Des filets d’air presque visibles. Lucie Jean Kyoto Art Center. 2003
Exposition au Kyoto Art Center, décembre 2003. Installation photographiques et textes : - trois Kakemonos : tirage jet d’encre sur papier «Arches» 90x230cm, photographies 80x60cm - livre - texte «L’homme-boite»
L’homme-boîte. Première vue du matin, je n’avais plus envie de regarder dehors, par cette fenêtre. Me réveiller ailleurs, avec un autre point de vue. J’ai d’abord essayé en collant des affiches sur ma fenêtre. J’ai même essayé en les fixant de dehors, pour faire illusion. En vain. Toujours ce même cadre. Alors, j’ai mis un rideau noir. Cela a marché quelques jours. Mais toujours, le jour de l’aube taillait le cadre de cette fenêtre. Toujours. Au premier cri du corbeau. J’ai pété les carreaux. Cela a été simple. Il a fait un peu frais. Ce jourlà, il y avait du vent. Un peu. Et les nuages étaient de plus en plus lourds, de plus en plus rapides, de plus en plus bas. Je suis descendu. La première fois depuis. J’ai acheté une bâche, celle bleue comme la mer, oui, la mer, celle que l’on aura dans quelques années lorsqu’ils auront remplacé l’eau salée par une solution chimique indeccodable. Quelques clous. Il m’a dit «bonjour». Et pourtant, il ne m’a pas reconnu. Je suis vite remonté. Recouvert le mur, celui avec la fenêtre. J’ai eu envie de recouvrir le plafond, aussi. C’était assez simple de revenir là-bas, il suffisait de ne pas se retourner, voilà. Pareil. Cette fois, il m’a vraiment vu. Je l’ai senti chercher quelque chose dans mon visage. Il n’a pas dû trouver puisqu’il n’a rien dit. J’aimais assez bien ce cube vide, pourtant, je n’ai jamais aimé les angles vides. J’ai toujours eu besoin de les remplir, pour éviter de penser. La télé aussi, ça faisait ça, on absorbait les images comme des éponges, on tassait et ça gonflait tout seul jusqu’au moindre espace libre. J’aimais surtout bien ces deux faces bleues. Surtout le matin, je pouvais regarder vivre
les goutelettes de condensation. Certains matins, même, elles étaient très nerveuses et empruntaient des raccourcis dans les plis de la bâche. Mais la plupart du temps, elles respectaient les parcours tout tracés. Les chemins sinueux entre les montagnes, les vallées. Les routes, les autoroutes, les ponts à voies rapides. Là où on s’entasse. Les villes. On a dû vouloir laisser l’air libre aux esprits des cimes. Chaque jour, je sentais les murs plus proches de moi. Cela n’étaient pas qu’ils bougeaient, non, c’était plutôt comme s’ils avalaient la pièce de l’intérieur, et moi avec. Chaque jour, ils me prenaient un peu plus de mon espace vital. Mon champ d’action se réduisant, je me retrouvais bientôt sur un îlot. Heureusement, j’avais pensé à rassembler peu à peu les quelques objets qui parsemaient encore le parquet. Il ne restait plus que ça et là, un ou deux journaux, mes chaussettes du Jour - j’en avais coupé les extrémités, c’est pour ça que je les reconnaissais -, mes déchets usuels de ces derniers temps, une flaque d’eau au bas du mur bleu. D’autres petits objets aussi, dont je ne connaissais plus les noms. J’avais en effet décidé de ne penser qu’en anglais, mon vocabulaire étant restreint, mon nouveau langage m’évitait d’aller trop loin. Y’a un insecte qui est venu vivre avec moi quelques jours. Au début, je pensais qu’il vivait sur le plafond. Cela pouvait lui prendre la journée pour faire la diagonale! Je ne sais pas très bien ce qu’il y faisait. Mais, un jour, il m’a foutu les j’tons. Il a sauté, bondi. Volé? Il pouvait aussi vivre sur les murs. Mon espace
s’est brutalement encore comprimé autour de moi. Je tentais le tout pour le tout. Avec toutes les précautions du monde, partant de mon îlot, j’arrivais à disposer des objets de manière à créer un parcours praticable pour atteindre le mur bleu. Là, minutieusement, je perçais d’infimes trous dans la bâche à l’aide d’une aiguille à coudre. Des filets d’air presque visibles traversaient la pièce. Une fourmillière lumineuse animait désormais aussi mes nuits. Des fois, je dormais. Mais mes yeux ne se reposaient jamais. Je les sentais derrière mes paupières, s’agiter à trouver des paysages, des visages. Ils tournaient, tournaient. Jamais ne s’arrêtaient, ici, juste. Je les sentais se vriller sur eux-mêmes, au point que souvent leurs pulsations me réveillaient. Plus rien ne se tenait alors à ma boîte crânienne. J’ai décidé d’entreprendre une expérience complexe. Cela m’a pris du temps, mais je crois y être arrivé. Il fallait me concentrer des heures avant d’en obtenir les premiers effets. Il n’y a rien de plus compliqué que de désapprendre à respirer.
© Lucie Jean 2003