L’expérience multisensorielle de l’espace chez Luis Barragán et Peter Zumthor De l’architecture atmosphérique à l’architecture mémorable
Louis Français
Mémoire de master - sous la direction d’Elisavet Kiourtsoglou École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg – Juin 2019
Table des matières
Remerciements
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Avant-propos
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Introduction
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Partie I : Point de vue architectural | Entre procédés et effets : la création de stimuli sensoriels
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1. Entre matérialité, couleur et texture : la vue au service du toucher
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L’importance de l’expérience haptique Le pouvoir de la matérialité Faire parler les textures Mise en contraste Entre expérimentation et instinctivité Laisser parler les couleurs
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2. Entre odeur et traitement lumineux : le dialogue avec l’environnement extérieur Extraversion : l’ouverture sur le paysage Introversion : création d’un nouveau paysage L’importance de l’expérience olfactive
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3. Entre spatialité et dimensionnement : création d’un univers sonore Le travail du plein et du vide L’organisation autour du jardin L’eau créatrice de sonorités L’importance de l’expérience sonore
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4. Synthèse
Partie II : Point de vue de l’expérience | De la scénographie à l’expérience émotionnelle et atmosphérique
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1. Mise en condition préalable de l’usager, de la concentration à l’introspection : un travail par le négatif
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Recherche de la concentration psychique Le travail par l’ombre Le travail par le silence Page | 4
2. Entre flânerie et séduction : le parcours influencé
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Appâts immuables Appâts changeants Des principes de mise en valeur aux émotions
3. Séquençage scénographique : de la gradation à la variation, de l’adaptation ou bouleversement sensoriel
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Séquençage par gradation Séquençage par variation
4. Synthèse
Partie III : Point de vue de l’individu | Entre sens, mémoire et émotions 1. La nécessité de la multi-sensorialité : une expérience qui marque ?
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Vers une structure multisensorielle L’expérience marquante Peter Zumthor et l’expérience sensorielle totale
2. Complémentarité des sens et intermodalité
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Sollicitation de la mémoire corporelle Apparition de l’intermodalité
3. Entre architecture sensible et individu singulier : la multi-sensorialité révélatrice de réminiscences : une expérience qui rappelle ?
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De la mémoire sensorielle à la mémoire épisodique L’expérience révélatrice
4. Synthèse
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Conclusion
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Bibliographie
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Iconographie
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Remerciements
Je voudrais dans un premier temps remercier, ma directrice de mémoire, Madame Elisavet Kiourtsoglou, pour sa patience, sa disponibilité et surtout ses judicieux conseils, qui ont contribué à alimenter ma réflexion. Merci encore pour toutes ces conversations intéressantes partagées. Je remercie également Alexandra Pignol qui a su me guider, m’aiguiller lors de ma phase de recherche. Merci encore pour ses nombreux conseils et ces discussions passionnantes. Je tiens à remercier ma mère, Patricia Marquet, pour avoir relu et corrigé mon mémoire. Ses conseils de rédaction furent très précieux. Mes parents, mes amis, pour leur soutien constant et leurs encouragements.
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Avant-propos
Ce mémoire, qui rentre dans le cadre de l’obtention du diplôme d’état d’architecte, porte sur les caractéristiques, les procédés, les principes qui pourront nous permettre d’appréhender une architecture dite « sensible », une architecture capable de stimuler nos sens, d’attiser nos émotions ou encore de façonner notre mémoire. Le développement s’appuiera sur les œuvres de deux architectes qui me tiennent particulièrement à cœur : l’architecte mexicain Luis Barragán et l’architecte suisse Peter Zumthor. J’ai eu l’occasion, au cours de mon premier exercice de projet, d’étudier une des réalisations phares de Luis Barragán : la fontaine des amants, située en banlieue de Mexico. Lors de la découverte de cet ouvrage et par la même occasion, de cet architecte, demeurant encore inconnu pour le jeune élève que j’étais, tout m’a séduit. La parfaite harmonie des couleurs, la singularité des textures et des matériaux, les jeux de clairs obscurs, des reflets, des ombres, la gestion parfaite de l’intimité. C’est par le biais de l’étude de cette fontaine que j’ai commencé à m’intéresser à d’autres œuvres de l’architecte. Ce mémoire s’inscrit de surcroît dans la continuité du travail de recherche que j’ai pu effectuer préalablement sur cet architecte qui m’a souvent passionné et ému par son travail et sa philosophie architecturale. Quant à Peter Zumthor, c’est la modestie, l’honnêteté, la générosité, l’instinctivité de ses réalisations qui m’a souvent captivé. Cette simplicité qui en réalité cache une grande complexité, cette justesse de l’intégration de l’édifice de son milieu, cette volonté de donner un à un espace la capacité d’émouvoir une personne, sont les points clefs qui m’ont aiguillé vers ce choix pour réaliser mon mémoire. Ainsi ce dernier pourra, sans prétention aucune, évoquer les clefs de compréhension d’une architecture sensible. Une architecture capable d’émouvoir son usager, de lui faire vivre une véritable expérience sensorielle, afin de la rendre plus accessible pour tout architecte et également, de remettre la question du corps, de l’humain et des sens, au cœur de la conception architecturale.
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Introduction
Au quotidien, nous visitons, arpentons, parcourons des édifices, des bâtiments, des espaces avec lesquels nous nouons un lien sensible. En effet, sans y penser, nous entretenons à minima une relation visuelle et haptique avec l’architecture. Nous marchons sur un sol, nous regardons pour nous repérer, fait logique. Pourtant, n’avons-nous pas tous déjà visité un espace, un lieu qui nous a fait ressentir des sensations singulières, au point que cette scène vécue se soit figée dans notre mémoire ? N’avons-nous jamais vécu une expérience architecturale mémorable capable de stimuler nos sens, d’interpeller notre esprit, de bouleverser notre ressenti, de troubler nos émotions ? Probablement oui. Cependant comment cette architecture est-elle capable de nous faire ressentir une sensation ? Par quels moyens peut-elle toucher notre sensibilité et marquer durablement notre mémoire ? Ici naît tout l’enjeu de notre propos en aspirant à analyser, à interpréter et à appréhender les mécanismes et les principes qui composent cette architecture des sens afin d’en comprendre le fonctionnement et de potentiellement pouvoir intégrer ceux-ci dans le projet architectural. Cette démarche de conception d’une architecture sensible, d’une architecture révélatrice d’émotions, de sensations permet d’intégrer l’homme à son environnement bâti, de faire évoluer son statut en le faisant passer de simple spectateur à un véritable statut d’acteur. Ceci en créant une connexion sensible, un lien émotionnel entre lui et l’architecture qui l’entoure. Pour développer notre raisonnement, nous aurons recours à certaines notions que nous jugeons important de définir dès à présent. Tout d’abord les procédés, puis le principe de scénographie et enfin la notion de mémoire. Procédés : Les dispositifs architecturaux apparaîtront comme la clef de voûte de notre développement. Assurément, pour comprendre les fondements d’une ambiance, d’une scénographie, nous effectuerons un travail de repérage, de relevé, d’identification et d’analyse de ces actes et choix architecturaux. Le principe repose sur la création d’une grille d’analyse capable d’organiser une palette de dispositifs variés. Les procédés architecturaux révèlent des effets dont les stimuli sont la résultante. Chaque procédé émet une ou plusieurs stimulations qui seront possiblement perceptibles par l’usager et interprétables. L’intérêt est ici de traiter et de comprendre le potentiel des effets en termes de stimulation sensible. Page | 11
Scénographie : Les mises en scène, propre à chaque espace, à chaque édifice, à chaque architecte, marqueront une étape phare de notre développement car elles incarnent une réflexion sur la combinaison des dispositifs architecturaux et de leurs effets, dans le but de créer une ambiance singulière et de mettre le visiteur dans une condition voulue par l’architecte. Il sera substantiel d’observer et de caractériser leurs enchaînements qui pourraient avoir un fort impact sur l’expérience exploratoire de l’usager. Le terme de scénographie, qui définira dans notre cas un réglage précis de la mise en scène d’un espace, fait écho à notre réflexion principale qui met l’individu dans une position « d’acteur » et non de « spectateur ». Cette notion d’action, d’acte, d’expérimentation de l’espace semble apparaître, non pas comme une simple expérience mémorielle, mais plutôt comme une expérience sensible, sensorielle, un ressenti du lieu, de l’espace où nous nous trouvons, une expérimentation des éléments qui nous entourent. Mémoire : Les questionnements sur la mémoire illustreront et complèteront notre propos sous plusieurs aspects. En effet la mémoire sensorielle pourrait s’avérer essentielle pour la possible appréhension d’une expérience sensible, en se basant sur nos ressentis et explorations déjà vécues. De plus c’est cette dernière qui sauvegarde une trace de nos expériences, de notre existence et qui fait de nous un individu singulier. En outre, nous émettrons l’hypothèse que l’architecture émotionnelle pourrait être à la fois marquante pour la mémoire et révélatrice de souvenirs et d’émotions. Nous aspirerons alors à découvrir si le lien que nous entretenons avec notre passé et notre mémoire entre également dans ce processus de déclenchement émotionnel. Pour construire notre raisonnement, nous nous baserons sur les œuvres et les philosophies architecturales de deux architectes, Luis Barragán et Peter Zumthor. Ceux-ci présentant des contextes spatiaux-temporels très différents. Luis Barragán étant un architecte mexicain ayant exercé de 1920 à 1980 et dont la majorité de ses œuvres ont été construites aux Mexique, tandis que Peter Zumthor est un architecte suisse contemporain construisant en Europe occidentale. L’idée est, à partir d’une œuvre de chaque architecte, d’analyser procédé par procédé, choix par choix, mise en scène par mise en scène les effets de ceux-ci sur la perception du visiteur. Le choix de ces deux architectes découle de leur d’intérêt sans faille à la question de l’émotion de l’usager, de la mise en scène, des ambiances et des atmosphères comme peuvent le démontrer leurs divers entretiens et ouvrages. En effet, Barragán montrera à maintes reprises la nécessité d’apporter à l’usager certaines émotions
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pour rendre son expérience du lieu unique. Zumthor, quant à lui, estime que l’atmosphère dégagée par un espace est fondamentale.1 Cette analyse et compréhension détaillée de leur réflexion sur la question sensible a pour but de mettre en miroir les procédés utilisés, de les comparer et de parfois les distinguer. La différence d’environnement, de contexte et d’époque est, de plus, très intéressante car elle nous permet de dénoter que maints dispositifs sont similaires voire communs et qu’ils convergent dans un même esprit, dans un même but : émouvoir l’usager. Cette confrontation des œuvres, cette mise en parallèle des principes remarquables apparaîtra comme la méthodologie de notre développement. D’autres de leurs œuvres viendront ponctuellement élaborer et parachever notre propos. Pour appuyer et aiguiser notre raisonnement, les travaux et articles de l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa sur la phénoménologie, seront les pièces maitresses de notre développement afin de questionner la place du corps dans notre processus de perception. Son ouvrage Le regard des sens2, nous permettra d’appréhender les différents sens qui façonnent notre perception et leurs diverses caractéristiques, tout en mettant en avant la valeur fondamentale de chacun d’entre eux. Néanmoins, nous ne traiterons pas la thématique de la hiérarchisation des sens et de l’hégémonie de la vision qui sera utilisée tel un constat. Notre propos sera également développé à partir des écrits, des articles et des entretiens des architectes Luis Barragán et Peter Zumthor, ce dernier ayant notamment écrit un ouvrage sur la manière de concevoir et de penser l’architecture3 et les ambiances qui la composent.4 Si notre développement ne consistera pas à définir de manière véridique et absolue le concept d’ambiance ou d’atmosphère, il sera l’apport de clefs de compréhension quant à leur création, leur conception et leur fonctionnement afin d’objectiver davantage ce domaine, au demeurant encore partiel. Ainsi nous amorcerons notre raisonnement depuis l’échelle architecturale où des ouvrages comme Les couleurs de notre temps5, L’éloge de l’ombre6, ou encore Le répertoire des effets sonores7 nous permettrons notamment d’analyser, d’identifier et de comprendre avec précision les différents procédés architecturaux. La
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Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008 2 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010 3 Zumthor (Peter), Penser l’architecture, Bâle : Birkhäuser, 2010 4 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008 5 Pastoureau (Michel), Les couleurs de notre temps, Paris : Bonneton, 2003. 6 Tanizaki (Jun.ichirō), Eloge de l’ombre, Lagrasse, Verdier, 2011 pour la traduction française (Japon, 1933) 7 Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995
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thématique de la scénographie et de l’expérience sensible sera basée sur deux ouvrages particulièrement importants : celui de Marc Crunelle8 par son approche pluri-sensorielle, l’ouvrage Espace et lieu : la perspective de l'expérience9 de Yi-Fu Tuan qui nous permettra d’appréhender le concept d’expérience d’un espace et d’en comprendre les fondements. A travers ce propos nous tenterons de déterminer les fondements de cette architecture sensible capable de nous faire vivre un moment unique par l’expérience émotionnelle qu’elle pourrait nous faire ressentir. Peter Zumthor définit d’ailleurs l’architecture de cette manière : « Je plaide pour une architecture de la raison, pratique, qui parte de ce que nous sommes encore tous capables de connaître, de comprendre et de sentir. »10, une architecture compréhensible, pratique, agréable mais également sensible et capable de communiquer avec nos sens. Ainsi nous nous intéresserons premièrement à cette thématique de la conception : Comment créer une architecture qui parle aux sens ? Nous énoncerons ainsi l’hypothèse d’une mise en place de procédés architecturaux qui par leurs effets émettent et créent des stimuli sensoriels. Toutefois, le thème du fonctionnement de ces procédés reste entier : Comment chaque procédé stimule l’usager ? Comment fonctionnent ces dispositifs ? Ainsi, en étudiant les procédés par familles, par types comme la matérialité, la couleur, la texture, les percements, le traitement lumineux, la spatialité et le dimensionnement, nous pourrons envisager de comprendre leurs modes de fonctionnement en émettant l’hypothèse qu’un procédé pourrait être garant d’un effet capable lui-même de stimuler plusieurs de nos sens. Par la suite nous nous intéresserons à la façon d’engager l’usager dans une véritable posture de ressenti. Ainsi, l’interrogation reste entière, comment plonger l’usager dans une véritable expérience sensorielle et émotionnelle ? Nous émettrons par conséquent l’hypothèse d’une combinaison possible de procédés visant à créer de véritables mises en scène capables de traduire une palette d’ambiances et d’atmosphères diverses et variées. S’en suivra alors un travail d’analyse, d’appréhension et d’identification de ces scénographies remarquables grâce auquel nous pourrons émettre de nouveaux questionnements et hypothèses. Notamment, comment mettre l’usager dans une posture d’expérience sensorielle accrue ? En effet, existe-t -il une réflexion portée sur la mise en
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Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001. Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977) 10 Zumthor (Peter), Penser l’architecture, Bâle : Birkhäuser, 2010, page 24 9
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condition préalable de l’usager ? Par la suite, l’intérêt portera sur le parcours de l’usager au sein de l’édifice et sur la notion du déplacement. En effet, comment stimuler, invoquer, attiser les émotions de l’usager à travers l’expérience exploratoire de l’édifice ? Le concept d’un parcours influencé et séduit par des appâts et des leurres sera alors évoqué, tout comme l’idée d’une architecture pensée comme un processus de séduction (Appâts/Leurres) qui pourrait pousser l’usager à utiliser la totalité de ses sens. Afin d’affiner notre propos, un développement sera consacré à l’enchaînement de ces mises en scène dans le but d’appréhender la combinaison de celles-ci et de découvrir si la méthode employée détient la possibilité de dégager un effet sur le visiteur. Nous supposerons, en somme, l’existence d’un séquençage des scénographies. Par l’étude de ce séquençage, nous entreprendrons une distinction des différents types d’enchaînement afin d’en comprendre leurs effets, pouvant être très distincts, sur les potentielles réactions émotionnelles de l’individu. Afin d’aboutir notre propos, le troisième axe de notre développement sera consacré à la relation que l’usager noue avec l’expérience sensible qu’il fait de l’architecture. Nous nous intéresserons alors à la manière dont peut être conçue une expérience émotionnelle totale et marquante afin d’identifier les conditions sine qua non menant à la création d’une expérience sensible singulière. Quels sens devons-nous mobiliser ? Nécessitons-nous d’une expérience pluri-sensorielle ? Tels sont les questionnements qui nous permettront d’entrevoir le mécanisme d’ancrage d’une expérience donnée dans notre mémoire. Notre réflexion portera en outre sur l’entrelacement possible des sens et découlera alors sur la thématique des liens que ceux-ci peuvent entretenir ensemble. En effet, quelles relations les sens nouent-ils entre eux et avec la mémoire ? Pour finir, nous nous intéresserons au pouvoir révélateur et évocateur de l’architecture sensible en cherchant à comprendre comment elle sollicite notre mémoire afin de nous faire resurgir des réminiscences et des souvenirs. Ainsi nous interrogerons une architecture sensible, à la fois créatrice et révélatrice de souvenirs.
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Partie I | Point de vue architectural : entre procédés et effets : la création de stimuli sensoriels.
L’atmosphère, si complexe à appréhender et à définir soit-elle, repose avant tout sur la rencontre entre son usager et l’environnement physique, entre le récepteur et l’objet architectural. Ici, nous nous pencherons davantage sur la question de l’usager et de sa perception. Par la suite, la question architecturale semblera fondamentale pour développer la base de notre propos. Pour se faire, nous nous intéresserons aux différents types de procédés architecturaux capables, à travers leurs effets, de créer diverses stimulations sensorielles chez l’individu devenu acteur de l’espace et non plus un simple spectateur. En effet nous étudierons ces divers procédés à travers les œuvres de l’architecte mexicain Luis Barragán, chef de file de l’architecture dite « émotionnelle », mais également avec plusieurs œuvres de l’architecte suisse Peter Zumthor traitant lui aussi avec grand intérêt la question des atmosphères au sein des espaces architecturaux. Ce premier développement nous permettra d’analyser et d’interpréter ces différents procédés et de mettre en place une grille d’analyse qui pourra être applicable par la suite afin de créer une ambiance particulière dans un espace et d’emmener l’usager dans une véritable expérience sensible. L’intérêt ici, est de montrer par cette liste non exhaustive de procédés, la multitude de variétés utilisées mais également de démontrer qu’un seul procédé est capable de créer plusieurs effets agissant sur plusieurs de nos sens. Nous verrons ainsi que chaque architecte utilise des procédés qui lui sont propres mais nous constaterons parfois que certains sont similaires ou peuvent être mis en miroirs dans plusieurs de leurs édifices respectifs. Le développement se portera majoritairement sur deux œuvres : La Casa Estudio (1948), de Luis Barragán, une œuvre marquant sa phase de maturité et par conséquent, très représentative de sa philosophie architecturale. Cet édifice fut à la fois sa maison et son bureau. Parallèlement nous nous pencherons sur les Thermes de Vals (1996) de Peter Zumthor (1996), un bâtiment faisant office de centre thermal situé dans le canton des Grisons en Suisse.
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1. Entre matérialité, couleur et texture : la vue au service du toucher
Nous avons pu aisément constater que l'architecture du XXe siècle a été marquée par un modernisme obéissant à plusieurs concepts tels que le fonctionnalisme, l'économie de moyens, la standardisation, l'économie d'espace, le minimalisme, une certaine tentative de théorisation et codification de la beauté. En effet les modernistes tentent de théoriser une seule et unique vérité de l'architecture et de la beauté, aspect si subjectif et si difficile à appréhender. L'architecture se doit, durant cette époque, d'être belle. Un bâtiment devient une œuvre d'art à contempler même s’il répond de moins en moins au besoin de l'homme. Or, l'architecture ne dépasse-t-elle pas la simple définition de 1er Art du fait de son statut fondamental d'être au service de l'homme ? Comme nous l'indique Christian de Portzamparc11, l'architecte a une responsabilité que l'artiste n'a pas, il doit répondre de ses actes, car l'architecture se vit, l'architecture est faite pour l'homme et dispose d'une fonction primaire, celle d'abriter, de recevoir, d'être le réceptacle, l'habitat de l'homme. Ainsi Portzamparc nous met en garde contre la production en série, la machine à produire inéluctable, la recherche de l'unique beauté formelle ou de l'unique vérité. L'architecture n'est pas uniquement faite pour être contemplée et la vue ne peut être le seul sens sollicité pour apprécier l'architecture, même si elle est souvent désignée comme le sens par excellence en ce qui concerne la perception. L’architecture peut être ressentie par tous les sens, elle dépasse le simple phénomène de contemplation car elle est vécue, appropriée, habitée. On comprend alors que l'architecture n'est pas une œuvre créée dans l'unique destination d'être un objet esthétique et contemplé. Ainsi, l'intérêt pour le corps et ses émotions, ses ressentis et ses sens, revient peu à peu comme un thème fondamental de la conception. C’est ce que semble nous démontrer les architectes Luis Barragán et Peter Zumthor à travers une architecture qui rend l’individu acteur de l’espace en l’entrainant dans une expérience sensible et sensorielle. Luis Barragán évoque justement, que l’architecture devient de l’art quand « consciemment ou inconsciemment une atmosphère d'émotion
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De Portzamparc (Christian), Architecture : figures du monde, figures du temps : [leçon inaugurale prononcée le jeudi 2 février 2006], Paris : Collège de France : Fayard, 2007, pages 27-32
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esthétique est créée et quand l'environnement suscite un sentiment de bien-être. »12. En effet on retrouve cette résolution de mettre en lumière le corps et ses ressentis, les sentiments et l’atmosphère, tout en atténuant cette hégémonie de la vision. Un sens considéré pendant trop longtemps comme supérieur aux autres et comme le seul digne d’être satisfait. Or, en étudiant leurs œuvres, nous apercevons cette volonté de mettre à l’honneur d’autres sens à travers la disposition de divers procédés stimulants ceux-ci. Juhani Pallasmaa émet une critique sur cette hégémonie de la vision qui prend l’ascendant sur nos autres sens au point de nous exclure de l’espace, de nous rendre simplement spectateur. « L’œil hégémonique cherche à dominer tous les champs de la production culturelle et semble affaiblir notre capacité d’empathie, de compassion et de participation au monde. »13. Pallasmaa nous décrit un monde plongé dans une « hypervisualisation », où les images prennent une place très importante et tendent à nous éloigner d’une implication et d’une identification émotionnelle. On constate alors qu’il subsiste moins d’implication, moins de participation, la vue est alors un sens de la distance, qui nous met à distance. Ainsi nous pouvons réapprendre à stimuler nos autres sens et créer une véritable architecture sensible capable de stimuler ceux-ci simultanément. Nous verrons ainsi, à travers les œuvres des deux architectes Zumthor et Barragán, la possibilité qu’ils offrent à notre sens du toucher d’expérimenter leurs espaces.
L’importance de l’expérience haptique Le toucher, comme nous l’explique Marc Crunelle, est décrit davantage comme un système car il n’est pas définissable par un seul et unique organe (comme pourrait l’être la langue avec le goût et le nez avec l’odorat) et qu’il regroupe plusieurs formes de sensibilités. « La dénomination de « sens » n’est donc pas appropriée, c’est en réalité un « système » et non un organe. Aussi par toucher, entendrons-nous l’expérience sensorielle globale appelée HAPTIQUE et pas uniquement le tact. »14 En effet il détaille par la suite les différentes sensibilités cutanées que le sens du toucher peut nous apporter : nous sommes alors aptes à ressentir les pressions, les pressions profondes et la douleur, le froid, le chaud, mais il souligne également les sensibilités liées à la kinesthésie, à la somesthésie et à l’équilibre.15
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Barragán (Luis), entretien effectué par Salvat (Jorgue), « Luis Barragan : Riflessi messicani. Colloqui di modo», Modo, n°45, Milan, 1981 13 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 25 14 Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 17 15 Idem
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Nous constatons alors l’importante palette sensible que le toucher peut nous fournir tout en nous démontrant que ce sens peut être stimulé de diverses manières. Marc Crunelle distingue par ailleurs deux formes de toucher, l’une passive qu’il qualifie de toucher subit qui regroupe notre ressenti par rapport au vent, à la température et à l’humidité par exemple ; et le toucher actif qu’il considère comme un toucher exploratoire.16 Par toucher exploratoire on entend cette faculté de l’homme à se positionner dans une expérimentation sensible de l’environnement qui l’entoure à travers son sens tactile. Marc Crunelle différencie par ailleurs plusieurs stades de toucher exploratoire : l’un dit primaire17 , l’autre sensuel. Le premier est l’expérience de notre environnement que nous faisons en continu. Il est vu comme une protection corporelle, nous touchons, testons, ressentons alors pour évaluer notre milieu et nous y adapter. L’expérience la plus naturelle qui nous vient à l’esprit est l’expérimentation sensible que nous avons avec nos pieds. Ceux-ci nous donnent bon nombre d’informations sur notre environnement, comme la géométrie du sol, la pente et la distance par exemple, afin de l’appréhender de la meilleure façon possible (dans le but de garder notre équilibre, d’éviter toute chute). Le toucher sensuel18,lui, marque une phase d’expérimentation plus développée. Ici, l’individu entre dans un stade exploratoire qui lui donne envie de tester son environnement, de l’expérimenter de façon plus approfondie afin de s’y adapter du mieux possible. En effet, l’homme utilise ce sens dans la recherche du confort, du bien-être, il tend à modifier son environnement pour qu’il lui soit plus agréable, plus ergonomique, plus confortable. Ainsi l’homme, aspire au fil du temps en apprenant de ses expériences tactiles, à adapter son environnement et notamment son espace de vie. L’architecture est de ce fait le support principal de cette expérience haptique. L’homme s’adapte et influence sa manière de penser l’architecture à travers les époques, il recherche un environnement frais en été, chaud en hiver, des escaliers adaptés et ergonomiques, des matières douces et agréables, du mobilier confortable où justement il ne sent plus de gènes et pour ainsi dire « ne ressent plus son corps ».19 L’homme adapte son espace afin d’être dans une position de confort et de pouvoir se détacher de ce toucher
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Kinesthésie : Perception consciente de la position et des mouvements des différentes parties du corps. D’après le dictionnaire Larousse. Somesthésie : Domaine de la sensibilité qui concerne la perception consciente de toutes les modifications intéressant le revêtement cutanéo-muqueux, les viscères, le système musculaire et ostéo-articulaire. D’après le dictionnaire Larousse. Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 18 17 Idem, page 17-20 18 Idem, page 20 19 Idem
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primaire de protection. Comme nous l’indique Marc Crunelle : « Ce que nous appellerons la fonction tactile des aménagements intérieurs tout comme l’ergonomie, sera l’ensemble des moyens mettant nos fonctions tactiles « primaires » en veilleuse et notre être communiquant en éveil, par le fait d’un transfert énergétique d’un « côté » à « l’autre ».20. Nous réalisons alors, d’après ce terme de transfert énergétique, que cette atténuation du toucher primaire permet d’accentuer et de développer d’avantage le toucher exploratoire sensuel dans lequel l’individu fait l’expérience et prend conscience de la matière, de la texture et de la matérialité.
Le pouvoir de la matérialité Dès lors, on réalise que de nombreux procédés architecturaux vont pouvoir stimuler ces différentes sensibilités que réunit à lui seul le sens du toucher. Ainsi nous étudierons en premier lieu les procédés architecturaux se rapportant au choix de matérialités, de textures, de traitements, de couleurs, présents dans les œuvres respectives de Peter Zumthor et Luis Barragán, pouvant, grâce à leurs effets, stimuler nos différents sens. La « matérialité » est un terme et un thème central de notre réflexion architecturale, toutefois celle-ci reste encore difficile à définir. Sa définition dans le dictionnaire n’exprime en aucun cas l’aspect architectural auquel elle pourrait s’apparenter. Nous pouvons lire : « Matérialité : Caractère, nature de ce qui est matériel ; circonstance matérielle qui constitue un acte : Contester la matérialité d'un fait. »21 ou encore « Caractère de ce qui est matière ; Caractère d'où résulte une tendance à ne s'attacher qu'aux valeurs matérielles. »22sans jamais trouver de lien avec la thématique des matériaux ou de la construction. En approfondissant nos recherches, nous trouvons une définition proposée par le centre de recherche de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille : La matérialité semble se définir en étroite relation avec la matière et les matériaux, par contraste avec eux, tout en y renvoyant sans cesse. Elle peut en effet être considérée comme la deuxième étape de mutations progressives, d'abord de la matière, dite "première" voire pour certains "naturelle", devenue matériau par transformation physique (chimique) ou psychologique (culturelle). Ensuite la matérialité en tant que mise en œuvre spécifique 20
Idem Larousse, Dictionnaire de français, Définition de matérialité, Disponible en ligne, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/matérialité/49839 22 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Ortolang, Définitions de matérialité, disponible en ligne, http://www.cnrtl.fr/definition/matérialité 21
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des matériaux entre eux, devient langage. Elle produit des effets qui dépendent des matières mais ne s'y réduisent pas. Le matériau renvoie à la sensation, au sensible, à l'expérience esthétique quand la matérialité renvoie au sentiment, à l'émotion, au mode de pensée.23
Ainsi nous comprenons que la matérialité est capable de produire des effets sur l’usager qui dépendent des matériaux et des matières dont elle est constituée, mais pas seulement, la matérialité dépasse le simple stade de la relation sensible et s’intercale entre l’individu et les matériaux, la matérialité devient un vecteur d’émotion. Nous porterons alors une attention particulière à étudier les effets propres aux matériaux mais également la résultante de leurs combinaisons qui paraît fondamentale. Peter Zumthor rappelle de surcroît l’importance de la matérialité dans son œuvre architecturale en évoquant l’Harmonie des matériaux comme une composante fondamentale dans la création d’une Atmosphère.24 Pour Zumthor, cette harmonie des matériaux se définit par un accord des matériaux entre eux afin de créer un effet, une vibration. La justesse du contraste entre ceux-ci est importante et doit être mesurée. Les matériaux ne doivent pas être trop éloignés ou au contraire trop proches afin de garder la force de l’effet et provoquer chez l’usager une expérience émotionnelle.
Figure 1 Vue du village de Vals et de ses toits en Gneiss
23 Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille (ENSAPL), LACTH Laboratoire de recherche, Domaine Matérialité, consulté le 02/04/18, disponible en ligne, http://www.lille.archi.fr/domaine-materialite__index--2030807.htm 24 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, page 23
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Si nous analysons attentivement les Thermes de Vals de Peter Zumthor, nous pouvons constater la grande considération portée au choix des matériaux et à leur mise en œuvre. On note l’utilisation des pierres et des roches locales : des pierres plates de Gneiss ou de Micaschiste. Cette décision découle à la fois d’une volonté évidente de faire écho au site en reprenant la pierre servant à fabriquer les toits des maisons alentours (figure 1) et également d’une réflexion sur les propriétés physiques de ce matériau : « étanchéité, protection au feu, haute résistance à la traction, à la rupture, au gel, à l’abrasion. »25 De surcroît, les possibilités techniques qu’offre cette pierre intéressent davantage Peter Zumthor car celle-ci, suivant son extraction, son traitement, peut donner lieu à une grande diversité de texture : « Les pierres taillées sont désignées suivant la manière dont elles sont travaillées – sciées, brisées, délitées-, leurs surfaces sont sciées, bouchardées, sablées, polies.»26 Les textures viennent alors jouer un rôle important dans l’expérience sensible de l’usager et dans la fabrication de l’atmosphère puisqu’elles invitent l’homme à explorer tactilement la matière, attisent sa curiosité, lui proposent une expérience parfois inédite. De plus, le matériau allié de sa texture est capable de créer d’autres effets, notamment sonores, lumineux et olfactifs.
Faire parler les textures Dans l’architecture de Barragán, on remarque particulièrement ce jeu de textures et de matériaux. On note la présence de différentes textures, certaines très rugueuses avec beaucoup de reliefs qui vont accrocher la lumière et, peut-être, par leurs côtés râpeux, répulseront notre envie de sentir cette surface, d’autres en parallèle avec des surfaces beaucoup plus lisses, douces, agréables qui viendront réfléchir davantage la lumière et nous donnerons envie d’explorer tactilement ce matériau. Nous pouvons constater à travers la figure 2 la variété de textures mises en œuvre dans cet édifice. Nous retrouvons en effet un mur rouge très rugueux absorbant énormément la lumière, ne permettant sur sa surface aucune réflexion tandis que d’autres murs en arrièreplan semblent renvoyer davantage de luminosité. Sur la figure 3 Barragán utilise un matériau très brillant : le carrelage, qui émet une grande réflexion. En revanche le mur rouge, plutôt lisse, renvoie énormément de lumière. Le carrelage vient alors réfléchir celui-ci de manière
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Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter) et Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich : Scheidegger & Spiess, 2007, page 28 26 Idem, page 29
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Figure 2 Complexe Hippique à Los Clubes, mise en scène des textures
Figure 3 Arrivée dans le salon, Casa Gilardi, Mexique
importante au point de le prolonger tel le ferait un miroir. Le mur bleu en arrière-plan détient quant à lui plus de relief et absorbe davantage, il s’efface, laissant le mur rouge attirer notre attention. Ici le réglage de la mise en scène créée par cet éventail de textures et de matériaux distincts vient modifier, altérer, brouiller notre perception spatiale tout en bouleversant nos sens. Nous distinguons plus difficilement les différents plans, les distances, les profondeurs, les dimensions. L’obscurité du sol très réfléchissant est mise en contraste avec la puissante luminosité du plafond blanc. Le plafond et le sol viennent quant à eux s’effacer, à tel point, que ce monolithe rouge demeure seul dans un espace dont on imagine difficilement les limites physiques. Cette mise en scène conçu par Barragán démontre à quel point l’importance du contraste entre les matériaux et sa bonne maîtrise est importante pour créer des effets capables de bouleverser notre sensibilité et notre perception. Nous considérons alors que le choix des matériaux et de leur texture détiendra un rôle élémentaire dans la fabrication d’une ambiance. C’est par ailleurs ce que Peter Zumthor explique dans son ouvrage Atmosphères en tentant d’objectiver les différentes composantes qui semblent façonner une atmosphère dans un espace, il en évoque notamment plusieurs se rapportant au toucher. En effet, il aborde la thématique de l’harmonie des matériaux mais également celle de la température de
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l’espace.27 Cette dernière évoluera en fonction des différents espaces, des matériaux et de leurs propriétés physiques. Zumthor met ici en évidence l’importance du toucher actif (un toucher exploratoire conscient et voulu avec lequel nous ressentons les textures notamment), explicité par Marc Crunelle28 mais également l’importance du toucher passif, le toucher subit qui nous fait ressentir le climat ambiant de l’espace dans lequel nous nous situons. On remarque que les matériaux sont capables par le biais de leurs propriétés physiques, de leurs textures, de stimuler plusieurs sensibilités tactiles mais également d’activer d’autres sens par leurs odeurs, leurs propriétés de réflexion, de matité, de résonnance, de réverbération, etc. Ces propriétés pouvant elles-mêmes varier selon les conditions dans lesquelles se trouve le matériau en question. Pour son centre thermal, Peter Zumthor prend un parti-pris de taille en choisissant un unique traitement pour l’entièreté de son édifice : la pierre de Gneiss, décrite précédemment, donnant un effet monolithique, un effet de massivité à l’édifice afin qu’il s’intègre dans ce paysage montagneux comme si celui-ci avait toujours été là. Cependant, Peter Zumthor porte une grande réflexion quant au traitement de cette pierre sur les murs. Il met en place un motif sur les parois murales grâce à la juxtaposition de strates de pierre qui, malgré un aspect pouvant paraître aléatoire, découle d’une véritable logique rythmique et constructive. En effet si les strates sont de hauteurs variables, la somme de trois strates consécutives est toujours égale à 15 cm, facilitant ainsi la mise en œuvre29. L’effet d’horizontalité créé par le traitement des parois est alors total. L’horizontalité apporte une dynamique, un mouvement ; les strates créent des lignes de fuites et accentuent les perspectives en semblant indiquer un mouvement, un parcours à l’usager. (Figure 4) L’architecte dépasse ici la simple volonté esthétique et plastique pour créer un véritable effet de mise en scène : dans cette stratification, le parement de pierre est taillé à l’échelle humaine créant un effet rassurant pour l’usager. Sa texture accroche la lumière et devient un support de réflexion pour les effets lumineux mis en place et pour les reflets de l’eau des bassins animant alors l’espace en engendrant un mouvement continu. De plus, la pierre, omniprésente dans le bâtiment et mise en valeur par un panel de dispositifs lumineux, amène l’usager à une phase d’exploration tactile. Sa surface quelque peu rugueuse garde les traces de l’eau
27 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure, Basel : Birkhäuser, 2008, page 33 28 Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 17 29 Copans (Richard), Les thermes de pierre (The Stone Thermal Bath), Documentaire Arte, Section architecture France, 2000
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temporairement, racontant ainsi une histoire éphémère du lieu dans lequel nous nous trouvons. (Figure 5) Ici Zumthor fait le choix d’une unique matérialité qui, combinée avec d’autres procédés architecturaux, crée une grande variété de stimuli sensoriels. Il vient ici trouver une dualité matérielle entre la pierre et l’eau sans chercher à apporter d’autres contrastes. Seule l’horizontalité est quelquefois mise en tension avec quelques rares éléments verticaux (tuyaux en laiton, barreaux de garde-corps) afin, semble-t ’il, t’attiser le regard ou la curiosité de l’usager.
Figure 4 Les strates de pierre, vectrices d'un mouvement
Figure 5 Texture de la pierre mouillée, les traces apparaissent
Mise en contraste Si Zumthor choisit le parti-pris d’un unique contraste entre la pierre et l’eau, éléments symboliques de ce site montagneux, Barragán use d’une multitude de contrastes matériels, mettant souvent en relation au sein d’un même espace des matériaux très distincts aux propriétés très éloignées. Par exemple nous retrouvons le bois mis en tension avec le béton souvent couvert d’un enduit lui conférant sa texture propre. Il varie fréquemment la texture ou la matérialité d’un pan de mur à l’autre, permettant ainsi de mettre en place un jeu de profondeur plus ou moins explicite. Par ailleurs le type de matériau choisit est fondamental Page | 26
dans le sens où un matériau détient des capacités thermiques et texturales particulières. En effet le bois, les tissus retiendront davantage la chaleur, seront plus doux, plus agréables au toucher tandis que la pierre, le carrelage, les cuirs demeureront plus froids. Dès notre entrée dans la Casa Estudio de Luis Barragán, le corridor applique ce procédé de contraste entre les matériaux, nous retrouvons des enduits clairs et un sol de pierre volcanique foncé allié d'un bois sombre afin de faire ressortir l'ensemble. (Figure 6) L’effet est de mettre en valeur une fonction, d'intriguer, d'attirer la curiosité pour un élément. On peut voir ici la dualité de cet espace, le plafond et le mur droit jaune en contraste avec le sol de pierre noir, le banc et le mur couverts de bois sombre. (Figure 7 et 8) Nous constatons l’idée de créer un lieu pour l'assise. Celle-ci est marquée par le choix d’un matériau chaleureux, travaillé avec une texture polie et vernie qui apporte une brillance attirant l’œil et une odeur spécifique qui invite l’usager à s’assoir ; tout en soulignant la fonction première de l'espace. En effet la linéarité de l’enduit jaune qui file jusqu’au fond du couloir met en exergue cette fonction de circulation. Le mur rose que nous apercevons subrepticement apparaît comme un élément intriguant et nous savons d'ores et déjà qu'une autre ambiance nous attend au fond de ce corridor. (Figure 9) Ainsi nous pouvons voir que dans cet espace les choix opérés par Barragán sur la matérialité et les procédés mis en œuvre comme la mise en tension, la mise en contraste des matériaux, des textures, des couleurs viennent par leurs effets stimuler plusieurs de nos sens simultanément.
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Figure 6 Vue du corridor originale
Figure 7 Dualité colorimétrique
Figure 8 Mise en contraste, entre clarté et obscurité
Figure 9 Invitation à parcourir
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Entre expérimentation et instinctivité Si Peter Zumthor porte une grande attention aux dimensions, aux proportions, à l’harmonie des matériaux, à la spatialité, il se place avant tout dans une démarche expérimentale. En effet l’architecture peut parfois se passer de théories et se baser sur notre ressenti, sur nos sens, sur notre instinct comme nous l’explique Peter Zumthor dans son ouvrage Penser l’architecture : « La réalité de l’architecture c’est le concret, ce qui est devenu forme, masse et espace, son corps. Il n’y a pas d’idées en dehors des choses. »30 Il voit ainsi l’architecture d’une manière concrète, d’une vision constructive, expérimentale et en se détachant des théories existantes, il fonde ses propres choix sur une démarche sensible, une conception basée sur son ressenti et ses émotions : Qu’est-ce, au fond, que la qualité architecturale ? Pour moi, c’est relativement simple. La qualité architecturale, ce n’est pas avoir sa place dans un guide d’architecture ou dans l’histoire de l’architecture ou encore être cité ici ou là. Pour moi, il ne peut s’agir de qualité architecturale que si le bâtiment me touche. Mais qu’est-ce qui peut bien me toucher dans ces bâtiments ? Et comment puis-je le concevoir ?31
Ce procédé est louable, pourquoi ne pas écouter notre propre ressenti ? Chez Zumthor cette faculté à laisser parler son ressenti se retrouve également dans sa démarche de conception. En effet dans son bureau d’architecture, chaque procédé, espace, édifice est expérimenté en maquette, avec des essais de matériaux, de dispositifs lumineux afin d’obtenir l’effet et l’émotion voulus.32 Luis Barragán travaille aussi dans une démarche exploratoire et expérimentale, c’est d’ailleurs sa maison-atelier, la Casa Estudio, qui lui servira de terrain d’essais pendant plusieurs années. Barragán l’a construite progressivement, en y effectuant diverses expérimentations quant aux matériaux, aux dimensionnements, au mobilier, aux dispositifs lumineux, aux méthodes constructives, mais par-dessus tout, pour y réaliser des tests de couleurs. Cette couleur qui marquera tant son empreinte et sa ligne architecturale car si Peter Zumthor décrit comme essentielle l’Harmonie des matériaux, Barragán, lui, y répond par une recherche d’harmonie et de cohérence chromatique. Luis
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Zumthor (Peter), Penser l’architecture, Bâle : Birkhäuser, 2010, page 37 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure, Basel : Birkhäuser, 2008, page 11 32 Havik (Klaske), Tielens (Gus), « Concentrated Confidence A Visit to Peter Zumthor », Buildind Atmopshere Magazine OASE, n°91, 2013, pages 59 à 82 31
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Barragán évoque notamment, lors d’un entretien, son travail d’expérimentation sur les couleurs et l’importance de celles-ci à son égard : Dans mon activité d'architecte, les couleurs et les lumières ont toujours été une constante d'importance fondamentale. Les deux sont des éléments dans la création d'un espace architectural, car les conceptions peuvent varier. [...] J'insiste avant tout sur l'étude de la couleur : Avant de décider de la bonne tonalité que j'ai l'intention d'utiliser, je fais divers tests pour vérifier l'effet et étudier les échantillons en petits et grands panneaux, en évaluant les résultats.33
Laisser parler les couleurs Le traitement chromatique des espaces est un procédé récurrent dans l’architecture de Luis Barragán. Dans ses œuvres, nous pouvons constater que ce sont davantage les couleurs dites chaudes qui sont mises en avant. La plupart étant utilisées dans les pièces à vivre afin que les parois colorées puissent donner au lieu une ambiance chaleureuse et amener comme le dit lui-même Luis Barragán dans son discours pour le prix Pritzker : la joie et la sérénité.34 Fréquemment, nous distinguons alors à l’intérieur de ses bâtiments des teintes allant du rouge au mauve en passant par le rose, des teintes jaunes, dorées, orangées conférant alors à l’espace une impression plus chaude, plus vive, plus joyeuse. Dans chaque espace, chaque teinte découle d’une réflexion poussée sur son intégration avec son environnement proche. Ainsi Barragán porte beaucoup d’importance à l’harmonie colorimétrique. Il joue donc sur des contrastes en juxtaposant des murs colorés avec des murs blancs afin que ces derniers mettent en valeurs et accentuent davantage l’effet des parois colorées. Les murs blancs deviennent alors supports de réflexions et réfléchissent également la couleur selon leur traitement et leur texture (un blanc brillant qui réfléchira, un blanc mat absorbera, un blanc disposant d’une texture plus rugueuse accrochera davantage la lumière, etc.). De plus nous observons une certaine volonté de complémentarité des couleurs mises en place par Barragán, l’utilisation récurrente des couleurs chaudes vient contrebalancer les couleurs froides présentes dans l’environnement comme le vert de la végétation ou le bleu du ciel. (Figure 10)
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Barragán (Luis), entretien effectué par Salvat (Jorgue), « Luis Barragan : Riflessi messicani. Colloqui di modo», Modo, n°45, Milan, 1981 34 Barragan (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980.
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Figure 10 Harmonie des couleurs entre l'architecture et son environnement
Si la couleur est mise en contraste avec les différents matériaux et dispositifs architecturaux qui composent chaque espace de Barragán, Michel Pastoureau – auteur d’un ouvrage sur les caractéristiques et le pouvoir évocateur des couleurs – nous explique que chacune d’elle détient une symbolique particulière qui nous évoque certains sentiments et émotions particulières. Le jaune est décrit comme la « couleur de la lumière et de la chaleur. La plus lumineuse des couleurs, on teint en jaune ce qui doit se voir. » mais encore la « Couleur de la joie, de l'énergie, du mouvement. […] Couleur du déclin, de la mélancolie, […] Couleur très lumineuse, dynamique, chaleureuse, rayonnante, capable d’accentuer l’impression de soleil. »35 On retrouve cette idée que le jaune apporte une certaine impression de mélancolie, or la nostalgie apparaît comme une thématique principale de l’œuvre de Barragán : « La nostalgie est la conscience poétique de notre passé personnel, et comme le passé de l'artiste est le moteur de son potentiel créatif, l'architecte doit écouter et
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Pastoureau (Michel), Les couleurs de notre temps, Paris : Bonneton, 2003, page 111
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écouter ses révélations nostalgiques. »36 Les tons rouges sont également récurrents dans l’architecture de l’architecte Mexicain, comme le dit Michel Pastoureau, c’est « La couleur par excellence », une couleur capable de tenir le rôle de signal, de marque, permettant d’attirer le regard, de surprendre, de capter l’attention. C’est également « La couleur du dynamisme et de la créativité, une couleur qui bouge, qui attire, qui semble proche (contrairement au bleu qui paraît lointain). »37 Une couleur capable en somme d’attirer l’œil et par conséquent d’attirer le visiteur même si Barragán la laisse parfois timidement entrevoir. C’est également la « Couleur de l’amour et de l’érotisme »38 en effet nous verrons que l’architecture émotionnelle développée par Barragán est également une question de séduction. L’orange, quant à lui, est décrit comme une couleur souvent difficile à reproduire telle qu’on pourrait la trouver dans la nature, on constate souvent une perte d’éclat, toutefois, « avec une belle régularité, l’orangé […] peut cependant être signe de santé et de dynamisme ».39 Ainsi on retrouve dans les choix de couleurs de Luis Barragán une volonté d’apporter des teintes lumineuses, chaudes, dynamiques, captivantes capables d’interpeler l’usager et de l’amener dans une ambiance chaleureuse où la joie et la sérénité règnent. Luis Barragán met ces tons chauds en contraste avec des teintes plus claires comme le gris ou le blanc qui elles aussi détiennent un fort pouvoir symbolique. Pastoureau décrit d’ailleurs le gris ainsi : « C'est probablement pour les peintres et pour les photographes, la couleur la plus riche, celle qui autorise le plus de jeux de lumière et de camaïeux les plus subtils, celle qui fait "parler" avec le plus de précision et de volubilité toutes les autres couleurs. »40 Le gris, par le contraste qu’il crée avec les autres couleurs, tient le rôle d’un catalyseur en accentuant et mettant en valeur les autres couleurs à proximité tout en s’accordant avec elles. Le blanc délivre une qualité similaire en s’effaçant derrière les autres teintes tout en renforçant les effets de ces dernières, le blanc évoque alors la « […] couleur de la simplicité, de la discrétion, de la paix, modestie de l'apparence" […] discrétion, neutralité. »41 Le blanc, évoquant la pureté, se fait alors plus discret pour permettre aux autres couleurs de s’exprimer davantage. Par ailleurs Luis Barragán fait le choix d’utiliser ces couleurs pour donner un regain d’énergie à ceux-ci, on constate l’utilisation des parois colorées dans les espaces 36
Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980. Pastoureau (Michel), Les couleurs de notre temps, Paris : Bonneton, 2003, page 156 38 Idem 39 Idem, page 138 40 Pastoureau (Michel), Les couleurs de notre temps, Paris : Bonneton, 2003, page 98 41 Idem, page 31 37
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d’actions comme le séjour, la salle à manger, les pièces à vivre tandis qu’il les utilise avec parcimonie ou les délaisse entièrement dans des espaces nécessitant une atmosphère plus calme et reposante telle que les chambres ou la bibliothèque. La couleur apparaît chez Barragán comme un outil donnant à la matérialité plus d’éclat, à l’espace plus de lumière et de chaleur grâce à cette stimulation visuelle pensée de manière harmonieuse en jouant sur des contrastes colorimétriques dosés avec justesse. La stimulation visuelle offerte par la couleur ainsi que la symbolique qu’elle évoque est alors créatrice d’émotion chez l’usager.
2. Entre odeurs et traitements l’environnement extérieur
lumineux :
le
dialogue
avec
Si nous avons pu voir auparavant que Peter Zumthor et Luis Barragán portaient beaucoup d’attention à l’harmonie des matériaux, à la cohérence des textures ou encore à la concordance des couleurs, ils proposent également une grande réflexion sur les ouvertures de leurs bâtiments sur l’extérieur et sur les dispositifs lumineux mis en œuvre. Si le toucher comme nous l’avons vu, est un sens qui prend une part active à l’expérience sensible, la vue, dont on a souvent vanté la prédominance sur les autres sens, est avant tout sensible à la lumière. Cette dernière, par des phénomènes d’absorption, de réflexion et de réfraction, nous permet d’appréhender l’environnement qui nous entoure. Les architectes, à travers les époques, ont souvent porté beaucoup d’importance au traitement de la lumière au sein de leurs édifices notamment pour des questions pratiques mais plus actuellement pour mettre en valeur certains lieux, certains détails, et ainsi apporter une qualité supplémentaire et une ambiance particulière à leurs espaces. Pour Peter Zumthor, le traitement de la lumière est une composante fondamentale du processus de création de l’atmosphère. Il se pose alors la question sur le traitement lumineux, la réaction de la lumière avec les surfaces, les textures, les réflexions, les matériaux, les ombres.42 Souvent Peter Zumthor opère un travail d’expérimentation en maquette afin de comprendre comment agit la lumière sur les espaces, mais également pour comprendre où tombe la lumière, les ombres. Il pense alors l’édifice comme une masse d’ombre et par la
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Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure, Basel : Birkhäuser, 2008, pages 57-59
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suite commence à travailler la lumière en plaçant les ouvertures, les fentes, les failles, les luminaires, etc.43 De surcroît, le traitement lumineux d’un édifice est fondamentalement lié à la relation que le bâtiment entretient avec l’extérieur. Peter Zumthor parle même de la tension entre l’intérieur et l’extérieur, c’est, en d’autres termes, l’idée de faire parler l’œuvre architecturale avec son environnement extérieur.44 Nous verrons alors qu’une multitude de procédés et dispositifs architecturaux sont possibles afin de sublimer, d’accentuer ou au contraire d’atténuer cette tension avec l’extérieur dans le but de produire des effets diversifiés en agissant notamment sur les types d’ouvertures, leurs dimensions et leurs proportions. Cette réflexion sur les percements permettra alors aux architectes d’ajuster et de maitriser les degrés d’intimité, le traitement lumineux, le niveau d’obscurité et de pénombre, mais encore de suggérer ou non certains éléments de leur architecture et ainsi de tenir un certain suspens sur ce qui pourrait se passer à l’intérieur de leur édifice. Si nous mettons en avant deux œuvres emblématiques des architectes Peter Zumthor et Luis Barragán, à savoir les Thermes de Vals et la Casa Estudio, nous ne pouvons négliger la différence contextuelle évidente entre les deux projets. Le premier étant construit en Suisse à la fin du XXe siècle dans un petit village Alpin au creux d’une vallée, l’autre dans la banlieue de la capitale Mexicaine au milieu du XXe siècle. Les sites respectifs des deux projets sont en effet totalement opposés, le premier étant situé en pleine montagne, dans un lieu calme et paisible, presque retiré du monde dans un climat continental, tandis que l’autre est localisé en pleine ville de Mexico, dans un contexte beaucoup plus mouvementé, bruyant, pollué où le climat très aride fait partie intégrante de sa conception architecturale. Ainsi les deux architectes ne porteront pas la même réflexion quant à la relation que leur édifice nouera avec l’extérieur. Toutefois nous verrons que certaines similitudes peuvent être identifiées.
Extraversion : l’ouverture sur le paysage Peter Zumthor affiche notamment une architecture très ouverte sur l’extérieur, une architecture contemplative du paysage environnant. Ainsi on retrouve une relation avec le paysage rocheux montagnard très marquée comme nous l’explique Sigrid Hauser :
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Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure, Basel : Birkhäuser, 2008, page 59 44 Idem, page 45
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L’architecture encadre, partage, centre le paysage et ses particularités, et ce qui, sur place, permet de faire l’expérience de la structure du corps du bâtiment, devient le thème de la photographie : la vue sur le versant escarpé de l’autre côté de la vallée, sur les toits de pierres du village, sur les sommets des montagnes à l’horizon.45
Les Thermes de Vals sont conçus de telle sorte que les ouvertures se concentrent sur une seule et unique façade tournée vers la montagne. En effet le reste de l’édifice étant enterré ou semi-enterré, un seul côté est en relation avec le paysage. Nous constatons alors une succession de pleins et de vides, avec des percements aux dimensions variées. Nous assistons à la présence de grands cadrages, pour les espaces de terrasse et de détente, et également à la présence de plus petites ouvertures destinées à des espaces de soins particuliers nécessitant plus d’intimité. (Figure 11) Comme nous l’explique Peter Zumthor dans une interview, les Thermes de Vals sont conçus telle une carrière creusée dans la montagne, où les blocs de pierres subsistent encore. Il imagine alors le bâtiment comme une grande masse qu’il vient extruder en retirant ces blocs de pierre « Du haut en bas, […] aussi vers le côté, et ce qui reste sont des toits ou des fragments de toits. »46 Ici Peter Zumthor noue une relation unique entre son bâtiment et son environnement tout d’abord au niveau symbolique (en liant l’idée de la carrière de pierre au contexte montagneux) mais également en termes de matérialité avec l’omniprésence de la pierre locale et de l’eau. Les grandes ouvertures jouent ce rôle de cadrage et permettent d’amener des fragments de paysages à l’intérieur du bâtiment. (Figure 12) Zumthor crée alors un rappel perpétuel au contexte en invitant, grâce à ces ouvertures de grandes dimensions, à la finesse et à la légèreté de la mise en œuvre technique, l’extérieur à l’intérieur. Ainsi comme nous l’explique Sigrid Hauser : « L’environnement est intégré – extroversion à l’intérieur de frontières protectrices. »47Zumthor, par ces larges ouvertures mises en contraste avec la massivité de son édifice, crée un effet de protection pour que l’usager se sente à l’aise. Ce dernier se retrouve dans une sensation de confort tout en gardant un lien fort avec l’extérieur afin de nous rassurer et de nous donner une véritable sensation de liberté et d’ouverture sur le paysage comme si l’on ressentait la protection d’une cage sans jamais en voir les barreaux.
45
Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter) et Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich: Scheidegger & Spiess, 2007, page 30 46 Copans (Richard), Les thermes de pierre (The Stone Thermal Bath), Documentaire Arte, Section architecture France, 2000 47 Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter) et Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich: Scheidegger & Spiess, 2007, page 30
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Figure 11 Façade des thermes de Vals
Figure 12 Espace de dĂŠtente, cadrage sur le paysage
Introversion : création d’un nouveau paysage Si Zumthor profite de la grande opportunité que le paysage lui offre, Barragán, dont la majorité de ses œuvres se situent dans un contexte urbain, propose une réflexion distincte. En effet si le milieu extérieur urbain est jugé comme plus chaotique, désagréable, bruyant, pollué, l’architecte mexicain opte pour une certaine mise à distance par rapport à ce milieu. Ainsi, c’est Barragán, à travers ses patios et ses jardins, qui vient recréer un nouveau paysage, là où Zumthor utilise davantage le panorama environnant. Luis Barragán, lui, porte une grande considération au dimensionnement de l’architecture et notamment sur la thématique des percements. En effet nous verrons à travers 4 exemples que la proportion et la dimension de chaque ouverture découlent d’une grande réflexion sur la fonction de l’espace, sur l’usage, sur l’intimité et sur l’effet que l’on veut transmettre à l’usager. Si nous abordons en premier lieu le salon, on distingue une grande baie vitrée qui annonce le jardin et accentue l’effet de continuité de l’intérieur vers l’extérieur. Cette baie vitrée, allant du sol au plafond, crée également une grande entrée de lumière dans le salon, la lumière du Sud va alors irradier tout l’espace de manière directe. Le grand cadrage sur le jardin devient comme une mise en haleine du visiteur, toutefois celle-ci ne peut être franchit, seule une porte dérobée permet l’accès au jardin. Cette incroyable continuité intérieurextérieur est accentuée par la quasi-disparition des menuiseries (incrustées dans les murs, les dalles), seul le verre subsiste et vient créer une fine séparation presque imperceptible. Ici Barragán crée une véritable mise en scène en laissant ce cadrage attirer notre regard sur le jardin. (Figure 13) La végétation animée d’un mouvement perpétuel filtre légèrement la lumière à l’intérieur et les murs blancs deviennent le support des ombres mouvantes qui animent l’espace. Dans cette pièce de vie, tout est mis en scène pour créer un espace lumineux, chaleureux, animé ou la relation avec l’extérieur est à son paroxysme. Si nous passons ensuite à l’atelier d’architecture, Barragán pense différemment l’ouverture en proposant une fenêtre haute, donnant sur un patio, il n’y a donc pas de cadrage sur le paysage. L’idée ici consiste à créer un lieu de travail calme, serein et plus propice à la concentration en évitant toute distraction visuelle lorsqu’on est assis. Toutefois la fenêtre assez haute et large apporte une forte lumière directe, réfléchie par le plancher verni brillant donnant une luminosité ambiante agréable et suffisante (Figure 14). C’est un espace où la lumière est maîtrisée, l’angle de lumière directe est léger, la lumière est en grande partie
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diffuse et réfléchie par les murs clairs et le sol, cela accentue ainsi cette volonté de grande intimité. Si nous abordons la salle à manger, nous retrouvons ici une baie assez large, placée à hauteur d’œil lorsque l’on est assis ou debout afin de profiter du jardin pendant le repas. Cette fenêtre crée un véritable cadrage sur le jardin, le système permettant de l’ouvrir presque entièrement accentue cette relation avec l’extérieur. Ici la végétation forme un filtre lumineux naturel et permet d’obtenir un effet de lumière tamisée et de fraicheur dans la salle à manger, elle protège ainsi du soleil trop violent que l’on pourrait avoir pendant l’heure du déjeuner. Ce grand percement en relation directe avec la végétation est également un vecteur d’odeurs et de sonorités. (Figure 15) Dans la bibliothèque le traitement de l’ouverture est très distinct. En effet l’architecte mexicain choisit de mettre en place une baie au verre translucide isolant l’usager de l’extérieur en coupant au maximum toutes relations visuelles, olfactives et sonores. L’idée, ici, est d’apporter dans cette bibliothèque une lumière douce et tamisée propice à la lecture. La lumière est ainsi filtrée, atténuée, colorée par ce verre légèrement teinté afin de transmettre à cette pièce un lumière diffuse. Les dispositifs architecturaux sont travaillés de sorte à plonger l’usager dans un lieu calme et propice à une grande concentration (figure 16). Nous constatons alors que Barragán, par le type d’ouverture, les dimensions et la mise en œuvre technique de celles-ci, est capable de créer des effets stimulant tous nos sens à la fois. La variété des percements lui permet également de gérer l’intimité, c’est d’ailleurs Pallasmaa qui nous l’explique en citant un dialogue de Luis Barragán : « La fenêtre, qui a perdu son sens ontologique, est devenue une simple absence de mur. « Voyez […] l’usage des énormes baies vitrées […], elles privent nos bâtiments d’intimité, des effets d’ombre et d’atmosphère. Dans le monde entier, les architectes se sont trompés dans les proportions qu’ils ont données aux grandes baies vitrées ou aux espaces ouvrant sur l’extérieur […]. Nous avons perdu le sens de l’intimité de la vie, et sommes contraints de vivre une vie publique principalement éloigné de notre foyer »48. Écrit Luis Barragán, ce magicien de l’intimité et du secret, du mystère et de l’ombre dans l’architecture contemporaine.49
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Ramirez Ugarte (Alejandro), « Entretien avec Luis Barragán » (1962), Enrique X. de Anda Alanis, Luis Barragán : Clasico del Silencio, Bogota, Colleccion Somosur, 1989 49 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 56
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Figure 13 SĂŠjour, vue sur le jardin
Figure 14 Atelier d'architecture
Figure 15 Salle à manger
Figure 16 Bibliothèque
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L’importance de l’expérience olfactive Si Barragán semble par l’usage maîtrisé de ses baies, apporter à ses espaces une grande palette d’effets visuels, celles-ci stimulent également un sens souvent peu réfléchi en architecture : celui de l’odorat. En effet l’architecte mexicain porte un grand intérêt à l’aménagement des jardins, des patios et aux choix de la végétation que l’on peut y trouver. Il annonce d’ailleurs, lors d’un discours, que le jardin est une pièce essentielle de son architecture : « Dans la création d'un jardin, l'architecte invite le partenariat avec le royaume de la Nature. Dans un beau jardin, la majesté de la nature est toujours présente, mais la nature réduite à l'échelle humaine et ainsi transformée en refuge le plus efficace contre l'agressivité de la vie contemporaine. ».50 Ainsi la végétation tient une place fondamentale et tient un rôle élémentaire dans la stimulation olfactive, elle crée l’ombre, crée une sensation de fraîcheur parfois, protège du soleil, crée le mouvement, crée une sonorité en fonction du vent et de surcroît, en fonction de son essence, apporte une odeur particulière qui participe à l’expérience sensible de l’usager. Barragán maîtrise alors ces stimuli à travers la spatialité de son architecture, à travers les propriétés et qualités de ses ouvertures. Il intervient sur la taille des percements, sur leur opacité, sur la possibilité d’entretenir une relation visuelle avec la végétation (espace tampon qui cache la végétation, hauteur des murs, contournements, etc.) En effet Barragán limite ou accentue la relation avec la végétation, il la met à portée de l’usager ou au contraire à distance, la cache ou a contrario la met en valeur. Ces choix se répercutent sur les effets que peut créer cette végétation en particulier sur les odeurs et les parfums qu’elle dégage. Zumthor utilise également ces procédés en ouvrant certains bassins et espaces sur leur environnement proche permettant à l’usager de s’immiscer à mi-chemin entre l’architecture et son environnement. Le bâtiment est pensé comme s’il faisait partie intégrante de la montagne. (Figure 17) De plus, l’architecte suisse propose à l’intérieur du centre thermal des espaces offrant une véritable expérience olfactive, tel un bassin de fleurs, stimulant ainsi la totalité des sens du visiteur : « L’odeur agréable qui règne dans la chambre ne monte pas de l’eau, mais flotte dans l’air, s’échappant de derrière un petit cache métallique fixé au mur… »51.
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Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980 Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter) et Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich: Scheidegger & Spiess, 2007, page 34 51
Figure 17 Croquis de Peter Zumthor montrant les perméabilités du bâtiment (phase de conception)
Nous constatons à travers l’architecture de Peter Zumthor et de Luis Barragán une certaine sensibilité en ce qui concerne la tension qui peut subsister entre l’intérieur et l’extérieur. Cette mise en tension est notamment possible grâce à la juste maîtrise des percements, qui par leurs formes, leurs dimensions, leurs proportions et propriétés permettent de créer divers effets lumineux et sonores, mais permettent également d’inviter l’environnement proche à l’intérieur de l’édifice attisant ainsi le sens olfactif de l’usager. L’odorat apparaît comme un sens assez compliqué à définir, décrire et analyser. Les odeurs sont invisibles, elles peuvent paraître vagues, évanescentes ou éloignées, et leurs sources sont parfois difficiles à identifier. Néanmoins, l’odorat reste un sens capable de révéler les souvenirs les plus enfouis de notre mémoire. Yi-Fu Tuan nous soutient également l’importance de l’odorat, un sens qu’il juge nécessaire afin de donner à notre expérience de l’architecture, une expérience sensible totale : L’environnement architectural moderne réjouit souvent l’œil, mais il lui manque souvent ce plus que les odeurs variées et plaisantes peuvent apporter. Les odeurs prêtent un caractère aux objets et aux lieux, établissent ses distinctions entre eux et permettant ainsi de les identifier et de se souvenir d’eux plus facilement.52
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Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 15
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3. Entre spatialité et dimensionnement : création d’un univers sonore
Comme nous avons pu l’aborder précédemment, les œuvres architecturales de Peter Zumthor et de Luis Barragán sont ancrées dans des contextes complètement opposés dont découlent des choix de procédés souvent différents même si leurs effets peuvent toutefois se rapprocher. Il en est de même quant à la réflexion sur la spatialité mise en œuvre par les deux architectes.
Le travail du plein et du vide Pour les Thermes de Vals, Zumthor fait le choix de travailler la masse, tel une carrière de pierre où il venait retirer des blocs comme nous l’avons expliqué auparavant. En effet Zumthor travaille dans ce projet la relation et la tension entre le plein et le vide. Nous constatons un parti-pris fort : celui de creuser dans cette masse de pierre afin de dégager des vides qui serviront d’espaces de détente, de circulation. Un grand espace accueillera également les deux plus grands bassins. (Figure 18) Toutefois ce vide est contrebalancé et mis en tension avec des pleins. On voit alors, comme si certains blocs de pierre n’avaient pas été extraits, ces grandes masses de pierre tenant chacune une partie du toit et renfermant un espace plus intime, plus secret. On retrouve dans ces quinze blocs indépendants structurellement les uns des autres, des fonctions plus spécifiques (bains spéciaux, espaces de soins, hammams, etc.) (Figure 19) Zumthor avec ces blocs monolithiques massifs, les piliers imposants et les dalles en porte-à-faux, tend à créer un véritable effet de massivité, afin que l’usager ressente un effet de poids sur lui. Cependant, les fins interstices de quelques centimètres qui séparent les dalles et qui apportent un effet lumineux remarquable, tendent à apporter en opposition un effet de légèreté comme si les différents toits flottaient au-dessus de nos têtes. Ici Zumthor crée une tension entre légèreté et massivité afin de troubler les sensations de l’usager. La hauteur de l’espace est uniforme, atteignant cinq mètres, elle laisse respirer l’usager tout en créant un certain effet de monumentalité qui peut impressionner le visiteur. Le « vide » quant à lui est davantage relié au paysage grâce aux grands percements mis en place par l’architecte.
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Figure 18 Croquis de Peter Zumthor, expérimentation sur le plein et le vide, métaphore de la carrière de pierre
Figure 19 Croquis d'étude montrant la relation entre les blocs de pierre et le vide
L’organisation autour du jardin Pour Barragán, la réflexion sur la spatialité de la majorité de ses maisons est opposée. En effet, Barragán, tend davantage à centrer sa maison sur elle-même, en s’isolant de l’extérieur et en articulant les espaces autour d’un des jardins, des patios et des cours. Comme nous l’avons vu précédemment, Barragán opère le choix de recréer un paysage à
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travers la figure du jardin dans sa maison afin que cette dernière, alors plus introvertie, s’isole de son environnement extérieur. L’architecte essaie de créer un effet de protection, un effet d’enclos qui isole ces espaces de l’extérieur par de hauts murs tout en permettant d’atténuer les nuances extérieures, et le bourdon53 de la ville. Barragán, en intervenant sur la géométrie des espaces, la hauteur des murs, la variété des matériaux apporte à son architecture une grande palette d’effets sonores. (Figure 20) En effet l’architecte Mexicain nous fait par exemple passer par des espaces extérieurs plus étroits et longs favorisant un effet d’Echo et de Réverbération où l’usager entend ses propres pas. De plus le son se maintenant alors davantage sur la durée peut s’avérer rassurant.
Figure 20 Vue du toit terrasse, les murs isolent le visiteur de l'environnement extérieur
53 « Effet caractérisant la présence dans un ensemble sonore d’une strate constante, de hauteur stable et sans variation notoire d’intensité. Lié à la musique dans sa désignation (le bourdon est un son permanent grave sur lequel reposent certains morceaux), il s’observe également dans les paysages sonores industriels et urbains. » Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 28
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Au contraire, Barragán crée également des espaces beaucoup plus silencieux, le silence étant pour Barragán une qualité fondamentale de l’espace54. Pour créer cette matité, qui se définit ainsi : « Effet contraire de la réverbération, la matité absolue implique l’absence totale de réflexion d’un signal sonore. Une salle est jugée « mate » lorsque beaucoup de matériaux absorbants empêchent la diffusion des ondes réfléchies. »55 l’architecte tente d’atténuer la réverbération à l’aide de matériaux absorbants, comme les tissus, les matières fibreuses, mais également à l’aide de la réflexion géométrique afin d’éviter un trop fort effet de résonnance56. En effet, plus deux murs parallèles seront proches, plus le son résonnera dans l’espace et dans le temps : « Lorsqu’on est en présence de deux parois parallèles, un système d’ondes stationnaires, donc de fréquences de résonance, s’instaure. C’est un phénomène que l’on rencontre de ce fait très souvent en milieu urbain, tout particulièrement dans les rues. »57. L’architecte mexicain choisit alors une posture particulière : celle d’atténuer les bruits extérieurs et de créer une nouvelle expérience sonore à l’intérieur même de son édifice. L’idée est ici d’apporter le calme, la sérénité et de laisser parler l’architecture elle-même. C’est alors la spatialité qui vient créer des effets sonores qui peuvent stimuler le visiteur. Ainsi, par la mise en place de la succession d’espaces tampons tels des sas, des halls, des couloirs, Barragán crée un effet de Filtrage58 qui lui permet d’atténuer certaines fréquences, certains sons de la ville pouvant être désagréables et déconcentrer l’usager. La présence des cours et de leurs hauts murs protège, crée également un filtre et permet d’apporter un certain calme : « Parmi les configurations urbaines, il est notoire que les cours intérieures d’habitats anciens, très fermées, atténuent les bruits provenant des rues voisines... »59.
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Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980 Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 86 56 « Mise en vibration par voie aérienne ou solidienne d’un élément solide. Pour qu’il y ait résonance, il faut la conjonction d’un niveau acoustique relativement élevé et d’un accord entre une fréquence excitatrice et l’objet mis en vibration. » Idem, page 110 57 Idem, page 114 58 « Le son peut être filtré par de multiples paramètres caractérisant l’espace séparant la source et l’auditeur, que ces éléments soient liés à la propagation dans l’air- densité de l’atmosphère, mouvements d’air générés par le vent, gradients de température-, ou soient des obstacles physiques faisant écran à la réception directe du signal sonore. » Idem, page 85 59 Idem, page 61 55
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L’eau créatrice de sonorités Si Luis Barragán tend à protéger ses édifices du bourdon environnant grâce à la spatialité particulière qu’il conçoit, il met en place également des éléments générateurs de sons afin de recréer un véritable univers sonore à l’intérieur de ses réalisations. En effet on retrouve une certaine dualité dans la démarche de conception. Premièrement, Barragán tend à effacer ou du moins à atténuer l’environnement sonore existant, afin d’apporter un certain calme et laisser parler son architecture. Puis, il vient recréer de nouvelles stimulations grâce à certains éléments récurrents comme la végétation ou encore la fontaine. Ces derniers sont ainsi utilisés pareillement à des diversions sonores afin de dissimuler des sons non voulus. C’est alors un effet de masque, qui est utilisé et comme sa définition l’indique : c’est la « Présence d’un son qui, par son niveau ou la répartition de ses fréquences, recouvre complètement ou partiellement un autre son. Cet effet, facile à mettre en évidence sur le plan de
l’acoustique
physique,
comporte
une
correspondance
subjective
au
plan
psychophysiologique. »60 ainsi le son de l’eau ruisselant ou encore le bruit des feuilles mouvantes sous la légère brise pourront masquer certains sons parasites et créer une diversion pouvant l’attirer, le surprendre et l’impliquer sensoriellement et émotionnellement par le pouvoir évocateur de ces sons. Si nous connaissons la grande importance des fontaines et de l’eau dans le travail de Barragán, il en est bien entendu de même dans les thermes de Vals de Peter Zumthor où l’eau, mise en tension avec la pierre, est un des éléments fondamentaux de cet édifice. L’architecte suisse, qui partage également cette volonté de faire régner une certaine sérénité au sein de ses bâtiments, met en place un certain parcours d’entrée qui tend à isoler phoniquement le visiteur, grâce à un effet d’estompage61, laissant transparaître seulement le son de l’eau coulant le long des murs. (Figure 21) Ici l’effet de masque est également utilisé avec, de plus, cette idée de faire écho à la fonction de l’édifice. L’architecte suisse crée des petites intériorités davantage isolées du reste du bâtiment, accueillant des bains plus spécifiques dont certains dédiés à la stimulation sonore.
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Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 78 61 « Disparition progressive et insensible d’une atmosphère sonore sans que l’auditeur s’en aperçoive. Ce n’est qu’après-coup qu’il en constate l’absence. » Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 57
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Figure 21 Séquence d'entrée, les fontaines disposées sur la gauche créent un masque sonore
L’importance de l’expérience sonore En définitive, nous constatons que les architectes Peter Zumthor et Luis Barragán portent une grande importance à la stimulation et la qualité sonore de leurs espaces et de leurs édifices. Il en découle ainsi une vraie réflexion sur la spatialité, la géométrie ou encore le choix des matériaux, des percements et des dimensionnements. L’architecte finlandais Juhani Pallasmaa nous explique que le son permet de nous rapprocher du bâtiment, de nous lier avec celui-ci, là où la vue pourrait pourtant nous mettre à distance.62 Il y a alors un échange, le son nous rappelle notre affinité avec la spatialité du lieu. Le son nous intègre
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Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 57
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dans l’espace. Par ailleurs, il nous donne maintes indications sur l’espace qui nous entoure : « Chaque bâtiment, chaque espace possède sa sonorité caractéristique d’intimité ou de monumentalité, d’accueil ou de rejet, d’hospitalité ou d’hostilité. Un espace se comprend et s’apprécie par son écho autant que par sa forme visuelle, mais la perception acoustique demeure généralement inconsciente. »63. De fait, le son et ses effets que nous reconnaissons et identifions inconsciemment nous offrent des informations sur l’espace en termes de matérialité, de dimensions, d’échelle, de limites notamment. De surcroît, l’expérience sonore est porteuse d’un pouvoir émotionnel qu’un architecte ne peut sous-estimer « L’écho des pas sur les pavés d’une rue possède une charge émotionnelle parce que les sons, réverbérés par les murs, nous mettent en relation directe avec l’espace. »64. Le son nous intègre ainsi dans la spatialité présente.
4. Synthèse
Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’architecte tient à sa disposition une palette diverse et variée de dispositifs architecturaux. En effet celui-ci peut agir sur bon nombre de procédés en passant par la gestion de la matérialité, des couleurs ou encore des textures, mais également en portant une grande réflexion sur la spatialité, la géométrie ou encore le dimensionnement des espaces. De surcroît, la gestion des percements est également fondamentale car elle détermine en somme la relation que l’édifice pourra entretenir avec son contexte et pour ainsi dire son environnement. Il en découlera bien entendu d’autres notions essentielles telles que la gestion de la lumière, de la température, de la thermique, etc. Cependant, l’intérêt de cet axe de développement est d’une part de créer une grille d’analyses permettant de repérer, d’identifier et de comprendre ces procédés ; et d’autre part d’appréhender leurs effets sur l’usager qui fait l’expérience de l’édifice. En effet nous avons pu constater qu’un seul dispositif pouvait produire plusieurs effets et de plus, stimuler plusieurs sens à la fois. Ainsi nous verrons par la suite que ces procédés peuvent être combinés, associés, organisés afin de créer une véritable mise en scène. 63 64
Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 59 Idem
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Partie II | Point de vue de l’expérience : de l’expérience sensible à l’expérience émotionnelle et atmosphérique
Lors de notre premier développement, nous avons pu constater la présence de divers procédés très variés, capables de créer une multitude d’effets. Ceux-ci jouent un rôle fondamental dans notre raisonnement car ils détiennent le potentiel de stimuler sensoriellement un individu. Nous avons pu voir notamment qu’un procédé pouvait exposer plusieurs effets et stimuler plusieurs sens à la fois. L’intérêt ici, à travers ce nouvel axe de notre raisonnement, est de comprendre comment ceux-ci peuvent être associés, combinés afin de plonger l’usager dans une véritable expérience sensorielle et émotionnelle. Nous étudierons alors, en analysant et interprétant les édifices de Peter Zumthor et de Luis Barragán, comment tous ces procédés sont ajustés, réglés afin de créer une scénographie capable d’émouvoir le visiteur. Comme nous l’explique Yi-Fu Tuan en citant Paul Ricoeur : « Ressentir met en jeu "une affection et une intention […] qui coïncident dans la même expérience. " »65 Paul Ricoeur, cité par Yi-Fu Tuan, nous explique ici que l’action de ressentir est « sans aucun doute intentionnelle ».66 Il y a toujours une intention de ressentir et également une certaine affection que nous portons à ce « quelque chose » que nous voulons ressentir. Ainsi pour ressentir et nous plonger dans une expérience sensible, ne devons-nous pas en premier lieu nous lier d’affection avec celle-ci, pour ensuite porter cette intention de ressentir ? Nous verrons ainsi qu’une certaine mise en condition de l’individu, faite par l’architecture de Barragán et de Zumthor peut servir de déclencheur pour faire rentrer celuici dans une expérience sensible, on cherche alors à créer l’« affection » chez le visiteur. De plus, nous verrons qu’un phénomène de séduction est également mis en place pour susciter la flânerie. Cette séduction peut stimuler notre curiosité, notre envie et en somme notre déplacement dans l’espace, le tout sans nous contraindre. Cette « flânerie libre »67 comme la 65
Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 127 66 Idem 67 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, page 41
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nomme Zumthor symbolise alors l’« intention ». Finalement, cette intention n’est-elle pas influencée par l’architecture elle-même ? A travers cette question sur le déplacement, le parcours architectural, nous porterons une réflexion sur la manière dont les mises en scènes se juxtaposent et s’enchaînent afin d’y percevoir les potentiels effets créés par ce séquençage.
1. Mise en condition préalable de l’usager, de la concentration à l’introspection : un travail par le négatif Peter Zumthor et Luis Barragán utilisent dans leurs œuvres respectives, bon nombre de procédés et dispositifs architecturaux stimulant l’intégralité de nos sens. Toutefois, n’y at-il pas dans cette utilisation des procédés une volonté de créer une mise en condition particulière, une mise en condition capable de faire ressentir l’usager davantage ? N’existet-il pas une préparation préalable de l’individu afin d’accentuer son expérience sensible et par la suite émotionnelle ? L’architecte, en créant une mise en scène régie par une configuration subtile et précise des procédés et dispositifs architecturaux, ne tente-t ’il pas d’amener l’usager dans une phase mentale de concentration, de perception accrue, lui permettant d’être d’autant plus à l’écoute de son corps et de ses sens ?
Recherche de la concentration psychique Barragán nous fait part, lors de son discours pour l’obtention du Prix Pritzker en 1980, de l’importance du silence, de la sérénité et de la solitude68 au sein de son architecture. Une solitude plutôt vue ici dans son aspect mental, une solitude perçue comme un réflexion sur soi, un isolement psychique. Pour lui : « Ce n'est qu'en communion intime avec la solitude que l'homme peut se trouver. La solitude est une bonne compagnie et mon architecture n'est pas pour ceux qui la craignent ou l'évitent. »69. Nous comprenons d’ores et déjà que l’architecture de luis Barragán traduira une volonté d’isoler le visiteur, tant physiquement que mentalement, afin de l’amener dans une phase méditative. Ce parti-pris d’isolement est visible grâce à la mise en scène de divers procédés et dispositifs architecturaux. 68 69
Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980 Idem
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Tout d’abord, Luis Barragán tend à éloigner l’usager d’un environnement extérieur qui pourrait être hostile, désagréable, déplaisant en créant de multiples espaces de transitions, de sas, d’espaces tampons qui permettent à l’usager d’entrer progressivement au cœur de la maison tout en s’éloignant petit à petit de l’environnement extérieur. Nous remarquons notamment ce phénomène dans la Casa Estudio où nous devons traverser un corridor, puis un hall et parfois certains vestibules avant d’accéder aux pièces principales, à savoir, le séjour, la salle à manger ou l’atelier qui également forment des espaces de transitions ultimes avant de pouvoir entrer dans un des espaces les plus importants pour Barragán, le jardin.70 Nous découvrons ici ce souhait de centrer la maison sur elle-même, de la rendre introvertie. Ainsi elle s’organise autour de sa cour jardin en se protégeant de l’environnement extérieur. Les espaces de transitions, les espaces techniques et domestiques donnent sur la rue, alors que les pièces à vivre donnent sur le jardin. (Figure 23) Le choix des façades en découle, on retrouve alors des façades très fermées et brutes sur la rue (figure 22) et des façades complètement ouvertes sur le jardin et les patios. (Figure 24) Ce souhait d’intériorisation créé par Barragán répond à ce vœu d’apporter la solitude et le silence qu’il juge fondamental dans son architecture en protégeant et en isolant l’individu de son environnement extérieur pour l’entraîner dans une phase d’introspection, de méditation.
Figure 22 Façade nord-est, côté rue 70
Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980
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Figure 23 Plan du rez-de-chaussée
Figure 24 Façade Sud-Ouest, côté jardin
Il aborde ensuite la question de la sérénité qui lui parait essentielle dans le sens où l’architecture se doit de créer une atmosphère propice à l’usager, une ambiance qui le met dans de bonnes conditions. « La sérénité est le grand et véritable antidote à l'angoisse et à la peur, et aujourd'hui plus que jamais, il est du devoir de l'architecte d'en faire un invité permanent dans la maison, aussi somptueux et humble soit-il. »71 . On retrouve alors cette idée fondamentale de mettre l’usager dans de bonnes conditions, de le mettre à l’aise, de lui créer un environnement favorable car, comme nous l’explique Marc Crunelle, un environnement hostile, désagréable, inconfortable annihile toute exploration sensorielle et perturbe la perception en obligeant l’usager à rester sur ses gardes.72 L’expérience sensible est donc largement altérée et affaiblie. Pour palier cela, Barragán tend à créer dans ses espaces une ambiance propice à l’exploration sensible, à l’expérience sensorielle. Pour se faire, il élabore un environnement plus intime où l’usager peut s’isoler peu à peu autant physiquement que mentalement, afin de se concentrer davantage sur lui, sur ses sens et sur ses émotions ; il rentre alors dans une phase d’introspection. Si Barragán semble porter beaucoup d’importance à la mise en scène de ses espaces, Peter Zumthor, dans son complexe thermal, apporte, lui aussi, une mise en condition de l’usager, notamment à travers la séquence d’entrées comme pourrait le faire l’architecte mexicain. En effet, pour pénétrer dans les thermes de Vals, l’usager doit d’abord passer par le complexe hôtelier surplombant le bâtiment, ensuite Zumthor plonge l’usager dans la pénombre en lui faisant emprunter un corridor souterrain assez étroit et obscur qui marque ici un fort espace de transition entre l’hôtel et les bains thermaux. Dans cet espace le visiteur est alors stimulé de diverses façons, l’étroitesse du tunnel crée un effet d’écho, de résonnance, permettant à l’individu d’entendre le déplacement de son corps dans l’espace, la profondeur de l’espace éloigne peu à peu l’usager de son environnement extérieur, le silence se fait, le bruit de ses pas lui donne conscience de son corps dans l’espace. Peter Zumthor amorce également une première métaphore aux bains en faisant ruisseler le long des murs de légers filets d’eau qui créent un son doux, une fraicheur ou une humidité légère, voire une odeur discrète au fort pouvoir d’évocation. La faible luminosité, l’alternance de zones obscures et éclairées créées par les luminaires artificiels bouleversent peu à peu le visiteur, le perturbent. En effet l’ombre, synonyme de non-vu, d’inconnu apporte
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Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980 Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 20
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un effet presque mystérieux et fait travailler l’imaginaire de l’individu. L’utilisation de l’ombre permet également, par l’absence de stimulation sensorielle, de réduire l’importance du sens de la vue tout en permettant à l’individu de se concentrer sur ses autres sens. Nous ressentons à travers cet espace, une réelle volonté de Peter Zumthor à préparer l’individu à vivre une expérience sensible. C’est une véritable mise en condition mentale et sensorielle, marquant le passage d’un environnement encore brut, ici l’hôtel, à un environnement destiné à nous faire vivre une expérience sensible : les thermes. Si Peter Zumthor porte une attention particulière à sa séquence d’entrées, on retrouve cette mise en condition, cette préparation mentale à l’expérience sensible, dans d’autres espaces préliminaires tels que les vestiaires par exemple : « A l’autre bout des cabines des vestiaires habillées de bois sombre et brillant, une autre embrasure de porte, fermée par un lourd rideau de cuir noir, sépare et relie les domaines, et l’acte de se changer devient évènement théâtral au plus tard lorsque que le rideau s’ouvre, entrée en scène où nous sommes simultanément acteurs et spectateurs… »73 A travers le choix des dispositifs architecturaux et leur combinaison, leur mise en scène, Zumthor et Barragán sont capables de faire passer l’usager au-delà du statut de simple spectateur mais de le rendre acteur de l’espace en l’apprêtant à vivre cette expérience sensible. Les deux architectes portent un soin au dimensionnement dans leurs architectures respectives, chaque espace découle d’une dimension résultant d’une réflexion sur la sonorité, sur l’intimité, sur les matériaux, l’ombre et la lumière notamment. Ainsi dans la Casa Estudio les murs des espaces extérieurs témoignent de cette volonté de protection, d’intimité et d’isolement (autant sonore, olfactif que visuel) par rapport à l’environnement extérieur. Barragán recrée de ses maisons un environnement extérieur où il privilégie la relation de son jardin avec le ciel. Zumthor, par le dimensionnement des espaces, crée également des lieux plus intimes. Grâce à un système de pleins et de vides, il crée, à travers la métaphore de la carrière de pierre, des espaces très ouverts (les vides) et des espaces beaucoup plus intimes (les pleins) comme nous avons pu le voir auparavant.
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Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), et Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich: Scheidegger & Spiess, 2007, page 35
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J’entends quelque chose de plus corporel que l’échelle, ou la dimension. Cela touche différents aspects, la taille, la dimension, l’échelle, la masse de la construction par rapport à moi. Le fait qu’elle soit plus grande que moi, bien plus grande que moi. Ou que des parties de la construction soient plus petites que moi.74
Ici, Peter Zumthor mais en valeur l’importance du corps dans sa réflexion. Les dimensions architecturales doivent être mises en relation, en tension avec les dimensions corporelles. Une fois de plus, l’architecte suisse joue sur des contrastes afin de bouleverser les perceptions de l’usager en mettant en parallèle des espaces très vastes avec des espaces plus confinés. En effet, dans ces masses monolithiques, se cachent de petits espaces, plus intimes regroupant des bains et des traitements plus spéciaux : bain sonore, bain de fleurs, bain chaud, bain froid, etc. (Figures 25-26) Cette intimité provient à la fois de son dimensionnement (espaces relativement petits), de leur pénombre (traitements lumineux changeant d’un espace à l’autre et plongeant l’individu dans une légère obscurité, car absence d’ouverture sur l’extérieur), de l’isolement sonore (les parois épaisses forment une barrière vis-à-vis de la sonorité de l’espace extérieur, l’étroitesse et l’orthogonalité de l’espace apportent une résonnance, un écho, où l’individu entend le mouvement de l’eau). Ici Peter Zumthor tend à créer des petits cocons où l’individu peut entrer afin de se ressourcer, de se concentrer sur lui-même. (Figures 27-28) De plus chaque bain dispose d’une ambiance particulière permettant d’activer plus particulièrement certains sens : le bain de fleurs pour stimuler l’odorat, un espace pour goûter l’eau de source, les bains chaud et froid ou encore les douches de pierre pour le toucher, le bain sonore pour l’ouïe, le tout dans des ambiances lumineuses très différentes stimulant le sens de la vue.
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Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, page 49
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Figure 25 Plan du niveau principal
Figure 26 Alternance des pleins et des vides, les pleins renfermant les bains spĂŠciaux
Figure 27 Entrée d'une intériorité, étroitesse de l’espace
Figure 28 Entrée d'une intériorité, mise en scène lumineuse
Barragán utilise également quelques procédés mis en place par Zumthor, par exemple la sonorité de l’eau à travers les fontaines, afin de détourner le bourdon environnant et d’inventer une sonorité particulière tout en créant un masque75, des filtres lumineux capables de produire une ambiance tamisée, colorée dans certains de ses espaces, notamment la bibliothèque. L’épaisseur des murs, le peu d’ouverture donnent à cet espace une intimité, un calme, une sérénité très forte, une ambiance méditative privilégiée par les deux architectes pour plonger l’homme dans une phase introspective. Barragán nous dit d’ailleurs : La sérénité est le grand et véritable antidote à l'angoisse et à la peur, et aujourd'hui plus que jamais, il est du devoir de l'architecte d'en faire un invité permanent dans la maison, aussi somptueux et humble soit-il. Tout au long de mon travail, je me suis toujours efforcé
75 « Présence d’un son qui, par son niveau ou la répartition de ses fréquences, recouvre complètement ou partiellement un autre son. Cet effet, facile à mettre en évidence sur le plan de l’acoustique physique, comporte une correspondance subjective au plan psychophysiologique. » Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 78
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d'atteindre la sérénité, mais il faut être vigilant pour ne pas la détruire par l'utilisation d'une palette indistincte.76
Nous remarquons ici, que la clef est avant tout de mettre l’usager dans de bonnes conditions, conditions propices à l’exploration sensible. En effet, comme nous l’explique Marc Crunelle, lorsque l’usager se trouve dans un milieu calme, relaxant, apaisant, capable de lui apporter une certaine sérénité, celui-ci entre dans une phase d’expérimentation sensible accrue. Il nous parle notamment du toucher-plaisir77 qui se développe lorsque l’individu se trouve dans un état de bien-être physique et mental : Enfin l’expression la plus évidente de notre sentiment de sécurité et de bien-être dans un espace, se manifeste par le toucher-plaisir des mains. Au « centre du lieu », lorsqu’on est détendu, décrispé, on touche plus longuement les choses, on lisse distraitement les accoudoirs des fauteuils, on passe du plat de la main les coussins etc. On peut même dire que caresser, c’est confirmer que l’on se sent bien.78
Nous comprenons alors qu’à travers ces nombreux procédés, l’architecte est capable d’agir sur notre ressenti, de nous mettre en confiance, de nous apporter un bien-être qui sera vecteur d’une sensibilité et d’une perception plus prononcées. Comme nous avons pu le voir à travers l’architecture de Luis Barragán et de Peter Zumthor, cette mise en bonnes conditions de l’individu, par l’apport de sérénité, de bien-être, du confort, est régie par un réglage précis d’une mise en scène propre à chaque espace. Rien ne semble laissé au hasard, chaque détail est pensé, chaque matériau, couleur, percement est réfléchi. Zumthor relate d’ailleurs que l’atmosphère se crée à partir de nombreux paramètres allant du Corps de l’architecture79 , qu’il décrit comme un ensemble complexe de couches formant un corps, jusqu’aux objets80 nouant une relation fondamentale avec l’édifice, qui eux-mêmes jouent un rôle crucial dans cette mise en condition. Ce soin apporté au détail, tant sur le plan architectural que sur la conception du mobilier, se décèle pareillement dans les maisons de Luis Barragán. En effet chaque espace offre de nombreuses possibilités et chaque détail est là pour en témoigner. Même dans des
76
Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980. Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 42 78 Idem 79 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, pages 21-22 80 Idem, page 35 77
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espaces qui pourraient être uniquement fonctionnels, utiles à la déambulation, Barragán crée des recoins, des intériorités, des niches, des assises, des tablettes, librement appropriables pour y exposer quelque chose ou se détendre et se relaxer à notre convenance. L’architecte vient alors créer des lieux plus intimes, parfois plus isolés, afin d’apporter à l’usager cette sérénité et ce calme tant rechercher. Nous pouvons d’ailleurs remarquer (figure 29) la création d’un lieu sous l’escalier principal de la Casa Estudio. Celui-ci reflète bien un réel choix de mise en scène car si l’espace est à priori destiné à la simple fonction de déambulation, Barragán y apporte une véritable qualité en créant un lieu, avec l’ajout d’une tablette et d’une chaise, qui invite l’usager à prendre place s’il le désire, mais également en démarquant ce recoin du reste de l’espace à l’aide de cette différenciation du matériau au sol (utilisation d’un tapis qui apparaît ici comme une évocation du confort, de la douceur, de l’invitation à la détente) et grâce à la lumière maîtrisée qui éclaire la tablette comme le ferait un projecteur. Ici, Barragán invite l’usager à s’isoler, à se détendre, à se relaxer un instant, tout en lui créant une ambiance sereine, confortable et calme.
Figure 29 Casa Estudio, escalier principal
Figure 30 Thermes de Vals, entrée du bain froid, passage d’un espace collectif à un espace plus intime
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Zumthor conçoit également des espaces plus intimes, plus isolés à travers les masses monolithiques qu’il dispose dans son bâtiment et qui offrent à l’usager des bains spéciaux, plus isolés, où il pourra se détendre dans un environnement calme et apaisé. (Figure 30) Cette démarche est très intéressante car elle met l’individu en position de confiance, de confort, ce qui lui permettra d’accentuer sa perception sensible de l’espace comme nous l’explique Marc Crunelle : L’homme se sécurise dans un espace nouveau si on lui rend d’abord ses gestes plus fluides, moins crispés à l’aide de sols lisses et plats ; ensuite, rencontrant des matériaux doux, il se détend, accorde sa confiance, entre plus largement en contact avec les objets mobiliers et finalement avec l’autre. Libéré de l’attention qu’il devait accorder à ses gestes, il comprend que les matières douces qu’il rencontre, sont des marques de confiance et de sécurité qu’on lui procure.81
Ainsi l’architecte nous met dans une nouvelle disposition mentale, il nous permet d’acquérir une certaine sérénité, de soulager notre esprit afin que ce dernier puisse se focaliser sur nos sens. Toutefois, ne faut-il pas mettre au repos certains sens, par l’absence de stimuli, pour permettre de recentrer l’individu sur lui-même ou accentuer le pouvoir perceptif d’autres sens pour développer son imaginaire, sa capacité à ressentir et à se créer des émotions ? Dans son ouvrage Le regard des sens, Juhani Pallasmaa nous s’explique la prédominance historique et culturelle de la vision sur les autres sens. Une hypervisualisation, une hégémonie de la vue qui tend à nous éloigner d’une implication sensible totale en diminuant l’action perceptive de nos autres sens : « L’œil hégémonique cherche à dominer tous les champs de la production culturelle et semble affaiblir notre capacité d’empathie, de compassion et de participation au monde. »82 Ainsi, l’architecte, dans sa mise en condition préalable de l’usager, n’a-t-il pas entre ses mains la possibilité de réaffirmer l’importance de ces autres sens trop souvent oubliés ? N’a-t-il pas l’opportunité, par sa gestion des procédés architecturaux, d’éveiller davantage ces sens, tels que l’odorat, l’ouïe, le toucher, souvent peu stimulés ?
81 82
Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 32 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 23
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Le travail par l’ombre Pour ce faire, la mise en sommeil de la vision, l’atténuation des stimuli visuels semblent apparaître comme une solution possible à l’éveil des autres sens. C’est d’ailleurs ce que nous évoque Juhani Pallasmaa en nous soulignant l’importance de l’ombre et par conséquent de la non-stimulation visuelle. En effet, l’ombre qui par définition est une « Zone sombre résultant de l'interception de la lumière ou de l'absence de lumière »83, ce définit alors, comme une absence de stimulation lumineuse. Ainsi, bien que non stimulé, l’œil continue à percevoir, et c’est d’ailleurs cette phase de non-stimulation qui permet à notre corps d’utiliser naturellement et instinctivement davantage nos autres sens afin de nous repérer, de nous déplacer, de nous orienter. En effet lorsque le pouvoir de la vision est affaibli, le corps se sert instinctivement de ses autres sens, notamment le toucher et l’ouïe, qui fournissent bon nombre d’informations sur les limites spatiales, permettant ainsi de se localiser et prendre conscience de notre corps dans l’espace. De plus, comme nous l’évoque Juhani Pallasmaa, le corps élimine parfois volontairement le sens de la distance visuelle, par exemple, lorsque nous ressentons une émotion forte et que nous fermons les yeux afin de nous concentrer davantage sur nos autres sens.84 D’après les explications de Pallasmaa : « L’œil est l’organe de la distance et de la séparation alors que le toucher est celui de la proximité, de l’intimité et de l’affection. L’œil étudie, contrôle, recherche, tandis que le toucher s’approche et caresse. »85 On se rend compte dès lors que nous changeons de méthode exploratoire, notre rapport sensible avec l’espace est alors différent et l’ombre est ainsi capable de changer notre manière de ressentir. Pallasmaa ajoute d’ailleurs : « Ombres et obscurités profondes sont essentielles parce qu’elles estompent l’acuité de la vision, rendent la profondeur et la distance ambigües et font appel à la vision périphérique inconsciente et à la fantaisie tactile. »86, montrant que l’ombre est un facteur important de notre expérience sensible. Par l’omission de stimulation, on permet au corps de ressentir autrement, de percevoir des stimuli auxquels nous n’aurions peut-être pas prêté tant d’attention. De surcroît, l’ombre crée le mystère, l’inconnu, et plonge le corps dans un élan de recherche, de découverte, de curiosité qui mobilise tous ses sens.
83 Larousse, Dictionnaire de français, Définition de matérialité, Disponible en ligne, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ombre/55933 84 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 53 85 Idem 86 Idem
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Son absence est au contraire créatrice d’espaces aux limites parfois indéfinissables, sans contraste, où l’imagination et la rêverie sont endiguées et entravées : « Une lumière éblouissante et homogène paralyse l’imagination de même que l’homogénéisation de l’espace affaiblit le sens de l’être et efface celui de la localisation »87. (Figure 31) Ainsi nous visualisons l’importance fondamentale du contraste ombre-lumière dans une architecture sensible car celui-ci suscite l’imagination. En effet chaque zone d’ombre, chaque absence, chaque manque donne au cerveau humain l’opportunité d’imaginer, de rêver, de penser cette zone d’ombre. De surcroît, l’ombre a le pouvoir de souligner les objets, de mettre en valeur certains détails, d’accentuer les reliefs et les textures, d’attirer, de suggérer, d’attiser la curiosité de l’usager.
Figure 31 Luis Barragán dans la cage d'escalier de la casa Estudio, clairobscur
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Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 55
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Le travail par le silence L’ombre, vue comme une non-stimulation de la vision peut être également mise en parallèle avec cette recherche du silence tant recherchée par Barragán, un silence également évoqué par Juhani Pallasmaa dans son chapitre Le silence, temps et solitude88, des termes similaires à ceux exposés par Luis Barragán lors de son discours pour le prix Pritzker en 1980. Comme nous avons pu le voir précédemment, Luis Barragán se place dans une volonté de mettre en condition l’usager afin qu’il puisse prendre part à une expérience sensible complète. Cette mise en condition passe par l’apport, à travers l’architecture, d’une sérénité, du silence, de la solitude89, c’est-à-dire une volonté d’isoler mentalement et d’amener l’individu dans des conditions de bien-être afin qu’il puisse se concentrer et tirer parti au maximum de sa perception sensible. Or le silence semble être l’une des clefs de la concentration psychique. Barragán le voit ainsi : « Dans les jardins et les maisons que j'ai conçus, je me suis toujours efforcé de permettre le murmure placide du silence à l'intérieur, et dans mes fontaines, le silence chante. »90 L’idée est alors de prodiguer un silence à l’usager en le coupant de tout bruits parasites et sons désagréables afin de lui permettre d’être à l’écoute de son corps dans l’espace. Comme nous l’explique Pallasmaa : « L’expérience auditive la plus importante créée par l’architecture est la tranquillité. »91 Or cette recherche de la tranquillité, de la sérénité, du silence est omniprésente dans le travail de Peter Zumthor et de Luis Barragán. Le premier tend à plonger l’usager dans un silence complet dès son entrée dans l’édifice, seul le son du ruissellement de l’eau vient perturber ce silence ; dès lors l’usager n’entend que son propre corps, ses pas, et la répercussion de ces sons avec l’architecture environnante. (Figure 32) Le second isole l’usager par des grands murs pour parer les bruits de l’extérieur, l’eau est également un élément très important car, avec l’utilisation de fontaines, l’architecte crée un masque sonore afin de contrer certains sons parasites. Pallasmaa insiste également sur cette importance du silence : « L’expérience d’une architecture forte fait taire tout bruit extérieur. Elle concentre notre attention sur note existence même, et comme tout art, nous fait prendre conscience de notre solitude fondamentale. »92 (Figure 33)
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Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 60 Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980 90 Idem 91 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 60 92 Idem 89
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Figure 32 Thermes de Vals, fontaine
Figure 33 Complexe hippique de Los Clubes, fontaine
Ici, nous constatons que le silence et l’ombre, qui se traduisent par une atténuation voire une absence de stimulation sonore et visuelle, jouent un rôle fondamental dans l’exploration sensible de l’individu et dans sa capacité d’imagination. Nous nous rendons alors compte que les architectes se servent de différents procédés et dispositifs architecturaux afin de créer ces absences de stimuli, c’est un véritable travail par le négatif. Peter Zumthor, notamment, utilise une méthode toute particulière, en pensant préalablement l’édifice comme une masse d’ombre, pour ensuite placer les percements, la lumière et les luminaires en son sein.93 Nous comprenons que l’atténuation des stimuli sonores et visuels sont nécessaire afin d’apporter au visiteur l’opportunité de se ressourcer et de ressentir davantage comme nous l’explique l’écrivain japonais Jun'ichirō Tanizaki. Ce dernier ayant dédié un ouvrage sur l’importance de l’ombre et ses grands principes dans la culture japonaise, qui pourrait s’appliquer – grâce aux similarités rencontrées – à notre propos : « …j’ajouterai d’ailleurs qu’une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille, sont des conditions indispensables. »94montrant la réelle nécessité d’une réflexion sur l’omission de certaines stimulations sensorielles. 93
Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure, Basel : Birkhäuser, 2008, page 59 94 Tanizaki (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Lagrasse : Verdier, 2015, page 20
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De plus, l’ombre et le silence disposent d’un fort pouvoir suggestif. En effet ils peuvent nous délimiter et limiter l’espace (avec les effets sonores qui nous donnent une indication sur l’espace dans lequel nous nous trouvons simplement avec le bruit de nos pas), l’ombre peut créer une limite mentale, peut mettre en valeur un espace, un objet ou au contraire l’effacer comme nous l’explique Tanizaki : « Car c’est là que nos ancêtres se sont montrés géniaux : à l’univers d’ombre délibérément crée en délimitant un espace rigoureusement vide, ils ont su conférer une qualité esthétique supérieure à celle de n’importe quelle fresque ou décoration. »95 . L’ombre agit de surcroît sur notre vision des couleurs et en change notre perception. Chez Barragán, les couleurs n’auront pas le même impact, le même effet si elles sont dans la pénombre ou en pleine lumière : « Ce n’est pas une différence de teinte, mais plutôt une variation d’intensité, à peine plus qu’un changement d’humeur chez celui qui la regarde. De la sorte, grâce à une imperceptible différence dans la couleur des murs, l’ombre de chaque pièce se distingue par une nuance de ton. »96. (Figures 34, 35 et 36)
Figure 34 Casa Estudio terrasse, milieu d’après-midi, couleurs éclatantes
Figure 35 Terrasse, fin d'après-midi, atténuation des couleurs
Figure 36 Terrasse début de soirée, imperception des couleurs
En outre, l’ombre entretient une part de mystère, laisse les autres sens nous guider et surtout laisse notre conscient et notre inconscient imaginer, deviner ce qu’il semble manquer, laissant place à l’imagination, à la pensée, à la rêverie : Lorsqu’on visite les fameux sanctuaires de Kyoto ou de Nara, l’on vous montre couramment, suspendue dans le toko no ma d’une grande salle tout au fond, quelque peinture dont on vous
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Tanizaki (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Lagrasse : Verdier, 2015, page 48 Idem, page 45
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dit qu’elle est le trésor du monastère, mais dans ce renfoncement, généralement ténébreux en plein jour, il est impossible d’en distinguer le dessin ; on est donc réduit, tout en écoutant les explications du guide, à chercher à deviner les traces d’une encre évanescente et à imaginer qu’il y a là, sans doute, une œuvre splendide.97
Dans ces deux architectures distinctes, nous percevons une finalité commune : créer un espace à l’usager pour se concentrer psychiquement afin de rentrer dans une phase méditative et exploratoire. Nous constatons alors que la sérénité, la tranquillité, l’ombre et le silence sont les clefs nécessaires pour atteindre cette phase introspective.
2. Entre flânerie et séduction : le parcours influencé
Si nous avons pu voir précédemment que les architectes Luis Barragán et Peter Zumthor, à travers leur scénographie, étaient capables de transporter l’usager dans une phase d’exploration sensorielle accrue, nous développerons dans cette partie l’influence que l’architecture peut avoir sur le parcours et l’arpentage de l’usager, mais également l’ascendant et l’impact que la scénographie peut avoir sur l’expérience sensible et émotionnelle de l’individu. Nous verrons ainsi que les architectes, par l’utilisation de leurres et d’appâts sensoriels, détiennent la faculté d’attiser certaines sensations et émotions chez le visiteur, tout en provoquant chez lui une certaine séduction et en l’influençant sur sa manière de parcourir un édifice ; comme l’écrivait Juhani Pallasmaa : « L’architecture amorce, dirige et organise le comportement et le mouvement. »98. Le Corbusier, dès les années 30, tenait déjà un discours évoquant l’importance du parcours architectural dans une œuvre et son impact sur le visiteur : Des formes sous la lumière. Dedans et dehors ; dessous et dessus. Dedans : on entre, on marche, on regarde en marchant et les formes s’expliquent, se développent, se combinent. Dehors : on approche, on voit, on s’intéresse, on s’arrête, on apprécie, on tourne autour, on découvre. On ne cesse de recevoir des commotions diverses, successives. Et le jeu joué apparaît. On marche, on circule, on ne cesse de bouger, de se tourner. Observez avec quel outillage l’homme ressent l’architecture... ce sont des centaines de perceptions successives
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Tanizaki (Jun’ichirō), Éloge de l’ombre, Lagrasse : Verdier, 2015, page 46 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 71
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qui font la sensation architecturale. C’est sa promenade, sa circulation qui vaut, qui est motrice d’évènements architecturaux. 99
Il semble montrer alors l’importance de la théâtralisation de l’espace où le parcours et l’exploration, tiennent un rôle clef, en invitant, en guidant le visiteur, de mise en scène en mise en scène. Peter Zumthor annonce, dans son ouvrage Atmosphères, les 9 piliers de sa réflexion sur les atmosphères. L’un d’eux, intitulé « Entre sérénité et séduction »100 évoque justement une réflexion sur la manière dont on se déplace dans le bâtiment et l’opportunité que l’architecture peut offrir à cette expérience exploratoire. Ici, Zumthor nous évoque un déplacement par la séduction ; une architecture capable, par sa mise en scène, par ses procédés architecturaux, de nous séduire, de nous attirer, d’attiser notre curiosité, le tout en préservant un équilibre. En effet l’architecture n’impose pas mais au contraire invite, suggère. Le degré de liberté laissé à l’usager semble essentiel : Pour nous, il était extrêmement important de produire une sorte de "flânerie libre" dans une ambiance qui nous séduit plus qu'elle nous dirige. Dans un couloir d'hôpital, par exemple, on est dirigé. Mais il y a aussi la séduction, le laisser-aller, la flânerie, et cela comme architecte nous pouvons le créer. […] C'est parfois un peu une affaire de mise en scène.101
Ce phénomène de séduction architecturale mis en tension avec le terme sérénité est très intéressant car il nous évoque d’une part, cette sérénité tant recherchée par Barragán, et d’autre part, nous donne des informations qualitatives sur cette flânerie. Celle-ci se veut libre, sereine et évoque ainsi l’idée d’un usager mis dans les conditions d’un parcours agréable, d’un arpentage libre. Nous verrons ainsi que les deux architectes peuvent être mis en miroir notamment à travers des procédés architecturaux communs utilisés pour créer ce phénomène de séduction. Pour comprendre ce concept, nous analyserons de manière non-exhaustive les procédés et dispositifs architecturaux les plus fréquents, jouant le rôle d’appât et de leurres et influençant par conséquent sur l’expérience exploratoire de l’usager. Pour se faire nous 99
Le Corbusier, Conférence à la Reale Accademia d’Italia, Les tendances de l’architecture rationaliste en relation avec la peinture et la sculpture, Rome, 1936. Publié dans l’Architecture Vivante, 7e série, Paris, 1936, page 7 100 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, page 41 101 Idem, page 41
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étudierons ces principes sous deux catégories : ceux restant inchangés dans le temps, tels que les percements, les cadrages, les proportions, les « échappées latérales102 et verticales103 », le « passage unique »104 ,et ceux détenant un caractère temporaire. On pense alors à la lumière, aux couleurs, aux ombres, aux odeurs, aux sons dépendant de nombreux facteurs comme le temps, le climat, le moment de la journée, les saisons, etc.
Appâts immuables Le passage unique, comme nous l’explique Nicolas Gibsoul dans sa thèse, est une méthode utilisée par Barragán afin de mettre en valeur et de rendre évident un certain parcours, sans toutefois donner un seul cheminement possible, l’usager restant totalement libre. Ce procédé est visible, par exemple, dans le parcours de la Casa Estudio lors de l’arrivée de l’usager dans le hall. En effet, ce dernier propose 6 accès possibles (l’étage, le séjour, la salle à manger, et d’autres espaces plus techniques). Néanmoins, le parcours semble relativement évident pour l’usager : monter l’escalier ou aller dans le séjour. Pourquoi ces deux cheminements possibles paraissent-ils évidents ? Nicolas Gibsoul nous explique alors que Barragán met en valeur certains détails ou au contraire en effacent d’autres permettant d’attirer le visiteur dans une certaine voie : « D’autres voies existent
Figure 37 Casa Estudio hall, hiérarchisation des parcours
Figure 38 Dissimulation des portes
102
Gibsoul (Nicolas), L'architecture émotionnelle, au service du projet, Thèse AgroParisTech, 2009, page 337 Idem, page 338 104 Idem, page 336 103
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mais leur accès est discret, parfois même caché : porte dérobée, renfoncement du mur (quelques fois doublées d’un coude), rupture de niveau (à première vue infranchissable). »105 En effet, Barragán maîtrise l’art de la dissimulation et fait disparaître des détails tels que des poignées de portes, des menuiseries. Il fond parfois dans le décor certaines ouvertures à l’aide de la couleur, de la lumière afin d’effacer, de cacher certains passages et de mettre en valeurs d’autres. Il crée alors une hiérarchisation des franchissements, qui peut séduire et perturber le choix du visiteur en lui suggérant un chemin à prendre. Ici, la cage d’escalier très lumineuse est également un appât, tout comme l’entrée du séjour avec sa forte luminosité et son mur jaune en guise de signal, tandis que les autres accès semblent dissimulés dans l’espace. (Figures 37-38)
Figure 39 Entraperçus des autres espaces entre les blocs de pierre
Figure 40 Circulation et rampe d'accès, évidence du parcours
Zumthor utilise également ce principe du passage unique dans la séquence d’entrée du complexe thermal de Vals. En effet, s’il existe des passages dérobés, secondaires, annexes, Zumthor met en valeur un cheminement principal que l’usager semble suivre instinctivement. De plus, les jeux de regards présents, offrent la possibilité d’entrapercevoir les bassins depuis les vestiaires. Ces failles qui donnent des aperçus, des vues partielles
105
Gibsoul (Nicolas), L'architecture émotionnelle, au service du projet, Thèse AgroParisTech, 2009, page 336
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obstruées par ce système de « blocs » donnent envie au visiteur de poursuivre sur ce cheminement qui lui semble le bon. (Figure 39) L’usager poursuivra à la sortie des vestiaires sur ce couloir puis prendra la rampe qui le fera languir encore un instant supplémentaire avant d’enfin pénétrer dans l’espace thermal. Nous apercevons également l’idée d’offrir par ce cheminement une attente, une temporisation afin d’augmenter le désir chez le visiteur tout en maintenant ces liens visuels et sonores avec les bassins, les effets lumineux, les vues. (Figure 40) Les vues tiennent également le rôle d’appâts séducteurs. En effet, les cadrages remarquables attirent le regard en nous offrant une vue, souvent attrayante, apportant de la lumière à l’espace en question. On constate notamment la grande baie vitrée présente dans le séjour de la Casa Estudio qui par ses grandes dimensions, sa transparence remarquable par le traitement discret des menuiseries, offre un cadrage unique sur la végétation luxuriante du jardin. Nous pouvons faire un parallèle avec Peter Zumthor qui offre également de grands cadrages sur le paysage Alpin, ceux-ci visibles à travers les interstices créés par les « bloc de pierre » qui fragmentent l’espace, tiennent un rôle de signal et invitent l’usager à chercher ses failles ouvertes sur le paysage. (Figures 41-42) Les échappées verticales, c’est-à-dire l’augmentation soudaine de la hauteur sousplafond, telles qu’on pourrait les voir sur un espace en double hauteur, une cage d’escalier, est également un procédé récurrent chez les deux architectes comme nous l’avons vu lors de notre réflexion sur les séquençages. En effet l’apparition soudaine d’un volume plus conséquent peu également attirer le visiteur. Zumthor joue d’ailleurs sur ce paradoxe avec les bains spéciaux présentant un espace beaucoup plus confiné tandis que l’espace principal, plus vaste, offre une grande hauteur. (Figure 43) On note également un autre principe remarquable dans les architectures de Peter Zumthor et de Luis Barragán : les échappées latérales que Nicolas Gibsoul définies ainsi « […] de multiples échappées latérales qui s’avèreront parfois n’être qu’une niche ou un repli spatial, eux-mêmes sources de futures surprises pour les familiers par le jardinage de leur contenu. »106. Celles-ci sont vues comme annonciatrices d’un espace attenant, adjacent, immédiat, comme un signal montrant qu’un nouvel espace débouche probablement ici afin d’attirer le visiteur, de stimuler sa curiosité, même si cette annonce peut parfois s’avérer
106
Gibsoul (Nicolas), L'architecture émotionnelle, au service du projet, Thèse AgroParisTech, 2009, page 336
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factice. En effet, l’architecte mexicain invente souvent des replis, des niches, des lieux d’assise creusés dans l’épaisseur du mur, qui détiennent également un pouvoir attractif lorsqu’ils sont combinés à d’autres procédés (mise en scène lumineuse, couleur, ombre, objet décoratif). C’est également une opportunité de créer des pauses dans le parcours du visiteur, en lui proposant un objet à contempler (figure 44), un espace pour s’assoir, se reposer par exemple.
Figure 41 Casa Estudio, cadrage sur le jardin, la disparition des menuiseries accentue l'effet de continuité intérieure-extérieure
Figure 42 Thermes de Vals, cadrage sur les Alpes
Figure 43 Casa Estudio, Cage d'escalier, échappée verticale
Figure 44 Casa Estudio, Entrée dans le hall, échappée latérale
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Yi-Fu Tuan insiste d’ailleurs sur l’importance des pauses dans le parcours en nous expliquant que « Si le temps est conçu comme un flot ou un mouvement, alors le lieu est une pause. Selon ce point de vue, le temps humain est marqué par des étapes, comme le mouvement humain dans l’espace est marqué par des pauses. »107 L’important dans la flânerie c’est également la capacité de l’architecte à créer des lieux de pauses, pas obligatoirement fixés par une fonction précise, mais de laisser un lieu possible pour permettre à l’individu de se ressourcer. (Espace d’assise par exemple, niche, banc, belvédère, cadrage, etc.) Peter Zumthor explique de plus que l’expérience exploratoire nécessite un certain temps pour être totale et réussie : « Les gens disent que l'architecture est un art de l'espace, mais c'est aussi un art du temps. Je n'en fais pas l'expérience en une fraction de seconde. […] A l'instar de la musique l'Architecture est aussi un art du temps ».108 Néanmoins Yi-Fu Tuan nous montre également que la qualité de l’espace et sa manière de stimuler les sens, prévalent sur le temps de l’expérience. Le temps passé à arpenter un espace semble nécessaire, mais la qualité présente peut être bien plus surprenante et affecter davantage l’individu : « Alors qu’il faut du temps pour développer un attachement au lieu, la qualité de l’intensité de l’expérience importent plus que la simple durée. »109 Toutefois, le temps semble en corrélation logique avec la qualité de l’espace car plus l’espace demeure agréable, confortable, attirant pour l’usager, plus celui-ci désire y passer du temps. Zumthor propose d’ailleurs de multiples échappées latérales débouchant sur des bains spéciaux, des espaces de détente, des terrasses offrant une expérience sensorielle unique à l’usager tout en effaçant la thématique temporelle.
Appâts changeants Après avoir évoqué précédemment les procédés architecturaux invariables, immuables et immobiles, nous nous intéresserons désormais aux dispositifs, mis en œuvre par les architectes, dépendants de plusieurs facteurs tels que la lumière ambiante, la météo, les saisons, le climat, ... Ainsi nous développerons dans cette partie les appâts et leurres
107
Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 198 108 Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, page 41 109 Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 198
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remarquables aperçus dans les œuvres de Luis Barragán et Peter Zumthor, influençant de près ou de loin le déplacement de l’usager au sein de leurs édifices. Luis Barragán donne une grande place à la couleur dans son œuvre et dans sa réflexion architecturale, tout comme Zumthor dédie beaucoup d’importance à la matérialité dans son œuvre. Si ces deux traitements ont un fort pouvoir stimulateur et évocateur pour l’usager, ceux-ci ne jouent-ils pas également un rôle dans la séduction de celui-ci ? En effet Barragán utilise souvent des murs colorés capables d’attirer l’œil en raison de leurs teintes vives. On note de plus, l’apparition d’un procédé récurrent consistant à suggérer l’existence d’un nouvel espace, d’une nouvelle mise en scène, en laissant entre apercevoir depuis un certain endroit, un mur peint, souvent d’une couleur très distincte à celle de l’espace actuel, attirant, comme un signal, l’usager, et en même temps, l’invitant à continuer son parcours. Ce procédé s’avère très courant, il est présent notamment entre le corridor et le hall de la Casa Estudio où l’architecte met en contraste la couleur jaune du couloir d’entrée avec le rose du hall d’escalier. On le retrouve également dans la Casa Gilardi où l’on peut apercevoir subtilement la présence d’un rouge et d’un bleu vifs, au fond de ce long corridor, entièrement peint de jaune et éclairé d’une lumière jaunie par sa teinte, ceci annonçant la présence d’un nouvel espace à la mise en scène singulièrement différente. La couleur détient en outre un effet très variable au cours du temps (heure du jour, saison, météo), en effet suivant la luminosité ambiante d’un espace (la lumière du jour révélant les couleurs et la pénombre de la nuit les effaçant progressivement), sa force, sa teinte, son éclat peuvent être différents. Ainsi, la couleur et sa perception répondent à une certaine fragilité dépendante, bien entendu, de conditions extérieures que l’architecte peut essayer d’accommoder mais qu’il ne peut néanmoins diriger à sa convenance. L’utilisation de textures différentes, de contrastes sont des solutions pour Barragán afin de composer avec ces aléas. En effet l’utilisation de murs clairs aux teintes blanches et grises permet de mettre en valeur un mur coloré, l’utilisation d’une matière présentant du relief permet d’accrocher davantage la lumière, l’utilisation d’une matière réfléchissante permet de donner une teinte à la lumière réfléchie. Nous nous rendons compte alors, que de nombreux principes sont possibles afin de que l’architecte puisse obtenir l’effet qu’il escomptait.
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Zumthor utilise également la matérialité comme élément de composition et de séduction dans le parcours du visiteur. Dans son centre thermal, il choisit un parti-pris très fort, celui de donner un traitement unique pour la totalité du bâtiment. La pierre de Gneiss est alors omniprésente et prend une place conséquente dans chaque mise en scène créée par l’architecte. Toutefois, comment cette matérialité unique peut-elle séduire, attirer, surprendre le visiteur ? Pour se faire, Peter Zumthor utilise plusieurs principes. Tout d’abord il met en place un principe de répétition qui donne la force de ce parti pris. En effet le motif textural, répété et découlant d’une stratification de pierre, appliqué sur tout l’édifice, donne un effet d’horizontalité total. Ces strates de hauteurs variables qui filent linéairement sur chaque mur créent une véritable dynamique, délivrent un mouvement, inspirent un cheminement, évoquent une direction et dévoilent une perspective. (Figure 45) De plus, si ce choix d’une matérialité unique avait pu paraître monotone, la spatialité et la texture sont pensées afin que le mur devienne ponctuellement un support de réflexion, de lumière, d’ombres, de traces, de signaux, une caractéristique qui lui apporte ce potentiel de séduction sur le visiteur.
Figure 45 La texture donne un mouvement, une dynamique à l'espace
Figure 46 Dualité des matérialités : entre l'eau et la pierre
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Le principe de contraste est également récurrent, en effet Zumthor instaure un véritable paradoxe entre l’aspect massif, monolithique et homogène de la pierre et l’aspect de légèreté de l’eau. Ici, l’architecte suscite une tension entre l’austérité du bâti immobile et la sensualité de l’eau mouvementée, une alternance entre la rugosité et la douceur, entre la froideur et la chaleur. Les lignes statiques et parallèles du parement de pierre contrebalancent avec l’ondulation de l’eau et de ses reflets. Nous constatons alors que tout est question d’équilibre, une harmonie précise entre la pierre et l’eau, entre l’austérité et la sensualité. (Figure 46) C’est d’ailleurs cette dernière qui semble fondamentale. Comme nous l’explique Marc Crunelle, l’usager cherche parfois à combler un certain manque de sensualité, un manque auquel l’architecture peut répondre.110 Ainsi l’architecte ne détient-il pas un rôle dans cette maîtrise du manque et du désir ? L’architecte peut-il jouer sur ce manque, l’accentuer, le combler ? Il nous semble alors plausible que Peter Zumthor ait créé un certain manque chez le visiteur, en le plongeant dans un environnement austère, brut, massif, afin de lui apporter cette sensualité désirée, recherchée, voire rêvée par la douceur des bassins d’eau chaude. Ici la pierre et l’eau détiennent tous deux la fonction de leurre et d’appât, tous deux attirent et invitent l’usager à les rejoindre. Le traitement de la lumière dispose également d’un grand potentiel pour attirer, inviter ou émerveiller le visiteur. Barragán utilise constamment des procédés lumineux afin d’attiser l’attention du visiteur, d’attirer son regard et d’influencer son déplacement. Cette stimulation peut intervenir par une ambiance lumineuse globale, en laissant, par exemple, entrevoir un espace très lumineux, comme la grande luminosité du séjour de la Casa Estudio qui procure une ambiance sereine agréable, ou encore avec le puit de lumière présent dans la cage d’escalier qui donne un certain intérêt, une certaine envie de continuer notre chemin à l’étage supérieur. De plus, l’architecte mexicain utilise des dispositifs lumineux plus ponctuels créant des jeux de lumière remarquables tels que des faisceaux qui deviennent alors de véritables signaux tout au long du parcours architectural. Nous retrouvons notamment ce dispositif dans le hall de la Casa Estudio ou encore dans le salon de la Casa Gilardi où le faisceau lumineux, suivant les moments de la journée, vient frapper différents murs colorés tout en se réfléchissant dans le miroir d’eau situé au sol. L’effet, combiné avec les différentes propriétés physiques des matériaux, les différentes teintes employées plongent alors le 110
Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 43
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visiteur dans une ambiance fascinante et bouleversante. Le plus étonnant reste la transition entre les deux mises en scène lumineuses. L’une au caractère très marqué par sa couleur jaune omniprésente et ses percements répétitifs, aux vitrages tintés accentuant cette ambiance chaleureuse qui nous transporte le long de ce corridor où l’alternance d’ombre et de lumière se fait voir. Avant de nous laisser entrevoir l’autre mise en scène où ce faisceau lumineux unique dans cet espace de pénombre attire l’œil. Seules les teintes vives et ce puissant trait de lumière semblent se défaire du reste du décor pour suggérer à l’usager que quelque chose d’unique se déroule ici. Nous constatons chez Barragán un autre procédé récurrent qui apparaît lors de la liaison entre deux murs, en effet nous pouvons parfois distinguer un interstice laissé entre ceux-ci afin de créer une faille lumineuse et de laisser entrevoir (végétation, objet, espace) ou laisser sous-entendre quelque chose (odeur, son). (Figure 47) Zumthor utilise dans les Thermes de Vals des procédés similaires en laissant notamment un fin interstice de quelques centimètres entre chacune des dalles qui forment le toit du bâtiment. (Figure 48) Il en résulte alors à l’intérieur, un effet remarquable. Alors que l’ambiance lumineuse est définie par une multitude de jeux de contrastes et de clairs-obscurs, ces interstices tracent des lignes lumineuses au plafond pouvant guider le visiteur et apportant une réelle légèreté à l’édifice en contredisant la massivité insinuée par la forte épaisseur des dalles.
Figure 47 Casa Estudio, faille située à la jointure des murs
Figure 48 Thermes de Vals, interstice et faisceau lumineux
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De plus, lorsque l’interstice croise une paroi verticale, un faisceau lumineux se crée et coule le long du mur de pierre, créant un effet singulier tout en attirant l’intention et le regard de l’usager. Ces faisceaux apparaissent alors comme des appâts ponctuels au fil du parcours. Si les effets lumineux traduisent un fort potentiel pour influencer le cheminement du visiteur, leurs caractéristiques sont très variables et dépendent beaucoup de facteurs changeants extérieurs que l’architecte ne peut maitriser entièrement, ainsi leur rôle d’appâts ou de leurres peut en être affecté, tout comme les jeux d’ombre que nous allons traiter. L’ombre détient également une grande capacité à stimuler l’usager dans son parcours. En effet, il détient le pouvoir de mettre en valeur un espace, un lieu, un objet, en y apportant un contraste, en le suggérant comme nous l’explique Jun'ichirō Tanizaki : Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre.111
Mais il est également capable de dissimuler, de cacher, de créer le suspense, d’entretenir un certain mystère comme on peut le voir dans l’architecture de Zumthor. En effet, chaque intériorité présente dans les blocs monolithiques parsemés dans l’édifice démontre une forte obscurité créant une brusque coupure avec l’ambiance lumineuse générale. Ainsi ces espaces confinés apparaissent comme des cavernes dont rien ne laisse présager ce que l’on pourrait y trouver à l’intérieur. L’idée est ici, par un principe de dissimulation, de créer un suspense, de cultiver un mystère pouvant attirer et séduire le visiteur. Luis Barragán, quant à lui, utilise l’ombre pour révéler, pour animer, pour contraster une scène. Nous remarquons ce procédé exceptionnel du mur blanc utilisé comme support d’ombre. Une ombre mouvante, ondulante, dansante créée par la végétation environnante qui vient se projeter et se balancer contre la paroi claire et donner vie à l’espace. Cette mise en scène est particulièrement remarquable dans le séjour de la Casa Estudio. (Figure 49)
111
Tanizaki (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Lagrasse : Verdier, 2015, page 64
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Figure 49 Le mur blanc comme support d'ombres
Une autre œuvre de l’architecte mexicain située à Mexico, El bebedero illustre admirablement ce propos. En effet, cet abreuvoir, conçu de manière linéaire, est juxtaposé d’un grand mur blanc interprétant la fonction de support d’ombre et apparaissant comme un véritable sémaphore tant par ses grandes dimensions que par sa teinte blanche réfléchissante. (Figure 50) Cette mise en scène nous montre en tout point cette volonté d’inviter l’usager à suivre un cheminement évident : la linéarité du miroir d’eau et des arbres nous suggère de les suivre, le mur blanc étant comme un véritable symbole, puis le bleu profond du mur en arrière-plan qui crée une échappée latérale avec ce mur blanc nous suggère qu’il pourrait exister un autre espace. Ici, le visiteur est tenu en haleine, attirer, séduit, un seul parcours évident apparaît : celui de suivre, cette eau sombre miroitante pour découvrir ce qu’il se passe plus loin. Page | 80
Figure 50 El Bebedero, Los Clubes, Mexique
Vient ensuite, la thématique des sons et des odeurs, pouvant également être perçus comme de véritables appâts pour le visiteur. Plusieurs principes sont utilisés pour mettre en valeurs ces stimuli. Tout d’abord l’absence, qui peut créer le manque chez l’usager, puis la présence d’un appât ou d’un leurre qui attire le visiteur dans un certain parcours. En effet l’architecte, par la diffusion d’un son ou d’une odeur particulière peut tenter de combler ce manque ou appâter l’usager. C’est notamment ce que l’on peut rencontrer dans l’architecture de Barragán avec l’apparition progressive de sons et de senteurs, avec l’utilisation des fontaines, des patios bondés de végétations, des ouvertures sur le jardin qui comblent petit à petit ces absences. Barragán offre une place essentielle aux fontaines et aux jardins dans son œuvre, il nous explique même qu’une fontaine « nous apporte paix, joie et sensualité reposante et atteint l'essence même de son essence quand par son pouvoir d'envoûtement elle Page | 81
éveille les rêves de mondes lointains. Au réveil ou en dormant, les doux souvenirs de fontaines merveilleuses m'ont accompagné tout au long de ma vie. »112 Ici la fontaine apparaît comme créatrice d’émotions, d’une certaine nostalgie que Barragán souhaite nous inviter à ressentir progressivement. Le jardin s’avère être également un espace clef « "L'âme des jardins abrite la plus grande somme de sérénité à la disposition de l'homme. " […] Il apparaît donc évident qu'un jardin doit combiner la poétique et le mystère avec un sentiment de sérénité et de joie. »113. Ici l’idée et d’amener le visiteur à ressentir des émotions tout en gardant une part de mystère, de curiosité, de surprise, d’émerveillement. Barragán crée parfois cette absence de son et d’odeur, afin de provoquer un manque et de le combler par la suite en attirant l’usager dans son jardin secret. Nous notons aussi la présence d’un second principe de mise en valeur qui pourrait être dénommé la dissimulation. En effet, si l’absence marque le manque de stimulation d’un élément scénographique ou d’un stimulus sensoriel, la dissimulation retranscrit davantage l’idée de stimuler le visiteur en cachant la source du stimulus, par exemple en lui faisant entendre le bruit de l’eau qui ruissèle sans lui donner la possibilité de voir la fontaine (celleci pouvant être caché dans un patio derrière un mur) ou encore diffuser des odeurs sans laisser entrevoir les plantes qui offrent ces senteurs. Ce principe fonctionne car il séduit le visiteur et l’invite à explorer pour tenter d’assouvir sa curiosité, son manque, voire son désir. Il est reconnaissable notamment dans le patio des jarres de la Casa Estudio, situé entre l’atelier et le jardin, qui est un véritable espace de transition. Depuis l’atelier le léger bruit de la fontaine se fait entendre, pourtant en arrivant dans le patio celle-ci n’est pas visible, seules de nombreuses jarres et les plantes grimpantes attisent le regard. (Figure 49) Néanmoins, elle est dissimulée par le retour d’un des murs et il faut alors pénétrer davantage dans le patio pour la visualiser. Encore une fois l’usager suit un chemin influencé consciemment ou inconsciemment par ses appâts séducteurs. Une fois au cœur du patio, les odeurs surgissent telle une mise en haleine, une préfiguration du jardin, sans pour autant que celui-ci soit visible. (Figure 50) Là encore, l’usager doit continuer son parcours en longeant la fontaine pour franchir cette petite ouverture qui le sépare du cœur de la maison : le jardin. (Figure 51)
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Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Dumbarton Oaks, Washington, États-Unis, 1980 113 Barragán (Luis), citant Ferdinand Bac, Idem
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Figure 49, 50 et 51 Patio des pots, séquence d'accès au jardin depuis l'atelier, les sons et les odeurs apparaissent.
Dans les Thermes de Vals, nous pouvons établir diverses similarités. Il utilise également ces principes d’absence et de dissimulation afin de créer le manque, d’attirer le visiteur. On note par exemple la présence des bains spéciaux cachés dans ces blocs de pierre qui stimulent l’usager par des odeurs, des sons, des lumières. Toutefois, l’architecture fait en sorte de seulement attiser la curiosité sans montrer ce qui se passe réellement à l’intérieur. Ici, tout est dans l’art du suggéré. Le visiteur devra alors s’il le souhaite, poursuivre son parcours plus en profondeur s’il veut découvrir ce qui se cache à l’intérieur de ce monolithe. Comme l’écrivait Pallasmaa : « Il s’ensuit que la réaction corporelle est un aspect inséparable de l’expérience de l’architecture. »114 Ici la mise en scène architecturale produit une stimulation que l’individu interprète, rien n’est contraint, seule la séduction opère.
Des principes de mise en valeur aux émotions Comme nous avons pu le voir précédemment les architectes Peter Zumthor et Luis Barragán utilisent une palette de procédés architecturaux variés afin de concevoir des appâts et des leurres, qui par leurs effets, leurs stimuli, vont influencer le parcours du visiteur sans toutefois le contraindre à suivre un chemin. Tout est dans la nuance, dans la séduction, dans l’invitation à suivre, à parcourir. Ces appâts déclinés en divers procédés tels que des signaux colorés, lumineux, des odeurs, des sons, des échappées latérales ou verticales, des cadrages et des dimensionnements remarquables, des ombres, sont combinés et mis en valeurs par
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Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 71
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plusieurs principes reconnaissables et récurrents chez les deux architectes : la mise en contraste, la répétition ou encore l’absence et la dissimulation intervenant sur cette thématique du manque et du désir. En effet, ces appâts mis en valeurs par ces différents principes ont pour fonction d’attiser une certaine curiosité chez l’usager en lui faisant éprouver un désir de découvrir ce qui peut être caché, dissimulé, ce qui est secret. Mais aussi d’apporter un certain émerveillement, une sérénité qui séduit le visiteur, ou même provoque chez lui une certaine nostalgie grâce à tout ce processus de mise en condition et d’introspection que nous avons développé précédemment. Au-delà de la fonction, l’architecture peut être capable de créer des désirs et également des émotions comme nous l’explique Pallasmaa : « Un travail d’architecture ne saurait être transparent dans ses motivations utilitaires et rationnelles ; il doit maintenir son secret impénétrable et son mystère afin de déclencher notre imagination et nos émotions. »115. L’idée principale avancée dans ce propos nous dépeint une architecture qui doit dépasser sa propre fonction, prendre de la distance avec son usage pour offrir davantage à l’usager en termes d’expériences spatiales, sensibles et émotionnelles. Tadao Ando, cité par Pallasmaa, affirme : « Je crois que l’architecture doit s’écarter de sa fonction après s’être assurée qu’elle observait sa base fonctionnelle. En d’autres mots, j’aime voir jusqu’où l’architecture peut poursuivre sa fonction puis, après cette poursuite, voir jusqu’où on peut l’éloigner de la fonction. Le sens de l’architecture se trouve dans la distance entre elle et sa fonction. »116Dans ce propos, l’architecte japonais explique l’essentialité de se distancier de la fonction première pour apporter une expérience architecturale singulière au visiteur.
3. Séquençage architectural : De la gradation à la variation, de l’adaptation au bouleversement sensoriel
Si nous avons pu voir que les architectes Peter Zumthor et Luis Barragán concevaient, à travers leur architecture respective, une mise en condition préalable de l’individu et mettaient en place des appâts séducteurs afin d’influencer le parcours de l’usager à travers les espaces, nous allons désormais nous intéresser à la manière dont
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Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 69 Idem, page 69
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s’enchaînent les différentes mises en scènes créées par les deux architectes. En effet, la qualité et la nature de cet enchaînement, de cette combinaison des mises en scène peuvent être des vecteurs d’effets et d’émotions chez l’usager. Nous développerons et analyserons cette thématique à travers deux types de séquençage : l’un progressif évoquant une certaine gradation, l’autre évoquant davantage la variation, le passage brutal d’une mise en scène à une autre et d’une ambiance à une autre. Nous verrons ainsi les effets que ces séquençages sont capables d’apporter dans l’expérience émotionnelle du visiteur.
Séquençage par gradation La Casa Estudio de Luis Barragán est une maison plutôt complexe car elle réunit à elle seule une multitude de fonctions différentes. En effet celle-ci sert à la fois d’espace de vie et d’espace de travail. En outre, on retrouve dans l’espace de vie une diversité d’espaces aux usages variés comme une bibliothèque, un salon, une salle à manger, des chambres, des espaces de détente, des patios, le tout corrélé avec cette grande cour accueillant le jardin. Ainsi chaque espace est pensé différemment en termes de dispositifs architecturaux afin de donner l’environnement et l’ambiance les plus adéquats à son usager. De plus la réflexion de Barragán est portée à son paroxysme dans la combinaison de ces différentes atmosphères. En effet on constate chez Barragán cette faculté à créer un séquençage progressif des mises en scène. Comme nous avons pu le voir précédemment, Luis Barragán use d’un bon nombre d’espaces secondaires tels que des corridors, des halls, des sas. Ceux-ci permettent de faire un lien progressif d’une mise en scène à l’autre. Cette gradation fait de plus écho à notre réflexion sur la mise en condition de l’usager développée préalablement. Si nous nous penchons davantage sur la séquence d’entrée de la Casa Estudio nous pouvons constater un travail de séquençage des ambiances notamment à l’aide de divers procédés. Tout d’abord depuis la rue, la façade assez austère ne semble pas nous indiquer une entrée bien définie, plusieurs portes s’y trouvent, rien ne semble faire office de signal. La façade avec son crépis gris et ses rares ouvertures reflète un traitement très brut, abrupt faisant écho avec la matérialité urbaine environnante. Ici, aucun porche, aucun sas n’accueille l’usager, c’est en franchissant la porte que l’architecte mexicain plonge le visiteur dans une toute autre ambiance. Le corridor, un espace étiré en longueur, présente un fort contraste de matérialité et de couleur, sa luminosité est tamisée et relativement faible du fait de l’unique petite baie au vitrage teinté jaune et translucide qui limite énormément l’apport lumineux. Néanmoins la couleur jaune de certains murs et le bois apportent un effet Page | 85
chaleureux. (Figure 54) Dans cet espace de passage, le silence se fait, le bourdon de la ville est atténué par la porte métallique épaisse, l’écho des pas dans cet espace restreint se fait entendre.
Figure 54 Casa Estudio, espace d'entrée
Figure 55 Casa Estudio, hall
Par la suite, Barragán nous plonge dans une autre mise en scène. Sans rompre avec la précédente, il nous amène dans le hall principal, légèrement plus lumineux. Le blanc et le rose des murs utilisés semblent d’ailleurs participés activement à cette impression de clarté. (Figure 55) Ici, les dimensions de l’espace prennent de l’ampleur, la hauteur sous-plafond est plus conséquente, les effets sonores de résonnances, de réverbérations et d’écho sont alors décuplés. Comme nous l’explique Jean-François Augoyard dans son ouvrage : « Ce sont les formes urbaines ou architecturales (salles, halls…) ainsi que les matériaux réfléchissants (béton, plâtre, verre, marbre…) ou absorbants (moquette, laine de verre, etc…) qui conditionnent la réverbération d’un lieu. Les formes spatiales déterminent une réverbération particulièrement importante […]. »117 On constate alors que l’utilisation de crépis, de béton, de plâtre et d’une géométrie très orthogonale aura pour conséquence de développer davantage ces effets sonores. Ce traitement de la réverbération, de la résonnance
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Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 120
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et de l’écho doit être pensé avec justesse car un milieu trop réverbérant devient désagréable et rend tout son inintelligible. A l’inverse, dans un espace totalement absorbant, l’effet serait aussi incommodant nous entendrions alors notre corps, notre cœur battre, etc. Surgit alors l’impression d’un espace resserré étroit, étouffant, même si le volume est physiquement grand.118 Nous notons alors que le traitement sonore est capable de modifier notre perception de l’espace. En continuant notre parcours, nous accédons à la salle à manger. Là, la transition se fait en douceur, notamment avec l’utilisation de couleur très claires. La pièce est plus éclairée que le hall grâce à sa grande ouverture sur le jardin, toutefois cet apport lumineux est régulé par le filtre végétal qui laisse entrevoir subrepticement entre les feuillages l’étendue du jardin. En effet le jardin est directement accessible depuis la salle à manger, il nous suffit de traverser un dernier sas avant d’arriver sous un auvent qui nous protège encore d’une lumière qui pourrait être trop aride avant de pénétrer pour de bon dans le jardin. Dans ce cas de figure le sas et l’auvent servent également d’espaces de transition en nous permettant de nous adapter progressivement à un environnement différent. Le passage de l’intérieur à l’extérieur se veut progressif grâce à ces espaces qui nous offrent une certaine protection. Ils permettent de réguler l’apport lumineux, l’apport de chaleur, nous abritent avant de pouvoir entrer véritablement dans le jardin. Ici encore Barragán nous montre sa faculté à créer de fines nuances entre chaque espace afin de transporter l’usager de mise en scène en mise en scène, d’ambiance en ambiance, de manière douce et progressive. Dans ce séquençage progressif des mises en scène, nous avons pu remarquer que l’architecte utilise une gradation lumineuse, en nous faisant passer de l’obscurité à la clarté. Nous percevons également une gradation sonore en passant d’un environnement relativement bruyant (la ville) à un espace essayant de limiter ces bruits parasites (le corridor), le hall, quant à lui, est isolé de tout bruit extérieur grâce au couloir qui tient le rôle d’un espace tampon, comme pourrait le faire une antichambre, d’autant plus qu’il n’est pas ouvert sur l’extérieur. Pour finir, la salle à manger entretient une relation forte avec le jardin avec cette grande fenêtre donnant sur celui-ci, on entend alors le doux bruit de la végétation se mouvant sous le vent. Dans cette configuration, l’architecte aspire à transporter l’usager
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Idem, page 121
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d’une ambiance sonore bruyante à une ambiance sonore plus calme, plus silencieuse, apportant tranquillité et sérénité au visiteur, le tout de manière graduelle. De plus Barragán semble développer un équilibre entre la couleur, les matériaux et la luminosité ambiante. En effet lorsque l’espace est dénué d’ouverture sur l’extérieur, disposant ainsi d’une forte obscurité, l’architecte compense se manque de luminosité par l’utilisation de couleurs plus chaudes et de matériaux aux aspects plus chaleureux (comme la couleur jaune et l’utilisation du bois dans le corridor). Plus on pénètre dans la maison, plus l’utilisation des couleurs se fait discrète car la luminosité ambiante est plus conséquente. C’est le cas dans le hall, où seul un mur est peint de rose, le reste en blanc, et dans la salle à manger, disposant d’une large ouverture sur l’extérieur, où la couleur disparait laissant place à la teinte naturelle de l’enduit mural. On note alors cette tension omniprésente entre la couleur et la matérialité. Avec le degré de luminosité, un équilibre fragile se crée au fil du parcours. Cette évolution progressive des mises en scène est aussi perçue avec une gradation des matériaux utilisés, une évolution rencontrée dans bon nombre de maisons comme nous l’explique Marc Crunelle. Ce dernier effectue une analyse sur trois types de maisons traditionnelles : une maison occidentale située à Bruxelles, une maison nord-africaine au Maroc et une maison asiatique au Japon. Dans chacune d’elles, il constate une gradation des sols : « Plus on s’approche du cœur de logis, du « centre » du lieu, plus les matériaux s’adoucissent. »119. En réalité les matériaux deviennent, au fil du parcours, de plus en plus agréables, doux. Ils évoquent une idée de confort, de bien-être et invitent l’usager à entrer dans une phase d’exploration tactile. Nous constatons cette gradation tactile dans la Casa Estudio de Barragán, car nous passons du sol bétonné de la rue, à un carrelage de pierre volcanique plus lisse, plus régulier, pour enfin terminer sur des matériaux plus chaleureux, plus doux, comme un plancher en bois verni pour le séjour et l’atelier, de la moquette pour les chambres et la salle à manger. Par ailleurs, cette gradation peut être mise en relation avec d’autres sens liés au toucher tel que la perception de la chaleur. En règle générale, le parcours s’effectue du froid au chaud (en allant de l’extérieur à l’intérieur), comme nous pouvons le constater ici, en passant du béton et du carrelage, au bois et à la moquette. Cette perception de la température
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Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 24
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est à la fois physique, celle-ci dépendant des propriétés thermiques des matériaux et de leur capacité à emmagasiner la chaleur, et à la fois subjective, certains matériaux nous paraissent en effet plus « chaleureux » que d’autres, on constate alors une certaine intermodalité quant à la description sémantique de ces matériaux. En passant de l’extérieur à l’intérieur, nous pouvons percevoir cette transition comme un passage du froid au chaud, de l’ordre au désordre, du brut au travaillé, du chao à la stabilité.120 On peut même y voir un parallèle avec l’expression sonore de ces matériaux comme nous l’évoque Marc Crunelle : « Les sons suivent ce parallélisme : ils sont aigus et « crus » à l’extérieur, sur les surfaces dures et finissent par être « épais » et assourdis sur les surfaces douces. »121 Apparaît alors l’idée que plus le sol devient doux, agréable, sécurisant, stable, fluide, insonore, plus il se fait oublier, plus la place qu’il occupe dans notre esprit est faible. Ainsi l’homme n’y fait plus attention et peut se consacrer à d’autres activités mentales ou physiques. Cette utilisation du séquençage progressif rejoint alors notre réflexion sur la mise en condition préalable de l’usager vue précédemment, en l’invitant à vivre une expérience sensible plus profonde. Luis Barragán se place alors dans une démarche de conception singulière en créant des mises en scènes et des ambiances différentes pour chaque espace, tout en les accordant pour former un séquençage progressif visant à faire apporter une continuité des stimuli sensoriels à l’usager, qui permettra de l’acclimater en douceur aux différentes ambiances recherchées. Pour se faire, l’architecte manie avec justesse les différents matériaux, la luminosité, les couleurs, la sonorité, la présence des odeurs, le tout de manière progressive et graduelle afin de faire voyager le visiteur et de lui procurer des émotions à travers son œuvre sans le perturber dans sa phase introspective. Toutefois nous verrons par la suite, que ce séquençage peut être plus brusque afin au contraire, de déstabiliser et bouleverser les sens de l’usager en proposant un passage entre deux mises en scène très différentes.
Séquençage par variation Si nous avons pu percevoir dans l’architecture de Luis Barragán l’existence d’un séquençage progressif des mises en scènes, nous verrons qu’il existe des séquençages où les ambiances varient drastiquement les unes des autres. Nous observerons ainsi que ces transitions de mises en scène et pour ainsi dire d’ambiances, très abruptes, sont assez courantes dans le complexe thermal conçu par Peter Zumthor en 1996. Comme nous 120
Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 24 Idem
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l’explique Peter Zumthor, l’édifice noue une relation forte avec son environnement. Il est de plus pensé en fonction des éléments qui l’entourent, comme l’eau et la pierre que l’on peut rencontrer dans la vallée de Vals.122 L’architecte suisse pense alors le bâtiment comme un continuum spatial dont certains blocs de pierre nous donnent l’impression d’être dans une carrière de pierre.123 Cet espace unique, accueillant les deux bassins principaux, l’un intérieur et l’autre majoritairement extérieur, est fragmenté par ces « blocs de pierre » qui renferment eux-mêmes des bains plus spéciaux. Ainsi ces blocs viennent créer des intériorités en leur sein et fractionnent l’espace principal en créant des sous-espaces tels des terrasses, des circulations, des lieux de détentes etc… Peter Zumthor explique l’importance de ces blocs qui fragmentent ce continuum spatial tout en créant par conséquent un véritable séquençage spatial : « Nos bains, un grand continuum spatial, un espace que je perçois comme un tout dès que j’y pénètre mais que je ne peux jamais englober du regard ? Je dois le parcourir, le découvrir en marchant. J’en fais l’expérience par image, comme une séquence spatiale. »124. Nous constatons ainsi que dans un espace unique plusieurs lieux et sous-espaces peuvent subsister et devenir des lieux propices à la création de mises en scènes et d’ambiances complètement différentes. C’est par ailleurs ce que cherche à faire l’architecte en proposant dans ces blocs des expériences thermales variées stimulant nos différents sens. La transition de cet espace principal à l’intérieur d’un de ces blocs est très intéressante, car il fait transiter l’usager entre deux mises en scènes totalement différentes. En effet, Peter Zumthor utilise divers procédés pour rendre deux ambiances très distinctes. Tout d’abord il joue sur le dimensionnement et les proportions, en faisant passer le visiteur d’un espace très haut de plafond et parfois très vaste, à un sas beaucoup plus confiné, pour enfin nous faire entrer dans un espace plus restreint, mais, en revanche, plus haut de plafond. Cela se ressent d’ailleurs dans le sentiment d’intimité que l’on peut éprouver, en passant d’un espace public où beaucoup de personnes sont présentes à un espace plus privé où seules quelques personnes s’y retrouvent. L’intimité est un facteur essentiel dans le réglage de la mise en scène et dans la création d’une ambiance, comme nous l’explique Peter Zumthor dans son ouvrage Atmospheres ; les paliers
122
Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich: Scheidegger & Spiess, 2007, page 23 123 Idem, page 38 124 Idem
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d’intimités découlent sensiblement de la notion de distance, de proximité, de l’interrogation des dimensions, des proportions, des échelles, des épaisseurs et des masses.125 Si cette transition assez brute peut résulter d’une réflexion sur le dimensionnement des espaces, le traitement de la lumière est également fondamental. En effet l’architecte use de bon nombre de procédés afin de faire varier ses ambiances lumineuses. L’espace principal est, par exemple, plutôt lumineux car il dispose de plusieurs grands cadrages sur l’extérieur et de petits interstices situés au plafond apportant un éclairage zénithal, tandis que les intériorités situées dans les blocs sont, quant à elles, plongées dans une obscurité plus prononcée. En effet, ces blocs ne disposant pas de baies donnant sur l’extérieur, c’est l’éclairage artificiel qui régit l’ambiance lumineuse. Souvent l’éclairage est travaillé de sorte à créer des jeux d’ombres, de couleurs et de réflexion en utilisant l’eau des bassins. L’éclairage est par exemple pour le « bassin des fleurs » (un espace proposant un bain avec des pétales de fleurs mélangées à l’eau) situé sous le niveau de l’eau afin que la lumière soit projetée vers le haut et que le faisceau lumineux rencontre les fleurs flottant en surface pour créer un jeu d’ombre unique. Peter Zumthor met en place beaucoup de contrastes lumineux en proposant des passages très obscures reliant des espaces très lumineux. On pense par exemple au bassin intérieur-extérieur qui nous permet de passer d’une grande clarté à un espace plongé dans la pénombre comme nous l’explique Richard Copans dans son documentaire : « Passer de l’un à l’autre c’est passer d’un espace ouvert à un espace plus intime avec ses clairs-obscurs et ses contre-jours ».126 (Figure 56)
125
Zumthor (Peter), Atmosphères : environnements architecturaux : ce qui m’entoure. Basel : Birkhäuser, 2008, page 49 126 Copans (Richard), Les thermes de pierre (The Stone Thermal Bath), Documentaire Arte, Section architecture France, 2000
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Figure 56 Passage de l'intérieur à l'extérieur, clair-obscur
Au-delà de la lumière et des dimensions, ce sont d’autres facteurs qui varient. La sonorité est différente, on passe d’un espace vaste, relativement résonnant et réverbérant où beaucoup de personnes s’y trouvent à un espace réduit où l’on se sent isolé du reste. Cette dimension soudainement plus restreinte invoque des effets sonores singuliers telle la sensation de rétrécissement traduisant une « Sensation du rapprochement des limites d’un espace que peut éprouver un émetteur à l’écoute du retour de son propre message. ».127 En effet avant de pénétrer dans ces petits bains spéciaux, Zumthor fait passer le visiteur par un fin couloir, servant de sas, avant d’arriver dans le bassin. Ce couloir, plus obscur et étroit, crée une véritable coupure et marque un fort changement d’ambiance. Cet effet de coupure se traduit également de manière sonore comme nous le décrit Jean-François Augoyard, la coupure correspond alors à une : Chute soudaine d’intensité qui peut être associée à un brusque changement d’enveloppe spectrale ou à une modification de la réverbération (par exemple dans le sens réverbérant / mat). L’effet de coupure est l’un des grands modes d’articulation sonore entre les espaces et les lieux. Il établit clairement le passage d’une ambiance sonore à une autre.
127
Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 119
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Deux catégories de coupure peuvent être distinguées : soit l’effet est produit au niveau de l’émission (coupure d’une source sonore), soit il est déterminé par les conditions de propagation (organisation de l’espace). Dans tous les cas, il rend pleinement perceptible la modification de l’ambiance sonore. Cet effet touche particulièrement la composition et l’organisation de la matière sonore. La notion de coupure joue ainsi un rôle structurant dans la perception de l’espace et du temps, en permettant d’en distinguer ou d’en différencier les parties et séquences.128
La coupure sonore découle donc de la spatialité environnante, du dimensionnement de l’espace, de la conception architecturale en somme : « Potentiellement, l’environnement urbain apparaît comme un milieu particulièrement propice à l’émergence de l’effet de coupure, de par la diversité des émissions, des formes architecturales et des matériaux de revêtement, de la complexité des configurations spatiales et de la mobilité des sources et des usagers. »129. Celle-ci marque le passage d’une séquence à la suivante, d’une mise scène à une autre. Cette coupure peut également être perçue par d’autre sens, notamment l’odorat et le toucher, avec le passage marqué d’une odeur à une autre, d’une matérialité à une autre, d’une température à une autre comme on peut le ressentir dans le bain de fleurs, le bain chaud ou encore le bain froid. Nous constatons alors que Peter Zumthor utilise un panel de procédés très variés (avec l’utilisation de contrastes sonores, lumineux, olfactifs, matériels et d’une recherche sur le dimensionnement) afin de mettre en contraste et en tension certaines mises en scène, certaines ambiances paradoxales. Ceci est pensé afin de faire ressentir brusquement à l’usager de nombreux stimuli et sensations différents en un lapse de temps très court dans le but de créer en lui un certain bouleversement sensoriel et émotionnel. Si nous avons pu voir que Zumthor utilisait un séquençage basé sur des ambiances et des mises en scène très distinctes, Luis Barragán utilise dans certains cas ce séquençage basé sur la variation en parallèle d’un séquençage plus progressif vu auparavant. Penchons-nous alors sur 3 transitions remarquables de la Casa Estudio : le passage du hall à l’étage, du hall au séjour, et de l’étage au toit-terrasse. Le premier se situe dans le hall, au moment de monter l’escalier. L’ambiance lumineuse est neutre, il y a peu de lumière en raison du manque d’ouverture, le plafond est à hauteur moyenne. Puis, après avoir franchi quelques marches, nous accédons à une double 128
Augoyard (Jean-François), Torgue (Henry), À l'écoute de l'environnement : répertoire des effets sonores, Marseille : Editions Parenthèses, DL1995, page 38 129 Idem
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hauteur qui nous plonge cette fois-ci dans une grande clarté grâce à la baie zénithale située au-dessus de la cage d’escalier. Le temps d’un instant, Barragán nous fait passer d’un espace relativement restreint et sombre à un espace plus ample, plus lumineux, où l’ambiance sonore est totalement différente. (Figure 57) De même pour le passage du hall au séjour, Barragán marque une transition brute à l’aide d’un sas, bas de plafond et sombre, avant de nous faire pénétrer dans un grand espace nous proposant une bonne hauteur et beaucoup de lumière directe grâce à cette grande baie vitrée offrant un remarquable cadrage sur le jardin. La transition est marquée par un changement d’ambiance lumineuse, un changement de matérialité au sol en passant du carrelage au plancher, d’un changement de couleur en passant du rose au jaune, mais également, par cette coupure sonore. En effet on passe d’un espace très restreint où il n’existe que très peu de réverbération et de résonnance à un espace au volume beaucoup plus conséquent qui offrira des effets sonores totalement différents. (Figure 58)
Figure 57 Cage d'escalier, changement de scénographie
Figure 58 Entrée du salon, transition marquée
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Pour finir, le passage du premier étage au toit-terrasse se fait par un escalier étroit relativement sombre qui vient isoler le visiteur lors de son ascension avant de le libérer dans un environnement complètement différent. En effet, le toit-terrasse est un grand espace très coloré et présentant une matérialité très forte (on note la présence d’une multitude de couleurs et de textures) tandis que l’étage est pensé de manière très sobre. Lors de cette transition, l’architecte vient bouleverser nos sens en nous proposant une expérience exploratoire très distincte, en exposant l’individu à la lumière, au vent, à une température et à des odeurs différentes. La terrasse, entourée sur tout son périmètre de hauts murs, n’offre pas de vue sur le jardin ou sur les environs mais entretient une relation particulière avec le ciel qui part sa couleur bleue vient créer une tension et une cohérence avec les couleurs chaudes des murs. Ici le jardin n’est pas visible mais ses sons, ses odeurs sont perceptibles, c’est tout l’art de Luis Barragán qui nous suggère sans nous faire voir, nous fait ressentir de manière implicite toutes les subtilités de son architecture.
4. Synthèse
Comme nous avons pu le souligner précédemment, les architectes Peter Zumthor et Luis Barragán utilisent une large palette de procédés architecturaux variés aux effets très distincts. Ces dispositifs, pouvant apparaitre sous diverses formes – Traitements lumineux, colorimétriques, gestion des matières, des textures, choix des percements, des formes, de la géométrie, de la spatialité, etc. – permettent de mettre en place une multitude de combinaisons dans le but de créer une véritable mise en scène. Ces procédés entremêlés, combinés, associés et mis en valeurs par différents principes – contraste, répétition, dissimulation, absence – apportent à l’espace une véritable identité. Ainsi cette mise en scène, soigneusement pensée et réfléchie par l’architecte devient alors créatrice d’une ambiance particulière. Néanmoins cette ambiance ne peut dépendre uniquement de l’architecture en ellemême, elle est également dépendante de l’usager, de l’acteur, de l’individu qui fait part de l’action, de l’expérience architecturale. Comme nous l’écrit Mickael Labbé dans son article dédié à l’architecture de Peter Zumthor :
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Se sentir bien ou mal dans l’atmosphère d’un lieu exprime ainsi, in fine, la qualité d’une relation, d’un rapport, d’une rencontre entre le sujet percevant et l’objet perçu. L’atmosphère n’est donc ni une qualité de l’objet seul ni un pur fantasme subjectif. C’est à l’interstice, à l’intervalle entre l’espace architectural et moi que vient à être une atmosphère et que se joue la détermination de sa qualité propre. Tout arrive au singulier ici : l’atmosphère est la qualité singulière d’une rencontre singulière entre un sujet et un espace eux-mêmes singuliers.130
Ainsi l’ambiance, l’atmosphère, deux termes finalement très similaires, semblent exister à travers la relation que noue l’individu avec l’architecture, avec l’espace et inversement. Il serait alors vain de penser que l’un peut fonctionner sans l’autre. Notre propos n’a pas pour but d’apporter une définition à l’atmosphère mais plutôt d’en comprendre les fondements et les conséquences sur notre perception et notre ressenti. Si l’ambiance fonctionne en corrélation avec l’architecture et l’individu, nous pouvons comprendre à quel point la mise en condition de celui-ci est importante. En effet, comme nous avons pu le voir auparavant, l’architecte recherche, à travers l’utilisation de nombreux procédés, à préparer préalablement l’usager à vivre une expérience sensible. Cette préparation permet progressivement d’amener le visiteur dans un état de concentration accrue, dans une phase d’introspection où il pourra se recentrer davantage sur ses sens et sur sa perception. Un travail par le négatif, c’est-à-dire une démarche basée sur l’absence de certains stimuli sera l’une des clefs essentielles pour permettre cette préparation mentale de l’usager. Après cette préparation mentale, subsiste également cette réflexion sur le déplacement de l’usager au sein de l’édifice, car l’architecte crée, par un système d’appât et de leurres, un jeu de séduction entre l’architecture et l’individu. Une séduction capable d’influencer son parcours, d’attiser certains sentiments, le tout dans l’objectif principal de véhiculer en lui des émotions.
130
Labbé (Mickaël), « La pensée architecturale de Peter Zumthor : le lyrisme sans exaltation », Nouvelle revue d’esthétique, n° 9, 2012, page 107-17
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Pour finir nous avons pu aborder l’enchaînement des différentes mises en scène entre elles afin d’étudier l’effet de ce séquençage sur l’usager. Nous avons pu déceler deux séquençages notoires : le premier très progressif, permettant une gradation douce des mises en scènes et invitant le visiteur à s’accoutumer petit à petit à l’ambiance voulue, le second plus abrupt, faisant passer l’individu à travers des scénographies et des ambiances très distinctes dans l’objectif de provoquer un bouleversement émotionnel et sensoriel.
Mise en condition Parcours influencé Séquençage scénographique
Figure 59 Schéma synthétisant la réflexion développée parties I et II
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Partie III : Point de vue de l’individu | Entre sens, mémoire et émotions
Qu’est-ce donc qui m’a tellement touché dans cette atmosphère ? Tout ! Les choses, les gens, la qualité de l’air, la lumière, les bruits, les sons et les couleurs. Les présences matérielles, les textures aussi. Des formes qui je peux comprendre, que je trouve belle, que je peux essayer de lire [...] mais indépendamment, [...] n’y avait -il pas quelque chose qui n’aurait avoir qu’avec moi-même, avec mon état d’âme, mes sentiments, mes attentes ?131
Comme nous pouvons le constater, la scénographie ne peut à elle seule former une ambiance, c’est la relation nouée entre l’individu et la mise en scène qui véhicule la stimulation, l’émotion et l’ambiance. Ainsi notre ultime grand axe sera consacré à la relation que l’usager entretient avec l’architecture. Le raisonnement consistera alors à comprendre comment une ambiance – et la scénographie de laquelle elle découle- est capable de marquer durablement notre mémoire à travers les expériences architecturales que nous pouvons vivre. De plus, nous chercherons à discerner les liens que les sens peuvent entretenir entre eux et avec notre mémoire. Notre propos tendra donc à mettre en lumière les différentes liaisons, correspondances et connexions que nos différentes sensibilités peuvent entretenir entre elles. Pour finir, nous essaierons de comprendre comment l’architecture sensible, et l’expérience que nous en faisons, pourraient être en capacité de faire resurgir en nous des réminiscences, voire de convoquer notre mémoire et nos souvenirs.
1. La nécessité de la multi-sensorialité : une expérience qui marque ?
L’architecte tient à sa disposition une palette de procédés divers capables de stimuler chacun de nos sens. En passant de la vue à l’odorat, à l’ouïe, au toucher, - qui regroupe lui un ensemble plus complexe de sens comme l’équilibre, la perception de la température, de la texture, de l’orientation- même le goût, qui est rarement évoqué dans l’expérience
131
Zumthor (Peter), Penser l’architecture, Bâle : Birkhäuser, 2010, page 84
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architecturale, pourrait être stimulé, c’est d’ailleurs le cas dans les Thermes de Vals de Peter Zumthor qui propose un espace où il est possible de goûter l’eau. Ainsi l’architecte suisse porte un soin particulier à proposer des espaces détenant la capacité de stimuler tous les sens. Pourtant, nous pouvons constater dans la vie courante que l’architecture est rarement conçue pour stimuler plusieurs sens. La vue reste un sens privilégié car plus souvent sollicité. Pallasmaa porte d’ailleurs un constat et une critique face à cette hégémonie de la vision omniprésente dans l’architecture. « L’œil hégémonique cherche à dominer tous les champs de la production culturelle et semble affaiblir notre capacité d’empathie, de compassion et de participation au monde. »132 Il fait alors le constat qu’une architecture uniquement dédiée à la vision altèrerait notre expérience sensible de l’architecture. Marc Crunelle appuie d’ailleurs ce propos en parlant d’une « époque d’hypervisualisation culturelle »133 . Si notre propos n’est pas de critiquer ou de développer cette hiérarchisation véridique des sens, il nous parait important de souligner et de constater cette hégémonie du sens de la vision dans l’architecture que nous côtoyons au quotidien. Il est alors important de saisir que l’architecture en général peut être plus qu’une mise en scène pour les yeux, qu’elle peut dépasser le statut d’objet esthétique afin de parler également à d’autres sens. L’architecture ne peut être le résultat d’une volonté purement esthétique uniquement conçue pour flatter la vision car l’architecture s’habite, se visite, s’approprie et notre corps en fait l’expérience en entrant dans un édifice. Le parcours architectural nous offre d’emblée une approche tactile avec la relation au sol à ne pas sous-estimer. Cette dernière évoque le sens de l’équilibre et de l’orientation. (On monte/descend, sol pentu, obstacles, étroitesse des espaces…). Notre corps ne cesse jamais de percevoir avec tous nos sens. Pourquoi ne pas penser alors à une architecture pouvant stimuler la totalité de ceux-ci ?
Vers une structure multisensorielle L’architecture, avant de penser à son image, devrait déjà répondre à des besoins humains comme nous l’explique Marc Crunelle : « Parce que nous considérons l’architecture non comme un objet visuel à regarder, mais bien comme un milieu de vie impliquant totalement l’individu… »134. L’individu doit tenir le rôle principal, doit être au cœur de la réflexion. Le Corbusier, qui durant toute son œuvre tentait de théoriser la beauté, d’y trouver
132
Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 25 Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 3 134 Idem, page 115 133
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un code universel disait : « L’ingénieur s’occupe de la technique et l’architecte s’occupe de l’homme »135 montrant ainsi que l’homme demeure la priorité par excellence. Si la fonction première de l’architecture est d’abriter l’homme, puis de lui offrir un lieu de vie confortable, des espaces à vivre agréables et stimulants, pourquoi n’est-elle pas conçue afin de toucher plus profondément l’individu en stimulant tous ses sens ? En effet comment faire un bâtiment pour les gens si l’on ne se pose pas la question du corps et de son ressenti ? Pallasmaa écrivait en outre : « A l’évidence une architecture qui "améliore la vie" doit s’adresser à tous les sens à la fois et fondre l’image de notre moi dans notre expérience du monde. »136 montrant l’importance d’une architecture sensible au service de l’homme. Marc Crunelle insiste par ailleurs sur l’importance d’une expérience totale pour faire ressentir une sensation unique au visiteur : « Ce n’est que lors de certaines expériences ou dans certains lieux que nous prenons conscience tout à coup de l’image sonore d’un espace par la réverbération particulièrement élevée y régnant ; du contenu odorant d’une maison que l’on avait quittée depuis longtemps ou encore de la constante présence tactile d’une allée de gravier. »137. On comprend alors que chaque détail compte, l’odeur présente, la réverbération sonore, la couleur des murs et la texture du sol, chaque réglage de la mise en scène semble important pour dégager un effet singulier. […] l’espace, ce n’est pas du vide, mais bien un véritable milieu de vie enclos dans les murs, un milieu de vie stimulant les sens. Ce sont des ombres et des lumières évidemment, des proportions et des couleurs, des perspectives et des décors, mais aussi des sons qui se réverbèrent, des surfaces que nos pieds foulent, des textures que l’on touche, des températures qui nous mettent à l’aise et des odeurs qui nous enveloppent et nous séduisent. Toutes choses qui s’additionnant, multiplient leurs effets en un ensemble que nous percevons comme un " entourement " globalisant.138
Le terme d’« entourement globalisant » utilisé par Marc Crunelle s’avère très intéressant car il donne à cette combinaison de stimuli sensoriels, le caractère d’une structure complexe où les sens s’entremêlent, se mélangent pour donner un ensemble global. Pallasmaa, en citant les propos de Merleau Ponty explicite le fait que la perception, plus qu’une addition des sens, traduirait l'idée d'un tout, d'une globalité, d'une structure unique et 135
Idem, page 116 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 11 137 Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 3 138 Idem, pages 82-83 136
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totale qui parlerait à tous nos sens à la fois.139 Ainsi pour appréhender un espace de manière qualitative, notre jugement ne se fonde pas sur une unique perception visuelle mais sur une perception totale et globale regroupant tous nos sens comme nous l’explique l’architecte Juhani Pallasmaa : « Le jugement du caractère environnemental est une fusion multisensorielle
complexe
d'innombrables
facteurs
qui
sont
immédiatement
et
synthétiquement saisis comme une atmosphère, une ambiance, un sentiment ou une humeur globale. »140 On saisit alors que l’impression que l’on peut avoir d’un espace, d’un lieu, d’un bâtiment- en termes d’émotions, de ressentis, d’ambiances ou d’atmosphères perçues- est une structure complexe dépendant de divers facteurs autant architecturaux (procédés, combinaisons, scénographie), qu’environnementaux (bruit, climat, météo, vent, etc.) et personnels (condition physique et mentale du visiteur, situation sociale). Ainsi l’ambiance que peut nous faire ressentir un espace relève d’une structure complexe difficilement définissable, se créant à partir de la relation que l’individu noue avec son environnement, dans l’interstice situé entre l’espace architectural et le visiteur comme nous l’explique Mickael Labbé.141 De plus, Juhani Pallasmaa illustre son propos avec une citation de Borges évoquant cette relation de manière plus imagée : « Le goût de la pomme… est dans le contact du fruit avec le palais, et non dans le fruit même ; ainsi… la poésie est dans la rencontre du poème et du lecteur, non dans les lignes de symboles imprimées sur la page d’un livre. L’essentiel, c’est l’acte esthétique, l’excitation, l’émotion presque physique qui surgit à chaque lecture. »142 Une métaphore qui traduit à merveille cette idée de l’entre-deux, de l’interstice, de l’échange. En effet, le goût se trouve dans le contact, entre le fruit lui-même et l’individu qui perçoit, c’est le lien qui traduit le goût, comme cela pourrait l’être entre l’architecture et l’usager. Le philosophe allemand Martin Heidegger, dont la pensée découle de la phénoménologie, insiste d’ailleurs sur cette relation nécessaire entre l’individu et son environnement en expliquant que l’un ne peut être appréhendé sans l’autre : « When we speak of man and space, it sounds as though man stood on one side, space on the other. Yet space is not some- thing that faces man. It is neither an external object nor an inner experience. It is not that there are men, and over and above them space. »143Pallasmaa va 139
Pallasmaa (Juhani), «space, place and atmosphere. emotion and peripheral perception In architectural experience», University of Helsinki, 2011, page 231 140 Idem, page 230 141 Mickael Labbé. Op. Cit, Note130 142 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 15 143 Heidegger (Martin), Building, dwelling, thinking, Basic writings, New York, Harper & Row, 1997, page 334
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même jusqu’à évoquer l’idée d’une fusion entre l’espace et le sujet, en citant le philosophe Merleau Ponty dont la philosophie phénoménologique évoque le primat de la perception, l’idée que le corps est une condition de l’expérience : « Merleau-Ponty voyait une relation osmotique entre le moi et le monde –ils s’interpénètrent et se défient mutuellement- et il mettait l’accent sur la simultanéité et l’interaction des sens. »144 Nous comprenons alors que l’ambiance, l’atmosphère, l’impression sensorielle -que nous pouvons ressentir d’un espace, d’un lieu- se caractérisent par une structure globale multisensorielle regroupant ainsi la totalité de nos sens allant de nos cinq sens classiques, dits d’Aristote, jusqu’à des sens moins théorisés (se rapportant majoritairement au toucher) tout de même cités par Pallasmaa comme l’orientation, le sens de la gravité, de l’équilibre, de la stabilité, du mouvement, de la durée, de l’échelle, de l’éclairage par exemple.145 Bachelard évoque même l’idée d’une « polyphonie des sens »146 afin de tenter d’expliciter cette globalité multisensorielle qui serait vectrice d’une perception plus approfondie et d’une expérience sensible plus forte.
L’expérience marquante Si nous avons pu appréhender cette idée d’une expérience multisensorielle nécessaire pour transporter l’usager dans une véritable expérience sensible et émotionnelle, cette « polyphonie des sens » joue-t-elle un rôle dans notre processus de mémorisation ? Du moins aide-t-elle à marquer plus durablement nos expériences vécues dans notre mémoire ? C’est en effet ce qu’à tenter de découvrir le neuropsychiatre Boris Cyrulnik lors d’un exercice de mémorisation effectué par ses étudiants. Ce dernier consiste à mémoriser une série d’images. Le test se déroule en deux phases distinctes. La première consiste en une mémorisation visuelle. Les images défilent donc simplement sur l’écran, les étudiants passent ensuite un test afin de connaitre leur capacité de mémorisation (nombre d’images retenues, détails mémorisés, etc.). La seconde phase consiste à mémoriser des images, qui défilent de la même manière, mais ils doivent cette fois ci commenter avec leur voisins ces images. Ils allient alors dans ce cas le sens de la vision au sens de l’ouïe, ils peuvent alors créer des connexions, des associations d’idées. Une fois la projection terminée, ils effectuent le même test. Le
144
Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 23 Pallasmaa (Juhani), «space, place and atmosphere. emotion and peripheral perception In architectural experience», University of Helsinki, 2011, page 231 146 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 46 145
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résultat est probant, le taux de mémorisation est nettement supérieur avec cette association des deux sens en simultanéité. L’image s’est ancrée davantage lorsque plusieurs sens ont été mobilisés.147 On comprend alors que plus l’expérience est faite d’associations de sens plus celle-ci peut être mémorisée durablement dans la mémoire. Kent C. Bloomer et Charles Moore écrivaient dans leur ouvrage Body, Memory and Architecture que ces associations multisensorielles étaient la clef de voûte de notre processus de mémorisation : « On peut, dans une certaine mesure, se rappeler chaque lieu, en partie parce qu’il est unique mais en partie parce qu’il a affecté nos corps et engendré suffisamment d’associations pour être retenu dans nos mondes personnels. »148 Ainsi, nous retenons que ces associations, découlant de l’interconnexion de plusieurs sens, semblent marquer de manière plus prononcée et durable la mémoire en donnant une certaine épaisseur, une force, une richesse à nos expériences. Une capacité qu’une architecture, centrée sur la stimulation d’un unique sens- celui de la vision- ne pourrait atteindre.149 Dominique Kühnhanss et Sarah Fahrni ajoutent de surcroît : « Plus il y a des sens activés au même moment, plus grande est la chance d’en retrouver une trace dans la mémoire. »150 Le géographe sino-américain Yi-Fu Tuan évoque également le pouvoir de cette association des sens nécessaire : « La question reste très académique puisqu’en utilisant nos cinq sens, ceux-ci se renforcent mutuellement et vont jusqu’à former ce monde à la structure complexe, à la fois chargée d’émotions, dans lequel nous vivons. ».151 En somme cette structure complexe multisensorielle apparait comme nécessaire pour stimuler notre mémoire, nos émotions et notre imaginaire. Yi-Fu Tuan explique de plus cette nécessité d’une expérience sensorielle totale : Un objet et un lieu deviennent une réalité lorsque leur expérience est totale, c’est-à-dire partagée par tous les sens aussi bien que par l’esprit actif et la réflexion. Le fait de rester longtemps dans un lieu permet de la connaître de manière intime ; toutefois son image peut manquer de contraste à moins que nous ne puissions également l’observer de l’extérieur et réfléchir ainsi sur l’expérience que nous en avons.152
147
Cyrulnik (Boris), Le récit de soi, Conférence diffusée sur France Inter, Université de Nantes, 2017 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 46 149 Paternault (Victoire), Peau Neuve, Vers une architecture palpable, Mémoire EPFL, 2013, pages 30-31 150 Idem, page 24 151 Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion , Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 15 152 Idem, page 22 148
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La question du temps de l’expérience évoquée par Tuan semble intéressante. En effet la durée est un facteur de mémorisation, plus nous passons de temps dans un espace, plus nous ressentons, plus nous percevons, plus cette expérience sera marquante et inscrite de manière durable dans notre mémoire, d’où l’importance de la flânerie libre, du parcours architectural influencé, des lieux de pause orchestrés – que nous avons abordés précédemment – permettant à l’usager d’obtenir le temps nécessaire pour vivre une expérience sensible prenante et prégnante. Pour illustrer cette multi-sensorialité intéressons-nous à des espaces notables, capables de stimuler la totalité de nos sens. Comme nous avons pu le voir antérieurement, Luis Barragán et Peter Zumthor s’appliquent à créer des mises en scène capables, à travers leurs divers procédés, de proposer une stimulation multisensorielle totale. Zumthor conçoit notamment dans son centre thermal de Vals, des espaces plus confinés à l’intérieur des blocs de pierre, abritant des espaces proposant des bains spéciaux. Chacun de ceux-ci provoque un bouleversement multisensoriel, en stimulant la vision par les jeux de lumière, les reflets, les ombres ; l’ouïe par la résonnance et la réverbération soudaines créées par la géométrie mise en œuvre ; le toucher par cette matérialité intrigante et très texturale dont le corps, mis à nu, peut en faire l’expérience instinctive ; l’odorat par l’odeur et les essences se dégageant des bains, des plantes et des fleurs. S’ajoutent à cela notre perception de la température, de l’humidité, du courant d’air sur notre peau, de la stabilité, de l’équilibre que nous avons durant le parcours. Toutes ces perceptions rentrent en compte et forment cette structure complexe qui parle à tous nos sens et nous permet d’entrevoir et de ressentir un instant cette atmosphère dégagée par l’espace dans lequel nous nous situons.
Peter Zumthor et l’expérience sensorielle totale Pour illustrer ce concept de multi-sensorialité nous allons nous appuyer sur un autre ouvrage de l’architecte suisse Peter Zumthor : un édifice religieux. Nous verrons ainsi comment la chapelle Bruder Klaus, située à Wachendorf en Allemagne, invoque une véritable expérience sensible et reflète une architecture capable de parler à tous nos sens réunis au complet. L’expérience que l’on peut avoir de la chapelle est singulière en de nombreux points. Tout d’abord la réflexion sur le cheminement est très intéressante. En effet on retrouve ce principe d’appât avec ce grand volume de béton élancé, sortant du sol jusqu’à atteindre 12 Page | 105
mètres. Comme nous l’explique l’architecte : « Une tour surgit du paysage au-dessus du petit village de Wachendorf, dans l’Eifel. La perception du paysage se modifie, un nouveau point d’orientation apparaît, un lien commence à se créer entre le paysage et la tour. »153. Ici le bâtiment, seul au milieu du paysage champêtre, agit tel un signal, un sémaphore qui attire l’attention et la curiosité du visiteur et par conséquent noue un lien avec lui et l’invite à se rapprocher. (Figure 60)
Figure 60 Chapelle Bruder Klaus vue tel un sémaphore dans le paysage
La porte, qui marque la transition de l’intérieur à l’extérieur, joue un rôle décisif dans ce bouleversement sensoriel. D’une part massive et épaisse et d’autre part demeurant d’une facilité d’ouverture déconcertante, cette lourde porte triangulaire en acier inoxydable marque une forte tension entre l’extérieur et l’intérieur. Celle-ci, au-delà de sa forte symbolique religieuse, nous fait pénétrer dans un espace totalement différent. A ce moment précis, on peut ressentir une transition brutale entre deux atmosphères très distinctes.
Ici le
bouleversement est total, nous passons de la lumière de l’extérieur à la pénombre de l’intérieur, de la clarté à l’ombre, de bruit de la nature au silence complet où seuls nos pas semblent résonner de manière plus importante. Nous passons de l’odeur des plantes à l’odeur particulière des cierges, de l’encens, du bois utilisé pour le coffrage, dont la lente combustion a laissé une odeur singulière.154 Tout semble, différent, les odeurs, les sons, les effets lumineux, les textures, les couleurs... (Figures 61-62)
153
Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 3, 1998-2001, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, page 121 154 Idem, page 122
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Figure 61 Chapelle Bruder Klaus, aspect monolithique
Figure 62 Chapelle Bruder Klaus, vue de l'intérieur, la forme ne laisse rien présager, transition brutale
Subitement, l’architecte nous plonge dans un espace étroit très obscure. Nous constatons alors une spatialité totalement différente de ce que nous aurions pu imaginer en voyant l’édifice de l’extérieur. L’espace est confiné, triangulaire, comme si nous étions dans un tipi. Cette forme découle directement de la méthode de construction car Peter Zumthor imagine son bâtiment à partir d’une structure temporaire faite de 120 troncs d’épicéas disposés et attachés dans le but afin de faire disparaître le coffrage et de donner une texture et une odeur singulière à l’espace. La forme et le cheminement créés sont remarquables car nous passons d’un espace confiné, dénotant d’une grande pénombre à un espace aux dimensions beaucoup plus généreuses (12 mètres de hauteur sous-plafond) disposant d’un puit de lumière zénithal, apportant une lumière remarquable. Ici tout est question de dégradé, de contrastes lumineux, de clairs-obscurs, Zumthor nous fait passer de l’ombre à la lumière, du son au silence, de la terre au ciel par cette ouverture zénithale. (Figures 63-64) Zumthor utilise ici un séquençage brutal et crée une forte variation entre l’extérieur et l’intérieur afin de bouleverser nos sens, de nous désorienter et de nous livrer à une véritable expérience sensible et émotionnelle.
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Figure 63 Vue de l'ouverture Zénithale
Figure 64 Coupe longitudinale
La pénombre et le silence ambiant favorisent cette préparation mentale que nous avons pu évoquer antérieurement pour plonger l’usager dans une expérience sensible singulière. Peter Zumthor utilise une palette de procédés très variés pour stimuler l’individu, allant des jeux lumineux (clairs-obscures, failles lumineuses, puits de lumière) à une réflexion poussée sur la matérialité (béton des murs, plomb du sol, bois du coffrage, billes de verre), mais également sur la sonorité de l’espace plus confiné, parfois beaucoup plus haut (on pense notamment à ce puit de lumière qui culmine à plus d’une dizaine de mètres, impliquant une grande hauteur sous-plafond et par conséquent une forte résonnance.) Margaux Leduc nous explique spécialement dans son mémoire, la présence d’une expérience multisensorielle, elle y voit même une trilogie, entre le matériau utilisé, l’élément fondamental (terre, feu, air, eau) et le sens activé (toucher, odorat, ouïe, vue). 155 L’auteur remarque et nous fait connaître ainsi 4 trilogies : béton/terre/toucher, bois/feu/odorat, verre/air/ouïe et plomb/eau/vue montrant les différentes stimulations sensorielles offertes par les matériaux utilisés et leurs effets.
155
Leduc (Margaux), Bruder Klaus Fieldchapel, l’architecture comme expérience sensible, séminaire sous la direction Thibault Maupoint de Vandeul, Ecole Nationale Supérieur d’Architecture de Marseille, soutenu en 2014, page 48-49
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On retrouve par exemple le béton, qui enveloppe l’édifice, associé à la terre par sa composition (provenant de l’environnement voisin) lié au toucher par les différentes textures proposées par l’architecte (béton relativement lisse à l’extérieur, rugueux et texturé par le coffrage à l’intérieur) et par l’attrait haptique qu’il suscite (le motif créé par les troncs et la texture peut attiser l’expérience tactile du visiteur). (Figure 65) Le bois, utilisé pour le coffrage, est associé au feu. En effet nous faisons référence à la méthode de construction employée qui consistait à brûler et laisser se consumer lentement les troncs d’arbres. Peter Zumthor explique l’intérêt de cette technique : « Une fois le feu éteint, les troncs d’arbres partiellement consumés furent enlevés. L’empreinte des troncs et l’odeur du feu restèrent. »156. On comprend alors que le feu noircira le béton, lui donnera une texture et laissera dans l’espace une odeur remarquable. Ainsi le bois est également associé à l’odorat. (Figure 66) Le verre est aussi présent dans l’édifice. En effet, les failles créées par les tiges métalliques utilisées pour compacter le béton ont été rebouchées par des billes de verre laissant passer de fins faisceaux lumineux. Margaux Leduc nous explique que le vent, associé à l’ouïe, s’engouffre dans ces minces creux et dans l’oculus principal et diffuse un son particulier. 157 Peter Zumthor ajoute par ailleurs : « Je trouve magnifique de construire un bâtiment en le pensant à partir du silence »158 expliquant cette démarche de partir du silence pour créer une ambiance de recueillement, puis de laisser parler les éléments et les matériaux. (Figure 67) Pour finir, le plomb fondu utilisé pour le sol a été coulé et moulé manuellement ce qui lui donne certaines irrégularités texturales. Sa brillance crée, avec l’eau de pluie qui ruisselle au sol, des jeux de réflexions extraordinaires qui attirent la vue. En effet la lumière zénithale très forte vient rebondir contre le plomb recouvert d’eau, ce qui offre au visiteur des reflets éclatants. Ainsi le plomb est associé à l’eau et à la vue. (Figure 68)
156 Leduc (Margaux), Bruder Klaus Fieldchapel, l’architecture comme expérience sensible, séminaire sous la direction Thibault Maupoint de Vandeul, Ecole Nationale Supérieur d’Architecture de Marseille, soutenu en 2014, page 122 157 Idem, page 49 158 Zumthor (Peter), Penser l’architecture, Bâle : Birkhäuser, 2010, page 41
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Figure 65 Trilogie béton/terre/toucher
Figure 66 Trilogie : bois/feu/odorat
Figure 67 Trilogie : verre/air/ouïe
Figure 68 Trilogie : plomb/eau/vue
En fin de compte, l’expérience sensible produite par cette véritable théâtralisation de l’espace s’avère totale. Tous les sens sont activés simultanément, permettant à l’usager de ressentir des émotions et de garder un souvenir mémorable de cette exploration. Comme l’explique Peter Zumthor : « Avec le temps, le projet est devenu clair et élémentaire : lumière et ombre, eau et feu, matière et transcendance, en bas la terre, en haut le ciel ouvert. Et soudain, le petit espace de recueillement est devenu mystérieux. Une chance. »159 montrant cette cohésion, cette corrélation existante entre les matériaux, les procédés, les éléments et 159
Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 3, 1998-2001, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, page 121
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notre sensibilité. Nous constatons alors qu’un seul espace, par sa mise en scène, peut nous plonger dans une expérience multisensorielle et faire surgir en nous de véritables bouleversements émotionnels.
2. Complémentarité des sens et intermodalité
Juhani Pallasmaa écrivait dans son ouvrage Le regard des sens : « Au lieu de la vision seule ou des cinq sens classiques, l’architecture sollicite plusieurs domaines d’expérience sensorielle qui interagissent et se confondent. »160 montrant une dualité avec deux notions clefs de notre raisonnement : la nécessité d’une structure multisensorielle comme nous avons pu le voir précédemment, mais également la nécessité d’une association, d’une interconnexion, d’une interaction des sens entre eux. Pallasmaa nous invite alors à appréhender l’idée que les sens seraient en échange permanent, complémentaires entre eux et par conséquent difficilement dissociables de par leur méthode de fonctionnement.
Sollicitation de la mémoire corporelle Pour illustrer cette idée d’association et de complémentarité des sens, l’architecte finlandais s’intéresse aux sens de la vue et du toucher qui apparaissent étroitement liés. Il décrit ainsi un fonctionnement symbiotique où l’un ne peut fonctionner sans l’autre : « La vue révèle ce que le toucher sait déjà. On pourrait imaginer le toucher comme l’inconscient de la vue. Nos yeux caressent des surfaces, des contours et des arêtes distants, et la sensation tactile inconsciente détermine le côté agréable ou désagréable de l’expérience. »161 Pallasmaa révèle dans ce propos l’importance de cette complémentarité entre la vue et le toucher qui permet de donner de l’épaisseur à l’expérience vécue, de fournir davantage d’informations sur ce que nous sommes en train de vivre et par conséquent d’ancrer cet instant plus durablement dans notre mémoire. Pallasmaa ajoute :« Selon Berkeley, la vue a besoin du toucher qui fournit les sensations de " solidité, de résistance et de relief " ; séparée du toucher la vue ne pourrait avoir " aucune idée de la distance, de l’extériorité ou de la profondeur, ni par conséquent de l’espace ou du corps ". »162 montrant que chaque sens 160
Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 47 Idem, page 49 162 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 49 161
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apporte sa part d’information. En effet le toucher permet d’avoir des notions d’échelle, de distance, de profondeur, de proportion, d’appréhender la forme tridimensionnelle, la résistance, la solidité en faisant l’expérience de la matière, et permet de compléter ou de vérifier ce que le sens de la vision ne saurait appréhender sûrement. Si cette notion de complémentarité et d’interconnexion des sens semble fondamentale, la relation qu’entretiennent les sens avec la mémoire l’est également. C’est en outre, ce que nous explique Pallasmaa en citant le philosophe américain Edward S. Casey:
Le corps n’est pas une simple identité physique ; il est enrichi par la mémoire, par le rêve, par le passé et le futur. Edward S. Casey affirme que notre capacité mémorielle serait impossible sans mémoire corporelle. Le monde se reflète dans le corps et le corps se projette sur le monde. Nous nous souvenons à travers le corps autant qu’à travers notre système nerveux et notre cerveau.163
Nous constatons dès lors l’importance de cette mémoire corporelle, qui pourrait se traduire par une mémoire en réalité sensorielle. En effet, notre corps emmagasine, au cours de notre existence, des expériences sensibles, des stimulations sensorielles dans cette mémoire dite « corporelle ». Assurément, dès notre plus jeune âge, nous sauvegardons toutes sortes d’informations sensibles qui constituent cette base de données sensorielles. Kent C. Bloomer et Charles Moore évoquent également l’idée d’un échange entre ces mémoires sensorielles : « L’image du corps… est fondamentalement informée par les premières expériences vécues à travers le toucher et l’orientation. Nos images visuelles se développent plus tard et leur signification dépend des premières expériences haptiques. »164Ils montrent ici une certaine interdépendance des sens entre eux. Ces connexions, qui nouent les sens et leur mémoire sensorielle respective ensemble, sont indispensables car elles donnent à l’expérience vécue plus de profondeur, d’informations, d’épaisseur. En effet nous n’avons par exemple pas besoin de toucher de la laine pour en envisager la sensation, de manger une pomme pour en imaginer le goût, de faire sonner une cloche pour s’en remémorer le son. Chaque sens relève de sa propre mémoire sensorielle. Toutefois, le plus intéressant, demeure dans cette idée d’interconnexions et d’échanges entre la mémoire sensorielle et son sens respectif. On retrouve alors cette idée que la vue peut activer la mémoire olfactive, que le toucher peut 163 164
Idem, page 50 Idem, page 46
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stimuler la mémoire visuelle, que la vue peut actionner la mémoire sonore et inversement. Pallasmaa nous explique qu’un tableau est par exemple capable de stimuler uniquement notre vision et ainsi par le simple sens de la vue, actionner nos autres mémoires sensorielles. Une peinture représentant un paysage pourrait nous remémorer des odeurs, des sons, des goûts, des sensations haptiques ancrés dans notre mémoire corporelle grâce à la complémentarité de nos sens, tandis que l’architecture sensible, elle, offre une stimulation multisensorielle. On comprend alors que son action sur notre mémoire, sur nos émotions croîtra de manière exponentielle. Yi-Fu Tuan explicite d’ailleurs ce lien entre les sensations et la pensée : « Ce sont les sensations et la pensée qui construisent l’expérience. Les sensations humaines ne sont pas une succession discontinue d’émotions ; mais la mémoire et l’anticipation sont plutôt ce qui transforme les impacts sensoriels en un flot continu d’expérience, si bien que nous pouvons parler d’une vie des sens comme nous parlons d’une vie de la pensée. »165 montrant l’impact et l’implication de notre mémoire sur nos perceptions. En effet la pensée traduit nos sensations, les interprète, c’est dans ce processus qu’interviennent notre mémoire sensorielle, notre imaginaire, notre vécu. Yi-Fu Tuan explique aussi que l’expérience sensible est formée de stimuli sensoriels, d’une perception sensorielle, et d’une pensée qui interprète ces derniers par le rêve, par l’imagination et par les émotions : « La pensée affecte toute expérience humaine, y compris les sensations naturelles de chaud et de froid, de plaisir et de douleur. Toute sensation est rapidement identifiée par la pensée qui la classe dans une certaine catégorie. »166 … Il voit alors ces éléments qui forment l’expérience sensible comme un tout indissociable. (Figure 69)
Figure 69 Yi-Fu Tuan, schéma expliquant les facteurs entrant en compte dans l'expérience 165
Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 14 166 Idem, page 12
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Apparition d’une intermodalité Nous remarquons alors que la pensée influe sur l’identification de nos sensations, notre pensée vient catégoriser nos sensations, les préciser, les qualifier. Elle puise dans nos expériences passées, dans notre mémoire corporelle et sensorielle, dans notre imaginaire. Cette interconnexion et cette complémentarité des sens et de leurs mémoires s’avèrent très intéressantes car il en résulte des conséquences dans notre manière même de décrire nos sensations, nos impressions, nos ressentis. En effet on peut constater un glissement des mots, des termes, des sens, des concepts utilisés pour dépeindre et caractériser nos impressions. Le philosophe allemand Gernot Böhme évoque le terme d’intermodalité, qui traduit cette idée que nous puisons dans le champ lexical d’un sens pour décrire une sensation pouvant découler d’un autre sens. Le principe est très intéressant car il traduit l’idée que les « [...] qualités des sens qui appartiennent à plus d'un champ sensoriel à la fois... »167. Ainsi on peut par exemple décrire le sens de la vision avec le vocabulaire normalement utilisé pour décrire une sensation tactile, et ainsi de suite. Cette structure multisensorielle intervient même dans notre capacité à décrire nos sensations. Les sens s’associent, se mélangent, et notre manière de les traduire également : Car il devient alors évident qu'un espace peut être vécu comme frais parce que dans un cas il est entièrement recouvert de tuiles, dans un autre peint en bleu, et dans un troisième a une température relativement basse. C'est précisément cette division des propriétés synesthétiques en termes de générateurs qui est intéressante pour les architectes. Car ce qui compte dans la conception d'un espace, ce ne sont pas les propriétés qu'il cherche à donner à l'espace objectif, mais les sensibilités qu'il souhaite créer pour l'espace comme sphère de présence physique consciente.168 Le philosophe montre ici que plusieurs sens peuvent produire une même impression (ici la fraîcheur) et que la description de cette impression, peut s’appliquer à plusieurs sens (ici la vision, le toucher). On retrouve ce principe d’intermodalité dans beaucoup de domaines sensoriels, si Gernot Böhme évoquait l’idée « d'un ton aigu, d'une lumière bleue froide ou chaude »169 167
Böhme (Gernot), « Atmoshere as Mindful Physical Presence in Space », Magazine OASE – Building Atmosphere, n° 91, 2013, page 21-33, page 27 168 Idem 169 Idem
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décrivant à merveille le glissement des termes entre le toucher, l’ouïe et la vision, on constate que ce phénomène est repérable dans bien d’autres cas. Marc Crunelle rappelle notamment dans son ouvrage, une expérience sur la description des matériaux. Une expérience faite sur un panel d’étudiants afin de savoir ce que les matériaux pouvaient évoquer pour eux.170 Les étudiants ont alors le choix entre 27 paires d’adjectifs opposés pour décrire les 10 échantillons de matériaux proposés (laine, stratifié, velours, acier, brique, cuir, grès, papier à tapisser, et bois). L’intérêt ici est de traduire la perception que nous avons d’un matériau par des adjectifs appartenant à tous les champs sensoriels, descriptifs et émotionnels possibles : « chaux/froid ; lourd/léger ; propre/sale ; etc. » appartenant plus au domaine sensoriel, « joyeux/triste ; rationnel/émotif ; plaisir/déplaisir ; excitant/calme ; etc. » pour le domaine émotionnel, « bon/mauvais ; égoïste/généreux ; positif/négatif ; etc. » pour le domaine plutôt descriptif ou qualitatif. Ils montrent ici qu’une sensation peut se traduire, se décrire par divers domaines qu’ils soient sensoriels, émotionnels ou encore qualitatifs, tout en démontrant que les termes associés originellement à un sens peuvent décrire les sensations d’un autre sens comme en témoignent les résultats de cette expérience. (Figures 70-71)
Figure 70 Tableau révélant les statistiques de l'expérience sur le panel de 27 étudiants interrogés 170
Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, page 34-37. L’expérience se déroule en 1986 à l’Institut supérieure d’Architecture Victor Horta de Bruxelles (I.S.A.V.H) sur une dizaine de matériaux rencontrés couramment dans l’architecture. Il est alors demandé aux étudiants de choisir pour les 10 échantillons de matériaux sélectionnés, les adjectifs correspondants le mieux à leur avis. La sélection s’effectue sur 27 choix entre deux adjectifs opposés. Le panel d’étudiants interrogés est constitué de 27 étudiants de 21 ans (6 femmes et 21 hommes).
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Figure 71 Tableau récapitulant les faits adjectifs mis en lumière pour chaque matériau
En effet, nous pouvons voir par exemple que le velours est associé à des adjectifs ou des termes comme « chaud, féminin, plaisir, émotif » montrant alors que les associations descriptives peuvent être diverses et dépendre de plusieurs domaines sensoriels. L’acier est par exemple décrit comme « Froid, fort, homogène » relevant notamment du domaine tactile. Cela montre donc que pour décrire un matériau visuellement, nous utilisons parfois des termes associés à un autre registre sensoriel, ici le registre haptique. Toutefois, nous pouvons remarquer que nous faisons très souvent ce type d’association inter-sensorielle quand nous parlons de lumière froide, de couleur chaude, d’odeur douce, de texture suave, de son brillant/mat, d’un goût velouté... Michel Pastoureau décrit d’ailleurs dans son ouvrage, dédié aux caractéristiques évocatrices des couleurs, ce phénomène d’intermodalité : En revanche devant une couleur donnée, il peut être essentiel de savoir s'il s'agit d'une couleur sèche ou d'une couleur humide, d'une couleur tendre ou d'une couleur dure, d'une couleur lisse ou d'une couleur rugueuse, d'une couleur sourde ou d'une couleur sonore, d'une couleur gaie ou d'une couleur triste. La couleur n'est pas une chose en soi, encore moins un phénomène relevant seulement de la vue. Elle est appréhendée de pair avec d'autres paramètres sensoriels et, de ce fait, teintes et nuances n'ont guère de raison d'être [...] elles
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soulignent le rôle important des synesthésies et des phénomènes d'association perceptive concernant les différents sens.171
Pastoureau nous montre à quel point l’intermodalité est présente dans la caractérisation de nos perceptions. En parlant de « couleur lisse » associant la vue au toucher, de « couleur sourde » associant la vue à l’ouïe, de « couleur triste » associant la perception à une émotion, il nous démontre cette capacité que les sens ont de s’associer, d’échanger, de s’interconnecter entre eux, avec notre pensée et notre mémoire corporelle pour ne former qu’un.
3. Entre architecture sensible et individu singulier : l’atmosphère révélatrice de nostalgie : une expérience qui rappelle ?
Si nous avons pu voir précédemment que l’atmosphère -une structure multisensorielle complexe naissant de l’interaction entre l’usager et l’architecture - était capable de marquer durablement notre mémoire et par conséquent notre existence (La mémoire, et nos expériences vécues qu’elle peut contenir, définissant en grande partie notre identité), l’architecture et l’expérience que nous pouvons en faire ne détiennent-elles pas l’aptitude de faire resurgir en nous des réminiscences, des scènes vécues et des souvenirs ? Effectivement, nous avons pu constater que plus le nombre de sens activés lors d’une expérience était important, plus les associations entre eux étaient nombreuses, et aussi que la mémoire et son processus de mémorisation étaient sollicités et utilisés de manière beaucoup plus importante. De plus le principe d’interconnexion, de complémentarité, d’interaction voire d’interdépendance mis en place par la pensée lorsque nous faisons l’expérience d’un lieu que nous avons pu souligner auparavant – permet de donner à l’expérience une consistance, une épaisseur, une pérennité supplémentaire. L’expérience multisensorielle devient totale, à tel point que les termes ou les impressions qui peuvent la définir sont communs à plusieurs sens, c’est le principe d’intermodalité que nous avons pu mettre en valeur préalablement. En effet c’est notre pensée qui, en utilisant notre mémoire sensorielle, notre imagination, permet à partir d’une simple expérience sensible de nous faire vivre des émotions. La pensée et les sensations travaillent ensemble pour construire l’expérience
171
Pastoureau (Michel), Les couleurs de notre temps, Paris : Bonneton, 2003, page 151
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comme nous l’explique Yi-Fu Tuan.172 Peter Zumthor dépeint également le caractère assez instinctif, irréfléchi voire inconscient de la perception d’une ambiance, en expliquant qu’il sait au moment où il vit l’expérience, si un espace lui plaît ou non. Il se met à l’écoute de ses émotions sans forcément chercher à comprendre la raison de cette réaction émotionnelle : « Pour moi il ne peut s'agir que de qualité architecturale si le bâtiment me touche. »173 Toutefois cette expérience sensible est toujours associée à la pensée comme nous l’avons expliqué précédemment, une pensée qui, en activant notre mémoire, notre imagination, nos désirs, nos rêves, modifie, interprète, façonne, en quelque sorte cette perception brute que nous pouvons avoir. Yi-Fu Tuan explique d’ailleurs ce principe : « Voici ce qui semble être un paradoxe : la pensée crée une distance et détruit l’immédiateté de l’expérience directe, pourtant c’est par la réflexion que les moments intangibles du passé sont rappelés à notre réalité et acquièrent une permanence. »174, montrant la relation complexe entre l’expérience sensible à vif, instantanée et instinctive et la conceptualisation mentale de nos ressentis : les mémoires sensorielles se basent sur nos expériences vécues. La pensée provoque une certaine distance dans le sens où elle nous détourne de l’expérience sensible principale, nous distrait, nous donne envie d’imaginer à partir de cette expérience. L’évocation, engendrée par les stimuli sensoriels, vient perturber en quelque sorte notre perception mais vient paradoxalement faire resurgir en nous des réminiscences capables de faire naître une véritable nostalgie. Comme l’écrivait Pallasmaa : « Dans toute émotion suscitée par une œuvre d’art, il y a un sentiment de mélancolie »175.
De la mémoire sensorielle à la mémoire épisodique L’utilisation de la mémoire sensorielle, qui est perçue comme une base de données propre à chacun de nos sens, nous permet en effet de faire apparaître en nous certaines réminiscences, certains échos à nos expériences passées. Juhani Pallasmaa évoque d’ailleurs cette idée que chaque détail architectural, chaque sensation, chaque stimulus a son importance « Néanmoins, un toit, un mur, une fenêtre, un escalier, une salle de bain, une table, une cheminée, ne sont pas seulement des choses visuelles, mais aussi des éléments architecturaux. Ce sont des actes, des images incarnées ! Ce que je suggère, c'est que
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Op Cit. Note 165 Idem 174 Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion , Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 150 175 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 62 173
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l'émotion architecturale est liée à nos expériences passées. L'architecture libère certains souvenirs profonds. »176. Ici l’architecte suédois montre bien le lien que nos expériences sensibles entretiennent avec notre mémoire corporelle qui devient en mesure de nous rappeler des moments déjà vécus. Il ajoute : « Ces images primaires ont un pouvoir métaphysique. Par exemple, le fait de franchir une porte a un pouvoir philosophique et métaphysique énorme. Elle incarne la transition d'un monde à un autre, d'un espace à un autre. Ce que je suggère implicitement, c'est que l'atmosphère pourrait être liée à notre reconnaissance inconsciente de ces images primaires. »177 Ainsi l’atmosphère, vue comme une structure multisensorielle, peut nous faire recouvrir des souvenirs car celle-ci est centrée sur notre propre expérience existentielle. Elle est en interaction entre notre environnement et nous, entre l’espace physique et notre pensée. Comme le racontait Pallasmaa : « Le sens le plus important que nous avons est notre sens existentiel. C'est ainsi que nous faisons l'expérience de l'architecture, à travers et dans le cadre de notre propre sens de l'existence. »178 mettant en lumière cette fusion qui existe entre l’individu et son milieu, comme nous avons pu le voir avec Heidegger précédemment.179 Cette idée de fusion entre l’individu et son environnement, d’échange permanent entre eux, nous permet de comprendre comment une expérience sensible peut stimuler nos sens, mais également, notre mémoire sensorielle. En effet celle-ci est constamment sollicitée, chaque expérience sensible que nous vivons est comparée avec les expériences, les sensations que nous avons déjà pu avoir. Ainsi chaque expérience nouvelle détient un potentiel révélateur. L’utilisation de cette mémoire sensorielle où tous les sens convergent, s’interconnectent, se complètent, permet de provoquer des réminiscences, un sentiment de déjà-vu, voire de véritables souvenirs. Ceux-ci peuvent alors nous apporter diverses émotions comme la mélancolie, la nostalgie, la joie, la tristesse, la surprise. Pallasmaa évoque cet aspect d’échange entre l’œuvre, dans notre cas architectural, et l’individu : « Quand nous sommes face à une œuvre d’art, nous projetons nos émotions et nos sentiments sur l’œuvre. Un curieux échange se produit ; nous prêtons à l’œuvre nos émotions, tandis que l’œuvre nous prête son autorité et son aura. »180 En effet, l’œuvre nous prêtant son « aura », sa capacité à nous stimuler sensoriellement permet de révéler en nous, 176
Havik (Klaske), Tielens (Gus), « Atmosphere, Compassion and Embodied Experience, A conversation about Atmosphere with Juhani Pallasmaa », OASE – Building Atmosphere, n° 91, 2013, page 33-53, page 27 177 Idem 178 Idem, page 29 179 Op. Cit, Note 143 180 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 74
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avec le travail de la pensée qui interprète ces sensations ressenties (imagination, mémoire, rêve, désir), des émotions singulières que nous prêtons à l’œuvre. Pallasmaa ajoute « Perception, mémoire et imagination sont en interaction constante ; le domaine de la présence se fond dans les images de la mémoire et de l’imagination. »181 montrant ce principe d’échange sensoriel et émotionnel.
L’expérience révélatrice Si nous avons pu remarquer que plus une expérience était complète et totale, c’est-àdire stimulatrice de tous nos sens, plus elle détenait le pouvoir de marquer notre mémoire. Ainsi nous constatons qu’une architecture nous proposant une véritable expérience multisensorielle aura un potentiel bien supérieur pour faire ressurgir en nous des souvenirs car elle stimulera toutes nos mémoires sensorielles. En effet plus notre mémoire est stimulée (tous nos sens à la fois dans l’idéal) plus les réminiscences se feront nombreuses. Pallasmaa évoque d’ailleurs le pouvoir évocateur de certains sens, notamment celui de l’odorat qui, pour lui, semble être l’un des plus importants : « Ce qui persiste le plus longtemps de la mémoire d’un lieu est souvent son odeur. »182 Il raconte ici une anecdote, expliquant que dans l’espace où il se trouve demeure une atmosphère stimulant tous ses sens. Il y a alors une combinaison de sons, de parfums, de matières, de lumières etc. qu’il perçoit de tout son être ; or c’est le parfum ressenti, qui traité par sa mémoire sensorielle, lui rappelle un souvenir passé, en l’occurrence la maison de son grand-père.183 Ce qui est intéressant c’est qu’un simple stimulus permet de faire ressurgir un souvenir enfoui, et même s’il est incomplet, les matières, les odeurs, les textures, les sons lui reviennent. On comprend alors qu’un stimulus peut rappeler des souvenirs évoquant plusieurs sens combinés : « Une odeur particulière nous réintroduit à notre insu dans un espace complètement oublié par la mémoire rétinienne, les narines évoquent une image oubliée et nous sommes entraînés dans un rêve vivant. Le nez oblige les yeux à se souvenir. »184 On constate alors que nos sens détiennent un grand pouvoir de remémoration.
181
Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 77 Idem, page 62 183 Idem 184 Idem 182
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Luis Barragán a souvent porté beaucoup d’importance au processus de remémoration. S’il cherche, à travers son architecture sensible, à faire vivre des émotions à l’usager comme la joie, la sérénité, l’apaisement, le sentiment de nostalgie est également très important pour lui : La nostalgie est la conscience poétique de notre passé personnel, et comme le passé de l'artiste est le moteur de son potentiel créatif, l'architecte doit écouter et écouter ses révélations nostalgiques. Mon associé et ami, le jeune architecte Raul Ferrera, ainsi que notre petite équipe, partagent avec moi l'idéologie que j'ai essayé de présenter. Nous avons travaillé et espérons continuer à travailler inspirés par la foi que la vérité esthétique de ces idées contribuera dans une certaine mesure à la dignité de l'existence humaine.185
Figure 72 Luis Barragán, fontaine des amants, Los Clubes, Mexique, métaphore du regard sur son passé et sur ses passions du temps jadis
Nous pouvons constater que Barragán, s’est souvent basé sur ses propres expériences passées pour concevoir l’architecture. (Figure 72) Toutefois, le sentiment de nostalgie doit être également partagé entre l’architecture et le visiteur. C’est pour cela qu’il met en place ces principes de préparation préalable afin de permettre au visiteur d’accéder à une phase d’introspection lui permettant de se concentrer davantage sur lui-même, sur ses émotions et sur ses souvenirs. C’est l’idée de concevoir une œuvre architecturale qui parle à notre
185
Barragán (Luis), Discours pour l'obtention du prix Pritzker, Washington, États-Unis, 1980
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mémoire sensorielle et par conséquent à nos souvenirs. En effet, si le sentiment de joie, tant recherché par Barragán, peut être directement provoqué par les scénographies qu’il conçoit, ce même sentiment peut apparaître à travers l’évocation d’agréables moments personnels passés, ancrés au fond de notre mémoire, Barragán perçoit la maison comme étant à la fois créatrice d’expériences et révélatrice de souvenirs. Yi-Fu Tuan évoque notamment cette idée de la maison comme réceptacle de souvenirs : « Une maison est une construction relativement simple. Cependant, c’est un lieu pour différentes raisons. Elle offre un abri ; sa hiérarchie d’espace répond à des besoins sociaux ; c’est un lieu de soin qui recueille les souvenirs et les rêves. L’architecture réussie " crée l’illusion d’un Monde qui est l’homologue du Soi " »186 montrant qu’une architecture sensible, à travers l’expérience multisensorielle qu’elle nous offre, par l’atmosphère qu’elle nous alloue, peut nous faire voyager dans un monde introspectif réunissant le rêve, l’imaginaire et les souvenirs. Ne recherchons-nous pas des réglages sensoriels historiques parce qu'ils nous relient de manière expérientielle et imaginative à la vie passée, et que nous nous sentons en sécurité et enrichis pour faire partie de ce continuum temporel ? Nous ne jugeons pas les environnements uniquement par nos sens ; nous les testons et les évaluons également par notre imagination. Des environnements réconfortants et invitants inspirent nos images inconscientes, nos rêves éveillés et nos fantasmes.187 Ici Pallasmaa démontre l’implication fondamentale de l’architecture sensible dans notre processus de remémoration et sa capacité à nous faire vivre des émotions fortes, le tout dans une relation d’échange permanente et indissociable de l’œuvre et de l’individu.
186
Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006 pour la traduction française (E. Arnold, 1977), page 167 : Citant Langer (Suzanne K.), Feeling and Form, page 96 187 Pallasmaa (Juhani), «space, place and atmosphere. emotion and peripheral perception In architectural experience», University of Helsinki, 2011, page 240-241
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4. Synthèse Pour conclure, nous avons pu convenir qu’une expérience multisensorielle, c’est-àdire une expérience architecturale stimulant la totalité de nos sens, détenait la possibilité de marquer notre mémoire plus durablement. En effet, la création d’une scénographie permettant à l’architecture d’entrer en contact avec tous les récepteurs de notre corps simultanément, accroît le pouvoir des stimuli qui s’entrecroisent, s’entremêlent, créant ainsi des liens entre eux. Comme nous avons pu le voir, les associations de sens, des ressentis, des impressions permettent à une expérience vécue de s’ancrer davantage dans notre mémoire. Ainsi une architecture sensible, disposant de véritables mises en scène stimulatrices, permet de créer entre l’individu et l’espace expérimenté, une réelle structure complexe multisensorielle englobant tous nos sens ; c’est dans cet interstice que naît l’atmosphère comme pouvait nous l’expliquer Mickael Labbé.188 Si nous constatons que durant une expérience sensible, les sens s’interconnectent et s’entrelacent ou encore s’associent dans notre mémoire, la complémentarité qu’ils peuvent entretenir les uns avec les autres semble être une notion fondamentale. En effet nous avons pu voir qu’il existait une mémoire corporelle, ou plus précisément une mémoire sensorielle, enregistrant nos ressentis et nos expériences sensibles. Nous gardons en mémoire des goûts, des odeurs, des textures, des sons, des images que nous avons pu ressentir préalablement. De plus, nous avons développé l’idée qu’une complémentarité inter-sensorielle existait, un sens peut donc stimuler la mémoire sensorielle d’autres sens et vice versa. En outre, si nous voyons, par exemple, un aliment (stimulus visuel), nous n’avons pas nécessairement besoin de le manger pour en imaginer le goût, si nous sentons l’odeur d’un aliment (stimulus olfactif) nous n’avons pas besoin qu’il soit devant nous pour l’imaginer visuellement ou tactilement et ainsi de suite. Goethe traduit métaphoriquement ce principe de complémentarité inter-sensorielle « Les mains désirent voir, les yeux désirent caresser. »189 montrant que chaque sens participe à la perception des autres sens. Ces notions d’associations et de complémentarité sont tellement présentes qu’elles se remarquent même dans notre manière de définir nos impressions. On constate alors la présence de l’intermodalité, d’un glissement des termes employés. Ainsi le vocabulaire originellement
188
Labbé (Mickaël), « La pensée architecturale de Peter Zumthor : le lyrisme sans exaltation », Nouvelle revue d’esthétique, n° 9, 2012, page 107-17 189 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 15
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associé au toucher est utilisé pour décrire une expérience sonore, visuelle, olfactive, gustative, etc. Comme nous le disions, lorsque que nous sommes dans une posture d’expérimentation, chaque stimulus est perçu et traité par notre mémoire sensorielle (identifié et comparé avec nos perceptions passées). Chaque nouvelle expérience sensible vient stimuler notre corps mais également notre mémoire. De plus si cette expérience s’avère être multisensorielle, le pouvoir de stimulation résultant est alors bien supérieur. Cette « polyphonie des sens » comme l’appelle Gaston Bachelard, peut alors faire écho à des expériences déjà vécues et ainsi nous rappeler le moment, la situation, le cadre dans lesquels nous les avons vécues. Cette structure multisensorielle peut donc provoquer en nous certaines réminiscences pouvant nous conduire à revivre des souvenirs, à l’image du narrateur d’A la recherche du temps perdu qui se remémore un souvenir passé grâce à l’odeur et au goût des madeleines.190 Nous comprenons dès lors qu’une simple mise en scène, qu’une prompte expérience sensible peut être porteuse d’une forte charge émotionnelle.
190
Proust (Marcel), A la recherche du temps perdu (Du côté de chez Swann), Paris : Gallimard, 1919
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Conclusion
Fréquemment, nous faisons l’expérience de l’architecture. Cependant, il nous est permis parfois, d’apprécier une expérience architecturale hors du commun, une expérience marquante, surprenante, bouleversante, voire perturbante, sans forcément identifier les causes de cette stimulation singulière, de cette impulsion atypique. Ainsi, comment créer une architecture capable de plonger l’individu dans une expérience sensible ? Pour répondre à cette thématique, nous nous sommes appuyés sur les œuvres et les principes architecturaux des architectes Peter Zumthor et Luis Barragán, dont les réalisations témoignent d’une grande réflexion sur les sens, les atmosphères et les émotions. Dans un premier temps, nous avons procédé à une identification et à une analyse des différents dispositifs capables de créer, par leurs effets, diverses stimulations sensorielles. Ce travail de repérage, d’observation, de compréhension nous a permis de réaliser une grille d’analyses permettant de regrouper, de manière non-exhaustive, les différents procédés architecturaux entrant en jeu dans le processus de stimulation de l’individu. Ainsi, en étudiant les procédés traitant des couleurs, des matériaux, des textures, des percements, des dimensionnements, de la spatialité, de la lumière, nous avons pu appréhender les résultantes qui en découlaient. Notamment en termes d’effets sonores, lumineux, olfactifs, haptiques, visuels, afin de comprendre leur impact sur le ressenti du visiteur. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’un seul procédé pouvait engendrer plusieurs effets caractéristiques capables de stimuler plusieurs sens simultanément. Après avoir identifié ces différents procédés architecturaux, nous avons compris, dans un second temps, que ceux-ci pouvaient être combinés, associés, organisés afin de créer de véritables mises en scène, pouvant à leur tour, engendrer la conception d’une ambiance dans un espace donné. De plus, plusieurs principes et méthodes, appliqués par les architectes Luis Barragán et Peter Zumthor, permettent de plonger davantage l’usager dans une expérience sensible et émotionnelle accrue. Tout d’abord, une mise en condition mentale du visiteur est opérée afin de lui offrir l’opportunité de se concentrer sur ses sens, ses ressentis, ses impressions. Cette préparation permet à l’usager de se recentrer sur lui-même et de laisser parler son corps. Ce travail de mise en introspection découle directement d’une réflexion sur la négative, sur Page | 125
l’omission de stimulation, comme nous avons pu le voir avec cette omniprésence de l’ombre et du silence. De plus, le principe du parcours influencé que nous avons développé précédemment, démontre une volonté d’inviter l’usager à parcourir l’architecture, de le rendre acteur de l’espace et par conséquent de le faire passer par différentes phases atmosphériques. Le parcours est alors fréquemment enrichi de leurres et d’appâts séducteurs capables d’influencer le visiteur et d’attiser en lui certaines émotions. Le passage à travers ces différentes ambiances révèle d’une grande réflexion sur les différents séquençages scénographiques -mis en place par les architectes- détenant également des effets capables de bouleverser émotionnellement l’individu. Luis Barragán évoque ainsi, dans sa définition de l’espace idéal, l’idée que celui-ci doit réunir une part de sérénité, d’atmosphère, d’émotion et de mystère tel que nous avons pu le développer préalablement : « Je pense que l'espace idéal doit contenir en lui des éléments de magie, de sérénité, d'enchantement et de mystère. Je crois que cela peut inspirer l'esprit des hommes. Il semble essentiel de créer cette atmosphère. » 191 Cette théâtralisation met ainsi en exergue une atmosphère singulière située à michemin entre l’individu acteur et récepteur et l’objet physique stimulateur, dans notre cas l’architecture. Juhani Pallasmaa appuie également sur cette idée de relation entre l’individu et son environnement : « L’architecture est l’art de la réconciliation entre nous-mêmes et le monde, et cette médiation s’effectue par les sens. »192 Il évoque par ailleurs cette atmosphère comme une structure complexe traduisant la communion de divers facteurs et acteurs : « Les atmosphères fusionnent des ingrédients naturels, architecturaux, culturels, sociaux et humains dans une expérience singulière. »193 Nous avons ainsi vu dans ce troisième volet que cette structure complexe multisensorielle était nécessaire afin que l’expérience soit marquante et provocatrice d’émotions. En effet, la présence de cette structure complexe stimulant tous les sens permet d’ancrer plus durablement notre expérience architecturale dans notre mémoire grâce à l’association et à l’interconnexion des sens entre eux. Nous avons également évoqué l’existence d’une mémoire corporelle capable d’emmagasiner nos expériences sensibles.
191 Barragán (Luis), entretien effectué par Salvat (Jorgue), « Luis Barragan : Riflessi messicani. Colloqui di modo», Modo, n°45, Milan, 1981 192 Pallasmaa (Juhani), Le regard des sens, Paris : Editions du Linteau, 2010, page 81 193 Havik (Klaske), Tielens (Gus), « Atmosphere, Compassion and Embodied Experience, A conversation about Atmosphere with Juhani Pallasmaa », OASE – Building Atmosphere, n° 91, 2013, page 33-53, page 27
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Cette mémoire, propre à chaque sens, met en lumière un principe de complémentarité des sens, étant donné qu’un sens peut puiser dans la mémoire d’un autre sens. On comprend ainsi qu’une expérience multisensorielle détiendra un pouvoir de révélation supérieur. C’est par cette activation et cette forte sollicitation de la mémoire sensorielle que certaines réminiscences peuvent resurgir. En effet, si cette mémoire se base sur des sensations et des impressions vécues, la stimulation de celle-ci peut faire remonter en nous d’anciennes expériences vécues. La mémoire sensorielle vient ainsi stimuler la mémoire épisodique, qui elle, mémorise nos souvenirs. Nous constatons dès lors que plus il y a de sens sollicités au même moment, plus notre mémoire sensorielle est sollicitée et plus cette dernière pourra faire resurgir en nous des souvenirs. Nous remarquons l’apparition d’un cycle, lorsque à l’interstice entre l’architecture et l’individu, apparait cette structure multisensorielle. Cette dernière, par son pouvoir révélateur, est capable de provoquer en nous des émotions permettant de mémoriser, de marquer durablement cette nouvelle expérience. Ainsi l’architecture sensible, par la structure globale multisensorielle, -l’atmosphère- qu’elle noue avec l’usager, est à la fois créatrice et révélatrice de souvenirs et d’émotions. Architecture sensible
Expérience architecturale
Marquante/Mémorable
Emotions
Structure multisensorielle
Réminiscences/ Souvenirs
Figure 73 Schéma de synthèse
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Iconographie
Figure 1 : Village de Vals, Le blog de la géographie dans l'enseignement supérieur par François Arnal, disponible en ligne, http://geofac.over-blog.com/article-23700098.html Figure 2 : Centre hippique, Los Clubes, Mexique, Mexique, Buendía Júlvez (José María), Palomar (Juan), Eguiarte (Guillermo), Luis Barragán, fotografías Sebastián Saldívar, México : RM, 2013.
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Figure 3 : Casa Gilardi, Mexico, Mexique, Buendía Júlvez (José María), Palomar (Juan), Eguiarte (Guillermo), Luis Barragán, fotografías Sebastián Saldívar, México : RM, 2013. Figure 4 : Thermes de Vals, Suisse, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 1, 1990-1997, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p31. Figure 5 : Thermes de Vals, Suisse, Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), Binet (Hélène), Peter Zumthor Therme Vals, Zürich : Scheidegger & Spiess, 2007. Figure 6 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p51. Figure 7 : Photo-montage personnel, tiré de la photographie présente en figure 6. Figure 8 : Photo-montage personnel, tiré de la photographie présente en figure 6. Figure 9 : Photo-montage personnel, tiré de la photographie présente en figure 6. Figure 10 : Centre hippique, Los Clubes, Mexique, Mexique, Buendía Júlvez (José María), Palomar (Juan), Eguiarte (Guillermo), Luis Barragán, fotografías Sebastián Saldívar, México : RM, 2013. Figure 11 : Thermes de Vals, Suisse, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 1, 1990-1997, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p25. Figure 12 : Thermes de Vals, Suisse, Photographie personnelle, 2019. Figure 13 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011. Figure 14 : Idem Figure 15 : Idem Figure 16 : Idem Figure 17 : Thermes de Vals, Suisse, Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), Binet (Hélène), Peter Zumthor Therme Vals, Zürich : Scheidegger & Spiess, 2007. Figure 18 : Idem Figure 19 : Idem Figure 20 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011. Figure 21 : Thermes de Vals, Suisse, Photographie personnelle, 2019. Figure 22 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Futagawa (Yoshio), Luis Barragán : Barragán House, Mexico City, Mexico, 1947-48, photographed by Yukio Futagawa, A.D.A. Edita Tokyo, 2009, p10. Figure 23 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p195. Figure 24 : Idem, p199. Figure 25 : Thermes de Vals, Suisse, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 1, 1990-1997, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p47. Figure 26 : Idem, p46. Figure 27 : Thermes de Vals, Suisse, Photographie personnelle, 2019. Figure 28 : Thermes de Vals, Suisse, Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), Binet (Hélène), Peter Zumthor Therme, Vals, Zürich : Scheidegger & Spiess, 2007.
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Figure 29 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p53. Figure 30 : Thermes de Vals, Suisse, Galerie photographique, 7132 Therme, disponible en ligne https://7132therme.com/en/second-nav/gallery Figure 31 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Zanco (Federica), Luis Barragan : the quiet revolution, Milan : Skira, 2001, p285. Figure 32 : Thermes de Vals, Suisse, Photographie personnelle, 2019. Figure 33 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Ambasz (Emilio), The architecture of Luis Barragán : [exhibition, New York, Museum of modern art, May 1976], New York (N.Y.) : Museum of modern art, 1976, p103. Figure 34 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p100. Figure 35 : Idem, p95. Figure 36 : Idem, p97. Figure 37 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Futagawa (Yoshio), Luis Barragán : Barragán House, Mexico City, Mexico, 1947-48, photographed by Yukio Futagawa, A.D.A. Edita Tokyo, 2009, p23. Figure 38 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p56. Figure 39 : Thermes de Vals, Suisse, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 1, 1990-1997, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p33. Figure 40 : Thermes de Vals, Suisse, Photographie personnelle, 2019. Figure 41 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Zanco (Federica), Luis Barragan : the quiet revolution, Milan : Skira, 2001, p107. Figure 42 : Thermes de Vals, Suisse, Galerie photographique, 7132 Therme, disponible en ligne https://7132therme.com/en/second-nav/gallery Figure 43 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p70. Figure 44 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Futagawa (Yoshio), Luis Barragán : Barragán House, Mexico City, Mexico, 1947-48, photographed by Yukio Futagawa, A.D.A. Edita Tokyo, 2009, p21. Figure 45 : Thermes de Vals, Suisse, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 1, 1990-1997, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p35. Figure 46 : Thermes de Vals, Suisse, Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), Binet (Hélène), Peter Zumthor Therme Vals, Zürich : Scheidegger & Spiess, 2007. Figure 47 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p191. Figure 48 : Thermes de Vals, Suisse, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 1, 1990-1997, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p37. Figure 49 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p127. Figure 50 : El Bebedero, Los Clubes, Mexique, Ambasz (Emilio), The architecture of Luis Barragán : [exhibition, New York, Museum of modern art, May 1976], New York (N.Y.) : Museum of modern art, 1976, p69.
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Figure 51 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p151. Figure 52 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p42. Figure 53 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Futagawa (Yoshio), Luis Barragán : Barragán House, Mexico City, Mexico, 1947-48, photographed by Yukio Futagawa, A.D.A. Edita Tokyo, 2009, p86. Figure 54 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p50. Figure 55 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Disponible en ligne, https://www.flickr.com/photos/59991321@N02/ Figure 56 : Thermes de Vals, Suisse, Photographie personnelle, 2019. Figure 57 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Futagawa (Yoshio), Luis Barragán : Barragán House, Mexico City, Mexico, 1947-48, photographed by Yukio Futagawa, A.D.A. Edita Tokyo, 2009, p22. Figure 58 : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Alfaro (Alfonso), Garza Usabiaga (Daniel), Palomar (Juan), La casa de Luis Barragán : un valor universal, Mexico, D.F. : RM Mexico, 2011, p55. Figure 59 : Synthèse Partie I & II, Schéma personnel, 2019. Figure 60 : Chapelle Bruder Klaus, Wachendorf, Allemagne, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 3, 1998-2001, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p110. Figure 61 : Idem, p125. Figure 62 : Idem, p127. Figure 63 : Idem, p135. Figure 64 : Idem, p118. Figure 65 : Chapelle Bruder Klaus, Wachendorf, Allemagne, Journal du Design, disponible en ligne, http://www.journal-du-design.fr/architecture/bruder-klaus-field-chapel-chapelle-contemporaine-en-allemagne-par-peter-zumthor110976/
Figure 66 : Chapelle Bruder Klaus, Wachendorf, Allemagne, Zumthor (Peter), Peter Zumthor : réalisations et projets. 3, 1998-2001, directeur de l'ouvrage Thomas Durisch, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, p123. Figure 67 : Idem, p128. Figure 68 : Idem, p115. Figure 69 : Schéma, Tuan (Yi-fu), Espace et lieu : la perspective de l'expérience, Gollion, Infolio, 2006, p12. Figure 70 : Tableau, Crunelle (Marc), Toucher, audition et odorat en architecture, Lanrodec : Editions Scripta, DL 2001, p34. Figure 71 : Idem, p35. Figure 72 : Luis Barragán, Fuente de los amantes, Los Clubes, Mexique, « Barragán contemporáneo », Magazine Horizontal, disponible en ligne, https://horizontal.mx/barragan-contemporaneo/ Figure 73 : Synthèse, Schéma personnel, 2019. Page de garde : photo d’Hélène Binet, Londres (automne 2005/été 2006) issus du livre, Hauser (Sigrid), Zumthor (Peter), Binet (Hélène), Peter Zumthor -Therme Vals, Zürich : Scheidegger & Spiess, 2007, p160. Quatrième de couverture : Casa Estudio, Mexico, Mexique, Disponible en ligne, https://www.pinterest.fr/pin/573083121308248863/
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L’expérience multisensorielle de l’espace chez Luis Barragán et Peter Zumthor De l’architecture atmosphérique à l’architecture mémorable
Louis Français
Nous gardons dans notre mémoire d’innombrables expériences architecturales dépeignant le plus souvent un moment vécu dans sa dimension pluri-sensorielle. Nous nous rappelons du moment, du cadre, du décor, de nos impressions, de nos sensations. Pourquoi certaines expériences sont-elles plus ancrées dans notre mémoire ? Comment la visite, l’arpentage, le parcours d’un édifice ont-ils pu nous marquer durablement ? Ainsi nous nous interrogerons sur la capacité de l’architecture à nous émouvoir, à faire parler nos sens, à raviver nos souvenirs. Notre raisonnement, appuyé sur les œuvres respectives des architectes Luis Barragán et Peter Zumthor, traitera des procédés architecturaux, ensuite de la scénographie pour enfin appréhender l’atmosphère. Cette dernière, résultant d’une relation complexe entre l’individu singulier percepteur et la théâtralisation de l’espace, sera perçue comme une structure multisensorielle totale. Nous aspirerons alors à étudier son influence sur la mémorisation de l’expérience architecturale et sa capacité à révéler en nous des réminiscences et des souvenirs enfouis dans notre mémoire.