Ecriture - Architecture

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ECRITURE / ARCHI TECTURE Réflexivité, opérationnalité et potentialités du travail d’écriture chez l’architecte. Septembre 2012- Ludmilla Cerveny



MEMOIRE DE FIN D’ETUDES

Ec r i t u re - Architecture Réflexivité, opérationnalité et potentialités du travail d’écriture chez l’architecte

Ludmilla Cerveny

Enseignants encadrants : Hervé Gaff : Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy Jean-Pierre Marchand : Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy Nancy, septembre 2012.



Mes sincères remerciements à Hervé Gaff, Jean-Pierre Marchand, Julien Rubiloni, Jean-Paul et Evelyne Cerveny.


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Être un architecte praticien ne sous-entend pas une pratique de l’écriture, de la réflexion ou encore du retour sur son travail par écrit. Néanmoins, la plupart des architectes qui ont marqué la profession et l’histoire de l’architecture ont en commun d’écrire des essais, des manifestes, des traités, des fictions, des analyses… Nous suspectons que la pratique de l’écriture présente de grandes potentialités et qu’elle n’a pas uniquement fonction littéraire. En effet, nous pensons que l’écriture peut dialoguer de manière très importante avec la pensée, c’est potentiellement à la fois un révélateur et un émulateur. Néanmoins pour le moment, ceci reste à l’état de suppositions. Tout ce que nous savons c’est que l’écriture se produit par le travail de pensée et qu’il doit donc, par corollaire, y avoir une relation dialectique entre les deux. La richesse des types d’écrits est intéressante. Elle amène à comprendre qu’il n’existe pas qu’une seule façon d’écrire ou une seule façon de communiquer des idées. Dans l’histoire des écrits d’architectes, même si les théories ont une place importante, positionnant leur concepteur au regard de la discipline architecturale, on observe déjà une diversité des écrits allant de l’utopie au roman. Carlo Scarpa disait à propos du dessin « Je dessine parce que je veux voir » mais on pourrait peut être extrapoler et dire de la pratique de l’écriture : « J’écris parce que je veux comprendre » Dans ce mémoire, cette assertion sera détaillée et analysée plus en profondeur car l’écriture a potentiellement une valeur d’appréhension et de compréhension du monde, tant elle constitue à la fois la trace d’une pensée en train de se former et son cheminement. Ce mémoire cherche à approcher, comme objet d’étude, les écrits d’architectes. Nous tenterons de constituer, à partir d’un corpus restreint, une vision globale des potentialités de la pratique de l’écriture chez l’architecte. Cette pratique sera étudiée dans son accomplissement total puisque nous nous concentrerons sur les livres et non les notes et carnets d’architectes qui constituent cependant, et nous en sommes conscients, le véritable lieu de la pensée en train de se former. Le but n’est pas de montrer concrètement à quels moments précis l’écriture a prouvé son efficacité mais d’aborder sa profondeur, sa richesse et sa variété et de laisser entrevoir sa portée et sa productivité réflexive. Ainsi ce n’est pas l’efficience directe qui est interrogée mais l’efficience intellectuelle à long terme qui différencie certains architectes. Ce mémoire cherche à montrer à quel point l’écriture entre en jeu dans les bases d’une discipline architecturale fondée sur la réflexivité.

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Pour ce faire, nous allons nous doter d’un cadre théorique particulier, pluriel et protéiforme car pour analyser des textes très différents les uns des autres, et c’est bien là leur intérêt, nous ne pouvons nous cantonner à une théorie ou une vision unique. Ainsi après avoir défini succinctement mais clairement nos objets d’études à travers leur nature dans le premier chapitre, nous tenterons de comprendre, dans le second chapitre, ce qui se passe dans l’espace de l’écriture, en questionnant la relation articulatoire signifiant /signifié, qui nous mènera à la question de la compréhension de la conception en elle-même. Après avoir tenté d’approcher les différents systèmes de schématisation de la conception, nous nous tournerons, fort de la compréhension des articulations entre le fond et la forme, vers les outils théoriques d’analyse de texte que sont la théorie des actes de langage d’Austin et la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger. Nous analyserons ensuite pour chaque architecte choisi, entre un et deux livres, emblématiques ou particulièrement pertinents, à partir des outils cités plus haut, de notre compréhension générale de la portée de l’écriture et des instruments classiques d’analyse rhétorique. Enfin nous tenterons de constituer une synthèse des textes analysés, en prenant appui sur les fonctions de l’écriture que nous aurons trouvées, afin d’en tirer une vision globale et raisonnée sur la productivité de l’écriture.

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CHAPITRE 1 NAT U R E D E S O B J E T S D ’ E T U D E S : LES ECRITS D’ARCHITECTES

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A. LA THEORIE COMME MOTIF D’ECRITURE

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a. Ecrits théoriques

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b. Les fictions théoriques, un monde de textes particulier et particulièrement prometteur

Définition Heuristique dans le projet architectural

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B. NARRATIONS ET AUTOBIOGRAPHIE, INTROSPECTION ET RETROACTION

21

a. Récits de conception de projet

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• •

• Naissance d’un hôpital • Une maison, un palais, manifeste et pamphlet.

27

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C. LA POESIE COMME MANIFESTE

b. Ecrits autobiographiques


CHAPITRE 2 COMPRE N D R E L E S E N J E U X D E L’ E C R I T U R E ET APPR E H E N D E R L E S O U T I L S D ’ A N A LY S E

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A. COMPRENDRE LES ENJEUX DE L’ECRITURE ET COMPRENDRE LE PROCESSUS DE CREATION

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a. La relation de la forme au fond et mises en perspectives des articulations et des opérations.

• Le couple signifiant/signifié au centre du débat linguistique • La question des liens référentiels chez Nelson Goodman

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48

B. OUTILS D’ANALYSE DE TEXTES

48

b. La conception en architecture, tentatives réitérées de schématiser un processus

a. L’écriture, un laboratoire du faire : quand dire c’est faire, la théorie des actes de langage et ses évolutions

59

• Histoire et évolution de la théorie • Austin le précurseur • John Searle, digne héritier de la théorie des actes de langage • Raconter : un laboratoire du langage, un laboratoire de la pensée

b. La philosophie du comme si, Hans Vaihinger

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CHAPITRE 3 ANALYS E D ’ U N E S E L E C T I O N D E T E X T E S

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A. METHODOLOGIE GLOBALE D’ANALYSE DES TEXTES

69

B. LE CORBUSIER, UN ARCHITECTE AUTODIDACTE

69

a. Lecture globale et approche de l’œuvre écrite

72

b. Un manifeste et un pamphlet : Vers une architecture

79

c. Une petite maison, une petite monographie commentée

85

C. LOUIS KAHN, UN PEDAGOGUE

85

a. Un architecte pédagogue

88

b. Silence et lumière, le développement d’une pensée analogique

93

D. ALDO ROSSI, UNE REECRITURE PERPETUELLE DE SA PROPRE MEMOIRE

93

a. L’architecture de la ville, pour une théorie de la permanence

101

b. L’autobiographie scientifique, un récit introspectif et rétrospectif

105

c. Eléments de comparaison entre L’architecture de la ville et L’autobiographie scientifique


109

E. REM KOOLHAAS, UN ARCHITECTE SCENARISTE, UN ARCHITECTE JOURNALISTE

109

a. Lecture globale

111

b. New York Délire, une œuvre d’apprentissage puissante et le montage d’une fiction théorique

119

c. Junkspace, trois manifestes courts et radicaux

129

F. JOHN HEJDUK, UN ARCHITECTE MYSTERIEUX

129

a. Approche générale de l’œuvre : les mystérieux masques de John Hejduk

133

b. The Lancaster/Hanover Masque, un catalogue/récit hors norme

145

SYNTHESE ET CONCLUSION

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BIBLIOGRAPHIE

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CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

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CHAP I T R E 1 NATURE DES OB J E T S D ’ E T U D E S : LES ECRITS D ’ A R C H I T E C T E S

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1. KAHN Louis I. Silence et lumière. Paris : Les éditions du Linteau, 1996 2. LE CORBUSIER. Vers une architecture. Paris : Flammarion, 1995. (Collection Architectures, n°611) 3. Ornements et crimes d’Aldof Loos, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle d’Eugène Viollet le Duc, Architecture et société de Walter Gropius, Construire le futur de Daniel Libeskind, …

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A. LA THEORIE COMME MOTIF D’ECRITURE

a. Ecrits théoriques

A l’évocation des mots « écrits d’architectes », la première interprétation, pour qui leur cherche un sens, sera probablement « écrits théoriques » tant les architectes sont connus pour leur volonté à théoriser, à partir de leur expérience personnelle de la pratique et de leur apprentissage de la conception, l’architecture. A regarder de plus près dans l’historique des textes que les architectes nous ont laissé, c’est en effet dans ce type d’écrits qu’ils ont le plus opéré, et bien que le sujet de ce mémoire soit surtout de montrer la profondeur et la grande richesse des mondes textuels, nous allons nous efforcer de commencer par définir ce qu’est un écrit théorique et d’en signaler quelques exemples différents. Nous indiquerons enfin ceux que nous étudierons plus en détail dans l’analyse. Un écrit théorique est, par définition, un texte à visée pédagogique, disciplinaire et communicative, qui permet de construire une vision - ou une théorie - de l’architecture. Par pédagogique, nous entendons que l’auteur de cet écrit cherche à faire comprendre et faire apprendre sa vision de la conception, dans ce registre on peut citer Louis Kahn avec Silence et Lumière1, Le Corbusier avec Vers une architecture2 ou encore Steen Eiler Rasmussen avec Découvrir l’architecture. Par disciplinaire, nous entendons « fonder la discipline », à savoir poser les bases, les fondations d’une vision de l’architecture, ici encore Vers une architecture est un exemple-type, étant le premier livre théorique de Le Corbusier, fait de la refonte d’articles de l’Esprit Nouveau et construit à partir de ses notes de voyages. Enfin par communicative, nous entendons que le but de cet écrit est de communiquer avec le plus d’efficience possible, avec ou sans prosélytisme. Dans tous les cas, le but d’un écrit théorique est de proposer une conception de l’architecture, de la diffuser mais aussi de la placer face à la critique. Cela peut être un manifeste, un traité, un dictionnaire ou encore un pamphlet. Un écrit théorique développe souvent des assertions et des postulats organisés de manière argumentée afin de lui donner une assise rhétorique. Nous n’allons pas lister les écrits théoriques mais il faut noter leur prédominance dans le corpus des textes d’architectes.3

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Notre analyse va porter sur Vers une architecture de Le Corbusier, sur Silence et lumière de Louis Kahn, sur L’autobiographie scientifique d’Aldo Rossi et sur Junkspace de Rem Koolhaas. Ces quatre ouvrages bien que tous théoriques, sont éminemment différents et développent chacun un langage distinct. Suite à cette prise de conscience, nous nous proposons de passer à la présentation d’écrits tout aussi théoriques mais se développant sur la base d’un langage différent, celui de la fiction.

b. Les fictions théoriques, un monde de textes particulier et particulièrement prometteur

• Définition

L’évocation du terme « fiction » appelle en premier lieu, dans un système de pensées rationnelles et pragmatiques, à un éloignement du réel. En effet, la fiction est une invention, propre à la pensée humaine, qui se déroule, a priori, suivant le principe d’une narration. Par définition donc, fiction et théorie sont des antagonistes, puisque l’un s’écarte du réel tandis que l’autre s’installe dans le réel par son analyse et la production d’une pensée. La dichotomie entre ces deux concepts s’installe si l’on considère le fait que la fiction se distancie du réel et qu’elle ne se mène pas dans une dynamique de prospective intellectuelle. Néanmoins, il semblerait que des réalités fictionnelles se soient immiscées dans des domaines aussi scientifiques que la physique quantique. Pour reprendre un exemple développé par Christophe Bouriau4, Newton, en considérant la force de gravitation d’un atome, introduit déjà une part de fiction dans la science puisqu’il n’est pas encore en mesure de le prouver. Par ailleurs, le système de représentation universelle de l’atome est de l’ordre du fictionnel puisque rien n’a encore prouvé, la correspondance entre la représentation et le réel par exemple. C’est la nécessité de construire un raisonnement et surtout de le diffuser et de le faire comprendre qui oblige les scientifiques à utiliser une part de fiction. La fiction deviendrait alors ici théorique. Notre dissocitation fiction et théorie n’a donc plus lieu d’être. 18

4. BOURIAU Christophe. Vaihinger et la valeur des fictions. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2005, p 24. 5. BRADFER Françoise. Le travail d’écriture chez l’architecte. L’invention de Le Corbusier ou l’accomplissement de la mémoire. Instrumentalisation et opérationnalité de l’écriture. Louvain-la-Neuve : Université Catholique de Louvain – Faculté des Sciences Appliquées, 2002, p 13. 6. VERMANDEL Frank. Introduction. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2005, p 9.


Au service d’un raisonnement, la fiction deviendrait non plus un récit éloigné de la réalité mais un moyen narratif pour permettre une visée pédagogique, qu’une échelle, comme celle de l’atome, entraverait la compréhension directe et visuelle. Autre exemple : Goethe a inventé une théorie fictionnelle selon laquelle les animaux y compris l’homme descendraient d’un même et seul organisme. Si ce postulat a été vérifié par la science ensuite, Goethe ne cherchait pas forcément à poser une hypothèse mais plutôt à tenter d’approcher le réel par une fiction, cette dernière étant libératrice, puisqu’elle est censée s’éloigner du réel. C’est la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger qui nous permettra de comprendre pleinement ce concept de fiction théorique. Nous l’étudierons dans la seconde partie de ce mémoire, tant il nous semble que cette philosophie constitue un outil d’analyse des écrits d’architectes.

• Heuristique dans le projet architectural

Elaborer une fiction c’est tout d’abord se confronter à la langue, traduire des pensées et les modéliser, c’est au final deux choses : composer (penser) et exprimer ou exposer (dire). Car écrire selon Françoise Bradfer, se basant sur une définition du Petit Robert, c’est un «besoin de réflexion d’une part » et un besoin de «communiquer d’autre part ».5 Selon Frank Vermandel, « explorer la résonnance du concept de fiction théorique » c’est «comprendre comment le combat dans la langue, que mène nécessairement le concepteur comme nommer, énoncer, argumenter, dresser, participe de l’activité de conception et a une efficience certaine dans le travail du projet ».6 Il ajoute même que c’est un «processus d’imbrication du travail de spéculation verbale et de l’activité de production d’architecture». Ces réflexions nous permettent de poser la question du langage, de la communication et de la sémantique en architecture, que nous étudierons succinctement chapitre 2. Elles amènent directement à la question de la conception et du projet. En effet, chaque mot peut donner lieu à l’élaboration d’une fiction théorique et énoncer le mot «épaisseur» par exemple, implique tout de suite une façon de penser et de dessiner. A une autre échelle, tout projet est, par nature, une fiction. Depuis longtemps, les architectes produisent des « spéculations narratives » qui, non seulement, orientent leur propos mais ouvrent parfois de nouveaux champs de création. Les fables philosophiques du siècle des Lumières, les essais utopiques et contre-utopiques de l’architecture radicale, les textes de John Hejduk, ceux de Rem Koolhaas, tous ont influé ou influent sur notre perception de l’espace et sur la manière de concevoir des architectes. 19


Il faut néanmoins différencier deux types de fictions : les « pures fictions » et les « semi-fictions » : « Les constructions idéelles sont de pures fictions, au sens strict du terme, lorsqu’elles sont en contradiction non seulement avec la réalité, mais encore avec elles-mêmes (comme par exemple, une classification artificielle). On peut nommer les dernières demi-fictions ou semi-fictions. Ces deux types ne sont pas rigoureusement séparés l’un de l’autre, mais reliés par des transitions. La pensée commence d’abord avec des écarts par rapport à la réalité (des demi fictions) et, devenant de plus en plus audacieuse, elle finit par opérer avec des constructions qui ne contredisent plus seulement le donné, mais qui sont également contradictoires en elles-mêmes. »7 On comprend donc bien que la fiction est un moyen, un outil alors que l’hypothèse est une fin en soi. La fiction permet de faire des détours dans la réalité afin de l’atteindre : « La fiction n’est inféodée à aucun langage, à aucun territoire. Elle tire son caractère heuristique de sa capacité à défaire les frontières disciplinaires, à faire converger et s’interroger mutuellement des domaines dont les spécificités n’excluent pas, au contraire, les contaminations, les perméabilités, les interconnexions. » 8

7. VAIHINGER Hans. La philosophie du comme si. Système des fictions théoriques, pratiques et religieuses sur la base d’un positivisme idéaliste, avec une annexe sur Kant et Nietzche. Leipzig, 1924, p 16. 8. VERMANDEL Frank. Introduction. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2005, p 14. 9. LE CORBUSIER. Une maison, un palais. Lyon : Fage, 2011. 10. RIBOULET Pierre. Naissance d’un hôpital : journal de travail. Besançon : Editions de l’Imprimeur, 1994. 11. Ibid.

Ainsi la fiction théorique est en soi une méthode pour développer de nouveaux sens et produire un contenu théorique différent et novateur. Comme fiction théorique en tant que telle, nous allons étudier New York Délire de Rem Koolhaas et The Lancaster/Hanover Masque de John Hejduk. Si la fiction théorique développe une grande dimension narrative, comme nous espérons le découvrir dans nos analyses, elle ne permet pas forcément une dimension introspective, ce que permet les écrits plus personnels comme l’autobiographie ou le récit de projet. Nous allons à présent les présenter, accompagnées de quelques exemples.

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B. NARRATIONS ET AUTOBIOGRAPHIE, INTROSPECTION ET RETROACTION

La théorie n’est pas la seule motivation d’écriture des architectes. Même si assez peu se sont livrés à ces exercices narratifs et introspectifs que sont les récits de projets ou les autobiographies, il est intéressant de se pencher sur leur portée et sur leur valeur aussi historique que narrative. Nous allons tenter de tirer les aspects principaux de ces textes.

a. Récits de conception de projet

Parmi les pratiques d’écriture liées à la narration introspective, le récit de projet constitue une trace d’un processus de fabrication de la pensée. En effet, il livre à chaud, a posteriori, les méandres de la conception et de ses obstacles. De manière générale, c’est une pratique qui n’a été que trop peu expérimentée. Afin de comprendre exactement la nature de ce type d’écrit, nous étudierons ici même mais très succinctement les exemples de Le Corbusier avec la narration du projet du Palais des Nations Unies de 1926 à Genève intégrée dans Une maison, un palais9 et de Pierre Riboulet avec son journal de travail dans Naissance d’un hôpital.10 Nous tenterons de définir précisément ce que sont ces documents et ce qu’ils constituent.

• Naissance d’un hôpital

Pierre Riboulet, mandaté en 1980 pour concevoir l’hôpital Nord de Paris, a dès lors cinq mois pour en penser le concept et le développer. C’est à ce moment qu’il décide, pour lui-même avant tout, de commencer une sorte de journal intime du projet : « D’où ce journal, forme d’expression peu habituelle pour un architecte, cette intimité dévoilée, ces notes écrites pour la plupart dans les moments où, exténué de fatigue, je voulais garder seulement la trace de ce travail, dans le but égoïste de voir clair, moi-même, à l’intérieur ».11 Cette explication se situe dans l’avant-propos du livre, écrite par Pierre Riboulet lui-même et permet de comprendre l’enjeu de cet écrit régulier, réflexif et narratif. C’est une sorte

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12. RIBOULET Pierre. Naissance d’un hôpital : journal de travail. Besançon : Editions de l’Imprimeur, 1994, p 13. 13. Ibid. p 26. 14. Ibid., p 26. 15. Ibid. p 26. 16. Ibid. p 47.

Capture d’écran du film de Jean-Louis Comolli Naissance d’un hôpital 22


de bilan journalier de son travail qu’il peut relire à souhait et donc prendre conscience de manière objective du passé. Il conçoit néanmoins une sorte de frayeur à l’idée de livrer ce qui lui était destiné à la base : « Parole tournée sur soi et qui se trouve brusquement extravertie, lente démarche qui est prise dans le tumulte, méditation solitaire confrontée aux forces sociales nombreuses et fluctuantes, n’est-ce pas, au fond, l’histoire même de ce projet ?»12 On comprend bien que livrer ses doutes et ses questionnements relève d’une certaine mise à nu de sa manière de travailler et de penser et que cela peut paraître périlleux. D’autant que Pierre Riboulet nous livre à chaud ses interrogations, ses questionnements, son avancement. Il rédige son journal de travail dans un style de journal intime concis : il utilise énormément les phrases nominales ce qui ajoute à cette brièveté. A certain moment, il nous livre ses questionnements quant à sa méthodologie de travail : « 29 mai. Comment identifier ce processus de création ? Actuellement je « vois » ce futur hôpital. »13 Par ailleurs, Riboulet nous témoigne dans son ouvrage de son approche phénoménologique et intuitive du projet. Il parle de ses visions : «Je le parcours. Je marche à l’intérieur. Il y a une telle lumière ici qui vient de la gauche, une grande terrasse, des perspectives qui changent à chaque pas. Je suis cependant tout à fait incapable encore de le dessiner. Bizarre corps à corps. Alchimie secrète. »14 A peine plus loin, il développe ce qui a donné lieu au titre : « Le projet est en « gestation », on « accouche » d’une solution, on dit « je reconnais votre enfant » en parlant du bâtiment visité. Cette similitude sémantique est-elle signifiante ? Il est vrai que pour moi, en ce moment, il y a comme une « incubation ». Je porte ce projet, ma conscience et mon inconscient le façonnent. »15 Riboulet nous dévoile sa perception de son propre processus de conception : « Tout se décante sensiblement, des synthèses mentales s’opèrent entre formes et contenus. Dialectique de ces deux démarches qui est toujours en action et qui finalement « fait» le projet, qui est sans doute le moteur du travail de composition. »16

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17. MOREL JOURNEL Guillemette. La description comme argumentation. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2003, p 17. 18. LE CORBUSIER. Une maison, un palais. Lyon : Fage, 2011, p101 19. ROSSI Aldo.

Pages extraites de Une maison, un palais de Le Corbusier 24


En écrivant son journal de travail et en se permettant de le relire a posteriori, Riboulet est donc à même de comprendre les étapes de son travail et de son processus de conception. Il peut cerner rétroactivement ses faiblesses et ses forces ou encore son évolution. Ce livre a donc une véritable valeur de document, le projet ayant été réalisé qui plus est. Le propre du récit de projet ici est donc d’avoir a posteriori une valeur de document à la fois historique et projectuelle. C’est un récit narratif et souvent rédigé à la première personne qui établie dans un ordre chronologique l’histoire d’un projet. Nous pouvons citer un exemple proche de Naissance d’un hôpital dans sa construction, il s’agit des Pierres Sauvages de Fernand Pouillon qui relate de manière similaire l’édification de l’abbaye du Thoronet à la manière d’un journal de bord. Néanmoins il faut noter une différence de taille : c’est Fernand Pouillon, lui-même architecte, qui écrit et remanie cette histoire vraie dans une sorte de roman mi-historique mi-fictionnel.

• Une maison, un palais, manifeste et pamphlet.

Dans un registre plus austère, Une maison, un palais relate de la conception par Le Corbusier du palais des Nation Unies à Genève. Il y aborde sa vision de la maison et du palais tout en s’opposant toujours aux avis, aux idées de ses congénères, c’est la première partie intitulée Thèse dans la table des matières, puis y élabore une réelle déconstruction de la signification du mot « palais » pour lui en donner une nouvelle. En second lieu, il détaille le projet en des « explications » hiérarchisées et argumentées, c’est dans cette partie qu’il explique son projet de la SDN. La troisième partie concerne les appendices soit une sélection de projets issus du même concours. La volonté de Le Corbusier est d’y montrer à quel point les projets proposés sont historicisants et dépassés et que seul son projet constituait un renouveau. L’association binaire du titre une maison/un palais est une volonté de Le Corbusier « a valeur de programme »17 mais aussi une volonté de les rapprocher au point de les confondre. Une maison est un palais et un palais est une maison pour Le Corbusier qui donne beaucoup de sens à ce chiasme. Tout cet argumentaire amène au projet de la SDN une maison/ un palais mais par sa force il peut exister seul. En effet, Le Corbusier mène une rhétorique précise et incisive, qui s’adresse de manière très directe au lecteur/ au spectateur. De manière assez récurrente, il interpelle les architectes : « On se regimbe ? On cherche à perpétuer la fenêtre des constructions en pierre ? »18

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19. Autobiographie scientifique. Marseille : Parenthèses, 1981. 20. Ibid. p 154. 21. Ibid. p 155.

Pages extraites de Une maison, un palais de Le Corbusier 26


Cette volonté d’aller chercher ces adversaires et de les provoquer en duel est un trait récurrent des écrits de Le Corbusier depuis Vers une architecture. Le Corbusier utilise également beaucoup de phrases nominales comme Riboulet mais leur enjeu est totalement différent. En effet, la volonté de Le Corbusier ici est de produire un effet sur son lecteur en donnant lieu à des accélérations dans le rythme du texte, avec des phrases courtes et parfois uniquement composée d’un seul mot. Le texte de Le Corbusier est donc très différent du texte de Riboulet : il n’est pas chronologique mais organisé en argumentaire visant à convaincre de la pertinence d’un point de vue. Il n’est pas destiné à son auteur mais bien à une certaine audience. Il ne décrit un processus projectuel mais argumente son résultat. En effet, Le Corbusier n’était pas désintéressé dans sa démarche, par ses écrits, il espèrait accéder à de nouvelles commandes. Néanmoins on peut cerner des similitudes à travers ces divergences : tous deux sont rédigés à la première personne et tous deux ont de réelles qualités narratives même si elles sont de nature différentes. D’autre part, le récit de Le Corbusier, même s’il ne livre pas «l’intimité de la genèse du projet» constitue un document en soi sur les justifications du projet mais aussi ses infortunes.

b. Ecrits autobiographiques

L’étape suivante du récit de projet est peut être l’autobiographie, récit de vie et récit de travail. Exercice difficile et périlleux, c’est un examen du passé et une prospective vers l’avenir. L’un des architectes à s’être vraiment penché sur le sujet est l’italien Aldo Rossi. En rédigeant L’autobiographie scientifique19 il a cherché, non pas à parler de lui-même et de sa vie, mais de la vie de ses projets: « J’avais pensé analyser, dans ce livre, mes projets et mes écrits –mon travail- en une séquence narrative continue où ils seraient interprétés, expliqués et en même temps, reprojetés. »20 Rossi pensait donc cette autobiographie comme une sorte de relecture de ses projets, une « systématisation »21 de son travail. Il y fait le constat lucide de son échec partiel dans sa démarche mais l’excuse par l’imprévisibilité du projet d’écriture, il accepte et assume «l’honnête désordre » qui résulte de cet ouvrage. Il le conclue en suggérant les perspectives d’un tel écrit, qui a une fin mais qui peut par contaminations, porosités et intertex27


22. Autobiographie scientifique. Op cit. p 155. 23. LE CORBUSIER Le poème de l’angle droit. Paris : Connivences. 1989. 24. LE CORBUSIER Poésie sur Alger. Fac-similé. Paris : Connivences, 1989. (Collection Réimpressions) 25. BEAUDOUIN Laurent. Pour une architecture lente. Paris : Quintette, 2007.

Page extraite de Poésie sur Alger de Le Corbusier 28


tualités : « Aussi ce livre n’est-il sans doute rien d’autre que l’histoire du projet. Et comme tout projet, il doit s’achever, ne serait-ce que pour admettre sa répétition, avec de légères modifications ou de légers déplacements, mais aussi pour ne pas être assimilé à de nouveaux projets, de nouveaux lieux, de nouvelles techniques – à d’autres formes de vie que nous entrevoyons sans cesse. »22 Nous analyserons en détail et dans la profondeur du texte cet ouvrage dans le chapitre 3 de ce mémoire. L’autobiographie est un genre littéraire particulier, un récit rétrospectif, à mi-chemin entre la réalité d’un passé et la déformation de la mémoire, la fiction narrative et l’objectivité des preuves. C’est une sorte de retour sur soi, de synthèse réflexive qui peut mener à appréhender différemment le futur. C’est aussi le moment de faire le bilan de la capitalisation des idées, des concepts, des expériences. L’autobiographie d’un architecte est d’autant plus intéressante qu’elle évoque aussi d’une manière ou d’une autre la question du processus de conception et de sa complexité. D’autres architectes comme Franck Lloyd Wright et Fernand Pouillon se sont livrés à cet exercice mais nous n’étudierons que l’autobiographie d’Aldo Rossi.

C. LA POESIE COMME MANIFESTE

Jusqu’à présent, nous avons présenté tous les textes d’architectes qui, d’une manière ou d’une autre, se rattachaient à la théorie et à un certain pragmatisme. Toutefois, parmi les fictions théoriques présentées se trouvait déjà un écrit plus poétique : cet écrit est The Lancaster/Hanover Masque de John Hejduk. Car parmi les écrits d’architectes, il ne faut pas oublier la poésie, qui est une forme plus diffuse de la théorie mais qui peut être un moyen de l’atteindre avec plus de profondeur. On peut évidemment prétendre, et c’est probablement le cas, que la poésie s’immisce dans de nombreux écrits sans qu’ils en aient la prétention mais nous choisissons ici de présenter rapidement des ouvrages qui affichent clairement à une dimension poétique. Nous présenterons à ce sujet trois : Le poème de l’angle droit23 et Poésie sur Alger24 de Le Corbusier et Pour une architecture lente25 de Laurent Beaudouin. La poésie n’est pas nécessairement le lieu d’un certain lyrisme mais est 29


très certainement l’espace libre de tous les possibles. Le Corbusier est, nous l’avons déjà vu, l’architecte qui a été le plus prolifique en termes d’écriture. Il a produit un tel nombre d’ouvrages, qu’il a souvent mis en page personnellement, un tel nombre de notes et de croquis qu’une fois encore nous ne pouvions l’éviter. Le poème de l’angle droit se révèle être un magnifique livre car non seulement son contenu est intéressant mais sa forme est belle et surprenante : Le Corbusier a pris le choix délibéré de mettre en page ses textes écrits à la main et ses dessins, de sorte que l’ensemble semble sortir tout droit d’un carnet. Le résultat obtenu est évidemment très sensible et donne une dimension imagée au contenu. Dans la préface, André Wogenscky dit de cet ouvrage que c’est probablement celui « où il s’extériorisera le plus complètement ». On y retrouve le Le Corbusier que l’on connaît, avec ses phrases nominales exclamatives « Mathématique ! »26 ses thèmes favoris : la beauté, la proportion, le Modulor …

26. Le poème de l’angle droit, op. cit. p 53 27. Poésie sur Alger, op. cit. p 11.

Dans Poésie sur Alger, Le Corbusier est un observateur et un anthropologue, la matière première est la ville d’Alger, sa méthode de compréhension est la promenade. Ca et là des dessins à la main de Le Corbusier ponctuent son propos parfois corrosif : « Les villes sont malades de la peste Elles sont malades parce que la poésie avait quitté depuis des générations le cœur des métiers » 27 Le Corbusier fait très certainement référence à Les animaux malades de la peste de Jean de la Fontaine qui est une fable qui narre l’arrivée de la Peste dans la société des animaux comme punition : «Un mal qui répand la terreur, Mal que le Ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre, La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) Capable d’enrichir en un jour l’Achéron, 30

Pages suivantes : Pages extraites de Poésie sur Alger de Le Corbusier


Faisait aux animaux la guerre.» Le Corbusier développe dans Poésie sur Alger des narrations d’observation, de promenades, des descriptions. Son but est de créer un contenu sensible qui lui permet d’amener ensuite son plan générateur urbanistique pour Alger, un peu comme Rem Koolhaas dans New York Délire, comme nous le verrons plus en détail ensuite. Ce n’est donc pas un écrit totalement désintéressé, le but étant de donner un cadre théorique poétique afin d’amplifier le propos. Enfin Laurent Beaudouin est un architecte nancéen et professeur à l’école d’architecture de Nancy qui a beaucoup appris dans sa jeunesse de John Hejduk et s’est formé au contact d’Alvaro Siza. Dès le début de sa pratique, il a choisi de travailler le dessin comme outil de projetation mais aussi l’écriture. Prônant la lenteur en opposition à notre siècle de l’instantanéité, Laurent Beaudouin travaille le projet comme un espace à la fois dans son temps et hors du temps, comme le lieu d’expérimentations que seul le temps peut valider. L’écriture lui permet une prise de recul, une récapitulation de ses savoirs, appris par les grands maitres de l’architecture, mais aussi une mise en poésie de sa vision de la discipline. Son ouvrage Pour une architecture lente s’inscrit dans cette démarche et présente à la fois des qualités littéraires et effectives pour le projet.

Les objets d’étude étant tous définis et répartis par type, nous allons maintenant passer de leur nature vers leur portée. Pour ce faire, nous allons aborder concrètement la question du travail d’écriture et plus particulièrement l’importance du fond et de la forme, leur articulation complexe et opérante, important débat hérité de la linguistique. Il nous faut cerner précisément les enjeux de l’écrit et comprendre ce qui se passe dans la profondeur des textes. Cela constituera notre fond théorique, afin d’aborder les analyses de textes sereinement.

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CHAPITRE 2 COMPRENDRE LES ENJEUX DE L’ECRITURE ET APPREHENDER LES OUTILS D’ANALYSE

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1. BRADFER Françoise. Le travail d’écriture chez l’architecte. L’invention de Le Corbusier ou l’accomplissement de la mémoire. Instrumentalisation et opérationnalité de l’écriture. Louvain-la-Neuve : Université Catholique de Louvain – Faculté des Sciences Appliquées, 2002. 2. GOODMAN Nelson. Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles. Nîmes : Chambon, 1990.

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A. COMPRENDRE LES ENJEUX DE L’ÉCRITURE ET COMPRENDRE LE PROCESSUS DE CRÉATION

a. La relation de la forme au fond et mises en perspective des articulations et des opérations.

Avant de nous lancer dans la compréhension des mécanismes de conception, ou tout du moins une approche la plus complète qui soit, afin de percevoir ce qui, dans la conception donnerait à l’écriture un rôle non négligeable, il nous faut déjà comprendre ce qui se passe dans l’écriture, à savoir le signifiant et le signifié (forme/ fond). Il nous faut appréhender les enjeux de la langue en nous posant les questions : que sont les mots ? Mais surtout que véhiculent-t-ils ? Ecrire c’est manier des mots, des concepts, des phrases, c’est aussi, selon Françoise Bradfer, à la fois expliquer et « s’expliquer ». Il apparaît donc important d’interroger la relation qui lie le concept, le sens pur encore sans forme, et l’« image acoustique» qui est le véhicule, le contenant de ce sens. En d’autres termes, nous cherchons à comprendre quelle relation entretiennent signifié (contenu) et signifiant (contenant). Se pose alors une autre question, liée à notre recherche : quel rôle joue la forme dans les écrits d’architectes ? Et par là, est-ce que la pensée des architectes est traduite par la forme (le médium de l’écriture) ou est-elle formée par ce médium ? La question mérite d’être posée et pour tenter d’y répondre, nous devons déjà interroger les notions de signifié et de signifiant, issues de la linguistique. Nous reviendrons ensuite sur la question de maniements des mots, des concepts et des phrases, systèmes symboliques en soi ou «systèmes de relations avec des matériaux hétérogènes »1 selon Françoise Bradfer, en étudiant la question des liens référentiels qui s’établissent d’un symbole à un autre dans la théorie générale des symboles développée par Nelson Goodman dans Langages de l’art. 2

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• Le couple signifiant/signifié au centre du débat linguistique

Pour cette partie, nous n’allons pas faire un historique de la linguistique, car il est assez complexe et prouve la présence non pas d’une linguistique mais d’une pluralité de linguistiques.3 Nous nous concentrerons tout au mieux sur la linguistique structurale. Notre but réel est de comprendre le rapport du signe à la signification et leur articulation. Louis Ferdinand Saussure est définitivement associé à la paternité de la linguistique. Il a instauré la définition du signe linguistique et la différence entre signifié et signifiant : le signe linguistique est un système et une entité psychique qui unit signifié (concept) et signifiant. (image acoustique) Le signifiant est un phénomène sonore alors que le signifié est un phénomène cognitif. Il a aussi instauré une différentiation entre langage, qui est abstrait et langue qui est concrète ou encore entre langue, qui est essentielle et code, qui est nécessaire. De là, qu’est-ce qu’un signe ? Un signe peut être : un indice (dans ce cas, il est «naturel », cela peut être de la fumée, des traces de pas…) ou des signaux, des icônes, des symboles, ou encore des signes linguistiques. (l’union signifiant/signifié) Ces derniers sont tous des signes « artificiels », ils sont créés par l’homme. Dès lors, puisque nous avons défini ce qu’était un signe, il nous faut comprendre ce qu’est une signification : c’est précisément le moment du passage du signifié (cognitif) au signifiant (verbalisation) et vice versa. Selon Irène Tamba, il se dégage trois enseignements entre signifiants et significations : « l’enjeu principal de toute sémantique linguistique est bien d’arriver à saisir les relations entre formes et sens dans les langues.», mais que les « relations entre formes et sens sont aussi évidents que difficiles à expliquer » et enfin que la « signification linguistique se fixe dans l’usage quotidien au niveau d’unités de sens synthétiques (mot, syntagmes, phrases, énoncé) que l’expérience parlée du sens et son formulaire spécifique aident à délimiter. »4 Il est donc difficile en réalité de dénouer visiblement la relation entre fond et forme. Selon le Petit Robert, le texte étant considéré comme « un tissu, 38

3. On en dénombre au moins cinq, la linguistique structurale, les linguistiques énonciatives, la sociolinguistique, la psycholinguistique et sa ramification, la neurolinguistique. 4. TAMBA Irène. La sémantique. Paris : Presse Universitaires de France, 2007., p 6162. (Collection Que sais-je?) 5. Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles. Op. cit. p 35. 6. Ibid. 7. Ibid. p 37


une trame, un enchaînement » cela a le mérite de mettre en exergue les qualités intrinsèques du texte ; c’est un espace où les mots forment des toiles de significations et produisent du sens. Pour tenter de comprendre en quoi les symboles que sont les mots et les textes, entretiennent une relation riche avec le sens, il nous faut étudier Nelson Goodman qui à la différence des linguistes ne considère pas la distinction signifiant/signifié mais choisit de parler de liens référenciels entre des symboles.

• La question des liens référentiels chez Nelson Goodman

Nelson Goodman, dès le début de Langages de l’art, annonce son thème de recherche : la théorie générale des symboles ou théorie de la notation. Pour Goodman, les symboles sont les lettres, les mots, les textes, les images, les diagrammes, les cartes, les modèles. Nous nous concentrerons sur le chapitre 1 et le chapitre 2 de son ouvrage pour en extraire ce qui nous paraît converger vers notre cadre d’étude. Goodman y analyse, afin de déconstruire les idées préconçues, la question de l’image et de son expression. Il y fait tomber l’idée selon laquelle pour qu’une image fasse référence à un objet, il faut qu’il y ait ressemblance. Il y dissocie la représentation de celle-ci : « Une image qui représente un objet- ou une page qui le décrit- y fait référence et, plus particulièrement, le dénote. »5 Il précise ensuite que « la dénotation est le cœur de la représentation et (qu’) elle est indépendante de la ressemblance »6 Le sens affleurant de cette définition, qui, il le dit lui-même, peut s’attacher à un texte aussi et pas seulement une image, est celui des liens référentiels. En effet, on peut considérer qu’entre deux symboles, une image ou un texte et leur signification s’établissent des liens complexes qui produisent du sens, à la différence de Saussure qui considère que ce sont les signifiés et les signifiants qui sont mis en relation. Mais il nous faut rappeler ici le fait que nos paroles ou nos écrits ne sont, encore une fois, que des symboles et qu’ ils portent en eux une part interprétative. Goodman, à propos des images, dit que l’œil : « choisit, rejette, organise, distingue, associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète ; et les choses qu’il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d’éléments privés d’attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture, comme des gens, comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n’est vu tout simplement, à nu »7

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Il met de manière claire et évidente la part d’interprétation de l’œil humain. Ainsi la relation de liens référentiels est d’autant plus complexe qu’intervient la subjectivité et l’interprétation : « recevoir et interpréter ne sont pas des opérations séparables ; elles sont entièrement solidaires. »8 Mais c’est ce qui la rend plus riche également. La subjectivité peut être mère de nouveaux concepts, de nouvelles choses : la méthode paranoïaque critique de Dali le prouve à divers égard. Ainsi le médium étant un moyen d’expression c’est donc aussi un véhicule de sens, qui oriente le propos. Nelson Goodman soulève la question que nous avions posé à propos de l’influence de la forme sur le fond : « Fabriquer une image* contribue généralement à la fabrication de ce qui est à représenter par l’image »9 * Ecrire un texte ? On peut y voir là par « fabrication d’image » la formalisation d’une idée et par « à représenter » son expression. Plus loin, il suggère que les liens référentiels entre les symboles s’impliquent mutuellement : « Représentation et description impliquent donc une idée d’organisation qui, réciproquement, les impliquent souvent » 10 Goodman répond donc à notre question : la relation fond/forme serait une relation d’échanges permanents qui permettrait d’organiser le monde. Conscients de cette relation complexe et imbriquée, il nous faut à présent comprendre le processus de conception, qui est le moteur de la création de ces symboles.

b. La conception en architecture, tentatives réitérées de comprendre et de schématiser un processus

Après avoir questionné les mots et de leur sens, nous nous interrogeons maintenant sur ces sujets : qu’est-ce que le la pensée ? Comment s’organise-t-elle? Et enfin : comment s’articule la pensée au texte ?

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8. Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles. Op. cit. p 37. 9. Ibid. p 57. 10. Ibid. p 57. 11. « Il n’y a donc pas un problème de conception pas plus qu’il n’y aurait un concepteur, mais une multitude de registres de problèmes donc chacun d’eux renvoie pour sa résolution à une grande variété d’acteurs, de rationalités, d’objectifs, de technologies, de savoir et de savoir-faire » PROST Robert. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Paris : L’Harmattan, 1992, p 165. 12. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. 13. Ibid. p 25. 14. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. p 25.


Commencer un projet ou se confronter à un projet revient à formuler, non pas un problème – qui pourrait être résolu mathématiquement - mais un réseau de questions sur ce projet.11 Chaque projet comporte en lui-même des éléments constitutifs de ces problèmes, organisés en formulations diverses, parfois contradictoires, posées par le maître d’ouvrage. Ce que Robert Prost appelle « problème » , nous choisirons de l’appeler « question », en référence à Louis Kahn, et ce parce que l’on ne peut résumer le projet comme un problème menant vers une solution. C’est au contraire une pluralité de questions qui mènent à des réponses. Ce choix de notions est important car si le mot «problème» vérouille l’espace de recherche, «question» l’ouvre au contraire. C’est donc dans un soucis de ne jamais cloisonner la réflexivité du projet que nous choississons de parler de question/réponse. Or, la formulation de ce réseau de questions est très importante dans le processus de formulation de la réponse architecturale. En effet, la formulation de ces questions porte en elle-même les germes de la réponse. C’est sur ce sujet complexe et en partie insaisissable que Robert Prost a travaillé dans son ouvrage Conception architecturale, une investigation méthodologique.12 Il y a cherché à comprendre, en explorant, à travers des exemples, mais aussi en puisant dans l’histoire de la schématisation de la conception, comment l’architecte réussit, à partir de données de bases et de sa culture personnelle, à aboutir un projet, abstrait au départ. Pour lui, « Un énoncé de problème en architecture est le résultat d’un processus de formulation plus ou moins complexe mettant en jeu des situations factuelles faisant «problèmes », de multiples acteurs qui suivant les rationalités et les références qui lui sont propres, cherchent à définir leurs intentions et les moyens qu’ils sont prêts à mettre en œuvre pour trouver les solutions. »13 Il cerne bien ici la notion de processus qui a trait tant à l’exercice du projet qu’à son développement temporel. Par la suite, il affirme et confirme la relation articulatoire directe entre « formulation de problème » et « formulation de solution » : « En ce sens, un problème formulé contient déjà des éléments qui orienteront de manière significative la recherche d’une solution et, pour cette raison, les processus de formulations de problème en architecture sont parties intégrantes du problème de conception ».14 La réponse serait donc une réponse émanant d’une interprétation du « problème» ou de la question. C’est l’architecte qui opère un choix dans ce qu’il décidera de questionner ou non. Dès lors, il devient logique que pour un même concours architectural, les réponses sont, de fait, toutes différentes, montrant chacune une interprétation du sujet/ objet. Nous continuerons à explorer cette idée de l’interprétation ensuite mais pour l’instant, nous re41


15. CHUPIN Jean-Pierre. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Gollion : InFolio, 2010. (Collection Projet et théorie) p 199. 16. Typology and design Method 17. Design methods in architecture, 1969. 18. Notes of the Synthesis of Form 1964. 19. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Op. cit. p 209. 20. GORDON Wiliam. J. J. Synectics – The Development of Creative Capacity, New York, 1961 p 3. 21. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Op. cit p 227-228.

Illustrations extraites de Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même de JeanPierre CHUPIN 42


venons aux théories de la conception. Il existe tout un historique, somme toute récent, de théories de la conception ou design thinking, parfois convergentes parfois divergentes, qui s’évertuent à expliquer et symboliser la conception, frôlant sans cesse la doctrine. Nous n’allons pas les détailler exhaustivement mais il nous faut signaler celles qui ont marqué les esprits ou influencés les concepteurs en prenant appui sur l’étude de Jean-Pierre Chupin. Si elles ont beaucoup influé sur les concepteurs, c’est parce que chacun cherchait à améliorer sa production pensée, à augmenter sa rapidité dans la conception, dans une volonté de la maîtriser. Parmi elles, la théorie de la boîte noire est l’une des principales, récurrente et prenant au fil du temps plusieurs formes. Elle part du principe que « la conception serait, en quelque sorte, inconcevable »15 et ainsi symbolise le fait qu’on ne sait pas, cognitivement, comment se déroule la pensée. Le processus se déroulerait comme tel : les « données » ou les informations de bases sont intégrées par le concepteur et passent dans la boîte noire (le cerveau) et le concepteur expulse de celle-ci les solutions ou les concepts. A l’opposé, la théorie de la boîte transparente s’évertue à signifier que les rouages de la conception seraient identifiables et visibles. D’autres formes de symbolisation de la conception existent en la figure de la spirale ou encore du labyrinthe. La question de la méthodologie de la conception a été, particulièrement dans les années 1960, l’objet de débats importants entre notamment Alain Colquhoun,16 Broadbent17 et Christopher Alexander18 qui ont aussi, chacun de leur coté, théorisé et tenté de modéliser le processus de conception en architecture. Broadbent a été l’un des premiers à parler de « conception analogique » qui pour Jean-Pierre Chupin, porte en elle une heuristique certaine dans le projet mais aussi dans la « conception de la conception » où elle « offre (un) potentiel réflexif et cognitif »19 ce qui retient tout particulièrement notre attention, eu égard à notre sujet de mémoire. Quant à Alexander, qui a été le premier à tenter de retranscrire les étapes du projet architectural via des calculs informatiques, formant des arborescences ou des diagrammes, il a placé les notions de « problème » et de « solution » au centre du design thinking. Cette idée de relation problème/ solution continuera, même après le reniement théorique d’Alexander, dans les années 1960, avec le « problem-setting » et le «problem-solving ». Toujours dans cette même logique de résolution de problème, la synectique, qui utilise l’analogie pour ces visées opératoires, est une théorie qui utilise consciemment les « mé43


canismes psychologiques préconscients présents dans l’activité créatrice humaine»20 Ce qui nous intéresse ici, dans la synectique, c’est ce qu’en dégage Michel-Louis Rouquette, à savoir des articulations qu’il nomme «substitutions » entre chercheur et objet pour l’analogie personnelle, entre objet et objet pour l’analogie directe, entre image et objet pour l’analogie symbolique et entre fantastique et réalisme pour l’analogie fantastique.21 Ce qui nous apparaît comme très pertinent et très opérant, c’est cette dimension de dialogue et de transposition entre quelque chose et quelque chose d’autre, entre un objet et une idée, une forme et une autre… Les potentialités directes de ces analogies sont évidentes et renvoient à de nombreux cas de figure de projets dans l’histoire de l’architecture. Par ailleurs, la notion d’ « analogon » nous paraît rejoindre le concept de «fiction théorique » que nous avons défini en chapitre 1 : « l’analogon est en quelque sorte un univers autonome choisi, ou construit, pour représenter la solution, et pour mieux créer »22 Cela rejoint cette idée d’un espace fictif et intellectuel qui permet de créer de nouveaux paradigmes. A travers les nombreuses idées de schématisations du processus de conception,23 nous retiendrons que la compréhension (et par là la schématisation) de la conception en architecture est complexe et incertaine et fait du concepteur non pas un « simple calculateur, encore moins un magicien, mais un transformateur actif d’une situation donnée, en une situation désirée ou souhaitée »24 selon Herbert Simon. Il nous semble que cette dernière définition de la conception, à savoir un travail actif de transformations d’une situation « existante » en une situation « préférée », va dans le sens de notre étude, soit la recherche d’un lien, non pas de causalité direct et transparent et de porosité, entre l’activité d’écriture et l’activité cognitive et créative du projet architectural mais de la constitution de connaissances, d’expériences sur du long terme. L’écriture peut en effet constituer un passage, être un procédé et un processus, voire même être un passeur actif , d’idées informulées dans l’activité cérébrale. « Ecrire c’est produire un travail sur la pensée »25 Ce serait en quelque sorte un processus de conscientisation d’idées, de références, 44

22. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Op. cit. p 227-228. 23. Diagramme input/output de Gordon Best, schéma cartésien du modèle de Bruce Archer, diagramme mathématique de Broadbent, dessin schématique du « designer as computer » de J.C. Jones, dessin schématique humoristique du « designer as magician » de J. C. Jones, de la pensée verticale et de la pensée horizontale, spirale hélicoïdale de Rowe ou de Archer. 24. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Op. cit. p 238. 25. Le travail d’écriture chez l’architecte. Op. cit. p 13. 26. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Op. cit. p 242-243. 27. Ibid. 28. Ibid. p 244. 29. GIRARD Christian. Architecture et concepts nomades. Bruxelles : Mardaga, 1986.


d’analogies, de concepts qui permettrait de pousser au maximum la pensée théorique et par extension la pratique. Ce serait le moyen de «faire des nœuds dans les mouchoirs » comme le souligne Françoise Bradfer dans sa thèse. De fait, pour avancer sur une question projectuelle ou en d’autres termes, sur «une résolution de problème », il faudrait éviter les « ill-structured problems » à savoir les problèmes mal structurés ou problèmes mal définis selon Archer qui engendrent forcément une «mauvaise » solution. Mais selon Simon, les concepteurs qui « pensent résoudre des problèmes « mal structurés » ne comprennent pas qu’ils ont, en fait, recours à des processus de structuration. »26 Ce sont les « wicked-problems » ou « vilain problem » qui ont remis la question à jour avec le théoricien allemand Horst Rittel qui traduit ce néologisme par des «problèmes sociaux qui sont mal formulés, (et) dans lesquels l’information est déroutante»27 Pour les décrire, Rittel identifie certaines caractéristiques qui nous semble rejoindre les postulats avancés par Robert Prost : « chaque formulation correspond à une solution »28, et aussi la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger « le fait que les solutions ne soient jamais vraies ou fausses, mais bonnes ou mauvaises », ou encore la théorie des actes de langage qui place le locuteur comme référentiel « le fait que chaque explication dépende de la vision du monde du concepteur». Nous prendrons comme postulat que la question de la véracité du problème défini ou de la question choisie en architecture importe peu puisqu’elle engendrera toujours une réponse et qu’il importe peu de savoir si elle est jugée correcte ou incorrecte. Selon Christian Girard, cité par Françoise Bradfer : « une dose d’irrationnalisme ou d’améthode est indispensable à la science et à son progrès. Les erreurs, les théories fausses, les théories irréfutables sont des conditions de progrès. » 29 Ce qui nous intéresse c’est de comprendre et d’observer la verbalisation ou conscientisation du problème/ de la question par le processus d’écriture. Nous cherchons donc à déceler les instruments verbaux et textuels qui permettent d’ouvrir de nouveaux horizons dans la pensée théorique et dans la pratique, que ce soit la formulation de concepts, la création d’analogies, la création de fictions heuristiques, … Nous ne cherchons pas à vérifier la véracité du propos mais plutôt à observer sa puissance opératoire. En ce sens, nous rejoignons l’idée d’approcher un « atelier intérieur» comme Bruno Reichlin l’avait décrit pour Le Corbusier et son agence, à savoir l’idée de la réflexivité qui est que le concepteur doit sans cesse réévaluer ses connaissances, ses savoir-faire… Nous tentons de comprendre le degré d’opérationnalité de l’écriture dans la conception, qui est sans nul doute, 45


un vrai laboratoire… Enfin pour revenir sur la question de l’interprétation, il nous faut comprendre que c’est en formulant précisément ce que l’on a interprété comme problème que l’on oriente notre réflexion, partant du fait qu’un projet d’architecture peut poser une infinité de questions et de problèmes, nous opérerons une sélection précise sur ce sur quoi nous allons nous focaliser. Il y a alors nécessité à hiérarchiser les questions / problèmes et de comprendre lesquels émergent véritablement et qui nous semblent pertinents et intéressants d’exploiter, par exemple celles qui relèvent plus de l’aspiration de l’architecte vers un idéal, comme exploiter la lumière de manière exhaustive et précise. Il faut aussi veiller à ne pas oublier que « les énoncés de problème ne peuvent contenir l’ensemble des éléments opératoires capables de définir une solution »30 ce qui signifie que les problèmes posés par le projet ne peuvent constituer en aucun cas la seule base de réflexion pour obtenir une réponse, ils sont en quelque sorte nécessaires mais pas suffisants. C’est ici que la question de Kahn et de l’idéalité formelle31 se pose directement. En effet, il faut dès le départ, élever le questionnement au dessus des sempiternelles embûches de la conception, comme les problèmes de callages en plan, et poser la question du projet comme espace qualifié et qualifiant. Il faut que l’objet architectural fini soit en relation avec son sujet mais aussi avec le projet qu’il a été et qu’il continue d’être. Dès lors il faut comprendre qu’ « un énoncé de problème demeure un système ouvert » et qu’en aucun cas c’est un système linéaire allant d’un point A à un point B. C’est au contraire, comme précisément le développe Robert Prost mais aussi Michel Conan et Jean-Pierre Chupin, des « articulations multiples, (des) bouclages, (des) itérations »32, il y a ici une dimension prospective qui va de l’avant, s’accompagnant sans cesse d’une dimension rétroactive avec des retours à des données ou des stades antérieurs après avoir expérimenté une posture et de nouveau une dimension prospective à partir de ces retours. Enfin un dernier aspect doit être mentionné, non des moindres, c’est le «paradoxe du Ménon » : « Platon dans son Ménon prétend que tout apprentissage est fait de souvenirs. Il ne pouvait pas expliquer autrement comme nous découvrons ou 46

30. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. p 31. 31. KAHN Louis I. Silence et lumière. Paris : Les éditions du Linteau, 1996. 32. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. p 32. 33. SIMON Herbet via CHUPIN. Sciences des systèmes –Sciences de l’artificiel, Paris, Dunod, 1991, p.133-134 34. Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même. Op. cit. p 245. 35. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. p 43.


reconnaissons la solution d’un problème à moins que nous connaissions déjà la réponse. La dualité de notre relation au monde est la source de ce paradoxe. Nous posons un problème en donnant une description d’état de sa solution. Notre tâche consiste à découvrir une séquence de processus qui produise l’état désiré à l’état initial. »33 Chupin met ici en évidence le rôle du « générateur primaire » qui « consiste à construire une solution, souvent provisoire, laquelle, en retour, permet au concepteur de cheminer à rebours, vers la solution définitive. »34 Ici encore nous revenons à cette idée de la rétroaction dans la conception, qui pour utiliser une image, serait comme une ascension avec une corde nouée qui permettrait d’avancer en s’assurant de ne jamais chuter mais permettant de prendre la mesure de son avancée et de regarder en arrière. La solution provisoire serait une sorte ce palier de rebond. Le futur serait donc inscrit dans le passé et la « réponse » serait déjà connue au départ. Jean-Pierre Chupin conclut sur le fait que ni la ligne ni la boucle itérative ne peuvent, seuls, symboliser la conception mais qu’une « conjonction des deux figures » paraît relativement juste. Prenons un exemple simple pour comprendre la question de la formulation : pour un projet donné admettons que le contexte urbain soit compliqué. Le premier problème de l’architecte, qu’il aura détecté par le biais de l’analyse du site, (une façon de prospecter dans la formulation des problèmes) est de s’inscrire dans ce contexte urbain en lui offrant une solution de simplification ou de cohésion, par exemple. La formulation du problème contexte urbain prévaudra, dans un premier temps, sur la formulation, par exemple, du problème lumière. Par la suite, tous les questionnements parallèles ou défis que l’architecte aura identifié seront mis en perspective, pour qu’organisés ils aboutissent à une solution fédératrice. Si l’architecte n’a pas pensé, et donc formulé, la question de la lumière, il est possible que le projet fini ne soit pas qualifié par la lumière. L’architecte opère donc bien dans son approche de formulations une sélection, une distinction entre ce qu’il lui paraît être un problème/une question et ce qu’il lui paraît ne pas l’être, c’est une orientation de conception, ce sont des choix qui s’opèrent dès les premières phases d’esquisses. C’est ici que l’écriture, donc la verbalisation consciente et assumée, entre en jeu. Robert Prost le souligne très clairement : « Entre les formes d’énoncés d’un problème et les formes d’énoncés d’une solution, s’opère une métamorphose, une transformation « des mots vers les choses ». »35 Il dégage bien l’idée de «l’articulation dynamique » des énoncés qui se répondent et créent des boucles ouvertes. D’une certaine manière, cela rappelle le « dire c’est faire » d’Austin que nous étudierons ensuite.

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Ainsi les architectes en écrivant sur leur projet qu’il soit en cours ou achevé, informent leur choix d’orientation et leur sélection d’éléments. Ils produisent un certain nombre d’éléments opérateurs comme des concepts, des analogies, des paradoxes … qui ouvrent de nouvelles voies et recadrent sans cesse le sujet et l’objet : « Le concept est en quelque sorte un méta-opérateur régissant l’ensemble des modes opératoires que réclame toute formulation de solution. »36 Mais à travers ces problèmes formulés ou ces questions intervient la notion de pertinence de ceux-ci, en effet, ils peuvent être amenés à être requestionnés : « Mais une solution non adaptée peut être bonne si le problème, lui, n’est pas pertinent. C’est en ce sens que la rétroaction entraine un ajustement progressif des deux termes constitutifs des deux pôles du processus de formulation/ résolution de problème. »37 La notion de rétroaction, comme signalé plus haut, est donc également très importante à l’égard de notre sujet. L’écriture a définitivement un effet rétroactif et rétrospectif qui offre de nombreuses perspectives sur le travail de l’architecte.

B. OUTILS D’ANALYSE DE TEXTES

a. L’écriture, un laboratoire du faire : quand dire c’est faire, la théorie des actes de langage et ses évolutions

A présent, nous allons, après avoir regardé du coté de la conception, nous tourner vers deux grands outils d’analyses de textes, la théorie des actes de langage d’Austin et la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger. Après avoir posé ces questions : qu’est-ce que la conception ? et Comment l’écriture peut intervenir dans la conception ? Nous allons nous demander: L’écriture est-elle un «faire» dans des «dire» ? et L’écriture ouvre-t-elle des champs inconnus, notamment par le biais des fictions ? 48

36. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. p 75. 37. Conception architecturale, une investigation méthodologique. Op. cit. p 83. 38. SEARLE John R. Les actes de langage. Essai de philosophie du langage. Paris: Hermann, 1972, p10. (Collection Savoir) 39. CISSE Momar & DIAKITE Mamadou. Linguistique, analyse du discours et interdisplinarité. Revue électronique internationale de sciences du langage. Numéro 8. 2007. 40. AUSTIN John-Langshaw. Quand dire c’est faire. Paris : Editions du Seuil, 1970, p 333 (Collection Essais)


• Histoire et évolution de la théorie

La théorie des actes de langage, que nous allons étudier tout spécifiquement, tient sa source de la théorie saussurienne du langage: « Il est à la fois légitime et indispensable de distinguer le rapport sémantique existant entre un énoncé et son sens, et la valeur pragmatique que peut lui conférer son énonciation, sans parler des différentes causalités qui sont à l’origine de l’énonciation. »38 Comme nous l’avons déjà vu Saussure est, selon certains spécialistes, le père de la linguistique structurale. Pour lui, le signe linguistique est une entité psychique qui unit un concept (ou signifié) et une image acoustique (ou signifiant). Mais Saussure s’abstrait de la référence auquel le signe fait. Il ne s’intéresse qu’à la manière dont ces signes s’organisent entre eux dans un système et prennent une certaine valeur. D’autres chercheurs produiront des écrits à propos de la linguistique structurale tels que Chomsky, Benveniste ou encore Kerbrat-Orecchioni, or la conception structurale du langage convenant que la langue est « un système qui doit être étudié en lui-même et pour lui-même»39 et qu’elle ne se préoccupe pas de l’articulation de son sens, nous allons nous tourner vers une évolution de la pragmatique : la théorie des actes de langage. La théorie des actes de langage (Speech act) a été initiée et développée en partie par John Langshaw Austin dans les années 50-60. Cette théorie est venue bouleverser toutes les études et analyses précédentes sur la linguistique. Une des premières remises en question de la philosophie linguiste est que certaines phrases considérées comme des affirmations n’en sont, en réalité, pas. En effet, elles ne peuvent être ni vraies ni fausses. Elles sont des énoncés performatifs (nous en verrons plus loin la définition et ce qu’elle génère comme sens) qui ne sont pas des énoncés descriptifs mais sont porteuses d’actions. Austin a travaillé méticuleusement au développement d’une philosophie du langage avec un souci tout particulier à employer un «langage ordinaire » ; pour lui, le réel ne se laisse pas atteindre directement mais, par l’emploi du langage ordinaire, qui est lui-même un matériau de compréhension de ce qui nous entoure et de nos expériences : « Le langage nous sert de truchement pour observer les faits vivants qui constituent notre expérience, et que nous aurions tendance, sans lui, à ne pas voir. »40 Cet angle d’approche méthodologique défini, Austin a choisi d’étudier la perception des 49


phénomènes à travers le langage, il parlait de cela en termes de « phénoménologie linguistique ».41 Austin choisit d’observer prudemment la pratique du langage et de le décrire minutieusement pour en comprendre les articulations, les relations et leur logique. Afin « d’éviter les embuches du langage ordinaire » Il préconise d’« imaginer des situations nouvelles». Dans sa propre approche du problème, Austin utilise donc, d’une certaine manière, la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger. En effet, il construit un cadre analytique où la fiction est comme un lieu d’expérimentation. Elle permet de décrire, interpréter ou encore expliquer des phénomènes et de construire par elle une pensée, un questionnement. C’est le principe de la fiction théorique. Austin étant mort prématurément, il n’a pu achever de manière satisfaisante son travail. Le philosophe John R. Searl s’est occupé de poursuivre, et de réinterroger, les ébauches d’Austin. Son ouvrage Théorie des actes de langage (Speech acts)42 tente d’approcher de manière analytique le langage, dans une approche non pas sémantique mais plutôt pragmatique. Il ne cherche pas à étudier le signifiant ni le signifié mais comment ceux-ci s’articulent en des « faire ». Le philosophe Grice a également contribué notoirement au développement de la pragmatique. Les années 80 ont vu cette théorie requestionnée et remise à plat par la pragmatique et notamment dans un ouvrage de Dan Sperber et Deidre Wilson La théorie de la pertinence.43 A présent, nous allons tenter de définir et résumer synthétiquement la théorie des actes de langage. Nous prendrons comme base Austin mais nous utiliserons les avancées théoriques de Searl. Enfin nous essaierons d’en extraire une vision globale, capable de devenir un outil d’analyse partiel pour les textes des architectes étudiés.

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41. Quand dire c’est faire. Op. cit. p 130. 42. Les actes de langage. Op. cit. 43. SPERDBER Dan & WILSON Deirdre. La pertinence. Communication et cognition. Paris : Minuit, 1989. 44. En réalité c’est une série de douze conférences ayant été retranscrites et réunies pour fournir un corpus. 45. En effet, il semble qu’Austin avance dans sa pensée en même temps que ces propres conférences, comme une sorte d’espace vivant de réflexion.


• Austin le précurseur

Bien qu’un certain nombre d’idées présentées et développées par Austin dans son livre posthume Quand dire, c’est faire44 aient été critiquées et remises en question, il nous faut tenter d’appréhender sa théorie dans sa forme globale pour ensuite en venir aux travaux de Searle et de Vanderveken. Afin de ne pas nous perdre dans un discours fleuve et compliqué, nous avons résumer conférence par conférence les idées/postulats présentés et expérimentés 45, le tout réuni dans un tableau synthétique qui se trouve ci-après. Nous présentons et définissons le vocabulaire qu’Austin emploie pour nommer les concepts qu’il installe. Dans la série de conférences réunies dans son livre Quand dire c’est faire, Austin part du constat premier que les philosophes se sont trop longtemps reposés sur le fait qu’une affirmation ne pouvait être que vraie ou fausse. Or il démontre, à force d’exemples probants, que certaines énonciations n’étaient pas des affirmations mais des énoncés performatifs et que ceux-ci accomplissent des actions comme «faire croire, «faire faire» ou encore promettre. Austin continue sa réflexion tous en usant d’exemples pour vérifier la pertinence de son propos. Il se rend compte, par exemple, que les énoncés perfomatifs peuvent être victimes d’insuccès, comme dans le cas d’une promesse rompue. Cela l’amène à remettre en question la notion de vérité et de fausseté. Par la suite, il tente de chercher des critères grammaticaux qui lui permettraient de pouvoir affirmer que telle ou telle énonciation est performative. Bien qu’il réussisse à trouver quelques critères, il se rend vite compte qu’ils ne sont pas suffisants. Il définit ensuite 3 aspects de l’acte de langage, nous renvoyons le lecteur au tableau pour connaitre leur définition respectives. Enfin ses dernières conférences sont axées sur la classification des actes d’illocutions. (voir tableau) Austin le précise lui-même en guise de conclusion, il n’a pas réellement réussi à développer sa théorie des actes de langage mais il a énoncé un certain nombre d’axes de recherche et d’approfondissement. Il considère lui-même qu’il a passé beaucoup de temps à dire ce qu’il fallait étudier, à partir de ses propres erreurs, qu’à avancer concrètement. Dans l’introduction, l’auteur nous prévient que ces douze conférences peuvent sembler tourner en rond et ne donner aucun résultat. Il ajoute que le lecteur peut se trouver irrité par ses remises en question successives et ses questionnements hésitants. Remettant en question certains philosophes, Austin a déstabilisé le monde de la sémantique mais à terme, y a contribué. Il fallait donc des successeurs pour étayer et réarranger la théorie des actes de langage, encore trop faible et oscillante. Elle a trouvé des héritiers en la personne 51


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EXEMPLES

Cinquième

Recherche d’un critère de distinction entre énonciation constative et énonciation performative. > Critère grammatical

Enonciation performative = première personne du singulier de l’indicatif présent + voie active mais problème avec exemples implicites et problème avec exemples limites

Notion d’échec pour une Analyse précise et minu- « La vérité ou la fausseté des affirmaphrase performative. (déve- tieuse d’exemples ou de cas tions classiques dépend elle-même loppement) d’échecs de nombreuses « circonstances », et celles-ci ressemblent très souvent à celles qui affectent les performatifs.» > Remise en question de l’hypothèse «une affirmation est vraie ou fausse ». Interrogation sur la notion de vérité.

Les énoncés performatifs peuvent être réussi ou être victime d’insuccès.

CONCLUSION

Troisième et quatrième

Certaines de ces énoncia- Faire croire, faire faire, ... tions que l’on nomme « affirmations » sont en fait des énonciations performatives qui ne peuvent être ni vraies ni fausses. Austin distingue donc les énoncés constatifs et les énoncés performatifs, les premiers peuvent être vrais ou faux et les seconds accomplissent une action par le fait d’être énoncés.

HYPOTHESE ou DEVELOPPEMENTS

Notion d’échec pour une Insuccès, circonstances Un acte de langage peut être victime phrase performative. (déve- malheureuses qui font que d’insuccès. loppement) l’acte n’est pas réalisé ou seulement en partie

Les philosophes ont trop longtemps considéré qu’une affirmation ne fait que décrire des choses et ne peut être que vraie ou fausse.

CONSTAT

Deuxième

Première

CONFERENCE


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Douxième

Onzième

Dixième

Les affirmations ne sont pas des énoncés privilégiés, ils constituent des actes d’illocutions parmi d’autres

>>> La dichotomie entre les deux n’est plus à maintenir

CONCLUSION

Proposition de 5 classes d’énonciations (provisoires) : verdictifs ( acquitter, interpréter comme, comprendre, mesurer, évaluer, analyser, …) exercitifs (désigner, condamner, accorder, choisir, pardonner, donner, avertir, conseiller…) promissifs ( promettre, convenir de, contracter, entreprendre, consentir, …) comportatifs (s’excuser, remercier, déplorer, compatir, complimenter, …) expositifs (affirmer, nier, noter, décrire, prévenir, rapporter, concéder, postuler,

Chaque fois que nous disons Remise en question de la quelque chose, nous produi- notion de constatif et de persons des actes de locutions formatif et des actes d’illocutions. > le constatif en plus de dire, fait également

Analyse des deux formules « en disant » (in saying) et « par le fait de dire » (by saying)

Distinction entre acte d’illocution et acte de perlocution: le premier est conventionnel et pas le deuxième.

Neuvième

EXEMPLES

Distingue 3 aspects de l’acte de langage : > Production de sons organi- acte de locution sés par un locuteur > Réception et compré- acte d’illocution hension de cette énonciation par l’interlocuteur, se fait conformément à des conventions > Effets et/ou conséquences - acte de perlocution sur l’interlocuteur

Constat d’échec sur la capacité d’extraire de manière fiable des énoncés performatifs

Sixième et septième

HYPOTHESE ou DEVELOPPEMENTS

Huitième

CONSTAT

CONFERENCE


de John Searle et de Paul Grice. Nous étudierons le travail du premier, qui a largement contribué à l’évolution de la théorie des actes de langage.

46. Les actes de langage. Op. cit. 47. Ibid. p 52.

• John Searle, héritier de la théorie des actes de langage

48. Ibid. p 55. 49. Ibid. p 57.

L’ouvrage de John Searle, Les actes de langage (Speech acts), est un ouvrage théorique, écrit et structuré de manière universitaire. Searle divise son travail en deux grandes parties, découpées chacune en cinq et en trois. Nous nous concentrerons uniquement sur la première partie qui concerne précisément la théorie des actes de langage. Searle construit son travail en partant de la philosophie de langage d’Austin et au fur à mesure, la requestionne, la redéfinit et la reformule. Il récupère un certain nombre de postulats et il reprend le vocabulaire d’Austin. Il commence par présenter sa méthode de travail et l’objet de son étude (1) pour ensuite analyser les actes de langage par la définition d’un certain nombre de mots- outil et de concepts (2), qu’il développe et expérimente dans des exemples dans les trois dernières parties. (3, 4 et 5) Searle commence par expliquer le travail déjà fourni par Austin et par élargir certaines hypothèses : alors qu’Austin parlait de conventions pour l’emploi d’une langue, Searle introduit l’idée plus précise de « règles »46 Ces règles sont sociales mais sont aussi identiques à celles d’un jeu ou d’un sport. La question du jeu est évidente : lorsque l’on joue, on joue en appliquant des règles qui définissent un cadre et nous permettent de jouer. Sans règles on ne jouerait pas. Les actes de langage sont rendus possibles par la présence de ces règles qui régissent « l’emploi des éléments linguistiques ».47 Searle en vient à aborder un point crucial : « L’unité de communication linguistique n’est pas – comme on le suppose généralement – le symbole, le mot ou la phrase ni même une occurrence de symbole, de mot ou de phrase, mais bien la production ou l’émission du symbole, du mot ou de la phrase au moment où se réalise l’acte de langage » 48

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50. Ibid. 51. Ibid.


Affirmation à laquelle il ajoute la suivante : « tout ce que l’on peut vouloir signifier, peut être dit »49 ce qu’il appelle par la suite « principe d’exprimabilité »48 . Ce principe d’exprimabilité, néologisme s’il en est, part du principe qu’il faut « savoir distinguer ce qu’un locuteur a l’intention de signifier de certains types d’effets qu’il cherche à produire sur ses auditeurs.»50 et qu’il « n’implique pas non plus que tout ce qui peut être dit puisse être compris par d’autres »51 Searle introduit ensuite deux autres nouvelles notions : la référence, qui est l’objet mentionné ou désigné (un objet, une personne) dans une énonciation et la prédication, qui est l’expression qui se réfère à l’objet. Par la suite, il explicite par des exemples de verbes désignant des actes illocutionnaires pour permettre au lecteur de comprendre cette notion. (affirmer, décrire, asserter, avertir, remarquer, commenter, commander, ordonner, etc) Pour Searle, à chaque fois qu’un locuteur énonce une phrase, il accomplit au moins 3 actes distincts : • un acte d’énonciation (il prononce des mots) (= acte de locution chez Austin) • un acte propositionnel (il réfère à un objet et il prédique une action) • un acte illocutionnaire (il affirme, pose une question, donne un ordre) Dans le chapitre 3 de la partie 1, Searle étudie précisément la structure des actes illocutionnaires et plus précisément celui de la promesse où il introduit les notions de « conditions préliminaires » (circonstances, situation qui provoque la promesse et conditions de réussite) et de « condition de sincérité ». Comme nous l’avons déjà annoncé plus haut, là où Searle développe vraiment la théorie des actes de langage, c’est, qu’outre la question de la référence et du prédicat, il en est venu à proposer de nouveaux éléments permettant de définir un cadre d’analyse : • Les règles : normatives (règles de politesse) et constitutives (règles du jeu), ces dernières sont celles qui permettent de régir le comportement dans un cadre particulier (celui du jeu par exemple) qui n’aurait pu exister sans ces règles. • Les marqueurs de force illocutionnaire (l’ordre des mots, la ponctuation, le mode du verbe, les verbes performatifs « je déclare » « j’affirme ») et leurs règles allouées : règle de contenu propositionnel (contenue dans une phrase dans un contexte), règle de sincérité et règle essentielle.

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Plus tard, Searle a détecté cinq buts illocutoires et, par là même, recadre la classification d’Austin : - - - - -

but illocutoire assertif but illocutoire engageant but illocutoire directif but illocutoire déclaratif but illocutoire expressif

John Searle a donc considérablement contribué à l’évolution de la théorie des actes de langage mais on peut lui reprocher qu’il se soit cantonné à l’unité syntaxique qu’est la phrase. Il a néanmoins souligné qu’il ne faut pas négliger l’espace qu’est la conversation : « De même qu’un coup dans un jeu crée un espace de contrecoups possibles et appropriés, ainsi dans une conversation, chaque acte de discours crée un espace d’actes de discours qui lui sont des réponses possibles et appropriées. »52 Daniel Vanderveken, dans son article sur les actes de discours, concède que les conversations faites par les humains sont des « séquences ordonnées d’actes de discours » et que par conséquent, une théorie de la conversation serait intéressante à formuler, élargissant le cadre théorique en passant de la phrase comme objet d’étude à la conversation. Néanmoins à ce jour, aucune théorie n’a été encore émise. La théorie des actes du langage nous intéresse pour notre étude de textes en ce sens qu’elle permet de dégager des « faire » dans des « dire » : synthétiser, développer, analyser, récapituler, déclarer, articuler, … Que ce soit faire croire, faire dire, faire faire, que ce soit en direction du lecteur ou de celui qui écrit, elle permet, à partir de ces outils de détection, de comprendre où se situent une partie des articulations entre une pensée en train de se figer et une pratique en mouvement. Nous partirons du principe que l’auteur des écrits est tout autant lecteur que le lecteur lambda et qu’il est à la fois l’émetteur d’idées et son récepteur. Ainsi les actions que ses textes produisent ont autant de répercussion sur son auteur que sur les lecteurs.

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52. Searle on conversation, 1992. 53. RICOEUR Paul. Du texte à l’action, essais d’herméneutique II. Paris : Seuil, 1986. 54. Du texte à l’action, essais d’herméneutique II. op. cit. p 14. 55. Ibid. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. Ibid. p15.


Nous allons poursuivre notre recherche sur la portée du texte en tant que matériau avec l’étude succincte d’un ouvrage de Paul Ricoeur Du texte à l’action53 qui nous semble, en partie, découler de la théorie des actes de langage et développer, à travers des essais, des propos intéressants.

• Raconter : un laboratoire du langage, un laboratoire de la pensée

Paul Ricoeur est un philosophe français ayant travaillé sur la phénoménologie et l’herméneutique. Dans son ouvrage, De l’interprétation, Essai sur Freud, il aborde la question de l’art de raconter et ses bénéfices, où pour lui, raconter préserve «l’amplitude, la diversité, l’irréductibilité des usages du langage »54 mais permet aussi de « rassembler les formes et les modalités dispersées du jeu de raconter ».55 Dès lors, on est à même de percevoir l’intérêt d’étudier les écrits de Paul Ricoeur tant il semble nous ouvrir des possibles dans le champ de l’interprétation des textes et de leur compréhension. En effet, sur cette question de l’art de raconter, on peut déjà évoquer la productivité d’un travail très scénaristique comme celui de Rem Koolhaas ou encore la poésie heuristique de John Hejduk. On situe bien comment les essais de Du texte à l’action vont nous permettre d’élargir notre champ de compréhension dans nos analyses de textes futures. L’hypothèse qu’avance Paul Ricoeur est qu’il existe « une unité fonctionnelle entre les multiples modes et genres narratifs »56 et que « le caractère commun de l’expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel »57 Ainsi c’est donc la « qualité temporelle de l’expérience comme référent commun de l’histoire (des historiens) et de la fiction » qui réunit selon Paul Ricoeur en un problème unique fiction, histoire et temps.58 Cette expérience temporelle doit être marquée, articulée et clarifiée par ce que Ricoeur appelle la « narrativité ». Ainsi Ricoeur ne se cantonne pas à l’étude de la phrase mais à l’entièreté d’un texte comme expansion de l’unité qu’est la phrase. Il observe comment se déroule « l’acte de faire-récit » et remarque que le processus de mise-en-intrigue est opératoire en lui-même, étant en réalité une « sélection et un arrangement d’événements et d’actions racontées ». Cette notion d’organisation, d’agencements, de choix dans les combinaisons mais aussi d’interprétation qui transforment des événements en intrigue, en histoire semble définir 57


tout particulièrement le travail de Rem Koolhaas dans New York Délire. L’Histoire et ses événements sont mis en intrigue de telle manière à produire un certain sens. Nous verrons plus en détail dans le chapitre suivant comment Koolhaas opère et comment il organise les articulations entre faits réels et concepts opératoires.

59. Du texte à l’action, essais d’herméneutique II. op. cit. p16. 60. Ibid. p 20. 61. Ibid.

Là où Paul Ricoeur continue de nous ouvrir les portes de l’appréhension de la notion de récit, de faire-récit et d’intrigue, c’est lorsqu’il met en lumière les qualités heuristiques de ceux-ci. Selon Paul Ricoeur, une intrigue est définie de la manière suivante : « Unité intelligible qui compose des circonstances, des buts et des moyens, des initiatives, des conséquences non voulues »59 La présence du verbe « composer » dans sa définition nous paraît importante, elle marque précisément le fait que la fiction est un agencement particulier de circonstances, de faits de la réalité et suggère aussi que la réalité est finalement elle-même sans cesse composée par la fiction. Ainsi faire-récit c’est aussi faire tout court et c’est expérimenter du réel : « Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité »60 Le terme « laboratoire » nous semble tout particulièrement renvoyer à la thématique développée dans ce mémoire et amener à penser que l’écriture est un processus de création tout autant que le dessin par exemple. Sur ce point, il nous semble intéressant de faire un parallèle direct avec l’œuvre d’Aldo Rossi qui a expérimenté les deux et de manière assez analogue, que nous étudierons dans le chapitre suivant. En effet, Rossi s’est efforcé toute sa vie d’inventer des laboratoires fictionnels, qu’ils soient mécaniques (Théâtre scientifique), qu’ils soient graphiques (ses dessins sans cesse redessinés) ou encore qu’ils soient sémantiques. (écrits) Ricoeur résume même le terme de fiction en son étymologie soit « fingere » et « fingere c’est faire »61 et il affirme par là le fait qu’une fiction est une 58

62. VAIHINGER Hans. Die Philosophie des Als Ob : system der theoretschen, pratktischen un religiösen Fiktionen der Menschekeit, Leipzig, 1911 63. BERNARD Claude. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, L’Ecole, 1973. 64. BOURIAU Christophe. Vaihinger et la valeur des fictions. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2005, p 20. 65. VERMANDEL Frank. Introduction. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2005, p 8.


construction conceptuelle qui fabrique du sens. De cette manière, le « monde de la fiction » est un « monde de textes » qui est en réalité « une projection du texte comme monde ». Cela nous semble très clairement faire écho aux écrits de John Hejduk qui créé un univers tout particulier, où textes, fictions, architectures, narrations ironiques et détails cocasses se mêlent pour interroger le lecteur et produire du sens, nous le verrons dans le chapitre suivant. Dans ces écrits tout particulièrement, John Hejduk ne se contente pas de faire de « simples » fictions mais il développe de véritables fictions théoriques. Ces dernières seront analysées par le biais de la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger, que nous nous proposons maintenant d’étudier.

b. La philosophie du comme si, Hans Vaihinger

Vaihinger est un philosophe allemand du fin XIX- début XX qui a développé la philosophie du « comme si »62 selon laquelle nous construisons notre pensée selon des fictions que nous interprétons ensuite comme réalité, nous faisons «comme si ». Pour Claude Bernard, médecin et physiologiste, « le raisonnement sera juste quand il s’exercera sur des notions exactes et sur des faits précis, mais il ne pourra conduire qu’à l’erreur toutes les fois que les notions ou les faits sur lesquels il s’appuit seront primitivement entachés d’erreurs ou d’inexactitude».63 Claude Bernard représente bien la philosophie de l’époque, pragmatique et scientifique à laquelle s’opposait Hans Vaihinger, qui décida d’ailleurs de publier son livre plus tard parce qu’il considérait que les gens de l’époque n’étaient pas prêts à le recevoir. Pour ce dernier, «la justesse peut être obtenue en recourant à des notions fausses ou contradictoires. »64 D’une certaine manière, il pose la question du paradoxe de la découverte de connaissances (des « vérités ») par le biais de pensées décousues. C’est en quelque sorte, réussir à trouver la vérité en la déplaçant, à partir des notions fausses. Ainsi cette philosophie aborde directement la question de fiction comme instrument méthodologique dans le but d’une démarche de recherche projectuelle. C’est la fiction théorique que nous avons déjà présentée dans le chapitre 1, partie A, b : « La fiction théorique est ce qui permet de décrire, d’interpréter, voire d’expliquer des phénomènes quand il n’est pas possible de produire une preuve ou avant qu’elle que cela soit possible ; elle serait ce qui permet d’échafauder une pensée, un questionnement sans passer par la voie stricte de la formalisation scientifique » 65

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On comprend tout de suite l’intérêt d’une telle pratique et sa puissance. En effet, la fiction devient un outil, une méthodologie en soi, qui permet d’aller au delà des référentiels habituels. Néanmoins, ce résumé montre également tout de suite la difficulté de la tâche et son ambigüité car en s’abstrayant de toute « formalisation scientifique », celui qui tente «d’échafauder une pensée », peut très bien s’extraire de toute rationalité, divaguer complètement. De plus, Vaihinger précise bien que la fiction théorique ne s’éloigne pas de la réalité mais au contraire s’inscrit dans une dynamique de recherche de vérité. Il interroge d’ailleurs la pertinence de la vérité en faveur de la création de nouveaux espaces théoriques et intellectuels. Pour Vaihinger, « toute la pensée use de constructions théoriques qui sont autant de fictions ».66 Ainsi il interroge le rapport fiction/théorie et voit dans la pensée même le lieu où se jouent des fictions. Vaihinger, dans sa théorie, précise que pour lui la pensée doit rester pragmatique mais que cela n’exclut pas du tout l’utilisation de la fiction, au contraire. « La fonction de la pensée n’est pas d’abord de représenter le réel mais d’orienter l’action ».67 La fiction devient donc réellement intéressante quand elle est considérée comme, non pas juste informative, mais lorsqu’elle est heuristique. Vaihinger nous signifie ici que notre esprit échafaude déjà des fictions proches du réel, qui ensuite seulement, peuvent devenir totalement «pures ». C’est-à-dire qui se contredisent elles-mêmes. Elles ne sont pas là pour être vérifiées, validées. Les fictions théoriques ne sont pas des hypothèses. En effet, pour en faire un vrai espace méthodologique, Vaihinger sépare très précisément l’hypothèse de la fiction. Pour lui, cette première requiert automatiquement une vérification, peut et doit devenir vraie tandis que la fiction permet d’échafauder un raisonnement sans forcément s’asservir au devoir d’exactitude. L’hypothèse évite autant que possible la contradiction avec la réalité alors que la fiction est forcément en contradiction avec la réalité. Elle se fonde plutôt sur une intelligence projective plutôt que déductive. C’est ici qu’apparaît très clairement la notion d’heuristique. L’hypothèse tend à devenir une découverte tandis que la fiction « prépare 60

66. Introduction in Cahiers thématiques, N°5, p 8. 67. Ibid. 68. Vaihinger et la valeur des fictions. op. cit. p 22. 69. Vaihinger et la valeur des fictions. op. cit.


la voie d’une découverte » : « La fiction est une simple construction auxiliaire, un simple détour, un simple échafaudage destiné à être démoli une fois le résultat atteint, alors que l’hypothèse a en vue de se fixer définitivement » 68 La fiction, ici théorique, est donc un moyen et non une fin, un instrument de travail qui permet d’accéder à de nouveaux sens, de nouvelles pensées. C’est une forme d’écriture complexe, plurielle qui permet de générer un nouveau « fond ». Pour résumer et pour reprendre le termes de Christophe Bouriau, la philosophie du comme si permet de : a. Débloquer une situation, d’avancer dans la résolution d’un problème (exemple ; énigme des chameaux) b. Faciliter nos opérations, trouver notre avantage, (exemple : la compréhension de l’atome en physique quantique) c. Découvrir des vérités nouvelles (fiction heuristique en sciences par exemple) d. Administrer la justice (notion de la faute) e. Economiser la peine, favoriser le bonheur 69 La philosophie du comme si soulève directement la question de la vérité qu’il nous faut définir tel que Hans Vaihinger la décrit. En effet, en questionnant directement sa présence ou son absence dans la définition de la fiction théorique, il remet en question sa pertinence et son caractère. Pour Vaihinger, la vérité n’est pas, dans ce cas présent, une «adéquation de l’intellect aux choses mêmes » mais un « accord des esprits » soit une « intersubjectivité ». Il prend pour exemple le fait que pour calculer de manière plus aisé le déplacement des planètes, les astronautes considèrent, de manière volontairement erronée, que ces planètes sont seulement des points et donc des entités à la surface négligeable. Ce n’est donc pas une vérité en soi mais elle permet d’approcher de nouvelles découvertes en s’abstrayant de contraintes supplémentaires qui complexifieraient les calculs et qui donc bloqueraient le processus de découverte. Vaihinger ne renonce donc pas à la vérité mais la redéfinit et lui adjoint un sens plus ouvert. Une des figures que l’on pourrait qualifier d’emblématique de la fiction théorique d’un architecte-écrivain praticien est New York Délire de Rem Koolhaas. En effet, ce livre s’avère être particulièrement riche et porteur de « notions fausses » revendiquées qui auront une portée heuristique et historique. Nous l’étudierons en détails dans la partie 3, tant il nous 61


semble que cet ouvrage porte d’énormes qualités tant sur le plan littéraire, analytique qu’architectural et intellectuel. Parmi les fictions théoriques se situent également les écrits de John Hejduk qui utilise à la fois l’analogie et la fiction pour créer un monde parallèle, proche d’un monde de textes et d’images. Nous étudierons donc la traduction française de The Lancaster/ Hanover masque qui nous semble être pertinent au regard de notre sujet et être en relation avec le thème de la philosophie du comme si.

Ainsi nous venons de voir dans ce chapitre que tout converge vers une instrumentalisation de l’écriture qui devient un vrai lieu d’expérimentations conceptuelles. Lieu de fabrication d’une pensée sans cesse en mouvement, lieu de faire à travers des dire, véhicule de signifiés, laboratoire des fictions. Nous allons à présent tenter d’approcher les outils, les instruments, les manières de dire pour faire que les architectes, de manière différente, développent personnellement. Les outils d’analyse ne seront jamais les mêmes pour chaque architecte. En effet, au regard de leur pratique, il ne semble pas pertinent par exemple d’analyser New York Délire sous le jour de la théorie des actes de langage, quand bien même Koolhaas en réalise. Chaque auteur, chaque livre, sera analysé avec les outils les plus appropriés. D’autre part, après avoir dégrossi les outils d’analyse, il nous faut ajouter que chaque analyse sera aussi rhétorique et se portera sur l’observation des verbes employés, des substantifs, des qualificatifs, parfois même des champs lexicaux… Ainsi, en creusant dans la matière même du texte, nous pensons que nous aurons accès à un niveau d’analyse plus fin.

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CHAPITRE 3 ANALYSE D’UNE SELECTION DE TEXTES

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A. METHODOLOGIE GLOBALE D’ANALYSE DES TEXTES

Avant d’appréhender les analyses de textes signicatifs des cinq architectes choisis, il nous faut préciser notre méthodologie. Il nous paraît pertinent de la rendre intelligible pour clarifier le propos et rendre compréhensible, de manière globale, les analyses. Nous essayerons d’être le plus rigoureux possible dans notre méthodologie. Après une première approche globale du sujet, il nous paraît plus pertinent et efficient de ne pas regarder chaque texte ou type de texte sous un jour systématique. Par exemple, analyser les Masques de John Hejduk par le biais de la théorie des actes de langage apparaît comme aberrant et contre-productif et, au contraire, la philosophie du comme si nous paraît pour ce travail être un bon instrument de mesure de l’opérationnalité de l’écriture chez Hejduk. Ainsi pour chacun la formule sera différente tout en restant dans le cadre des outils que nous avons explorés dans le chapitre 2. Néanmoins une constante sera le fil conducteur de nos analyses : ce sera l’analyse rhétorique, des champs lexicaux, des substantifs et des verbes et de leur temps qui sera toujours menée pour comprendre où se jouent les fonctions de l’écriture et quelles sont-elles. Par ailleurs, pour chaque architecte écrivain, nous procéderons par une lecture globale de l’œuvre pour comprendre les propos et les idées développés et ensuite nous ciblerons, au regard de notre première analyse, un ouvrage ou deux qui nous paraissent significatifs dans l’œuvre complète de l’architecte concerné. Pour certains, nous choisirons un extrait qui se voudra le plus significatif possible que nous analyserons en détails. Enfin de la vision globale de l’œuvre et de l’analyse plus fine, nous tenterons de dégager les « actions » réalisées ou encore les modes d’implications de l’auteur. Nous essayerons à chaque fois de comprendre ce que l’architecte a « fait » en écrivant, ce qu’il s’est permis de découvrir dans le but de sa prospective intellectuelle. N’oublions pas que ce qui nous intéresse avant tout, c’est de découvrir le degré d’opérationnalité de l’écriture dans l’architecture.

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1. BATESON, Vers une écologie de l’esprit, p98 via BRADFER Françoise. 2. BRADFER Françoise. Le travail d’écriture chez l’architecte. L’invention de Le Corbusier ou l’accomplissement de la mémoire. Instrumentalisation et opérationnalité de l’écriture. Louvain-la-Neuve : Université Catholique de Louvain – Faculté des Sciences Appliquées, 2002, p 101. 3. LE CORBUSIER. Lettres à ses maîtres. Lettres à Charles L’Esplattenier. Paris : Ed. du Linteau, Tome II, 2006, p 76. 4. Lettres à Charles L’Esplattenier. Op. cit. p 76-77. 5. Ibid.

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B. LE CORBUSIER, UN ARCHITECTE AUTODIDACTE

Le premier architecte que nous allons étudier n’est pas des moindres, c’est certainement celui qui a produit le plus d’écrits et le plus de notes. Le Corbusier a eu, en effet, toute sa vie une activité très prolifique en matière d’écriture. Nous allons voir comment elle a joué plusieurs fonctions dans sa démarche d’architecte et ce qu’elle lui a permis de faire. Nous allons dans un premier temps tenté d’appréhender son œuvre écrite globale et ensuite de nous recentrer sur trois livres.

a. Lecture globale et approche de l’œuvre

Le Corbusier est au autodidacte. Être autodidacte signifiant apprendre par soi-même, l’enjeu de l’écriture se fait jour, dans un premier temps, comme le lieu de conservation de mémoires, d’expériences, de visites d’architectures, … de cet apprentissage. L’écriture permet d’archiver, « de faire des nœuds dans des mouchoirs » comme le dit Françoise Bradfer en citant Bateson1 de se décharger de sa mémoire pour pouvoir la réactiver ensuite, avec plus de précision que si elle n’était restée à l’état cérébral et donc volatile. Les premiers écrits de Le Corbusier sont les premières lettres échangées, alors qu’il n’était encore que Charles-Edouard Jeanneret, entre lui et son maître d’alors, Charles L’Esplattenier et sa famille, pendant son premier voyage initiatique en Italie puis en Allemagne. Dans ses lettres, il décrit ses impressions de voyage, de visites de grandes œuvres d’architecture, mais aussi de peinture, de sculpture. Ensuite, dans ses notes, « il décortique, cherche les secrets, voire les procédés »2 . Le ton est enjoué : « Là quelle grandeur ! » « C’est fabuleux, c’est fou ! »3 mais empreint d’un désir de connaissance, pleins de narrations diverses: « Là dessus grand mic mac de chemin-de-fer, de trams, de grandes transpirées sac au dos, pour échouer à une heure du matin à Gênes, sortant d’un wagon de IIIème classe pleins d’hommes et de femmes crasseux, mélangés. »4 Mais aussi d’anecdotes d’émotion devant une œuvre : « Le dôme à 6h du soir est une féérie de couleurs, c’est la quintessence des jaunes de toute qualité, valeur, blanc. »5

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6. Ibid. p 74.

LIEUX

TRAVAUX VOYAGES

1905 -1917 La Chaux de Fonds Premières réalisations recherches/propositions / Voyages initiatiques (croquis + notes) /1911

1917-1920

Le voyage d’Orient / = premier essai littéraire sous la forme d’un journal > but : découvrir et comprendre

Rupture et libération (quitte la Chaux de Fonds)/ Thème de l’habitation (maison Citrohan/ maisons en série/ immeubles villas/ dom-ino)

1920-1928

Paris

Création de la revue L’Esprit Vers une architecture / nouveau avec Paul Dermée Urbanisme / L’art décoraet Amédée Ozenfant tif aujourd’hui

1930-1945

Paris

Continuité de la réflexion / construction/

1950

1950-1960

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Départ de La Chaux de Fonds

ECRITS

Aboutissement de plus de 10 ans de questions/investigations/recherches Intense activité de construction

Ville radieuse = traité d’urbanisme Le Modulor

Chandigarh/ Ronchamp/ La Tourette/Unité d’habitation


Il a déjà un style franc et direct, dépouillé de contorsions langagières. L’écriture est ici déjà à la fois un moyen de communiquer mais aussi d’apprendre, de « s’apprendre », de comprendre le monde autour de soi. Cette double fonction de l’écriture chez Le Corbusier, communiquer / exprimer et penser se retrouvera, nous le verrons, tout au long de son œuvre. Sa prise de notes, qui est la source de tous ses écrits, commence dès ce voyage initiatique : « J’ai écrit dans mon calepin au jour le jour mes impressions, c’est une salade qui pourra m’être bien précieuse, j’ai là l’impression du moment, et en relisant, je corrige et souvent me rappelle mieux »6 Lorsque Le Corbusier écrit cela à Charles L’Esplattenier, il a 19 ans et cette prise de conscience rapide de l’enjeu de l’écriture, la prise de notes, comme espace de mise en mémoire, nous paraît être une des sources de la réussite intellectuelle de Le Corbusier. Avant de commencer à analyser ces deux ouvrages, il nous faut comprendre succinctement le développement intellectuel de Le Corbusier, pour ce faire, nous allons synthétiser la recherche de Françoise Bradfer qui a découpé la vie de Le Corbusier en six périodes, qui montrent chacune les thèmes qui orienteront sa pensée et sa pratique : voir tableau. Françoise Bradfer, à partir de la lecture de l’ensemble de l’œuvre de Le Corbusier, une lecture verticale comme elle l’appelle, dégage des catégories d’ouvrages que nous allons ici résumer : - le commencement = Le Voyage d’Orient - fonder l’architecture = Vers une architecture - des problèmes, des solutions = Une maison, un palais - des solutions - monographie = Une petite maison, Ronchamp, L’Unité d’habitation de Marseille - synthèse = Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture/ Le Poème de l’angle droit Nous allons nous tourner vers un des livres phares de Le Corbusier, un des plus connus et qui a marqué son époque par ses positions tranchées, Vers une architecture, qui est aussi un de ses premiers écrits théoriques synthétiques.

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b. Un manifeste et un pamphlet : Vers une architecture

Vers une architecture est le premier ouvrage théorique de Le Corbusier, il fait suite à Voyage en Orient, qui est écrit sur un tout autre registre, celui du récit de voyage. Il a été édité une première fois en 1923, composé d’articles, extraits de la revue de Le Corbusier et Amédée Ozenfant, L’Esprit Nouveau. Plusieurs éditions lui feront suite, notamment la deuxième qui sera commentée par Le Corbusier et augmentée d’un appendice appelé «Température» qui parle de l’échec du concours de la Société des Nations à Genève. Néanmoins, au fil des publications, le texte restera l’original,

7. LE CORBUSIER. Vers une architecture. Paris : Flammarion, 253 p. 1995, IX 8. Vers une architecture. Op. cit. p 6.

telle était la volonté de Le Corbusier de le laisser intact. Dans cet appendice, il se place dans une situation ascendante par rapport à la profession, opposant son indignation aux architectes de Beaux-Arts en usant d’autocitations : « En 1924 : « Etudiez la maison pour homme courant, tout venant, c’est retrouver les bases humaines, l’échelle humaine, le besoin-type, la fonction-type, l’émotion-type. Et voilà. C’est capital, c’est tout. » (pVIII) ou encore « L’émotion architectural, « c’est le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière » (pierre d’angle de notre intervention dans le mouvement architectural en 1921 dans l’Esprit nouveau). »7 La structure de Vers une architecture est claire, composée de sept chapitres qui traitent chacun ou prolongent des idées/thèmes présentés dans « Argument » sorte de résumés de chaque chapitre, ou abstracts, où se retrouvent les grands slogans développés ensuite. Le premier chapitre «Esthétique de l’ingénieur. Architecture » est une sorte d’entrée en matière sur la question du bon/mauvais : « les civilisations changent ; les religions ne changent pas. Les maisons n’ont pas changé. La religion des maisons demeure identique depuis des siècles. La maison s’écroulera »8 Notons qu’outre l’aspect péremptoire que nous étudierons par la suite avec Françoise Bradfer, Le Corbusier use d’articulations logiques : civilisation = changement religion = pas changement maison = pas changement religion = pas changement 72

Pages suivantes : Extraits de Vers une architecture de Le Corbusier


> écroulement du système car civilisation change donc va tout bousculer. Cette utilisation de la logique se retrouve énormément dans ce livre, associée à des références historiques - donc supposées indiscutables - constitue le fer de lance de son argumentation. Il ne faut pas oublier que le but de Le Corbusier est de rallier le monde à sa cause, il y a donc une volonté de propagande sous-jacente dans ce livre comme dans bien d’autres. Le style péremptoire et sans appel se place totalement dans cette dynamique. Nous disions que l’écriture avait deux fonctions principales totalement différentes, d’une part, communiquer, exprimer, aller de soi-même vers les autres et d’autre part, de penser, composer, aller de soi vers soi ou des autres vers soi. Ce double mouvement perpétuel est très visible chez Le Corbusier, il a clairement une volonté de communiquer une pensée qui est en train de s’établir. Dès le début de son argumentaire, il pose des affirmations qu’il considère déjà comme vraies et incontestables par le biais d’un ton autoritaire et d’une utilisation récurrente et quasi systématique du verbe être : « Le plan est le générateur », «La maison est une machine à habiter », « L’architecture est chose plastique». L’utilisation de la structure simple, synthétique et incisive sujet- verbe- complément marque une volonté de communiquer sur un mode clair, précis et percutant, comme le fond de son propos. En effet, il semble que sa vision de l’architecture se veut simple, belle et bien proportionnée. Ainsi il nous semble que Le Corbusier développe un style d’écriture lui aussi simple, « beau » et bien proportionné. Il y a donc un lien analogique entre l’architecture qu’il prône et son style d’écriture. Nous avons relevé des mots clés, récurrents dans cet ouvrage, à la fois scandés comme des slogans mais aussi utilisés comme arguments : forme/plastique/ lumière = dimension plastique de l’architecture et rapport/mesure/ordre = géométrie Par ailleurs, quelque chose, à lecture de Vers une architecture, a attiré notre attention : l’utilisation du « je » est quasiment absente et pourtant la présence de Le Corbusier est indiscutable. Peut être est-ce dû au ton incisif qui renforce la perception d’une implication forte. Vers une architecture est un ouvrage théorique certes, un manifeste qui porte en lui la nécessité de fonder la discipline et un pamphlet contre la production architecturale de l’époque. C’est déjà l’occasion d’y observer et d’y placer sur papier ce que l’Histoire et l’autodidactie lui ont permis d’apprendre, c’est une sorte de bilan prospectif, qui irriguera 73


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son œuvre globale jusqu’à la fin. A présent nous allons succinctement résumer l’analyse de Vers une architecture faite par Françoise Bradfer qui nous semble très intéressante et sera, par la suite, un appui pour l’analyse des textes suivants du corpus.9 Françoise Bradfer constitue son analyse de chaque livre de Le Corbusier sur deux critères : d’un coté le mode d’implication (temps des verbes/ mots clés/ substantifs/ utilisation du « je ») et de l’autre, les sens donnés, les paradoxes, les ambiguités, les contradictions. Elle découpe chaque livre selon différentes « actions ». Elle relève six catégories d’écritures dans Vers une architecture qui mène à une implication : • Enoncer : les déclarations que fait LC sont indépendantes les unes des autres, ce sont des formules, des phrases courtes et synthétiques. LC fabrique une « tentative de définition de l’architecture », il énonce ses intentions qui sont esthétiques et plastiques : « Les formes primaires sont les belles formes car elle se lisent clairement» (p13)

• Développer les énoncés : LC reformule les énoncés précédents en des phrases plus longues, il généralise les thèmes du Voyage d’Orient : « Le porte en lui-même un rythme primaire déterminé : l’œuvre se développe en étendue et en hauteur suivant ses prescriptions avec des conséquences s’étendant du plus simple au plus complexe sur la même loi. » (p37)

• Démontrer, expliquer : LC fabrique des analogies avec les voitures, les paquebots, les avions et des bâtiments, qu’il étaie par des justifications : « L’homme primitif a arrêté son chariot, il décide (…) il choisit (…) les hommes de la tribu ont décidé (…) Voyez (…) c’est le plan (…) remarquez (…) car (…) pour (…) mais (…) car (…) » p53 »

• Décrire et construire : LC produit une lecture actualisée de sa mémoire, par le biais d’un vocabulaire descriptif. • Discuter, juger, débattre : LC ouvre le débat entre universalité et contextualité. Son écriture est incisive, il affirme, argumente.

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9. En plus des outils d’analyse détaillés et explicités plus haut, dans le chapitre 2. 10. Les carnets du BAL, numéro 1. Marseille : Images en manœuvres éditions, 223 p.


• Faire, associer le projet à la construction théorique : LC produit des énoncés et des descriptions, fond et croise sa pratique théorique et celle de sa conception, utilise des métaphores. Il y a une ambigüité entre la fonction et la forme et ambigüité entre le passé et le présent/futur. Dans Vers une architecture, Le Corbusier installe ainsi les thèmes de réflexion qui le suivront par la suite, par le biais d’énonciation, il vise une « première approche de l’architecture », une « définition de grands thèmes architecturaux » mais introduit également de nouvelles notions dans son propos tels que le standard ou la série et met en évidence la « confrontation permanente » de la trilogie vitruvienne. Les « nœuds dans les mouchoirs » qu’il avait fait auparavant dans ses prises de notes et dans ses autres écrits font surface ici pour se mettre en forme et donner lieu à un manifeste, une sorte de concentré théorique et intellectuel qui se distillera par la suite dans tous ses écrits. La mise en mémoire est déjà ré-employée pour produire du sens, un sens organisé, selon la subjectivité de l’architecte. En effet, comme nous pouvons le voir dans Les carnets de Bal #110, la mise en mémoire procède de la fiction et de la subjectivité qui fait que chacun interprète et sélectionne ce qu’il veut garder en mémoire. Ainsi d’un même fait ou événement, deux personnes n’auront pas les mêmes souvenirs exacts, chacun aura retenu des choses différentes en fonction de son propre passé et de sa psychologie. Le Corbusier opère donc une appropriation de sa propre mémoire issue d’une première interprétation de faits, en la retravaillant, en la récrivant, en la remodelant, le but étant de créer un véritable espace théorique de la pensée. Vers une architecture est déjà une remobilisation des apprentissages des voyages initiatiques et une première proposition synthétique et percutante de théorie architecturale.

Nous allons à présent passer à l’analyse de Une petite maison qui se place dans une autre dynamique : celle de la monographie.

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11. Le travail d’écriture chez l’architecte. L’invention de Le Corbusier ou l’accomplissement de la mémoire. Instrumentalisation et opérationnalité de l’écriture. Op. cit. p 72. 12. LE CORBUSIER. Une petite maison. 6ème édition. Zürich, 1993, p 9. 13. Une petite maison. Op. cit. p 5. 14. Ibid. 15. Le travail d’écriture chez l’architecte. L’invention de Le Corbusier ou l’accomplissement de la mémoire. Instrumentalisation et opérationnalité de l’écriture. Op. cit. p 73. 16. Une petite maison. Op. cit. p 5.

Extrait de Une petite maison de Le Corbusier 78


c. Une petite maison, une petite monographie commentée

Ce livre est une monographie d’un projet très personnel de Le Corbusier : une maison pour ses parents le long du lac Léman, en Suisse. Il a été édité en 1953 alors que le projet date de 1923 et les textes, les croquis et la mise en page sont l’œuvre de Le Corbusier, tout comme dans Vers une architecture. Il est donc intéressant de nous pencher sur cette production complète de sens, alliant l’image aux mots. Ce qui nous interpelle c’est la proximité chronologique de la publication de Vers une architecture et la relecture postérieure de Le Corbusier, puisque le livre est édité en 1953, soit trente ans plus tard. Nous allons donc tenter de voir ce qui se dégage de cette écriture et les modes d’implication de Le Corbusier à travers le travail d’analyse de Françoise Bradfer, que nous reprendrons et synthétiserons. La structure de Une petite maison est simple et tripartite mais divisée en ses parties en différents modes d’écritures : 1. UNE petite maison = exposer le problème Dans cette première partie du livre, Le Corbusier tente de généraliser un concept de maison applicable non pas à un terrain mais à d’autres terrains. Le Corbusier y présente un projet au « caractère indéfini, banal, ordinaire »11 c’est une « machine à habiter » et un programme très précis défini page 6 : « 1. La route ; 2. Le portail ; 3. La porte… ». Il présente le projet comme « un exercice mathématique » selon Françoise Bradfer : « Les données du plan. Première donnée : le soleil (…) le lac (…) Deuxième donnée : « la machine à habiter ». »12 Les phrases sont courtes, la plupart du temps écrites au présent, parfois même nominales : « Mère musicienne, père fervent de la nature »13 donnant à l’ensemble une écriture « nette, précise, sans discussion ». Un jeu de questions - réponses : « Le plan d’une maison pour lui trouver un terrain ? Oui. »14 donne du dynamisme à la lecture, Le Corbusier dialogue. La démarche d’écriture est relativement « rigide et déterministe »15 mais également pragmatique, prescriptive et descriptive. Le Corbusier remobilise des thèmes de Vers une architecture notamment avec le concept de la « machine à habiter » mais également sur l’idée du « plan qui est le générateur ». On note aussi des correspondances avec le manifeste en termes de vocabulaire : « conditionner », « fonctions précises », « économe et efficiente »16. Il cherche à généraliser le concept de la maison mais aussi de l’abstraire, donc de le dissocier du site, du terrain. Le concept est capable de vivre sans accroche avec une 79


17. Une petite maison. Op. cit. p 18. 18. Ibid., p 24. 19. Ibid., p 26. 20. Ibid., p 31. 21. Ibid., p 26. 22. Le travail d’écriture chez l’architecte. L’invention de Le Corbusier ou l’accomplissement de la mémoire. Instrumentalisation et opérationnalité de l’écriture. Op. cit. p 76.

Extrait de Une petite maison de Le Corbusier 80


géographie particulière. 2. LA petite maison = décrire l’objet, l’image Le style de cette seconde partie change, Le Corbusier n’est plus dans l’abstraction d’un projet mais dans la narration de sa construction, sa réalisation. Il décrit l’histoire de son père, raconte les aléas : « Le budget de construction était infime. L’entreprise ne prenait pas très au sérieux une telle architecture. J’étais à Paris, bien forcé de faire confiance ! »17 Il narre anecdotes et petites histoires : « Pour la joie du chien (et ça compte dans un foyer),… »18 Néanmoins il ne se dépare pas de sa casquette d’architecte, certaines phrases recadrent le propos autour de l’architecture : « Le mur sud, toutefois, fut percé d’un trou carré pour « proportionner » objet à dimension humaine. »19; « Installer la proportion dedans la maison… »20 Mais justifie aussi son propos : « La raison d’être du mur de clôture que l’on voit ici est de fermer la vue au nord, à l’est, en partie au sud, à l’ouest… »21 Ce qu’on note rapidement en suivant la promenade du projet en images et en mots, c’est que Le Corbusier nous fait tourner tout autour de la maison, nous fait même visiter la toiture végétalisée mais nous fait rentrer qu’une seule fois à l’intérieur. Cet écrit se place, selon Françoise Bradfer, « dans les leçons à la référence » étant capable de « raconter, décrire en se déplaçant, du général à la perception : « le spectacle surgit », au détail et à la précision : « quatre mètres de façade ». Cependant, si le Parthénon est sensation, impression et énigme, la petite maison est solution et l’écriture ne montre pas d’interrogation ». 22 3. Les maisons aussi attrapent la coqueluche Cet avant dernier chapitre, focalise sur un détail inhérent au site-même, proche du lac. Il met l’accent sur le problème de la montée des eaux et sur sa répercussion sur la structure de la maison. En effet, les eaux donnent lieux à une poussée qui vient soulever une partie de la maison, ayant pour conséquence de produire une fracture en toiture. Une petite maison est donc un livre à part dans l’oeuvre écrite de Le Corbusier, à la jonction entre les ouvrages théoriques prescriptifs que sont Vers une architecture ou Le Modulor et des ouvrages théoriques moins rattachés à ses œuvres construites comme Quand les cathédrales étaient blanches. Le Corbusier y développe un style tout autant percutant mais un peu moins péremptoire, il laisse place à des anecdotes plus sentimentales et poétiques. Ayant déjà fait ses preuves face au public, il est donc moins soucieux de lancer des débats. Son ton est plus posé, tout aussi soucieux de rassembler sous une théorie mais plus serein. Une petite maison est le lieu d’expérimentation d’une monographie particu81


lière, totalement maitrisée par Le Corbusier, le lieu de relecture d’un passé, 30 ans déjà, et d’une évolution d’un projet.

Ainsi bien que nous l’ayons vu succinctement, Le Corbusier développe un véritable sens de l’écriture et comprends très jeune l’intérêt d’une telle pratique à tout point de vue. En effet, tour à tour espace de mise en mémoire, espace d’expérimentation d’une théorie, lieu de communication imparable, espace de compréhension de la pensée en train de se former, l’écriture de Le Corbusier semble avoir été prolifique et efficiente. Il a en quelque sorte réussi à tirer parti de l’écriture, en allant jusqu’au bout de sa démarche. Pour une lecture encore plus fine et large de l’œuvre écrite de Le Corbusier, nous renvoyons le lecteur à la thèse de Françoise Bradfer citée en bibliographie.

Après avoir étudié les écrits théoriques d’un grand maître de l’architecture moderne, nous proposons d’étudier un autre grand maître, qui s’est beaucoup intéressé au travail de Le Corbusier. Il s’agit de Louis Kahn.

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C. LOUIS KAHN, UN PEDAGOGUE

a. Un architecte pédagogue

Louis Kahn a été un grand architecte mais également un très grand professeur. Influencé par les oeuvres architecturales de Le Corbusier, il sera aussi très influencé par son oeuvre écrite et notamment Vers une architecture. A 46 ans, il devient professeur à Yale pendant près de dix années où il enseignera l’architecture. Pendant cette période de sa vie, il réalisera également des séries de conférences dans lesquelles il développe sa propre théorie de l’architecture et où il cherche à la transmettre. Cette série de conférences a été en partie réunie et retranscrite pour créer un ouvrage écrit : Silence et lumière, qui permet de comprendre les interrogations et les préoccupations de Louis Kahn. Dans ses conférences, la présence de la narration et des anecdotes est centrale, Kahn cherche à établir un réel dialogue avec ses jeunes élèves, simple et sans prétention. En ce sens, il est un vrai pédagogue, cherchant les moyens de faire comprendre ce qu’il a lui même compris dans l’architecture. Souvent même, il cite des exemples d’ateliers de projet à lui, où il montre la vivacité de ses élèves. Comme Hejduk, Kahn est très préocuppé par la question du programme, non pas vue comme une contrainte lourde mais plutôt comme le point de départ de la question de ce qu’il appelle l’ «idéalité formelle». Le programme doit en lui-même être un questionnement et en cela, il a de nombreuses fois demandé à ses élèves de composer un programme. (le monastère par exemple) Kahn apprend autant d’eux que ceux-ci apprennent de lui. Nous allons maintenant analyser l’ouvrage le plus important de Louis Kahn : Silence et Lumière.

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b. Silence et lumière, le développement d’une pensée analogique

Silence et lumière n’est pas à proprement parlé un ouvrage « écrit», il relève en réalité d’une compilation d’articles, d’entretiens et de conférences. C’est un livre très théorique et sur le fond il rejoint Vers une architecture. Louis Kahn y place les fondements de son architecture, à travers ses convictions propres mais également par le biais d’exemples. La structure du livre obtenue est la suivante : une succession de chapitres parfois connectés entre eux et parfois dissociés se fait jour, amenant redondances et faits nouveaux, projets explicités plusieurs fois mais différemment et anecdotes. En réalité, le seul chapitre à être réellement concentré et synthétique, contenant la matière qui se retrouve ensuite sous forme diffuse par la suite, est le premier. Comme il nous semble exemplaire, nous allons l’étudier en détail, contrairement au reste que nous survolerons pour cerner les points qui nous intéresse. Ce premier chapitre est « L’ordre est » qui commence à la page 19 et finit à la page 21. Comme chez Le Corbusier dans Vers une architecture où se trouvent résumé en abstracts des arguments ou des affirmations, Louis Kahn installe une forme écrite très concise, épurée, synthèse de son travail de professeur. Nous sommes bien en présence ici d’un texte écrit de Louis Kahn et non un rapport de conférence. C’est une construction de mots, formant une sorte de poème en prose qui condense en un manifeste l’idée d’idéalité formelle et ce qu’elle mobilise. Tout part de l’ordre, qui est un des mots clés, qui donne lieu à des mises en relations avec d’autres mots clés comme « ordre » : ce sont « projet », « nature », « beauté », « idéalité formelle » ou encore « veut être ». Ces mots clés sont répétés, scandés, parfois placés comme sujet, parfois comme complément d’objet direct. Nous avons notés les occurrences : 16 fois pour « ordre », 6 fois pour « projet », 3 pour « nature », 6 pour « form » ou « idéalité formelle », 4 pour « beauté ». Après lecture et relecture, nous avons dégagé la structure du texte qui est, assez simple et découpée en 8 parties : 88

23. KAHN Louis I. Silence et lumière. Paris : Les éditions du Linteau, 1996, p 19. 24. Ibid., p 20. 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Silence et lumière.Op. cit. p 20.

Pages précédentes : Extrait de Silence et lumière de Louis Kahn.


1. Louis Kahn, dans les six premières phrases, inscrit tous ces mots clés/concepts dans une synthèse abstraite de sa vision du projet et de l’idéalité formelle (= « form »). « Le projet est la réalisation de la form dans l’ordre La form émerge d’un système de construction La croissance est une construction Dans l’ordre est une force créatrice Dans le projet sont les moyens –où quand et avec quoi combien »23 2. S’ensuit un exemple concret qui se veut être une analogie soit entre un élément de programme, l’auditorium, et un instrument de musique, le stradivarius, soit entre ce même auditorium et un autre élément de programme. La question est posée. 3- 4- 5. Puis Kahn intercale énonciation ou affirmation et exemple de manière systématique et répète ce schéma jusqu’à la fin. Il a donc recours au raisonnement déductif, puisqu’il part d’un principe pour aboutir à sa conséquence logique. Enonciation abstraite : « Le projet doit suivre de tout près cette volonté » Exemple concret : « C’est pourquoi un cheval à rayures n’est pas un zèbre. »24 Enonciation abstraite : « Dans le projet – le comment » Exemple concret : « Un dôme n’est pas conçu au moment où se posent les questions du comment le construire »25 Il lui arrive néanmoins pendant son argumentaire de résumer de la manière la plus concise qui soit son idée avec la réutilisation des mots clés : « Dans la nature – le pourquoi Dans l’ordre – le quoi Dans le projet – le comment »26 Avec par la suite une conclusion résultante : « L’idéalité formelle émerge des éléments structuraux qui lui sont inhérents »27 6- 7- 8. Il développe son propos sur « l’ordre » en le scandant à plusieurs reprises dans diverses énonciations affirmatives : « L’ordre est intangible » ou « L’ordre soutient l’intégration » qui sont très abstraites et développés ensuite dans des phrases à peine moins abstraites. Frappante et maîtrisée, la rythmique que Louis Kahn développe dans son texte, avec l’utilisation de césures, d’enjambements, de phrases très courtes et parfois même nominales et par la répétition de certains mots clés, donne au contenu théorique une portée supérieure. La forme même du texte, avec ses nombreux retours à la ligne, donne du rythme à l’ensemble et favorise une lecture attentive et concentrée. Par là même, Louis Kahn

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maitrise, en effet, l’art de convaincre. Nous avons aussi remarqué dans son texte l’alternance entre l’abstrait et le concret et entre l’affirmation et l’exemple. Ces alternances donnent au texte des accélérations que des phrases plus longues par la suite viennent adoucir. Par ailleurs, l’utilisation du présent de l’indicatif et du verbe être, additionné à la concision des phrases, donne un ton sans appel, proche de Le Corbusier dans la structure mais pas dans le ton. En effet, le style d’écriture de Louis Kahn n’est pas péremptoire, il est juste très assuré. Dans cette même direction, on peut noter également la présence d’articles définis qui donnent encore plus d’assurance à son ton : « Le projet » , « La form », « la croissance », « l’ordre ». Tout cela converge pour appuyer un propos abstrait mais précis. De cette manière, il impose l’adhésion du lecteur à son propos. Son ton semble si empreint de certitude que le doute est interdit. Dès le début, Louis Kahn instaure un schéma de systèmes logiques d’affirmations qui se répondent, par la suite il réutilise cette articulation : « Le projet encourage d’autres projets L’image des projets découle de l’ordre L’image est la mémoire – l’idéalité formelle Le style est un ordre adopté. »28 Soit de manière synthétique : A encourage d’autres A B de A découle de C A est D – soit E F est un C adopté. Dans cet extrait, mais également dans tout l’ouvrage qui comptent de nombreuses conférences, Louis Kahn adopte donc un ton de professeur, pragmatique, didactique et prescriptif, sans donner pour autant d’indication précise, il semble vouloir ouvrir l’architecture vers la pensée plutôt que de l’enfermer dans la construction. Néanmoins sa présence n’apparaît réellement qu’au chapitre 3 ou la première personne du singulier fait son apparition. (probablement du fait de l’allocution) Il n’a de cesse d’employer les mots clés : « vouloir être » « idéalité formelle », « projet », « pièce », « ordre » qui forment ainsi la colonne vertébrale de son propos. 90

28. Silence et lumière.Op. cit. p 20 29. Ibid. p 25. 30. Ibid. p 19.


Le rythme est toujours assez rapide, parfois ralenti par des anecdotes narratives, censées montrer l’expérience de leur orateur. Nous retrouvons également la même structure argumentative dans tout l’ouvrage : une affirmation > un exemple. Outre cette structure, Louis Kahn utilise la narration d’expériences ou d’anecdotes avec une réelle capacité à mettre en intrigue. Par ailleurs, on retrouve la présence de métaphores que Louis Kahn aime employer : les «routes express » deviennent des « fleuves »29 et les « rues » des « canaux ». Nous pouvons ainsi synthétiser ce que Louis Kahn «fait» dans Silence et Lumière : - - - -

narrer/ raconter (anecdotes / expériences) élever le propos à une généralité, à une vérité supérieure (postulats) exposer une théorie de l’architecture (affirmations) montrer et prouver sa théorie à l’œuvre /exposer (projets)

Ainsi Louis Kahn, comme Le Corbusier, pose des présupposés qui sont considérés comme acquis « Le projet est la réalisation de la form dans l’ordre »30 et qui donnent au texte des accents de certitude. Mais Louis Kahn, à la différence de Le Corbusier, ne semble pas vouloir imposer sa pensée/ son propos mais bien le faire comprendre dans une véritable volonté professorale ou didactique. Louis Kahn, dans son écriture, recherche à stabiliser définitivement son propos en l’ancrant sur le papier. Il ne semble pas vouloir construire des mondes à proprement parler mais bien à comprendre le monde pour mieux le reconstruire. Il veut savoir ce que telle ou telle chose « veut être », il y a donc là une interrogation portée sur la chose plutôt qu’une prise de décision extérieure et prosélyte. Il veut trouver pour chaque projet son essence et ce que chaque partie se destine à être. De manière assez proche des préoccupations de John Hejduk, Louis Kahn porte beaucoup d’importance au programme et à sa définition, tout comme lui, il lui paraît très important de ne pas se laisser gouverner par un simple fonctionnalisme qui viendrait détruire une certaine poésie, une certaine imprévisibilité.

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31. ROSSI Aldo. L’architecture de la ville. Gollion : InFolio, 2001, p 11. 32. Ibid. p 14. 33. Ibid.

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D. ALDO ROSSI, UNE REECRITURE PERPETUELLE

Aldo Rossi est un architecte du XXème siècle, post-moderne, qui a également été professeur à Venise, à Munich mais aussi à New York à la Cooper Union. Il s’installe comme théoricien de l’architecture dès 1966 avec L’architecture de la ville, ouvrage analytique qui tente de répertorier les typologies dans la ville. Il continue à construire beaucoup. Vers ses cinquante ans, il publie un ouvrage totalement différent intitulé Autobiographie scientifique qui se différencie de L’architecture de la ville par un style plus personnel et plus direct que nous analyserons également. Aldo Rossi est un architecte un peu en marge, tant il était inspiré par l’architecture classique. Il a peu publié bien qu’il écrivit énormément dans ses quaderni azzuli où l’on peut observer la naissance des projets théoriques telle que la Città analoga.

a. L’architecture de la ville, pour une théorie de la permanence

Dès les premières lignes de L’architecture de la ville, Aldo Rossi, précise l’objet de son étude : « La ville, objet de ce livre, y est considérée comme une architecture. Il s’agit plutôt ici de l’architecture comme construction, je veux parler de la construction de la ville dans le temps »31 Cette phrase nous paraît intéressante, car, la polysémie du terme «construction » s’y fait jour, même s’il ne cherchait peut être pas l’ambigüité. On ne sait pas en effet s’il parle de construction physique, en l’associant à la signification d’édification ou dans le sens de «construction» mentale ou intellectuelle. Le doute ici est porteur de sens. Ce qui est certain, c’est qu’il entend que la ville est architecture totale, comme un agglomérat qu’on ne peut dissocier. La notion de temporalité, évoquée ensuite par Rossi, nous semble également importante puisqu’elle rejoint parallèlement l’idée du temps dans la «narrativité » de Paul Ricoeur. Dans ce livre, à travers différents exemples et prenant appui sur des théories du passé, (Camillo Sitte, Quatremère de Quincy, …) Aldo Rossi installe sa théorie traitant de la dialectique entre architecture et ville, à savoir la théorie de la permanence. Pour l’appuyer, il crée une nouvelle théorie, la théorie des faits urbains, qui part de l’idée que «principes et modification du réel constituent la structure de la création humaine. »32 et est « une tentative d’ordonner et cerner les problèmes qui se posent à la science humaine »33. On comprend bien, dès lors, qu’il a produit un traité rigoureux, laissant peu de place à la

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narration libre et à l’affect.34 Dans son introduction, il pose des postulats très précis, à partir de convictions personnelles ou de références historiques pour construire sa méthodologie d’approche. Nous y avons remarqué certains mots clés que l’on retrouvera ensuite dans tout l’ouvrage : « construction », « ville », «humain», « signes », « permanence». En effet, le mot construction est, de nombreuses fois, utilisé par Rossi dans ses différents sens puisqu’il est lié par définition à la «transformation d’un état initial à un état désiré » comme le disait Platon dans son paradoxe du Ménon. Le mot «humain» apparaît beaucoup, d’une part, par la volonté humaniste de Rossi et d’autre part parce que la ville est faite par et pour les humains. Par la suite, nous avons relevé d’autres mots clés : «structure» (dans le sens constructif mais aussi linguistique), «valeurs», «permanence», «mémoire», «condition humaine» et enfin «locus». Ces mots clés marquent l’orientation du propos de Rossi vers un contenu classificatoire (structure ?), analytique (valeurs, locus) et historiographique. (permanence, mémoire, condition humaine)

34. Qui seront eux présents dans L’autobiographie scientifique comme nous le verrons ensuite 35. L’architecture de la ville. Op. cit. p 15. 36. Ibid. p13. 37. Ibid. p 11. 38. Ibid. p 16 39. Ibid. p 15. 40. Ibid. p 16. 41. Ibid. p 15. 42. Ibid. p 17.

Plusieurs faits ont retenu notre attention dès le début de notre analyse. D’une part, il semblerait que Rossi ait un intérêt profond pour la linguistique, comme bien d’autres architectes et penseurs de l’époque : « La signification des éléments permanents dans l’étude de la ville est comparable à celle qu’ils ont dans la langue ; l’étude de la ville présente des analogies particulièrement évidentes avec l’étude de la linguistique, notamment de par la complexité des processus de modifications et les permanences »35 Nous ne nous appesantirons pas sur cette citation, car nous sortirions de notre cadre d’étude si nous commencions à observer la portée des liens analogiques entre la langue et l’architecture (comme l’on fait Eisenmann ou Tchumi avec le déconstructivisme derridien) mais il nous semblait néanmoins intéressant de comprendre que Rossi portait un intérêt tout particulier à la question de la langue et du langage, il se donnait donc la possibilité de pousser l’expérimentation écrite plus loin. D’autre part, nous avons noté la présence d’une métaphore sur le théâtre, 94

43. Ibid. p 23-24. 44. Ibid. p 25.

Pages suivantes : Extraits de L’architecture de la ville d’Aldo Rossi


thème rossien : « L’architecture est la scène fixe de la vie humaine, chargée des sentiments de générations entières, théâtre d’événements publics, de tragédies privées, de faits anciens et de faits nouveaux »36 Cette analogie ouvre des portes dans le domaine de l’écrit puisqu’elle permet d’entrapercevoir les articulations entre la mise en intrigue et l’architecture. Rossi suggère, à même la phrase, la capacité de l’architecture à développer des histoires, des narrations, des fictions. Or, de fait, il ouvre le champ de la littérature et du théâtre. Une fois encore, il laisse deviner son intérêt pour l’écriture, en elle-même, non pas comme simples accumulations de signes noirs sur du papier mais comme lieu d’expérimentation d’architectures idéelles qui échafaudent des architectures réelles. A présent, il nous faut entrer à proprement parler dans l’analyse du texte de Rossi. Après prise de connaissance du texte, nous avons décidé d’utiliser la théorie des actes de langage pour l’analyser finement, tant Rossi use de la première personne du singulier et des marqueurs de forces illocutionnaires. Dès l’introduction, Rossi énonce un certain nombre de faits et de postulats et prend très vite position. Cette prise de position est marquée précisément par des verbes : • Expositifs : « Je considère l’architecture dans une vision positive (…)37 « J’affirme ici que l’histoire de l’architecture et des faits urbains réalisés (…)»38 « J’ai tendance à croire que la position aristotélicienne (…)»40 • Verdictifs : « Je suis convaincu en effet qu’un part importante de nos recherche devrait être consacrée à l’histoire de l’idée de ville (…) »39

Par ces prises de positions claires, il échafaude et oriente sa méthodologie: « J’ai essayé de m’arrêter particulièrement sur les problèmes historiques (…) »41 « J’ai préféré discuter de l’œuvre de quelques auteurs que j’estime fondamentaux (…)42 Les actes illocutoires esquissés par Austin sont tous employés par Rossi. Son travail étant une analyse, il décode un bon nombre de références, d’exemples : « Lorsque nous visitons… »43 et récapitule parfois « Il nous a suffit de nous arrêter un instant sur un seul fait urbain »44 pour majorer des éléments de son argumentaire. Mais surtout il classe et ordonne ce qu’il a récolté en analyses personnelles ou autres et en faits pour construire soit 95


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45. L’architecture de la ville. Op. cit. p 41. 46. Ibid. p 44-45. 47. Ibid. p 33. 48. Ibid. p 36. 49. Ibid. p 37. 50. Ibid. p 32. 51. Ibid. p 58. 52. Ce que Roland Barthes appelle une «transmutation d’humeur» 53. L’architecture de la ville. Op. cit. p 165. 54. Ibid. p 172.

Couverture de L’architecture de la ville d’Aldo Rossi 98


sa méthodologie : « Mais avant d’analyser un lieu, il faut déterminer les limites à l’intérieur desquelles il se définit. Tricart établit ainsi trois ordres ou trois échelles différentes : - L’échelle de la rue,… - L’échelle du quartier,… - L’échelle de la ville,.. »45 Soit son propos : « Voici maintenant que les immeubles que d’abord nous avions relevés topographiquement, (…) On peut distinguer : a. la maison extracapitaliste, … b. la maison capitaliste, … c. la maison paracapitaliste d. la maison socialiste … » 46 Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que son texte utilise par intermittence le « nous » et le « je » : le « nous » pour le déroulement normal de son argumentaire, de son avancée rhétorique, et le « je » soit pour majorer une idée « je pense donc à l’idée de type comme à quelque chose d’à la fois permanent et complexe … »47, soit pour l’appuyer « Je suis persuadé que les architectes eux-mêmes…»48, ou encore pour rediriger le débat « Ce que je rejette ici… »49 et enfin pour le débuter « Je commencerai donc par une question qui ouvre la voie… »50. Aldo Rossi utilise aussi le « je » pour faire une synthèse, comme ici sur la notion de permanence : « Je me rends compte que je n’ai pas exposé de façon suffisante… » 51. Ainsi de manière générale dans cet ouvrage, nous pouvons conclure, à propos de la théorie des actes de langage, que Rossi opère différentes actions au sein même de son texte. En effet, il énonce des faits avérés et des thèses antécédentes, décode à partir des études urbanistiques qui lui ont précédées, développe son propos personnel, synthétise, recadre, reformule et récapitule afin de rassembler le matériel accumulé pour l’organiser en traité. Sa manière même d’écrire, son « style »52 lui permet d’opérer des transformations à partir d’un matériel, la connaissance vers la recherche de sens nouveaux, de nouveaux signifiés. Parfois, il semble presque que ce texte est issu d’une prise de note brute, tant il révèle, très rarement mais de manière significative la présence de son auteur : « Je pense tout à coup… »53 , « Je me rends compte … »54 donnent au texte un aspect spontané, comme livrant directement la pensée en train de se former sur le papier. C’est un « affleurement du 99


55. ROSSI Aldo. Autobiographie scientifique. Marseille : Parenthèses, 1981, p 140. 56. Ibid. p 30. 57. Ibid. p 17. 58. Ibid. p 22.

Extrait de Autobiographie scientifique d’Aldo Rossi. 100


signifié » qui montre bien que Rossi est conscient d’écrire et par là conscient qu’il fixe une pensée encore à l’état instable. Dans L’architecture de la ville, il mobilise donc sa culture architecturale et urbanistique, peut être engrangée sous forme de notes, pour l’utiliser et l’articuler de manière subjective et interpretative, la sienne, et produire sa propre réflexion sur la dialectique architecte/ville.

b. L’autobiographie scientifique, un récit introspectif et rétrospectif

Comme tous les architectes écrivains que nous étudions dans ce corpus, Aldo Rossi pratique une écriture qui est indissociable de son œuvre architecturale. Elle est au contraire éperdument ancrée dans sa réflexion permanente, offrant à la fois une relecture de sa pensée mais également une compréhension de ses articulations internes. Après avoir écrit L’architecture de la ville, qui est, nous l’avons vu plus haut, un écrit théorique, (un quasi traité) Rossi tente d’établir des liens entre les différentes étapes de sa construction en tant qu’architecte : il écrit son autobiographie, en 1981, âgé alors de 50 ans seulement. Dans ce livre, le dernier, il récapitule son existence d’architecte et offre un regard critique sur son travail ; Aldo Rossi nous livre une « biographie de ses projets ». Nous allons voir à présent comment, il reconstruit, reconstitue et réarticule son passé à partir de son apprentissage et de ses projets mais aussi de son présent. Dès le départ, Aldo Rossi présente sa volonté de créer une dynamique dans son autobiographie, de donner vie à ses souvenirs, ses notes, ses mémoires pour ne pas obtenir un résultat « figé » qui serait « mortuaire ». Suite à ce message passé au lecteur, il démarre son autobiographie, qui est une sorte de plan séquence ininterrompu, sans coupure, sans accro, sans structuration apparente (chapitres, parties…) ou encore comme une « séquence narrative continue »55 comme il le dit lui-même. En effet, de prime abord, ce texte semble être un fleuve, plus ou moins chronologique mais offrant néanmoins des boucles et des détours, marqué aussi par la fragmentation, chère à Rossi. Nous verrons par la suite très succinctement que ce texte n’est pas tant un « désordre » si tant est « honnête » qu’il le prétend. Pour Rossi, l’écriture est clairement, dans L’autobiographie scientifique, le moment d’une prise de recul, d’une prise de conscience totale, faite de fragments de prises de conscience partielles : « Je méprisais les souvenirs tout en me servant d’impressions urbaines… »56 101


« Je dois dire que cette prise de conscience a, au fil des années, accru mon intérêt pour mon métier… »57 « J’ai compris bien des choses concernant ces deux projets. »58 C’est le moment de la reconstruction entière du passé à partir de l’analyse rétroactive des événements, des faits, des évolutions. Il puise dans ses souvenirs pour recomposer son passé, son présent et probablement son futur. En effet, il regarde et interprète son œuvre de manière lucide et tente de trouver les articulations entre tel ou tel événement, anecdote ou projet. L’écriture lui semble être le meilleur moyen, le meilleur outil, pour une relecture du passé: « Toutefois, pour comprendre ou expliquer mon architecture, il me faut parcourir à nouveau les événements et les impressions, les décrire, ou trouver un moyen de les décrire. »59 Rossi cherche donc à analyser ses travaux antérieurs à la lumière de son passé, avec ce qu’il comporte d’affect, d’expériences, d’événements, d’apprentissage… Cette volonté de synthétiser toute une vie de pensées est un travail compliqué, tant il est nécessaire de comprendre l’enjeu des articulations entre telle ou telle chose, relevant presque de la psychanalyse. Or Rossi réussit très bien le pari, sans pathos, à nous livrer, en utilisant naturellement le chemin de sa pensée, c’est à dire par « contaminations » par « glissements » ou en d’autres termes de fil en aiguille, de proche en proche, à synthétiser la construction de son œuvre architecturale, littéraire et graphique, qui ne forme qu’une seule et indissociable œuvre en fin de compte : « Dans les projets également, la répétition, le collage, ou le déplacement d’un élément, d’une composition à une autre, nous place sans cesse devant un autre projet, potentiel, que nous voudrions faire, mais qui est aussi la mémoire d’autre chose »60 Cette synthèse n’a pas pour but d’être monotone mais au contraire dynamique pour dessiner encore de nouveaux horizons : « L’émergence des relations entre les choses, plus que les choses elles-mêmes, instaure toujours de nouvelles significations »61 Rossi met ici en relief la question de la 102

57. Autobiographie scientifique. Op. cit. p 17. 58. Ibid. p 22. 59. Ibid. p 9. 60. Ibid. p 36. 61. Ibid. p 34. 62. Ibid. p 38.


compréhension des articulations comme dynamique prospective. Or celle-ci est rendue possible par le fait même que Rossi n’a pas une relecture neutre mais qu’au contraire il réinterprète son passé, ses expériences pour en produire une matière nouvelle : « Sans doute, l’observation des choses a-t-elle constitué l’essentiel de mon éducation formelle ; puis, l’observation s’est transformée en mémoire des choses. Aujourd’hui j’ai l’impression de voir toutes ces choses observées, disposées comme des outils bien rangés, alignés comme dans un herbier, un catalogue ou un dictionnaire. Mais cet inventaire inscrit entre imagination et mémoire, n’est pas neutre : il revient sans cesse à quelques objets et participe même à leur déformation ou, d’une certaine manière, à leur évolution »62 Nous avons vu précédemment que Rossi structure son autobiographie selon une méthode de proche en proche mais aussi de boucles itératives et ce dans une chaîne syntagmatique : un fait ou un événement entraine une anecdote du passé qui entraine elle même soit un événement du passé ou du présent soit une anecdote et ainsi de suite. Nous allons à présent, dans un souci de comprendre de plus près la manière de Rossi d’appréhender l’écriture, examiner la structure d’un passage du texte. Pour cela nous allons synthétiser l’enchainement des idées. Nous commencerons page 41, quand il aborde le thème des phares ou lighthouse: voir illustration page suivante.

Tout son livre est structuré de la sorte, avec des retours, des répétitions qui forme un tout, sans événement majoré, sans tension narrative, sans mise en intrigue réelle sinon la narration continue. Pour résumer tout ce que nous avons développé plus haut, dans son autobiographie, Aldo Rossi relit son passé, le réinterprète et se le réapproprie, le réarticule, le réécrit, prend du recul, le transfigure et le synthétise pour construire une pensée encore plus clarifiée. En ce qui concerne l’analyse des actes de langage dans L’autobiographie scientifique et ce qu’elle révèle au regard de l’analyse précédente de L’architecture de la ville, nous allons nous efforcer, non pas d’énoncer tout ce que Rossi « fait en disant » mais nous efforcer de majorer les différences entre l’écrit théorique et l’autobiographie.

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A > Les phares = anecdote et référence ⸔ analogie/ renvoie à ⸕ B > Cabines de plages d’Elbe = référence > Hôtel Sirena = anedote ⸔ traduction architecturale ⸕ C > Oeuvre maniéristes de la renaissance ⸔ association d’idées ou perceptive (ça me fait penser à) ⸕ D > Marchés français ou espagnols ⸔ mise en parallèle, en relation, (question des balcons…) ⸕ E > Théâtre ⸕ F > Théâtres de Rossi ⸔ = petit théâtre scientifique ⸕ G > Teatrino ⸕ H > Fragment •

63. Autobiographie fique. Op. cit. p 33.

scienti-

Pour une analyse plus fouillée sur l’analogie et Aldo Rossi nous renvoyons le lecteur au livre de Jean-Pierre Chupin, Analogie et théorie en architecture

Ci-contre et pages suivantes : Extraits de Autobiographie scientifique d’Aldo Rossi 104


c. Eléments de comparaison entre L’architecture de la ville et L’autobiographie scientifique

Dans L’architecture de la ville, Rossi installe un ton péremptoire, sans équivoque, sans ambigüité possible, et use d’actes illocutionnaires. Il décode des faits, des traités antérieurs, énonce des suppositions, des postulats, analyse des faits, des événements et synthétise pour construire une pensée qu’il considère comme définitive). Dans L’autobiographie scientifique, il décode son passé, il énonce des faits, des événements, des anecdotes, il analyse l’ensemble et synthétise pour construire cette fois-ci non pas un contenu arrêté mais au contraire un contenu permettant un rebond, une dynamique. On pourrait donc dire qu’il effectue les mêmes actes illocutionnaires mais que leur visée est totalement différente, ce qui a pour incidence formelle de créer un contenu didactique et un peu péremptoire pour le pseudo traité et un contenu prospectif dans l’autobiographie. Il y a donc bien une évolution nette et très intéressante entre les deux écrits que quinze ans séparent. L’un cherche à « fonder la discipline » et le deuxième cherche à « oublier l’architecture ». Le premier veut tout dire, être comme le disait Rossi lui-même « un appareil » et le second cherche à dire plus à travers la mémoire. Enfin, avant de passer à autre architecte/auteur du corpus, il nous faut mettre l’accent sur un élément cher à Rossi qui a sa place, à la fois dans la structure même du texte mais également, dans ses projets et dans sa manière de penser. Cet élément c’est l’analogie ou la pensée analogique qui consiste à opérer des mises en relations entre deux choses de nature différente. (par exemple une voiture et une maison pour reprendre une idée de Le Corbusier) Rossi cherche sans cesse, comprenant ses propres mécanismes de pensée, à établir des « liens analogiques, (des) associations entre les choses et les situations »63 . Rossi en dessinant et en écrivant, produit des analogies entre des objets de son passé (par exemple les cafetière) et ses projets. (Théâtre du Monde par exemple) Sa pensée produit donc, grâce à l’analogie, une matière nouvelle qui opère des transformations sur la référence et donne lieux à de nouveaux projets.

A présent, nous passons à un autre territoire fictionnel. En effet, si Rem Koolhaas est un grand théoricien de l’architecture, c’est aussi un scénariste et un très bon écrivain. Nous allons étudier deux de ces ouvrages : New York Délire et Junkspace.

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64. Entretien avec A. Zaero Polo, The day after, El croquis, 79, 1996, p25 65. ATTALI Jean Les dictionnaires de Rem Koolhaas. Cahiers thématiques. Numéro 3 : Pratiques du langage. Arts, architecture, littérature. Octobre 2003. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2003, p 171. 66. Ibid. p 173.

Couverture de New York Délire de Rem Koolhaas 108


E. REM KOOLHAAS, UN ARCHITECTE SCENARISTE, UN ARCHITECTE JOURNALISTE

a. Lecture globale

Rem Koolhaas est un architecte désormais connu mondialement. Pourtant il est de ceux qui critiquent le plus la production architecturale et la remettent en question. Koolhaas dans ses nombreux écrits dissèque et analyse ce qui l’entoure, sans aucune pitié mais avec humour. Il n’est pas le moins «architecte» des architectes mais il est parmi ceux qui pratique le plus la transdisciplinarité et notamment l’écriture : « je ne veux pas abandonner le rôle d’écrivain : celui-ci représente d’autres mondes, une autre idée de vie, une autre perspective...»64 Koolhaas, par son parcours atypique de journaliste-scénariste, a enclenché un rapport à l’actualité qui lui permet de rebondir sans cesse, en relation directe avec son époque. Ainsi dans les années 1970, après son apprentissage d’architecte, il produit sa première oeuvre écrite et pensée Delirious New York, sorte de premier bilan de la rencontre de la construction d’une ville avec des penseurs et des artistes (Ferriss, Diego Rivera, Le Corbusier, Dali, etc) mais aussi de la culture capitaliste qui s’y développe. A la fin des années 90, il produit des oeuvres «punk» mélant collages de fragments, juxtapositions dadaistes et pêle-mêles sans hiérarchie et sans censure : S,M,L,XL et Content, Perverted architecture en font foi. Leur efficacité, en tant qu’ensemble, est «performative» et leur signification «cumulative»65 Ce sont des «amorces de pensées, d’écritures, de projets» (ibid.) Ainsi Jean Attali résume le propos de la sorte: «La substance intellectuelle du livre ne se réduit ni ne s’épuise dans l’ecclectisme de son paratexte, elle s’épanouit dans la variété des genres pratiqués par l’architecte : théorie, poèmes, manifeste, farce, journal, conte, récit de rêve, portrait de ville, reportage, guide ...»66 Rem Koolhaas est donc le fondateur d’OMA puis de AMO (plus tournée sur le contenu théorique mais aussi artistique) mais il est surtout un individu soucieux de produire sans cesse une pensée en adéquation avec l’analyse de son temps, pas dans la démarche d’un politiquement correct mais en vue d’être raccord avec les faits, l’actualité, le monde en général. Pour cela, il lui faut sans cesse analyser, comprendre, regarder, observer, synthétiser. Ce travail, il semble le continuer, puisqu’en 2011 il livre Junkspace, une analyse sans pitié de la ville actuelle et mondiale. Nous commencerons par l’analyse de New York Délire, son oeuvre de jeunesse pour comprendre comment il prépare son fond théorique.

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67. Architecture : théorie et narration in KOOLHAAS Rem. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Paris : Payot, 2011, p 11. 68. Why I wrote DNY 69. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Op. cit. p 8.

Extrait de New York Délire de Rem Koolhaas 110


b. New York Délire, une œuvre d’apprentissage puissante et le montage d’une fiction théorique

A présent, nous allons étudier un des premiers ouvrages théoriques de Rem Koolhaas qui a eu une portée importante et qui a permis de révéler la « thèse informulée » et les idées inconscientes de Manhattan : New York Délire (Delirious New York). Nous étudierons particulièrement comment Koolhaas en fait, à partir d’un matériau historique, un véritable projet pour l’avenir. Nous l’observerons sous le jour de la formule- oxymore de Vaihinger, soit la «fiction théorique », et à l’aide d’une analyse réalisée par Frank Vermandel pour les Cahiers Thématiques. Nous verrons combien Koolhaas sait utiliser les mots pour avancer dans sa propre pensée, dans sa propre formation théorique mais aussi pour convaincre le lecteur. New York Délire est un roman d’apprentissage pour Rem Koolhaas qui, il faut le souligner ici, a été dans sa jeunesse un journaliste et un scénariste pour le cinéma. En cela, il est déjà familier avec l’écriture et la narration : il a déjà pu élaborer sa méthode de travail personnelle. Koolhaas écrivait dans De Haagse Post, un quotidien hollandais où il était en charge de la rubrique « Personnes, Animaux, Choses ». Ses écrits sont marqués par l’importance de la sélection des informations et par un procédé/processus qui aura son importance par la suite, le montage. Koolhaas porte un intérêt particulier à l’écriture des scénarios, chose qui lui permettra «d’approcher l’architecture, persuadé qu’il restera que le projet doit avant toutes choses exprimer une idée littéraire, raconter une histoire qui puisse justifier la présence ou la réalisation d’une œuvre d’architecture »67 Mais l’écriture pour Koolhaas n’est pas simplement un plaisir annexe, elle a comme fonction d’être stratégique : « J’entendais construire en tant qu’écrivain un territoire où je puisse finalement travailler comme architecte »68 New York Délire se révèle être aussi une «méthode d’analyse de la condition urbaine qui consiste dans un « mouvement d’idéalisation systématique : une surélévation automatique de ce qui est donné, un bombardement qui frappe, à grand renfort de charges conceptuelles et idéologiques rétroactives, jusqu’à la médiocrité absolue »69 En cela New York Délire est une fiction théorique, elle a pour but de mener vers de nouveaux horizons conceptuels et projectuels, par le biais de la construction verbale. Nous allons précisément étudier comment Rem Koolhaas réussit à en faire une véritable « reconstruction spéculative » opérante. 111


Dès l’introduction, Rem Koolhaas informe le lecteur sur la visée de cet ouvrage. Il prévient qu’il ne va pas raconter la genèse et l’évolution de Manhattan de manière linéaire mais qu’il va au contraire choisir d’orienter son propos :

70. KOOLHAAS Rem. New York délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan. Marseille : Parenthèses, 2002, p 9-10

« Ce livre est une interprétation de ce Manhattan-là, une interprétation qui confère à ses épisodes apparemment discontinus, voire irréconciliables, un certain degré de logique et de cohérence, une interprétation qui entend désigner en Manhattan le produit d’une théorie informulée, le manhattanisme, dont le programme : exister dans un monde totalement fabriqué par l’homme, c’est-à-dire vivre à l’intérieur du fantasme, était d’une ambition telle que pour se réaliser il lui fallait renoncer à toute énonciation explicite. »70

71. « Les manifestes pèchent fondamentalement par leur manque de preuves. Le problème de Manhattan se pose en termes exactement inverses : c’est une montagne d’évidences sans manifeste » New York délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan. Op. cit. p 9

En choisissant le terme « interprétation » pour qualifier son travail, Koolhaas informe sur son caractère à la fois subjectif et orienté. Il suggère la possibilité d’autres interprétations en précisant que la sienne est un manifeste, rétroactif certes, des idées qui ont été successivement développées à New York, ou bien restées dans son inconscient collectif. 71 C’est en cela que c’est un projet en soi : ce travail se place comme une relecture du passé et du présent pour en tirer des bénéfices futurs. Cette relecture non linéaire, est articulée de manière à produire du sens et des concepts et couplée à un travail de recherches fouillées, elle a consisté en l’organisation et la reformulation des informations afin de générer du sens. La structure même de son argumentation joue un rôle important dans l’orientation de la signification, Koolhaas l’explique ainsi : « ce livre est un simulacre de la trame de Manhattan, une succession de blocs dont la proximité et la juxtaposition renforcent la signification individuelle. »72 Pour ce faire, il travaille tout son texte en paragraphes tous surmontés d’un mot clé qui le définit mais qui fait sens dans le développement de sa théorie. En plus d’être constitué par des blocs, ce livre est divisé en 5 parties qui permettent de structurer la progression du propos : « Préhistoire / Coney Island / Le Gratte-ciel/ Rockfeller center/ Dali et Le Corbusier. » Ainsi selon Gabriele Mastrigli : « DNY est donc une œuvre de redondance : le texte 112

72. Ibid. p 11. 73. Ibid. p 8. 74. Ibid. p 56. 75. Ibid. p 59.


décrit une situation de l’architecture et le fait au moyen d’une structure architectonique, en invoquant une pratique de plan spécifique »73 C’est la juxtaposition des éléments qui donne des possibilités d’interprétation. A la manière des dessins d’Aldo Rossi qui placent des éléments les uns près des autres, Rem Koolhaas articule ses idées autour de mots clés s’accumulant pour former un sens. A première vue, son argumentation est donc chronologique. Néanmoins à y regarder de plus près, Rem Koolhaas choisit l’ordre dans lequel il présente ses recherches et ses analyses. Il procède par montage de plans et de plans séquences. Pour se faire, il commence par l’île de Manhattan en elle-même pour expliciter la genèse mais très vite il passe à l’analyse de Coney Island qui, selon lui, est le « laboratoire d’expérimentation » de New York. Il procède volontairement par ellipses et choisit le cadrage de son sujet sans le perdre de vue. Pendant les différents « plans » sur Coney, il ne braquera pas son spectre sur l’île de Manhattan. Il met en perspective leur relation mais Coney reste le protagoniste ; c’est le lieu d’incubation de la théorie du manhattanisme : « Coney est le banc d’essai de cette technologie du fantasme »74 , « la réalité dépasse désormais la fiction, renforçant, comme le suggère implicitement Dreamland, l’idée que le futur est en voie de l’emporter sur le fantasme et que Dreamland est le théâtre de ce dépassement »75 Mais même si en apparence et de manière affirmée, Koolhaas organise son propos en blocs indépendants et solitaires, il capitalise au fur et à mesure un raisonnement et aboutit à des récapitulations à certains moments, par exemple l’annexion de la tour p 93. Il y synthétise les différentes significations que les tours ont prises à New York au fil des années. Il établit une synthèse du chapitre sur Coney Island : 1. Catalyseur de la prise de conscience (Latting, Centenaire), 2. Symbole du progrès technique (Globe Tower), 3. Repère signalant les zones de divertissement (Luna Park, Dreamland), 4. Court circuiteur subversif des conventions (Globe Tower, …) et 5. Univers autonome (Globe Tower puis gratte ciel). A bien y regarder, Koolhaas monte son livre comme un film, il génère une intrigue (mise en intrigue), réalise volontairement des gros plans sur des détails qui auront une importance capitale par la suite, génère une multiplicité de drames ou nœuds dramatiques (les destins avortés, les pérégrinations, …) , fabrique une narration à partir de faits réels et enfin produit une véritable fiction. Il découpe son livre comme un monteur un film avec des séquences, des plans-séquences par le biais de sa construction narrative. Ainsi c’est le montage final des mots qui donne le sens à l’ensemble et non la linéarité chronologique. Parfois les plans s’enchainent avec logique, dans une unité d’action mais parfois ils sont juxtaposés de ma113


nière à provoquer une coupe franche. Il utilise des micro-récits ou plansséquences qui s’insèrent dans le récit général, ce qui lui permet « d’entrecroiser deux grands modes narratifs : le raconter (diégésis) et le montrer (mimésis), tout en y associant une fonction méta-narrative.76 Frank Vermandel ajoute que ces micro-récits sont souvent introduits par une sorte de voix off afin de créer une mise en situation qui amène à l’intrigue. (Souvent avec une forte charge visuelle afin d’amener le lecteur à se plonger dans l’univers poétique et surréel de cet « irrésistible synthétique».) Rem Koolhaas utilise donc stratégiquement deux liens analogiques : la ville et le texte, et la structure du livre avec le montage cinématographique. Le but est donner à l’ensemble une grande pertinence, et avec son aspect très narratif, le livre «englobe» le lecteur.

76. VERMANDEL Frank. Delirious New York, ou le manhattanisme comme fiction théorique. Cahiers thématiques. Numéro 5 : Fiction théorique. Architecture, histoire/ conception. Septembre 2005. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2005, p 107.

Tout le livre est mis sous tension par un suspens qui aboutit à différents dénouements : la partie sur Coney Island connaitra un « dénouement en forme de catharsis digne d’une tragédie grecque. »77, la partie sur le gratteciel et sa théorie se termine par la mort de Raymond Hood, le dernier théoricien des gratte-ciels, la partie sur les Européens se finit sur l’échec de Le Corbusier à conquérir New York. Néanmoins chaque partie comporte en elle-même des petits films ayant leur propre dénouement. L’hôtel WaldorfAstoria en est un. Une fois encore, la mise en tension nous prévient de sa mort imminente, pour renaitre en l’un des plus charismatique gratte-ciel de l’île : l’Empire State Building.

79. Cette gravure montre un faux Manhattan, un Manhattan comme les Européens veulent le voir, avec de multiples greffes de l’Ancien Monde, compressées et si nombreuses qu’elles semblent nouvelles. C’est une sorte de fantasme qui s’avéra finalement un projet insconcient : «Pour bien des Européens, naturellement, la réalité des faits concernant New Amsterdam était sans importance. Une vision complètement imaginaire ferait très bien l’affaire, pourvu qu’elle correspondit à leur conception de la ville » in New York délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan. Op. cit. p 15

Koolhaas, outre son « savant travail de montage »78 utilise des éléments du passé ayant une valeur de faux, rétroactivement. Par exemple, il présente de faux témoignages pour étayer son argumentation : la gravure de Jollain constituant à elle-même une pure fiction qui se révèlera, selon Koolhaas, comme une peinture- projet de Manhattan.79 Comme les Hollandais avaient spéculés sur la langue de terre de Manhattan avec leur quadrillage hypothétique,80 Koolhaas spécule sur le passé pour alimenter son manifeste : « L’ouvrage n’a pas pour visée de relater une histoire autre de Manhattan, mais plus exactement d’en échafauder une « reconstruction spéculative ».81 Selon Frank Vermandel, « Si Manhattan désigne bien l’univers référenciel du récit, en revanche, le manhattanisme est un Manhattan comme si : une 114

77. Ibid. p 108. 78. Ibid. p 107.

Extrait de New York Délire de Rem Koolhaas


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80. En effet, rien ne laisse à présager du futur de New York car « le sol qu’elle divise est inoccupé ; la population qu’elle décrit est hypothétique ; les édifices qu’elle localise sont fantomatiques ; les activités qu’elle encadre sont inexistantes ». (Op. cit p 18). De fait, «la trame est, par dessus tout, une spéculation conceptuelle ». (Op. cit p 20) Central Park semble être comme la trame une spéculation, un « acte de foi colossal » (Op. cit p21) puisque son principe de contraste en bâti et non bâti existe à peine au moment de sa création. 81. Delirious New York, ou le manhattanisme comme fiction théorique Op. cit. p 99. 82. Ibid. p 100. 83. Ibid. p 104.

Extrait de New York Délire de Rem Koolhaas 116


« construction mentale », au sens de Vaihinger ; il relève d’une opération de recomposition analytique de l’histoire, afin d’en faire surgir « l’inconscient », c’est-à-dire – au sens de Freud – le « savoir insu ». En ce sens New York Délire désigne une « fiction théorique » ; une opération à la fois cognitive et projective qui vise à dévoiler un sens masqué, mais aussi à faire de ce « savoir insu » le moteur d’une action architecturale : la « production consciente » du manhattanisme. Cette double visée spécifie l’ambition intellectuelle du manifeste »82 Ainsi, nous comprenons bien que Koolhaas est en train d’élaborer un vrai propos dont lui seul est le maître et dévoile « le pouvoir de l’illusion, le vertige du factice » et fait de sa fiction « un instrument heuristique » selon l’expression de Paul Ricoeur. Enfin, Frank Vermandel conclut que « le quasi- passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif »83 En d’autres termes, c’est la relecture du passé à travers la capitalisation des données du présent, processus rétroactif, qui donne des possibilités futures. Rem Koolhaas utilise l’analyse rétroactive comme procédé principal dans New York Délire. Observons de manière succincte des mots clés utilisés par Rem Koolhaas pour diriger son manifeste choisi pour leur efficacité. Nous pouvons identifier des séquences narratives constituées de plusieurs mots : astronaute, théorie, infrastructure, apparence, toit, saut, bureau. Dans ces 7 courts paragraphes, l’auteur amorce l’histoire de Luna Park et de Thomson. De manière chronologique, nous suivons le développement du parc et des créations de Thomson. Koolhaas arrive à rendre l’histoire comme une intrigue, avec rebondissements et dénouement tragique. Koolhaas utilise des mots descriptifs simples pour cette partie sur Coney Island où nous pouvons presque sans le lire comprendre l’évolution de l’île et ses inventions, sous un titre très métaphorique « Coney Island : la technologie du fantasme » : modèle, bande, liaison, rails, tour, épaves, pont, trajectoire, éléphant, électricité, cylindres, chevaux, formules, astronautes, théorie, infrastructure, apparence, toit, saut, bureau, cartographie, pénurie, avant-postes, révolution, fiasco, réquisitoire, casernes, globe, sphère, socles, stations, écart, fondations, feu, fin, gaité, conquête. Ces mots ont tous leur sens au premier degré. Koolhaas développe un récit très descriptif et soucieux de raconter des faits historiques vérifiés. Par la suite, dans sa partie sur le gratte-ciel, Koolhaas utilise des mots plus imagés, plus conceptuels ou plus métaphoriques et s’amuse à juxtaposer des mots très éloignés dans 117


leur sens et dans le champ lexical (comme pour marquer plus encore le surréalisme du récit, volontairement proche de la méthode paranoïaque critique de Dali) : La frontière dans les airs. 1. La reproduction du monde/ théorème, alibis, camouflage, triomphe, modèle/ 2. L’annexion de la tour. / buildings / 3. Le bloc seul / Langue, contrôle, stroboscopie, cathédrale, automonument, lobotomie, expérience, confusion, maison, fierté, navigation, cave, schisme, ombre, loi, village. Observons enfin la séquence de mots qui conclut la première partie introductive, que nous avons choisi pour sa position centrale dans le propos, répétée à maintes reprises dans le texte. L’auteur procède par ajout successif de mots qui forment ensuite une conclusion comme ci-dessous : tour + sphère + ascenseur > ouvre une dialectique et donne lieu à une théorie informulée jusqu’ici = le manhattanisme Une autre séquence est très frappante : globe / sphère / socles / stations/ écarts / fondations. Tous ces mots parlent du Globe Tower, projet fantasque et pharaonique jamais réalisé, et montrent l’enchainement à la fois logique de sa construction et la manière dont il a été pensé : c’est une sphère tellement gigantesque qu’elle en devient un globe.84 Enfin Koolhaas, expérimentant réellement la méthode paranoïaque critique provoque des inventions imagées au moyen soit de récupération d’un vocabulaire neurochirurgicale, « lobotomie », d’oxymore imagé : «baignade à l’électricité », de récupération d’un vocabulaire psychanalytique : « séparation schizoïde » ou encore des néologismes : « automonument ». Frank Vermandel appelle ses associations de mots des « métaphores paradigmes »85 puisqu’elles font appel à des concepts qui mettent en œuvre une certaine heuristique. Ce sont des mots qui provoquent à eux seuls une imagerie mentale et peuvent déclencher, par association d’idées ou par contaminations, des idées nouvelles. Par ailleurs, outre ces mots concepts qui génèrent un sens très fort à eux seuls, Koolhaas utilise souvent comme arme rhétorique les phrases courtes et sentencieuses en fin de paragraphe pour asseoir son propos, qui en devient catégorique : « C’est au sommet que tout ce passe »86. Parfois, la phrase est dépouillée de toutes propositions subordonnées et se limite au simple sujet- verbe- complément. Nous retrouvons cette volonté de synthèse chez Le Corbusier qui cherche sans cesse un style percutant 118

84. New York délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan. Op. cit. p 73. 85. Delirious New York, ou le manhattanisme comme fiction théorique Op. cit. p 113. 86. New York délire : un manifeste rétroactif pour Manhattan. Op. cit. p 92.


et péremptoire. L’analyse de New York Délire sous le jour de la théorie des actes de langage ne nous a pas paru pertinent, nous lui avons préféré la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger, eu égard à son mode d’écriture ou à son style. Nous avons donc étudié le vocabulaire utilisé par Rem Koolhaas, la structure du texte, le texte à travers la fiction théorique. Pour résumer, ce que «fait» Koolhaas en écrivant New YorkDélire, nous pouvons synthétiser de la sorte : - Appropriation et interprétation stratégique de passé de Manhattan - Synthétisation des évolutions - Fictionnalisation des concepts existants - Synthèse générale > thèse désormais «formulée» du manhattanisme > Vers une construction du futur Il ne faut pas perdre de vue que c’est un ouvrage de jeunesse et que Koolhaas vient d’apprendre ce qu’il écrit, il y a donc une question de mise en mémoire comme pour Le Corbusier mais aussi de remobilisation comme chez Aldo Rossi. New York Délire est une oeuvre très riche que nous pourrions encore étudier de plus près, néanmoins par soucis de faire synthétique, nous ne chercherons pas à amplifier notre analyse. Nous proposons maintenant de passer à un autre écrit théorique de Rem Koolhaas, Junkspace, écrit plus récemment.

c. Junkspace, trois manifestes courts et radicaux

Junkspace est un manifeste, un manifeste pour « repenser radicalement l’espace urbain » comme le dit le sous-titre de cet ensemble de trois courts essais percutants. Le titre en lui-même semble être une attaque : le préfixe junk- évoque le mauvais, le malsain, le sale. Associé au substantif – space (espace), ce préfixe génère un néologisme très fort et déjà très connoté, propre à Rem Koolhaas, qui ouvre une ère de sens. Ainsi avant même que le lecteur ait pris connaissance du contenu du livre, le Junkspace est déjà quelque chose, est déjà quelqu’un. Le livre Junkspace est constitué en réalité de trois manifestes qui se rejoignent et se complètent : Bigness, qui fait comprendre que la question de la grande échelle fait voler en éclat toutes les conceptions antérieures du contexte urbain, La Ville 119


Générique, qui tente de définir « la ville générique » à partir d’exemples en ouvrant vers de nouveaux horizons et enfin Junkspace qui est le substrat de la Bigness et de la Ville Générique, ce qui reste « une fois que la modernisation a terminé sa carrière, ou, plus précisément, ce qui coagule pendant que la modernisation suit son cours : sa retombée. »87 Mais ce qui pourrait s’apparenter à un texte uniquement critique est en fait, au contraire, un texte qui ouvre sur de nouvelles perspectives. A la manière de New York Délire, Rem Koolhaas pose un constat particulier, le sien, pour en tirer des conclusions qui lui permettront de se créer un paradigme où il pourra à son tour construire : « J’entendais construire en tant qu’écrivain, dit Koolhaas, un territoire où je puisse finalement travailler comme architecte » 88 La notion de construction mentale pour en amener d’autres et enfin construire pour de vrai est très importante chez Koolhaas, elle constitue son fond méthodologique. Nous allons donc successivement et succinctement analyser chacun de ces trois textes et tenter d’en tirer globalement les bénéfices pour l’architecte. Nous essayerons de remarquer les similitudes d’écriture dans les trois essais et ce que chacun permet comme ouverture théorique.

- Bigness

Bigness est un manifeste court, très percutant dans son propos mais également dans le style d’écriture adopté par son auteur : « La Bigness est l’architecture ultime. »89 Le ton de son écriture, comme chez Le Corbusier, est affirmatif, assuré, sans appel. Rem Koolhaas assène des affirmations choc qui sont là pour questionner et ouvrir des possibles : « La Bigness détruit, mais constitue aussi un nouveau départ. Elle peut reconstituer ce qu’elle casse »90 Cet exemple montre bien la capacité de Koolhaas a partir d’un constat pour proposer déjà des solutions. La formule binaire : « détruire/nouveau départ » donne une puissance au propos. Plus les mots utilisés seront vio120

87. KOOLHAAS Rem. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Paris : Payot, 201, p 81. 88. Rem Koolhaas, Why I wrote Delirious New York, entretien avec Cynthia Davidson, ANY, n°0 1993, p 42. 89. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Op. cit. p 31. 90. Ibid. p 38. 91. Ibid. p 32. 92. Ibid. p 65. 93. Ibid. p 38.


lents plus la nouvelle proposition paraitra bénéfique, claire et nette. Les mots ont d’ailleurs, comme dans New York Délire, une importance capitale, outre leur valeur sémantique, pour structurer le propos : ils sont les vecteurs et les rassembleurs, ils sont organisés en blocs, en îlots et sont surmontés d’un mot clé : « théorèmes », « modernisation », « maximum », « commencement », et « équipe ». Une fois encore, Koolhaas, par la structure et la logique même de son texte, démontre son propos. En d’autres termes, en donnant une autonomie aux parties de son livre (mais qui restent liées à un tout pertinent et cohérent) et en promouvant l’indépendance des parties d’un projet, il lie métaphoriquement son texte à son propos : « Au-delà d’une certaine masse critique, un bâtiment devient un Grand Bâtiment. Une telle masse ne peut plus être contrôlée par un seul geste architectural, ni même une quelconque combinaison de gestes architecturaux. Cette impossibilité provoque l’autonomie des parties, ce qui ne revient cependant pas à une fragmentation : les parties demeurent liées à un tout. »91 Par cette manière d’analyser et de fonctionner, Koolhaas cherche à créer une rupture. Non pas une rupture avec le passé mais une rupture avec l’analyse actuelle du présent. Comme dans New York Délire, il fait un état des lieux rétroactif du passé et du présent pour se construire un cadre théorique et mental : la Bigness était censée être pour les nouveaux mondes mais elle semble venir s’insérer en Europe sous forme de mégastructure. Koolhaas, pour en donner l’exemple, prend le Centre Pompidou à Paris comme emblème d’un phénomène qui se transfuge. Mais le constat d’échec de ce nouveau modèle est lourd et amer. Koolhaas, qui écrivait dans une tonalité modérée jusque là, passe soudain à une tonalité dramatique, en utilisant un vocabulaire très fort, très dépréciatif et pessimiste: «échec », « démantèlement », « disparition », « monde est décomposé », «désintégrer », «décomposition », « vengeance ».92 Il lui faut surjouer le drame pour mieux amener la solution, puisqu’ensuite dans le bloc « commencement » il apaise le propos avec cette phrase binaire « La Bigness détruit, mais constitue aussi un nouveau départ »93. A partir de ce bloc, Koolhaas donne définitivement une valeur particulière à la Bigness. Il utilise ce mot concept comme un leitmotiv en le plaçant en tête devant presque toutes ses phrases et une bonne partie de ses paragraphes : « La Bigness détruit… » « Un des paradoxes de la Bigness est que… » « Au lieu de renforcer la coexistence, la Bigness … » 121


94. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Op. cit. p 38 - 39 95. Ibid. p 41. 96. Ibid. p 40. 97. Ibid. p 41. 98. Ibid. 99. Ibid.

Extrait de Junkspace de Rem Koolhaas 122


« Seule la Bigness peut… » « Même si la Bigness … »94 Quelque chose se dégage de ces occurrences nombreuses et de cette position privilégiée, renforcé par des verbes et des qualifications très particuliers. En effet, la Bigness nous paraît subir sous la plume de Koolhaas une véritable personnification : elle devient un être vivant ou tout du moins un sujet qui a des pouvoirs et des fonctions. Une fois encore, Rem Koolhaas utilise un lien analogique : cette fois-ci entre un concept et un être humain. Il installe un certain nombre d’énonciations qui donne à la Bigness un visage et un caractère : « La Bigness n’a plus besoin de la ville : elle entre en compétition avec la ville »95 « La Bigness est impersonnelle »96 « Si la Bigness transforme l’architecture »97 « La Bigness choisit »98 « La Bigness joue… »99 Cette personnification d’un concept lui donne plus de force, plus d’importance que s’il n’était juste un objet ou un concept. Ici il devient l’acteur, le faiseur, le meneur. Il est le sujet et règle le futur. Koolhaas trahit donc ici ses débuts comme scénariste en donnant à son texte non pas des accents théoriques très arides mais plutôt en construisant un décor à partir du contexte historique et actuel, en procédant par narration et mise en intrigue et enfin en donnant un rôle de personnages/ d’acteurs à ses concepts. C’est donc bien une véritable fiction théorique qui s’ébauche dans Junkspace : Koolhaas construit un analogon, soit « un univers autonome construit pour représenter la solution et mieux créer » en transposant la réalité.

- La Ville Générique

Nous allons à présent passer à La Ville Générique, en évitant de nous répéter sur ce que nous avons déjà repéré dans Bigness. Cet essai est un condensé. Un condensé de mots qui s’agglutinent ensemble pour ne plus former des blocs mais un seul bloc dont seuls certains mots surlignés en noir départage des hypothétiques parties. Le résultat produit un fleuve de significations dans le but de frapper le lecteur et le tenir hors d’haleine. Le rythme, à la différence de celui de Bigness qui est relativement calme et pragmatique, est beaucoup plus saccadé et rapide par l’utilisation de phrases courtes et parfois même interrogatives. 123


100. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Op. cit. p 45. 101. Ibid. p 61.

Extrait de Junkspace de Rem Koolhaas 124


Le fond du propos est aussi incisif que chez Le Corbusier. Ainsi la première phrase défiet-elle toutes les conceptions précédentes : « Les villes contemporaines sont-elles, comme les aéroports contemporains – « toutes les mêmes » ? » (p45) Et cette première interrogation augure des suivantes qui assaillent le lecteur : « Quels sont les inconvénients de l’identité et inversement, quels sont les avantages de l’impersonnalité ? »100 Koolhaas utilise un schéma argumentatif très rapide et un raisonnement causal : Quoi ? > Comment ? (théoriser ) > Vers où ? > Fait 1 > Conséquence 1 > Hypothèse 1 > Quoi ? > Hypothèse 2 Nous résumons La Ville Générique pour mieux comprendre sa structure. 1.1 1.2 1.3 1.4 1.5 1.6 2. 3. 4. 5. 6.

Postulat Métaphore du visage de l’histoire Métaphore visuelle > la souricière Métaphore mathématique / physique (question centre/périphérie) Le centre, constat très dur La ville générique = ville libérée > il la personnifie = « Elle est la ville sans histoire » « Elle est assez grande pour tout le monde », « Elle est commode », « Elle n’a pas besoin d’entretien ». Où est née la ville générique ? Définition de la ville générique > cyberspace / lieu de sensations faibles et distendues > hallucination du normal > ville générique est fractale Aéroports = signes emblématiques Populations multiraciales Affirmations sans précédent : ville générique = post-ville en construction sur le site de l’ex-ville La rue est morte. La ville générique quitte l’horizontalité pour la verticalité. Métaphore visuelle : « La surface de la ville explose, l’économie s’accélère, ralentit, croque, s’effondre. Comme de vieilles mères qui nourrissent toujours leurs embryons titanesques… »101

Le texte est très dense, rapide et accélère parfois, avec un certain nombre d’images très frappantes qui apparaissent à la lecture. Il se lit d’un trait, presque en retenant sa respiration. Rem Koolhaas part d’hypothèses, de supputations, passe à des observations de cas particuliers pour enfin arriver à des généralités : il use du raisonnement inductif comme du raisonnement causal. Exactement comme dans Bigness, Koolhaas use d’outils 125


de scénariste pour écrire son texte et exactement comme dans Bigness, il personnifie beaucoup de données ou de concepts : La Ville Générique, la Bigness, le Junkspace. La fin de La Ville Générique est une véritable séquence cinématographique et considérée comme telle par Koolhaas :

102. Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Op. cit. p 76-77

« 17. Fin. Imaginez un film holywoodien sur la Bible. Une ville, quelque part en Terre Sainte. Scène de marché : de gauche et de droite, des figurants vêtus de haillons colorés, de fourrures, de robes de soie, entrent dans le cadre en braillant, gesticulent, roulent des yeux, commencent à se battre, rient, grattent leurs barbes, des mèches de cheveux pendent avec de la

104. Ibid.

colle, ils se rassemblent au centre de l’image en agitant des bâtons, des poings, renversant des étals, piétinant des animaux… »102 La puissance de cette scène, de cette image qu’il installe, avec les mots, devant nous, donne à la fin un caractère de final, de pic dramatique. Sa conclusion aussi, avec l’utilisation très cinématographique du retour arrière : « A présent coupez le son – silence, un soulagement bienvenu – et passez la bande à l’envers. »103 donne une autre lecture du même événement et c’est cette deuxième lecture que Koolhaas privilégie : « le spectateur ne remarque plus seulement les humains mais commence à repérer les espaces qui les séparent. »104 La Ville Générique est donc un essai très dynamique qui part de constats pour ouvrir lui aussi le champ des possibles, en utilisant beaucoup de métaphores et d’images parlantes.

- Junkspace

Enfin Junkspace, écrit bien des années plus tard, est le manifeste ultime, issu de la Bigness et la Ville Générique réunis, que Rem Koolhaas nous livre. Le titre Junkspace, « trouvaille sémantique diabolique » selon JeanLouis Violeau dans Architecture d’Aujourd’hui n°385 105, marque le point de départ d’un texte cynique, dévastateur et terrible.106 Le Junkspace est un dur constat, notre punition : « Le Junkspace sera notre tombeau »107 Rem Koolhaas le définit comme le « résidu que l’humanité laisse sur la planète»108 Junkspace est présenté comme un événement, un monstre 126

103. Ibid.

105. VIOLEAU Jean-Louis. Architecture d’Aujourd’hui n°385 106. « L’iconographie du Junkspace est à 13 % romane, à 8 % Bauhaus, à 7 % Disney (au coude à coude), à 3 % Art nouveau, suivi de près par le style maya… » in Junkspace . Op. cit. p 85-86 107. Junkspace . Op. cit. p 102. 108. Ibid. p 81. 109. Ibid. p 84 110. Ibid. p 82. 111. «Le duty-free est du Junkspace, le Junkspace est de l’espace en duty-free» in Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Op. cit. p 116. 112. Junkspace. Op. cit. p 85. 113. Ibid. p 86- 87- 88-92 114. Ibid. p 99.


urbain, simultanément un « triangle des Bermudes », une « boîte de pétri abandonnée » , « un jacuzzi perpétuel » , un «patchwork ininterrompu du décousu permanent». 109 Il est l’ « essence »110 , « clos », « intérieur » et « continu ». Il est en quelque sorte inévitable et fatal. Koolhaas use encore au fil de son texte, très travaillé et plein de chiasmes111, des personnifications : « La structure gémit, invisible, sous la décoration, ou pire, est devenue elle-même ornementale»112. Il cherche à donner à son texte une tournure toujours imagée et parlante : tout est cinématographique, le monstre King Kong qui domine la ville est le Junkspace. Le vocabulaire et les expressions employés par Koolhaas sont dépréciatifs et désenchantés (No future) : « le plus moribond réside à coté du plus hystérique » « …endeuillent des intérieurs » « il n’y a plus rien entre la désolation et la frénésie » « grotesque kindergarten » « régurgitation est la nouvelle créativité » « un langage d’excuse parcourt sa texture d’euphorie en conserve »113 « l’espace est tiré du Junkspace, comme d’un bloc de crème glacée humide qui est resté trop longtemps au réfrigérateur. »114 La posture de Rem Koolhaas est selon Jean-Louis Violeau celle du dandy qui regarde avec un certain plaisir la « décadence d’une architecture massifiée dans les règles et les canons de la société marchande ». Ainsi Rem Koolhaas dans son livre Junkspace récemment paru en France avec les deux autres textes plus anciens que sont Bigness et La Ville Générique, livre un regard sans pitié sur la société actuelle, sur la production architecturale post-moderne, sur le monde enfin. Ayant toujours écrit dans le but de favoriser le terreau dans lequel il peut travailler,115 Koolhaas réitère son travail mais cette fois-ci sans l’optimisme de New York Délire. Ici tout s’écroule et il faut tenter de composer avec ce qu’il reste. Qu’est ce que fait Rem Koolhaas dans Junkspace ? Il décrit, décode et analyse une société, une production architecturale passée et présente, il construit, synthétise et transforme l’information première et brut en matière imagée percutante. Rien n’est plus pareil après un livre, Koolhaas voit même la sorti d’un livre comme une fin plutôt que comme un commencement. Flottant dans un monde analogique et analogue, les dessins et les textes mêlés de John Hejduk ont une puissance mystérieuse qui leur confèrent des potentialités certaines. Nous nous proposons de comprendre et d’approcher l’œuvre écrite de John Hejduk. 127


116. HEJDUK John. Mask of medusa : works 1947-1983 =Les masques de la mĂŠduse : travaux 1947-1983. New York : Rizzoli, 1985.

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F. JOHN HEJDUK, ARCHITECTE MYSTERIEUX

a. Approche générale de l’œuvre : Les mystérieux masques de John Hejduk

John Hejduk (1929-2000) est un architecte américain assez peu connu. En effet, son œuvre n’est pas marquée par des réalisations architecturales physiques mais au contraire par une production intellectuelle, dessinée et textuelle. Il a notamment produit une série de cinq œuvres littéraires poétiques et architecturales très particulières liées par cette idée ancestrale du masque : The New England Masque, The Berlin Masque, The Theater Masque, The Retreat Masque et The Lancaster/Hanover Masque. Nous analyserons en détail ce dernier, qui a été publié et traduit en français. Néanmoins pour comprendre rapidement dans quel contexte il se pose et quelle est sa définition du masque, il nous faut comprendre de manière globale son œuvre. John Hejduk est un architecte à la pratique distanciée. Très rapidement, sa prise de recul lui permet de générer un contenu intellectuel atypique, différent et critique. Sa première monographie, Mask Of Medusa, montre l’ampleur, par strates de dizaines d’années, de la richesse de son œuvre, écrite, dessinée et construite. Le tout forme un livre très épais, magistral qui regorge d’une infinie richesse qu’il semble impossible d’appréhender d’un seul trait. Dès la première page, Hejduk énonce sa vision de son travail : « C’est seulement lors d’un coup d’œil consciemment rétrospectif qu’il devient clair qu’une œuvre complète est en fait une production du temps dans lequel il a été fabriqué. » 116 Dès le début, Hejduk installe la notion de contexte et de contextualisation d’un travail, le sien à l’évidence alors qu’on pourrait considérer que son travail est si atypique qu’il sort du contexte intellectuel de son époque. Or, c’est précisément pour cette qualité d’extrapolation d’une époque que John Hejduk nous intéresse en proposant une vague d’idées différentes et nouvelles. Il nous faut maintenant aborder la notion de masque : qu’est-ce qu’un masque au sens hejdukien ? Un masque hejdukien est, selon Gilles Maury, « la concrétisation éphémère d’une communauté, réunie pour le divertissement de ses membres, mais surtout utopique

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dans sa constitution. »117 C’est au XVIème et au XVIIème une « étrange forme de divertissement » qui consiste à se réunir autour de danses et de chansons dans la plus grande pièce du château, à se déguiser et à créer une « narration sans but, sans fin véritable, sans climax, sans tension dramatique : la succession et l’addition de séquences sont sa seule structure claire, un véritable pré-texte, support d’un art visuel et spatial tout aussi important »118 A la première lecture de The Lancaster/Hanover Masque, ce «principe additionnel et énumératif » est tout de suite visible et offre clairement de nombreuses possibilités conceptuelles en tant que «structure ouverte».119 Un masque hejdukien est donc un grand bal de personnages et de lieux fictifs, imbriqués et impliqués les uns aux autres, reliés tout autant que dissociés qui, par ses qualités poétiques, son jeu narratif et son éloignement avec le réel ouvre de nouveaux champs de possibles et d’interprétations. La théorie, bien que visuellement écartée, est pourtant sous-jacente, posant plus de questions qu’offrant des préceptes ou des réponses. C’est bien là que John Hejduk veut en venir : interroger l’architecture à travers ce jeu théâtral ironique et décalé.

117. MAURY Gilles. Le Masque de la Méduse. Narration, programme et utopie dans l’œuvre de John Hejduk. Cahiers thématiques. Numéro 3 : Pratiques du langage. Arts, architecture, littérature. Octobre 2003. Lille : Editions de l’Ecole d’architecture et de paysage de Lille, 2003, p 248. 118. Le Masque de la Méduse. Narration, programme et utopie dans l’œuvre de John Hejduk. Op. cit. p 249 119. Ibid.

Les thèmes développés par John Hejduk sont : l’habitation, la vie collective, le travail et son espace propre. Il y en a un qui se dégage rapidement parmis ceux détaillés : celui du programme. En effet, il s’est énormément intéressé à la recherche de nouveaux programmes, notamment dans sa pratique pédagogique. Pour lui, le jeu narratif doit permettre d’ouvrir de nouvelles perspectives vers des programmes plus riches, différents, plus qualifiants. Il demandait souvent à ses élèves d’écrire des scénarios afin d’en dégager de nouveaux. John Hejduk avait donc bien compris l’opérationnalité de l’écriture et sa capacité à ouvrir de nouveaux horizons en s’en servant comme outil pédagogique.

Couverture de Mask of Medusa de John Hejduk 130


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Extrait de The Lancaster/ Hanover Masque de John Hejduk. 132


b. The Lancaster/Hanover Masque, un catalogue/récit hors norme

Dans ce Lancaster/Hanover Masque, comme dans tous les Masques écrits par John Hejduk, les dessins ont une importance aussi capitale que les textes qui les accompagnent. En effet, présents tout au long du livre, ils illustrent et complètent les descriptions ainsi que les narrations écrites. Ils ne limitent pas l’appréhension des sujets/objets, mais au contraire, ils laissent l’imagination du lecteur s’en emparer. Très rapidement, on comprend que les Masques sont des jeux, des lieux de jeux. The Lancaster/Hanover Masque en est un. Dès lors, les nombreux dessins sont des cartes de jeu, qui permettent de l’alimenter et de le faire durer. Tout est fait pour que le lecteur puisse créer des combinaisons à sa guise et s’approprier le Masque. C’est un jeu intrigant, interrogateur, mystérieux et heuristique. Mais pour comprendre ce qui se passe vraiment dans ce Masque, il nous faut explorer « la profondeur du texte » pour reprendre les mots de Françoise Bradfer. Pour résumer la trame de The Lancaster/Hanover Masque, nous observons que John Hejduk installe 68 configurations qui sont à chaque fois une association d’un « objet » et d’un « sujet », l’objet étant une habitation ou une institution ou encore un commerce et le sujet les « personnages ». Ensuite, il installe une certaine temporalité en précisant, non sans humour, que les actions et les faits se déroulent entre 6h30 du matin et 18h30, soit 12 heures de temps. Or nous verrons plus tard que justement, l’auteur réussit à créer un présent distendu, presque éternel et donc, en réalité, hors du temps. Pendant ce prétendu laps de temps, les personnages accomplissent des actions qui sont décrites succinctement en une phrase seulement ou en quelques mots : Objet numéro 30 : « Le livre saigne dans une reliure de cuir. » Sujet numéro 30 : « La Bibliothécaire répare une reliure. » Ou Objet numéro 61 : « Bois » Sujet numéro 61 « L’Accusé capitule. » Ce qui apparaît déjà très clair à la première lecture de cette liste non hiérarchisée des protagonistes, c’est que la question du programme et de la programmatique est centrale, plus particulièrement la question de l’habitation, de l’habité. Tout au long du livre, Hejduk présente ses dessins de « machines » fantastiques qui véhiculent en elles poésie et interrogations. Or ces machines sont les maisons, les « prothèses » des habitants, et sont clas133


sables en deux catégories : les machines fixes et les machines mobiles. La majorité suggère le mouvement : la « maison du batelier », la « maison du Vieux Fermier », l’école (sorte d’accordéon sur roulettes), la maison du trappeur qui est sur roulettes, la Poste qui est sur chenille, la « maison du percepteur » qui est aussi sur chenille, la maison de l’acteur en retraite, sur roues, etc. Néanmoins on dénombre des machines fixes : «la Colline des Tours », le « bureau du Comptable », les maisons en général (maison du maçon, menuisier, vitrier…) Enfin des machines particulières telles que l’église, le bureau du notaire, la maison du propriétaire et la maison du chronométreur sont fixes mais suggèrent en plans ou en élévations, le mouvement. De cette première approche du texte, se dégage un aspect majeur : le rapport entre le fond, le propos « terroriste » comme l’appelle Wim van den Bergh d’Hejduk dans sa volonté de bousculer l’ordinaire, et la forme, très particulière du Masque, mélange d’histoires sans drame principal, montre une liaison complexe. Cela vient de la volonté d’Hejduk de créer un jeu, où les règles sont parties intégrantes et qui le « font » aussi : le fond est présenté par la forme mais la forme « fait » aussi le fond, le génère, le modèle, le module, le modélise. Hejduk prend le parti d’une hyper subjectivité qui est ensuite interprétable et appropriable par le lecteur. Le choix même d’une ferme n’est pas neutre, en effet, il renvoie, d’une certaine manière, à l’utopie d’une autarcie. En effet, cette ferme semble se suffire à ellemême, à produire son propre monde, son propre paradigme. Par exemple, on note la présence d’institutions ou encore d’établissements publiques dans le Lancaster/Hanover Masque : la Colline des Tours (l’Armée ?), la Poste, l’école, la bibliothèque, la maison de la musique, l’hôpital, la salle des fêtes, la prison et le tribunal, l’église et la maison de la mort. On note aussi la présence de commerces et d’artisans qui participent à l’autarcie, à l’autoconstruction de la Ferme: l’hôtel, la station météo, les étables de la ferme, les champs, le marché, la laiterie, la menuiserie, la maçonnerie, la boucherie, la boulangerie, la pharmacie… Ensuite il faut noter la présence d’éléments passifs : le général à la retraite, l’acteur à la retraite, la maison de l’inutile, le suicidé, la veuve. Et enfin il nous faut mentionner la présence d’éléments particuliers, très métapho134

120. HEJDUK John. The Lancaster/Hanover masque = Le masque Lancaster/Hanover. Londres : Montréal : Architecture Association, Centre canadien d’architecture, 1992, p 54.

Pages suivantes : Extraits de The Lancaster/ Hanover Masque de John Hejduk.


riques, usant de l’analogie : la maison de transferts, la maison de traversée, le centre de vacuité et la maison de l’Inutile. En observant, en fonction du statut donné par l’auteur aux habitations, nous avons remarqué que paradoxalement les maisons mobiles étaient souvent attribuées (mais pas uniquement bien sûr) à des éléments passifs de la ferme, qui symboliquement auraient dû avoir des maisons fixes. Y faut-il y voir de l’ironie de la part d’Hejduk ? Peut être, mais pas seulement. Nous pouvons y voir le signe malgré la passivité d’une recherche de l’avant à travers le passé, à l’instar du général à la retraite qui retourne à Berlin en hiver pour y faire rouler sur la neige fraiche une voiture de luxe ou encore de l’acteur à la retraite qui a une maison qui ressemble à un lieu de représentation et qui se maquille encore le matin. Et puisque nous allons vers l’étude de l’habitation et de son occupant, précisons tout de suite que le fait que l’habitation est toujours directement et formellement liée au métier de son propriétaire. Ainsi par exemple, la maison du moissonneur ressemble à une moissonneuse. La fonction du propriétaire et sa maison sont donc liées par analogie. Hejduk utilise cette idée pour générer un contenu ironique et un questionnement : peut-on habiter l’inhabitable ? En effet, ce sont plus des machines ou des « prothèses » que des espaces et pourtant ils portent en eux le germe d’une architecture, de l’essence de l’architecture. Mais l’architecture dans les Masques ne se montrent pas de manière frontale et directe mais plutôt sous la forme distillée d’un contenu poétique et précis, narratif et descriptif. Jamais Hejduk, à peine pour la maison du maitre d’œuvre, ne recours au champ lexical de l’architecture, à ses préceptes, ses concepts ou à ses traditions. Au contraire, il essaie de s’en extirper, de prendre de la distance pour mieux la créer, et nous rejoignons ici l’idée de fiction théorique, issue de la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger. De digressions en digressions, de flottements en flottements, nous atteignons à un nouveau sens, nous nous laissons porter par le langage pour nous débarrasser de nos préjugés et récupérer notre innocence et notre imagination d’enfant. En effet, c’est dans l’abandon, dans le jeu en quelque sorte, que nos pensées, enfin libérées, affleurent dans notre inconscient et nous permettent d’approcher de nouvelles perspectives. Hejduk ne nous fait pas regarder la réalité de manière frontale mais de biais, sous un jour particulier. C’est par l’utilisation de « cassure » dans les champs lexicaux utilisés et les sujets décrits ou narrés qu’Hejduk nous surprend et nous emmène sans cesse sur des chemins de traverse. Par exemple, pour le pharmacien, page 54120, il utilise plusieurs narrations qui se suivent tout en créant cette cassure lexicale qui brise sans cesse la monotonie et surprend 135


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le lecteur : Champ lexical de la pharmacie/médecine : « médicaments » (occurrences : 4), « officine », « capsules », «médecin », « seringue hypodermique », « maladies », «phénol », « sinapismes », « fièvre », « pneumonie », « piqûre » Champ lexical de l’usine : « réservoirs cylindriques verticaux », «chargés », « camions », « cylindres », « complexe de tuyaux », « tubes d’aspirations » Champ lexical du vêtement : « beaux costumes », « épingles », « cols blancs », « boutons de manchettes en argent », « manches de chemises », « manteau d’hiver», Il est très clair qu’il passe d’un champ lexical, celui de la pharmacie à un autre, celui de l’usine puis du vêtement. Il y a donc cassure. Hejduk ne crée jamais un contenu linéaire mais l’alimente toujours de détails annexes qui, souvent, prennent une importance narrative, il opère volontairement des brisures. Les occurrences de références à d’autres lieux sont importantes, dans une volonté d’ancrer sa Ferme dans l’Histoire et dans la Culture. (Nombreuses références à la littérature, à la peinture, au théâtre) : LIEUX : «Anvers » (p22), « Amsterdam » (p22), « Amérique » (p22), « Berlin » (p25), « Chicago » (p31), « Lincoln, Nébraska » (p34), « Kansas » (p34), « Staten Island » (p38), « New York » (p38), « Estonie » (p38), « Andes » (p41), « Nouvelle Orléans » (p41) « Le Hâvre » (p46), « Oslo » (p51), « Prague » (p54), « Vienne, New York, Amsterdam, Oslo, Hambourg, Anvers et Solopaca » (p73), « Naples » (p73), LITTÉRATURE : « Salammbô de Flaubert » (p25) « lit Hawthorne » (p28) , « Le voile noir du ministre » (p28) « Thomas Hardy » (p31), PEINTURE : « Cézanne » (p22) « Edward Hopper » (p22) « Rembrandt » (p41) « Ingres » (p59), « Brueghel, Van Gogh, Cézanne et Corot », (p59) MUSIQUE : « Il Tabaro de Puccini » (p22) «La flûte enchantée » (p25) THÉÂTRE : « La disparition de l’oiseau de feu » (p31), CINÉMA : « Et bientôt les ténèbres » (p34), Mais que « fait » réellement Hejduk dans ce Masque ? Que génère-t-il vraiment comme nouveau contenu, que lui-même peut ensuite « utiliser » à des fins opératoires ? Il décrit, il raconte, il narre de manière assez homogène, afin de ne pas créer de centre, ou nœud dramatique, dans un soucis de respecter l’idée du masque mais aussi de mise à distance du regard, qui peut « flotter » se déplacer, sans qu’il y ait d’ordre, de début, de milieux 139


Extrait de The Lancaster/ Hanover Masque de John Hejduk. 140


ou encore de fin. En agissant ainsi, il crée un espace fictionnel, intellectuel, où lui-même peut expérimenter ses envies architecturales. Il peut ainsi prendre du recul, construire un monde, fabriquer du sens sans avoir peur d’être jugé (dans l’idée que nous sommes dans une fiction et que tout est permis à la différence d’un écrit théorique) générer des paradoxes et des ambigüités, transformer du réel, tester des fictions, organiser un monde enfin. Toutes ces actions ont pour même conséquence d’être opératoires et de générer du sens. Car à l’inverse de Le Corbusier ou de Rem Koolhaas, John Hejduk ne cherche pas à décoder des faits de la réalités ou des connaissances accumulées, de manière frontale et directe, mais il utilise au contraire le détour de la fiction théorique pour construire, comme nous le disions, un univers poétique plein de significations qui en appellent d’autres et d’autres encore dans une sorte de farandole de possibles. Hejduk crée un « labyrinthe à miroirs introspectifs » que chacun peut s’approprier. C’est donc, comme nous l’avons précisé plus haut, grâce à la forme même, très particulière, originale, que John Hejduk crée un contenu. C’est l’idée formelle du masque, lieu d’interactions équiréparties, qui lui permet de poser ses idées. Même s’il est absent narrativement du masque, il en reste très présent, par sa manière d’écrire même, comme maître du jeu. Il ne décide pas de comment ses lecteurs vont jouer mais pose les règles du jeu et les prérequis de bases. Il ne nous est pas possible de citer le texte pour en tirer des actions en soi, du fait même de la forme du texte, comme nous pouvons le faire chez Le Corbusier, Aldo Rossi ou encore Rem Koolhaas. Néanmoins, au regard de la philosophie du comme si d’Hans Vaihinger, il nous est possible d’affirmer que même sans la présence de marqueurs de forces illocutoires (théorie des actes de langage), John Hejduk « fait » en écrivant ses masques. En effet, ceux-ci nous paraissent être des outils en soi de conception, des espaces poétiques d’expérimentations, qui ne donnent pas de solutions toutes prêtes mais ouvrent des possibles. Ils sont des constructions mentales, à partir de projets déjà dessinés par John Hejduk, hypothétiques, heuristiques et fantasmagoriques. Pour reprendre les termes de Paul Ricœur, ils portent en eux une « narrativité », un certain « art de raconter » qui ouvrent à la « diversité » et « l’amplitude » du langage, ils permettent d’opérer des « tests » dans un espace fictif d’une réalité potentielle. C’est en cela que le masque vise à un « faire » : Hejduk défriche son territoire conceptuel, pleins de références et d’idées métaphoriques ; il compose, transpose et synthétise son paysage intellectuel et conceptuel intérieur, en prenant soin de prendre du recul. Par ailleurs, Paul Ricoeur met l’accent sur la question 141


de la temporalité, où tout se passe, se déroule dans le temps, prend du temps, et c’est cette notion qui fédère la fiction et l’Histoire. Or justement dans les masques, le temps y est particulier, dès le départ, il semble y avoir un cadre temporel mais à la lecture des descriptions et des fictions qui s’y développent, le temps semble être suspendu, éternel. C’est cette complexité qui permet à Hejduk d’introduire une dimension parallèle et une sorte de distanciation avec le sujet. Nous allons à présent passer à la synthèse finale de toutes ces analyses et tenter d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Enfin nous essayerons d’ouvrir le débat sur la pratique actuelle de l’écriture.

Extrait de The Lancaster/ Hanover Masque de John Hejduk. 142


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Au commencement de ce mémoire, nous savions que l’écriture était un travail en soi, que cela prenait du temps, que cela produisait du sens, des œuvres, des livres. En revanche ce que nous suspections sans vraiment l’avoir vérifié, c’était que l’écriture était aussi un espace, un lieu qui puisse permettre des expérimentations intellectuelles, des tests de la pertinence d’une pensée, des essais de certains concepts. Dans l’introduction, nous parlions de l’écriture comme un émulateur qui favorise l’avancée de la pensée et la révèle entière à son propre auteur. A travers les différents exemples que nous avons abordés dans le chapitre 3, nous avons pu voir à quel point cette supposition est vraie. En effet, en observant les textes de Le Corbusier, Louis Kahn, Aldo Rossi, Rem Koolhaas ou encore John Hejduk nous avons été à même de comprendre comment chacun d’eux, de manière différente certes, construisent et façonnent leur pensée, leur théorie et leur vision de l’architecture. Leurs instruments et leurs démarches pour aborder l’exteriorisation de leur pensée sont propres à chacun. Néanmoins tous se retrouvent sur un même point : la finalité à long terme de l’écriture, à savoir une «fabrique» de la pensée. Nous avions, préalablement à nos analyses, tenté d’aborder la matière écrite de manière sémantique, afin d’entrapercevoir la portée du travail d’écriture. Nous avions élaboré une série de questions pour comprendre la nature de la relation fondamentale fond/forme, la conception en architecture ou encore l’articulation entre le fait d’énoncer et le « faire » qui s’y rattache et enfin la question de la fictionnalité dans la conception. Nous pourrions résumer ces interrogations par : qu’est-ce qu’un texte ? Qu’est-ce que la pensée ? Qu’est-ce qui peut bien articuler le texte à la pensée et vice versa ? Nous avons compris, au fil de nos recherches qu’un texte était une entité complexe, ayant la capacité de prendre plusieurs formes, d’évoluer et d’apporter surtout un questionnement renouvelé par rapport à la discipline architecturale. D’un point de vue concret, un texte est une trame, un tissage de mots qui sont en permanence en lien avec d’autres mots ou d’autres symboles. Ce sont des idées, des concepts, des contenus à l’état cognitif qui se manifestent à travers des mots, des phrases.. Un texte peut être de différents types, théorique, technique, poétique ou fictionnel, il peut se teinter de différents registres par exemple pragmatique, lyrique, tragique, qui auront une conséquence sur sa portée communicative et sur sa signification. Un texte est toujours le lieu d’interprétations diverses, même le texte le plus « objectif » sera interprété. Chaque individu ne perçoit, ne lit pas les mêmes choses : son passé, sa culture, sa structure psychologique feront de lui un lecteur toujours subjectif. Comme il n’y a pas d’œil innocent, il n’y a pas de lecteur innocent. Tout 145


élément que ce soit un texte, une image ou encore un bâtiment, est perçu à travers le « filtre de nos individualités »1 Cette question de l’interprétation nous a intéressé fortement car elle touche également la conception et l’écriture en elle-même. En effet, sans parler de la lecture, l’écriture est le lieu d’une appropriation et d’une interprétation de symboles. Elle est en permanence en dialectique avec l’esprit. C’est à la fois une transcription et un émulateur. La pensée, si elle est difficile à résumer en quelques mots, peut se définir par une activité cognitive et psychique, différente selon chacun. La pensée est un aller-retour entre une intériorisation et une extériorisation. Or la conception se produit par la pensée, par le moyen d’un passage à extériorisation. Elle s’articule autour d’elle. L’écriture fait partie à la fois de cette intériorisation, nous assimilons des symboles et de cette extériorisation, nous ex-primons des symboles. Dans ce même sujet qu’est cette interaction, un autre fait a retenu notre attention, celui de la fictionnalité. Si nous avons remarqué sa forte présence à l’écrit, elle est présente également dans le projet en lui-même par le biais des documents qui le dénotent : « Un projet d’architecture fonctionnerait donc sur le mode de la fiction. »2 Cette interpénétration des fictionnalités, par porosité dans la pensée, conclut le fait qu’il y ait une implication de l’écriture dans la conception et plus largement dans la pensée. Nous nous sommes efforcés de la chercher dans les différentes analyses de textes et nous avons réussi à dégager plusieurs fonctions dans l’écriture, que nous avons ici mises en ordre : - Mise en mémoire soit une intériorisation, une appropriation d’une situation, d’une œuvre, d’une expérience. Voir Le Corbusier et Aldo Rossi - Analyse d’une situation, d’une œuvre, d’une expérience Voir Le Corbusier, Louis Kahn, Aldo Rossi et Rem Koolhaas - Recherche par le biais d’expérimentations Voir John Hejduk et Rem Koolhaas - Fabrication d’une pensée en mouvement (tous) 146

1. GAFF Hervé. Qu’est-ce qu’une oeuvre architecturale ? Paris : Vrin, 2007, p 55. 2. Ibid. p 32.


- Classement de concepts, de faits, d’évènements et organisation de la pensée Voir Aldo Rossi et Le Corbusier Il faut noter que toutes ces fonctions sont souvent mêlées dans un même texte. Par exemple, la mise en mémoire s’accompagne souvent de l’analyse et la fabrication de pensées et le classement sont issus de celle-ci. Nous avons pu observer des convergences malgré des différences entre les instruments et les finalités de l’écriture chez ces architectes, : - la fiction théorique et la narration : Rem Koolhaas, (à quoi s’ajoute de la mise en intrigue.) Exemple : John Hejduk - la mise en scène du passé : Rem Koolhaas (le passé de New York) Aldo Rossi (son passé et ses projets) Le Corbusier (ses voyages) - l’utilisation de l’analogie : Aldo Rossi, Louis Kahn, Le Corbusier Ainsi l’écriture a une vraie valeur de questionnement, mettant en scène une façon de penser, une méthodologie, un langage. C’est aussi une verbalisation construite qui permet à son auteur de pouvoir juger de ce qu’il pense et pouvoir ainsi évoluer sans cesse. L’écriture émule la pensée en ce sens qu’elle permet de suivre un cheminement en même temps qu’un retour. C’est une sorte de boucle ouverte qui avance et se déplace vers d’autres boucles, permettant évolutions et mutations de la matière pensée. L’écriture est incontestablement une projection en avant. Tous les architectes que nous avons étudiés sont issus du XXème siècle. Nous n’avons pas choisi des architectes comme Viollet-le-Duc ou encore Vitruve dans le but de se rapprocher d’une certaine contemporanéité afin d’interroger ensuite, de proche en proche, la production actuelle d’écrits. Nous en arrivons donc à ces questions : Qu’en est-il de cette pratique de l’écriture actuellement ? Y a –t-il une vraie production écrite prolifique ? Par ailleurs, nous avons vu que la plupart des productions écrites concernait des théories, dans cette volonté de la pratique en architecture à ne pas s’éloigner d’un certain pragmatisme. Mais l’écriture chez l’architecte doit-elle forcément mener au chemin unique de la théorisation ? Il nous semble que dans un premier temps, cela est inévitable, dans le sens où l’architecte cherche à se constituer en tant qu’architecte et qu’il lui faut trouver ses

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propres principes, ses propres règles du jeu. Pourtant on remarque que dans l’évolution des architectes, l’étape suivante du « très théorique » est un éloignement vers une métaphorisation et vers la poésie. C’est probablement un mode de recherche plus fluide et plus enrichissant. Une fois encore, qu’en est-il actuellement de l’écriture en architecture? Pour regarder du coté de la contemporanéité, nous nous sommes tournés vers cette nouvelle revue éditée par l’Ecole d’architecture de Belleville à Paris : Cosa Mentale. Elle a attiré notre attention parce qu’à l’inverse des revues françaises actuelles, elle privilégie beaucoup le texte à l’image. Nous avons remarqué que son contenu était en partie constitué par des textes déjà publiés auparavant dans des livres ou d’autres revues (Présence de textes des architectes suivants : Alberti, Livio Vacchini, Le Corbusier, Campo Baeza…) et d’autre part, par un contenu neuf, produit par des architectes et des penseurs. Cette revue, qui prend clairement position pour une certaine «école», est cohérente entre son contenu éditorial, sa position architecturale et les événements qu’elle met en place. Nous pouvons avancer que cette revue utilise la juxtaposition de contenus intellectuels, très savamment sélectionnés, afin de trouver, de produire un univers théorique qui lui est propre. Cela nous mène à nous poser cette question : l’écriture, juxtaposition de mots qui forment du sens, se dirige-t-elle vers une juxtaposition d’anciens et de nouveaux contenus ? De nombreux thèmes ont déjà été abordés dans les livres d’architecture et il est à remarquer que les assertions catégoriques ne sont jamais pérennes, tout simplement parce que le monde évolue très vite et que rien n’est jamais stable. Il faut donc préférer l’ouverture au catégorique tout en affirmant ses convictions. Le monde s’éparpille hors de toute « école», peut être ne faut-il pas perdre de vue que l’important est de produire une œuvre qui soit pertinente au regard de ce vers quoi elle tend. En ce sens, Cosa Mentale, qui peut paraître un peu prosélytique, a le mérite, dans une époque où la critique architecturale s’amenuise, de se positionner clairement dans la profession et de ne pas céder à une certaine forme de laxisme. Face à l’éclatement de la pensée, l’écriture reste, peut-être, une solution pour polariser et organiser un monde. D’autre part, Internet et sa démultiplication des contenus, impalpables et protéiformes, montre bien la nécessité de poser à plat, et de manière plus pérenne que des données volatiles, une pensée construite. L’écriture a cette capacité de rassembler, de féderer un savoir, un ordre, dans une dynamique centripète, au moins dans son propre monde. Elle reste donc, malgré l’évolution vers une utilisation massive de l’image, une valeur sûre de la transmission d’une pensée. 149


Cosa Mentale a sous-titré sa revue Architecture et résistance ce qui en dit long sur sa volonté de se positionner à contre-courant. Apparaissant à chaque numéro et à chaque fois à un endroit différent, le manifeste de la revue, intitulé à très juste titre Credo. L’architecture est Cosa Mentale, est frappant de similarités avec certains écrits de Le Corbusier. Par exemple, on retrouve des mots-clés «corbuséens» : « émouvoir », « proportion », « lumière », « ordre pur » etc mais aussi des phrases qui semblent à peine remaniées de Vers une architecture : « L’architecture est un jeu dans l’ordre pur » contre «L’architecture est le jeu savant des volumes dans lumière» On remarque aussi l’utilisation quasi systématique du verbe « être » toujours aussi efficace lorsqu’il s’agit d’affirmer avec emphase : « L’émotion est dans la proportion, la matière et la lumière. » « La lumière est matière, structure et géométrie » «Le jeu est la recherche de réponses aux questions éternelles de l’ordre». Outre les rythmes ternaires, nous trouvons aussi des similitudes avec L’ordre est de Louis Kahn. Cosa Mentale se place donc à la fois comme une revue théorique et engagée mais également comme une revue très poétique, dans une volonté de ne pas créer de dichotomie mais au contraire de favoriser les contagions, les porosités, par le jeu de collages de contenu. Faut-il aller vers la théorie ou la poésie ? Nous sommes tentés de répondre que l’un et l’autre se complètent et qu’aucun des deux ne doit être abandonné au profit de l’autre. La revue Cosa Mentale montre bien que le dialogue entre les deux s’installe et favorise la réflexivité. Au regard des pratiques diverses et des agences expérimentales comme OMA/AMO ou encore dans le passé, comme Le Corbusier le faisait avec la peinture et la sculpture, nous pensons que la transdisciplinarité, et donc l’ouverture sur d’autres mondes, est toujours nécessaire à quiconque cherche à produire plus qu’une œuvre construite mais également intellectuelle. L’architecture ne peut se penser seule, comme une discipline autonome et imperméable 150

3. DEWEY John. L’art comme expérience. Paris : Points. p 176


: l’écriture constitue un des instruments parmi d’autres : la photographie, la peinture, la littérature, le théâtre, la danse... Mais quel est l’enjeu de cette transdisciplinarité ? Ouvre-t-elle vers d’autres formes d’écrits? De contenus ? Enfin, la question de la temporalité de l’écriture mérite d’être posée. John Dewey dans L’art comme expérience dit des oeuvres d’art qu’elles sont une «construction dans le temps» et non «une production instantannée»3 Nous nous demandons alors comment, dans un siècle «instantanné», conjuguer la lenteur de la réflexivité et la célérité des événements qui nous mènent sans cesse à nous adapter. A ce titre, c’est une des raisons pour lesquelles l’image prend une place très importante, sa lecture étant quasi instantannée et moins éprouvante qu’un texte. Mais a-t-elle la même portée ? La même puissance ? Quelle sera la place de l’écriture au XXIème siècle ?

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CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

Page 22 Capture d’écran du film de Jean-Louis Comolli Naissance d’un hôpital

Page 98 Couverture de L’architecture de la ville d’Aldo Rossi

Pages 24 et 26 Pages extraites de Une maison, un palais de Le Corbusier

Pages 100, 104, 106 et 107 Extraits de Autobiographie scientifique d’Aldo Rossi.

Pages 28, 32 et 33 Pages extraites de Poésie sur Alger de Le Corbusier Page 42 Illustrations extraites de Analogie et théorie en architecture : de la vie, de la ville et de la conception, même de Jean-Pierre CHUPIN Pages 74 et 75 Extraits de Vers une architecture de Le Corbusier Pages 78 et 80 Extrait de Une petite maison de Le Corbusier Pages 86 et 87 Extrait de Silence et lumière de Louis Kahn. Pages 96 et 97 Extraits de L’architecture de la ville d’Aldo Rossi

Page 108 Couverture de New York Délire de Rem Koolhaas Pages 110, 115 et 116 Extraits de New York Délire de Rem Koolhaas Pages 122, 124 Extraits de Junkspace de Rem Koolhaas Page 131 Couverture de Mask of Medusa de John Hejduk Pages 132, 136, 137, 138, 140 et 143 Extraits de The Lancaster/ Hanover Masque de John Hejduk. Pages 148 Cosa Mentale

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Être un architecte praticien ne sous-entend pas une pratique de l’écriture. Or la plupart des architectes qui ont marqué la profession et l’histoire ont en commun d’avoir écrit des essais, des manifestes, des traités, des fictions, des analyses… Ce mémoire est une tentative d’approcher comme objet d’étude les écrits d’architectes. Il cherche à constituer, à partir d’un corpus restreint, une vision globale des potentialités du travail d’écriture chez l’architecte. Le but n’est pas de montrer concrètement à quels moments l’écriture a prouvé son efficacité mais d’aborder sa profondeur, sa richesse et sa variété et de laisser entrevoir sa portée et sa productivité. Ainsi ce n’est pas l’efficience directe qui est interrogée mais l’efficience intellectuelle à long terme. Ce mémoire cherche à montrer à quel point l’écriture entre en jeu dans le développement d’une discipline architecturale fondée sur la réflexivité.


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