer un climat sain dans une classe, il faut faire respecter des règles essentielles, comme le fait que chacun a le droit d’apprendre et que l’enseignant a le droit d’établir une relation d’autorité affective ; et ne pas hésiter à sanctionner.

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Lorsque quelques élèves agités ou incontrôlables transforment la classe en chaos, peut-on encore intervenir de façon posée et constructive ? Tout groupe fonctionne selon des règles, et les enfants attendent qu’on leur enseigne de telles règles.

epuis quelques années, les enseignants sont de plus en plus confrontés à des classes difficiles, où ils ont de sérieuses difficultés à imposer une certaine discipline. Ils se plaignent souvent du manque d’éducation et d’intérêt des élèves, ainsi que de la pénibilité de leurs conditions de travail. Confrontés à d’importantes difficultés pour exercer leur métier, certains finissent par ne plus éprouver aucun plaisir à enseigner, sont fatigués, découragés et parfois même dégoûtés par leurs élèves. Des enquêtes effectuées en Suisse dans les classes primaires montrent qu’environ une classe sur quatre est concernée. On peut estimer que cette proportion en France est comprise entre une classe sur quatre et une classe sur six. Cette proportion est élevée et requiert une prise de conscience. Face au développement de l’indiscipline, il est nécessaire de réagir avant que le phénomène ne prenne encore plus d’ampleur. L’expérience que l’on peut acquérir dans la gestion de classes et d’élèves difficiles montre qu’il est possible d’intervenir avec succès dans bon nombre de cas. Nous exposerons ici les moyens mis au point par des enseignants pour restaurer un climat de travail dans leur classe, et nous décrirons comment ils ont réussi à rétablir avec les élèves une relation d’autorité respectueuse et bienveillante. Dans ce cadre restreint, le choix est fait de traiter uniquement

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des classes maternelles et primaires, car, d’une part, il est assez facile d’agir à ces niveaux de la scolarité et, d’autre part, une intervention précoce constitue la meilleure des préventions pour éviter une dégradation plus sérieuse de la situation au collège.

Qu’est-ce qu’une classe difficile ? Pour simplifier, on peut dire qu’une classe est difficile quand un enseignant est empêché d’exercer correctement son métier et que la majorité des élèves ne peut plus se concentrer et travailler dans le calme, à cause de perturbations diverses, plus ou moins intenses et plus ou moins durables. La plupart du temps, les problèmes sont mineurs (bavardages, agitation, refus de travailler, passivité, etc.), mais leur multiplication et leur accumulation finissent par perturber sérieusement – parfois même par paralyser – le travail des enseignants et celui des élèves. Les transgressions graves (violences physiques par exemple) sont rares. Il est important de considérer qu’une classe n’est jamais en soi difficile, mais qu’elle le devient dans un contexte relationnel et des circonstances particulières. Une même classe peut parfois être quasi ingérable pendant quelques semaines ou quelques mois et redevenir ensuite normale, simplement parce que les difficul© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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affaires, etc. Enfin, l’élève opposant refuse de travailler, de faire ce qui est demandé, ne fait pas ses devoirs, n’obéit pas, conteste, exprime ouvertement son désintérêt, provoque, répond à l’enseignant, le défie, se met en colère, est grossier, insulte, menace, fait des crises, etc. Dans les classes primaires qui posent problème, on trouve en moyenne cinq élèves difficiles (sur 20) de par leur comportement, avec à peu près autant d’élèves perturbateurs et agités, et un nombre nettement plus faible d’élèves opposants. L’analyse statistique fait apparaître que plus un élève est perturbateur, plus il est agité (et réciproquement), même si cette relation n’est pas systématique. L’élève agité est dans la plupart des cas un perturbateur, la réciproque n’étant pas vraie. Les élèves de type opposant sont quant à eux quatre fois moins nombreux que les élèves de types perturbateur ou agité, mais ils représentent un facteur de perturbation très important. Certaines classes sont même perçues comme difficiles par les enseignants en raison de la présence d’un seul élève de type perturbateur-agité-opposant. Pour agir de façon préventive ou réussir à remettre une classe difficile au travail, il faut

1. Environ une classe sur cinq serait « difficile » en France : présence d’élèves bruyants, tapageurs, refusant les activités de la classe ; ambiance tendue et délétère.

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tés se sont aplanies avec le temps, ou parce que des mesures appropriées ont été prises qui ont rétabli une relation plus sereine de l’enseignant avec ses élèves et un climat de travail. Au niveau individuel, un élève est perçu comme difficile sur le plan comportemental quand il demande tellement d’attention et d’énergie que l’enseignant ne peut plus enseigner et s’occuper du reste de la classe comme il devrait le faire. On distingue plusieurs types d’élèves difficiles : le perturbateur, l’agité et l’opposant, certains enfants pouvant présenter une combinaison de ces caractéristiques. L’élève perturbateur bavarde souvent, dérange la classe, ne respecte pas les règles, chahute, attire l’attention de ses camarades, les distrait et les fait rire, interrompant l’enseignant, faisant intentionnellement du bruit ; il fait souvent des remarques ou des commentaires à haute voix. L’élève agité ne se tient pas tranquille sur sa chaise, se lève, se déplace, n’est pas attentif, se laisse facilement distraire, joue et fait du bruit avec son matériel, est impulsif, interrompt les autres, prend spontanément la parole, peine à terminer son travail, ne fait pas ce qu’on lui demande, est peu ou mal organisé, oublie ses

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d’abord rétablir une relation d’autorité qui repose sur plusieurs composantes : l’autorité de statut (droit et devoir de faire respecter un cadre de travail), l’autorité de compétence (maîtrise ou expertise dans un domaine du savoir ou du savoir-faire), l’autorité relationnelle (présence et capacité à entrer en relation), l’autorité intérieure (maîtrise de soi, détermination, courage).

Établir un cadre La première sur laquelle l’enseignant doit s’appuyer est l’autorité de statut. Dans une classe, l’autorité de statut donne à l’enseignant le droit d’exiger et d’obtenir que les élèves respectent des règles de fonctionnement et de travail qui garantissent le maintien de la discipline et le déroulement normal des activités d’apprentissage. Mais il faut surtout la considérer comme un devoir et une responsabilité à assumer, car le respect de certaines règles est nécessaire pour garantir un cadre de travail sécurisant et propice à l’apprentissage de tous les élèves. Ce cadre de discipline doit clairement établir les possibles et les interdits, être stable, impartial et impliquer un respect réciproque. Pour le poser, trois éléments sont importants : des règles essentielles, des règles pratiques et des rituels, ces derniers facilitant la compréhension et le respect des règles par les enfants. Dans la liste des règles recommandées pour les classes maternelles et primaires, il importe d’expliquer avec une conviction particulière les règles essentielles suivantes : – La classe est un lieu de travail ; – Les élèves obéissent à l’enseignant ; – Chaque élève a le droit d’apprendre ; – L’enseignant a le devoir et le droit d’enseigner ; – Chacun doit se sentir en sécurité pour travailler. Dans la plupart des situations où l’enseignement est difficile, l’analyse montre que les

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6-7 ans

Les trois âges du développement moral La première chose à entreprendre dans une situation d’enseignement difficile est de rétablir des règles de travail et de les faire respecter. Mais pour poser ce cadre correctement, il faut tenir compte du fait que l’apprentissage des règles suit un processus d’acquisition qui passe par différentes étapes correspondant aux grandes phases du développement moral de l’être humain. Durant ces 20 dernières années, diverses pratiques pédagogiques sont apparues qui préconisaient de construire les règles de classe « avec les élèves », en faisant beaucoup appel à l’autodiscipline des enfants et en visant très tôt le développement de leur autonomie. Ces méthodes ont surtout été appliquées dans les classes maternelles et primaires et ont donné durant les premiers temps l’illusion de conduire sur la bonne voie. Mais malgré tout le

12-14 ans

18-20 ans

Âge du permis et du défendu

Âge de la morale hétéronome

Âge de la morale autonome

Obéissance imitative et imposée

Obéissance naturelle à l’adulte

Obéissance intériorisée spontanée

2. Le développement moral durant l’enfance et l’adolescence passe par trois phases. Durant les deux premières phases (l’obéissance imposée, puis naturelle), l’enfant obéit à une morale qui vient de l’extérieur. La relation 62

enseignants mettent en place des règles pratiques, par exemple, celles qui concernent les déplacements en classe, le rangement du matériel, les sorties aux toilettes, manger (du chewing-gum entre autres), les retards, en bref la gestion du quotidien ; mais il y a peu de rituels, tels que serrer la main des élèves à la porte, leur demander de se lever au début d’une leçon, attendre qu’un silence parfait s’installe avant de commencer, ou encore instaurer la narration quotidienne d’une histoire. Par ailleurs, l’analyse révèle aussi que les enseignants oublient souvent d’expliciter les règles les plus essentielles au bon fonctionnement de leur travail, en particulier la règle de l’obéissance. Dans les situations problématiques, certaines classes deviennent pour cette raison des sortes de « zones de non-droit ». L’enseignant n’a plus le droit d’enseigner et les élèves qui veulent travailler n’ont plus le droit de le faire.

d’autorité dépend principalement du lien affectif qui l’unit aux adultes. Dans la troisième phase, il apprend à se conformer à ses propres règles de comportement, intériorisées d’après ce qu’il a acquis étant enfant. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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soin apporté à encourager cette approche participative, de plus en plus d’enseignants ont dû constater que les règles n’étaient pas pour autant mieux respectées par les enfants et que, au contraire, l’indiscipline regagnait du terrain. La difficulté vient de ce que cette façon d’exercer l’autorité de statut ne correspond pas aux étapes du développement par lesquelles les enfants doivent passer pour apprendre les règles de la vie en société, et qu’elle aboutit à long terme à un comportement immature plutôt qu’à une réelle autonomie des enfants. Pour bien remplir son rôle, l’autorité de statut doit être adaptée à l’âge des élèves. Les psychologues Jean Piaget et Lawrence Kohlberg ont décrit les étapes de ce développement et montré comment l’être humain accède progressivement à une autonomie morale mature et responsable. Ces théories fournissent des indications pédagogiques fondamentales pour résoudre les difficultés posées par les classes et les élèves à l’école ou par les enfants en famille. Pour en faciliter la mise en pratique, on distingue de façon simplifiée trois phases principales dans l’apprentissage des règles : la phase du permis et du défendu durant la petite enfance, la phase de la morale hétéronome durant l’enfance et la phase de la morale autonome à partir de l’adolescence (voir la figure 2). Ce schéma permet d’adapter la relation d’autorité à l’âge des élèves et d’agir avec pertinence dans les situations éducatives, qu’elles soient normales ou difficiles. Il met également en évidence que l’apprentissage des règles passe par un apprentissage sous-jacent de l’obéissance, un apprentissage essentiel, qui s’effectue lui aussi selon une progression en trois phases : l’obéissance que l’on peut appeler imitative et imposée, à inculquer impérativement au petit enfant en lui donnant des © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

3. L’élève perturbateur est celui qui distrait les autres, les fait rire pendant que le maître enseigne, n’écoute pas et empêche les autres d’écouter. L’élève agité se déplace pendant le cours, fait du bruit. L’élève opposant est dans le refus systématique et brave ouvertement l’autorité du maître.

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repères éducatifs concrets, précis et répétés ; l’obéissance naturelle de l’enfant à l’adulte, qui se développe spontanément sur fond de relation affective durant l’enfance ; et l’obéissance intériorisée ou autonomie morale, qui apparaît à l’adolescence et conduit par la suite à la maturité de l’adulte.

Établir la relation affective Durant les deux premières phases de ce développement, qui correspondent aux classes maternelles et primaires, il est essentiel de comprendre que l’enfant est à l’âge de la morale hétéronome, c’est-à-dire d’une morale qui vient de l’extérieur et que la relation d’autorité dépend principalement du lien affectif qui l’unit aux adultes représentant l’autorité. L’enfant accepte les règles qui lui sont imposées s’il existe une relation de cœur avec l’adulte. Il a besoin de vivre dans une atmosphère de sécurité affective, et accorde une foi totale et une confiance absolue aux personnes pour qui il a de l’affection. Il reconnaît et accepte naturellement les demandes et exigences d’adultes qui sont pour lui des figures d’autorité. Il veut leur faire plaisir ou leur ressembler. C’est l’âge des « Mon papa a dit… », « Ma maîtresse a dit… » contre lesquels il n’y a pratiquement rien à faire, si ce n’est s’incliner. La meilleure façon de prévenir l’indiscipline ou de restaurer un climat de travail dans une 63


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classe qui dysfonctionne est de rétablir simultanément une relation d’autorité et une relation affective avec les élèves concernés. Un recadrage disciplinaire influence déjà la relation de l’enseignant à ses élèves, car il leur apporte une plus grande sécurité affective. Mais il est essentiel de mettre en œuvre des activités spéciales pour améliorer le climat de la classe ainsi que les relations. La plus simple et la meilleure consiste à raconter ou à lire une histoire par jour à la classe avec un petit rituel de transition pour transporter les enfants dans le monde de l’imaginaire. Mais il en existe bien d’autres, par exemple le coloriage de mandalas (dessins de formes centrées) en guise de rituel de transition après une récréation, des activités rythmiques, des jeux de mémorisation de mots, la remémoration de poésies ou de chants en fin de semaine, etc. Dans ces diverses activités, le pédagogue cherche à améliorer les relations avec les enfants en sortant momentanément du domaine strict des apprentissages. Ces activités stimulent l’imagination des enfants et leur créativité en jouant sur leur penchant pour les rythmes. Εlles exercent leur extraordinaire mémoire rythmique : l’enfant retient spontanément et très facilement ce qui se présente à lui sous forme de rythmes, que ce soit le rythme musical évidemment, mais aussi le rythme propre à la « musique des mots » de la compti-

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ne ou de la poésie. Enfin, elles stimulent l’éveil de leur individualité. Elles apparaissent moins scolaires que les activités pratiquées d’ordinaire en classe et deviennent rapidement sources de détente et de plaisir partagé entre l’enseignant et les élèves. L’expérience montre qu’elles contribuent à ce que des enseignants confrontés à des situations difficiles réussissent à ramener la sérénité dans leur classe et à recréer un enthousiasme pour la vie scolaire et les apprentissages. Elles redonnent même parfois à des enfants qui l’avaient perdue l’envie de venir à l’école pour travailler !

La nécessité de s’imposer La relation d’autorité dans les classes maternelles et primaires doit reposer sur un fort lien affectif. Mais elle doit en même temps être verticale, hiérarchique, et permettre à l’enfant de vivre l’expérience de l’obéissance à l’adulte, de reconnaître et d’accepter que c’est l’adulte qui commande. Elle passe donc par la contrainte morale des enseignants qui, avec conviction et détermination, posent des exigences et des limites, apprennent à l’enfant à respecter des règles, en sanctionnant sans état d’âme les écarts de conduite. Durant la période de la morale hétéronome, cette expérience de l’obéissance est très naturelle pour l’enfant. C’est l’âge où il a envie et est disposé à obéir, car il considère au plus profond de lui-même que les règles viennent des adultes et qu’elles sont sacrées. Aujourd’hui, beaucoup d’enseignants n’osent malheureusement plus s’imposer devant leurs classes, parce qu’ils doutent, croient qu’il n’est plus justifié de le faire ou bien encore ont peur de passer pour autoritaires. C’est une erreur, particulièrement criante quand on en voit se faire déborder par des enfants de six ou sept ans. Tout enseignant doit s’imposer devant ses élèves, quel que soit le degré où il enseigne. Pour poser un cadre et créer un climat de travail satisfaisant dans une classe, il est légitime et nécessaire de s’imposer. Il est vivement conseillé de le faire dès le premier jour de la rentrée scolaire, en adressant un message verbal clair aux élèves, en même temps qu’on leur explique les règles. 4. Sanctionner, et non punir. Envoyer un enfant au coin est souvent une punition, c’est-à-dire une mesure qui vise à le faire souffrir ou à l’humilier. Punir n’est jamais profitable à l’enfant : mieux vaut sanctionner, c’est-à-dire lui faire comprendre qu’il y a un prix à payer pour avoir commis une faute ou enfreint une règle. Demander à l’enfant de rester debout en silence, jusqu’à ce qu’il soit disposé à écouter le cours – sans ameuter pour cela toute la classe - est souvent très efficace, sans être humiliant. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Dans les classes maternelles et primaires, on peut par exemple dire aux enfants : « Dans cette classe, c’est la maîtresse qui commande et qui décide. Les enfants lui obéissent. » À l’âge de la morale hétéronome, les enfants acceptent très bien qu’une autorité s’impose hiérarchiquement, et les choses se passent ensuite bien plus facilement. Quand surviennent des oppositions ou contestations, il suffit de rappeler que « c’est la maîtresse qui décide » ; si la maîtresse a réussi à tisser avec eux de bonnes relations affectives, les enfants acceptent très bien qu’il en soit ainsi. Expliquer les règles essentielles et établir une relation affective avec les élèves sont les premières démarches pour prévenir l’indiscipline ou y mettre un terme si elle existe dans une classe. Quand tout cela est en place, il reste à sanctionner les transgressions, car aucun système de règles ne fonctionne sans sanctions. Assez fréquemment, les enseignants ont des hésitations ou même des réticences à sanctionner, parce qu’ils ne sont pas convaincus de la nécessité de le faire et ne savent pas comment s’y prendre. En général, ils punissent les élèves plutôt que de les sanctionner, ce qui est précisément une des causes des difficultés qui surviennent. Les expériences de recadrage de nombreuses classes et élèves difficiles montrent que la sanction est une nécessité éducative, qu’elle sécurise les enfants et que l’art de sanctionner s’apprend vite. Si l’on procède avec détermination, il n’est pas nécessaire de sanctionner souvent, ni durant une longue période, pour que le recadrage réussisse.

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Sanctionner sans punir Pour être concret, si un enfant perturbe la classe, il suffit que l’enseignant s’approche calmement de lui et lui demande à voix basse de se lever, de pousser sa chaise, de croiser les mains dans le dos et de rester ainsi debout derrière son pupitre. La première fois, l’enseignant explique à l’enfant qu’il doit rester un moment debout parce qu’il n’a pas respecté telle ou telle règle, et qu’il sera autorisé à se rasseoir quand il sera à nouveau tranquille et disposé à travailler. Après quatre à cinq minutes, l’enseignant indique à l’enfant qu’il peut se rasseoir. Quand les élèves sont habitués, un simple geste suffit pour signifier la sanction. C’est la première des sanctions que l’on peut conseiller d’appliquer dans les classes enfantines et primaires ; c’est une mesure simple, immédiate et très efficace avec la plupart des enfants. Une deuxième sanction très efficace, en particulier quand un enfant dérange une activité collective, consiste à lui demander de retourner s’asseoir un moment à sa place et de croiser les bras © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

en silence, en attendant que l’enseignant lui fasse signe de revenir dans le groupe. Il n’est pas nécessaire d’ameuter toute la classe pour prendre cette mesure. Il est même préférable d’aviser l’enfant discrètement, d’un simple signe de la tête ou de l’accompagner à sa place et de lui expliquer à voix basse ce qui lui arrive. Quatre à cinq minutes suffisent pour permettre à un enfant de retrouver son calme, et l’inciter à mieux respecter les règles pour le reste de la journée. L’expérience montre qu’avec ces deux sanctions, il est déjà possible de résoudre un grand nombre de problèmes de comportements dans les classes maternelles et primaires. Pour qu’elles aient une portée réellement éducative et soient efficaces, il importe toutefois de prendre de telles mesures en ayant l’intention de sanctionner et non de punir. Sanctionner est un processus relationnel et il faut respecter certains principes pour que la mesure prise soit perçue comme une sanction et non comme une punition. Une sanction est une peine à endurer, un prix à payer pour avoir commis une faute, transgressé une règle. Or la même mesure, par exemple faire se lever un enfant derrière son pupitre ou lui demander de retourner à sa place, peut être soit une sanction, soit une punition. C’est l’attitude de l’enseignant, sa façon de signifier la sanction et son intention au moment où il agit qui feront que la mesure sera vécue soit comme une sanction méritée, soit comme une punition injuste ou humiliante qui engendrera de la rancœur chez l’élève. La peine à endurer ou le prix à payer pour une faute est une punition quand l’intention

5. Pour l’enfant, l’autorité s’enracine dans une relation affective. Les activités conviviales et rituelles tels les comptines ou le partage d’histoires personnelles sont propices à l’instauration d’un climat d’autorité serein entre l’enseignant et les élèves.

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qui accompagne plus ou moins consciemment l’acte vise la personne concernée et non son comportement, et a pour intention de la faire souffrir ou de l’humilier. Envoyer un élève dans un coin de la classe ou à sa place, en s’adressant à lui de manière blessante, en lui disant qu’il n’est qu’un bon à rien ou en le traitant de nul, est un exemple relativement courant de punition. La peine à endurer ou le prix à payer pour une faute acquiert valeur de sanction quand l’intention vise le comportement de transgression d’une règle et non la personne elle-même, quand elle veut faire prendre conscience à l’enfant de la portée de ses actes, susciter le sentiment qu’il transgresse par son comportement des règles essentielles. L’objectif est d’éduquer l’enfant à la responsabilité, de l’inciter à se comporter mieux et éventuellement à réparer les torts qu’il a causés aux autres. Cette nuance est subtile, mais essentielle. Aujourd’hui, c’est plutôt la punition qui est privilégiée dans les établissements, ce qui, à mon sens, est l’une des raisons du développement de l’indiscipline. Il est essentiel que les enseignants cessent de punir et se mettent à sanctionner. Avec des classes ou élèves difficiles, l’expérience montre que la sanction est nécessaire pour avoir une chance de réussir un recadrage et qu’il faut sanctionner les élèves qui ne respectent pas les règles mises en place. Avertir ou menacer ne mène à rien.

Quand l’enseignant s’inspire de l’arbitre

Bibliographie J.-Cl. Richoz, Gestion de classes et d’élèves difficiles, Éditions Favre, 2010. C. Halmos, L’autorité expliquée aux parents, NiL Éditions, 2008. J. Blin et al., Classes difficiles, Delagrave Édition, 2001. M. Auger et al.,

Élèves « difficiles ». Profs en difficultés, Édition Chronique sociale, 1995. 66

Pire, si les règles sont claires et qu’en cas de transgression, il ne se passe rien, les règles perdent toute efficacité. Les élèves comprennent vite qu’elles ne sont là que pour la forme et développent un sentiment d’impunité qui a des conséquences désastreuses. Une règle qui n’est pas assortie de sanction est une plaisanterie. Les enseignants doivent montrer par leurs actes qu’ils ne plaisantent plus. Il ne leur faut plus promettre des sanctions, mais réellement les donner. Pour cela, ils doivent se persuader que la sanction n’est pas un échec, mais une condition indispensable non seulement pour restaurer un cadre de travail acceptable pour tous, mais aussi pour permettre aux élèves de changer et leur apprendre à devenir responsables de leurs actes. Le premier pas à faire consiste à se déterminer mentalement à devoir sanctionner, exactement comme le fait un arbitre de football qui entre sur un terrain en sachant à l’avance qu’il devra forcément sanctionner tel ou tel joueur, parce que des incidents de jeu surviendront et que les règles ne seront pas respectées. Le deuxième pas

est d’apprendre l’art de sanctionner. Pour cela, l’arbitre est également un bel exemple à suivre. Il siffle le plus souvent des coups francs immédiats et lève de temps en temps ses cartons jaune ou rouge sans air menaçant, de manière absolument déterminée et en même temps de façon bienveillante et respectueuse, en montrant parfois qu’il est désolé pour le joueur qui a commis une faute et qui doit payer, mais en sanctionnant tout de même, car il est le garant du respect des règles. Selon mon expérience, il est très rare qu’un élève refuse les sanctions au degré primaire, si celles qui sont prises sont les deux premières sanctions que j’indique et si l’enseignant est déterminé et bienveillant. Il est rare de devoir recourir à d’autres sanctions à ce stade, mais il faut vraiment que l’enseignant sanctionne, mais qu’il ne punisse pas. Ce sont les punitions qui engendrent les refus, pas les sanctions. Que faire lorsque ce sont les parents qui viennent soutenir leur enfant et refuser les sanctions imposées par l’enseignant ? Généralement, ils comprennent qu’ils ont intérêt à collaborer avec l’enseignant pour le bien de leur enfant ; il existe néanmoins des parents « opposants » à qui il faut dire clairement (le cas échéant, en y associant la direction de l’établissement) que les enseignants sont des professionnels et que les parents n’ont pas à intervenir dans leur classe. La définition de frontières nettes entre l’école et la famille est très structurante pour tout le monde, et absolument nécessaire à une bonne collaboration.

Ne pas perdre espoir ! Pour faire face à des classes ou élèves difficiles, les enseignants ont besoin de retrouver l’espoir qu’ils peuvent infléchir eux-mêmes – en équipe et avec le soutien de leur direction – les situations auxquelles ils sont confrontés et de développer la détermination nécessaire pour mener à bien les recadrages qui s’imposent. Il est essentiel de prendre conscience que la plupart des problèmes disciplinaires qui se posent dans une classe peuvent se résoudre en classe et que le piège pour les enseignants est de se sentir impuissants en attribuant principalement à des causes extérieures (familiales ou autres) l’origine des problèmes. Cela exige conviction et détermination, comme le dit très bien MarieJulie, une enseignante en classes primaires qui a réussi toute seule à venir à bout d’une classe difficile : « Maintenant que j’ai vécu cette expérience avec ma classe, je me rends compte qu’il s’agit surtout de se faire confiance et de croire à ce que l’on dit pour que cela marche. L’essentiel, I c’est d’être déterminé. » © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Neurobiologie Imagerie

Comment lire dans les pensées d’autrui ?

Daniel Bor travaille au Centre Sackler d’étude de la conscience à l’Université du Sussex, en Grande-Bretagne.

Les récents progrès de l’imagerie cérébrale donnent aujourd’hui accès à nos pensées et états mentaux.

En Bref • On sait aujourd’hui identifier des motifs de l’activité cérébrale correspondant à des états mentaux particuliers. • En observant l’activité cérébrale, les neurobiologistes savent à quelle image ou à quelle activité (parmi une liste donnée) pense un sujet. • Lire les pensées, c’est-à-dire décoder des pensées spontanées, exigera bien d’autres progrès techniques, mais les recherches les plus récentes indiquent déjà comment le cerveau se souvient et prend des décisions.

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our rendre service à mes collègues de travail, j’ai souvent servi de cobaye en acceptant de participer à des expériences dans un scanner d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Dans la plupart de ces cas, je lutte vaillamment contre le sommeil, tandis que des stimulus apparaissent sur un petit écran en face de moi et que les battements réguliers de la machine font un bruit de marteau-piqueur tout autour de moi. Mais cette fois, c’est différent. Martin Monti, un collègue neuroscientifique de l’Unité cognition et neurosciences de l’Université de Cambridge, en Grande-Bretagne, s’apprête à lire dans mes pensées. Tandis que la table d’examen sur laquelle je suis allongé glisse automatiquement dans l’énorme scanner, j’ai l’étrange impression que les collègues autour de moi vont me voir tout nu, du moins mentalement. La tâche est simple : M. Monti va me poser des questions simples – est-ce que j’ai des frères et sœurs, est-ce que je pense que l’Angleterre va gagner le prochain match de foot, etc. Si je veux répondre « Oui », je devrai m’imaginer en train de jouer au tennis, activant ainsi un ensemble connu de régions motrices de mon cerveau. Si je veux répondre « Non », alors je devrai m’imaginer en train de me déplacer chez moi, activant un ensemble entièrement différent de régions impliquées dans la perception de l’environnement. Comme chaque enregistrement – et donc chacune de mes réponses affirmative ou négative – dure quelque cinq minutes, la

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conversation n’est pas très enlevée. Mais comme M. Monti devine correctement mes réponses à chaque fois, c’est une expérience à la fois intéressante et... très agaçante. L’année dernière, M. Monti et d’autres collègues ont utilisé cette technique sur un patient plongé dans le coma et ne présentant plus de signes apparents de conscience. Ces chercheurs ont montré que ce patient était encore conscient et pouvait même communiquer ! Il répondait aux questions par « Oui » ou « Non » uniquement par la pensée, comme moi dans cette expérience (voir la figure 2). Il n’existe aujourd’hui aucun autre moyen susceptible de révéler qu’un esprit conscient, capable de communiquer, est emprisonné dans un corps inerte.

Télépathie par IRMf Une telle performance de télépathie scientifique était inimaginable il y a dix ans. Mais aujourd’hui, différentes formes de « lecture de pensées » commencent à apparaître. Qu’est-ce qui a provoqué cette révolution ? Depuis cinq ans, nombre de scientifiques ont modifié la façon dont ils analysent les données fournies par les appareils d’imagerie cérébrale. À l’aide d’une nouvelle technique de traitement des données, ils décodent l’activité cérébrale non seulement pour révéler le contenu des pensées conscientes, mais aussi des informations traitées inconsciemment. Cette nouvelle technique aide les neurobiologistes à préciser les connais© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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sances que nous avions des mécanismes de la mémoire de travail et des processus complexes de prise de décision. Et nous n’en sommes qu’au tout début !

Voir un arbre dans une forêt dense

1. De clichés d’IRMf ne permettent pas aujourd’hui au médecin de deviner les pensées de son patient. Le pourra-t-il demain ?

Forestpath / Shutterstock

Savoir ce qui se passe dans la tête d’autrui est un rêve ancien. Mais jusqu’à présent personne n’y était parvenu. Les détecteurs de mensonges, par exemple, reposent sur un principe indirect : on suppose que le mensonge déclenche un stress et c’est cette réponse au stress qui est détectée. Pour lire vraiment dans les pensées, les scientifiques devraient être capables d’interpréter directement l’activité cérébrale. Les interfaces cerveau-ordinateur progressent rapidement dans ce sens : ces dispositifs utilisent l’électroencéphalographie ou des électrodes implantées dans le cerveau pour détecter des signaux neuronaux et les traduire en commandes capables de commander un

bras robotisé ou un curseur sur un écran d’ordinateur. Aujourd’hui, les chercheurs utilisent ce type de techniques pour entraîner des personnes souffrant de sclérose latérale amyotrophique, dont la mobilité régresse inexorablement, à contrôler par la simple pensée une telle interface de communication. Mais ce type de décodage du signal, s’il est extrêmement utile en médecine, a un potentiel limité quand il s’agit de lire dans les pensées ; l’utilisateur doit s’entraîner de façon soutenue pour apprendre à diriger ses pensées de telle sorte qu’un ordinateur puisse traduire ses signaux cérébraux en commandes motrices (pour se déplacer ou pour parler). Décoder des pensées sans dépendre d’un long entraînement exige une démarche tout à fait différente. C’est là qu’entre en scène l’IRMf. Développée au cours des années 1990, cette technique d’imagerie ouvre une fenêtre sur l’intérieur d’un cerveau en fonctionnement, en détectant le flux sanguin nécessaire à l’activation neuronale. Mais les données d’IRMf sont volumineuses et

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M. Monti et al., in New England J. of Med., vol. 362 (7), 2010

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2. Penser au tennis pour dire « Oui » (en orange) ; imaginer sa maison pour dire « Non » (en bleu). Cette technique a permis à un patient présentant une lésion cérébrale lui interdisant de parler de communiquer par la pensée.

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exigent de puissantes machines pour les traiter. Chaque image représente jusqu’à 100 000 pixels tridimensionnels – ou voxels –, à raison d’une image toutes les deux secondes, durant parfois une heure. Sachant qu’une vingtaine de sujets participent à chaque étude, cela représente quatre milliards de voxels à examiner ! On limite généralement le nombre des données en se focalisant sur un seul de ces 100 000 voxels sur chaque image, et on observe l’évolution de l’activité cérébrale au cours du temps, en fonction de l’activité mentale étudiée. Cependant, une telle approche impose de négliger de nombreuses données qui ont certainement un sens. Cette méthode revient à regarder une photographie floue et à conclure que seules les parties claires sont importantes. La nouvelle méthode consisterait à prendre en considération toutes les zones de la photographie floue, évaluant dans quelle mesure elles participent aux formes photographiées – ce qui permettrait de reconnaître un paysage pittoresque ou un visage souriant. Cette nouvelle méthode, bien plus fine, nommée analyse des schémas multivoxels, MVPA (pour MultiVoxel Pattern Analysis), est en réalité une forme d’intelligence artificielle. Le programme crée des algorithmes qui lient les événements mentaux à des motifs spécifiques d’activité cérébrale – par exemple, il peut isoler l’activité cérébrale d’une personne qui s’imagine en train de jouer au tennis de l’ensemble de l’activité des voxels des aires motrices. À chaque fois que le programme repère une configuration identifiable de signaux cérébraux, il peut prédire ce à quoi pense la personne, que ce soit jouer au tennis ou, si l’activité cérébrale change notablement, quelque chose de tout à fait différent. Ces prédictions rendent les neuroscientifiques capables de lire dans les pensées. La méthode MVPA a remporté ses premiers succès quand il s’est agi d’étudier comment naît la conscience. En 2005, le neuroscientifique

Geraint Rees et ses collègues de l’University College de Londres ont étudié la rivalité binoculaire : lorsqu’on présente différentes images à chaque œil, les sujets n’en perçoivent consciemment qu’une seule, bien que leurs yeux en voient deux en même temps. Les deux images surgissent à la conscience l’une après l’autre, mais jamais simultanément : les deux images alternent toutes les 15 secondes environ.

Détecter l’activité cérébrale inconsciente En utilisant la méthode MVPA, l’équipe de G. Rees a étudié ce qui se passe dans le cerveau lorsque les images passent de l’une à l’autre. Ils ont découvert que l’activité du cortex visuel primaire, la première aire corticale à réagir quand nous observons quelque chose, n’a pas grandchose en commun avec l’image que nous voyons consciemment. D’autres aires visuelles plus complexes, qui entrent en jeu plus tard dans le processus de traitement des informations, sont en fait celles qui créent l’image que les personnes disent voir. Jusqu’à présent, les méthodes standards d’analyse des images cérébrales n’étaient pas assez puissantes pour le montrer. Encore plus étonnant, en 2005, G. Rees et son collègue John-Dylan Haynes, du Centre Bernstein de neurosciences à Berlin, ont utilisé la méthode MVPA pour décoder les pensées inconscientes des sujets qu’ils étudiaient. Ils leur ont montré des dessins de disques noirs striés de lignes blanches en pointillé orientées soit dans une direction soit dans la direction perpendiculaire. Les disques étaient masqués la plupart du temps par un deuxième disque blanc sur lequel des lignes en pointillé étaient orientées dans les deux directions (voir la figure 3). Lorsque le masque blanc était escamoté, il révélait le disque noir cible pendant 17 millisecondes seulement – une durée bien trop courte pour que les participants voient consciemment © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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la direction des lignes en pointillé. Et, comme prévu, ce qu’ils devinaient de l’orientation des lignes sur le disque cible était essentiellement aléatoire (50 pour cent de réponses correctes). Mais en utilisant la méthode MVPA pour étudier le cortex visuel primaire, les scientifiques ont été capables de découvrir l’orientation des lignes que le sujet voyait – alors même que le sujet lui-même n’en avait pas conscience ! Ces résultats confirment que le cortex visuel primaire traite des signaux visuels bruts transmis par les yeux et que lui seul peut traduire ; cette information est ensuite traitée de façon consciente dans d’autres aires cérébrales. Il ne fallut pas attendre longtemps avant que les méthodes MVPA ne soient appliquées dans des domaines totalement différents de la perception consciente. Bien que des progrès discutables sur le plan éthique aient été faits par cette méthode pour prédire si une personne ment ou non, des résultats bien plus importants ont été obtenus dans le domaine de la prise de décision. En 2008, J.-D. Haynes a demandé à des volontaires de réaliser une tâche simple – appuyer sur l’un des deux boutons d’une télécommande tandis qu’ils étaient dans un scanner d’IRMf. Les sujets devaient eux-mêmes décider d’appuyer sur le bouton de gauche ou sur le bouton de droite. Lorsque l’algorithme a été capable de reconnaître l’activité correspondant à la décision d’appuyer sur le bouton de gauche et celle de choisir le bouton de droite, J.-D. Haynes a eu la surprise de constater des activités importantes dans le cortex préfrontal et le cortex pariétal (des régions impliquées dans le traitement de tâches nouvelles ou complexes) près de dix secondes avant que les volontaires ne décident d’agir. Ce résultat a des conséquences importantes. Signifie-t-il que nous n’avons pas de libre arbitre ? Ou que le libre arbitre ne rentre en jeu que pour les décisions complexes ? D’autres recherches seront nécessaires pour répondre à ces questions, mais les neurosciences pourront peut-être apporter des éléments à ces débats philosophiques.

Je sais à quoi tu penses Une des difficultés à laquelle sont confrontées de nombreuses études d’IRMf résulte de ce que les stimulus utilisés sont très artificiels – par exemple, des lignes blanches en pointillé sur un disque noir – si bien que leur généralisation au monde réel est limitée. Cependant, grâce à la flexibilité et à la puissance des méthodes d’analyse disponibles aujourd’hui, on peut montrer des photos ou des vidéos à un sujet placé dans un scanner, et analyser son activité cérébrale. Ces méthodes ont ainsi permis

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aux scientifiques de mieux comprendre certains mécanismes fondamentaux de la mémoire. Par exemple, la neuroscientifique Eleanor Maguire, à l’University College de Londres, et ses collègues ont récemment utilisé la méthode des voxels pour identifier des configurations d’activité dans la région cérébrale qui permet le stockage des souvenirs, l’hippocampe. Ils ont projeté à des volontaires trois clips vidéo de sept secondes montrant des femmes réalisant des activités du quotidien (par exemple, boire un café, puis jeter le gobelet) et ont enregistré l’activité cérébrale correspondante. Les participants devaient ensuite se remémorer chacun des clips, tandis que les chercheurs enregistraient à nouveau leur activité cérébrale. Grâce à la méthode d’analyse MVPA, les chercheurs ont été capables de deviner le clip que les participants se remémoraient. Ils ont aussi découvert que des régions particulières de l’hippocampe, dont les zones antérieure gauche et postérieure droite, sont particulièrement importantes pour le stockage de la mémoire dite épisodique (voir la figure 4). Ces résultats, aussi impressionnants soient-ils, sont encore grossiers, et permettent seulement

J.-D. Haynes et al., in Nature Neuroscience, vol. 8(5), 2005

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3. Des scanners cérébraux ont révélé l’activité subconsciente de volontaires. Les participants regardaient un écran où était projeté un disque blanc (à droite) interrompu par de brèves apparitions d’un disque noir (à gauche). Le disque noir n’était pas projeté suffisamment longtemps pour que les sujets puissent dire dans quelle direction ses lignes blanches étaient orientées. Pourtant, leur activité cérébrale révélait que l’information était bien enregistrée, mais elle restait inconsciente. 71


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M. Chadwick et al., in Current Biology, vol. 20(6), 2010

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4. Lorsqu’on se souvient d’un film ou d’un événement, la mémoire épisodique s’active. Des sujets devaient regarder trois clips vidéo. Puis, grâce à une puissante méthode de traitement des données, des chercheurs ont pu déterminer lequel des trois clips ces sujets se remémoraient. La même technique d’analyse a amélioré nos connaissances des aires cérébrales impliquées dans le stockage de la mémoire, l’hippocampe (en vert), en révélant des sous-structures (en rouge) particulièrement importantes pour la mémoire épisodique.

Bibliographie A. Vanhaudenhuyse et al., Willful modulation

of brain activity in disorders of consciousness, in New England Journal of Medicine, vol. 362(7), pp. 579-89, 2010. C. Siong Soon et al.,

Unconscious determinants of free decisions in the human brain, in Nature Neuroscience, vol. 11(5), pp. 543-45, 2008. K. N. Kay et al.,

Identifying natural images from human brain activity, in Nature, vol. 452, pp. 352-56, 2008. J.-D. Haynes et al.,

Decoding mental states from brain activity in Humans, in Nature Reviews Neuroscience, vol. 7(7), pp. 523-34, 2006. 72

d’identifier quelques états mentaux (jouer au tennis, par exemple). On est loin de la véritable lecture de pensées, où la simple lecture de l’activité neuronale révélerait les pensées sans que l’on n’ait à disposer de séquences de référence. Toutefois, en 2008, Jack Gallant, de l’Université de Californie à Berkeley, a publié des résultats montrant que ses programmes de reconnaissance des spectres d’activité cérébrale identifient la photo qu’une personne est en train de regarder parmi 1 000 possibles. C’était un progrès considérable par rapport aux performances des algorithmes disponibles. Au congrès de la Société des neurosciences de l’automne dernier, il a présenté des données qui allaient encore bien plus loin – reconstruisant à partir de l’activité du cortex visuel, ce que des volontaires observaient lorsqu’ils regardaient une série de bandes-annonces. Par exemple, au moment même où un homme portant une chemise blanche apparaissait à l’écran, le programme projetait le contour d’un torse blanc. Ces données n’ont pas encore été publiées dans une revue à comité de lecture et la méthode de reconstruction n’en est qu’à un stade préliminaire, si bien que ces résultats sont à considérer avec prudence. Mais, on se prend à imaginer les innombrables possibilités qu’offrirait la capacité de lire dans les pensées : « lire » les souvenirs d’un témoin de crime, « repasser » les images d’un rêve, etc. Certains scientifiques restent sceptiques face aux promesses de la méthode MVPA. Les résultats des études montrant que la méthode est prédictive sont statistiquement significatifs, mais les prédictions de l’ordinateur sont à peine meilleures qu’une réponse donnée au

hasard. Nombre d’études qui s’appuient sur cette méthode pour choisir entre deux possibilités présentent par exemple environ 60 pour cent de réponses correctes – alors qu’une réponse aléatoire donnerait 50 pour cent : c’est mieux, mais on est encore loin de la télépathie ! L’expérience Oui-Non à laquelle j’ai participé est beaucoup plus convaincante, en partie parce qu’elle collecte une grande quantité de données avant d’énoncer des prédictions. Néanmoins, si par jeu j’avais imaginé jouer au base-ball au lieu de jouer au tennis pour dire « Oui » ou me promener dans la maison de mon enfance plutôt que dans mon habitation actuelle pour dire « Non », ni le programme de prédiction ni l’expérimentateur n’aurait décelé la moindre trace de cette tricherie.

Repousser les limites En fait, les scanners d’IRMf ne livrent qu’une mesure indirecte de l’activité cérébrale – le flux sanguin est supposé révéler l’activité cérébrale, mais il se pourrait que ce ne soit pas un révélateur parfaitement fiable. La nature imparfaite des données impose des limites inhérentes à ce que la méthode peut offrir. Même si l’IRMf fournissait une mesure directe, elle n’en resterait pas moins approximative, puisqu’un voxel représente l’activité globale de plusieurs dizaines de milliers de neurones. Pour toutes ces raisons, les physiciens continuent à améliorer l’imagerie cérébrale par IRM, cherchant une résolution toujours plus fine et espérant que la lecture des pensées sortira bientôt du domaine de la science-fiction I pour entrer dans celui de la science. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Neurobiologie Olfaction

Avez-vous le nez fin ?

Simone Einzmann est journaliste scientifique.

Sans en être conscients, nous nous laissons influencer par les odeurs corporelles des personnes avec lesquelles nous interagissons. Comme les odeurs agissent sur les émotions, il n’est pas étonnant que les personnes ayant un odorat développé fassent preuve de plus d’empathie.

i les émotions étaient des avions, les odeurs seraient des aiguilleurs du ciel. L’odeur du café fraîchement préparé nous réveille le matin, et celle des toasts dans le grille-pain évoque les petits déjeuners en famille du dimanche. À l’inverse, chez le dentiste, l’odeur des produits utilisés réveille la crainte que beaucoup ressentent quand il s’agit de se faire soigner les dents. Les émotions passent par le nez. Plus précisément, selon la psychologue Rachel Herz, de l’Université Brown à Providence, notre réaction aux odeurs est liée au contexte émotionnel dans lequel nous avons perçu une odeur pour la première fois. Ainsi, nos expériences décident en partie des odeurs que nous trouvons agréables ou non. Des expériences réalisées sur des bébés dont les mères avaient souvent mangé de l’ail ou fumé des cigarettes pendant la grossesse ou durant l’allaitement ont montré que les nouveau-nés réagissent à ces stimulus de façon plus positive que d’autres bébés. La plupart des émotions déclenchées par les odeurs sont acquises par l’expérience. La psychologue a réalisé en 2005 deux expériences où elle a suscité chez des sujets une attirance pour une nouvelle odeur ou, au contraire, une aversion pour cette odeur. R. Herz a d’abord demandé aux participants de tester sur ordinateur un jeu amusant et distrayant ou un jeu frustrant. Elle leur a ensuite présenté cinq échantillons d’odeur différents : les odeurs

S En Bref • La première impression olfactive s’imprime dans le cerveau. • Les odeurs corporelles des autres personnes influencent notre humeur et notre comportement même si nous n’en avons pas conscience. • Si nous sentons la transpiration d’une personne qui a peur, nous devenons plus prudents et plus vigilants.

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agréables de la rose, de la vanille, du citron et de la menthe – ainsi que la fragrance indéfinissable et douceâtre d’une purée de pop-corn au beurre. Après le jeu amusant, les sujets ont évalué l’odeur indéfinissable comme agréable et familière plus souvent qu’un groupe contrôle. Au contraire, les sujets qui venaient de terminer le jeu frustrant ressentaient comme répugnantes même les odeurs en principe agréables. Cette expérience a confirmé que l’état émotionnel semble modifier la perception des odeurs.

Les odeurs imprimées dans le cerveau En 2009, la neuropsychologue Yaara Yeshurun, de l’Institut Weizman à Rehovot en Israël, et ses collègues ont découvert que la première perception d’une odeur laisse des traces dans le cerveau. Ils ont présenté à des sujets 60 images d’objets, chacun étant apparié à une odeur particulière : c’était la première phase de l’apprentissage. Durant la seconde phase de l’apprentissage, on leur présentait à nouveau les objets et ils devaient identifier l’odeur qui avait été associée parmi trois odeurs proposées. Ensuite, les chercheurs présentaient les mêmes objets, mais associés à des odeurs différentes. Une semaine plus tard, les sujets devaient de nouveau apparier objets et odeurs (l’association ayant été acquise durant la première ou la seconde phase de l’apprentissage). © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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1. Sans en avoir conscience, nous sommes influencés par toutes les odeurs auxquelles nous sommes sans cesse exposés.

Selon Y. Yeshurun, la première association entre objet et odeur joue un rôle particulièrement important dans la mémoire émotionnelle. Cela explique aussi pourquoi certaines odeurs évoquent surtout des souvenirs d’enfance – et non des expériences ultérieures où l’on a pu retrouver cette même odeur. Il y a sans doute une raison biologique simple pour laquelle les humains réagissent émotionnellement aux odeurs, souvent sans en être conscients : l’architecture du cerveau. Le centre olfactif est étroitement lié au système limbique (responsable des émotions), de sorte

Shutterstock

Les sujets ont réussi la tâche à peu près aussi bien que la mémorisation ait eu lieu durant la première ou la seconde phase de l’apprentissage. Mais quand les sujets se souvenaient de la première association, l’activation cérébrale était particulièrement élevée dans l’hippocampe et l’amygdale. L’hippocampe est important pour les processus d’apprentissage et de mémorisation, et l’amygdale cérébrale intervient dans les réactions émotionnelles. Les chercheurs ont observé le même effet pour des associations d’images et de sons qu’ils ont testées dans une autre expérience.

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Cortex orbitofrontal

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2. La transpiration d’une personne qui a peur active particulièrement certaines aires cérébrales : l’insula, le cortex orbitofronal, le precuneus, le cingulum, et le gyrus fusiforme. Ces résultats ont été obtenus en comparant des échantillons de transpiration prélevés sur des personnes stressées par un examen ou pratiquant un sport. Ce sont des aires impliquées dans la reconnaissance des visages et dans l’empathie.

Precuneus

Cingulum

Gyrus fusiforme

que cette connexion directe (qui ne passe pas par le cortex) a pour conséquence que les odeurs influent directement sur nos émotions. Cet effet est inconscient et très rapide. Les odeurs sont donc aussi un excellent signal d’alerte pour les interactions sociales. On sait depuis longtemps que les animaux communiquent par des signaux chimiques, par exemple pour signaler qu’ils recherchent un partenaire pour s’accoupler ou qu’ils sont prêts à s’engager dans un combat. Chez l’homme, l’odorat sert notamment à vérifier que les aliments ne sentent pas mauvais (ce qui pourrait indiquer qu’ils sont pourris et qu’il ne faut pas les consommer). Mais les odeurs servent aussi à communiquer ! Des neurobiologistes ont montré que la sueur est un signal chimique qui influence les émotions et le comportement. En 2009, l’équipe d’Alexander PrehnKristensen, de l’Université de Kiel, a montré que nous sommes capables de ressentir la peur éprouvée par quelqu’un. Ces chercheurs ont placé des petites boules de coton sous les aisselles d’environ 50 étudiants qui s’apprêtaient à passer un oral d’examen très important pour leurs études. Ultérieurement, l’expérience a été reproduite, alors qu’ils pratiquaient une activité sportive. Les substances qui avaient imprégné le coton ont été extraites. Puis d’autres sujets, équipés d’un masque de respiration particulier et allongés dans un dispositif d’imagerie par résonance magnétique, ont dû respirer ces extraits de sueur. 76

A. Prehn-Kristensen et al., in PlosOne, vol. 4(6), 2009

Insula

Dans la moitié des cas, les sujets ne remarquaient aucune odeur et lorsqu’ils sentaient quelque chose, ils étaient incapables de distinguer entre les échantillons prélevés pendant l’examen ou l’activité sportive. Cependant, l’activité cérébrale des participants était différente s’ils respiraient l’odeur de la transpiration de la peur ou celle de l’activité physique ! Lorsqu’ils étaient exposés à des échantillons recueillis lors de l’examen, il y avait une activation plus importante de certaines aires cérébrales – par exemple le gyrus fusiforme – qui participent aussi au décryptage des émotions sur le visage d’autrui. Simultanément, des aires impliquées dans l’empathie, telles que l’insula, le precuneus et le cingulum, étaient également activées (voir la figure 2). Ces résultats suggèrent que les êtres humains perçoivent les signaux de peur de façon automatique et inconsciente et y réagissent avec empathie.

L’odeur de la peur En 2009, l’équipe d’A. Prehn-Kristensen a étudié si la perception inconsciente des odeurs influe sur le comportement des sujets. Les tests ont montré que la réaction de peur déclenchée par un bruit très fort et soudain était plus marquée quand les sujets respiraient l’odeur de la transpiration associée à la peur, que si l’on diffusait l’odeur de la transpiration liée à l’activité physique. Ainsi, les participants effrayés par le bruit étaient d’autant plus stressés qu’ils respiraient l’odeur des personnes qui avaient peur ! Dès 2006, la psychologue Denise Chen, de l’Université Rice à Houston, au Texas, avait émis l’hypothèse selon laquelle notre organisme se prépare inconsciemment à un danger potentiel. Au moyen de la même technique des boules de coton placées sous les aisselles, elle avait recueilli la transpiration de sujets qui regardaient soit un film d’horreur, soit un film émotionnellement neutre. Ensuite, elle avait demandé aux sujets d’un autre groupe d’associer des mots pendant qu’ils respiraient la transpiration des spectateurs des films. Ils devaient décider, en appuyant sur un bouton, si deux termes (par exemple « bras » et « jambe ») étaient associés. Les participants respirant l’odeur des sujets qui avaient regardé le film © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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d’horreur ont réagi plus lentement et ont commis moins d’erreurs que ceux qui étaient exposés à l’odeur des spectateurs du film neutre. Selon D. Chen, quand on sent l’odeur de la peur de ses congénères, on devient plus prudent et plus attentif, ce qui a un sens si l’on se place d’un point de vue évolutif : si des personnes proches de nous ont peur, il est raisonnable de penser qu’elles sont exposées à une menace et il convient d’être prudent. Néanmoins, la transpiration ne signale pas seulement un danger : elle traduit aussi la sécurité. Les bébés se calment et se détendent lorsqu’ils sentent l’odeur de leur mère, et le niveau de stress des adultes diminue lorsqu’ils respirent le T-shirt de leur partenaire. D. Chen a montré dans une autre étude que l’attirance sexuelle peut également être perçue dans l’odeur de la transpiration. La psychologue a prélevé des échantillons de transpiration sous les bras d’hommes qui regardaient soit un film érotique, soit un film neutre. Lorsqu’elle a ensuite fait respirer à des femmes ces odeurs d’hommes, deux aires cérébrales se sont activées : le cortex orbitofrontal – qui fait partie du système limbique et participe à l’évaluation émotionnelle – et le gyrus fusiforme, déjà mentionné, qui joue notamment un rôle dans la reconnaissance des visages. En revanche, le circuit cérébral de la récompense et l’hypothalamus, qui s’activent, notamment lors des interactions sexuelles, sont restés silencieux. Ainsi, le cerveau féminin percevrait la présence d’un homme attiré sexuellement, mais ne s’activerait pas spécialement : la transpiration masculine n’est pas un aphrodisiaque pour les femmes ! Quand on leur demande si elles détectent une différence entre les deux échantillons de transpiration, les femmes répondent par la négative.

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Agréable ou repoussant ? Encore une question de gènes Certaines femmes froncent le nez, tandis que d’autres apprécient quand on leur fait respirer l’odeur de l’androsténone, un produit de dégradation de la testostérone, l’hormone sexuelle mâle qui donne à la transpiration des hommes sa « puissance ». Andreas Keller, de l’Université Rockefeller à New York, et Hanyi Zhuang, de l’Université Duke à Durham, ont identifié le récepteur le plus activé par l’androsténone parmi les quelque 300 récepteurs olfactifs humains. Les personnes – hommes ou femmes – qui portent une variante particulière (mais répandue) de ce récepteur dans leur muqueuse nasale trouvent la transpiration masculine plutôt désagréable. Les autres la décrivent comme ayant un arôme doux ou vanillé. Cependant, la variante génétique du récepteur ne détermine pas à elle seule l’attrait ou l’aversion ; d’autres récepteurs et l’expérience jouent également un rôle.

Bibliographie W. Zhou et al.,

Sociochemosensory and emotional functions, in Psychological Science, vol. 20(9), pp. 1118-1124, 2009. Y. Yeshurun et al.,

Les femmes, empathiques, ont le nez plus fin Apparemment, les êtres humains savent mieux distinguer les odeurs qu’ils ne le croient. Peut-on entraîner son cerveau, par exemple en associant certaines odeurs avec une expérience désagréable ? Wen Li et ses collègues de l’Université Northwestern à Chicago, dans l’Illinois, ont étudié cette question en 2008. Leurs sujets devaient distinguer entre trois odeurs de rose : deux des échantillons contenaient la même substance, tandis que le troisième contenait une molécule qui était l’image en miroir de l’autre, mais sentait exactement pareil. Généralement, l’odorat humain est incapable de distinguer de telles variantes de molécules – des isomères – ayant la même formule chimique. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

The privileged brain representation of first olfactory associations, in Current Biology, 10.1016/j.cub.2009.0 9.066, 2009. A. Prehn-Kristensen et al.,

Induction of empathy by the smell of anxiety, in PlosOne, vol. 4(9), e5987, 2009. W. Li et al., Aversive learning enhances perpetual and cortical discrimination of indiscriminable odor cues, in Science, vol. 319, pp. 1842-45, 2008.

Comme prévu, l’évaluation des odeurs par les sujets était aléatoire. Les chercheurs ont ensuite administré un léger choc électrique à chaque fois que les sujets étaient exposés à la troisième variante de l’odeur (l’isomère). Après quelques essais, les sujets sont devenus capables d’identifier cette variante sept fois sur dix. De plus, des scanners ont montré une activité modifiée dans le cortex olfactif, le centre de traitement des odeurs. Les chocs électriques avaient apparemment transformé une odeur quelconque en une odeur interprétée comme « dangereuse » par le cerveau. Selon W. Li, la capacité qu’ont les êtres humains à détecter rapidement et de façon inconsciente, mais fiable, une odeur dangereuse dans un océan d’odeurs représente un avantage évolutif : cela l’aiderait à distinguer l’odeur d’un lion de celle d’un chat ! Il est possible que les personnes qui ont une grande intelligence émotionnelle aient le nez plus fin. En 2009, D. Chen et sa collègue Wen Zhou ont demandé à 44 étudiantes de reconnaître par son odeur, le T-shirt porté par leur colocataire (parmi trois T-shirts). Les chercheurs ont choisi des femmes pour cette expérience parce qu’en général elles ont un odorat plus développé que les hommes pour reconnaître des personnes familières. Les résultats ont montré que les étudiantes qui, dans un test préalable, avaient été identifiées comme particulièrement empathiques, avaient le meilleur odorat. Or l’amygdale cérébrale, l’hypothalamus et le cortex orbitofrontal, qui participent au traitement des stimulus olfactifs, sont des structures également très impliquées dans le traitement des stimulus émotionnels et sociaux. Ainsi, avoir le nez fin serait associé à I une empathie plus développée. 77


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Neurobiologie Interview

La douleur sert-elle à quelque chose ? Qui ne rêverait de vivre sans souffrir ? Et pourtant, les personnes qui sont insensibles à toute forme de douleur n’ont pas la vie facile…

Nicolas Danziger est neurologue, maître de conférences des universités et praticien hospitalier à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

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Cerveau & Psycho : Dans votre livre Vivre sans douleur ?, à paraître le 30 septembre prochain, vous soutenez que la douleur serait en quelque sorte nécessaire pour se sentir exister, pour sentir son corps et vivre en harmonie avec lui. Vivre sans douleur, ce qui peut s’apparenter à un idéal pour beaucoup, ne serait donc pas souhaitable ? Nicolas Danziger : Je suis arrivé à cette conclusion dans le cadre de mes recherches avec des patients qui ne ressentent plus la douleur. Certains deviennent indifférents à la douleur à la suite d’une lésion cérébrale ; d’autres sont porteurs de mutations génétiques qui les rendent insensibles à la douleur dès la naissance. Pour eux, la douleur n’existe tout simplement pas. Une brûlure, une coupure profonde, un choc violent ou un objet métallique planté dans la chair les laissent indifférents. Aucun message ne leur signale que leur intégrité physique est menacée. Le plus étonnant est que cette sorte d’anesthésie constitutive peut parfois modifier le rapport de la personne à son propre corps et à son être. Certains patients expriment ainsi une sorte de doute vis-à-vis de leurs limites corporelles. Ils se stimulent eux-mêmes, se grattent, s’écorchent ou se cognent la tête de façon répétitive, traduisant une sorte de manque de certitudes quant aux limites corporelles. Une observation réalisée dans les années 1970 rapporte le cas d’un patient qui raconte comment, depuis l’enfance, il a pris l’habitude de se cogner la tête contre le bord de son lit pour se sentir exister. Il

avait l’impression qu’en agissant de la sorte tout en écoutant de la musique, il se sentait vivant. Sans cela, il avait l’impression que son corps ne lui appartenait pas, et qu’il l’utilisait simplement comme on se sert d’une voiture. C & P : Comment expliquer qu’un corps qui ne souffre pas semble étranger ? Nicolas Danziger : Pour qu’une zone corporelle soit perçue comme une partie du corps propre, il faut qu’elle soit sensible à la douleur. Cette observation a déjà été faite chez des patients dont les fibres nerveuses sont altérées dans le cadre d’une neuropathie liée à un diabète ou à la lèpre. Avec un collègue anesthésiste, nous avons aussi pu montrer que les patients qui subissent une anesthésie locorégionale (anesthésie locale, d’un membre par exemple) ont l’impression que leur membre ne leur appartient plus, et qu’il est anormalement gonflé ou déformé. Ces pertes du sentiment d’appartenance et ces illusions de gonflement sont liées à une altération du fonctionnement des fibres de la douleur. Il semble donc que la capacité à ressentir la douleur détermine certains aspects fondamentaux de l’image corporelle, et en particulier de sa surface. Et de fait, certaines personnes congénitalement insensibles à la douleur semblent parfois chercher des sensations douloureuses pour récupérer la sensation d’habiter leur corps. C & P : En un sens, il vaut mieux souffrir que ne rien ressentir ? © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Nicolas Danziger : Oui, mais à condition que cette souffrance-là soit physiologiquement utile. On est loin aujourd’hui d’une vision de la douleur comme simple conséquence d’un message douloureux se propageant depuis la zone du corps lésée jusqu’au cerveau. La sensation douloureuse n’est pas seulement la résultante de la réalité physico-chimique des tissus lésés, mais une construction du cerveau qui vise à protéger la zone corporelle perçue comme menacée. Or cette construction cérébrale peut se dérégler et déboucher sur des douleurs chroniques dont l’intensité et la durée sont sans commune mesure avec le dommage corporel qui lui est associé. Lorsque vous vous brûlez un doigt, les influx nerveux douloureux remontent jusque dans la moelle épinière, puis jusqu’au cerveau. Mais parallèlement, des signaux nerveux redescendent dans la moelle épinière et modulent le signal d’entrée. La douleur n’est donc pas simplement faite de l’accumulation d’influx nerveux douloureux engendrés au niveau des tissus.

1. Ressentir la douleur que déclenche une plaque électrique brûlante est vital : cela permet de retirer la main avant que les lésions ne soient trop graves. Les personnes qui ne ressentent pas la douleur risquent des lésions, potentiellement fatales.

Nicolas Danziger : L’altération des contrôles modulateurs peut dépendre de mécanismes de mémorisation cellulaire de la douleur, une trace durable de l’événement douloureux initial qui repose sur la formation de connexions synaptiques hyperexcitables et impossibles à moduler. Ce phénomène de mémorisation anormale est un peu l’équivalent, dans le domaine perceptif et douloureux, du phénomène de stress post-traumatique constaté chez les personnes victimes d’un accident ou ayant assisté à une scène horrible. Dans le cas de la mémoire de la douleur, on sait que les processus qui participent à l’hyperexcitabilité neuronale prennent place au niveau de la moelle épinière, c’est-à-dire aux étapes les plus précoces du traitement du signal douloureux dans le système nerveux central. Dès lors, l’information douloureuse ne peut plus être modulée : elle est émise en permanence et l’on passe du statut de douleur-signal à celui de douleur-maladie. C’est ainsi que l’on rencontre des personnes opérées pour une sciatique rebelle et chez qui la douleur persiste même après que la compression nerveuse a été levée : chez elles, il semble que l’information douloureuse a été gravée définitivement dans les

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C & P : Qu’est-ce qui altère les systèmes de modulation interne de la douleur, chez les patients douloureux chroniques ?

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synapses de la moelle épinière. Elle continuera d’être émise, parfois même de façon définitive.

mitante de cette anomalie anatomique et du climat psychoaffectif propre à la séparation qui avait contribué à l’émergence de la douleur et à sa chronicisation.

C & P : La douleur chronique peut-elle aussi avoir des origines psychiques ? Nicolas Danziger : Oui, car le psychisme et les circuits de la douleur interagissent de façon étroite. L’état psychique d’un individu peut parfois influencer de façon très nette le fonctionnement des boucles de modulation de la douleur, entre le cerveau et la moelle épinière.

Pour le douloureux chronique, l’enjeu est d’apprendre à cohabiter avec sa douleur. Un des maillons essentiels de ces boucles de modulation est le cortex cingulaire. Or on sait plusieurs choses sur le cortex cingulaire : il s’active de façon analogue lors de souffrances physiques et morales ; il est pourvu d’une forte densité de récepteurs aux opioïdes, ou substances analogues aux opiacés, mais naturellement produites par l’organisme, et il joue un rôle essentiel dans la modulation descendante de la douleur dans la moelle épinière, notamment au moyen de neuromédiateurs comme la sérotonine ou l’adrénaline. Dans ce contexte, les séparations (ruptures, deuils) perturbent le fonctionnement du cortex cingulaire antérieur dans la chaîne de modulation de la douleur, par exemple en affectant la quantité de récepteurs des opioïdes qu’il contient. On a observé que dans des contextes de séparation, la quantité de récepteurs aux opioïdes baisse dans le cortex cingulaire antérieur. Dès lors, les boucles de modulation de la douleur peuvent s’en trouver altérées et des douleurs qui auraient été « gérées » en temps normal par l’organisme submergent les voies de traitement et activent les mécanismes de mémoire cellulaire pathologiques, ce qui aboutit à des douleurs chroniques. La clinique regorge de cas qui confirment l’influence du deuil et de la séparation sur la perception douloureuse. Je cite l’exemple d’une femme qui souffrait d’une douleur chronique de la cavité buccale associée à une malformation osseuse congénitale. Cette douleur était apparue précisément au moment d’une rupture conjugale. S’il y avait bien une anomalie anatomique à l’origine de la douleur buccale, cette malformation congénitale existait depuis des dizaines d’années et n’avait en elle-même aucune raison de se manifester douloureusement à un moment donné plutôt qu’à un autre. C’était donc la présence conco80

En chiffres En France, 279 centres de prise en charge de la douleur sont répertoriés par le Centre national de ressources de lutte contre la douleur. Leur liste est consultable sur le site internet : http://www.cnrd.fr/Lis te-des-consultationsunites-et.html

C & P : Les relations affectives durant l’enfance influent-elles sur la sensibilité à la douleur ? Nicolas Danziger : Certains enfants vivent des situations de carence affective précoce qui laissent des traces durables dans leur système nerveux. Les systèmes de modulation ne se construisent probablement pas de la même façon selon le contexte affectif dans lequel l’enfant se trouve. Certaines expériences effectuées chez la souris vont dans ce sens : les souris sont plus ou moins maternantes (elles lèchent plus ou moins leurs petits), et les petits qui ont été le plus léchés ont une sensibilité à la douleur moindre à l’âge adulte que les autres. Évidemment, on a l’intuition clinique qu’un lien similaire doit exister chez l’être humain entre le type d’attachement de la mère à l’enfant et la prévalence des douleurs chroniques à l’âge adulte. Par exemple, il semble que les personnes ayant subi des traumatismes ou des abandons précoces sont plus souvent que la moyenne atteintes de fibromyalgie, un état douloureux chronique fait de douleurs musculaires diffuses parfois très invalidantes, et qui se caractérise par un dysfonctionnement des systèmes modulateurs de la douleur. La capacité d’un adulte à s’accommoder de ses douleurs dépend aussi probablement de la sollicitude qu’il a reçue dans son enfance, qui détermine dans une certaine mesure sa capacité à « s’autoconsoler » dans les situations difficiles. C & P : Apprendre à supporter la douleur, cela revient-il finalement à apprivoiser la solitude ? Nicolas Danziger : Dans la relation précoce entre la mère et son enfant, une des premières fonctions de la mère est de contrecarrer les déséquilibres homéostasiques de l’enfant, qu’il s’agisse d’un déséquilibre thermique ou alimentaire : la mère réchauffe et nourrit. La douleur est particulière, car il s’agit d’un déséquilibre homéostasique que la mère ne peut pas entièrement calmer. La mère peut cependant apaiser la douleur dans une certaine mesure, par exemple par le contact de peau à peau. Des études révèlent ainsi que les comportements douloureux d’un nouveau-né subissant une prise de sang (cris, mimiques, agitation) diminuent d’environ 80 pour cent si l’on fait précéder la prise de sang par des contacts préalables de peau à peau avec la mère pendant 15 minutes. Mais la mère est très vite confrontée à une forme d’impuissance face à la douleur de son enfant, ne serait-ce © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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que lors des coliques du nourrisson. Déjà, pour l’enfant de quelques semaines ou quelques mois, l’expérience de la douleur est la première expérience de la solitude. Lorsque l’enfant grandit, sa mère peut l’aider à se représenter sa douleur, à en parler. C’est le cas d’une mère qui, lorsque l’enfant a une angine, lui explique que de « méchants microbes » lui font mal à la gorge, et que de « gentils médicaments » vont tuer les microbes. Les mots permettent alors à l’enfant de se construire un monde où la douleur est vécue comme quelque chose de transitoire, sur lequel on peut exercer une forme de contrôle ou du moins comprendre de quoi il retourne. La perception n’est pas la même selon que l’événement est lié ou non à une représentation. Ce travail de représentation est essentiel, car il permet d’atténuer dans une certaine mesure l’impact affectif de la douleur, qui est toujours vécue plus ou moins comme une menace pour l’intégrité de l’organisme. C & P : Lorsque les douleurs chroniques sont installées, la médecine peut-elle en venir à bout ? Nicolas Danziger : Pas toujours. Il est des cas où la douleur s’inscrit en quelque sorte dans les circuits nerveux comme dans du marbre. Les propriétés des circuits nerveux sont modifiées pour toujours. On essaie de rétablir ces circuits modulateurs avec des médicaments, mais il faut admettre que l’on est parfois totalement impuissant face à ces douleurs. Il existe un certain discours diffusé dans les médias, où l’on fait croire que si tout le monde s’y mettait, on pourrait vaincre complètement la douleur. Mais ce discours méconnaît la réalité clinique, c’est-à-dire la fréquence des douleurs rebelles à tous les traitements. Cette situation d’impuissance thérapeutique rend d’autant plus nécessaire la prise en charge des patients douloureux chroniques. Ce sont eux qui ont le plus besoin de bénéficier d’un suivi, d’être entourés, d’avoir un référent qui les suit même s’il ne peut rien contre leur douleur. Un signe de cette évolution est le changement du nom des centres de consultation, autrefois qualifiés de « Centres antidouleur », aujourd’hui devenus « Centres d’évaluation et de traitement de la douleur ». En d’autres termes, on en vient parfois à reconnaître qu’il faut aider le patient à faire avec sa douleur, faute de pouvoir l’en débarrasser. Il ne faut plus entretenir de faux espoirs à ce sujet. C & P : Quels faux espoirs donne-t-on parfois aux douloureux chroniques ? Nicolas Danziger : Certains médecins disent à leurs patients qui souffrent en continu que cela s’arrêtera forcément au bout de six mois ou © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

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un an. Mais ces promesses sont en général délétères, car les patients prennent date, constatent que leur douleur persiste, dépriment, se sentent trahis ou coupables. La responsabilité du médecin est de faire preuve de transparence à cet égard, d’essayer de fournir au patient en des termes simples la représentation la plus précise possible de son état tout en reconnaissant la part d’ignorance qui est la sienne. C’est la condition pour certains de ces patients de sentir que leur douleur est reconnue pour ce qu’elle est et non déniée comme c’est malheureusement le cas. C & P : La médecine ne réalise-t-elle aucun progrès dans ce domaine ? Nicolas Danziger : Heureusement, la situation n’est pas entièrement bloquée et il est fondamental aussi de faire comprendre aux patients qui souffrent que des progrès thérapeutiques sont susceptibles de les aider dans l’avenir. À titre d’exemple, une technique récente comme la stimulation du cortex cérébral permet désormais de soulager certains patients souffrant de douleurs chroniques consécutives à une lésion neurologique, et rebelles à tous les médicaments. On a d’ailleurs pu montrer récemment que cet effet antalgique passe par la libération d’opioïdes endogènes. Mais les échecs thérapeutiques sont malgré tout nombreux et il reste encore beaucoup de progrès à faire pour faire sortir les patients de la prison I où la douleur les a enfermés...

2. Un lien de qualité avec sa mère aide le jeune enfant à se doter de structures cérébrales efficaces pour supporter la douleur, et diminue le risque de douleurs chroniques à l’âge adulte.

Bibliographie N. Danziger, Vivre sans douleur, Odile Jacob, à paraître le 30 septembre 2010. 81


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Psychopathologie des héros

Qui est le malade imaginaire ? Sebastian Dieguez est neuropsychologue au Laboratoire de neurosciences cognitives du Brain Mind Institute de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse.

En Bref • Le malade imaginaire pourrait être un hypocondriaque, mais il lui manque… des symptômes. • Le personnage concentre en lui régression narcissique, besoin d’être plaint et infantilisation, de même que certains aspects du syndrome de Munchhausen, où le patient s’inflige des maux pour attirer l’attention d’autrui. • En fait, Molière avait pressenti l’importance des troubles psychosomatiques. En simulant la mort et non seulement la maladie, le faux malade découvre ce que les gens pensent réellement de lui.

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Le malade imaginaire était-il hypocondriaque, narcissique, atteint du syndrome de Munchhausen, ou simplement puéril ? Molière semble être allé plus loin que toutes ces pathologies, pour poser la question de la vérité et du mensonge, au théâtre et dans la vie.

out comme les bourgeois se prennent encore pour des gentilshommes et les précieuses n’ont jamais cessé d’être ridicules, certains patients n’ont guère changé au fil des siècles. C’est le cas des « malades imaginaires », dont Molière mit en scène le modèle éternel dans sa dernière pièce. Le malade imaginaire (1673) n’est pas seulement une satire impitoyable de la médecine, c’est également une profonde analyse psychologique de l’hypocondrie. Comme le titre de la pièce l’indique, le protagoniste central, Argan, se croit malade alors que rien n’indique qu’il le soit. Il est manipulé par ses médecins omniprésents et par sa seconde femme, qui court après son héritage. Dans ce contexte déjà propice à la comédie, Argan cherche à marier sa fille à un médecin inepte pour son seul bénéfice : « Me voyant infirme et malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et des ordonnances. » Pour sortir la malheureuse Angélique de cette situation, la servante Toinette et Béralde, le frère d’Argan, vont s’efforcer de lui faire entendre raison à propos de sa pseudo-maladie. L’intrigue se dénouera dans un cérémonial final où Argan sera intronisé médecin. Médecin imaginaire, bien sûr. Pourquoi Argan se croit-il malade ? Est-il conscient de son comportement étrange, fait-il

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simplement semblant d’être malade ? Ou souffre-t-il d’un mal plus profond, qui l’induit en erreur sur sa propre santé ? Pour comprendre la nature de la maladie imaginaire d’Argan, il faut se tourner vers l’histoire de l’hypocondrie. Si la définition semble claire – une inquiétude excessive concernant sa propre santé –, les contours du concept restent mystérieux. Le psychiatre Leuret écrivait en 1834 qu’autant les médecins que leurs patients ont « concouru à rendre obscur ce qu’ils s’attachaient avec une si grande importance à éclairer », et la classification actuelle en termes de « trouble somatoforme » ne fait hélas que renforcer cette observation.

Un hypocondriaque avant la lettre ? Chez Hippocrate, l’hypocondre désigne les régions de l’abdomen situées sous les côtes (approximativement le diaphragme). Depuis, l’hypocondrie a été associée à des symptômes ambigus de la digestion, des douleurs diffuses des organes internes et des angoisses respiratoires. Le lien avec le concept tout aussi imprécis de mélancolie fera également partie de l’histoire de l’hypocondrie et se cristallisera dans l’Anatomie de la mélancolie (1621) de Robert Burton, dans laquelle la « mélancolie hypocondriaque » tient une place importante. Au XVIIe siècle, se développe également la notion que l’hypocondrie est un trouble du sys© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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tème nerveux et s’associe à l’hystérie, autre maladie incomprise. Depuis lors, l’hypocondrie ne cessera d’osciller entre trouble des viscères, dysfonction cérébrale, simulation pure et simple, problèmes émotionnels, hypersensibilité (ou à l’inverse perte des sensations), anxiété, obsession, narcissisme, dépression, hystérie masculine, dégénérescence héréditaire... On en viendrait presque à conclure que la principale caractéristique de l’hypocondrie est précisément d’être insaisissable. Patients et médecins font face au même problème : ce qui se trouve derrière la plainte est… introuvable.

Entre psychose et névrose

© Stapleton Collection / Corbis

L’historien de la psychiatrie George Berrios n’hésite pas à inclure deux œuvres de fiction comme des tournants majeurs de la pensée médicale qui ont exercé une empreinte durable

1. Argan, le malade imaginaire, suppliant son médecin de le soigner. À ses côtés, sa servante Toinette. Tableau de Charles Robert Leslie (1794-1859).

sur l’évolution du concept d’hypocondrie. La première est une des Nouvelles exemplaires de Cervantès, Le Licencié de verre (1613), qui évoque une forme de délire particulier, disparu aujourd’hui, dans lequel des individus se croyaient faits de verre et aussi fragiles que ce matériau. La seconde n’est autre que Le malade imaginaire. À elles deux, ces œuvres semblent refléter la distinction entre la psychose, avec ses délires et hallucinations, et la névrose, trouble de la personnalité sans rupture complète avec la réalité et associée à des difficultés situationnelles et des conflits émotionnels. L’hypocondrie peut donc prendre une forme proprement délirante et une forme anxieuse, plus bénigne. Dans les deux cas, il semble que quelque part entre le corps et le cerveau, un défaut de communication, jusqu’ici mal identifié, s’installe. Est-ce le corps qui trompe le cerveau, ou un défaut du cerveau qui produit des

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hallucinations corporelles ? A-t-on affaire à une lecture correcte de sensations corporelles trompeuses, ou à une interprétation erronée de sensations normales ? La question reste ouverte, la seule certitude à ce jour étant que l’hypocondrie reste un embarras pour les médecins. Ces malades sont leur désespoir : soit ils les induisent en erreur, soit ils les mettent sur la défensive, dans les deux cas la relation de confiance nécessaire à tout acte thérapeutique est compromise.

Le cas Argan Qu’en est-il du personnage d’Argan ? Est-il malade ou ne l’est-il pas ? Tout ce qu’on sait, c’est qu’il se croit malade, alors que tous le savent bien portant, et qu’il redoute d’être abandonné par ses médecins. Cette attitude peut revêtir plusieurs fonctions psychologiques pour Argan. La pièce s’ouvre sur une scène où Argan fait le compte de ce que lui ont coûté ses derniers

2. L’hypocondriaque entre dans la littérature dès le XVIIe siècle, avec Cervantès. Le personnage est souvent décrit comme un malade délirant, qui se croit d’une extrême fragilité et ne survit que grâce à des remèdes multiples que lui prescrivent sans retenue apothicaires et médecins.

traitements et répertorie ses nombreux symptômes. De toute évidence, Argan se complaît dans son statut de malade, il semble jouir de ses plaintes continuelles et y accorde un intérêt obsessionnel. L’élément scatologique récurrent dans Le malade imaginaire, avec ses clystères, lavements, le besoin qu’éprouve Argan de se vider continuellement, préfigure le stade anal de la psychanalyse, caractérisé par un plaisir narcissique associé à la maîtrise des fonctions corporelles, un besoin de contrôle et la jouissance dans la répétition des actions. Ce n’est pas par hasard que ce stade a été associé à la névrose obsessionnelle. De même, il indique aussi la proximité de l’hypocondrie avec le sentiment paranoïaque d’être infecté, empoisonné, sali de l’intérieur. Le nom du médecin Purgon évoque assez peu subtilement, mais efficacement, la nature de son véritable rôle. Au-delà de l’effet comique – jamais démodé – associé aux fonctions corporelles, la scatologie renvoie donc également au problème qu’entretient l’hypocondriaque avec son corps, et à son fantasme d’expulser son mal, de se purifier et de se débarrasser des angoisses qui l’encombrent. Le fait qu’Argan ne soit pas vraiment malade (du moins pas comme il le croit) apparaît dans le divorce entre ses terribles angoisses et son comportement qui ne laisse apparaître aucun symptôme physique. Il est même l’objet des sarcasmes de Toinette, sa servante, qui lui fait remarquer « Doucement, Monsieur : vous ne songez pas que vous êtes malade », lorsqu’il s’emporte alors même qu’il est censé être au bord de l’agonie, ou qui lui rappelle de prendre son bâton quand il oublie qu’en tant qu’invalide il devrait être incapable de se déplacer sans cette aide. À la simple question « Quel mal avez-vous ? », Argan est incapable de répondre. C’est même lui qui demande à son médecin de l’informer sur ce qu’il ressent : « Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment je suis. »

La peur de l’abandon Au-delà du plaisir narcissique de se croire malade, un second motif apparaît donc clairement : Argan cherche désespérément l’attention de son entourage. De fait, tout dans la pièce tourne autour de lui et il est pris de panique sitôt qu’il est esseulé. Son cas rappelle en ceci le syndrome de Munchhausen, dont les patients simulent des maladies ou prennent des médicaments afin de provoquer de faux symptômes et d’attirer l’attention du corps médical. De plus, son attitude semble obéir à des motifs inconscients, qui résistent aux multiples 84

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tentatives de rationalisation de ceux qui lui veulent du bien. « Monsieur, mettez la main à la conscience : est-ce que vous êtes malade ? », lui demande Toinette, n’obtenant pour réponse que le courroux de son maître. Son frère Béralde n’a pas plus de chance, malgré ses supplications – « Ne donnez point trop à votre imagination » –, et une habile argumentation : « Une grande marque que vous vous portez bien et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre. »

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Ces interventions suggèrent une facette fondamentale du comportement d’Argan : il ne peut être accusé de simuler purement et simplement. Sa sincérité et sa naïveté apparaissent quand il croit pour de bon que sa petite fille Louison est morte, alors qu’il est évident pour tout le monde qu’elle ne fait que simuler. La présence d’un enfant dans la pièce, chose tout à fait singulière dans l’œuvre de Molière, donne une piste pour mieux comprendre le comportement d’Argan. Sa crédulité devant le jeu de l’enfant montre que c’est lui l’enfant de la pièce. Son infantilisme, sa dépendance totale à son environnement, son obéissance aveugle aux médecins, la facilité avec laquelle on le

3. Le baron de Munchhausen est un personnage inventé par l’écrivain allemand Rudolf Erich Raspe (17361794) qui prétendait avoir vécu des aventures invraisemblables, qu’il s’agisse de voler dans les airs sur un boulet de canon ou d’explorer les fonds marins à cheval... C’est aujourd’hui un syndrome psychiatrique. Illustration de Gottfried Franz (1846-1905).

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de sa naïveté et le confortent dans ses angoisses, mais leur fonds de commerce même repose sur ce genre de victimes. Béline, la femme d’Argan, qui en veut à son argent, cherche à conforter son mari dans ses lubies. Elle l’emmaillote, littéralement, dans sa croyance d’être mal portant en l’entourant de coussins sur sa chaise et en lui enfonçant son bonnet sur la tête.

Un mal sans symptôme...

4. La focalisation sur soi, le désir d’être plaint et entouré, une certaine puérilité et l’usage continuel de clystères font, à certains égards, du malade imaginaire un narcissique ayant régressé au stade anal de la psychanalyse, préoccupé par la maîtrise de ses sphincters et par tout ce qui concerne sa personne.

manipule, tout indique un obscurcissement des capacités cognitives qu’on n’attend pas d’un adulte. « Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long, ou en large… », s’inquiètet-il le plus sérieusement du monde. Ce comportement révèle une profonde angoisse d’être abandonné, fantasme archaïque du petit enfant. Quoi de plus pathétique que d’entendre ce vieillard dire : « Monsieur Purgon dit que je succomberais, s’il était seulement trois jours sans prendre soin de moi ? » La signification de cet infantilisme rejoint sa maladie imaginaire : c’est la peur de vieillir et de mourir seul qui sous-tend son comportement. Ces quelques observations conduisent à la conclusion que la maladie imaginaire, si c’est bien Argan qui en est victime, n’existe pas en tant qu’entité clinique isolée. Le comportement de ses médecins et de sa famille en est à la fois la cause et la conséquence. Chaque personnage de la pièce, à sa manière, entretient la maladie et en est victime. Les médecins profitent évidemment 86

Ainsi, la maladie imaginaire constitue un ensemble complexe qui est fait d’angoisse existentielle sur le vieillissement et la mort, du plaisir retiré d’une obsession narcissique, d’une régression infantile visant à conjurer la peur d’être abandonné et de l’influence d’un entourage qui contribue, volontairement ou pas, à la renforcer. Le syndrome de Munchhausen est une comparaison tentante, mais elle ne décrit pas de façon exacte le cas Argan, car ce dernier ne s’inflige aucun symptôme volontairement. Le paradoxe réside dans le fait que c’est précisément l’absence de symptômes qui constitue la maladie d’Argan. Toinette, qui incarne par ses sarcasmes la voix de la raison tout au long de la pièce, est la seule à y voir clair : « Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade. » Argan n’est pas malade, mais il souffre pourtant de sa maladie imaginaire, à la fois maladie de l’imagination et maladie des médecins : « Oui, vous êtes fort malade, et plus malade que vous ne pensez », lui dit-elle. Forcément, il est incapable de penser sa maladie puisque c’est précisément de sa pensée qu’il est malade. Selon Patrick Dandrey, spécialiste de la littérature du XVIIe siècle et de l’histoire de la mélancolie, Molière utilise une catégorie médicale, l’hypocondrie, mais l’expurge de son contenu physiologique, passionnel et théorique. Ce faisant, il n’a laissé que l’enveloppe, la coquille d’une maladie ancienne, et l’a exploitée pour en inventer une nouvelle, à la mesure de ses besoins personnels et artistiques. Ironie du sort, c’est plus tard la médecine qui s’emparera de l’invention de Molière. P. Dandrey est en effet parvenu à mettre la main sur le premier document médical à utiliser Le malade imaginaire comme source d’inspiration. Il s’agit d’une description du médecin montpelliérain Boissier de Sauvages, datant de 1736, qui propose une nouvelle sorte de folie délirante à classer parmi les mélancolies. Entre le délire mystique et la « folie douce », il introduit la Melancholia argantis, ou maladie imaginaire. Comme l’écrit P. Dandrey : « Cent ans après sa mort, Molière est donc reconnu par la pensée © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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médicale la plus autorisée pour la contribution qu’a apportée son Malade imaginaire à la connaissance des délires de nature mélancolique. » Boissier de Sauvages décrit ainsi la mélancolie d’Argan : « Les malades imaginaires, que Molière a si bien joués, sont ceux qui, se portant très bien, s’imaginent à tout moment être sur le point de mourir, à cause de quelques légères incommodités qu’ils ressentent, ce qui les rend tristes, mélancoliques, de mauvaise humeur envers leurs médecins, et les oblige à vivre dans la solitude, où ils ne font que gémir et déplorer leur malheur du matin au soir ; ou bien ils suivent un régime de vie extravagant qui altère leur santé, et les expose à une infinité de maladies plus dangereuses que celles dont ils cherchent à guérir. »

Le malade imaginaire était bien portant Ces malades existent donc. Le médecin précise aussi que « cette maladie diffère de l’hypocondrie, en ce que ceux qui en sont atteints, ne souffrent aucun mal réel, au lieu que les hypocondriaques sont sujets à plusieurs symptômes fâcheux, tels que les flatuosités, les rapports acides, les spasmes […] » Ne pas confondre la maladie imaginaire, donc, avec l’hypocondrie ! Les hypocondriaques ne savent pas de quoi ils souffrent, mais ils souffrent de quelque chose. Le malade imaginaire, lui, est « désespérément sain et bien portant », selon les termes de P. Dandrey. Naturellement, Le malade imaginaire va plus loin qu’une facile mise à mal du corps médical ou l’exposition froide d’un diagnostic particulier, aussi intéressant et novateur soit-il. Comme à son habitude, Molière touche à l’universel en utilisant les travers de ses personnages. Que cherche-t-il à communiquer dans le dénouement de la pièce ? Là où les raisonnements impeccables de Béralde et les lavements de Purgon ont échoué à guérir Argan, c’est la comédie débridée de la servante Toinette, déguisée en médecin et diagnostiquant obstinément un mal du poumon (ce dont souffrait Molière), qui parviendra à toucher le cœur du personnage. Elle va tromper son maître pour son bien, et l’encourager à découvrir la vérité sur les sentiments de ceux qui l’entourent par un subterfuge extrême : le malade imaginaire va jouer le mort imaginaire. Ce procédé révélera le cynisme et les manipulations de sa femme, mais aussi l’amour sincère que lui porte sa fille. Le croyant mort, leurs paroles reflètent la vraie nature de leurs sentiments à son égard. La guérison de cette maladie si particulière ne passe donc ni par la raison ni par les © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

entrailles, mais par l’imaginaire, qui est en vérité le seul problème d’Argan. Et c’est la comédie et elle seule, où l’imaginaire entre en jeu, qui est en mesure de rétablir cette vérité. Le malade imaginaire est en quelque sorte le triomphe de l’imagination sur le quotidien, la défaite de l’hypocrisie et de l’erreur face à la créativité. Dans cette œuvre, Molière touche également au développement de la médecine moderne et à la reconnaissance de l’importance de l’effet placebo. L’imaginaire des patients, au cours de l’histoire, a souvent été plus puissant que les dogmes des médecins. Non seulement la dernière œuvre de Molière ouvre sur l’émergence d’une médecine fondée sur la preuve, et non sur l’autorité ou la tradition, mais elle met en relief l’influence des facteurs relationnels dans le développement des symptômes subjectifs. Là où la satire du Médecin malgré lui concernait plutôt les abus de la pharmacologie, Le malade imaginaire s’attaque aux aspects psychosomatiques que les médecins de son époque ignoraient.

Le pouvoir insoupçonné de la comédie Par exemple, on sait aujourd’hui que des symptômes comme la douleur ou la rigidité chez les parkinsoniens peuvent empirer simplement si les attentes du patient sont négatives ou s’ils prennent une substance inerte en pensant qu’elle va aggraver leur état. Une récente étude montre même que mentir sur son état de santé en le disant plus mauvais qu’il n’est peut conduire à croire qu’on est réellement malade. De là à le devenir, le pas peut être facilement franchi, en fonction des défenses immunitaires et du passé médical de chacun. On sait que Molière est mort peu après avoir joué le rôle d’Argan. A-t-il conçu sa dernière pièce dans un but thérapeutique, au même titre qu’Argan s’est fait médecin pour conjurer ses angoisses ? Voulait-il explorer les confins de la mort, sentant la sienne approcher ? Ou s’agissait-il d’adresser un dernier éclat de rire au destin, en jouant au « bien portant imaginaire » pour se moquer du mal qui le guettait ? Molière a-t-il utilisé sa maladie pour accomplir Le malade imaginaire, ou, subtil distinguo, a-t-il conçu sa dernière pièce de manière à pouvoir encore jouer, dans un état où tout autre rôle lui aurait été inaccessible ? Ces questions restent encore débattues, mais le fidèle comédien La Grange notera dans ses souvenirs, à propos de la dernière représentation de Molière : « Il eut peine à jouer son rôle […] et le public connut aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’il I avait voulu jouer. »

Bibliographie P. Dandrey,

Le « cas » Argan : Molière et la maladie imaginaire, Klincksieck, 2006. G. Berrios,

Hypochondriasis : history of a concept, in Hypochondriasis : modern perspectives on an ancient malady, sous la direction de V. Starcevic et D. Lipsitt, Oxford University Press, pp. 3-20, 2001. H. Hall, Molière satirist of seventeenth-century French medicine : fact and fantasy, in Proc. Roy. Soc. Med., vol. 70, pp. 425-431, 1977. P. Berk, The therapy of art in Le Malade imaginaire, in The French Review, vol. 45(4), pp. 39-47, 1972. 87


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Questions aux experts

John Bock

Pourquoi les enfants mettent-ils tant de temps à marcher ? Contrairement aux primates, nos plus proches cousins, le nouveau-né humain a un cerveau immature.

John Bock est anthropologue à l’Université de Californie, à Fullerton, aux États-Unis.

Bibliographie R. Leakey, L’origine de l’humanité, Éditions Pluriel, 2008. J. Bouhallier et Ch. Berge, Analyse

morphologique et fonctionnelle du pelvis des primates Catarrhiniens : conséquences pour l'obstétrique, in Palevol, vol. 5, n° 3-4, pp. 551-560, 2006. A. Jordaan, Newborn : Adult brain ratio in hominid evolution, in American Journal of Physical Anthropology, vol. 44, n° 2, pp. 271-278, 1976. 88

n poulain marche une heure après sa naissance. Un babouin nouveau-né s’agrippe au pelage de sa mère qui saute de branche en branche. Même chez les plus proches cousins de l’homme (chimpanzés et bonobos), les petits sont beaucoup plus agiles que les petits d’homme. Il faut en moyenne un an à un bébé pour marcher. Le nouveau-né humain a un cerveau beaucoup plus immature que celui des autres mammifères, de sorte que les bébés ne contrôlent pas leurs mouvements. Pour pouvoir marcher dès la naissance, il devrait rester beaucoup plus longtemps dans le ventre de sa mère, mais la durée de la grossesse résulte d’une bataille millénaire entre le bassin étroit des femmes et le gros cerveau de l’espèce humaine. Une des premières caractéristiques qui a distingué les humains de leurs ancêtres, c’est la bipédie. De nombreuses hypothèses ont été formulées pour expliquer l’émergence de cette faculté, mais la plus raisonnable tient au fait qu’elle a permis à nos ancêtres de se déplacer plus efficacement dans des environnements découverts, tels que la savane. Même si ces protohumains étaient physiquement assez proches des singes, la station debout et la marche verticale ont entraîné une modification de la forme et des dimensions du bassin de la femme, le pelvis. Cette réduction de la taille du bassin a rendu les accouchements plus difficiles, voire dangereux pour les mères et le bébé. Simultanément, la bipédie a entraîné d’autres modifications : les mains libérées, notre ancêtre a commencé à utiliser des outils, à explorer de nouveaux espaces, à multiplier les échanges sociaux. Au fil du temps, des cerveaux de plus

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en plus volumineux ont été sélectionnés chez ces lointains ancêtres. Mais ces deux évolutions – augmentation de la taille du cerveau et réduction de la taille du bassin – étaient antinomiques. Arriva un moment où, si la tête des bébés continuait à grossir, ils ne pourraient plus venir au monde : la mère et l’enfant mourraient. Cette limite a été repoussée au maximum – par exemple, la tête du bébé se comprime au cours de sa pénible avancée dans le pelvis maternel –, mais il n’y avait à l’évidence pas assez de place pour que l’enfant naisse avec un cerveau mature et encore plus volumineux. La biologie semble avoir trouvé une parade astucieuse à cette difficulté. Selon le paléoanthropologue kényan Richard Leakey, le nouveau-né humain est prématuré, tant physiquement que cérébralement. Ses muscles sont immatures, tout comme ses articulations, son cou manque de tonus et les connexions de son cerveau ne sont pas encore bien établies. Tout se passe comme si le terme de sa naissance avait été avancé, pour éviter qu’une trop grosse tête ait à traverser le bassin maternel. C’est pourquoi le cerveau humain triple de volume entre la naissance et l’âge adulte, alors que celui d’un chimpanzé ne fait que doubler. Le cerveau du chimpanzé est presque mature à la naissance. Ainsi, le nouveau-né humain doit poursuivre son développement à l’extérieur de la matrice maternelle. C’est pourquoi il est si dépendant des autres, beaucoup plus que ne le sont les I autres primates nouveau-nés.

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Idées reçues en santé mentale

Les hommes sont plus agressifs que les femmes Non : si les hommes sont plus dangereux, les femmes peuvent être tout aussi agressives. Scott Lilienfield est professeur de psychologie à l’Université Emory, à Atlanta, aux États-Unis. Hal Arkowitz est professeur de psychologie à l’Université de l’Arizona, à Tucson.

a notion selon laquelle les hommes sont plus agressifs que les femmes est un dogme bien ancré en psychologie. Dans les années 1970, les psychologues Eleanor Maccoby et Carol Jacklin, de l’Université Stanford, publiaient dans un ouvrage qui a eu un impact notable que les différences entre les sexes étaient faibles pour la plupart des traits psychologiques, sauf pour l’agressivité, où elles sont importantes. Cette opinion a perduré. Avaient-elles raison ? Les données récentes confirment l’essentiel de leurs résultats, mais révèlent que les femmes peuvent être tout aussi belliqueuses que les hommes, quoique moins dangereuses.

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La furie des hommes En 1995, le psychologue américain David Lykken écrivait que si nous pouvions congeler par magie tous les hommes âgés de 12 à 28 ans, deux crimes sur trois seraient évités. Les données sont conformes à cette estimation. Aux États-Unis, près de 90 pour cent des meurtres sont commis par des hommes, et dans tous les pays où des recherches ont été menées, les hommes commettent plus de meurtres que les femmes, selon un rapport publié en 1999 par la psychologue Anne Campbell, de l’Université Durham en Grande-Bretagne. De surcroît, les différentes études ont montré qu’en dehors de la violence criminelle les hommes commettent plus d’agressions physiques que les femmes et que ces agressions sont plus violentes, à une exception près : dans le cas de la violence conjugale, où c’est souvent l’inverse (nous y reviendrons). Dans une méta-analyse publiée en 2004 et ayant regroupé 196 études, le 90

psychologue John Archer, de l’Université du Lancashire en Grande-Bretagne, a confirmé que les hommes sont responsables de davantage d’agressions physiques (évaluées selon différents critères) que les femmes, quel que soit leur âge, mais surtout entre 20 et 30 ans. Cette différence a été constatée dans les dix pays qui ont été étudiés. Par ailleurs, les psychologues ont observé que les hommes ont également davantage de phantasmes violents, voire meurtriers : ils pensent plus souvent à se venger de leurs ennemis, et ont plus de rêves où ils se battent.

Agression psychologique Pourtant, diverses études montrent que les femmes se mettent aussi souvent en colère que les hommes, et qu’elles n’hésitent pas à se bagarrer. Mais au lieu d’exprimer leur colère avec leurs poings, les femmes tendent à utiliser ce qu’en 1995 le psychologue américain Nicki Crick avait qualifié d’« agression relationnelle ». Il s’agit d’une forme plus sournoise de manipulation sociale, de harcèlement moral, particulièrement d’une femme vis-à-vis d’une autre. L’agression relationnelle consiste à faire courir des rumeurs sur une personne, à propager des commérages, envoyer des messages odieux, exclure de toute activité sociale, mépriser ouvertement, se moquer de l’apparence des victimes, et autres attaques déloyales de ce type. Il est possible que le sexe soi-disant faible choisisse ces tactiques parce que les filles ne sont pas éduquées pour montrer ouvertement leur hostilité envers quelqu’un, mais aussi parce que leur manque – tout relatif – de force physique fait que la violence psychologique apparaît beaucoup plus efficace et moins risquée. © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Scott Lilienfield et Hal Arkowitz

Mais les filles n’ont pas le monopole des agressions relationnelles. Selon une méta-analyse publiée en 2008 par le psychologue Noel Card et ses collègues de l’Université de l’Arizona, elles sont tout aussi fréquentes chez les filles que chez les garçons durant l’enfance et l’adolescence. D’autres recherches suggèrent que cette situation perdure jusqu’à l’âge adulte. Il est un domaine où les femmes ont la même probabilité que les hommes d’exprimer physiquement de l’agressivité : la relation amoureuse. Le stéréotype populaire de la violence conjugale est celui où un homme bat et maltraite sa compagne. Rappelons qu’en France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon. Toutefois, des travaux de J. Archer et du sociologue Murray Straus, de l’Université du New Hampshire, remettent ce scénario en question. Ils montrent que les femmes sont à peu près aussi violentes que les hommes dans un couple : un homme meurt tous les dix jours sous les coups de sa compagne. Certaines études indiquent même que les femmes seraient responsables de davantage d’agressions physiques. Cette constatation ne reflète pas seulement le fait que les femmes ripostent parfois quand elles sont maltraitées, mais indique que les violences sont aussi déclenchées par les femmes. Néanmoins, la violence conjugale représente une plus grande menace pour les femmes que pour les hommes. Les femmes sont plus victimes de coups et blessures parce que les hommes sont en moyenne plus forts que les femmes. De surcroît, les coups portés sont plus © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

ou moins graves : les femmes griffent ou giflent leur partenaire, tandis que les hommes frappent, voire étranglent, leur compagne.

Blâmer la biologie ? Récemment encore, la plupart des psychologues pensaient que la différence des comportements d’agression entre les hommes et les femmes était uniquement d’ordre socioculturel. Certes, les facteurs sociaux expliquent une part notable des différences constatées. Mais une étude publiée en 2007 par le psychologue Raymond Baillargeon et ses collègues de l’Université de Montréal, révèle que dès l’âge de 17 mois, cinq pour cent des garçons et un pour cent des filles donnent des coups de pied et mordent. Qui plus est, cette différence n’augmente pas entre 17 et 29 mois, comme on pourrait s’y attendre si des influences environnementales, notamment l’éducation par les parents, étaient en cause. Ces résultats suggèrent que des facteurs biologiques – tels les effets de la testostérone sur le cerveau – contribueraient aux différences sexuées observées en matière de comportement violent. Cette hypothèse est étayée par le fait que les mâles sont le sexe le plus belliqueux dans la quasi-totalité des espèces de mammifères étudiées. Même l’exception à cette tendance – la hyène tachetée (« rieuse ») – pourrait confirmer la règle. La hyène femelle, qui est physiquement plus agressive que le mâle, présente une plus forte concentration sanguine de testoI stérone que le mâle.

Bibliographie S. Bennett et al.,

Explaining gender differences in crime and violence : the importance of social cognitive skills, in Aggression and Violent Behavior, vol. 10, pp. 263-88, 2005. J. Archer, Sex differences in aggression in real-world settings : a meta-analytic review, in Rev. of Gen. Psy., vol. 8, pp. 291-322, 2004. 91


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Synthèse

La personnalité antisociale Les individus atteints du trouble de la personnalité antisociale sont impulsifs, et ne ressentent ni émotions ni remords. Jérôme Palazzolo, psychiatre, est professeur au Département santé de l’Université internationale Senghor, à Alexandrie, en Égypte, chargé de cours à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, et chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie, Mémoire, identité et cognition sociale, LASMIC, à Nice.

elon la définition proposée dans le numéro précédent, la personnalité résulte de l’agencement de composantes cognitives, pulsionnelles et émotionnelles. Elle est à la fois stable (assurant la permanence de l’individu) et unique (le sujet est distinct de tous les autres). La personnalité devient pathologique quand elle entraîne des réponses inadaptées, qu’elle engendre une souffrance pour le sujet ou qu’elle perturbe de façon notable ses interactions sociales. Nous allons poursuivre notre série des troubles de la personnalité en abordant le trouble de la personnalité antisociale. Une personnalité antisociale (ou dyssociale ou psychopathe ou sociopathe) est caractérisée par une indifférence, voire un refus des normes sociales et des codes culturels. Il s’agit d’un trouble de la personnalité dont le critère principal est la capacité limitée du sujet à ressentir les émotions humaines, que ce soit ses propres émotions ou celles d’autrui. Cela explique sans doute le manque d’empathie de la personne psychopathe lorsqu’elle est confrontée à la souffrance des autres. Le trouble de la personnalité antisociale touche environ trois pour cent des hommes et un pour cent des femmes. Selon le DSM IV (quatrième édition du manuel diagnostic et statistique des maladies mentales, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), le trouble de la personnalité antisociale est un mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui. Le sujet présente au moins trois des manifestations suivantes :

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Les manifestations de la personnalité antisociale • • • • • • • • •

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Incapacité à éprouver des émotions et à deviner celles d’autrui Rejet des normes sociales Tendance à tromper et à mentir Impulsivité et incapacité à planifier ses actes Irritabilité et agressivité Mépris inconsidéré pour sa sécurité et celle d’autrui Incapacité à conserver un emploi stable Incapacité à entretenir une relation amoureuse stable Absence de remords en cas d’agression sur autrui

– Incapacité de se conformer aux normes sociales qui déterminent les comportements légaux, comme l’indique la répétition possible de comportements passibles d’arrestation ; – Tendance à tromper par profit ou par plaisir. Le sujet ment souvent, utilise des pseudonymes ou commet des escroqueries ; – Impulsivité ou incapacité à planifier ; – Irritabilité et agressivité (bagarres ou agressions répétées) ; – Mépris pour sa sécurité ou celle d’autrui ; – Irresponsabilité persistante, indiquée par l’incapacité de conserver un emploi stable ou d’honorer ses obligations financières ; – Absence de remords : ne respectant pas les droits des autres, un individu antisocial reste indifférent après avoir blessé, maltraité ou volé autrui, sans chercher à se justifier. Le sujet doit être âgé d’au moins 18 ans, pour que le diagnostic puisse être posé. Par ailleurs, il est faux de croire que les comportements antisociaux ne surviennent que chez les personnes schizophrènes ou maniaco-dépressives (pendant les phases maniaques, c’est-à-dire euphoriques). On constate que les personnalités antisociales ont souvent subi des ruptures répétées, ce qui a perturbé leur adaptation sociale, et abouti parfois à des incarcérations. Les troubles se dissipent après 40 ans. Les principales complications psychiatriques dont souffrent ces personnes sont les abus de drogues. Par ailleurs, le risque de décès par accident ou suicide est supérieur à la moyenne. Un individu ayant une personnalité antisociale donne l’image de quelqu’un de fort, d’autonome, conquérant et dominateur. Mais derrière cette façade se cache une personne qui considère les autres comme des objets qu’elle peut exploiter. Les patients consultent rarement d’eux-mêmes, car ils pensent aller parfaitement bien ; ils n’expriment pas de souffrance subjective. Quand ils sont confrontés à la psychiatrie, c’est souvent en raison de leurs démêlés avec la justice. Diverses études ont été réalisées sur des enfants présentant, à l’âge de cinq ans, certains critères de cette personnalité pathologique. Ils © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Jérôme Palazzolo

La personnalité antisociale ou la recherche de la gratification immédiate

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n individu ayant une personnalité antisociale est impulsif et intolérant aux frustrations : il est incapable de différer l’accomplissement de ses désirs, d’anticiper les conséquences de ses actes, que ce soit pour lui-même ou pour les autres. Il ne tire aucun enseignement de ses expériences passées, et cherche à résoudre les conflits en passant à l’acte plutôt qu’en réfléchissant pour trouver une solution adaptée. Il transgresse régulièrement les lois, ainsi que les règles sociales et morales, et n’en éprouve ni honte ni remords. Paradoxalement, il se pose en victime de la société, en rejetant la responsabilité et la culpabilité sur les autres, en les accusant de faire obstacle à la réalisation immédiate de son plaisir. Son comportement agressif verbal et physique prend ses sources dans le mépris qu’il éprouve pour les autres. Il ne

ont ensuite été régulièrement suivis : 16 pour cent des enfants présentant des comportements antisociaux à cinq ans ont eu des problèmes avec la justice au cours des dix années qui ont suivi (d’autant plus que leur niveau intellectuel était bas). Deux interprétations sont proposées : un niveau intellectuel élevé permettrait de se protéger et d’éviter les comportements antisociaux ; mais aussi, un niveau intellectuel plus élevé permettrait de ne pas se faire prendre quand on a commis un délit !

Quelles sont les causes ? En fait, on ignore la cause de ce trouble de la personnalité, même si l’on suspecte des facteurs biologiques, génétiques et environnementaux, ce que confirment les études sur les jumeaux adoptés : le comportement antisocial est partiellement héritable. La maltraitance ou l’exposition à la violence pendant l’enfance seraient également impliquées. Des antécédents de personnalité antisociale dans la famille augmentent la probabilité de développer le trouble : les pères d’individus ayant une personnalité antisociale présentent eux-mêmes plus de caractéristiques sociopathes et sont plus souvent alcooliques que la moyenne de la population. D’autres chercheurs ont observé que la séparation précoce de la mère (pendant les cinq premières années de vie) est un facteur de risque. Par ailleurs, les mères d’enfants atteints de ce trouble présentent une tendance anormale à l’alcoolisme et à l’impulsivité. Ces facteurs contribuent tous à l’échec de la création et du © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

ressent aucune émotion et fait preuve d’un égocentrisme manifeste. Il est aujourd’hui avéré que toutes ces manifestations sont présentes dès l’enfance. Cela se manifeste par de grosses colères, une agressivité envers les autres enfants et les animaux, et une opposition précoce aux parents. Ces comportements antisociaux sont souvent renforcés au moment de l’adolescence, par des bagarres multiples, des fugues, voire un refus affiché de toute discipline. La scolarité est difficile, malgré un niveau intellectuel normal. À l’âge adulte, l’instabilité se manifeste en premier lieu dans le domaine professionnel. La vie sentimentale et affective est souvent faite d’une suite d’aventures sans lendemain. Les émotions fortes (amour, haine…) effraient les personnalités antisociales, car elles sont vues comme des faiblesses.

maintien d’une relation familiale stable nécessaire à l’élaboration d’un comportement structuré, où les règles sont clairement posées. Bien que le trouble ne puisse être diagnostiqué formellement avant l’âge adulte, il existe trois signes précurseurs du trouble, connus sous le nom de triade de MacDonald, qui peuvent être détectés chez certains enfants. Ces signes sont des périodes inhabituellement longues d’énurésie (l’enfant met très longtemps à être propre), la cruauté envers les animaux et la pyromanie. On ignore quelle est proportion des enfants présentant ces signes et qui développent plus tard une personnalité antisociale, mais ces signes sont souvent présents dans le passé des adultes diagnostiqués. Toutefois, ces signes n’auront pas de valeur prédictive, tant que l’on n’aura pas évalué de façon plus précise le nombre d’enfants qui les présentent sans jamais développer le trouble de la personnalité antisociale. Comment prendre en charge ces patients ? La prise en charge est difficile, car, nous l’avons évoqué, les sujets ne pensent pas avoir besoin d’un traitement. Ces sujets sont de plus très manipulateurs, y compris avec le thérapeute. Quand un individu atteint de cette pathologie accepte de se faire soigner, la psychothérapie tente de l’amener à réfléchir sur lui et sur les autres ; elle vise à développer les facultés empathiques et à améliorer les relations avec autrui. Dans bon nombre de cas, c’est la menace de l’intervention d’un tiers (la justice) qui pousse le sujet à accepter de suivre – au moins tempoI rairement – une psychothérapie.

Bibliographie P. Huguelet et N. Perroud, Is there

a link between mental disorder and violence ?, in Arch. Gen. Psychiatry, vol. 67(5), p. 540, 2010. M. Hansenne,

Psychologie de la personnalité, De Boeck, 2007. J. Palazzolo,

L’institution psychiatrique. Le psychiatre, le malade et leur environnement, Ellébore, Collection Champs Ouverts, 2003. J. Palazzolo, Chambre d’isolement et contentions en psychiatrie, Masson, Collection Médecine et Psychothérapie, 2002. J. Bergeret,

La personnalité normale et pathologique, Dunod, 1996. 93


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Analyses de livres

Changer grâce à Darwin La théorie de votre évolution

Jean-Louis Monestés Odile Jacob (240 pages, 22 euros, 2010)

« Si tout le monde avait été contre l’évolution, on serait encore dans les cavernes à téter des grizzlys domestiques. » (Boris Vian) Jean-Louis Monestés, psychologue dans le Laboratoire CNRS des neurosciences fonctionnelles à Amiens-Lille, n’est pas contre la théorie de l’évolution, mais pour… tellement pour, qu’il propose de s’en servir non seulement à propos des espèces, mais aussi des individus ! Dans ce livre brillant, il explique comment les mécanismes de la sélection naturelle peuvent s’appliquer à nos comportements quotidiens. Pourquoi nous avons par exemple une tendance naturelle à maintenir les atti-

Psychologie sociale Perspective multiculturelle

Serge Guimond Mardaga (293 pages, 29 euros, 2010)

L’homme est un être social et la dimension collective de son existence forge en grande partie son comportement individuel et ses représentations mentales. La psychologie sociale est donc l’étude des liens entre les structures des groupes humains et la psychologie de l’individu. L’ouvrage de Serge Guimond, professeur de psychologie sociale à l’Université Blaise Pascal de ClermontFerrand, illustre l’immensité des domaines de la vie quotidienne qui relèvent de ce champ d’études. Chez l’enfant, les croyances, représentations et comportements sont dictés par les parents. Puis la situation évolue en témoignent les études montrant que les tendances politiques varient selon les matières étudiées, les filières commerciales attirant (ou produisant) des sympathisants de droite et les sciences sociales, des sympathisants de gauche… Comment l’appartenance à un groupe détermine-telle la structure de pensée de l’individu ? La théorie de l’identité sociale de Henri Tajfel stipule que l’individu favorise de façon pulsionnelle les membres de son groupe. Se définir comme faisant partie d’un groupe partageant des codes semble répondre à deux impératifs, l’un vital, l’autre identitaire. L’impératif vital est illustré par un rappel des expériences du psychologue social turc Muzafer Sherif (19061988), lesquelles montrent qu’à l’origine de toute ligne de séparation entre groupes se trouve un conflit autour de l’obtention de ressources limitées. Les travaux de 94

tudes ancrées dans notre patrimoine comportemental qui entraînent des conséquences favorables (sourire pour séduire, le sourire étant une capacité innée des bébés, dont les conséquences servent leur survie). Mais pourquoi aussi peuvent persister chez nous des comportements jadis adaptés, mais qui ne le sont plus, car l’environnement a évolué, mais pas nous (continuer de réagir aux frustrations par des cris et des larmes, ce qui peut être efficace à la crèche ou en famille, nettement moins au bureau). Ces bases posées, J.-L. Monestés nous montre comment un « darwinisme personnel » peut nous aider à faire émerger chez nous de nouveaux comportements, ou à faire disparaître ceux qui nous embarrassent. Parmi ses conseils, une part importante est accordée à l’acceptation des émotions, vestiges bien vivants de notre évolution, contre lesquelles la lutte est souvent vouée à l’échec. Intelligent, habile et stimulant. Christophe André

Sherif prédisaient que les conflits communautaires ou ethniques, voire les problèmes d’intégration dans une société, s’enracinaient dans une situation économique précaire. Ce que l’histoire n’a pas manqué de confirmer. L’impératif identitaire est quasi aussi important. Il répond à un besoin de savoir « qui je suis ». Les données sociologiques invoquées à cet égard sont claires : s’identifier comme Français conduit à renforcer les lignes de démarcation avec des communautés « étrangères ». Au fil des données sociologiques, on découvre que la France est un pays où la peur des incertitudes est la plus élevée. Un tel contexte favorise la focalisation sur les questions d’identité sociale. Les notions d’intégration (désir d’être en contact avec une nouvelle culture tout en conservant ses particularités, produisant le multiculturalisme), d’assimilation (renoncer à ses particularités pour se fondre dans la nouvelle culture), de séparation (maintien de ses particularités et refus de la nouvelle culture, conduisant au communautarisme et à la ségrégation) font ici l’objet de distinctions essentielles, et révèlent bien souvent à quel point le discours politique et médiatique passe complètement à côté de ces questions. À côté des enjeux liés au multiculturalisme, cet ouvrage propose une réflexion sur divers mécanismes psychologiques, tels le biais d’autocomplaisance (qui nous fait attribuer nos échecs à des causes externes et nos succès à des causes internes), l’individualisme, le machisme ou l’estime de soi. Il illustre comment les groupes se dotent de codes partagés, qui agissent en retour sur les caractéristiques individuelles. Un ouvrage utile pour ne pas aborder en naïf les débats sur les stéréotypes, l’intégration ou l’identité. Sébastien Bohler © Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010


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Tribune des lecteurs

Votre article sur la dépendance au bronzage (voir Cerveau & Psycho n° 40) pose la question du narcissisme ambiant, encouragé par l’industrie de la minceur, des cosmétiques et de la beauté. N’est-ce pas finalement le premier facteur qui expliquerait l’apparition de dépendances liées à l’apparence du corps, comme la chirurgie esthétique ou… le bronzage ? Walter Marconi, La Rochelle Réponse de Nicolas Guéguen En effet, la plupart des chercheurs évoquent cette piste pour expliquer l’échec des campagnes de prévention sur le risque de l’exposition au soleil. Les médias et notamment la presse féminine survalorisent les modèles au teint hâlé ; de surcroît, la focalisation sur l’apparence et l’image du corps que l’on veut offrir aux autres explique que les gens souhaitent être bronzés. On sait que les adolescents et les jeunes âgés de 18 à 25 ans, particulièrement soucieux de leur apparence, sont ceux qui s’exposent le plus et se protègent le moins. De même, des études ont montré que les personnes qui dépensent le plus pour leur apparence (cosmétiques, vêtements, soins du visage et de la peau…) sont également celles qui cherchent le plus à avoir le teint hâlé tout au long de l’année. C’est si important que l’on n’hésite pas à prendre ce risque dont d’ailleurs les effets négatifs ne surviendront que bien plus tard, ce qui constitue un autre obstacle à l’efficacité des campagnes de prévention : les effets négatifs ne se manifestent que longtemps après, lorsqu’il est trop tard pour changer de comportement.

Dans votre article La religion est-elle innée ? (voir Cerveau & Psycho n° 40), vous écrivez que la religiosité est associée à un faisceau de traits de personnalité que vous appelez stabilité et qui comprend notamment l’amabili-

té, l’esprit consciencieux et la stabilité émotionnelle. L’athéisme, en revanche, serait associé à l’extraversion, l’ouverture à l’expérience, faisant plus de place au développement de l’individu… Notre société met l’accent sur le développement personnel, autrement dit les comportements liés à l’athéisme : cela expliquerait-il en partie la progression de l’athéisme dans notre société ? Herbert Maistre, Paris Réponse de Vassilis Saroglou L’hypothèse est pertinente, bien que difficile à vérifier. En fait, les scores obtenus sur certains traits de personnalité changent non seulement en fonction de l’âge ou de la trajectoire de la vie (changements dits de niveau intra-individuels), mais aussi des évolutions sociales et culturelles (changements collectifs). Ainsi, il a été observé que les habitants des pays occidentaux sont plus extravertis aujourd’hui qu’il y a un siècle. Si l’hypothèse en question est un jour confirmée, quelle serait la direction causale ? La personnalité peut influer sur les expressions culturelles et sociales, mais les changements d’expressions culturelles (dont la religion) au sein d’une collectivité peuvent influer à la longue sur les traits de personnalité. C’est le genre de questions qu’il est très difficile à trancher expérimentalement, car la progression de l’athéisme peut résulter de causes historiques ou politiques, et entraîner en second lieu une évolution de certains traits de personnalité dans la société…

Votre article L’illusion graphologique (voir Cerveau & Psycho n° 40) suggère que la graphologie ne permet pas de rattacher certaines caractéristiques de l’écriture à des traits de personnalité. Pourtant, lorsqu’on lit une lettre de candidature, on voit des signatures amples, voire envahis-

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010

santes, qui ne sont jamais celles d’individus timides ou introvertis. Pourquoi nier ces « évidences » qu’un professionnel connaît bien ? Gladys Rampard, Lille Réponse de Laurent Bègue Pour mettre à l’épreuve votre hypothèse d’une association entre les signatures et certains traits de personnalité, il faudrait : prélever des signatures dans un cadre confidentiel standardisé, procéder au codage de leurs caractéristiques (au moyen de techniques de mesure graphométriques ou, pourquoi pas, en demandant à des « juges » quelle impression leur font ces signatures quant à leurs auteurs), puis mettre en relation ces données avec les réponses des scripteurs à un questionnaire psychométrique valide mesurant les traits que vous citez (timidité, introversion). L’expérience serait simple à réaliser. Pourtant, la plupart du temps, les graphologues en restent à leurs intimes convictions. Je pense que le lien que vous proposez entre la taille de la signature et la psychologie des scripteurs résulte d’un effet de corrélation illusoire : lorsque nous rencontrons une personne prétentieuse et qu’elle a une signature ample, nous le remarquons davantage parce que cela confirme l’hypothèse que vous évoquez, alors qu’on ne le notera pas si ce n’est pas le cas. Nous avons tendance à ne pas tenir compte de ce qui n’est pas conforme à nos théories implicites. Le graphologue, comme le détective, doit exercer son attention sur les éléments présents, mais aussi sur les éléments absents avant de formuler toute conclusion. « Pourquoi le chien n’a-t-il pas aboyé ? », s’interrogeait Sherlock Holmes dans Le chien des Baskerville.

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Dans votre prochain numéro Des images plein la tête

Comment voyons-nous le monde qui nous environne ? Les neuroscientifiques découvrent que le cerveau construit les images, plus qu’il ne les perçoit. En effet, sur dix signaux parvenant au cortex visuel primaire, neuf ne sont pas directement transmis par le nerf optique. Les contours, les couleurs, la luminosité sont élaborés séparément avant d’être assemblés comme sur une table de montage.

Big pants production / Shutterstock

Une maladie à s’arracher les cheveux

Pour fonctionner, notre cerveau utilise environ 20 000 gènes dont l’activité varie selon les tâches mentales. Ces gènes ont été récemment visualisés sur un atlas cérébral d’un genre nouveau, qui ouvre la voie à l’étude de la mémoire, des émotions, voire de certaines maladies mentales.

Allen Institute for Brain Science

Un nouvel atlas du cerveau

La trichotillomanie est une maladie qui touche environ une personne sur cent et se caractérise par un besoin irrépressible de s’arracher les cheveux. Parfois par touffes entières, au point de dégarnir le crâne par plaques. Les malades n’en ont pas toujours conscience, et utilisent ce geste comme un rituel pour apaiser leurs angoisses. Des thérapies cognitives et comportementales peuvent donner de bons résultats dans le traitement de cette pathologie.

En kiosque le 13 novembre 2010 Imprimé en France – Imprimerie Chirat – Dépôt légal septembre 2010 – N° d’édition 076541-01 – Commission paritaire : 0713 K 83412 – Distribution NMPP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 201008-0213 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé

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