L'Homme, c'est quoi ?

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Titre original : What Is Man ? En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions L’Œil d’Or et Jean-Luc André d’Asciano, 2011. 97, rue de Belleville – 75019 Paris www.loeildor.com

ISBN : 978-2-913661-42-4


Mark TwAIN

L’HOMME, C’EST QUOI ? Traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski



PrÉFACE dE L’ÉdITEUr

L’Homme, c’est quoi ? est sans doute le texte le plus curieux de la trilogie nihiliste que Mark Twain composa à la fin de sa vie. Trilogie – entendons-nous sur ce terme : ces textes ont été rapprochés a posteriori par les lecteurs américains du début du siècle, car tous trois ont été publiés au début du xxe siècle (deux d’entre eux étant publiés à titre posthume) et affirment que le libre arbitre est au mieux une illusion, au pire une malédiction. Cette trilogie se compose donc de trois formes indépendantes les unes des autres. Lettres de la Terre* dévoile la correspondance (datée dans un ordre aléatoire) de Satan pour Gabriel et Michel. On y voit Satan basculer, face à la création divine, de la goguenardise à la colère, devenant ainsi le rebelle par excellence. Si ce texte à l’humour féroce fut écrit en 1909 – soit un an avant la mort de Mark Twain –, sa propre fille, Clara, en interdit la publication jusqu’en 1962. L’Étranger mystérieux*, fable moyenâgeuse noire et mélancolique, présente un ange faisant le bien du point de vue de l’éternité : la mort d’un enfant devient alors une chose positive car il vient de vivre ses meilleures années… Ce texte pose quelques problèmes bibliographiques : Mark Twain laissa à son exécuteur testamentaire, ami et biographe Albert Paine Bigelow trois manuscrits inachevés d’une même tentative narrative : La Chronique du jeune Satan ; Schoolhouse Hill et N° 44, le mystérieux étranger. de ces trois récits incomplets naîtra en 1916 L’Étranger mystérieux, montage se voulant en cohérence avec ces ébauches précédentes. S’il fallut attendre 1969 pour que ces manuscrits inachevés soient publiés dans des éditions uni-

* Ces deux titres sont disponibles aux éditions L’Œil d’Or.

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versitaires, l’édition de 1916 est entrée dans l’histoire de la littérature américaine, confirmant que Twain était, outre-Atlantique, le porteétendard du nihilisme et de l’athéisme. Correspondance, fable moyenâgeuse, il fallait à Twain expérimenter une autre forme pour creuser cette même idée d’un déficit structurel inhérent au genre humain. L’Homme, c’est quoi ? est un dialogue faussement platonicien annonçant le théâtre contemporain. Un jeune homme et un vieil homme s’interrogent sur ce qui fonde la valeur de l’être humain – son libre arbitre sûrement, sa capacité à évoluer sans doute, sa rédemption peut-être. Twain déshabille rapidement cette créature s’affirmant supérieure de tous ces oripeaux avant de présenter son esprit comme incomplet, incontrôlable, voire néfaste. Par-delà l’intérêt littéraire de cette réflexion dialoguée, L’Homme, c’est quoi ? est aussi exemplaire d’un moment de tâtonnement de la pensée philosophique. depuis quelques décennies (certains diront depuis Nietzsche), la philosophie est mal à l’aise avec son sujet premier, l’homme. Si en Europe dieu est mort depuis 1882, il semble surtout que l’homme a perdu son unicité – l’une est peut-être conséquence de l’autre, mais cela est bien ennuyeux : le Je pense donc je suis est maintenant malmené par un Qu’est-ce qui pense en moi et pour moi ? et autres interrogations sur ces machineries que sont les rêves qui se font en nous mais sans nous, presque en notre absence. L’Homme, c’est quoi ? est publié en 1906 (Twain serait revenu sur ce texte vingt-sept ans durant), trois ans plus tard Stanley Hall, président de la Clark University, dans le Massachusetts, invite Freud aux États-Unis. Accompagné par Ferenczi et Jung, Freud expose, en allemand, ses théories devant un auditoire de médecins, de neurologues, mais aussi de féministes et de membres du clergé. La légende veut que Freud ait alors dit à ses confrères : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. » Cette peste, ce n’est pas celle du scandale de la sexualité infantile, des œdipes plus ou moins « roi » et autre éléments appartenant aux domaines de la psychanalyse, mais bien celle plus générale découlant de l’idée suivante : l’homme n’est pas une unité pensante mais une machinerie complexe qui se meut s’en s’émouvoir de la volonté de celui qui l’héberge. L’homme pensant n’est pas maître de son esprit. L’Homme, c’est quoi ? pointe le même scandale, avec un vocabulaire pré-analytique : en cette aube du xxe siècle, l’espèce est soudain brisée en mille morceaux, Je est bien un autre, et cet autre est en nous 6


aussi bien qu’autour de nous. Le libre arbitre, le bien et le mal, l’identité même de l’espèce humaine sont à repenser selon des critères d’autant plus inquiétants qu’encore obscurs. Enfin, une dernière idée apparaît dans ce dialogue, celle de l’équivalence entre les hommes et les bêtes. Non pas une équivalence par le bas, rappelant que nous sommes de chair, d’os et de sang, mais une équivalence par le haut, démontrant que les animaux ont une forme de pensée, que nous qualifions d’instinct par vanité, par peur aussi. Notons que la distinction entre les hommes et les bêtes fut instaurée par le christianisme, qui affirma l’homme comme image de dieu – le reste de la création étant au service de la société humaine, corvéables, dépeçable et réifiable à merci. Cette affirmation permit de lutter contre le paganisme où animaux, humains et esprits se mêlaient joyeusement, elle donna à terme une vision du monde d’une extrême violence, autorisant les hommes à éventrer la Terre, à éliminer nombre d’espèces animales, à polluer les sols, les eaux et les airs, parfois sans retour. Parler d’une équivalence spirituelle entre les humains et les animaux est là encore, pour Mark Twain, le moyen d’attaquer un dogme religieux si pernicieux qu’il a envahi pendant près de vingt siècles les esprits de tous les hommes, religieux ou non, et a engendré une manière d’être qui se révèle fondamentalement néfaste. Jean-Luc André d’Asciano



PrEMIèrE PArTIE

a. L’Homme-machine b. Le mérite personnel

(Le Vieil Homme et le Jeune Homme conversaient aimablement. Le Vieil Homme avait affirmé que l’être humain ne se réduisait qu’à une simple machine, sans plus. Le Jeune Homme avait objecté en lui demandant d’entrer dans le détail et de justifier sa position.) LE VIEIL HOMME – Quels sont les matériaux à partir desquels se fabrique une machine à vapeur ? LE JEUNE HOMME – Le fer, l’acier, le laiton, le fer-blanc et ainsi de suite. V.H. – Où les trouve-t-on ? J.H. – dans la roche. V.H. – À l’état pur ? J.H. – Non, sous forme de minerai. V.H. – Les métaux se déposent-ils brusquement dans les minerais ? J.H. – Non. C’est l’œuvre patiente de siècles innombrables. V.H. – Vous seriez capable de fabriquer la machine à partir des minerais proprement dits ? J.H. – Oui. Mais elle se désagrégerait vite et ne serait d’aucune utilité. V.H. – d’une telle machine, vous ne sauriez exiger grand-chose, n’est-il pas vrai ? J.H. – Effectivement, en l’occurrence rien du tout. 9


V.H. – Comment procéderiez-vous pour fabriquer une belle et fiable machine digne de ce nom ? J.H. – En creusant des tunnels et en faisant des forages dans les collines ; on extrait le minerai de fer à l’explosif : on le réduit en poudre, on le fond, on le transforme en fonte ; laquelle placée dans un four Bessemer devient de l’acier. On extrait, on traite, on combine plusieurs métaux à partir desquels on fabrique le laiton. V.H. – Ensuite ? J.H. – À partir du produit fini et raffiné, on construit la machine à vapeur. V.H. – Celle dont je présume que vous exigeriez beaucoup ? J.H. – Oui, absolument. V.H. – Qui serait à même d’entraîner des fraiseuses, des forets, des rabots, des ponceuses, en un mot, toutes les astucieuses machines que l’on trouve dans une grande usine ? J.H. – Elle en serait tout à fait capable. V.H. – À quoi pourrait servir la machine de pierre fabriquée directement avec le minerai brut ? J.H. – À entraîner une machine à coudre, au mieux. Et vraisemblablement rien de plus. V.H. – L’autre en revanche serait admirée et on ne tarirait pas d’éloges à son sujet ? J.H. – Oui. V.H. – Mais pas la machine de pierre ? J.H. – Non. V.H. – Les mérites de la machine en métal surpasseraient de loin ceux de la machine de pierre ? J.H. – Naturellement. V.H. – des mérites personnels et intrinsèques ? 10


J.H. – des mérites INTrINSèQUES ? Qu’entendez-vous par là ? V.H. – C’est à elle seule intrinsèquement que serait porté le crédit de ses propres performances ? J.H. – À la machine ? Certainement pas. V.H. – Et pourquoi donc ? J.H. – Parce que ses performances ne lui appartiennent pas en propre. Elles sont le résultat des lois de la fabrication. Il ne s’agit pas de MÉrITE si elle exécute les choses pour lesquelles elle a été conçue ; elle ne peut S’EMPêCHEr de les exécuter. V.H. – Et il ne s’agit pas d’un dÉMÉrITE personnel intrinsèque à la machine de pierre si elle en fait si peu ? J.H. – Certainement pas. Elle n’exécute que ce que les lois de sa fabrication l’autorisent et l’obligent à faire, ni plus ni moins. Il n’y a rien de PErSONNEL là-dedans, elle ne peut pas choisir. Au fil de votre argumentation sur la question, avez-vous l’intention d’aboutir à la proposition selon laquelle homme et machine sont quasiment la même chose et qu’il n’existe aucun mérite personnel dans les performances de l’une et de l’autre ? V.H. – Exactement. Mais n’en prenez pas ombrage. Je ne tiens à offenser personne. À quoi tient l’énorme différence entre la machine de pierre et la machine d’acier ? Si vous le voulez bien, nous appellerons cela la formation, l’éducation. de la même façon, disons que la machine de pierre est un sauvage ; et la machine d’acier, un homme civilisé. La roche originelle contenait la matière à partir de laquelle la machine d’acier a été fabriquée – associée à quantité de soufre, de pierre et autres hérédités innées qui étaient autant d’obstacles et remontaient aux âges géologiques anciens – appelons cela des préjugés. des préjugés que rien au sein même de la roche n’avait le POUVOIr d’ôter ni le dÉSIr d’éliminer. Voudriez-vous prendre note de cette phrase ? J.H. – Oui, je viens de l’écrire, « des préjugés que rien au sein même de la roche n’avait le pouvoir d’ôter ni le désir d’éliminer ». Poursuivez. 11


V.H. – Les préjugés ne peuvent s’éliminer que par INFLUENCES ExTÉrIEUrES ou pas du tout. Notez. J.H. – Très bien. « Ne peuvent s’éliminer que par influences extérieures ou pas du tout. » V.H. – Le préjugé du fer à ne pas vouloir se débarrasser de la roche parasite qui lui fait obstacle. Pour dire les choses plus exactement encore, son absolue INdIFFÉrENCE au fait qu’il faille ou non le débarrasser de la roche parasite. C’est ensuite qu’arrive l’INFLUENCE ExTÉrIEUrE qui réduit la roche en poudre et en libère le minerai. Le FEr dans le minerai est toujours captif. Une INFLUENCE ExTÉrIEUrE le libère par fusion du minerai qui l’entrave et le retient. Le fer est désormais un fer émancipé mais toujours indifférent à tout progrès ultérieur. Une INFLUENCE ExTÉrIEUrE l’amadoue, l’entraîne jusqu’au fourneau Bessemer et le raffine jusqu’à obtenir un acier de première qualité. Le fer est désormais éduqué – sa formation est terminée. Et il a atteint sa limite. Et il n’existe absolument aucun procédé susceptible de l’éduquer pour le changer en Or. Voulez-vous noter cela ? J.H. – Oui. Tout a ses limites – « Le fer ne peut pas être éduqué pour être changé en or. » V.H. – Il existe des homme d’or et des hommes d’étain, des hommes de cuivre comme des hommes de plomb, et ainsi de suite – et chacun d’eux a les limites que lui imposent sa nature et son hérédité, sa formation et son environnement. Vous pouvez fabriquer des machines à partir de chacun de ces métaux et elles se mettront à l’ouvrage, mais vous ne devez pas exiger des plus faibles qu’elles exécutent des tâches égales à celles des plus fortes. Afin d’obtenir les meilleurs résultats adaptés à chaque cas, vous devez libérer le métal des métaux parasites préjudiciables à sa nature par l’éducation – à savoir la fusion, le raffinage et ainsi de suite… J.H. – Vous en êtes arrivé à l’homme si je comprends bien ? V.H. – Effectivement. L’homme-machine – l’homme, la machine impersonnelle. Quoi que puisse être l’homme, il le doit à sa CONSTITUTION et aux INFLUENCES qui s’exercent sur celle-ci du fait de son hérédité, de son habitat et de ses associations. Il est mû,

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dirigé, COMMANdÉ, par des influences ExTÉrIEUrES, UNIQUEMENT. rien ne NAîT de lui spontanément, pas même une pensée. J.H. – Oh là, vous exagérez ! En ce cas, d’où me viendrait mon jugement, à savoir que tout ce que vous dites là n’est qu’un ramassis de bêtises ? V.H. – Il s’agit là d’un jugement tout à fait naturel – en fait, un jugement inévitable – mais ce n’est pas VOUS qui avez créé les matériaux à partir desquels il se forme. C’est un mélange hétéroclite de fragments dissociés, des pensées, des impressions, des sentiments accumulés inconsciemment au fil de mille livres et mille conversations, de flux de pensées et de sensations qui se sont déversés jusque dans votre cœur et votre cerveau au sortir des cœurs et des cerveaux de vos ancêtres des siècles durant. PErSONNELLEMENT, vous n’avez même pas créé le plus microscopique fragment des matériaux à partir desquels votre opinion et votre jugement se constituent. Et personnellement, vous ne pouvez même pas revendiquer le plus infime mérite pour AVOIr MIS EN FOrME LES MATÉrIAUx EMPrUNTÉS. C’est une chose qui s’est faite AUTOMATIQUEMENT – par votre machinerie mentale, en accord rigoureux avec les lois gouvernant sa fabrication. Qui plus est, non seulement vous n’avez pas fabriqué cette machinerie vous-même mais vous ne disposez MêME PAS dE LA MOINdrE AUTOrITÉ SUr ELLE. J.H. – Alors là, c’est trop. Vous êtes d’avis que je n’aurais pu former d’autre jugement que celui-là ? V.H. – Spontanément ? Non. Et CELUI-LÀ, VOUS NE L’AVEz PAS NON PLUS FOrMÉ. C’est votre machinerie qui l’a fait à votre place – automatiquement et spontanément, sans même réfléchir ni en avoir éprouvé la nécessité. J.H. – Supposez que j’aie réfléchi ? Qu’en serait-il ? V.H. – Supposons que vous essayiez ? Après un quart d’heure. J.H. – J’ai réfléchi. V.H. – Vous voulez dire que vous avez tenté de modifier votre jugement – à titre d’expérience ? 13


J.H. – Oui. V.H. – Et vous y êtes parvenu ? J.H. – Non. Il reste tel qu’en lui-même, il est impossible à changer. V.H. – Je suis désolé, mais vous pouvez constater par vous-même que votre cerveau n’est qu’une machine et rien de plus. Votre n’avez sur lui aucune autorité, il n’a aucune autorité sur lui-même – il est mû et agi UNIQUEMENT dE L’ExTÉrIEUr. C’est la loi de sa fabrication ; c’est la loi de toute machine. J.H. – Pourrais-je JAMAIS changer un de ces jugements automatiques ? V.H. – Non. Vous ne le pouvez pas vous-même mais des INFLUENCES ExTÉrIEUrES peuvent y parvenir. J.H. – Uniquement ExTÉrIEUrES ? V.H. – Oui – uniquement des influences extérieures. J.H. – Il s’agit là d’une position insoutenable – j’irais jusqu’à dire ridiculement insoutenable. V.H. – Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? J.H. – Je ne me contente pas de le penser, je le sais. Prenons l’hypothèse suivante : je prends la décision de suivre un cours théorique, j’étudie et je lis, dans le but délibéré de changer ce jugement. Supposons que je réussisse. LÀ, il ne s’agit pas d’une impulsion extérieure à l’œuvre mais bien d’une décision personnelle qui me revient en propre ; car c’est moi qui ai fait naître ce projet. V.H. – Vous n’en avez même pas fait naître un iota. IL

EST SOrTI

dIrECTEMENT dE LA CONVErSATION QUI NOUS TIENT.

Celle-ci n’aurait pas existé qu’il ne vous serait pas venu à l’esprit. Nul homme ne fait jamais rien naître spontanément. Toutes ses pensées, toutes ses impulsions viennent de L’ExTÉrIEUr. J.H. – C’est exaspérant à la fin. Le PrEMIEr homme, lui, avait des pensées originales ; il n’y avait personne pour les lui inspirer. V.H. – C’est une erreur. Les pensées d’Adam lui venaient de l’extérieur. VOUS avez peur de la mort. Ce n’est pas une chose que

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vous avez inventée – elle vous vient de l’extérieur, de vos conversations et des leçons de vos enseignants. Adam n’avait pas peur de la mort – pas la moindre. J.H. – Si, il en avait peur. V.H. – Quand il a été créé ? J.H. – Non. V.H. – À quel moment, en ce cas ? J.H. – Lorsqu’il en a été menacé. V.H. – Alors c’est bien de l’ExTÉrIEUr qu’elle lui est venue. Adam est déjà suffisamment imposant ; inutile d’essayer d’en faire un dieu. LES dIEUx SONT LES SEULS À AVOIr JAMAIS EU UNE PENSÉE QUI NE LEUr SOIT PAS VENUE dE L’ExTÉrIEUr. Adam devait probablement avoir une bonne tête mais, comme qui dirait, elle ne lui a été d’aucune utilité tant qu’elle n’a pas été rEMPLIE dE L’ExTÉrIEUr. Il a été totalement incapable d’inventer le moindre petit truc grâce à elle. Il n’avait en lui pas l’ombre de la notion de différence qui existe entre le bien et le mal – il a fallu que l’idée lui vienne de L’ExTÉrIEUr. Ni ève ni lui n’ont été à même de faire germer en eux l’idée qu’il était impudique de se promener nu ; ce savoir leur est venu avec la pomme dE L’ExTÉrIEUr. Le cerveau d’un homme est ainsi construit qu’il ne PEUT FAIrE NAîTrE rIEN À rIEN SPONTANÉMENT. Il est juste capable d’utiliser des matériaux obtenus à L’ExTÉrIEUr. Ce n’est qu’une machine, sans plus ; et il fonctionne automatiquement, SON PrOPrIÉTAIrE N’A AUCUNE AUTOrITÉ SUr LUI. J.H. – Bon, d’accord, peu importe Adam. Mais les créations de Shakespeare très certainement… V.H. – Non, vous voulez parler des IMITATIONS de Shakespeare. Shakespeare n’a rien créé du tout. Il a observé avec justesse et dépeint d’une main merveilleuse. Il a très exactement fait le portrait des gens que dIEU avait créés ; mais personnellement, il n’en a créé aucun. Épargnons-lui l’accusation d’avoir essayé, ce serait pure calomnie. Shakespeare ne pouvait pas créer. C’ÉTAIT UNE MACHINE ET LES MACHINES NE CrÉENT PAS. 15


J.H. – En quoi consistait son excellence en ce cas ? V.H. – En ceci. Shakespeare n’était pas une machine à coudre, comme vous et moi, c’était un métier à tisser des Gobelins. Les fils et les couleurs qui le pénétraient LUI VENAIENT dE L’ExTÉrIEUr. des influences et des suggestions extérieures. des ExPÉrIENCES (ses lectures, les pièces de théâtre qu’il a vues, celles qu’il a interprétées, les idées qu’il a empruntées, et ainsi de suite) ont mis en forme les modèles de son esprit et démarré son admirable et complexe machinerie, LAQUELLE A AUTOMATIQUEMENT fabriqué ces merveilleuses tapisseries illustrées qui continuent encore à étonner le monde. Si Shakespeare était né et avait grandi sur un rocher dénudé perdu dans l’océan sans jamais recevoir de visiteurs, son formidable intellect n’aurait pas eu le moindre MATÉrIAU ExTÉrIEUr à sa disposition pour produire et il n’aurait pas pu en inventer. Pas plus que d’INFLUENCES ExTÉrIEUrES, enseignements, mises en forme, persuasions, inspirations dignes d’intérêt et là non plus, il n’aurait pas pu en inventer. En conséquence de quoi Shakespeare n’aurait rien produit. En Turquie, il aurait produit des choses – des œuvres atteignant aux limites supérieures des influences, associations et formations turques. En France, il aurait produit des choses meilleures – des œuvres atteignant aux plus hautes limites des influences et formations françaises. En Angleterre, il s’est élevé jusqu’aux plus hautes limites atteignables par le biais des AIdES ExTÉrIEUrES OFFErTES PAr LES IdÉAUx, FOrMATIONS ET INFLUENCES dE CE PAyS. Vous et moi ne sommes que des machines à coudre. Nous devons produire dans la limite de nos moyens. Nous devons faire tout notre possible et si nous ne produisons pas de tapisseries des Gobelins, nous ne devons nous soucier en rien des éventuels reproches que nous adresseraient tous les sots dénués de la capacité de penser. J.H. – Ainsi donc, nous ne sommes que de banales machines et rien d’autre. Et il est interdit aux machines de se rengorger, de tirer fierté de leurs performances et de revendiquer un quelconque mérite personnel pour leurs capacités, sans même parler d’acclamations ni de louanges. C’est une doctrine infamante. V.H. – Il ne s’agit pas d’une doctrine mais bien d’un fait élémentaire. 16


J.H. – En ce cas, je suppose qu’il n’y a pas plus de mérite à être brave que lâche ? V.H. – de mérite PErSONNEL vous voulez dire ? Non. Un homme brave ne CrÉE pas sa bravoure. Le fait de la posséder ne lui donne droit à aucun crédit personnel. Elle lui est innée. Le bébé qui naît riche d’un milliard de dollars – où se situe son mérite personnel ? Un bébé qui naît avec rien – où se situe son démérite personnel dans l’affaire ? Le premier sera l’objet de toutes les bassesses, de l’admiration et de la vénération des sycophantes, le second sera négligé et méprisé – où se situent raison et logique là-dedans ? J.H. – Il arrive parfois qu’un homme timide s’attelle à la tâche de vaincre sa couardise et de devenir brave – et qu’il y parvienne. Que répondez-vous à cela ? V.H. – Je réponds que cela prouve la valeur d’un FOrMATION BIEN OrIENTÉE par rapport à une FOrMATION MAL dIrIGÉE. Formation, influence, éducation bien dirigées sont d’une valeur inestimable – FOrMEr SON ACCEPTATION dE SOI À ÉLEVEr SES IdÉAUx. J.H. – Mais revenons-en au mérite – le mérite personnel du projet du couard qui a victorieusement vaincu sa lâcheté ? V.H. – Il n’y en a aucun. Aux regards du monde, il aura gagné en valeur par rapport à celui qu’il était jusque-là. Mais ce n’est pas LUI qui a accompli ce changement – le mérite ne lui en revient aucunement. J.H. – À qui revient-il alors ? V.H. – À sa CONSTITUTION ainsi qu’aux influences qui se sont exercées sur elle de l’extérieur. J.H. – Sa constitution ? V.H. – Pour commencer, il n’était PAS totalement ni absolument lâche, sinon lesdites influences n’auraient disposé d’aucun appui pour opérer. Il n’avait pas peur d’une vache, même s’il craignait peutêtre les taureaux. Ni d’une femme, même s’il craignait néanmoins les hommes. Il disposait en lui d’une assise sur laquelle bâtir était possible. Il avait en lui une GrAINE. Pas de graine, pas de plante. 17


A-t-il fait cette graine lui-même ou était-il né avec elle ? La présence de cette graine ne relève d’aucun mérite de SA part. J.H. – Oui, toutefois, l’idée de la CULTIVEr, la résolution de la cultiver, était méritoire, et c’est lui qui est à son origine. V.H. – Il n’a rien fait de la sorte. Elle lui est venue de là d’où viennent TOUTES les impulsions, bonnes ou mauvaises – de l’ExTÉrIEUr. Si ce timide avait vécu toute son existence dans une communauté de lapins humains, s’il n’avait jamais lu le récit d’exploits de bravoure, s’il n’en avait jamais entendu parler, s’il n’avait jamais entendu quiconque en chanter les louanges ou exprimer combien il était envieux des héros qui les avaient accomplis, il n’aurait pas eu la moindre idée de ce qu’est la bravoure, pas plus qu’Adam n’avait conscience de la pudeur, et jamais d’aucune façon ne lui serait venue à l’esprit l’éventualité de dÉCIdEr de devenir brave. IL N’AUrAIT PAS PU CrÉEr CETTE IdÉE SPONTANÉMENT – il fallait qu’elle lui vînt de l’ExTÉrIEUr. Et donc, lorsqu’il a entendu vanter la bravoure et décrier la lâcheté, cela l’a réveillé. Il a eu honte. Peut-être bien que sa chérie lui a pincé le nez et lancé : « On me raconte que tu es un lâche ! » Ce n’est pas LUI qui est à l’origine de ce nouveau départ dans l’existence – c’est elle qui l’a fait pour lui. LUI ne doit aucunement se pavaner en s’en attribuant le mérite – ce mérite ne lui en revient nullement. J.H. – Oui mais, dans tous les cas, c’est bien lui qui a conduit la pousse de la plante après qu’elle a arrosé la graine. V.H. – Non. Ce sont les INFLUENCES ExTÉrIEUrES qui l’ont élevée. Au commandement – tremblant de tous ses membres – il s’est avancé sur le champ de bataille – en compagnie d’autres soldats et ce en plein jour, car il n’était pas seul dans le noir. Il avait l’INFLUENCE dE L’ExEMPLE, il a tiré son courage du courage de ses camarades ; il avait peur, il voulait fuir, mais il n’a pas osé ; il craignait de fuir, sous les regards de tous ces autres soldats. Il progressait, voyezvous – l’effroi moral de la lâcheté avait dépassé la peur physique d’être blessé. Avant même la fin de la campagne, l’expérience lui aura enseigné que ceux qui vont sur le champ de bataille ne sont PAS tous blessés – influence extérieure qui lui sera d’un grand secours ; et il aura également appris combien il est doux de s’entendre louer pour son courage et d’être acclamé avec force hourra 18


par des voix étranglées de larmes à mesure que le régiment usé par la guerre défile au pas devant les foules admiratives au son des tambours. À l’issue de quoi il sera aussi brave que n’importe quel vétéran de l’armée – et il n’y aura là ni l’ombre ni la suggestion du moindre MÉrITE PErSONNEL. Tout lui sera venu de l’ExTÉrIEUr. La Victoria Cross fait naître plus de héros que… J.H. – Attendez une seconde. En toute logique, à quoi bon devenir brave s’il n’en retire aucun mérite ? V.H. – Votre question trouvera elle-même sa réponse dans un instant. Elle implique dans la constitution de l’homme un détail important que nous n’avons pas encore abordé. J.H. – de quel détail s’agit-il ? V.H. – La motivation qui incite un individu à agir – la seule motivation qui l’incitera jamais à faire quelque chose. J.H. – La SEULE ? N’en existe-t-il donc qu’une ? V.H. – Une et c’est tout. Il n’en est pas d’autre. J.H. – Eh bien, il est certain que voilà une bien étrange doctrine. Quelle est donc cette seule et unique motivation qui pousse jamais un individu à agir ? V.H. – Son penchant spontané à SATISFAIrE SON PrOPrE ESPrIT – la NÉCESSITÉ de satisfaire son propre esprit et de GAGNEr SON APPrOBATION. J.H. – Allons, cela ne saurait être. V.H. – Et pourquoi donc, je vous prie ? J.H. – Parce que son attitude le placerait alors au rang de celui qui ne cherche jamais que confort et avantages personnels ; en revanche, il arrive souvent qu’un homme désintéressé n’agisse que pour le bien d’un autre individu alors même qu’il est clair que son action sera à son propre désavantage. V.H. – C’est là une erreur. L’acte doit LUI faire du bien, d’abord et avant tout ; sinon il ne le fera pas. Il peut peut-être penser qu’il le fait uniquement pour le bien de l’autre mais il n’en est rien ; 19


il ne fait que satisfaire d’abord son propre esprit – de manière absolue, les avantages qu’en retirera l’autre ne viennent qu’en SECONdE position. J.H. – Quelle étrange idée ! Que faites-vous alors de l’autosacrifice ? répondez à cette question, je vous prie. V.H. – Qu’est-ce que l’autosacrifice ? J.H. – Faire le bien pour un autre que soi lorsque ne peut résulter pour soi-même ni l’ombre d’un avantage ni même sa suggestion.


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