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Sum Kim Deux femmes face à face F renc h
Book Information
Deux femmes face à face (여인들과 진화하는 적들) Hyundaemunhak Publishing corp. / 2013 / 40 p. / ISBN 9788972756590 For further information, please visit: http://library.klti.or.kr/node/772
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Deux femmes face à face Written by Kim Sum
1 Titre original : Les femmes et l’évolution de leurs ennemis (Titre proposé : Deux femmes face à face) Traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Stéphanie Follebouckt
Table des matières Quand la salive sèche Après la mise au monde …
Quand la salive sèche
Mi-seon oublie souvent que la salive de la femme sèche. Même ce matin en se réveillant, l’idée lui est complètement sortie de la tête. Après tout c’est normal puisqu’elle ne peut pas s’en rappeler jusque dans son sommeil. Mais Mi-seon estime tout de même que ça arrive trop couramment. En toute honnêteté, il est plus fréquent qu’elle ne s’en souvienne pas, au moins jusqu’à ce matin-là. Mi-seon a sa propre raison – tout à fait plausible à ses yeux – pour l’oublier si souvent. L’assèchement de la salive n’est pas accompagné des symptômes clairs et concrets que sont les éternuements, le hoquet, les vomissements, la diarrhée ou la forte fièvre. Il n’est pas comme une fracture ou un rhumatisme qui empêche le mouvement et oblige l’entourage à en être constamment témoin. Le trouble se manifeste de façon plus faible encore qu’une légère gastroentérite ou un petit rhume. La salive sèche plus silencieusement qu’une serviette essorée étalée au soleil. Elle s’évapore progressivement, très lentement et sans bruit, tel un vieillard mourant seul. La salive est différente de la morve ou de la sueur. Bien sûr elles sont toutes trois des liquides sécrétés par le corps humain, mais leur écoulement n’est pas semblable. La morve et la sueur sortent par les narines et les pores à mesure qu’elles sont sécrétées. C’est en coulant et en dégoulinant que les liquides deviennent la morve et la sueur. Mais personne ne laisse échapper sa salive de cette façon. La morve et la sueur, une fois évacuées, disparaissent. Or la salive émise par les glandes salivaires reste accumulée dans la bouche. Visqueuse, elle s’insinue dans ses recoins, se mêle à la nourriture et passe dans l’œsophage. La salive se distingue des larmes. Elle n’a pas la complexité de celles-ci, dont le sens change selon les circonstances comme la tristesse, la joie ou le regret. La salive est simplement la salive. Les gens ne produisent pas davantage de salive parce qu’ils sont tristes,
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heureux ou nostalgiques, ni même en état de catharsis. Ils en sécrètent abondamment uniquement quand ils éprouvent un puissant appétit. La salive est aussi très différente du lait maternel. Quoi qu’on en dise, la salive, on ne la laisse pas couler, on la crache. C’est la connaissance la plus claire et la plus précise que Mi-seon ait à son propos. Mi-seon ne sait pas exactement depuis quand la salive de la femme a commencé à sécher. Peut-être cela est-il moins important que de savoir quelle quantité a déjà séché, sèche à présent et séchera encore, et jusqu’à quand. La salive n’est pas le genre de sécrétion qui cesse totalement à un moment donné. Mi-seon devine seulement que le mal de la femme date de plus d’un an. Sur ce point, à nouveau, la salive n’a rien à voir avec les larmes puisque cellesci n’ont pas besoin de beaucoup de temps pour s’assécher complètement. À vrai dire, Mi-seon n’a qu’une vague notion de ce que peut être la sécheresse buccale. Elle suppose juste que l’expérience est très différente de celle de la soif. Et qu’il ne s’agit pas d’un problème qui se résout en buvant de l’eau, comme lorsque l’on veut se désaltérer, mais d’un état chronique et plus primitif. Ce n’est pas pour autant une maladie grave voire mortelle, à l’instar du cancer. Voilà ce qu’elle en pense. Mi-seon n’a aucune idée concrète de la manière dont la salive de la femme sèche. Puisque cela se passe précisément à l’intérieur de la bouche, il est impossible de le vérifier. En outre, la bouche de la femme reste toujours aussi hermétiquement close qu’une poche cousue. Il n’existe d’ailleurs pas d’outil médical pour mesurer objectivement la quantité de salive. Mi-seon n’a jamais vu quelqu’un qui la jauge tous les jours comme on mesure la tension ou la glycémie. Ce dont Mi-seon est sûre, c’est que la femme ne souffrait pas de ce désagrément au début de leur cohabitation. Avant que cette dernière ne vienne vivre à l’appartement, elle ne manifestait aucun symptôme de sécheresse buccale. Mi-seon, qui a travaillé pendant plus de
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quinze ans en tant que téléconseillère, comprend vite les situations et ce don est reconnu par tous, y compris elle-même. Rien que par le ton, l’inflexion ou le débit de voix des clients au travers du téléphone, elle arrivait à deviner exactement ce qu’ils voulaient : effectuer ou annuler une commande, renvoyer leur achat et être remboursés, connaître le parcours de livraison des produits commandés, ou bien faire une blague téléphonique… C’est pourquoi, si la femme avait manifesté le moindre signe d’inconfort, Mi-seon s’en serait rendu compte, peut-être pas jusqu’au symptôme tangible, mais elle aurait au moins soupçonné que quelque chose ne tournait pas rond. Cela ne veut pas dire pour autant que le phénomène s’est déclenché une fois la femme installée chez Mi-seon, car jusqu’il y a encore un an celle-ci n’avait aucunement remarqué cette anomalie. Et cela fait déjà cinq ans qu’elle vit avec la femme.
Mi-seon s’éveille tard ce matin-là. Il est neuf heures passées. Lorsqu’elle pénètre dans le séjour, elle aperçoit la femme dans la cuisine. Comme toujours, elle l’ignore et gagne la salle de bains pour se laver. La femme non plus ne lui accorde pas un regard. De toute façon, les salutations habituelles comme « Vous avez bien dormi ? » leur sont peu naturelles et les gênent mutuellement. Elles se voient tous les jours. C’est normal puisqu’elles vivent dans le même appartement, mais Mi-seon se lasse parfois subitement de la femme comme s’il s’agissait d’un vieux meuble démodé. Elle ne peut pas pour autant la remplacer comme du mobilier. Or ce matin Mi-seon n’en a pas simplement marre de la femme, sa vue l’irrite au plus haut point. Dès l’instant où elle aperçoit la femme debout devant la table, un tablier de la couleur terne des feuilles de sésame fermentées noué autour de la taille, son visage se froisse comme du papier aluminium. Mais la femme, elle, ne change pas, tous les jours pareille : mêmes cheveux de longueur moyenne, ni carré court ni très longs, même visage jaunâtre dénué de maquillage, même bouche aussi obstinément fermée qu’un col de chemise
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comprimé par un fer à repasser, mêmes sourcils aussi peu marqués que les rayures d’une courgette et mêmes paupières à demi baissées, jusqu’au chiffon mouillé qu’elle tient à la main. En plus, lorsque Mi-seon se lève le matin, la femme se trouve la plupart du temps dans la cuisine, occupée à assaisonner des légumes, nettoyer la table avec son chiffon humide ou faire la vaisselle dans l’évier, le robinet ouvert. Parfois, elle plante sur le sol de la cuisine son derrière disproportionné par rapport à son petit corps et sort du frigo des raviers de plats d’accompagnement ou des oignons et autres légumes. Mi-seon réprime son énervement, se regarde dans le miroir au-dessus du lavabo et tend machinalement la main vers le robinet. Elle le tourne à demi mais le temps qu’elle se saisisse du savon, l’eau n’a pas coulé. Jusqu’à ce moment encore, elle n’est pas consciente que la salive de la femme s’assèche. Après tout, il est inutile de s’en souvenir constamment, qu’elle se le rappelle ou pas ne change rien à la situation, d’ailleurs elle a l’impression que sa propre bouche sèche aussi, à force d’y penser. Quand la salive s’amenuise ou que la langue se racornit comme un poisson au soleil, le sentiment procuré ne doit certainement pas être agréable. Elle ne sait pas trop ce qu’éprouve la femme en ce moment et ne souhaite pas en savoir plus. En fait elle peut le deviner à peu près sans avoir besoin de spéculer longuement. Le dessèchement de la salive n’est pas une maladie particulièrement grave et singulière, surtout comparé à Alzheimer, qui attaque la mémoire. Cette maladie est peut-être même moins déplaisante que la chute de cheveux. Il est en tout cas préférable d’y songer le moins possible, et seulement fortuitement. Mi-seon repose le savon et ferme le robinet avant de le rouvrir mais pas la moindre goutte d’eau ne s’en écoule. Intriguée, elle sort de la salle de bain et se dirige vers la cuisine. La femme astique à présent le canapé avec un chiffon sec. Mi-seon tend la main par-dessus la planche à découper couverte de la saumure rouge du kimchi abandonnée dans l’évier, s’empare du robinet et l’ouvre au maximum, mais à nouveau aucune goutte d’eau. Frustrée,
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elle se retourne et jette un coup d’œil sur la table, garnie de toutes sortes de plats : aubergines sautées, racines de lotus mijotées dans la sauce soja, pousses de soja assaisonnées, ombrines frites, gim1 grillés, kimchi de choux appétissant et deonjang jjigae, une soupe de pâte de soja fermentée. C’est le petit-déjeuner habituel. Son regard, dirigé vers le témoin lumineux du cuiseur à riz, s’oriente tout à coup vers la femme. Mi-seon lui demande : — Pourquoi n’y a-t-il pas d’eau ? Mais la femme, sans répondre, se contente d’essuyer bruyamment le canapé avec son chiffon. Il doit y avoir des coupures d’eau. Peut-être fait-on des travaux quelque part dans le quartier pour remplacer les vieilles canalisations. Mi-seon ne voit pas d’autre raison à ce que les deux robinets ne fonctionnent pas. — Il n’y a pas d’eau, répète-t-elle un peu sèchement, comme si c’était la faute de la femme. — Oui… murmure la femme, impassible. — Vous étiez au courant ? demande Mi-seon d’un ton inquisiteur. — Quoi… ? — Je parle des coupures d’eau. Ne l’a-t-elle réellement pas entendue ou fait-elle semblant ? La femme ne répond pas. Taciturne par nature, elle ne dit que les choses strictement nécessaires. Parfois il lui arrive de ne rien dire même quand il le faudrait, peut-être parce que sa quantité de paroles diminue avec sa salive. Mi-seon, qui jusque-là ne s’est pas encore souvenue de l’état de la femme, grommelle intérieurement : « Quand on pose une question, il faut au moins y répondre. » Mi-seon est persuadée que la femme a été prévenue de ces coupures d’eau car c’est elle qui est chargée de tout le ménage, à moins qu’il ne s’agisse d’un arrêt brutal. On les avertit en 1
Algue séchée.
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général plusieurs jours à l’avance, c’était d’ailleurs le cas il y a deux mois. La femme connaissait jusqu’aux dates et horaires des coupures, elle en avisa Mi-seon et, dès la veille, remplit la baignoire et tous les grands récipients jusqu’à ras bord, récipients qu’elle posa l’un à côté de l’autre sur le sol de la cuisine. Les robinets ne laissèrent pas échapper une seule goutte d’eau pendant plus de trois heures mais, grâce à la prévoyance de la femme, Mi-seon n’eut à subir aucun désagrément. — Depuis quand l’eau est-elle coupée ? Ignorant encore sa question, la femme se dirige vers la cuisine. Elle passe devant Miseon qui la regarde du coin de l’œil, contrariée, et s’approche de l’évier. Elle range la planche à découper dans un coin et ouvre le robinet. Un tour, deux tours, puis elle le referme. La femme n’était-elle donc au courant de rien ? Si elle avait été informée, il est probable qu’elle aurait fait des provisions d’eau comme la dernière fois. Or, nulle part dans la cuisine, Mi-seon ne voit de récipients remplis d’eau. Le ventre vide, elle a envie de boire un café pour se sentir mieux. N’ayant pas pu se brosser les dents, elle a un goût amer en bouche. Les coupures d’eau ne devraient pas durer plus de deux heures. Sur cette réflexion, elle glisse sa haute tasse sous la machine à filtrer l’eau et fait couler de l’eau chaude. Le réservoir contient toujours deux litres d’eau. En ayant trop pris, elle en verse un peu dans l’évier. Assise légèrement de travers à table, Mi-seon sirote son café chaud, l’air désœuvré. C’est à ce moment enfin qu’elle se rappelle du problème de salive de la femme. Juste à l’instant où elle voit, tel le signe de l’apparition d’un nouveau personnage sur la scène où il n’y a que deux femmes, s’ouvrir la porte de la chambre près de l’entrée et en sortir son fils à pas chancelants. L’enfant, qui se dirige vers Mi-seon en traînant les bords tire-bouchonnés de son pyjama, s’arrête net. Il balaie le séjour de son regard et le fixe sur la femme. Celle-ci récure maintenant le sol du salon avec une serpillière humide, geste que Mi-seon n’approuve pas
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vraiment, d’autant qu’il n’y a même pas d’eau pour rincer. Mais elle admet qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Sans doute pas totalement réveillé, le petit garçon va presser son visage contre les bras de la femme. À l’instant où celle-ci s’apprête à caresser les joues de l’enfant avec la main qui tripotait la serpillière, Mi-seon prononce précipitamment le nom de son fils. Les doigts de la femme frémissent alors comme les branches frêles d’un arbre avant d’agripper à nouveau l’étoffe mouillée. Le garçon, un peu mécontent, évalue l’humeur maternelle, regarde tour à tour sa mère et la femme et avance vers Mi-seon à contrecœur. Mi-seon boit encore une gorgée de café, devenu vaguement tiède, et dépose sa tasse. Elle met dans sa paume deux gouttes d’une solution hydro-alcoolique qu’elle a posée sur un coin de table et se frotte les mains à la manière d’une mouche. Elle se rend compte qu’elle a une nouvelle fois oublié le problème de la femme mais n’y accorde pas une importance particulière. Il est vrai que cela lui arrive souvent de ne pas en être consciente mais ce matin les coupures d’eau lui causent un souci plus concret et plus grave. Le trouble de la femme est secondaire. Sur le moment, Mi-seon n’est pas importunée ou gênée par le fait que la salive de la femme sèche puisque ça ne se passe pas dans sa propre bouche. Les coupures d’eau la tracassent davantage, elle en voit déjà plusieurs inconvénients immédiats. Notamment le fait de ne pas pouvoir nettoyer le visage de son fils qui vient de se lever. À vrai dire, cette histoire de salive n’est pas la seule chose qu’elle oublie souvent au sujet de la femme. Elle oublie également que cette dernière est la grand-mère paternelle de son enfant, aussi fréquemment que le problème buccal de celle-ci, et peut-être davantage encore, soit intentionnellement, soit exprès. Mi-seon mélange du riz au deonjang jjigae et le fait manger à son fils. Pendant ce temps, les robinets ne laissent toujours rien couler. Même après qu’elle a mangé le reste du riz laissé
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par l’enfant et débarrassé la table. Elle finit par changer d’avis et se persuade que la femme est au courant. Peut-être celle-ci sait-elle que ça ne durera pas assez longtemps pour faire des provisions d’eau. Voilà pourquoi elle n’a rempli aucun récipient. Car s’il s’agissait de coupures d’eau inopinées, son comportement serait plus agité. En fait elle ne montre pas le moindre trouble à cause de l’absence d’eau. Elle se contente de briquer tranquillement le sol du séjour et, loin d’être impatiente qu’arrive l’eau, semble carrément s’en moquer. Il est possible qu’elle ait un peu plus de salive ce matin, à moins que sa bouche n’ait complètement séché, grommelle Mi-seon en jetant un coup d’œil non sur la femme mais sur le robinet de l’évier. Elle le fixe d’un regard courroucé comme s’il s’agissait de la bouche de la femme. Par l’ironie du sort, en ce moment même où les robinets ne laissent pas passer une goutte d’eau, sa salive continue de sécher.
Cela fait six mois que Mi-seon sait que la salive de la femme sèche. Mais elle trouve la femme bizarre depuis bien plus longtemps, au moins depuis un an. Avant, la femme avait l’habitude de manger du riz mélangé avec de la salade et des légumes de toutes sortes. Mais à partir d’un moment, telle une personne gravement malade qui a perdu l’appétit, elle se mit à avaler une ou deux cuillers de son bol de riz en se forçant, puis à mettre le tout dans l’eau, ne se préoccupant nullement que Mi-seon l’observe ou non. Elle attrapait des grains de riz gonflés et dissociés avec sa cuiller et la portait machinalement à sa bouche. De surcroît, elle se servait rarement d’autres plats. Mi-seon se demandait pourquoi elle faisait ça et n’avait jamais imaginé que le dessèchement de sa salive en était la cause. Elle supposait que c’était par manque d’appétit, maux de dents ou de gencives, et elle ne le prenait pas au sérieux. Mais elle ne pouvait s’empêcher de grimacer de dégoût à la vue de la femme mangeant des grains de riz flottants et dispersés dans l’eau tels des cadavres immergés dans l’océan. Dès le début du repas, cette dernière versait son bol de riz dans l’eau
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sans même jeter un regard sur d’autres plats. Voulait-elle par ce geste protester en silence contre une injustice subie ? C’est en tout cas le sentiment que Mi-seon éprouvait. De rares fois, il arrivait à la femme de mettre du riz dans une soupe de pâte de soja fermentée ou de navets. Mais depuis peu, elle n’en prend qu’avec de l’eau. Elle ne touche carrément pas les ragoûts à la sauce piquante. Maintenant qu’elle se nourrit de riz dilué d’eau, elle ne mange que la moitié d’un bol alors qu’elle le vidait sans difficulté auparavant. Quand elle se sert parfois de plats d’accompagnement, c’est très limité : concombres ou kimchi peu pimentés, ou feuilles de sésame cuites à la vapeur marinées dans la sauce soja. Ce sont des plats doux et peu salés parfaits pour accompagner du riz trempé dans l’eau. Sans doute sa bouche est-elle devenue aussi sèche que le désert car la femme ne prend même plus la peine de jeter un regard sur le reste des aliments, pourtant colorés et appétissants. Ne dit-on pas que l’ignorance est un bienfait ? Que la femme ne mange que des concombres peu assaisonnés, qu’elle trempe du riz dans l’eau, que ce riz soit tout gonflé et qu’elle ne prenne que de l’eau en cuiller, Mi-seon fait mine de ne pas le voir. Si son mari, un samedi soir il y a six mois de cela, à la table où la famille était réunie au complet, n’avait pas posé des questions détaillées à sa mère, Mi-seon ignorerait encore tout de cette agaçante histoire de salive même si la langue de la femme, trop sèche, avait fini par se craqueler comme une feuille morte et même si ses molaires, pourries et brisées, s’étaient dispersées tels des grains de sable. Car cette dernière n’aurait jamais avoué spontanément que sa salive séchait sans qu’on l’interroge. Elle est non seulement peu prolixe mais elle n’aime pas parler d’elle. Mi-seon ne l’a presque jamais entendue évoquer son passé, ni son humeur, ni son état de santé. Lorsqu’elle avait contracté une grippe, la femme s’était soignée en silence sans rien dire à personne. Cela montre combien elle est réservée. Ce fameux samedi-là, le mari de Mi-seon était à la maison, ce qui lui arrive rarement. Employé d’une société de génie civil, il fait beaucoup de déplacements et ne reste guère chez
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lui, y compris le week-end. Les jours où il ne se déplace pas, il passe la soirée avec ses collègues – telle est sûrement la coutume de son entreprise – et rentre à la maison vers minuit. La femme avait préparé un plat spécial à base de baudroie pour son fils qui dînait si occasionnellement en famille. Celle-ci ne compte que quatre membres : Mi-seon, son mari, son fils et la femme, prénommée Suja, qui est sa belle-mère. La baudroie, cuite dans de la fécule diluée d’eau avec des mideodeok, du céleri chinois, des pousses de soja et même un poulpe, paraissait copieuse et sa seule vue donnait l’eau à la bouche. Cette recette est la spécialité de la femme. Elle n’utilise pas d’exhausteurs de goût mais son plat est malgré tout meilleur que ce que l’on sert dans de bons restaurants. Le mari, qui avait dormi quasiment toute la journée pour soulager sa gueule de bois, goba précipitamment un gros morceau de poisson dès qu’il l’aperçut. À l’image de tous les garçons qui ont grandi en fils précieux entouré de sœurs, il ne pense qu’à lui. Mi-seon n’a jamais été témoin de sa part d’un geste gentil comme d’avancer un plat vers sa mère pour qu’elle en goûte. Elle serait jalouse si elle le voyait faire ainsi en sa présence mais elle s’en inquiète quand même en tant que mère qui élève elle aussi un fils. — Pourquoi trempez-vous du riz dans l’eau ? Ç a empêche de digérer, commenta le mari, sans doute agacé de voir la femme se contenter de mettre machinalement à la bouche des cuillerées de riz gonflé comme si elle y enfournait des grains de sable humide, sans même jeter un coup d’œil sur l’appétissant plat de baudroie. Cela faisait presque six mois que sa mère mangeait ainsi à chaque repas mais le mari ne l’avait jamais remarqué. Mi-seon se contenta d’écouter en silence la conversation entre le fils et sa mère, estimant que ce n’était pas ses affaires. — Parce que ma salive sèche…, murmura la femme pour elle-même, avant de porter à sa bouche une nouvelle cuillérée remplie d’eau blanchâtre semblable à de la salive. — Dans ce cas, vous n’avez qu’à tremper du riz dans la soupe de pousses de soja, dit le
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mari, plissant ses lèvres rougies par le jus du poisson. — Ç a m’irrite… Sur ce, la femme baissa profondément la tête comme pour plonger le nez dans son bol d’eau. — La soupe vous irrite ? répliqua-t-il en recrachant sur son assiette les arêtes du poisson après les avoir mâchouillées. Avec ses baguettes, Mi-seon prit quelques pousses de soja couvertes de jus onctueux dans le plat de poisson et, les approchant de sa bouche, se dit que la sauce des crevettes fermentées était peut-être en cause. Cette sauce, que la femme utilise habituellement à la place du sel pour assaisonner les plats, irrite en effet la langue et l’œsophage. Qui plus est, la soupe de pousses de soja était claire, à peine salée, sans poudre de piment. — Oui… Parce que ma salive sèche… À ces mots, Mi-seon, qui s’apprêtait à glisser sa cuiller dans le jus du plat, s’arrêta net et lança un bref regard à la femme. Car jamais, jusque-là, l’idée ne lui avait traversé l’esprit que la salive de la femme séchait. Elle en fut surprise. Davantage même que surprenant, elle trouva cela absurde. Mais elle fit semblant de ne pas s’y intéresser. Elle mélangea bruyamment du riz avec la sauce contenant des morceaux de poulpe et des mideodeok. — Eh bien vous n’avez qu’à boire de l’eau, recommanda le mari en faisant craquer des mideodeok sous ses dents. — C’est pour ça que je mets du riz dans l’eau, chuchota la femme en scrutant les grains de riz enflés dans sa cuiller. — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Vous devez prendre le riz et l’eau séparément. Pourquoi le trempez-vous dans l’eau ? C’est si fade. — Eh bien… Ma salive s’assèche sans arrêt… Et les grains de riz se collent contre ma langue…
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— Votre salive sèche ? intervint Mi-seon brusquement. Le dialogue de sourds entre mère et fils l’avait énervée. La femme leva furtivement les yeux vers Mi-seon. — Ma salive…, marmonna encore la femme, les yeux braqués non sur le visage de Miseon mais sur ses épaules. La cuiller qu’elle tenait à la main penchait d’un côté comme si elle pesait des tonnes et les grains de riz qu’elle contenait replongèrent dans le bol de riz accompagnés d’un ploc, se mêlant aux grains qui gisaient dans le fond. — Comment votre salive sèche-t-elle ? — Continuellement… — Elle sèche continuellement ? — C’est ainsi… Comme si elle n’avait rien à ajouter, la femme baissa la tête jusqu’à s’écraser le menton contre son cou et glissa à nouveau la cuiller dans son bol de riz. — Vous ne m’entendez pas ou quoi, je vous ai dit de prendre de l’eau séparément, cracha le mari, fâché, avant de quitter la table puisqu’il était rassasié. Il alla s’installer dans le canapé, s’empara de la télécommande et alluma la télé. Mi-seon ne posa pas davantage de questions, elle savait très bien que la femme n’y répondrait pas clairement. Vu que celle-ci ne prenait même pas une pousse de soja du plat principal, Mi-seon admit que sa salive séchait réellement puis n’y pensa plus. Le mari avait-il par la suite complètement oublié l’aveu de sa mère ? Mi-seon en est sûre, sinon il aurait demandé au moins une fois à la femme, ne serait-ce qu’en passant, ce qu’il en était de sa salive. Suja a beau être la mère qui l’a mis au monde et élevé, il est tellement occupé qu’il n’a pas la disponibilité d’esprit pour se soucier d’une affaire aussi insignifiante à ses yeux.
Le nom exact de la maladie de Suja est la sécheresse de la bouche ou xérostomie. On
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diagnostique cette maladie quand la quantité de sécrétion salivaire est inférieure à 0,1 millilitre par minute, c’est-à-dire un sixième de l’état normal. Un individu produit normalement 0,6 millilitre par minute, donc 36 millilitres par heure. Au début, Mi-seon n’accorda pas vraiment d’importance aux révélations de la femme à propos de la diminution de sa salive. Elle se dit que ce n’était pas un symptôme grave. Il ne s’agissait quand même pas de sécheresse sanguine. Or, environ un mois après l’annonce de la femme, Mi-seon fut saisie par le doute que Suja était peut-être atteinte du cancer des glandes salivaires car une collègue, après avoir écouté son histoire, lui suggéra cette hypothèse et conseilla de faire passer à sa belle-mère un examen approfondi. L’oncle de cette collègue souffrait justement de ce cancer à l’époque et avait éprouvé de la sécheresse buccale avant qu’on ne découvre la maladie. Mi-seon n’avait d’abord pas cru que c’était le cas de la femme. Mais à la voir maigrir à vue d’œil, elle commença à hésiter. D’un autre côté, elle savait aussi que l’amaigrissement de la femme était dû en partie à son nouveau régime alimentaire, aux portions très réduites. Mi-seon s’inquiétait déjà des frais médicaux bien qu’aucun cancer n’ait encore été détecté. Mais si c’était le cas, le coût des soins allait être élevé. Alors un jour elle demanda discrètement à la femme si elle était protégée contre le risque de cancer, en espérant qu’elle s’était assurée pour au moins un type de tumeur. Hélas la femme secoua doucement la tête et se contenta de regarder nonchalamment sa belle-fille, laquelle se montra dépitée et incrédule. Suja était-elle le genre de personne sans aucune notion de prudence ? Certainement pas. Elle était appliquée et prévoyante au point qu’elle nettoyait des pousses de soja la veille pour les utiliser le lendemain matin. Toujours est-il que, en proie à un mauvais pressentiment, Mi-seon prit immédiatement rendez-vous au service de médecine bucco-dentaire de l’hôpital universitaire sans même en toucher un mot à la principale intéressée. Si la jeune femme avait su qu’il s’agissait simplement de sécheresse buccale, elle n’aurait pas gaspillé son temps et son argent pour lui faire passer un examen détaillé. Quiconque a eu au moins une fois une
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consultation à l’hôpital universitaire partagerait son avis, il est très énervant et compliqué d’obtenir un rendez-vous. La ligne du standard téléphonique est souvent occupée ou débite un message demandant de patienter et, quand on y parvient, il est rare d’être reçu par un médecin spécialiste avant deux ou trois mois. Mi-seon ne prévint Suja du rendez-vous qu’elle avait pris à l’hôpital que le jour même. Celle-ci, en toute ignorance, était assise à table, tranquillement occupée à nettoyer des anchois séchés pour faire un bouillon d’assaisonnement. Mi-seon, qui travaillait encore à l’époque, prit même une journée de congé pour l’accompagner. Elle aurait pu l’envoyer seule avec quelques explications mais elle n’était pas certaine que Suja, qui n’avait jamais subi le moindre examen dans cet hôpital, réussirait à trouver le service de médecine bucco-dentaire. Mi-seon avait prétendu avoir pris une journée spécialement pour la femme mais à vrai dire c’était aussi pour utiliser ses jours de congé accumulés. Elle travaillait alternativement dans une des trois équipes qui se relayaient toutes les huit heures et ne pouvait pas s’absenter plusieurs jours d’affilée à cause de ces conditions particulières. Aussi, faute d’être utilisés, ces jours auraient tout bonnement été perdus. Ç ’aurait été regrettable ! À la demande de Miseon de se préparer pour aller à l’hôpital, la femme se cabra. — L’hôpital… Pourquoi ? — Vous avez dit que votre salive sèche, non ? — Oui mais… — Il faut en connaître la raison. — Euh… — Il faut connaître la cause pour pouvoir vous soigner. Nous avons un rendez-vous à onze heures, allez, dépêchez-vous de vous changer. — On ne peut pas l’annuler… ? Sur ce, la femme continua de vider un anchois qu’elle tenait à la main. Mi-seon se sentit
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vexée en voyant les têtes d’anchois qui, entassées dans un coin du plateau, semblaient se moquer d’elle d’un air de connivence. — J’ai obtenu cette consultation il y a un mois et ça a été très difficile. — Oui mais on peut tout de même l’annuler… marmonna la femme en agitant vigoureusement la tête. Inutile d’aller à l’hôpital, ça va coûter de l’argent… — Votre salive ne sèche plus ? — Eh bien… — C’est cela ? Mi-seon s’était donné tant de mal pour ce rendez-vous que, si la femme lui disait que sa salive ne séchait plus, elle s’en sentirait trahie plutôt que réjouie et soulagée. — Vous n’avez plus de problèmes de bouche alors ? persista Mi-seon. — Si… Ma salive… Suja saisit un autre anchois particulièrement desséché et flétri et le manipula délicatement comme si c’était sa propre langue, racornie par un manque terrible de salive, jusqu’à ce que la tête à peine suspendue au corps se détache. — Comment est votre salive ? — Elle sèche toujours…, souffla Suja qui semblait se décharger d’un secret qu’elle avait porté en elle, tel un rocher, toute sa vie. Oui, toujours… Sa voix fit le bruit craquant de la racine de bardane mais Mi-seon n’établit pas encore de lien avec la sécheresse buccale. Il avait fallu du temps pour convaincre Suja, elles furent donc en retard et obligées de prendre un taxi. Pendant le trajet, Mi-seon ne se soucia point de la bouche de la femme. Elle se préoccupa uniquement d’une éventuelle annulation du rendez-vous à cause de leur retard, et d’un possible diagnostic de cancer des glandes salivaires. Elle n’avait pas pris ce rendezvous pour savoir combien et comment la salive de la femme séchait. Ce symptôme était le
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cadet de ses soucis. Après que la femme eut subi une prise de sang, l’examen de sa quantité de salive, l’examen du syndrome de Gougerot-Sjögren – nom bizarre et exotique – et trois autres examens, on lui diagnostiqua enfin une xérostomie. Il était fort heureux que ce ne soit pas un cancer mais Mi-seon se sentit tout de même frustrée. Il ne s’agissait que de sécheresse buccale… C’était une maladie tellement banale que même le petit cabinet dentaire de son quartier aurait pu la déceler et la soigner. Pas besoin d’aller jusqu’au prestigieux hôpital universitaire. Certes elle entendait le nom de cette maladie pour la première fois, mais il laissait toutefois supposer une anomalie des plus ordinaires. D’après les examens, la quantité de sécrétion salivaire de Suja était de 0,019 millilitre par minute. Il n’y avait donc aucun doute qu’il s’agissait de xérostomie. Son volume de salive était très inférieur à l’intervalle de 0,6-0,1 considéré comme normal. De plus, la quantité de salive qu’elle produisait en mangeant s’avérait être d’à peine 0,009 millilitre. Mi-seon avait observé toutes les étapes de l’examen. La technique utilisée était en fait rudimentaire, voire primitive, encore plus que l’examen pour détecter le cancer du sein. Pour celui-ci, on a le sein écrasé par le mammographe, ce qui nécessite au moins un équipement spécial. Quant au premier, il consiste seulement à faire cracher la salive au malade et à mesurer son volume. — Crachez votre salive s’il vous plaît, somma l’infirmière, dont la bouche était couverte d’un masque. La consigne était tellement insolite qu’elle surprit Mi-seon davantage que Suja ellemême. L’infirmière tenait à la main un chronomètre. — Je vous ai dit de cracher, insista-t-elle. Suja, plutôt qu’être effrayée, regarda l’infirmière d’un air impassible. Elle portait dans une main un gobelet jetable. Avant de procéder à l’examen, l’infirmière le lui avait tendu et lui
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avait expliqué de façon simple mais détaillée comment les choses allaient se dérouler. D’après ses indications, Suja devait cracher la salive accumulée dans sa bouche cinq fois à une minute d’intervalle. Rien de compliqué à ça. — Crachez, je vous en prie, répéta encore l’infirmière en désignant de ses grands yeux le gobelet cartonné dans la main de Suja. Mais celle-ci ne réagit toujours pas. Au contraire elle ferma encore plus hermétiquement la bouche, comme si l’infirmière lui avait demandé de cracher non sa salive mais son foie, son cœur ou son poumon. Mi-seon n’eut pas conscience à ce moment précis que cracher, qui plus est dans un verre vide, était une tâche très difficile pour quelqu’un dont la salive séchait. — Nous avons besoin de votre salive, supplia l’infirmière. — On vous demande de cracher, intervint Mi-seon à bout de patience alors qu’elle était restée silencieuse jusque-là, les bras croisés et en retrait. Les examens subis ayant duré longtemps, il était déjà passé quatorze heures. La démarche lente de la femme rendait pénible la recherche des salles d’examen. De plus, compte tenu de la distance qui les séparait, il avait fallu monter et descendre les escaliers au moins quatre fois. À force de passer toutes ses journées à la maison, Suja semblait complètement perdue dans la foule débordante de l’établissement. Les malades venus de tout le pays formaient carrément un raz-de-marée dans l’hôpital. Devant chaque salle d’examen, la file d’attente était longue. À la suite de Mi-seon, Suja s’arrêtait net de temps en temps, comme une machine sujette aux coupures d’électricité, et restait l’air égaré sans bouger, créature abandonnée au milieu des inconnus qui s’assemblaient et se dispersaient sans cesse. Mi-seon avait alors l’impression de lui être étrangère et se sentait envahie par la pulsion de rentrer à la maison en la laissant seule dans la cohue. Suja lui paraissait un peu comme une vieille femme campagnarde tout juste arrivée à Séoul par un train du matin ou par un autocar. C’était en partie parce qu’elle avait quitté la maison malgré elle et ne s’était donc pas habillée
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correctement pour l’occasion. Cela n’empêchait pas Mi-seon d’éprouver la même honte de Suja que celle qu’elle avait ressentie le jour de son mariage. Dans la salle de mariage, Suja, sa future belle-mère, vêtue d’un hanbok terne couleur de chou séché – quel mauvais goût de la part du couturier – très étriqué de surcroît, était restée assise seule sur l’une des deux chaises réservées aux parents du marié. Ses doigts n’arboraient même pas une bague bon marché, et le mouchoir blanc semblable à un chiffon qu’elle serrait dans sa main apportait la touche finale à sa tenue miteuse. Elle qui avait déjà marié ses deux filles et qui travaillait pour un traiteur dans un marché ne connaissait donc pas une bonne couturière de hanbok ? La mère de Mi-seon lui avait proposé de faire confectionner leurs hanbok ensemble pour l’occasion mais Suja avait fermement refusé. Et la voilà dans la salle avec ce costume qu’on aurait dit emprunté à une autre. Mi-seon avait vraiment envie de s’enfuir en l’abandonnant au milieu de la foule, ce qu’elle n’osa tout de même pas faire. « Suivez-moi bien », lui avait-elle recommandé plusieurs fois, mais en vain. Au bout d’un moment, Suja s’était mise à suivre quelqu’un qui ressemblait à Mi-seon. Quel curieux épisode ! Il survint au moment où elles se rendaient à la salle de prise de sang qui se trouvait au troisième étage du bâtiment principal, différent de celui du service bucco-dentaire. Elles avaient traversé des passages et escaliers labyrinthiques pour y arriver et le bâtiment principal s’avéra être encore plus bondé et plus agité que l’autre. Au centre du hall de réception du deuxième étage avait lieu un concert pour les amis et familles des malades, si bien que même Mi-seon n’avait su où donner de la tête. Suja avait réussi à la suivre tant bien que mal jusque là. Pour monter au troisième étage, Mi-seon se dirigea vers l’escalator en se frayant un chemin dans la cohue. Au moment où elle y mit un pied, elle se retourna, saisie par un doute. La personne derrière elle aurait dû être Suja mais ce n’était pas le cas. L’escalator qui emportait Mi-seon montait déjà vers le niveau supérieur. Elle scruta les lieux, les yeux écarquillés, mais ne vit pas la femme. Seuls des inconnus
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entrèrent dans son champ de vision. Elle redescendit au deuxième étage et fouilla dans les moindres recoins, y compris la cantine, sans trouver trace de sa belle-mère. Elle téléphona alors sur son portable, malheureusement éteint. Tandis qu’elle marchait vers le point d’information pour faire une annonce au micro, elle aperçut Suja qui passait devant un distributeur de billets, suivant une inconnue comme son ombre. Mi-seon n’en revint pas et se précipita pour la rattraper et la tirer par le bras. — Où allez-vous comme ça ? s’énerva-t-elle. — Bah je te suis… marmotta la femme. — Vous marchiez derrière qui ? — Toi… — Mais non, vous étiez derrière une inconnue. — Euh non, pas du tout… Je te suivais… À ce moment, Mi-seon ne put s’empêcher de se demander si Suja n’était pas atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle fut parcourue d’un frisson tel que son échine se tendit comme une corde de guitare. Le regard de la femme brillait d’un vif éclat, elle semblait différente des autres jours. La personne qu’elle avait prise pour Mi-seon avait déjà disparu. Suja n’était-elle pas trop jeune pour contracter la maladie d’Alzheimer ? Et si elle se révélait atteinte malgré tout, fallait-il l’envoyer dans une maison de retraite médicalisée ? La sécheresse de sa bouche représentait-elle l’un des premiers symptômes ? De nombreuses pensées envahirent Mi-seon, lui donnant la migraine. — Vous êtes sûre que vous étiez derrière moi ? — Oui, toi… — Ne vous souvenez-vous pas que vous avez suivi quelqu’un d’autre ? — Qui veux-tu que je suive à part toi… ? — Vous en êtes vraiment certaine ?
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— J’ai même retenu l’envie d’aller aux toilettes de peur de te perdre... Suja n’en démordit pas jusqu’au bout. Mi-seon trouva son attitude tellement absurde qu’elle en resta un moment interdite. Puis elle la mena au troisième étage, retira un ticket pour la prise de sang et, pendant qu’elles patientaient, fixa sur la femme ses yeux pleins de mépris et de méfiance. Elle craignait que Suja ne s’éloigne encore derrière une inconnue par inadvertance. Quant à Suja, qui n’avait pas du tout remarqué son regard, elle se contenta d’observer distraitement les gens sortant de la salle. Après la prise de sang, Mi-seon lui acheta du bouillon de bœuf épicé comme déjeuner. Tandis que Suja en mangeait à peine deux cuillers, Mi-seon, totalement indifférente, mélangea du riz et des légumes avec le gochujang, sauce faite de pâte de riz gluant fermentée et de poudre de piments, et en fourra une grande cuillerée en bouche.
Suja n’écouta pas même Mi-seon quand celle-ci lui demanda de cracher. — Détendez-vous, conseilla l’infirmière, attribuant au stress son absence de réaction. Mais aux yeux de Mi-seon, l’attitude de la femme était délibérée. Bien que la pauvre infirmière, qui ne lui avait rien fait de mal, la suppliât quasiment, Suja s’entêtait toujours. Pourquoi ? Mi-seon ne le comprenait pas. Tout ce qu’elle trouvait comme raison était que la femme n’avait pas envie de gaspiller le peu de salive qui lui restait en l’expectorant dans un gobelet jetable. — Je ne vous demande pas de vous forcer à produire de la salive mais d’évacuer ce qui est accumulé dans votre bouche, dit l’infirmière en tentant de garder une voix douce. Juste ce qui est dans votre bouche… Peine perdue. —Vous devez cracher pour pouvoir mesurer combien de salive vous sécrétez, n’est-ce pas ? insista l’infirmière, secouant la tête d’un air exaspéré.
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— Je n’ai pas de salive à cracher… marmonna la femme sans ouvrir la bouche, comme un ventriloque. — Il faut qu’on rentre à la maison avant le passage du bus de l’école maternelle, lança Mi-seon à bout de patience. Il était déjà près de quinze heures. Dans une heure le bus de l’école allait arriver, avec son fils à bord. Les parents devaient être à l’entrée de leur résidence un peu en avance pour récupérer leur enfant. Les deux femmes étant absentes, personne ne pourrait accueillir le garçonnet. Tant que Suja résistait ainsi, il était impossible pour Mi-seon d’estimer l’heure de la fin de l’examen. Malgré son envie, elle ne pouvait quitter l’hôpital avant l’entretien avec le médecin prévu juste après, lors duquel elle connaîtrait aussi le résultat de l’analyse sanguine révélant un éventuel cancer. — Si ça continue, nous ne serons pas rentrées à la maison pour seize heures. Alors enfin, à contrecœur, Suja ouvrit la bouche pour cracher. Elle avait maintenu les lèvres cousues si serrées que Mi-seon eut l’impression d’entendre les points de suture s’arracher. À force d’efforts pour ramasser la salive, ses joues se creusèrent comme un puits. Finalement elle approcha le gobelet de ses lèvres. Lorsqu’elle s’apprêta à éjecter sa salive, Mi-seon détourna froidement la tête avant de sortir de la pièce. Elle n’avait aucune envie d’assister à la scène. Mi-seon alla s’installer dans une salle d’attente et se mit à feuilleter un magazine féminin. Elle entendit de temps à autre le bruit d’un crachat provenant de la salle d’examen, celui de Suja ou d’un autre patient. Agacée, elle tournait brutalement les pages de la revue. Après l’avoir survolée du début à la fin, elle en ouvrit une autre. Suja n’était toujours pas sortie de la salle. Elle sut plus tard que la femme avait craché cinq fois en l’intervalle d’une minute et qu’elle avait ensuite dû répéter cette cadence en mâchouillant un chewing-gum. Cette fois
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c’était pour mesurer séparément la quantité de salive sécrétée en mangeant. Le visage de Suja émergeant de la salle était tellement pâle qu’il paraissait vert, ce qui n’avait rien d’étonnant vu qu’elle avait émit de la salive dix fois au total, sous la contrainte qui plus est. Les seuls instruments utilisés pour cet examen étaient un chronomètre et un gobelet jetable, ainsi qu’un chewing-gum, un bain de bouche pour le rinçage, et un miroir portatif. Un appareil plus sophistiqué était sans doute encore en cours de développement, ou n’était même pas envisagé car considéré comme superflu pour un examen aussi basique. Mi-seon ne le savait pas. Elle était néanmoins intriguée par le fait qu’il n’existe pas d’équipement plus moderne pour mesurer le volume de salive alors que l’on vendait toutes sortes de machines, y compris celle qui permettait de comprendre le sentiment et l’humeur d’un chien rien que par le rythme et l’intensité de son aboiement. L’entretien avec le médecin, par la suite, fut long et ennuyeux. Il donna des explications enthousiastes sur le traitement puis s’interrompit tout à coup et, après un silence de deux secondes, demanda brusquement à Suja : — Que vous ai-je dit de faire quand votre sécheresse buccale est vraiment trop forte ? Suja, qui regardait distraitement par-dessus l’épaule du médecin, homme d’une quarantaine d’années dont les lunettes à monture dorée luisaient d’un éclat froid, frissonna subitement et tourna les yeux vers lui. Celui-ci avait dû sentir que sa patiente ne l’écoutait pas, c’était évident. — Je vous parle de votre salive, répéta le médecin. — Ma salive… ? marmotta Suja comme si elle ne comprenait pas ce que signifiait ce mot. — Que vous ai-je dit de faire quand votre sécheresse buccale est vraiment trop forte ? répéta le docteur l’air grave, en fixant la femme. — Ma salive…, murmura-t-elle vaguement avant de s’interrompre.
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Mal à l’aise, le médecin regarda Mi-seon et haussa les épaules. Alors celle-ci intervint : — Mais, Mère, le docteur vous a dit de boire suffisamment d’eau et de manger des fruits qui provoquent la salivation, notamment les clémentines et les tomates… Sur ces mots, elle tendit la main vers une des épaules de la femme avant de la retirer aussitôt. Elle eut l’impression fugace que le corps de la femme était comme empaillé, à toucher avec précaution. Elles avaient beau vivre ensemble, elles n’avaient jamais eu d’occasions de contact physique entre elles. Il ne leur arrivait même pas de se prendre la main. La peau de la femme était-elle douce ou rugueuse, froide ou chaude, Mi-seon ne pouvait que le deviner. Quand elle entendait parler de bonnes relations entre une belle-mère et sa bru, qui partageaient parfois jusqu’à une cure thermale, elle estimait que ces femmes vivaient sur une autre planète, très éloignée de son monde à elle. N’ayant jamais vu le corps nu de Suja, elle ne tenait ni à le voir ni à lui montrer sa propre nudité. Elle avait par conséquent encore moins envie de savoir ce qui se passait dans la bouche de sa belle-mère. Dans le taxi qui les ramenait à la maison, Mi-seon et Suja n’échangèrent pas un mot à propos du résultat des examens, comme si elles en avaient convenu ainsi. Suja était tellement taciturne que, lorsque Mi-seon se trouvait face à elle, elle le devenait aussi. Puisque même son mari, homme plutôt bavard, avait également tendance à se taire quand il était seul avec sa mère, Mi-seon était persuadée que Suja rendait tout le monde mutique. Sans doute gêné par le silence lourd qui régnait entre ses deux clientes, le chauffeur de taxi augmenta le volume de la radio. L’info trafic annonça un carambolage de trois véhicules survenu sur l’autoroute. Le résultat des examens transmis par le médecin semblait à Mi-seon aussi irréel que la nouvelle de l’accident qu’elle venait d’apprendre. Leur taxi était arrêté au feu rouge en plein centre-ville, loin de l’autoroute. À chaque arrêt, le chauffeur de taxi jetait dans son rétroviseur des coups d’œil aux deux femmes, curieux de savoir ce qui les liait. Suja n’avait pas l’air d’être surprise de la sécheresse buccale qu’on lui avait
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diagnostiquée. Peut-être son impassibilité était-elle due au fait qu’elle jugeait son état bénin. Mais en fin de compte, elle aurait réagi de façon identique dans un cas grave comme le cancer. Elle n’aurait même pas haussé les sourcils. Pendant que le spécialiste expliquait avec zèle sa maladie, son symptôme et son traitement, Suja se contenta de l’écouter en silence, le visage fermé. Pourtant la différence était énorme entre ressentir vaguement la sécheresse de sa salive et recevoir un diagnostic précis et factuel du médecin. Alors que le taxi était presque arrivé à leur résidence, Mi-seon ne put s’empêcher de reparler de l’étrange épisode survenu à l’hôpital. Elle se fichait de savoir si le chauffeur l’écoutait ou pas, Suja lui avait causé trop de stress pour enterrer l’incident définitivement. Elle s’était tellement démenée pour retrouver la femme qui avait suivi une inconnue ! Dès qu’elle y repensait, sa colère remontait. À dire vrai, la bouche de la femme était un peu comme un trou aussi inconnu et secret qu’une grotte, dans laquelle Mi-seon n’avait jamais pénétré. Il ne lui serait pas facile d’y entrer et, de toute façon, elle n’en avait aucune envie. Comment donc pouvait-elle savoir si à l’intérieur la salive séchait ou était abondante au point de former une flaque ? Depuis leur passage à l’hôpital, Mi-seon revoyait parfois l’image de la femme marchant derrière une inconnue. Heureusement qu’elle l’avait repérée sinon elle se demandait jusqu’où Suja serait allée. D’un autre côté, elle regrettait par méchanceté de ne pas l’avoir laissée continuer pour voir comment ça finirait. Suja croyait-elle encore résolument qu’elle avait suivi sa bru ? Mi-seon s’interrogeait. — Tout à l’heure à l’hôpital, qui avez-vous suivi ? La femme, l’air perplexe, ne répondit pas. — En tout cas pas moi, n’est-ce pas ? — Si, toi… — Mais à part moi ?
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— Qui veux-tu que je suive à part toi… ? De cette inconnue à qui Suja avait emboîté le pas, curieusement Mi-seon ne se rappelait aucun des traits ni même la coiffure ou la couleur du manteau. Quel dommage ! Pourtant elle l’avait vue de ses propres yeux, cette personne, et malgré tout elle n’arrivait même plus à dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme si bien qu’elle se demanda si ce n’était qu’un fantôme. Dans ce cas, comment faire comprendre à Suja qu’elle s’était trompée et qu’elle avait pris un inconnu pour Mi-seon ? Puisqu’elle n’avait aucune solution miracle, mieux valait ne plus s’en soucier. Après tout, elle se fichait que Suja s’entête dans son idée.
Après la mise au monde
À bien y réfléchir, la sécheresse buccale est un symptôme banal qui peut arriver à n’importe qui. Tout le monde l’a ressentie au moins une fois dans sa vie. La différence est que ce symptôme peut être temporaire ou persistant. Dans le cas de Suja, le phénomène de sécheresse salivaire perdure et s’intensifie. Appliquant les consignes du médecin, elle boit de l’eau, mange des fruits acides comme des clémentines ou des kiwis, mâche des chewinggums et appuie doucement sous le menton avec ses doigts pour stimuler les glandes salivaires, hélas son état ne s’améliore pas. Je ne sais pas combien sa salive a encore séché…
Mi-seon s’agace de penser à ce
problème mineur alors qu’elle a un autre souci plus important, les coupures d’eau. Tout à coup Suja lui paraît comme une arête plantée dans l’estomac. Elle se demande comment elle a supporté de vivre sous le même toit pendant cinq ans. Elle sait pourtant mieux que
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quiconque que c’est elle et non sa belle-mère qui a voulu cette cohabitation. Pourquoi est-ce précisément la salive qui sèche ? s’interrogea un jour Mi-seon, environ une semaine après le diagnostic de la maladie de Suja. Elle se dit que des larmes séchées valaient mieux mais, vu la nature de sa belle-mère, ce n’était pas le genre de tracas auquel celle-ci était susceptible de s’exposer. Lui restait-il au moins des larmes à sécher ? Mi-seon, en tout cas, ne l’avait jamais vue pleurer. Les yeux de Suja avaient l’aridité des raisins secs. Elle paraissait n’avoir versé aucune larme de toute sa vie, alors il était absurde d’espérer qu’elle ait à en sécher. Il en allait de même pour la sueur car elle transpirait rarement et ne se servait jamais d’un ventilateur, y compris pendant les trois périodes caniculaires de l’été. De toute façon, la sueur qui sèche n’embête personne. Mi-seon avait déjà vu des gens préoccupés par l’abondance de leur sueur mais non par son absence. Quant au lait maternel de Suja, il était tari depuis longtemps. Mi-seon avait beau réfléchir, seules les sécrétions salivaires pouvaient tourmenter la femme. Qui plus est, Suja ressemblait à la salive. Mi-seon n’avait pas eu cette idée seulement parce que c’était précisément la salive qui importunait Suja, mais surtout dans le sens où leur existence avait le même caractère insignifiant voire méprisable. Mi-seon associait plus facilement la femme à la salive qu’aux larmes, à la sueur et à la morve, c’était une évidence. Certes elle ne portait pas la femme dans son cœur mais la comparer à la salive était exagéré ! D’autant plus que Suja n’était pas n’importe qui mais sa belle-mère. Ceux ignorant tout de la situation la considéreraient peut-être comme une bru dédaigneuse mais elle ne changerait pourtant pas d’avis, c’était plus fort qu’elle. Par exemple, la femme semblait avoir une existence inutile, mais une infime partie d’elle s’avérait quand même salutaire, exactement comme la salive. Car d’après l’explication du médecin lors du premier examen, la salive joue un rôle relativement important dans le corps humain. Elle est composée à 99,4% d’eau. Les composants du 0,6% restant jouent un rôle décisif. Un électrolyte contenant sodium,
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potassium, chlorure de magnésium, bicarbonate et phosphate en fait partie, de même que le mucus et les enzymes qui aident à la digestion.
Il y a cinq ans, lorsque Mi-seon décida d’inviter Suja à vivre chez elle, elle avait une intention précise. Dans la société actuelle, aucune bru ne désire cohabiter avec sa belle-mère sans une raison valable. Réciproquement, les belles-mères d’aujourd’hui ne veulent pas se soumettre aux humeurs ou aux caprices de leurs jeunes belles-filles. Mi-seon, qui devait travailler, avait absolument besoin de quelqu’un pour s’occuper de son enfant et du ménage. Elle avait gardé le boulot qu’elle exerçait avant son mariage et cela faisait à peine cent jours que son fils était né. En plus, les tâches ménagères quotidiennes, qu’il lui fallait recommencer sans cesse, étaient entièrement à sa charge. Malgré tout elle ne souhaitait pas se priver de ses revenus. Elle avait choisi de travailler aussi longtemps que possible et elle ne changea pas d’avis là-dessus, même après son accouchement. Elle ne voulait pas devenir une de ces femmes qui abandonnent leur emploi pour s’occuper de leurs enfants et se font embaucher plus tard à temps partiel dans un hypermarché ou comme femme de ménage pour avoir les moyens de payer des cours particuliers à leur progéniture entrée au collège. Pas besoin de chercher loin ce genre de cas, il suffisait de voir sa grande sœur. Celle-ci, employée de la poste, renonça à sa fonction et devint femme au foyer après avoir eu ses deux enfants. Lorsque son aîné eut l’âge d’aller au collège, elle fut contrainte de trouver un boulot à mitemps dans un grand magasin. Elle faisait cuire des raviolis et des hotteok, épaisses crêpes fourrées, dans un rayon alimentaire du sous-sol six heures par jour. Et elle consacrait tout ce qu’elle gagnait ainsi aux cours particuliers de son fils dans des institutions privées. Mi-seon trouva en Suja la personne idéale pour assumer la charge de sa maison et de son enfant. Son salaire n’était pas suffisant pour prendre une nounou à domicile, même à temps partiel. Elle ne pouvait pas compter non plus sur celui de son mari, il n’était pas assez
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compétent pour gagner beaucoup d’argent. Elle se creusa la cervelle, réfléchit à toutes les possibilités mais ne trouva personne d’aussi adéquat que la femme. Sa propre mère, occupée à son commerce de poissons séchés, ne fut même pas incluse dans la liste. À cause des horaires professionnels particuliers de Mi-seon, il fallait quelqu’un qui puisse garder l’enfant pendant la nuit mais c’était difficile à trouver et, même si elle y parvenait, le coût s’avérait trop élevé. Elle pensa aussi prendre à demeure une nounou chinoise d’origine coréenne, moins chère. Cependant elle avait beau pianoter sur sa calculatrice, ce n’était pas rentable. Le salaire plus le prix des couches plus le coût du lait en poudre mettrait ses finances dans le rouge. À vrai dire, Mi-seon ne s’était pas résolue à vivre avec sa belle-mère jusqu’à ce qu’elle arrive presque au terme de son congé de maternité qui ne durait que trois mois. D’ailleurs, avant le mariage, elle avait clairement exprimé à son fiancé son refus d’être au service de sa belle-mère. Elle savait que ces propos pouvaient la faire paraître sans cœur mais elle avait voulu être ferme sur ce point dès le départ puisqu’il était le seul fils de Suja. Mi-seon était même prête à remettre sérieusement en question son mariage au cas où son fiancé n’acceptait pas sa position. Le promis sembla embarrassé mais ne renonça pas pour autant à l’épouser. À l’époque il avait déjà trente-quatre ans, il était donc pressé de se marier et, de surcroît, son statut social et familial ne lui permettait pas d’être très exigeant en matière d’épouse, ce dont il était conscient. Quant à Mi-seon, âgée de trente et un ans, elle se savait déjà considérée comme une vieille fille. Malgré cela, elle n’allait pas accepter n’importe qui, et encore moins un homme incapable d’avouer ses origines modestes. Toujours est-il qu’une semaine avant son retour au boulot, Mi-seon conclut qu’il n’existait pas de meilleure solution que de vivre sous le même toit que la femme. Avant que Suja ne s’installe pour de bon avec toutes ses affaires chez son fils – elle avait un bail à respecter pour son logement – elle vint s’occuper de l’enfant tous les jours malgré
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de longs trajets : elle devait prendre d’abord un bus puis changer deux fois de métro. Quand Mi-seon était dans l’équipe du soir, Suja gardait le garçonnet toute la nuit et préparait un petit-déjeuner pour sa bru à son retour, avant de rentrer chez elle. Suja ne s’était pas montrée particulièrement réjouie de la proposition de Mi-seon. Elle ne la refusa pas non plus catégoriquement. Elle semblait avoir des réticences mais ne les exprima pas clairement. En fin de compte, Suja agit toujours de cette façon. Elle semble n’avoir aucune opinion personnelle. Ainsi, le jour où son fils emmena Mi-seon chez elle pour la lui présenter comme sa future épouse, Suja ne fit aucun commentaire. Et ce fut pareil à propos du choix de la date et de la salle de mariage, ainsi que de l’échange des cadeaux entre les deux familles, si dérisoires que Mi-seon n’aurait jamais osé s’en vanter auprès de ses amies. Suja ne cacha tout de même pas sa surprise et resta un moment dubitative. Elle ne s’était sûrement pas attendue à une telle proposition venant de sa bru. — Sous le même toit… ? demanda Suja comme pour elle-même. — Vous ne vous sentez pas seule ? C’était Mi-seon qui voulait son aide, néanmoins elle parlait comme si elle accordait une faveur à la femme. On aurait dit une gentille bru dévouée à sa belle-mère, qui plaignait la solitude de cette dernière. — Comment comptes-tu… ? — Ce n’est pas compliqué, Mère, intervint le mari, persuadé que c’était aussi facile que de mêler du riz et du soja. — Il vaut mieux que ce soit vous qui emménagiez chez nous, dit Mi-seon, dont la décision de cohabiter était irrévocable. — Informez tout de suite votre propriétaire que vous allez déménager, dit le mari, qui avait une nature impétueuse.
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Aussitôt il sortit son portable, prêt à lui téléphoner. Il est vrai que Suja n’était que locataire de son appartement à titre de dépôt2, mais elle y avait quand même vécu plus de dix ans et elle y était attachée. Installée dans cette banlieue de Séoul plus de trente ans auparavant, elle ne l’avait jamais quittée même si c’était loin du métro et s’il n’y avait pas d’hypermarché à proximité. Cela ne devait pas être facile pour elle de quitter brusquement son logement et son quartier. Mais cette idée n’effleura même pas Mi-seon et son mari. Tout ce qui leur importait était que Suja emménage chez eux le jour même pour s’occuper de leur enfant. — Ce serait bien pour vous de voir votre petit-fils grandir, n’est-ce pas ? À ces mots, Suja baissa la tête en signe de capitulation. Mi-seon se dit que l’expression « gagnant-gagnant » s’appliquait exactement à ce genre de situation. Ne voulant pas renoncer à son poste, elle résoudrait ainsi les questions du ménage et de la garde de son enfant, qui représentaient un vrai fardeau, tandis que Suja se considérerait comme un être encore utile et s’en sentirait rassurée, voire fière. En fait, rien d’étonnant à ce qu’elle croie ne plus servir à rien. Depuis longtemps ménopausée, elle ne pouvait plus enfanter et elle était devenue un peu comme un nid vide maintenant que tous ses enfants avaient quitté le giron maternel. Or sa bru avait besoin de son aide… Cette proposition ne pouvait que la réjouir intérieurement. En plus elle vivait seule depuis le mariage de son fils et ne travaillait pas vraiment, à part quelques petits boulots, histoire de subsister. Même les hommes qui avaient des emplois prétendument sérieux, une fois dépassé l’âge de cinquante ans, étaient traités comme des pièces de montage usées et juste bonnes à jeter, alors inutile de parler du sort d’une femme au-delà de soixante ans. À l’époque qui précédait le mariage de Mi-seon, Suja travaillait à temps partiel chez un traiteur pour gagner quelques sous. Elle disposait en plus du salaire de son fils. Encore 2
En Corée, il est fréquent de ne pas payer de loyer mensuel. Le système le plus courant consiste
à ce que le locataire verse une importante somme d’argent à l’entrée, qu’il récupère en sortant. Le propriétaire est rémunéré par les intérêts ou les bénéfices de ses investissements.
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célibataire, celui-ci avait entièrement confié à sa mère la gestion de ses revenus. Toute sa rémunération était versée sur le compte de la femme, laquelle lui donnait un peu d’argent de poche chaque mois. Mais dès la fixation de la date de leurs noces, Mi-seon avertit son futur mari qu’à partir de ce moment, c’est elle qui allait gérer son salaire. La crainte de ce dernier quant à une réaction mécontente de sa mère s’avéra inutile car Suja ne dit pas un mot au sujet de la paye qui n’arrivait plus. Depuis, pour gagner sa vie, elle avait trouvé une tâche à accomplir chez elle. Lors des rares occasions où Mi-seon s’était rendue chez Suja, elle avait vu une grande bassine en caoutchouc rouge remplie de fermetures éclair abîmées et jetées posée dans un coin de la chambre. La femme les démontait à l’aide d’une pince et de ciseaux et séparait les tissus, les métaux, les plastiques dans des sacs différents. Elle recevait dix wons pour dix fermetures éclair. Une fois, Mi-seon avait observé la femme en train d’arracher une petite languette métallique d’une fermeture dont les dents s’imbriquaient mal. Elle avait froncé les sourcils à l’idée qu’elles étaient comparables à celles de la femme et que la pièce retrouvée dans la pince que la femme tenait à la main ressemblait vraiment beaucoup à une couronne d’or sur une molaire. Comme Suja ne disposait plus de revenus réguliers, elle était obligée d’accepter cette minable besogne pour payer au moins sa nourriture et les autres frais de la vie quotidienne. Elle avait beau vivre seule, ça ne l’empêchait pas de recevoir régulièrement des factures d’eau, d’électricité et de gaz. Et puis il fallait bien acheter du tofu ou des pousses de soja pour accompagner son riz. Ses filles semblaient lui envoyer un peu d’argent mais Mi-seon devinait que c’était des sommes modiques. Cela paraissait évident sans avoir à poser la question. L’une d’elles habitait à Daegu et l’autre à Busan et elles n’étaient ni riches ni particulièrement démunies. Pour autant Mi-seon, qui était quand même sa bru, ne l’aidait pas financièrement chaque mois. Avant son mariage déjà, elle s’était fixé pour principe qu’elle ne donnerait d’argent à Suja que trois fois par an, et ce au moins jusqu’à l’achat de son appartement à elle : le jour de son anniversaire et lors des deux grandes fêtes
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annuelles. Elle espérait secrètement que la femme monterait sa propre échoppe de plats à emporter. Puisque sa belle-mère avait déjà de l’expérience dans ce domaine, cela pourrait marcher si elle se débrouillait bien. Dans chaque quartier, il y avait de nombreuses échoppes de ce genre tenues par des femmes qui semblaient avoir largement atteint la soixantaine. Suja marchait lentement et ses genoux devaient être en mauvais état, Mi-seon en était certaine, mais pas au point d’aller régulièrement voir un médecin. Quant à sa propre mère, souffrant constamment des genoux et du dos, elle se rendait tous les matins, dès la fin du petit-déjeuner, chez un orthopédiste près de son domicile comme si elle allait travailler. Depuis plus de dix ans, elle suivait un traitement contre les rhumatismes et l’hypertension. À l’inverse, Suja, ayant peut-être bénéficié d’une santé solide à la naissance ou l’ayant bien entretenue dès sa jeunesse, était rarement malade et ne prenait aucun traitement de longue durée. Il est incontestable que dans le cas contraire, Mi-seon n’aurait jamais envisagé de vivre sous le même toit, de peur de tomber dans la situation proverbiale du remède pire que le mal. Pas question pour elle de subir la contrainte de la prise en charge de sa belle-mère malade alors qu’elle avait voulu bénéficier de son aide. Or voilà que la femme souffre à présent d’un trouble étrange, chose que Mi-seon n’avait pas du tout prévue. Au bout de cinq ans de vie commune, Mi-seon ne sait toujours pas grand-chose d’elle, à part les faits suivants. Née à Buyeo dans la province de Chungnam, Suja termine à peine ses études primaires et à seize ans monte à Séoul, où elle travaille dans un magasin tenu par un proche situé à la Porte Est, rencontre un homme, se marie et a deux filles et un fils. Elle devient veuve à l’âge de trente-cinq ans. Ensuite, pour élever seule ses trois enfants, elle accepte toutes sortes de petits boulots non qualifiés comme femme de ménage, livreuse de yaourts, nettoyeuse dans une société de bus et plongeuse dans la cuisine d’un restaurant. Et même ça, Mi-seon ne l’a appris que par son mari. La vie menée par Suja a été pénible et pitoyable mais la jeune femme n’éprouve curieusement pas de compassion particulière à son
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égard. C’est peut-être parce qu’il n’y a aucun lien de sang entre elles malgré le fait qu’elles forment une famille. Mi-seon ne se l’explique pas autrement. Selon elle, bien que sa bellemère soit devenue veuve très tôt, sa vie n’a pas été particulièrement plus malheureuse que celle de la plupart des femmes de sa génération. La mère de Mi-seon, ses tantes, même les mères de ses amies n’ont pas connu une situation plus enviable que Suja. Autrefois on disait que la vie humaine n’est pas meilleure ici ou là, et l’expression convient tout à fait à leur génération. Sans doute peu fière de son vécu ou son statut socio-économique, Suja se montre constamment aussi molle et abattue que des épinards cuits à l’eau. En tant que bru, Mi-seon a honte de la voir ainsi quoiqu’en toute franchise son attitude ne lui déplaise pas car elle peut ainsi se permettre de faire ce qu’elle veut sans avoir à tenir compte de sa belle-mère. Une belle-mère intelligente et instruite n’accepterait pas de venir vivre chez son fils pour s’occuper du ménage et de son petit-fils. Et une belle-mère semblable, il faudrait l’amadouer, ce qui n’est pas chose aisée. Quant à Suja, Mi-seon n’a jamais besoin de faire d’efforts pour lui plaire. Elle ne doit pas non plus surveiller son comportement par crainte que sa belle-mère lui reproche sa mauvaise éducation, ni s’abaisser à cause de son père, fainéant notoire vivant aux crochets de sa mère. Avant de connaître son mari, Mi-seon avait fréquenté un garçon dont la mère était professeur de collège et elle apprit à ses dépens à quelle hauteur s’élevait le mur invisible entre les classes sociales. La mère du garçon avait décrété qu’elle ne l’aimait pas sans même avoir rencontré Mi-seon. Son métier de téléconseillère, la brièveté de ses études et ses origines familiales humbles, tous servaient de prétextes pour la dénigrer. Mais l’argument définitif pour refuser d’accepter Mi-seon comme bru fut le fait que son grand frère vendait des voitures d’occasion, tare qui discréditait complètement la jeune femme à ses yeux. En revanche, cette dame faisait preuve d’aveuglement quant à la réalité morose et à l’avenir
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désespérant de son fils, éternel étudiant préparant le concours des fonctionnaires de niveau subalterne qui, depuis cinq ans, n’arrivait pas à quitter le quartier des goshiwon 3 . La différence entre les deux familles était en tout cas aussi grande qu’entre un appartement de grand standing et un HLM. Mi-seon désire au moins que son fils soit élevé dans un appartement de grand standing, et c’est la raison pour laquelle elle n’a pas lâché son travail, quitte à cohabiter avec sa bellemère. Elle n’a aucune envie de connaître le sort de ses parents et de vivre toute sa vie tassés comme des sardines dans ce petit logement exigu d’une banlieue de Séoul. La blessure causée par la mère de son premier amour fut tellement grande qu’aujourd’hui encore elle tremble de haine rien qu’à y penser. Cependant, il lui arrive parfois de regretter un peu de ne pas avoir eu cette professeur du collège comme belle-mère. Celle-ci avait certainement mis de l’argent de côté et recevrait après sa retraite une pension mensuelle, elle aurait donc aidé son fils financièrement. Mi-seon a une amie de fac dont le beau-père est ancien fonctionnaire d’une mairie d’arrondissement. D’après son amie, celui-ci paye les frais de scolarité de ses petits-enfants grâce à sa pension de retraite. Le hic, c’est que le mari de cette copine a vite renoncé à travailler, comptant sur la retraite de son père qui arriverait sans faute chaque mois tant que ce dernier serait en vie. Une fois installée chez Mi-seon, Suja ne déçut pas les attentes de celle-ci. Elle s’occupait du ménage et de son petit-fils sans rechigner, pourtant ces tâches représentaient la charge d’une nounou à demeure, payée, logée et nourrie. Elle se levait très tôt et préparait le petitdéjeuner pour son fils qui partait travailler à six heures trente, elle sommeillait volontiers auprès de son petit-fils encore bébé qui se réveillait tôt en pleurant. Grâce à elle, Mi-seon pouvait dormir tranquillement ou faire des heures de nuit sans se soucier de lui. Suja prenait
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Immeuble composé de petites pièces exiguës initialement destinées aux étudiants préparant des
concours et aujourd’hui logements bon marché qui hébergent souvent des gens à faibles moyens.
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tellement bien soin du garçonnet que Mi-seon n’eut pas une seule fois à changer sa couche. La femme préparait si attentivement les repas du bébé que le petit garçon, qui pesait à peine plus de trois kilos à la naissance, était devenu grassouillet. Elle ne manquait pas de lire à l’enfant toute une série de livres de contes que Mi-seon achetait selon les préceptes d’une éducation précoce. Où Suja, qui avait à peine terminé ses études primaires, avait-elle appris l’anglais ? Elle semblait en tout cas capable de lire à l’enfant des petits albums illustrés en version anglaise, même s’ils ne comportaient que des mots simples comme « apple » ou « dog ». Mi-seon n’était pas compétente pour évaluer le niveau d’anglais d’autrui, mais elle trouvait malgré tout sa prononciation relativement bonne pour une personne peu instruite. Il était clair qu’elle avait eu une expérience de femme de ménage, car Suja entretenait la maison de façon impeccable. Son petit-fils mettait constamment du désordre dans la maison mais les meubles et les objets retrouvaient toujours leur place bien ordonnée. Elle ne laissait jamais traîner de vaisselle ou de linge sale sous prétexte de devoir s’occuper du garçon. Sans doute faisait-elle bouillir son chiffon avec de l’eau de Javel tous les jours, il était en tout cas perpétuellement immaculé et elle l’accrochait au séchoir de la vaisselle sur l’évier comme un emblème. Elle était très bonne cuisinière de surcroît, si bien que Mi-seon regrettait parfois que sa belle-mère n’ait pas ouvert de commerce pour valoriser son talent, surtout quand elle dégustait les plats que Suja mitonnait : feuilles de sésame saumurées dans une pâte de soja fermentée, gim enrobés de farine de riz gluant et frits dans l’huile, galettes au céleri chinois faites de farine et de gochujang, et ulves assaisonnées dans une sauce aigre-douce. Mi-seon ne s’attendait évidemment pas à un goût inédit et raffiné comme pour la cuisine fusion qui était à la mode dans certains restaurants contemporains, mais les plats de Suja étaient sobres et parfaitement assaisonnés. Elle préparait toujours à l’avance des bouillons avec des anchois séchés et des dashima pour faire des soupes et n’utilisait ainsi aucun exhausteur de goût chimique. Si Mi-seon n’avait pas eu tant besoin d’elle à la maison, elle aurait entrepris
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activement de l’aider à monter son affaire. Malgré l’inquiétude de sa propre famille, de ses amis et des connaissances qui avaient fait le même choix qu’elle, sa cohabitation avec la femme s’avéra être la meilleure solution pour Mi-seon à tous les niveaux. C’était pur bénéfice. Elle pouvait paraître intéressée aux yeux des autres de considérer sa belle-mère en terme de pertes ou de rendements. Mais ne vivons-nous pas aujourd’hui dans un monde où ce genre de calcul se fait y compris entre parents et enfants ? Suja ne demande jamais à être récompensée de la vie qu’elle a sacrifiée pour élever ses enfants. Au début Mi-seon avait craint que la femme ne soit trop possessive vis-à-vis de son fils unique. Mais elle s’était inquiétée à tort. Suja ne se montre pas prétentieuse devant ses proches en se vantant d’élever son petit-fils à la place de sa bru. Pourtant elle pourrait se permettre de le faire. Même le week-end, elle se charge du ménage pendant que Mi-seon s’occupe à rendre visite à ses parents, assister aux mariages d’amis ou faire du shopping. Mais le principal est que Suja ne fait preuve d’aucune exigence en matière de rémunération. Par toutes les tâches qu’elle accomplit, elle équivaut à une aide à domicile à plein temps. Lorsque Mi-seon lui proposa d’emménager avec eux, elle promit de lui donner une certaine somme d’argent chaque mois. Comme elle s’en doutait, Suja ne broncha pas. Elle ne lui posa aucune question sur le montant alors qu’elle devait pourtant éprouver de la curiosité à ce sujet. Rémunération est un grand mot, ce que Mi-seon lui donnait correspondait en fait tout juste à de l’argent de poche, très insuffisant comparé au travail que la femme abattait. Au moment où Mi-seon fit sa promesse, elle avait en tête une somme assez généreuse mais un mois plus tard, le jour du paiement, elle eut mal au ventre à l’idée de donner à sa belle-mère le montant qu’elle s’était fixé initialement. Elle dépensait déjà tant pour son enfant âgé d’à peine cent jours qu’elle tendit à Suja une enveloppe dont elle avait enlevé cinquante mille wons. La femme la reçut avec hésitation, comme si elle empruntait
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l’argent alors que c’était son dû, et poussa l’enveloppe sous le cuiseur à riz. Mi-seon se dit d’abord que c’était peut-être trop peu par rapport au travail fourni, puis se rappela ce que Suja avait gagné avec les fermetures éclair et se convainquit que la somme n’était pas si modique que ça. Il s’agissait à peu près de l’argent que Suja recevait en démontant des fermetures à glissières, recroquevillée devant la bassine en caoutchouc. Mi-seon ne savait pas combien de fermetures éclair la femme démontait par jour mais il était évident qu’elle ne faisait pas que ça toute la journée. Et il fallait bien avouer que Suja vivait quand même aux crochets de la famille de son fils. Elle était nourrie et logée alors en quoi aurait-elle eu besoin d’argent à dépenser ? Puisqu’elle n’était pas coquette, elle achetait rarement des produits de maquillage ou des vêtements. Le dépôt qu’elle avait récupéré en quittant son ancien logement et qu’elle avait mis en totalité sur son compte en banque était en train de produire de l’intérêt, bien que faible. Plus tard Mi-seon, qui était toujours rapide et exacte en matière de calcul, alla jusqu’à retarder la date de paiement qu’elle avait elle-même fixée à Suja. Au début, un ou deux jours puis c’était devenu presque habituel de dépasser les quatre jours. La femme attendait son paiement patiemment, elle ne le réclamait en tout cas jamais si bien que Mi-seon n’avait aucune idée de ses pensées véritables. Suja mettait de côté ce peu d’argent et le lui rendait pour qu’elle achète des vêtements pour l’enfant à l’occasion de son anniversaire ou de grandes fêtes. Mi-seon ne repoussait pas ce geste, faisant mine d’ignorer qu’il s’agissait de la somme qu’elle lui payait. En plus, cette maigre rétribution, dont Mi-seon avait honte de parler à son entourage, elle la réduisit encore de moitié une fois que l’enfant entra dans une école maternelle privée. Elle se plaignit au passage qu’elle ne pouvait faire autrement compte tenu de la dépense de plus en plus importante qu’engendrait son fils. C’était une manière très détournée de sa part d’obtenir la compréhension de la femme. Après tout il était normal que la rémunération de celle-ci soit diminuée puisque le temps qu’elle consacrait à son petit-fils était allégé, non ? Mi-seon espérait que Suja voie les choses ainsi. Elle s’était bien sûr gardée
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de parler de tout ça à son mari. C’est elle qui gérait les finances du foyer. Il lui arrivait cependant de se sentir coupable d’être si peu généreuse vis-à-vis de sa belle-mère. Mais dans ces moments-là, elle s’efforçait de se rappeler que la femme était quand même la grand-mère paternelle de l’enfant, vérité indéniable qu’elle oubliait souvent. En tant que grand-mère, n’était-il pas normal qu’elle fasse ce genre de sacrifices ? Mi-seon n’avait toujours pas réglé le mois précédent car elle réfléchissait au montant qu’elle allait lui payer. Elle était secrètement curieuse de savoir si ses cogitations étaient ressenties par Suja. En tout état de cause, si Mi-seon a pu continuer d’aller travailler alors que son enfant avait à peine cent jours, c’est grâce au dévouement de la femme. Mi-seon ne l’a pas exprimé mais en est bien consciente. Malgré tout elle se sent encore plus étrangère d’elle que d’un inconnu, la considérant parfois soit comme une nounou à domicile ou un être complètement insignifiant pour elle et son enfant, soit comme un employé au contrat à durée déterminée, ou encore comme un appareil électroménager qu’on emprunte temporairement. Elles ont cinq ans de vie commune. C’est un temps suffisant pour développer toutes sortes de sentiments tels que l’affection ou l’hostilité. Or elles ne manifestent jamais rien visà-vis de l’autre, sans aller jusqu’à parler d’émotions positives, même pas la moindre aversion. Non seulement elles ne se disputent pas, mais elles ne font preuve d’aucune contrariété l’une envers l’autre. Mi-seon ne déteste pas la femme mais elle ne l’aime pas pour autant. Peut-être sa propre mère a-t-elle raison de dire qu’il faut avoir un minimum de sentiments, même négatifs, à l’égard de sa belle-mère pour se sentir appartenir à la même famille. Mi-seon parvient difficilement à considérer la femme comme un membre de sa famille et elle en attribue la faute entièrement à Suja. À part le ménage et la charge de l’enfant, celle-ci ne s’intéresse à rien. Elle ne tient pas non plus à s’informer sur les autres, alors que tout humain normalement constitué éprouve de la curiosité vis-à-vis d’autrui. Mi-seon n’a jamais entendu Suja parler de leurs voisins, de ses proches ou de célébrités, ni de ses propres filles et de son
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fils, pas même de sa bru. Celle-ci ne fait pas exception malgré son statut de belle-fille. On peut dire que Suja est équitable sur ce point. Elle ne se préoccupe pas de savoir ce que Miseon faisait comme travail, ce qu’elle gagnait et les études qu’elle avait faites. Certes, elle n’a pas l’indélicatesse de certaines belles-mères qui connaissent jusqu’aux mois de bonus et à la somme des primes exceptionnelles que touchent leurs belles-filles. Mi-seon est néanmoins un peu déçue de l’indifférence que manifeste Suja à son égard, se demandant parfois si la femme sait au moins son nom et son âge. Mi-seon ne s’inquiète pas outre mesure du problème de sécheresse buccale de la femme. Est-ce parce qu’elle n’éprouve aucun sentiment à son égard ? En toute franchise, la jeune femme se soucie surtout des frais médicaux, voilà pourquoi elle oublie souvent que la salive de la femme sèche. Elle était pourtant présente à côté de Suja au moment du diagnostic de sa maladie et en plus c’est à elle et non à la femme que le médecin s’adressa, comme si c’était elle la malade.
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