DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DU CERF Un ange passe, 2004 Le Bonheur, 2004
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Luc Tesson
Les Arts plumitifs
Éditions de la Brèche
A propos de chouettes... Pour qui connaît Luc Tesson-petites lunettes rondes, regard aigu, mouvements secs et précis-, il est facile de l'imaginer au milieu de ses croquis, perché au-dessus de la table à dessin dans un fouillis de plumes et de feuilles froissées en boules comme autant de déjections… De son grenier, la hulotte (qui est une chouette des clochers et n'a donc pas d'aigrette dans les étoiles, mais une araignée dans le plafond) observe en clignant des yeux. Son nez corné est un bec prêt à piquer, gare aux traits quand notre griffon enserre un fin crayon vif et pointu. Mais non, point de méchanceté, car pour notre artiste toute chose est légère et volatile. Et qu'y a-t-il de plus léger, de plus inconséquent que de parler de bouquins ? Car il s'agit bien de bouquins et non de livres. Le livre est lourd et sérieux, le livre est mystérieux et dangereux. Il est des livres oubliés comme des trésors fantastiques, il est des livres interdits… Alors rangez vos livres et laissez traîner vos bouquins. Ecoutez le chuintement des petites chouettes qui vont et viennent et nous entourent.
Nous sommes dans l'air du temps et, pour être à la mode, il faut savoir parler bouquins, il n'est pas nécessaire de lire. Si d'aventure vous rencontrez un homme de lettres, évitez la discussion, en disant : "Il faut que je relise…" Le bouquin, lui, n'est rien, juste une couleur du temps, nous sommes dans l'événementiel. Si c'est un gros pavé, il doit éclabousser, si c'est une plaquette, elle se doit d'être tendance ; si le livre est un texte, le bouquin n'est qu'un titre et le rêve de tout éditeur est d'écrire un recueil de titres. Pour parler de bouquins, il fallait donc des petits personnages virevoltants dont la seule consistance est une expression. Mais je ne suis pas sûr que les humoristes soient si gentils que cela… Bruno Siméon
- Ce qu’il y a d’angoissant dans une bibliothèque, c’est cet espace qui demeure entre les livres… Ce vide que la littérature n’arrive pas à combler.
- A ma mort, tu détruiras tous mes manuscrits... et si jamais tu ne le fais pas, tu diras bien que je te l’ai demandé…
- Voici notre calendrier : le 5, vous euthanasiez votre fils‌ Nous publions votre livre pendant votre garde à vue et le 9 vous passez chez Fogiel.
- Bien sûr, c’est à remettre dans son contexte… Quand Balzac écrit cela, il souffre de colites néphrétiques et il vient de renouer avec sa maîtresse pour de joyeuses parties de pattes en l’air…
“Brûlez de vieux bois, buvez de vieux vins, lisez de vieux livres, ayez de vieux amis.” Alphonse XI
- Mon père… Croyez-vous que mes confessions aient un quelconque avenir éditorial ?
- Vous seriez bien aimable de jeter vous-même votre manuscrit dans la corbeille‌
- Au commencement ĂŠtait le Verbe... Puis vint le verbeux.
Par l’écriture automatique, nous nous laissions guider par l’inconscient collectif des lecteurs-consommateurs… En trois séances, nous avions un livre sans auteur pour un maximum de lecteurs.
- “Toute nue et teintée de rose brique par les reflets de sa salle de bains pompéienne, elle vaporisait sur elle son parfum de santal et dépliait avec un plaisir innocent une longue chemise de soie. Igor l’observait sans bouger quand soudain pris d’une fureur animale, il se jeta sur elle pour l’embrasser sauvagement…”
- Je déteste qu’on lise par-dessus mon épaule quand j’écris mon journal !
- Je publie... Donc j’existe!
- En réaction au parisianisme du Prix Goncourt, notre Académie décerne à l’unanimité son contre-prix Goncourt à Gérard Pochon pour son essai Le potager de la veuve Michard…
- Peut-être l’avenir me garde-t-il encore, Un mot d’un éditeur dont l’espoir s’est perdu, Peut-être chez Grasset une âme que j’ignore, Aurait compris mon oeuvre et m’aurait répondu…
“La nuit tombe et Ombeline fatiguée glisse son corps sublime dans la nacre d’un bain moussant…”
- Pour le verset 12, “ sws ” a été traduit en grec non sans une pointe d’humour par “ippoj”... Mais je préfère mettre “destrier” qui me paraît plus poétique... Encore que “canasson” serait mieux approprié si j’en juge par le rang social du cavalier... J’hésite, sur le plan mélodique il faudrait oser “bourrin” ou “bourricaud”, mais de là à risquer ma chaire au Collège de France...
- J’écris ses discours, ses bons mots... Je suis un écrivain en politique comme un tirailleur sénégalais dans l’Histoire... Un héros sans gloire et sans nom.
- Ecoutez cette lettre, Yvette… On l’a reçue ce matin : « Cher Monsieur, voici les premiers feuillets d’un grand roman... Si vous pensez le publier, je songerai à l’écrire. »
- La vie est... ronde.
- Etant donnée la pauvreté de cette rentrée littéraire, je propose que notre jury décerne son prix à Monsieur François Rabelais pour son truculent Gargantua que les éditions Galigraseuil ont eu la bonne idée de rééditer cette année...
- J’ai su que la passion de l’écriture m’emporterait le jour où, parfaitement absorbé dans mon travail, j’ai consciement laissé brûler mes tartines dans le grille pain... Ma femme a tout de suite compris que j’irai jusqu’au bout.
- J’aimerais être écrite… couchée sur le papier… Qu’un écrivain s’intéresse un peu à moi et s’occupe de mon cas…
“ Une lune grasse... comme... un joint de culasse.�
“Littérature : art de lutte et de râle ou bien râclure de littoral” Michel Leiris
- Je suis comme Proust ! Je veux que ma poĂŠsie soit lisible par des jeunes filles de quinze ans !
- Ne me dis pas que tu es encore en train d’Êcrire un livre sur Papa ??!
- Je vais violer la littĂŠrature, ruiner ma biographie, me rouler dans la fange, JE VAIS ME CALOMNIER !
- J’ai tellement rien à dire, ça me fiche une telle angoisse... Il faut absolument que je l’exprime sur le papier...
- Tout mon travail d’écrivain consiste à donner une expression simple de ma complexitude...
- Ce soir mon doudou, pas de littĂŠrature ! Je vais te demander de composer avec le rĂŠel.
Houellebecq et sa muse.
- Discréditer la thèse du complot, c’est encore un complot !
- Vraiment j’aime ce papier... Sa trame croisée... Sa teinte qui vire un peu sur les bords. Il faudrait écrire tout un roman sur la couleur de l’encre, le grattement rageur de la plume, le marc de papier qui s’accumule à sa pointe... Il faudrait... Il faudrait du talent.
- Et alors ? Tu te fais bien un pull ?! Je peux me faire un livre !
- Et vous avez Youpi Ă la plage ?
- Avec nous ce soir sur France Culture, pour parler du phénomène Coupe du Monde, Anne Baricho, sociologue et auteur de La Peste du ballon rond, Pierre Rocancourt, spécialiste des médias qui vient de publier Jeux du cirque et dieux du stade, et enfin mon troisième invité, Gérard Pochon, supporter inconditionnel du PSG... Alors Gérard... Allez les bleus ?
- Ecoute ça, Paulette, cela pourrait conclure notre vieille querelle : “L’existentialisme est cet effort noble et farouche pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente...” Je n’ai rien à ajouter.
“Vous pouvez l'écrire, je considère que je suis l’écrivain le meilleur, l'essayiste le plus doué de ma génération.” Bernard-Henry Levy au Monde 18 novembre 1985
Au commencement était la blancheur. Celle du monde et de l'esprit. La blancheur de la page conjuguant toutes les couleurs du prisme, recelant tous les possibles, collectionnant, par une ensorcelante anticipation, tous les livres jamais écrits ou à venir. Gage d'éternité…ou refus d'entrer dans la contingence, l'humilité et l'oubli singulier d'une histoire… Je me souviens de ce temps où je fus alchimiste. Ma vocation s'était révélée à la lecture d'un improbable grimoire (un incunable me préciseriez-vous aujourd'hui) découvert dans les entrailles empesées d'une bibliothèque de mon vénéré maître. J'avais, à son insu et vainement d'ailleurs, tenté d'en déchiffrer la mystérieuse grammaire, une mathématique qui m'était alors absolument inconnue. La pierre philosophale devait permettre la transmutation du matériau vil qu'est le plomb en or précieux, nous assurant ainsi fortune et gloire… Avec le recul des siècles, ce projet me semble bien dérisoire… J'ai depuis lors compris que l'alchimie savante, celle des grimoires, signait déjà la mort de la magie véritable. Ecrite, décrite, la magie devenait impuissante, elle qui n'était
qu'abracadabrantes injonctions, locutions chimériques ou insensées arrachées au flux verbal des hommes. Ouvrir le livre, c'était déjà faire se taire les joutes, s'effacer les signes fragiles que des générations de sages et de mages, voguant ou cheminant, avaient jeté devant eux, dessiné dans le sable ou volé à la trame lumineuse des constellations... Le règne ancien de la magie, prégnance du verbe humain sur la matérialité du monde, croyait à leur perméabilité, à leur contiguïté : monde éphémère de la parole, monde durable et stable des choses. Comme si ce monde là était finalement constitué de la même matière élastique, malléable que celle de nos mots, de nos lettres mystérieusement assemblées. Evidemment, cet ordre, essentiellement instable, était terrifiant et celui qui serait capable d'en mobiliser les puissances, d'en découvrir les arcanes secrets, pourrait modeler et façonner le monde à sa guise… Jamais pourtant, le monde ne fut si stable qu'en ces temps là… Cette magie brouillonne, chimérique, grouillait, courait inlassablement l'ombre des forêts, l'obscurité des esprits sans jamais l'arpenter. L'intelligence n'était pas née, me soufflet-on aujourd'hui… Mon maître, à sa mort, m'avertit de ses désillusions. Il avait bien senti que notre univers s'éteignait. Un monde s'ouvrait.
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Nos yeux, à peine décillés, devraient s'habituer à son aveuglante lumière… Alors que dans notre vieux Roman l'obscurité étouffait toute perspective, déployait ses fresques et ses fastes en aplats étincelants de couleur, l'avènement gothique fit se dresser l'homme en même temps que ses cathédrales, il fit se détacher de la pierre la statuaire sacrée, congédia en gargouilles l'antique bestiaire qu'on avait jusque là admis ; il détacha soudain l'homme de sa terre natale, mit en lumière des perspectives inouïes… Des livres comme des continents s'ouvrirent. La Bible même s'ouvrit aux langues imparfaites et barbares. Les livres s'ouvraient à l'imprimerie, à l'industrie et au génie des hommes en même temps qu'ils y conduisaient inéluctablement… Ma plume tremble encore en songeant à l'immodestie de ces temps-là ! Mes confrères délaissèrent l'arborescente et mouvante miniature, la lettrine efflorescence, l'enluminure : les mots ne sont plus tellement à contempler ou à entendre… Les mots disent. Ils disent plus qu'eux même et ils exigent, insatiables et voraces, notre écoute, notre esprit. Dans nos villes, les prédicateurs pullulèrent sous l'ogive, détournant nos âmes de n
g la sainte et plagale monodie, calme berceau de lumière qui les
avait enfantées… Oui, désormais les mots "disent". Ils désignent même. Ils pointent du doigt, au-delà d'eux-mêmes. Ils se font transparents… D'y penser, ma plume vacille, oscille. Entre nostalgie et optimisme. Entre la puissance matérielle du verbe et sa transparence au monde. Entre son intensité, sa musicalité et sa réflexivité… Les choses plongèrent dans une pure singularité, une obsédante inertie. La doctrine que mon maître d'alors enseignait prétendit les arracher au mythe de la réalité et de la nature et en les érigeant au cœur d'un monde d'artifice, les livra à la jouissance et à la possession de l'homme devenu seul démiurge. Naïvement, je crus que les mots en tireraient une force renouvelée. Au contraire, ils perdirent toute vitalité, toute poésie… Ils s'affadirent au point de n'être plus qu'un reflet bien pâle de l'idée qu'ils désignaient. L'idée était donc cette toute nouvelle puissance naissante qui, entre nos mains, soutenait le monde, l'orientait, l'attendait avec plus ou moins de patience et dont les mots devenaient les serviles valets. Le monde des choses et des idées prit ses distances avec la substance verbale des mots, "distanciation", espace
nécessaire dans lequel s'incurvait leur possible signification. C'est à cette époque que l'intelligence du monde se développa d'une façon autrefois impensable, maintenant irréfrénable… L'acte de séparation, de création qui présida à notre modernité revenait à l'homme seul. Par courtoisie, cependant, par déférence, peut-être, Dieu n'en fut pas immédiatement congédié et un sursis lui fut accordé, honorifique préséance… La magie, elle, n'était plus rien. Les mystérieux passages d'un ordre à l'autre, l'instantanéité avaient été comblés ou perdus. Il n'en resta pas moins l'appétit humain, sa puissance de transformation qui allait emprunter d'autres voies que celles de la transmutation, d'autres chemins ou d'autres voix. Durant ces siècles que l'on qualifia de modernes ou de classiques et pour le compte de maîtres savants dont je fus le scribe, je rangeai, classai, ordonnai. Notre univers s'agençait dans une belle stabilité, s'inscrivait durablement. Le temps et l'histoire, ce travail de fourmi et non plus de poète, étaient la condition normale de toute transformation. Evidemment, cette intelligence n'était qu'une capacité manuelle de transformation et la puissance technique, en fin de compte, en était la seule mesure possible. Peu à peu, l'univers se recourba sur lui-même, autour de l'homme, et devint son miroir.
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Les livres furent la pierre philosophale. Dans cette ère qui voulait durer, s'inscrire, imprimer la marque humaine sur l'univers pour mieux le posséder, les livres, faits de rien l'encre, le bois, la plume - firent naître le sens, nommèrent et renommèrent, défirent les vieilles textures pour les reprendre à neuf, classèrent, érigèrent d'interminables équations que notre oralité fut incapable de supporter, bâtirent l'idée d'un monde radicalement nouveau, radicalement humain. Il n' y eut que quelques prêtres frustes pour s'attacher à la pesanteur ancienne des mots : ceux de la confession, de l'absolution ou de la Consécration… Cette idée, mes maîtres la vénéraient tant qu'ils ne pressentirent pas cette révolte furieuse et sourde d'une matière, d'une chair brutalement orpheline. Ils ne comprirent pas combien ce qu'ils avaient pris pour acte de séparation créatrice n'était que division illusoire… Comme nous leur suggérions, ils nous poussèrent dédaigneusement vers nos nouveaux maîtres. De ceux-ci, je me rappelle leurs visages terrifiants d'ombre et de dureté. A leur contact, ma plume puisa son encre dans le feu, accrocha des alcools volatiles, vénéneux, enflamma des livres et des pamphlets et nos barricades s'érigèrent presque aussi hautes que leurs bibliothèques. Nos livres furieux avaient le pouvoir de tuer et je crus trouver dans ce pouvoir finalement rendu
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aux mots, comme un écho des anciens temps… Mais la contrition un jour me saisit… Elle guida ma plume devenue aveugle et me porta vers des rivages mystérieusement sereins, où les livres recueillaient les mots du monde, leur bruit comme une écume peu à peu décantée… Non plus cette idée, cette pensée qui se défie du monde mais qui humblement le recueille, pour le donner à voir, à entendre, à aimer… Je découvris alors ces livres qui ouvrent au monde au lieu de l'autopsier, qui le recueillent plutôt que de s'en abstraire, qui l'aiment. Mais le monde s'était fermé à ces livres-là. Un monde sans faille, sans fissures, sans brèches. Durablement. Comme je ne savais rien faire d'autre qu'écrire - dans la blancheur d'une page, simple braconnier, déposer des lettres comme autant de pièges, obscur filigrane qui m' échappe et dont parfois seulement le sens se laisse traquer - je pris la couleur noire de mon encre. Mon visage devint d'ombre. Je devins nègre et ma négritude consistait à demeurer caché, à espérer qu'au travers de ces mots qui n'étaient pas tout à fait miens...
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Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en Juillet 2007 par l’imprimerie Jouve.
Imprimé en France